l'actualité de l'Épistémologie historique

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Revue d'histoire des sciences L'actualité de l'épistémologie historique / The topicality of historical philosophy of science M Vincent Bontems Citer ce document / Cite this document : Bontems Vincent. L'actualité de l'épistémologie historique / The topicality of historical philosophy of science. In: Revue d'histoire des sciences, tome 59, n°1, 2006. pp. 137-147. doi : 10.3406/rhs.2006.2271 http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2006_num_59_1_2271 Document généré le 01/10/2015

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Épistémologie Historique

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Revue d'histoire des sciences

L'actualité de l'épistémologie historique / The topicality of historicalphilosophy of scienceM Vincent Bontems

Citer ce document / Cite this document :

Bontems Vincent. L'actualité de l'épistémologie historique / The topicality of historical philosophy of science. In: Revue

d'histoire des sciences, tome 59, n°1, 2006. pp. 137-147.

doi : 10.3406/rhs.2006.2271

http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2006_num_59_1_2271

Document généré le 01/10/2015

de l'épistémologie historique

« La cité scientifique, dans la période contemporaine, a une cohérence rationnelle et technique qui écarte tout retour en arrière. L'historien des sciences, tout en cheminant le long d'un passé obscur, doit aider les esprits à prendre conscience de la valeur profondément humaine de la science d'aujourd'hui. »

Gaston Bachelard, L'actualité de l'histoire des sciences, Revue du palais de la Découverte, 1 8/1 73 (1 951 ).

Le monde scientifique a célébré en 2005 le centenaire des articles d'Albert Einstein qui ouvrirent la voie à une « nouvelle physique ». Mais 1 905 fut aussi le point de départ de la cristallisation de la plupart des traditions épistémologiques contemporaines. Ce « tremblement de concepts », selon la belle expression que Bachelard emprunte à Nietzsche \ obligea les métaphysiques et les théories de la connaissance du XIXe siècle à réviser des évidences sédimentées qu'elles pensaient immuables. Dès lors que cet impératif de rectification s'imposa à la philosophie des sciences, le néokantisme allemand, l'historicisme italien, le rationalisme français, l'empirisme et le logi- cisme anglais, le pragmatisme américain et leurs hybridations rivalisèrent pour affirmer leur solidarité avec le progrès accéléré des conceptions physiques. C'est dans ce creuset qu'émergea l'épistémologie « bachelardienne ». Il ne s'agissait point d'une entreprise solitaire : Albert Lautman et Jean Cavaillès comptent au nombre de ses disciples. Et bien qu'identifiée comme epistemologie « française », elle débordait largement l'horizon national, comme en attestent la constance et la densité des relations avec la philosophie italienne (Federigo Enriquès) ou suisse (Ferdinand Gonseth). L'épistémologie bachelardienne ne représentait pas davantage un commencement absolu, mais le renouveau d'une collaboration interdisciplinaire entre philosophie et histoire, amorcée avant la première guerre mondiale (non sans

* Vincent Bontems, Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (cirst), Université du Québec à Montréal (uqàm), Case postale 8888, Succursale centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3P8 Canada.

1 - Gaston Bachelard, La dialectique philosophique des notions de la relativité, in L'Engagement rationaliste (Paris : PUF, 1972), 120.

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tension de part et d'autre), qui marqua durablement de son empreinte le paysage intellectuel européen.

Le congrès Descartes de 1937 2 représente sans doute l'apogée de la confrontation entre toutes les tendances européennes de la philosophie des sciences : outre les philosophes déjà cités, y étaient présents Léon Brunschvicg, Rudolf Carnap, Hans Reichenbach, Otto Neurath, Moritz Schlick, Alfred Tarski, Cari Hempel ainsi que de nombreux scientifiques de renom. Ce fut aussi le moment où fut consommée la rupture entre l'épistémologie historique et le positivisme logique. La séparation hermétique ultérieure entre la tradition continentale et ce qui allait devenir la philosophie analytique s'origine ainsi dans une divergence de programmes de recherche que le climat intellectuel de l'après-guerre, dominé par la volonté d'amorcer un recommencement radical, ne permit guère d'interroger.

Tandis que le positivisme logique d'origine viennoise s'acclimatait aux États-Unis et colonisait ses universités, l'épistémologie bachelar- dienne, relayée par la figure déterminante de Georges Canguilhem, devint hégémonique en France et influença en profondeur le style de la philosophie des sciences et des techniques (Gilbert Simondon) tout comme les disciplines qui s'autonomisaient vis-à-vis d'elle (ainsi la sociologie de Pierre Bourdieu réclama le bénéfice d'une « rupture épistémologique » contre la philosophie académique). Aux États-Unis, les résistances à l'anhistorisme des analyses logiques se traduisirent плг une radicalisation progressive de la sociologie des sciences qui ipandonna le programme classique (Karl Mannheim, Karl Robert Merton) au profit d'approches plus « relativistes » susceptibles d'assurer l'autonomie de la discipline vis-à-vis des revendications de scien- tificité des modèles logiques. L'alliance stratégique au sein de l'École normale supérieure entre l'épistémologie et la philosophie marxiste de Louis Althusser engendra entre-temps en France cet étrange dérivé que fut la notion de « coupure épistémologique » (absente du corpus bachelardien), censée justifier la scientificité de la « science historique », dans un mouvement de démarcation vis-à-vis du diamat soviétique, qui ne fut guère compris hors de nos frontières et accrut le malentendu entre les deux rives de l'Atlantique. En l'absence de traductions réciproques 3, ce fossé ne cessa de croître et lorsque l'université française s'ouvrit enfin aux influences américaines, ce ne fut point pour renouer le dialogue interrompu mais dans une optique de confrontation idéologique sur fond de conflictualitégénérationnelle.

