GUIDE 1995

DE L'ACTUALITÉ

DE L'ANNÉE

COMITÉ DE RÉDACTION A r è c h e A l a m i r

Gil A r c o a t I s a b e l l e A v r a n

M a r i e - J e a n n e B e r n a s B o u c h r a B e n m a d a n i

Fulv io C a c c i a B r u n o C a s s e t t e - J é n a r t C l a u d e C h a r b o n n e a u x

A n t o n i o C h e n n P a s c a l C o l p a r t

J e a n - M i c h e l D h u e z C l a u d i n e D u c o l

L a u r e n t D u r a s n e l

F r a n ç o i s e E s c a r p i t S y l v a i n e Fréze l Y v e s H o u s s o n

Lise Jo ly Sylva in L e f o r t

B é n é d i c t e M a g n i e r A r e s k i M é t r e f

Pierre M o u t e r d e Karim Sellami J a c q u e s Sorin

S t e p h e n Smith Roger Tréfeu

Sophie Tutkovics D o m i n i q u e Vidal Ibrahim W a r d e

COORDINATION C l a u d e C h a r b o n n e a u x

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION

MAQUETTE M a r i e S z u s t a k i e w i c z

RELECTURE L a u r e n t L a o t

Cartographie : tous droits réservés

Ce logo méri te une explication. Son obje t est d 'a ler te r le lecteur sur la m e n a c e q u e représen te p o u r l ' aveni r d e l 'écri t , t o u t p a r t i c u l i è r e m e n t d a n s le d o m a i n e d e s sc iences h u m a i n e s e t sociales, le d é v e l o p p e m e n t massif du photocopi l lage.

Le c o d e d e la p r o p r i è t é in te l lec tue l le d u 1 e, juillet 1992 in terdi t e n e f fe t e x p r e s s é m e n t la p h o t o c o p i e à u s a g e col lect i f s a n s a u t o r i s a t i o n d e s ayan t s droi t . Or, c e t t e p r a t i q u e s ' e s t généra l i sée d a n s les é tab l i s sements d ' e n s e i g n e m e n t supér ieur , p r o v o q u a n t une baisse brutale des acha t s d e livres, au po in t q u e la possibilité m ê m e pour les au teurs d e créer des œ u v r e s nouvelles et d e les faire édi ter co r r ec t emen t est au jourd 'hui menacée .

Nous vous rappelons d o n c q u e t o u t e reproduct ion , partielle ou totale, du présent ouv rage est interdi te sans autor isa t ion d e l 'auteur , d e son édi teur ou d u Centre français d 'exploi tat ion du droit d e copie (CFC, 3, rue d 'Hautefeuil le , 7 5 0 0 6 Paris).

,

T o u s d r o i t s r é s e r v é s @ Les Éd i t ions d e A t e l i e r / Les Édi t ions Ouvr i è re s , Paris, 1995 , ', � :

� Imprimé eh France P r i n t e d in F r a n c e

ISBN : 2 - 7 0 8 2 - 3 1 2 5 - 3

G U I D E 1995 L'ACTUALITÉ

DE L'ANNEE 1994

EN FRANCE ET

DANS LE MONDE

Introduction : Jean-Marie Albertini

Les Editions Ouvrières 12 avenue Sœur Rosalie

75013 Paris

D a n s la m ê m e c o l l e c t i o n :

- Les R o u a g e s d e l ' é c o n o m i e n a t i o n a l e , J e a n - M a r i e Albert ini - Les R o u a g e s é c o n o m i q u e s d e l ' e n v i r o n n e m e n t C h r i s t o p h e e t Thierry S i b i e u d e - L ' é c o n o m i e e n 2 0 0 s c h é m a s , J e a n - M a r i e Albert ini - Kiosk 9 2 - Le G u i d e d e l ' ac tua l i t é d e l ' a n n é e - Kiosk 9 3 - Le G u i d e d e l ' ac tua l i t é d e l ' a n n é e - G u i d e 9 4 - Le G u i d e d e l ' ac tua l i t é d e l ' a n n é e - D i c t i o n n a i r e d e s q u e s t i o n s i n t e r n a t i o n a l e s

A pa ra î t r e : - D i c t i o n n a i r e d e s q u e s t i o n s é c o n o m i q u e s e t soc i a l e s s o u s la d i rec t ion d e J e a n - M a r i e Albertini , Denis Clerc

S O M M A I R E

I N T R O D U C T I O N

La reconstruction du lien social, enjeu du XXIe siècle Jean-Marie Albertini 13

1 . É V É N E M E N T S

M JANVIER 1994

16 janvier - France et école : 600 000 manifestants à Paris contre la révision de la loi Falloux 27

M FÉVRIER 1994

5 février - Bosnie : Marché de Sarajevo : onde de choc après un massacre 33

24 février - France : jeunes et emploi : Instauration du CIP, un salaire-jeunes au rabais 43

M MARS 1994

27 mars - Italie : Silvio Berlusconi obtient le premier rôle aux législatives 51

M AVRIL 1994

6 avril - Rwanda : Déclenchement du génocide tutsi 59

M MAI 1994

9 mai - Afrique du Sud : Nelson Mandela devient président .... 71

M JUIN 1994

9 juin - Élections européennes : Premier scrutin après Maastricht ....... 79

29 juin - Algérie : Marche sanglante pour la démocratie à Alger 85

M JUILLET 1994

27 juillet - France et bioéthique : Validation des lois sur le corps humain 95

M AOÛT 1994

15 août - France et islamisme : Khartoum livre Carlos à la France 101

21 août - Mexique : Ernesto Zedillo, élu président de justesse 105

M SEPTEMBRE 1994

5 septembre - Population : Démographie et féminisme en débat au Caire 111

12 septembre - France, mémoire et histoire : En direct à la télévision, François Mitterrand face à son passé 119

13 septembre - France et privatisations Renault entre en bourse 115

M OCTOBRE 1994

12 octobre - France et affaires : Incarcération du ministre Alain Carignon 127

15 octobre - Haïti : Le président Aristide revient d'exil ...................................... 135

M NOVEMBRE 1994

4 novembre - France et présidentielles : Jacques Chirac candidat déclaré 141

8 novembre - États-Unis : Séïsme électoral pour Bill Clinton et les démocrates 147

M DÉCEMBRE 1994

10 décembre - Israël-Palestine : Arafat, Rabin, Peres, les Nobel d'une paix incertaine 153

2 . E N S E M B L E S

M AFRIQUE

Afrique subsaharienne 169

Maghreb 181

a AMÉRIQUES

Amérique du Nord 185

Amérique latine ............................. 201

M ASIE-PACIFIQUE

1994 dans la région 209

Japon 225

Chine 229

M EUROPE

1994 dans la région 235

France 253

Allemagne 271

CEI et Pays baltes 277

M PROCHE-ORIENT

1994 dans la région 291

B I B L I O G R A P H I E 299

I N D E X ........................................ 311

I N T R O D U C T I O N

La r e c o n s t r u c t i o n d u l i e n s o c i a l , e n j e u d u XXIe s i è c l e

La photo symbole de l'année 1994 est, sans conteste possible, celle d'un de ces immenses

camps de réfugiés rwandais de Tanzanie et du Zaïre. Dans les premiers se trouvaient prin- cipalement des Tutsis, dans les seconds, des Hutus. Dans les deux cas, les restes d'un peuple qui n 'en est plus un, fuient un génocide diffusé en direct par les télévisions du monde.

Au côté de ces images de la folie des hommes, d'autres font contrepoint et démontrent

que le pire n 'estjamais sûr. Ce sont celles de Yasser Arafat et Itzhak Rabin signant le 4 mai, au Caire, l'accord établissant un autogouvemement de la bande de Gaza et de l'enclave de

Jéricho. Ce sont celles aussi de Nelson Mandela, l'ancien prisonnier des geôles d'Afrique du Sud, qui accède le 9 mai 1994 à la présidence de son pays tandis que Frédéric De Klerk en

devient le deuxième vice-président. Ce sont celles enfin de John Major qui vient à Dublin

annoncer la paix civile entre les catholiques et les protestants. Elles sont l'affirmation que des hommes sont capables de dépasser les pires déchirements et des décennies de haines exacerbées. L'espoir demeure cependant fragile. La police palestinienne tirant le 18 novembre sur les militants islamiques du Hamas qui refusent tout accord avec Israël et voient désor-

mais dans Arafat un traitre, démontre, s'il en était besoin, qu 'il n 'est jamais facile de faire prévaloir la raison sur le fanatisme et de créer de nouvelles solidarités.

Toutes ces images extrêmes illustrent le problème qui est désormais au centre des enjeux que nous devrons affronter pour entrer dans le XXIe siècle : la dilution et la reconstitution des liens sociaux qui permettent à des hommes de vivre ensemble.

■ LA DILUTION DES LIENS SOCIAUX

La dégradation des structures étatiques natio- nales est générale, elle est cependant de nature différente dans les grandes « démocraties capi- talistes » et dans toute une partie du reste du monde. D'un côté, on assiste à l'affaiblisse- ment de leur efficacité voire à leur démission, de l'autre, on voit se former des zones d'effon- drement des structures étatiques. Certes, ces dernière années, même dans les pays de l'Est, l'ultra-libéralisme n'est plus totalement de mise. Le rôle de l'État dans la régulation économique et sociale est à nouveau reconnu. Malheureu- sement, cette reconnaissance demeure très largement théorique car dans les faits, l'État national qui était, dans nos sociétés, le garant en dernier ressort du lien social, n'est plus à la hauteur des enjeux économiques et sociaux.

