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Université Paul Valéry – Montpellier III, 10 février 2012
La « bonne oreille » dans le Tretté de la grammere françoeze de Louis Meigret
Odile Leclercq
(1) En poursuivant donc ce présent traité selon l'expérience que je puis avoir de l'usage de la parole et
langage français, je commencerai aux premiers principes et éléments, qui sont les voix et leurs lettres
comme commune matière de toutes langues, épluchant toutes celles dont nos syllabes et vocables sont
formés: et finalement toutes les parties nécessaires à bâtir un langage entendible, avec les règles que
j'ai pu extraire d'une commune observance, qui comme une loi les nous a tacitement ordonnées.
(Meigret, « Aux Lecteurs »)
(2) Voilà donc les considérations que j'ai pu trouver des parties nécessaires au bâtiment de notre
langage: lesquelles j'ai dressées suivant l'expérience que j'ai de notre langue et de son usage à
l'imitation de l'ordre que tient Priscien en la latine. (Meigret, « Aux Lecteurs »)
(3) Mais comme le devoir d'une grammaire gise en la recherche de la doctrine, non seulement de bien
et proprement parler, mais aussi de bien écrire, pour la nécessité que nous avons de l'écriture, tant pour
la débilité de la mémoire que pour suppléer une présence en l'absence des personnes, on a de coutume
en toutes langues de les expédier ensemble. (Meigret, « Aux Lecteurs »)
(4) Or est-il qu'aujourd'hui les Français ont tant étrangé l'écriture, en une grande partie de vocables, de
l'usage de parler: tant par une superfluité de lettres que par la confusion de leur puissance (comme
autrefois je vous l'ai assez montré) qu'il n'est possible de dresser sur elle aucune façon de grammaire
que ce ne fût à notre confusion. Car qui sera l'homme au monde qui ne m'estime bien inconsidéré, si je
viens à dire (comme la raison de la prononciation me forcerait) qu'en notre langue, s ne doit pas être
prononcée en beste, feste et traystre, là où elle le doit être en peste, reste, triste, et que i, n ne doivent
pas être proférées en formoient là où nous les devons prononcer en moien ni semblablement / en veult,
[alors] que deult requiert être prononcé ? (Meigret, « Aux Lecteurs »)
(5) Ceux donc qui sont terminés en arius en langue latine, prennent communément en notre langue
leur terminaison en ére: que l'écriture abusive écrit par aire: comme de Consularius, Notarius,
Legatarius, Consulére, Notére, Legatére: et partie de ceux qui sont en orius en oere: comme
Gladiatorius, Gladiatoere: au regard de Censorius, nous le tournons en Çensorin et non pas Çensoere:
parce qu’il sonne mal à l’oreille. (Meigret, « Des noms »)
(6) Il faut aussi entendre que nous tournons en qe ou çien tous les dérivatifs que nous tirons de la
langue latine terminés en cus, ou de la grecque en cos: comme de Mathematicus ou Mathematicos,
Mathematiqe ou Mathematiçiðn: de Rhetoricus, Rhetoriqe ou Rhetoriçiðn: mais Grammaticus fait
Grammarien de toute ancienneté: Asiaticus fait Aziatiqe, selon la mode d'aujourd'hui de tirer et
emprunter de la langue latine et grecque: car pour Iliacus, Atticus, Cardiacus, nous ne dirons pas
Iliaçíðn, Attiçiðn ni Cardiaçiðn: d'autant que l'usage est autre: tellement que nous dirons Iliaqe, Attiqe,
Cardiaqe et si Phiziçien n'était ja en usage, nous dirions Phiziqe.