2 - Sur le congrès Descartes : Charles Alunni et Éric Brian, La mémoire des gestes de science et ses enjeux, in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 1 41 -1 42 (2002), 1 27-1 34.

3 - Comme le montrent les actes du colloque organisé par le Centre Gaston Bachelard à Dijon en 1998, Gaston Bachelard dans le monde (bibliogr.), la réception de l'épistémologie et de la poétique bachelardiennes est très inégale, et en ce qui concerne le public anglo-saxon, qui ne connaît souvent de l'épistémologie bachelardienne que le Nouvel esprit scientifique (traduit en 1 985, la traduction de La Philosophie du non date de 1 968), elle est parfois superficielle : le travail de Christina Chimisso constitue même une régression par rapport à ceux de Mary Tiles.

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Symptomatiquement, quand la sociologie des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn se fit connaître dans les années 1 970, elle fut à la fois accueillie comme une variante exotique de l'épistémologie historique (certains pensant retrouver dans les changements de paradigmes la récurrence des ruptures épistémologiques) et dénoncée comme une entreprise irrationaliste. La diffusion de la philosophie analytique anglo-saxonne dans les années 1980 produisit des réactions tout aussi contrastées : elle fut célébrée comme un renouveau radical, qui purgeait la philosophie continentale de son indécrottable caractère métaphysique, et perçue dans le même temps comme une menée impérialiste et liquidatrice. Pourtant, l'originalité des recherches logiques de Jean Nicod dans l'entre-deux-guerres aurait suffi à démontrer que le contraste entre philosophie continentale et philosophie anglo-saxonne ne résultait pas uniquement de la différence des outils intellectuels. Il est vrai que l'amnésie se trouvait aussi du côté de la source : qui se souvenait que les premiers recueils destinés à promouvoir la philosophie du cercle de Vienne aux États-Unis, comme l'anthologie publiée par May Brodbeck et Herbert Feigl - Readings in the philosophy of science (New York : Appleton-Century-Frofts, Inc., 1953)-, faisaient encore la part belle à des auteurs tels qu'Henri Poincaré, Ernst Cassirer ou Norman Campbell ? Avec l'essor de la philosophie analytique en France dans les années 1990, on assista donc à un véritable changement de régime et à une crise de l'épistémologie historique, accusée d'avoir isolé l'université française de la « vraie » philosophie des sciences, voire, en dépit des évidences, d'avoir nourri dans son sein les détournements postmodernes de la science dénoncés lors de « l'affaire Sokal ». Menacée, la philosophie française alla, une fois de plus, se replier vers l'histoire de la philosophie et abandonna le terrain aux émules de la philosophie analytique et aux variantes françaises du fameux « programme fort » de David Bloor. Toutefois, en ce début de xxie siècle, on assiste à un regain d'intérêt envers l'héritage conceptuel de l'épistémologie historique, ce dont témoigne une série de parutions (ainsi qu'en Italie et aux États- Unis 4) sur la doctrine et la postérité de Bachelard, dont nous ne considérerons ici qu'un échantillon.

En premier lieu, il faut saluer la réédition en 2002 du mémoire de maîtrise de Dominique Lecourt, L'Épistémologie historique de Gaston Bachelard (bibliogr.), qui fut, en 1969, l'acte de baptême de cette epistemologie spécifiquement historique. Jean Gayon rapporte, dans « Bachelard et l'histoire des sciences » - in Bachelard et

/'epistemologie française (bibliogr.) -, que la première réaction de Canguilhem, le directeur de maîtrise, fut de corriger pareille dénomination : « Non. Pas : epistemologie historique, mais histoire épistémologique » (p. 53). Preuve s'il en est que l'invention du label, dont l'évidence ne

4 -Voir la bibliographie finale. Dans la suite du texte, les ouvrages référencés dans cette bibliographie finale seront signalés par l'abréviation (bibliogr.).