D a n s les c o n t r a i n t e s d ' u n e é c o n o m i e m o n d i a l i s é e

L'ultra-libéralisme des années 80 a accéléré

la mondialisation de l'économie ; si la dérégu- lation n'est plus à la mode, les États nationaux subissent désormais les contraintes d'une

économie mondialisée à laquelle les pouvoirs économiques et financiers se sont mieux adap- tés qu'eux. Le système financier mondial a réalisé son unité tandis que l'espace monétaire international est demeuré dérisoirement cloi- sonné. Cette contradiction a réduit à néant les espoirs que certains avaient placés dans les taux de change flottants.

Les pouvoirs politiques des États nationaux ont été d'autant plus débordés que la mondiali- sation de l'espace financier a obligé les firmes multinationales à se couvrir contre la spécula- tion internationale.

Les nécessaires opérations d'arbitrage ont nourri à leur tour la spéculation. Il s'échange chaque jour quelque 1 000 milliards de dollars de devises sur le marché des changes ; des mar- chés dérivés d'indices, de taux d'intérêt ou de produits fictifs (tel celui du pétrole papier) doublent les marchés principaux et les rendent de moins en moins efficients (c'est-à-dire capables de donner une information sur la situa- tion économique réelle).

Durant l'année 1994, les États ont ainsi été amenés à laisser remonter les taux d'intérêt à

long terme au risque de compromettre l'ampleur et la durée de la reprise.

Cette remontée des taux d'intérêt est cepen- dant le signe que l'État a encore un pouvoir, lorsque ce pouvoir s'affaiblit trop, les hyperin- flations déstabilisent totalement à la fois l'éco- nomie et la société. Curieuse ambiance pour fêter le cinquantenaire du FMI et de la Banque mondiale.

En tout cas, ce n'est pas pour rien si l'arrêt de l'hyperinflation brésilienne a coïncidé avec l'arrivée au pouvoir d'hommes refusant la corruption et redonnant un minimum d'autorité au pouvoir politique.

C a p i t a l i s m e s , d é m o c r a t i e s e t c o h é r e n c e s n a t i o n a l e s

L'enflure de la sphère économique et finan- cière a une conséquence directe sur la démo- cratie, l'État et le lien social. Désormais le pou- voir économique a les moyens de mettre à son service, sinon des États dans leur totalité, du moins certains des acteurs politiques et admi- nistratifs. Le développement des activités lié aux télécommunications, aux équipements collectifs et à l'environnement qui, d'une manière ou d'une autre, dépendent, pour partie, de décideurs publics nationaux ou locaux, multiplie les occasions de contact.

Le risque de collusion, sinon de corruption, est d'autant plus fort que la complication du fonctionnement des sociétés contemporaines donne un rôle croissant à des élites issues, le plus souvent, des mêmes filières de formation.

Pour leurs promoteurs, certaines complicités cherchent avant tout à assurer la défense d ' inté- rêts économiques (ou politiques) au nom d'un intérêt national ou communal bien compris.

Quand la complicité se transforme en cor- ruption, les méandres des circuits financiers mondiaux facilitent bien des choses, y compris dans les rapports commerciaux et financiers douteux. Pire, dans les entreprises mondiales en réseau, dont une grande partie est douée d'une large autonomie, nul ne peut désormais garan- tir au P.-d.g., responsable en dernier ressort des agissements de tous, qu'il ne sera pas poursuivi pour abus de biens sociaux.

Il ne suffira cependant pas de quelques lois sur le financement des partis politiques interdi- sant à ces derniers de recevoir de l'argent des entreprises pour éviter le développement de la corruption.

Il faut redonner au pouvoir politique le lustre et la dimension qui lui permettra de réellement équilibrer le pouvoir économique. On est loin aujourd'hui du temps où le général De Gaulle pouvait dire « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille ».

Pour équilibrer le pouvoir économique et évi- ter les dérapages, le pouvoir politique doit s'appuyer sur une démocratie assurant vérita- blement l'expression de tous et capable d'exi- ger ainsi la transparence. Il lui faut aussi être à l'échelle des problèmes qu'il doit affronter.

D e s p o u v o i r s p o l i t i q u e s q u i r e n o n c e n t à a s s u m e r u n e p a r t i e d e l e u r r ô l e

La rupture de l'équilibre instable entre le pou- voir économique et le pouvoir politique est très grave. Dans les grandes démocraties capita- listes, c'est l'alliance entre un régime écono- mique créant des inégalités et un régime politique fondé sur l'égalité des droits de toute personne, qui a permis d'assurer la cohésion sociale et le maintien des contradictions capitalistes dans des limites tolérables. Or cet équilibre risque d'être rompu par les démis- sions du politique.

Les médias télévisuels précèdent le politique e t se chargent du déba t démocratique.

Les médias occupent aujourd'hui toute une partie de la place laissée vacante par le politique. Ce n'est pas le politique qui a permis à l'opi- nion américaine de comprendre l'horreur de la situation du Rwanda mais les images des chaînes de télévision. En bouleversant les Américains,

ces images ont obligé le président Clinton et son

Parlement à bouger. Le gouvernement français a été plus prompt ; toutefois, dans un premier temps, il ne s'est pas opposé au retrait du contin- gent de l 'ONU et n'est intervenu que pour pro- téger nos nationaux. Là encore, il fallut la pres- sion des médias et de certaines organisations humanitaires pour permettre au gouvernement d'organiser une action d'une réelle ampleur. Aujourd'hui, les médias se sont en partie désin- téressés du Rwanda ; aussi, les pouvoirs poli- tiques se gardent bien d'en reparler. Pourtant la situation est telle que les organisations huma- nitaires, laissées à elles-mêmes, commencent à baisser les bras.

Les parlements nationaux semblent, en outre, désormais incapables d'ouvrir de grands débats

sur les problèmes qui nous assaillent, d'alerter et d'éclairer l'opinion puis d'obliger les gou- vernements à prendre position et à agir : le pou- voir d'informer et de débattre appartient désor- mais aux médias télévisuels. Il y a eu en novembre, en France, deux non-événements

très significatifs. D'une part, un ancien juge d'instruction, devenu député, fit voter de nuit à une assemblée où ne siégeait plus qu'une petite dizaine de ses collègues, un amendement inter-

disant à la presse de parler des « affaires » avant une décision de justice.

D'autre part, une chaîne publique de télévi- sion a consacré toute une soirée à un débat fort bien mis en scène sur le financement des par-

tis, la corruption et le secret de l'instruction. Peut-on dire que ce second débat a permis de

compenser le discrédit des institutions démo- cratiques auquel avait contribué la séance de nuit de l 'Assemblée nationale ? Il faut se rappeler

ici que les débats télévisés sont d'abord des spectacles soumis à la dictature de l'Audimat, l'affrontement des idées ou l'apparition d'un

consensus n'y sont pas l'objectif principal. Les réunions contradictoires d'antan ont disparu au profit de grandes messes médiatiques à la gloire du candidat.

Certes, les médias ont le droit d'organiser des débats et des émissions d'information ; ils pour- raient être utiles si parallèlement il y avait dans les institutions politiques un véritable affronte- ment d'idées. Dans le cas contraire, au bout du chemin il n'y a plus qu'à donner le pouvoir poli- tique à l'homme qui sera, à la fois, le représen- tant des médias et du pouvoir économique, ce fut le cas en cette année 1994 en Italie avec Berlusconi, en attendant peut-être que le retour à la démocratie passe par un petit juge en rupture de ban.

La revanche

des « petits juges ». Les médias ne sont pas, en effet, le seul pou-

voir bénéficiant de l'effacement du politique. L'année 1994 aura été en France, en Italie et en Belgique celle des « petits juges ». Face aux col- lusions entre pouvoirs économiques et poli- tiques, les juges ont incamé le droit et la morale. Profitant de l'affaiblissement de l'emprise du politique sur l'opinion, ils ont réaffirmé leur indépendance et poussé leur avantage.

Nous ne devons pas regretter l'indépendance des juges, elle est une garantie fondamentale de la démocratie et des Droits de l'homme. Nous

ne devons pas non plus redouter une presse d'investigation, même si son action peut poser de redoutables problèmes au secret de l'ins- truction. Empêcher d'informer serait la fin de la démocratie. Mais où est le grand débat poli- tique sur ces redoutables problèmes ?

Dans les médias et non au Parlement dont

chaque membre représente pourtant en théorie la Nation tout entière. Que dire de parlements qui n'interpellent plus des gouvernements dont des ministres sont contraints à la démission par suite de leur mise en examen ? Que dire aussi d'un président du Conseil italien qui ouvre et préside à Naples la conférence internationale sur le phénomène mafieux, le jour où la justice de son pays l'accuse publiquement de corruption de fonctionnaires ? Ce n'est pas en offrant ce

spectacle surréaliste que la vie publique per- mettra de renforcer le lien social.

Des experts chargés de résoudre les problèmes.