Et pourtant il faut bien avoir bonne oreille à bien tirer cette manière de vocables : de sorte que le
français ne le trouve point étrange de la forme commune : combien que la signification lui soit
inconnue. Il faut, de vrai, faire des vocables que nous empruntons, tout ainsi que d'un étranger que
nous voudrions faire recevoir entre les Français pour un de leur nation: auquel on ne saurait mieux
faire que de l'accoutrer à la française avec quelques gestes et contenance et finalement le langage: car
lors il sera reçu pour un Français naturel et natif de France. Si aussi nous savons bien déguiser un
vocable latin ou d'autre langue, lui donnant la forme et terminaison commune à autres tels et
semblables, il sera tenu pour français: de sorte qu'étant la grâce observée, l’oreille des écoutants ne
désirera plus que l'intelligence. Voilà pourquoi aujourd'hui on fait infinis emprunts des autres langues,
qui sont mal reçus: même de ceux qui les entendent, par faute de leur donner une naïve grâce
française. (Meigret, « Des noms »)
(7) Or faut-il entendre que quant à la copulative ȩ [et] et à la disjonctive ou, elles sont au plaisir du
prononçant quand ils [=elles] ne conjoignent point clause à clause: de sorte qu'il est en nous de les
prononcer sans soupir précédent et lors l'apostrophe y est nécessaire: comme Piȩrr' ȩ Ian: ou Piȩrr' ou
Ian: ou bien avec soupir comme Piȩrre, ȩ Ian: Piȩrre, ou Ian: combien que le premier est plus usité
tant entre les autres parties qu'entre les noms: comme lan' ou Iaqelin' ȩym' ou ȩn fȩt le sȩmblant. Quoi
que ce soit, la bonne oreille y donne ordre. Et si elles couplent les clauses, le soupir y est toujours
nécessaire, autrement la prononciation se trouvera de mauvaise grâce: comme si nous disions j'ȩyme
Dieu de tout mon ceur, ayant ȩn luy seul toute ma confianç'ȩ n'ey ȩnvíe de la mȩttr' ȩn aotre qe luy:
au lieu de ponctuer confiançe. Le semblable de l'ou: comme il faot s'attȩndr' aprȩs çete vi' a une
beatitud' etȩrnȩlle, ou bien damnaçion pȩrpetuȩlle. (Meigret, « Des points d’admiration et
interrogation : et de l’apostrophe »)
(8) Parquoi si on me demande iré' vous a Rome? je répondrai plus proprement oui que j'irey: et non
que je n'irey pas: combien que l’un et l’autre sont bons, selon que l’oreille le requerra en bâtissant un
langage: car quelquefois les circonlocutions ont meilleure grâce et plus grande véhémence qu'une
propre façon de parler: d'autant que toutes circonlocutions bien dressées déclarent mieux que le propre
terme: comme nous le voyons en toutes définitions. (Meigret, « Des cas et déclinaisons des
pronoms »)
(9) Nous disons çela me plȩt bien: çela se pourra fȩre: et toutefois çela qe je voȩ me plȩt, çela qe tu
dis se pourra fȩre sonne mal à l’oreille au prix de çe qe je voðs, çe qe tu dis (…). Je ne veux pas
toutefois les dire incongrues et qu'elles ne soient tolérables: mais elles sont telles qu'on les peut dire en
autre langage plus agréable à l’oreille: ni ne le dis que pour donner à connaître à ceux qui font
profession de la langue française et mêmement aux Français latins: que tout ainsi qu'ils n'approuvent
pas toutes façons latines ou grecques, de sorte qu'il en est de si superstitieux qu'ils ne recevraient pas
non seulement un vocable ni même une locution dont Cicéron n'aurait point usé : qu'ils pensent aussi
que le courtisan français n'a pas moins l'oreille mal aisée à contenter: et qu'une propre façon de parler
est autant désirée et bien recueillie en la langue française qu'elle est en ces autres. (Meigret, « Des cas
et déclinaisons des pronoms »)
(10) Je ne veux pas pourtant inférer qu'il ne soit loisible à chacun d'inventer nouveaux vocables et les
proposer, les soumettant à la bonne volonté et clémence de l'usage: mêmement lorsque la langue en a
faute. Parquoi ceux me semblent de bien petite considération qui, sous ombre de l'autorité et savoir
d'un homme en quelque langue que ce soit, ne feraient point de difficulté (ce disent-ils) d'user contre le
commun usage d'un vocable inusité. Car c'est au savant ou autre de proposer à un peuple les vocables
tels que bon lui semblera, au bon plaisir des oreilles des hommes et au danger d'être rebutés comme
désagréables ou bien reçus comme dignes d'être mis en usage. (Meigret, « Des participes »)
(11) Je ne dis pas ceci sans cause: car je suis assuré qu'une bonne partie de ceux qui s'en mêlent, sont
si friands de suivre le style latin et d'abandonner le nôtre que combien que leurs paroles soient
naïvement françaises: la mauvaise ordonnance rend toutefois le sens obscur avec un grand
mécontentement de l'oreille du lecteur et de l'assistance. (Meigret, « Des points de soupir, de semi-
pause, point final et parenthèse »)