Cet effacement du politique se voit aussi dans la montée des experts : ils ne sont plus canton- nés dans la préparation de la décision mais deviennent les arbitres auxquels on remet, de fait, la décision. Des experts ont ainsi la garde de la légalité des opérations de bourse, de la défense des libertés face à l'informatique, de l'éthique biomédicale ou encore du respect de leurs engagements par les sociétés de l'audio- visuel. On comprend que la complexité des pro- blèmes actuels exige l'intervention de personnes compétentes au-dessus de tout soupçon. Mais cela ne devrait pas être, comme cela l'est trop souvent, le moyen pour le politique de se déchar- ger de ses responsabilités.

Cette intervention des experts marginalise, en outre, au passage, le rôle des intellectuels dans la vie publique. Le grand public ne fait guère de différence entre eux et les experts, pour lui, ils appartiennent tous au même groupe social. Il y a pourtant une grande différence entre les intellectuels et les experts ; les pre- miers interviennent au nom de valeurs, les seconds en tant que spécialistes d'un domaine. Or ce sont les valeurs qui peuvent souder une communauté.

Cette année, en France, la seule tentative d'intervention significative des intellectuels dans la vie publique au cours des élections euro- péennes à propos de la Bosnie, a tourné au fiasco.

En démissionnant au profit d'experts en tous genres, le politique lance aux citoyens des mes- sages très dangereux : les institutions démocra- tiques sont moins protectrices et efficaces que la science et l'expérience des experts, le débat démocratique n'est plus capable de mettre en évidence ce qui est bon pour le pays, le consen- sus nécessaire à la cohésion sociale peut être déterminé en quelque sorte scientifiquement sans de fortes références aux valeurs qui sous- tendent notre cohésion sociale, de toute façon la marge de choix de nos gouvernants est res- treinte... Ce n'est certainement pas la meilleure

manière de mobiliser les citoyens et de valori- ser les institutions démocratiques.

La multiplication des sondages qui depuis l'automne font et défont les candidatures à l'élection présidentielle, relève aussi de cette montée des experts dans la vie sociale. Encore un effort et les experts des sondages pourront désigner le bon candidat puis le chéri du corps électoral, cela coûtera bien moins cher qu'une élection. L'heureux élu aura-t-il la légitimité nécessaire pour parler, au nom de tous, pour nous interpeller ou encore pour s'opposer aux forces centrifuges qui brisent la cohésion sociale ? C'est une toute autre affaire.

D e s z o n e s d ' e f f o n d r e m e n t d e s s t r u c t u r e s é t a t i q u e s

Si dans les grandes démocraties occidentales l'État national est en passe de perdre son rôle dans le maintien et la création du lien social, c'est peut être aussi que peu à peu, d'autres voies s'ouvrent pour construire la cohésion sociale. Il existe cependant, de par le monde, de véritables zones d'effondrement des structures étatiques, l'effacement de l'État y provoque déjà l'appa- rition de véritables chaos politiques et sociaux.

L'Afrique déstabilisée. La région du monde la plus immédiatement

menacée par l'effondrement des structures éta- tiques est l'Afrique subsaharienne.

La colonisation l'avait partagée arbitraire- ment. L'indépendance y fit apparaître des États qui n'étaient souvent que des agglomérats de communautés que rien ne soude ; certaines furent autrefois, comme les Tutsis du Rwanda et du Burundi, le relais de la colonisation. Le sen- timent d'appartenance à des communautés dont l'intérêt primait sur l'intérêt national a facilité partout le développement de la corruption et l'exacerbation des oppositions. Durant la guerre froide, ces dernières ont permis aux deux blocs des affrontements par personnes interposées ; elles sont devenues non maîtrisables quand les risques de dérapage de l'affrontement Est-Ouest ne les ont plus contraintes à demeurer dans des

limites supportables. La situation est d'autant plus complexe que l'Afrique a été aussi le théâtre d'une compétition entre les communismes soviétiques et chinois, voire cubains, ou encore entre les intérêts français et britanniques. Que dire aussi de l'appui accordé à des dictateurs d'un autre âge au nom de nos intérêts écono- miques et culturels. Le revirement de la politique française en faveur des mouvements démocra- tiques a été bien tardif. Qui se rappelle aujourd'hui qu'au début des années 1980, le seul ministre socialiste qui voulut rompre avec les pratiques mises à l'honneur par le « focardisme », Jean-Pierre Cot, fut contraint à la démission ?

Le Rwanda, la Somalie, l'Angola, le Liberia ne sont plus que désespérance, ruines et imbro- glio. Certes, dans des pays tels l'Angola et le Liberia, 1994 a été une année où des espoirs de solutions sont apparus. Mais ils sont fragiles et parfois déjà mis à mal. Dans ces zones, on ne cherche presque plus qu'à éviter le pire grâce à l'aide humanitaire ; elle ne remplace certes pas une solution politique mais elle sauve des vies.

Aujourd'hui, ces zones de crises peuvent devenir le point de départ de phénomènes de dominos. Ainsi à partir du Rwanda, c'est le Burundi, l'Ouganda, la Tanzanie, le Zaïre qui peuvent, à leur tour connaître, une crise majeure de leurs structures étatiques.

Si par malheur l'Afrique du Sud ne parvient pas à relever le défi de son unité, l'Afrique s'enfoncera peu à peu et pour longtemps dans une régression sans issue.

De toute façon, alors qu'à l'horizon de l'an 2050, l'Afrique sera une des zones les plus peu- plées du monde, le sida y fait des ravages. Les habitudes sexuelles traditionnelles jointes à la pauvreté sont de formidables facteurs de pro- pagation de la maladie.

Déjà des entreprises sont obligées de faire venir d'Europe ou d'ailleurs des cadres et tech- niciens pour remplacer le personnel africain atteint par le sida. Déjà, dans certaines cam- pagnes, des cultures sont abandonnées au pro- fit de celles qui sont à la portée d'une main- d'œuvre d'enfants, de femmes et de vieillards. Combien, face à cette menace, semblent déri-

soires et inadaptées les prudentes conclusions de la Conférence du Caire émises sous la pres- sion de l'Église catholique et des différentes obédiences islamiques, en encore les vœux pieux de la Conférence de Paris sur le sida.

L'Afrique au Nord du Sahara est, quant à elle, ébranlée par la montée de l'islamisme.

Déjà l'Algérie est prête à succomber ; son gouvernement ne parvient plus à répondre au ter- rorisme, qui s'attaque de préférence aux élites, que par un terrorisme d'État. On est entré dans la spirale répression-réaction qui ne peut que profiter aux islamiques.

De leur côté, une grande partie des Kabyles affirme qu'elle préférera la sécession à un isla- misme contraire à leur culture et les élites fuient chaque jour un peu plus à l'étranger. Bien entendu, l'aggravation de la situation en Algé- rie provoquerait un effet de domino sur toute l'Afrique du Nord, et aussi en Égypte qui serait encore plus menacée par le chaos, si par mal- heur, l'accord entre les Palestiniens et le gou- vernement israélien échouait.

La croissance ne met pas l'Asie à l'abri.

La prospérité asiatique contraste avec la pau- vreté africaine. Cette année, la croissance asia- tique a été, une fois de plus, la plus élevée du monde. La Chine connaît même une véritable

surchauffe qui fait aller de pair record de crois- sance et hyper-inflation.

Comme en ce qui concerne l'Afrique, les zones où le pouvoir étatique est le plus com- promis, ou le plus fragile, sont celles où les affrontements de la guerre froide ont été les plus radicaux. L'Afghanistan n'est plus aujourd'hui qu'un champ clos où s'entretuent des factions (ou plutôt des bandes) tout autant islamiques qu'ethniques. Dans la péninsule indochinoise, la reconstitution de structures étatiques du Cam- bodge demeure de son côté extrêmement pré- caire. Ailleurs comme en Inde, c'est souvent l'existence de minorités plus ou moins en rébel- lion ouverte avec le pouvoir étatique qui crée la déstabilisation.

Toutefois, la menace qui sera à terme la plus grave est celle qui s'enracine en Chine dans les inégalités de développement. La Chine du Sud, est une des régions du monde qui connaît le plus fort développement.

De plus en plus en symbiose avec la diaspora chinoise, elle est en train de se tourner pro- gressivement vers l'extérieur. Jusqu'ici, Pékin a pu maintenir son autorité sur cette Chine du Sud dont le niveau de vie et la vie sociale n'a

plus rien à voir avec le reste du pays et qui se prépare à absorber Hong-Kong et peut être à terme Taïwan.

La mort prochaine de Deng Xiaoping risque d'entraîner une crise majeure. Quel homme aura, en effet, l'autorité nécessaire pour imposer l'unité du pays ? Même sans crise, cette rupture peut s'instaurer peu à peu par un court-circuit des structures étatiques qui laissera le reste de la Chine à la dérive. En attendant, l'hyper-infla- tion est la manifestation la plus visible de l'impuissance croissante du pouvoir étatique.

L'effondrement du communisme

libère en Europe les forces centrifuges. Ce n'est pas, en tout cas, les excès de crois-

sance qui menacent les structures étatiques des anciens pays communistes européens. La catas- trophe bosniaque est le brutal retour des vieilles haines qu'avait contenu la chape titiste, l'in- capacité des puissances européennes a fait le reste et nul ne sait encore si la trêve, signée le 31 décembre, tiendra.

En Russie et dans bien d'autres républiques de l'ancienne URSS, les oppositions entre mino- rités, ethnies, religions mettent en question les pouvoirs étatiques établis. Dans l'ensemble de l'Europe de l'Est, toute une partie des tracés frontaliers mis en place par le traité de Ver- sailles et ses traités annexes, puis modifiés par les accords de Yalta, sont mis en question. Depuis 1990, c'est près de 30 % des frontières européennes qui ont été redéfinies.

Des accords ont évité un ébranlement plus général mais de nouvelles crises ne sont pas impossibles. Pire, il existe déjà sur le territoire de l'ancienne URSS des guerres civiles ou non et dont la crise tchétchène révèle la gravité.

Parallèlement, si l'effondrement du commu- nisme n'est pas allé de pair, notamment en Rus- sie, avec l'implantation d'une vigoureuse éco- nomie de marché, il s'est par contre accompagné d'un grippage des structures étatiques.

Dans ce contexte, l'ultra-libéralisme des pre- miers conseillers d'Eltsine a plus favorisé les spéculations que la production, le développe- ment des mafias que d'un véritable marché. La Russie n'est pas la seule atteinte.

Les zones d'effondrement ou d'affaissement du pouvoir étatique sont partout devenues le refuge et la plate-forme des organisations cri- minelles en tous genres.

Certains doivent regretter de n'avoir pas com- pris plutôt qu'il fallait, dès son accession au pouvoir, aider Gorbatchev à réaliser une transi- tion maîtrisée par une main de fer.

Malheureusement, dans la situation de pour- rissement social actuel, l'appel à une sorte de despote éclairé n'est plus qu'un rêve.

Pour beaucoup de Russes, le salut est main- tenant dans le sursaut nationaliste, voire impé- rial. Dans la débâcle de l'État, l'armée et la diplomatie russes sont demeurées des îlots d'efficacité.

La Russie pèse de tout son poids dans l'affaire bosniaque au nom de la solidarité slave et entend participer à part entière à la sécurité européenne sans en laisser le monopole à l'Otan.

Elle assure déjà sa prépondérance sur les autres états souverains de la CEI et y joue le rôle de gendarme avec l'assentiment, sinon au grand soulagement, des puissances de l'Otan.

Elle vient d'intervenir par la force en Tché- tchénie. Il est à espérer que les échecs qu'elle y subit ne renforceront pas les ultra-nationalistes.

■ LA CONSTITUTION DE N O U V E A U X LIENS S O C I A U X

Comme nous l'avons évoqué, la crise de l'État national, est, en fait, liée à l'apparition de nouveaux liens sociaux.

Certains liens sont des régressions historiques. D'autres sont, au contraire, annonciateurs de nouvelles solidarités.

Le r e f u g e d a n s les l i e n s s o c i a u x d u p a s s é

La montée des intégrismes et des conflits eth- niques sont la conséquence des difficultés pour des hommes à s'insérer dans les liens sociaux d'un type nouveau.

Le retour en force des barbares en tous genres

L'échec du développement algérien, l'impos- sibilité pour des millions d'hommes de trouver un emploi, a provoqué le retour à un islamisme populiste qui n'a que peu de chose à voir avec l'islamisme des docteurs de la loi. Désormais, l'alphabétisation permet le libre accès au Coran et à la Sunna et se moque de la prudence sociale des Ulémas. L'Arabie Saoudite qui a financé au départ l'islamisme algérien a déclenché un mou- vement qui cherche essentiellement dans l'islam la négation d'un monde dans lequel on n'est pas parvenu à s'intégrer. Le terrorisme n'est plus une arme contre la dictature ou le capitalisme mais contre tous ceux qui n'adhèrent pas à la nouvelle foi car leur existence même est une menace. En

Algérie, le meurtre ne vise pas simplement à déstabiliser un État ou une société mais à extir-

per ce qui est le « Mal » : les étrangers, les intel- lectuels, les enseignants, les artistes, les méde- cins, les lycéens et les lycéennes, les journalistes, les femmes qui refusent un islam obscurantiste.

Le détournement de l'Airbus d'Alger ne doit pas nous induire en erreur. Nous sommes très loin des actions terroristes contre le nazisme ou le fascisme, nous sommes tout aussi loin du ter- rorisme d'un Carlos ou d'Action directe. Ce

n'est peut être pas pour rien que Carlos nous a été livré, sa stratégie était en effet en porte-à- faux avec le nouveau cours du terrorisme.

L'islamisme n 'est pas le seul retour à la néga- tion de l'autre. Protestants et catholiques ont mis l'Irlande de Nord à feu et sang. En Bosnie, au nom de la race et d'un nationalisme exa- cerbé, les Serbes bosniaques ont continué cette année à refuser toute solution négociée. La désu- nion et la pusillanimité des grandes puissances leur ont permis de gagner, pour l'instant, une guerre infâme qu'il croit juste et à mettre fin à une société multi-culturelle. L'Otan dont l'inter-

vention dans un conflit était une première, est ridiculisée. Demain, les musulmans bosniaques dont nous n'avons pas su faire respecter les droits, deviendront peut-être islamistes par désespoir, ce sera pour nous une toute autre menace que les fillettes qui s'obstinent à venir voilées en classe. L'ethnie peut être une autre forme de repliement meurtrier, le Rwanda et l'Afghanistan en sont l'exemple le plus tragique.

Les droits des citoyens : cache-sexe du racisme.

Le repliement nationaliste au secours de l'effritement des structures étatiques n'est plus une spécialité russe, il apparaît de plus en plus ouvertement dans les grandes démocraties occidentales.

L'amendement voté par les Californiens pour priver de soins et d'écoles les familles d'immi- grants clandestins va plus loin. Jusqu'ici, on admettait dans les grandes démocraties occi- dentales que si l'étranger ne bénéficiait pas des droits du citoyen, il était protégé par les Droits de l'homme. Au nom de la défense des intérêts

des citoyens, l'amendement californien les prive de ces derniers droits. C'est le retour à une

conception qui confond la citoyenneté, la race et la nation.

Le réveil nationaliste français semble dange- reusement s'orienter dans cette voie. L'affaire du foulard islamiste est redoutablement révéla-

trice. Le gouvernement a engagé la bataille du foulard sur un mauvais terrain, on a exclu des lycées et des collèges des fillettes et des jeunes filles qui, sous la pression de leur famille, vou- laient aller en classe avec leur foulard. La plu- part d'entre elles ne troublaient en aucune manière l'ordre scolaire. Pour beaucoup, le désir d'aller à l'école et d'y suivre une scolarité nor- male et studieuse correspond à un véritable désir d'intégration sociale ; s'il se réalise, il les amè- nera, tôt ou tard, à changer d'attitude. Or, nous paraissons les rejeter hors de l'école au nom d'une laïcité mal comprise. La lutte contre la montée de l'islamisme en France ne passe pas par l'interdiction du foulard mais par la lutte contre la marginalisation des banlieues et la pro- clamation de l'égalité entre les sexes.

Il est très malheureux qu'au moment où nous pourchassions les fillettes qui refusaient de se séparer de leur foulard nous empêchions, de fait, l'entrée en France de Taslima Nasreen. Nous avons eu peur, dans un premier temps, de froisser les pires ennemis des Droits de l'homme en laissant librement la parole à celle qui pro- clame « femmes, délivrez-vous des morsures de la peur pour vous tenir debout ». Poursuivie par une charia des islamiques de son pays, elle risque chaque jour sa vie pour défendre les droits de la femme musulmane.

Le gouvernement a compris trop tard son erreur, le mal était fait, la nouvelle décision gou- vernementale, prise sous la pression d'intellec- tuels, éternels empêcheurs de tourner en rond, ne pouvait plus passer pour une aide à l'action des femmes musulmanes s'opposant en France et en Algérie à l'obscurantisme. La fermeté du gouvernement français dans le détournement de l'Airbus d'Alger y a perdu, par avance, une partie de sa résonnance.

A u - d e l à d e s r e p l i e m e n t s , le d é p a s s e m e n t d e l ' É t a t n a t i o n a l

Il faut cependant l'affirmer, à nouveau et tou- jours, le pire n'est pas toujours certain. 1994 en a été aussi la preuve. À partir de fractures et de bien des drames, on a vu aussi, peu à peu, s'affir- mer ou se réaffirmer des dépassements de l'État national d'une toute autre nature. À travers eux, s'affirme la montée de liens sociaux qui peuvent permettre aux sociétés du XXIe siècle de sortir des errements actuels où l'État national est trop petit pour résoudre la plupart des grands pro- blèmes et trop grand pour s'occuper efficace- ment des questions touchant la vie quotidienne.

L'Europe élargie est désormais au pied du mur.

Cette année, en Europe, un plus grand nombre de pays l'ont compris et ont adhéré à l'Union européenne qui compte désormais 15 membres. La pré-adhésion de 6 pays de l'Europe de l'Est préfigure un nouvel élargissement. En Europe occidentale, seule la Suisse et la Norvège ont

refusé d'entrer dans l'Union européenne. Ces élargissements successifs qui font de l'Union européenne l'élément essentiel d'un nouvel ordre mondial, ne sont cependant pas sans poser de graves problèmes. La supranationalité dési- rée par leurs premiers fondateurs a été peu à peu amoindrie pour éviter tout soupçon de fédéra- lisme. Cette évolution, conforme à l'affirmation de la primauté de la souveraineté nationale, a permis de dépasser les crises de croissance et l'adhésion d'un plus grand nombre de nations. Malheureusement, cette option, en rendant nécessaire la règle de l'unanimité pour toutes les décisions risquant de mettre en cause la pri- mauté de la souveraineté nationale, peut rapi- dement vouer à la paralysie une Union euro- péenne à 15, et à plus forte raison à 21 ou plus.