(12) Combien que le Francois nayt encores deffriche ce deƒert de quantite & daccent, neantmoins il a
aƒƒes plainement deƒcouuert lapoƒtrophe, ceƒt a dire vng retranchement de letre finalle, pour auoir
vne euphonie, ceƒt a dire vng ƒon plaisãt a loreille, & lapoƒtrophe ƒe marque en leƒcripture par vng
demy cercle au deƒƒus ainƒi '. (…)
D. Ie cognois icy de plus en plus la perfection de noƒtre langue, qui
obeit ainƒi au plaiƒir de loreille en applaniƒƒant ces letres gerƒees & comme entrebaillees : & quen
cela elle eƒt beaucoup plus riche, que la langue Latine, qui eƒt ƒouuent empechee en telle gerƒure
(…). (Ramus, « De l’accent et l’apostrophe »)
(13) Venons maintenant aux verbes qui ont consonantes avant re. Sur quoi il faut noter que notre
langue a quelquefois entrejeté le d et le t à aucuns verbes, qui ne leur sont pas naturels: comme d en
soudre ou souldre: et leurs composés: et aussi en peindre, oindre, creindre qui sont extraits de solvere,
pingere, ongere: le t aussi en conoðtre. A cela connaissons-nous qu'ils ont été entrejetés pour éviter
quelque son mécontentant l'oreille: comme soulre, peinre, que nous ne les voyons point es autres
formaisons des temps, sinon là où r se rencontre tout ainsi qu'en l'infinitif: là où au contraire si ces
voix sont de l'essence du verbe, nous les voyons en l'infinitif même passé: comme de mordre mordu,
de tondre tondu, tout ainsi que de veincre veincu, de battre battu, de rompre rompu. (Meigret, « De la
formaison du prétérit parfait »)
(14) Or, commence en notre langue la diphtongue ei par ę ouvert, succéder à celle d'ai en aucuns
vocables: tellement que nous n’oyons plus dire aymer si souvent qu’eymer. (Meigret, « Des
voyelles »)
(15) (…) de fait nous disions, n’a pas longtemps, honesteté, honestes pour honeteté, honete (…).
(Meigret, « Du second présent de l’optatif »)
(16) Il semble que cette manière d’écriture [oient pour oé] soit procédée de deux façons de parler
réprouvées entre les bons courtisans : desquelles l’une prononce oint comme estoint, venoint, et l’autre
prononce ient comme estient, venient. Et combien que de deux mauvais vins on n’en saurait faire un
bon breuvage, l’abus de l’écriture n’a point fait de difficulté de faire un assemblement de ces deux
belles façons de parler, pour complaire, de l’une, au Beauceron, qui prononce estoint, venoint et, de
l’autre, au Picard, qui dit venient. Au regard de la naïve française, elle est demeurée dépourvue :
tellement que quand nous voyons venoient en écrit, nous ne faisons sinon deviner ce que nous devons
prononcer : ni ne nous sert l’écriture que tout ainsi que fait une ceinture nouée pour la mémoire de
quelque affaire : car quant à la liaison des lettres et des syllabes, nous n’y avons point d’égard, vu
qu’elle se trouverait par trop étrange de la prononciation française. (Meigret, « Des voyelles »)
Bibliographie primaire
Meigret Louis, Le Trȩtté de la grammȩre françoȩze, Gebr. Henninger, Heilbronn, 1888 [1550].
Ramus Petrus [Pierre de La Ramée] (1562), Gramere, Paris, André Wechel.
Ramus Petrus [Pierre de La Ramée] (1572), Grammaire, Paris, André Wechel.
Bibliographie secondaire
Colombat Bernard et Fournier Nathalie (2007), « De grammatica gallica à grammaire française : une
nouvelle dénomination pour une nouvelle discipline ? », Le français préclassique 10 (Actes du
colloque « La dénomination des savoirs en français préclassique [1500-1650], Lyon, 24-25 juin 2005),
145-167.
Delesalle Simone et Mazière Francine (2003), « Meigret, la langue française et la tradition
grammaticale », in Gérard Defaux (dir.), Lyon et l’illustration de la langue française à la Renaissance,
ENS Editions, 47-62.
Glatigny Michel (1982), « La notion de règle dans la « Grammaire » de Meigret », Histoire
Epistémologie Langage, 4/2, p.93-106.
Glatigny Michel (1985), « L’exception dans le système morphologique de L. Meigret », Langue
française 66, p.9-19.
Kibbee Douglas (2003), « Louis Meigret lyonnais et les politiques de la langue française à la
Renaissance », in Gérard Defaux (dir.), Lyon et l’illustration de la langue française à la Renaissance,
ENS Editions, 63-75.
Monferran, Jean-Charles (1999), « Le dialogue de l’ortografe e prononciacion françoese de Jacques
Peletiers du Mans : De l’œil, de l’oreille et de l’esprit », Nouvelle Revue du Seizième siècle, 17/1, 67-
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Rosenthal Olivia (1998), A haute voix, diction et prononciation aux XVIe et XVIIe siècles, Actes du
colloque de Rennes des 17 et 18 juin 1996, Klincksieck.
Siouffi Gilles (2010), Le génie de la langue française, Paris, Champion.
Trudeau Danielle (1992), Les inventeurs du bon usage (1529-1647), Paris, Minuit.