Ces dernières années, l'impuissance euro- péenne devant la spéculation internationale ou les drames bosniaques et rwandais montre qu'on ne peut refuser le dépassement de la souverai- neté nationale. L'Europe élargie risque sans cela de n'être qu'un géant mou. Il est à espérer, qu'après le retrait de la candidature de Jacques Delors, la question européenne demeurera jusqu'au bout, au cœur du choix des Français. L'évolution vers un certain fédéralisme est fon-

damentale pour l'efficience de la construction européenne, elle l'est aussi pour la constitution de nouveaux liens sociaux.

Des progrès dans l'organisation de l'espace mondial.

La constitution d'une Europe dotée d'une épine dorsale est d'autant plus nécessaire que L'ONU et l'Otan ont, en 1994, fait la preuve de leur impuissance. Leur action dans l'affaire bos- niaque a viré cette année au fiasco. Les contra- dictions entre la politique fluctuante des États- Unis, les velléités européennes et le réveil impérial russe ont permis aux Serbes d'impo- ser leur loi et de bloquer jusqu'ici toute solution négociée. L'intervention au Rwanda a lui aussi abouti à une impasse. Les Nations unies n'ont imposé une solution que dans les situations où les intérêts des États-Unis étaient directement

en jeu. L'intervention à Haïti et le coup de semonce à Sadam Hussein se passent de longs

commentaires. Malheureusement, depuis la fin de la guerre froide, les intérêts américains n'ont plus de visée planétaire, l'idée même d'un ordre mondial ne fait plus l'objet, de la part de leur responsable, que d'incantations épisodiques. Certes, le droit d'intervention humanitaire res- tera dans l'avenir comme un des progrès les plus importants vers un nouvel ordre mondial, mais nous savons maintenant que l'humanitaire est voué à l'impuissance s'il n'est pas étayé par une volonté politique forte.

Les impuissances des Nations unies ne doi- vent cependant pas nous faire oublier les pro- grès accomplis en 1994 dans l'organisation de l'espace mondial. Après avoir été signé à Mar- rakech, le nouvel accord du GATT, qui donne naissance à une Organisation mondiale du com- merce, a été ratifié par les États-Unis. Cette rati- fication, considérée comme improbable après la victoire républicaine aux élections de novembre, ouvre la voie à une ratification plus générale.

Cette promesse d'organisation est encore très marquée par l'illusion libre-échangiste mais peu à peu l'économie mondiale, en se structurant à partir de grands ensembles régionaux ne peut que s'éloigner d'un libre-échange impraticable. L'affirmation croissante des trois grandes éco- nomies monde (l'américaine, l'européenne et la japonaise qui deviendra peut-être demain la sino-japonaise) donne un formidable dyna- misme à la constitution de ces grands espaces régionaux. Ce n'est plus seulement l'économie- monde européenne qui s'organise. La constitu- tion de l'Alena qui unit les États-Unis, le Canada et le Mexique s'est poursuivie mais a été ébran- lée par la crise monétaire et financière du Mexique. S'il existe, par ailleurs, dans l'hémi- sphère occidental d'autres organisations, aucune d'entre elles n'a le même poids et surtout le même potentiel.

En Afrique, les tentatives d'organisations régionales sont multiples, il existe même une organisation des États africains ; elle a réussi à stabiliser la situation du Liberia, elle n'a pas eu les moyens de jouer un rôle essentiel au Rwanda. Quant à la plupart des organisations plus spé- cialisées, elles reflètent les divisions de l'époque coloniale mais peu à peu leurs liens avec leurs

anciennes métropoles se distendent. Le 12 jan- vier 1994, pour la première fois, le franc CFA a été dévalué et coupé de la parité instaurée en 1948. La France a passé le relais au FMI.

En Asie, plusieurs organisations régionales se partagent la tâche de structurer le grand espace de l'économie monde japonaise. Ces organisa- tions sont beaucoup moins formalisées que l'Union Européenne, elles n'en ont pas moins une réalité certaine. La plus globale, l'APEC (Asia-Pacific Economic Coopération) unit depuis 1989 des pays d'Asie aux États-Unis, au Canada ainsi qu'au Mexique. Elle s'est ouverte en novembre 1994 au Mexique. Bien des pays désirent s'orienter vers une coordination qui leur soit propre sans pouvoir pour autant négli- ger leurs relations transpacifiques. À côté de l'APEC, il existe ainsi plusieurs autres organi- sations régionales autour des principaux pôles de croissance de l'Asie de l'Est, du Sud-Est et de l'Océanie.

Le monde est donc en train de se restructurer

à partir de grandes régions dont il faudra tôt ou tard organiser les relations. La toute nouvelle OMC peut jouer un rôle déterminant, à condi- tion cependant que chaque grande région mon- diale ait une stratégie cohérente.

Dépasser l'État national par le bas. Nous l'avons vu, cette cohérence n'est guère

facile à obtenir ; le sentiment d'appartenance à un destin commun n'est pas encore suffisam- ment enraciné. Qui a voyagé sait pourtant quand il est en Europe et quand il ne l'est pas, les Amé- ricains ne s'y trompent pas quand ils viennent à Paris, Londres, Barcelone, Rome, Prague, Vienne, Stockholm, Munich, Athènes, Genève, ils disent tout simplement qu' ils vont en Europe. Il est cependant probable que la nation demeu- rera en Europe un des relais essentiels de l'appar- tenance à une communauté plus vaste. Encore faut-il que ce relais ne bloque pas les évolutions nécessaires.

Plus d'autonomie à des structures politiques plus proches des citoyens.

La meilleure manière d'y parvenir est de favo- riser le sentiment d'appartenance simultanée à

des communautés plus restreintes. Ces com- munautés peuvent, en outre, permettre aux citoyens de jouer dans la quotidienneté des rôles à leur portée et de ne plus avoir ce sentiment d'inutilité que leur donne parfois la dérive des institutions nationales et européennes. Ce n'est pas une chose aisée. En France, au cours de l'année 1994, bien des critiques se sont élevées contre la régionalisation. Sous prétexte d'un aménagement du territoire plus proche du ter- roir, on a assisté à une tentative de revalorisa- tion des départements plus facile à contrôler par le pouvoir central que les vastes ensembles que sont les régions. Certes, parallèlement, un grand pas a été fait pour maîtriser au bon niveau la for- mation professionnelle. Il faudra bien un jour que cette responsabilité dans la formation s'étende à d'autres niveaux du système éduca- tif. L'espace européen évoluera d'une manière ou d'une autre vers une unification monétaire ; au fur et à mesure qu'elle se précisera, la concur- rence ne sera plus un affrontement entre espaces nationaux mais entre espaces régionaux. C'est la grande leçon des unifications monétaires du passé. Or aujourd'hui, le dynamisme d'un espace régional dépend de plus en plus des rela- tions entre ses systèmes éducatifs et productifs. Certes une telle contrainte peut être source d'inégalités. Ce n'est, en tout cas, pas en main- tenant un système éducatif s'adaptant mal aux situations particulières qu'on facilite la lutte contre les inégalités devant l'avenir.

Développer des communautés de base à dimension humaine.

Pour lutter contre la dilution de l'apparte- nance à une communauté, il faudra aller beau- coup plus loin que la décentralisation et recons- tituer un véritable tissu social de communautés à dimension humaine. Il n'y aura pas de solu- tion réelle à l'intégration des ghettos ou des exclus sans la constitution d'un nouveau tissu social. On ne peut lutter contre l'exclusion et faciliter la réinsertion sociale en donnant sim-

plement un revenu voire en proposant un emploi. Ce n'est pas seulement le manque de profes- sionnalité mais aussi une déficience fonda- mentale de socialisation qui fait le RMIste et le

sans-domicile-fixe. On ne pourra non plus lut- ter contre l'échec scolaire ou encore dévelop- per le maintien dans leur logement des per- sonnes âgées sans des associations locales chargées de développer des services de proxi- mité. C'est grâce à leur intervention que l'excel- lente innovation du chèque-service trouvera sa pleine efficacité.

La prise de conscience de ce nécessaire retour aux communautés de base n'est pas simplement un des thèmes des discours sur l'exclusion déve- loppée à l'occasion de la campagne électorale française. On le voit apparaître aux États-Unis, en Angleterre ou encore en Allemagne avec la diffusion des thèses d'Amitaï Etzioni. Pour la social-démocratie déjà revenue au pouvoir en Suède, au Danemark, et qui va certainement y revenir en Grande-Bretagne c'est une manière de rejeter la tentation marxiste, un État Provi- dence devenu impotent et une capitulation en rase campagne devant les ultra libéraux. En Allemagne, l'économie sociale de marché qui demeure la doctrine officielle de la démo- cratie chrétienne peut y retrouver un second souffle. Fait significatif, Etzioni a été reçu pendant près de quatre heures par le chancelier Helmut Kohl. En tout cas, partout dans le monde, y compris dans les zones où l'État s'effondre, les fantasmes obscurantistes ne sont pas les seuls recours à la dissolution des liens sociaux, il existe aussi une Afrique qui réin- vente son avenir.

En France, la vraie question est de savoir si un jour on pourra se dire, Corse ou encore habi- tant d'une banlieue lointaine, Européen, musul- man tout en étant Français comme on a fini par se dire catholique, juif et Français. Ne pas admettre ces doubles appartenances peut paraître absurde dans des pays qui n'ont pas connu la même évolution que nous. Pourtant, en 1994 un homme politique français a pu encore affirmer que pour être un bon citoyen, il fallait « rien de plus, rien de moins que l'État national ».

Jean-Marie Albertini Directeur de recherche au CNRS

Le 31 décembre 1994

É V É N E M E N T S

1 . É V É N E M E N T S

F R A N C E ET É C O L E

1 6 J A N V I E R 1 9 9 4

6 0 0 0 0 0 m a n i f e s t a n t s à P a r i s c o n t r e l a r é v i s i o n

d e l a l o i F a l l o u x

La manifestation du 16j janvier 1994 contre la réforme de la loi Falloux a non seulement

marqué l'année 1994mais aussi la politique du gouvernement Balladur. Le premier ministre y a enregistré son second recul et la guerre scolaire qu'on croyait définitive- ment éteinte depuis la grande manifesta- tion pour l'enseignement privé en 1984 s'est ranimée. L'école est redevenue tout à coup un enjeu politique et un moyen de revanche. Au million de manifestants pour le privé répondaient dix ans après, six cent mille partisans de l'école laïque.

M LA DÉFENSE DE L'ÉCOLE PUBLIQUE

Le 16 janvier, de la place Pereire à la Nation, 600 000 personnes défilent dans les rues de Paris pour défendre leur école publique.

Un cortège long de dix kilomètres. Les mani- festants font du surplace pendant des heures sous un crachin ininterrompu. Les derniers n'arriveront jamais au bout. À l'issue de cette démonstration de force et fortes de leur succès, les deux principales fédérations d'enseignants, la Fédération de l'Éducation nationale (FEN) et la Fédération syndicale unifiée (FSU), récla- ment qu'on examine les problèmes de l'école publique et proposent une loi quinquennale. Car si majoritairement le peuple de gauche est dans la rue, c'est d'abord le discours sur la défense de la qualité de l'école publique qui est passé. Aucun slogan à caractère politique, aucun désir de revanche n'est apparu sur les banderoles à

cette occasion. Les revendications ont été pour une part celles de « consommateurs » exigeants face à l'école. Difficile pour l'opposition de transformer l'essai sur le plan politique. Mais la force des partisans de l'école publique ne peut plus être ignorée.

Cette occasion était trop belle pour que le gouvernement ne s'en saisisse. Seuls quelques- uns, dont le RPR Patrick Devedjian, deman- dent au soir de la manifestation, la tête de François Bayrou, le ministre CDS de l'Éduca- tion nationale. Mais ce dernier estime déjà que le moment est venu de réconcilier les Français avec leur système éducatif et de faire oublier ce faux pas. Pour ce faire, il va relire son propre livre La décennie des mal-appris et jouer d'un registre que ce chrétien-démocrate connaît bien : celui de la concertation. « De cette crise, dira- t-il, il faut tirer le meilleur pour l'école. »

En publiant en 1990, son livre écrit à la veille des Législatives et en devenant le Monsieur Éducation de l'opposition, François Bayrou s'impose alors à droite comme le successeur de Jack Lang. Père de six enfants, ancien professeur, agrégé de lettres, il est du sérail. Centriste, catholique, François Bayrou apparaît comme le plus modéré de ceux qui, à droite, s'intéressent à l'éducation. Il estime, dans son livre, que l'Éducation nationale est impossible à réformer, de quoi rassurer les 1,5 millions de personnes employées dans la « Maison » ainsi que les 12 millions d'élèves et leurs parents qui ont déjà vu quantité de bouleversements.

Mais il n'a jamais eu le flirt quasi inévitable de tout enseignant avec la toute puissante FEN. Son discours revêt même quelques accents conservateurs. Ancien élève boursier de la

Laïque, il est catholique pratiquant. Il a choisi l'école privée pour trois de ses enfants. Il était dans la rue en 1984 au moment de la grande manifestation pour « l'école libre ». Et il est le coauteur, avec Alain Juppé, de la plate-forme RPR-UDF qui prévoit la réforme de la loi Fal- loux, pour donner aux collectivités locales la possibilité de financer davantage les établisse- ments privés. Une fois installé rue de Grenelle, François Bayrou s'attaque d'abord à la réforme du baccalauréat, afin de redéfinir clairement les

séries et de renforcer les filières littéraires. Mais

les priorités qu' il réaffirme concernent 1 'appren- tissage de la lecture et la refonte du collège unique, le seul pan de l'Éducation nationale que ses prédécesseurs n'aient pas touché.

Pendant l'automne 1993 au ministère, rien ne semble se passer et dans les écoles, on tra- vaille apparemment sans état d'âme. C'est le calme avant la tempête. Une tempête dont de fortes vagues se sont déjà déchaînées en juillet mais sont passées - début de vacances scolaires oblige - presque inaperçues...

M LA RÉVISION DE LA LOI FALLOUX

Fin juin 1993, un texte était proposé aux par- lementaires juste à la fin de la session. Il s'agit de la révision de l'article 69 de la loi Falloux.

Cet article limite le financement des collèges et des lycées par les collectivités locales et l'interdit quand il s'agit du primaire. François Bayrou aura beau affirmer sur France 3 que « le nouveau texte comporte des garanties suffi- santes, et que les deux voies publiques et pri- vées doivent coexister pacifiquement », cette modification de la loi fait l'objet de 3 000 amen- dements déposés par l'opposition. Au dernier jour de juin, après cette longue bataille dans l'hémicycle, auxquels répondaient en écho, des manifestants à l'extérieur, les députés modi- fient l'article 69. Il ne reste plus qu'à faire pas- ser le texte au Sénat. Le camp de l'école privée, ceux qui étaient dans la rue en 1984, qui ont fait pression sur le ministre lui-même, qui ont voulu, dans la plate-forme commune UDF-RPR que cette modification soit inscrite, pensent donc avoir gagné malgré le baroud d'honneur de la gauche. Mais c'est sans compter sur les ques- tions de calendrier et sur l'attitude de François Mitterrand. Le président de la République ne permettra pas que se poursuive en session extraordinaire du Sénat l'examen de la révision de la loi Falloux, ne jugeant pas urgent de réfor- mer une loi vieille de 143 ans.

François Bayrou n'étant pas homme à renon- cer, c'est donc en fin d'année 1993 que l'on

reparle de la loi Falloux. Le gouvernement est en plein débat sur le GATT, et personne ne se soucie de la mission confiée début septembre au doyen Vedel, chargé de faire le point sur l'état des bâtiments de l'école privée.

Quand soudain une semaine avant la remise de ce rapport, le jeudi 9 décembre, filtrent les premières informations. Elles font l'effet d'une bombe : plus de la moitié des établissements pri- vés ont besoin de travaux de rénovation pour assurer de façon satisfaisante la sécurité des élèves. La commission Vedel estime leur coût entre 3,8 milliards et 5,3 milliards de francs. Le doyen Vedel indique aussi qu' il faut clarifier les textes législatifs concernant le financement du privé. La révision de la loi est de nouveau à l'ordre du jour. De l'ordre des principes, cette question se pose maintenant sous l'angle de la sécurité pour des milliers d'enfants. Des argu- ments qui permettent la reprise de l'offensive.

M UN VOTE À LA « HUSSARDE »

Le mardi suivant, au Sénat, un texte de révi- sion est inscrit à l'ordre du jour : proposé par plusieurs parlementaires, il prend le nom du RPR Bruno Bourg-Broc.

L'essentiel du texte donne aux collectivités

locales la possibilité de financer à la même hauteur que le public les établissements privés sous contrat. Le ministre de l'Éducation natio-

nale monte à la tribune pour justifier l'inscrip- tion du texte en dernière minute et argumenter sur sa nécessité. Une vingtaine de sénateurs socialistes et communistes quittent leur siège et descendent dans l'hémicycle pour porter la contradiction au ministre. Le claquement des pupitres couvre sa voix. La séance doit être suspendue par le président, René Monory. Mais la discussion reprend et dure toute la nuit. La flibuste parlementaire recommence de plus belle avec le dépôt de 6 200 amendements au total. Le mercredi matin à 5 h 30, le texte est adopté. Sur Europe 1, le ministre explique que la situa- tion est devenue « simple et juste ». « Les com- munes, dit-il, avaient le droit de mettre des mil- lions dans des clubs de foot, mais elles n'avaient

LA LOI FALLOUX

L'article 69 de la loi Falloux précise que « les éta- blissements libres peuvent obtenir des com- munes, des départements, des régions ou de l'État, un local et une subvention sans que cette subvention puisse excéder le dixième des dépenses annuelles de l'établissement. » Cet article est le dernier lambeau d'une loi votée en 1850 à l'instigation du comte Alfred de Falloux du Coudray, catholique libéral et ministre de l'Instruction publique et des Cultes, sous Louis Napoléon Bonaparte. À l'origine, cette loi renforce le contrôle du clergé sur l'école, permet la reprise en mains des insti- tuteurs et autorise l'Église à développer ses propres écoles. Lors de son vote, elle fait l'objet d'une bataille parlementaire extrêmement vio- lente. Son plus farouche adversaire à la tribune étant Victor Hugo. Elle fut démantelée en grande partie lors du vote des lois laïques de Jules Ferry (1881-1886). Dans les mêmes années, la loi Goblet interdisait toute participation des collectivités locales en faveur des écoles privées primaires.

pas le droit de mettre un franc dans le toit des écoles. Je ne comprends pas, poursuit-il sur France Inter, que la sécurité de certains enfants soit plus importante que la sécurité d'autres. » Répondant à ceux qui l'accusent de vouloir rallumer la guerre scolaire, il réplique que telle n'est pas son intention et qu'il s'agit là de guerre archaïque. Une proposition d'emprunt à hauteur de 12 millions pour les collectivités locales avec des intérêts bonifiés d'environ 2,5 % accom- pagne le vote du texte.

Outre le fait que les deniers publics financent les écoles privées, la forme même de son adop- tion, - un texte inscrit en dernière minute, un vote au petit matin, des milliers d'amendements qui sont écartés sans être examinés -, choque de nombreux hommes politiques. Dans l'oppo- sition, on considère que le texte a été voté à la hussarde. Le jour même du vote, des parle- mentaires socialistes déposent immédiatement un recours devant le conseil constitutionnel. Le gouvernement donne l'impression de se

préoccuper d'abord de l'école privée, la faisant passer avant le public et sans lui demander la même contrepartie, c'est-à-dire l'obligation d'accueillir tous les enfants. Enfm dans la majo- rité même, certains s'inquiètent de savoir com- ment les collectivités locales dont les finances subissent aussi de plein fouet la crise vont pou- voir s'acquitter de ces nouveaux efforts sans léser l'école de la République. D'autres encore redoutent le retour de la guerre scolaire dont notre histoire offre de nombreux exemples. L'archevêque de Lyon, Albert Decourtray prend ses distances. Il estime que cette réforme enle- vée à la hussarde risque de ranimer cette guerre.

Très vite la riposte des partisans de l'école publique s'organise. Deux jours plus tard, de nombreuses écoles sont fermées, et des mani- festations ont lieu dans toute la France, réunis- sant des dizaines de milliers de personnes.

François Mitterrand déclare que « la forme est choquante ». Il accuse le gouvernement « d'avoir bafoué les droits du Parlement ». C'est le premier accroc sérieux dans une cohabitation tranquille. La rapidité de la réponse du camp laïque est à la hauteur de la rapidité du vote de la loi au Sénat deux jours avant. Elle a surpris le gouvernement. Et déjà, la date du 16 janvier est avancée pour organiser une grande mani- festation nationale.

M UNE CRISE IMPOSSIBLE À DÉSAMORCER

Devant le groupe RPR, Édouard Balladur vou- lant rassurer les partisans du public, annonce la création d'une commission d'enquête sur les bâtiments du public comme du privé.

Le rapport de cette commission présidée par l'ancien président de la Fédération des parents d'élèves de l'école publique (PEEP), le député de Meurthe-et-Moselle Jean-Marie Schléret, devra être remis le 31 mars à l'assemblée. Mais

cela n'empêche pas François Bayrou d'être chahuté de nouveau à la tribune de l'assemblée. Un sondage du Point fait apparaître que 53 % des Français sont prêts à soutenir les organisa- tions qui manifestent contre la réforme de la loi

Falloux. Même le représentant de l'école privée, le père Cloupet, secrétaire général à l'ensei- gnement catholique, redoute comme beaucoup de voir se rallumer la guerre scolaire éteinte par Jack Lang à peine un an plus tôt, lorsque l'État et l'enseignement catholique se sont enfin enten- dus sur le paiement du forfait d'externat que le gouvernement socialiste n'avait pas versé depuis plusieurs années.

Les vacances de Noël ne conduiront pas à la démobilisation du camp laïque, bien au contraire. La gauche compte bien s'appuyer sur cette nouvelle querelle scolaire pour se « refaire une santé ». Elle a là une revanche à prendre puisque la grande manifestation de 1984, - un million de personnes manifestant pour que l'école privée ne soit pas englobée dans un grand service public de l'éducation laïque et unifiée -, avait contribué à la défaite du Parti socialiste aux

élections législatives de 1986. Le gouvernement a donc offert sur un plateau cette occasion de revanche à ses adversaires politiques tout en cristallisant autour de cette affaire les diver-

gences au sein de sa propre majorité. Début janvier, Jacques Chirac, président du

RPR, qui se dit favorable à la révision de la loi, déclare pourtant qu' il « comprend » les réserves sur la procédure suivie. Il propose un plan d'aide à l'enseignement public financé par les privati- sations. Ce coup de griffe à rencontre d'un ministre du CDS, proche d'Édouard Balladur, n'est bien sûr pas innocent. Ces escarmouches entre les deux responsables de la majorité ne feront que croître et amplifier.

Quelques jours après, Édouard Balladur annonce un plan quinquennal pour le public, de 2,5 milliards sur cinq ans. Mais le camp laïque ne désarme toujours pas. Le Comité national d'action laïque (CNAL) estime qu'il s'agit d'une manœuvre pour tromper l'opinion.

Pendant les vacances, la manifestation se prépare malgré cette tentative de contre-feu. Présentant ses vœux à la presse, François Bay- rou tente de faire oublier son faux pas en se pré- sentant comme le défenseur de « l'école de France », mais le concept ne passe pas. Le gou- vernement se trouve dans la situation du pom- pier-pyromane qui n'arrive pas à éteindre le feu.

M DÉMONSTRATION DE FORCE POUR LA LAÏQUE

Dans les jours qui précèdent la manifesta- tion, on peut déjà mesurer l'ampleur de la mobilisation : 80 organisations sont entrées dans le mouvement unitaire.

Soixante-six trains spéciaux, dont une dizaine de TGV, mille quatre-cents cars venant de province ou de banlieue sont déjà réservés. Trois jours avant la manifestation, le Conseil consti- tutionnel invalide une partie de la loi Bourg- Broc, déclare contraire à la Constitution l'article 2, la principale disposition de la loi adoptée le 15 décembre, qui permet aux collec- tivités locales d'aider sans limitation les inves-

tissements des établissements d'enseignement privé. François Bayrou, le 13, puis Édouard Balladur, le 14, renoncent à déposer un nouveau texte révisant la loi Falloux. Mais c'est trop tard pour calmer le jeu.

Malgré ces retraits, 600 000 personnes défilent dans les rues de Paris pour la défense de l'école publique, à l'appel de 112 organisa- tions de gauche, partis, syndicats et asso- ciations. La FEN et la FSU réclament un

examen des problèmes de l'école publique et proposent une loi quinquennale. François Bayrou, le 17 janvier, informe de l'ouverture dès le lendemain « d'assises pour l'éducation », une concertation avec les organisations syndicales et les associations.

Dans la semaine qui suit, les syndicats et les parents d'élèves sont tous reçus rue de Grenelle par le ministre de l'Éducation qui monte lui- même en première ligne pour gérer l'après-crise.

Les syndicats demandent au ministre de tout mettre à plat, la violence, la lecture, la réforme du collège, les carrières des personnels, etc. Mais ils attendent du concret, c'est-à-dire des mesures d'urgence pour la rentrée et une loi de programmation pluriannuelle. À Édouard Bal- ladur, qui les reçoit dans la foulée, ils feront les mêmes observations. Très vite, de part et d'autre se dessine une réelle volonté de dialogue.

Après les premiers entretiens, François Bayrou constitue des groupes de travail comprenant les acteurs du système éducatif :

enseignants, parents, syndicalistes, chefs d'entreprises, intellectuels, représentants de collectivités locales. Il veut proposer aux Fran- çais un nouveau contrat pour l'école. Les travaux commencent à peine quand survient l'affaire du CIP, contrat d'insertion profession- nelle, soit l'instauration d'un « SMIC-jeunes ».

Le CIP est créé fin février. La levée de bouclier est immédiate car ce « SMIC-jeunes » concerne aussi les bacs + 2 (BTS ou DUT). Cette remise en cause de la validité des diplômes délivrés par l'Éducation nationale qui, jusqu'ici, apparaissaient comme un remède anti-chômage, suscitent des réactions de l'ensemble des

syndicats et d'une grande partie de la jeunesse. Durant plus d'un mois, les manifestations se

multiplient à Paris et surtout en province. Le gouvernement finit par retirer le texte. Avec le conflit d'Air France, il s'agit du troisième recul du gouvernement Balladur.

Durant toute cette affaire, le ministre de l'Éducation restera quasi silencieux. Il ne participe pas à la grande concertation avec les jeunes, mise en place sous forme d'un ques- tionnaire aux 15-25 ans (chapitre Contrat d'insertion professionnelle CIP, page 47).

M LES TRAVAUX PRATIQUES DE FRANÇOIS BAYROU

Les jeunes sont dans la rue quand Jean-Marie Schléret remet son rapport : des mesures urgentes doivent être prises dans 330 éta- blissements publics du second degré.

La commission qu'il anime, continue de tra- vailler sur le primaire. François Bayrou, qui a lui-même participé aux différentes rencontres en province dans le cadre de la « Concertation sur l'école », rend ses conclusions au bout de trois mois de consultations tous azimuts. Il fait

155 propositions pour l'école qui seront refor- mulées en juin pour devenir 158 mesures du nouveau « Contrat pour l'école ».

Ces mesures recentrent l'école sur ses mis- sions mais vont aussi de l'avant : priorité à la lecture, instruction civique même en primaire, introduction de langues étrangères et de musique

dès le CEI, redéfinition du collège, avec la sixième pour approfondir les connaissances, réintroduction du latin et du grec... Les syndi- cats d'enseignants, toujours sceptiques, enten- dent enfin le Premier ministre annoncer une loi de programmation pour l'automne.

Les mesures les plus simples et les moins coûteuses entreront en vigueur dès septembre, mais la plupart sont prévues pour 1995. Globa- lement, les syndicats d'enseignants et les fédé- rations de parents les accueillent en posant toujours la même question : avec quels moyens supplémentaires les mettra-t-on en œuvre ?

M LE RÉTABLISSEMENT DU MINISTRE DE L'ÉDUCATION

Dès la rentrée, et pour la première fois dans l'Éducation nationale, les 158 mesures sont imprimées sous forme de brochure et ven- dues en kiosque.

Pour la première fois depuis bien longtemps, la rentrée se passe dans le calme et Le Monde titre même « L'école pacifiée de M. Bayrou ».

Le rétablissement du ministre de l'Éducation

est spectaculaire mais il faut dire qu'il aura dépensé son énergie et son temps sans compter pour reconstruire son image « d'enfant de la Laïque ». Image à laquelle il met une dernière touche au mois de septembre en publiant une circulaire qui incite les chefs d'établissements à interdire le port de « tout signe religieux osten- tatoire » lorsque cela trouble l'ordre scolaire. En octobre, 25 jeunes filles voilées seront exclues des établissements. On découvrira qu'elles sont parfois manipulées par des associations proches des Islamistes, surtout en banlieue.

Contestée par une partie de l'opinion qui considère que l'exclusion accentue la margina- lisation et la non-intégration des jeunes filles portant le voile, les mesures très fermes du ministre de l'Éducation sont l'occasion pour lui d'apparaître comme le défenseur d'une laïcité intransigeante dont il redit qu'elle est un principe fondateur de la République.

Lise Joly ■

DE SESSIONS PARLEMENTAIRES EN RENTRÉES SCOLAIRES

28 juin 1993 : les députés adoptent la révision de l'article 69 de la loi Falloux par 474 voix contre 89. 30 juin : les sénateurs débattent de la loi Falloux. La gauche fait traîner les débats en déposant trois mille amendements. Le texte doit être inscrit à l'ordre du jour de la session extraordinaire du Sénat en juillet pour arriver jusqu'au vote. Le président de la République refuse que le texte soit inscrit à l'ordre du jour de la session extraordinaire. 5 septembre : François Bayrou, le ministre de l'Éducation confie à George Vedel une mission visant à estimer la situation des établissements d'enseignement privé. 9 décembre : la mission Vedel dresse un tableau

alarmant de l'état des bâtiments du privé. La moitié d'entre eux nécessitent des travaux d'urgence en matière de sécurité. 14-15 décembre : au Sénat, la révision de la loi Falloux est définitivement adoptée dans la nuit, au terme d'un débat houleux, par 217 voix pour (RPR- UDF) et 89 voix contre (PS-PC). 16 décembre : les Sénateurs socialistes saisissent le Conseil constitutionnel.

17 décembre : grève dans les établissements publics et manifestations dans toute la France. Le président de la République critique la forme et le fond de la révision. 22 décembre : Édouard Balladur tente de désa- morcer le mécontentement en se déclarant favorable à la constitution d'une commission d'enquête sur la sécurité des établissements aussi bien publics que privés. 4 janvier 1994 : Édouard Balladur annonce un plan quinquennal de 500 millions de francs par an pour l'école publique 13 janvier : le Conseil constitutionnel censure le nouveau texte dans sa partie la plus importante. 16 janvier : 600 000 personnes défilent à Paris pour défendre l'école publique à l'appel de quatre-vingt organisations en majorité de gauche. Le gouver- nement propose une grande concertation sur l'école.

18 janvier : le député de Meurthe-et-Moselle, Jean- Marie Schléret, prend la tête d'une commission chargée d'évaluer les risques et l'urgence en matière de sécurité dans les établissements publics et privés sous contrat. 19 janvier : François Bayrou reçoit les syndicats et les associations de parents d'élèves, rue de Grenelle.

27 janvier : Édouard Balladur reçoit fédérations de parents d'élèves et syndicats d'enseignants ensemble à Matignon. 19 avril : la mission Schléret rend ses premières conclusions. Trois cent trente lycées et collèges du public ont un besoin urgent de travaux de sécurité incendie.

9 mai : après trois mois de concertation, François Bayrou rend ses conclusions, qui prennent la forme de 155 propositions pour l'école. 16 juin : à la Sorbonne, Édouard Balladur vient prêter main forte à son ministre en annonçant qu'en plus des 158 mesures retenues, une loi de programmation serait débattue au Parlement à l'automne.

2 septembre : le ministère vend en kiosque (10 F) une brochure Tout sur la nouvelle école reprenant ses 158 mesures.

8 septembre : le nouveau « contrat pour l'école » introduit pour la rentrée scolaire 1994, les études dirigées dans le primaire, l'expérimentation des nouvelles sixièmes et un baccalauréat rénové.

20 septembre : circulaire du ministre aux chefs d'établissement prônant l'interdiction de « tout signe ostentatoire d'appartenance religieuse ». 30 septembre : le lycée de Goussainville (95) interdit les cours à quatre élèves voilées. 24 octobre : à la suite de l'adoption de la circulaire de François Bayrou interdisant les « signes osten- tatoires » à l'école, depuis le début du mois, se forment des comités de soutien aux jeunes filles voilées dans plusieurs établissements. Au lycée Faidherbe de Lille, neuf élèves voilées sont exclues le 10 et le 24 octobre.

B O S N I E

5 F É V R I E R 1 9 9 4

M a r c h é d e S a r a j e v o : o n d e d e c h o c

a p r è s u n m a s s a c r e

Le tir meurtrier sur le marché de Sarajevo, le 5 février 1994, marque un tournant dans la guerre de Bosnie-Herzégovine, en provo- quant l'entrée en scène de l'Otan et donc des États-Unis qui, suivis par la Russie, rejoi- gnent les Européens au sein du « groupe de contact ». Si les Serbes de Bosnie refusent le nouveau plan russo-occidental, la Yougoslavie l'approuve. Les « Grands » proposent une modification de leur plan de paix qui ouvre la perspective d'une union entre les Serbes de Bosnie et la Yougoslavie. La Serbie de Milosevic, un temps mise au ban des nations, se retrouve ainsi blanchie. L'administration Clinton n'accepte que du bout des lèvres cette stratégie, et offre une levée de l'embargo sur les armes pour aider les forces bosniaques. Une option que refu- sent les Européens, qui menacent en retour de retirer leurs « casques bleus » et d'aban- donner les populations civiles. Au risque d'embrasement de la région, ils préfèrent une solution de compromis.

m OCCIDENTAUX ET RUSSES AU PIED DU MUR

Samedi 5 février, vers midi et demi, un obus s'abat sur le marché de Markale au cœur de Sarajevo, près de la cathédrale. On relève 68 morts et quelque 200 blessés.

Corps déchiquetés, lambeaux de chairs épar- pillés, blessés évacués sur les toits de tôle des étals transformés en brancards improvisés...

Parmi la foule qui profitait de cette journée plu- tôt calme dans la capitale assiégée, pour aller au ravitaillement, c'est l'hécatombe. Ce bilan, le plus lourd depuis le début du conflit, et les scènes insoutenables qui font l'ouverture des journaux télévisés du monde entier et la une de la presse, provoquent un choc dans une opinion, pourtant résignée à voir ces images d'une guerre à laquelle les civils paient le plus lourd tribut.

Ce carnage - comme la chute d'obus serbes qui, la veille, dans une file d'attente a fait dix morts, ou encore, deux semaines auparavant, a tué six enfants alors qu'ils faisaient de la luge - intervient dans une zone dite de « sécurité » par les Nations unies. Laisser se perpétrer, sans réagir, de tels actes dans un « sanctuaire » de la communauté internationale, achèverait de ruiner la crédibilité de l'ONU.

Déjà, des « casques bleus » venus prêter main forte aux sauveteurs sur le marché, se font expulsés par les Sarajéviens. Pour ces derniers, les « soldats de la paix » ne sont là que pour rendre plus supportables les conditions de leur agonie. Le 5 février 1994, le reste du monde par- tage ce sentiment. L'impuissance de l'ONU déconsidère aussi, et pas seulement aux yeux de leurs opinions publiques, les puissances occi- dentales qui prétendent prendre en main les des- tinées du monde depuis l'effondrement du camp soviétique. D'autant que celles-ci ont engagé la parole de l'Alliance atlantique, en promettant l'aide de son aviation à l'ONU, en cas de besoin.

Leur volonté de faire cesser les déboires des forces onusiennes se limitait jusqu'alors à des déclarations d'intention. La polémique sur l'origine du tir meurtrier, laisse penser un temps qu'on en reste là. Puis, s'impose l'idée que l'identification des coupables est secondaire et qu'il faut s'attaquer à la source du mal, c'est- à-dire au siège imposé à la capitale depuis avril 1992 par les Serbes, qui rendent possible la tuerie. La France défend ce point de vue. Depuis plusieurs semaines, elle se fait l'avocat de la fermeté auprès de ses quinze partenaires de l'Otan. Les négociations de paix à Genève (reprises à son initiative et à celle de l'Alle- magne, et approuvées par l'Union européenne) s'enlisent.