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fait plus doute pour personne, même si ce qu'il recouvre est parfois méconnu et mobilisé de façon contradictoire, était alors, en des temps de distinction disciplinaire plus ferme, un geste philosophique décisif. Gayon observe avec justesse que ce renversement précise assez bien la différence entre l'œuvre de Bachelard, dont le travail proprement historique se réduit à un seul ouvrage (Étude sur révolution d'un problème de physique : La propagation thermique dans les solides, 1 928), et celle de Canguilhem pour qui l'histoire des sciences relevait directement de la philosophie, selon une perspective positiviste héritée d'Auguste Comte. Les quelques pages que Lecourt consacre, en postface à cette onzième édition, au contexte idéologique et théorique, éclairent les motifs de son travail. Il s'agissait justement d'établir que la philosophie bachelardienne s'inscrivait, avec sa cohérence propre, dans cette tendance de fond de l'épistémologie française à privilégier la perspective historique face aux thèses anhistoriques du positivisme logique, mais ne pouvait se réduire à une rhétorique de la scientificité historique, qui posait au moins autant de problèmes qu'elle n'en résolvait au sein de la philosophie marxiste.

Les acquis épistémologiques de ce travail d'exégèse sont nombreux et très clairement exposés. La première partie (« Reconnaissances ») analyse l'engagement bachelardien de la réflexion philosophique au cœur des sciences, qui coordonne « matérialisme rationnel » et « rationalisme appliqué ». Bachelard décrit à partir de cette dualité centrale une configuration polarisée du champ de la philosophie des sciences en mesurant le déplacement « réaliste » ou « idéaliste » des enjeux scientifiques opéré par les différentes appropriations philosophiques. La seconde partie (« Les nouvelles problématiques ») caractérise la transformation que cet engagement fait subir aux concepts philosophiques eux-mêmes, mettant l'accent sur le dynamisme d'une philosophie ouverte, transitoire, animée d'une « dialectique » qui ne saurait se réduire à un jeu de thèses philosophiques parce que constamment travaillée par le décentrement phénoménotech nique de la problématique ontologique. La troisième partie (« Re-travail des concepts ») met en évidence ce qui fait l'originalité de la mobilisation de l'histoire des diverses sciences par Bachelard, i.e. le concept de récurrence. Enfin, l'ouvrage s'achève par un relevé systématique des occurrences des concepts principaux. Bien qu'il ne constitue nullement une exposition exhaustive, ce petit livre demeure la meilleure introduction synthétique à l'œuvre.

Dans une perspective introductive, cette fois analytique, il faut signaler aussi Le Vocabulaire de Bachelard de Jean-Claude Pariente, paru en 2001 dans la collection que dirige Jean-Pierre Zarader (bibliogr.). Forcément lacunaire en raison du nombre limité des entrées, cette présentation se heurte à une difficulté propre à l'exercice : restituer à travers la définition d'un vocabulaire, la « révolution sémantique permanente » entreprise par Bachelard en philosophie sur le modèle de

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celle qu'il détecte au sein des sciences. Ainsi les définitions de « phénoménologie » et de « technique » illustrent finalement le déplacement conceptuel de l'ontologie vers la phénoménotechnique. La définition de la « dialectique » met en évidence la mise en œuvre de la récurrence conceptuelle au sein de la philosophie du non. Le « rationalisme » se transforme immanquablement en surrationalisme et le « réalisme » laisse transparaître l'obstacle épistémologique du sub- stantialisme. Sous couvert d'établir un lexique traditionnel, l'auteur a donc tenté de restituer les glissements d'une pensée qui procède souvent par détournement du langage philosophique et ne se laisse en aucun cas piéger par le statisme de mots chosifiés. Comme le concède d'entrée Pariente : « La seule façon d'être fidèle à Bachelard (1884- 1962) serait de prolonger son geste en se mettant à la hauteur des derniers développements et des dernières interrogations de la connaissance » (p. 3). L'ambition de ce petit livre est plus modeste, il vise à présenter l'élaboration des concepts de façon graduée, à travers l'étude d'un tout petit nombre de termes, en accompagnant le lecteur dans la découverte de la richesse et de la complexité de ramifications qu'il ne peut que suggérer. Il donne aussi un rapide aperçu du vocabulaire de la psychanalyse de l'imaginaire.

Le collectif coordonné par Jean-Jacques Wunenburger, Bachelard et /'epistemologie française (bibliogr.), vise explicitement à évaluer les acquis épistémologiques du renouvellement impulsé par la pensée du philosophe de Bar-sur-Aube. Le caractère inclassable de sa doctrine explique peut-être « le relatif insuccès de son epistemologie dans les débats récents en histoire et en epistemologie des sciences mais aussi probablement les riches potentialités de son apport qui éclaire à la fois la permanence d'une tradition française du discours sur les sciences, et son "retour" régulier sur la scène internationale et donc son actualité intemporelle » (p. 11). La brève contribution de François Dagognet, « Sur une seconde rupture », défend la thèse selon laquelle la théori- sation de la rupture épistémologique se scinde elle-même en deux époques : les études de l'entre-deux-guerres justifient la rupture avec le sens commun par le contrôle mutuel qu'exercent entre eux les scientifiques, tandis que les ouvrages d'après-guerre (Le Rationalisme appliqué, 1 949 ; L'Activité rationaliste de la physique contemporaine, 1 951 ; Le Matérialisme rationnel, 1 953) concentrent leurs analyses sur la surveillance qu'exerce la conscience de soi démultipliée du chercheur. Cette élévation à la puissance de la reflexivitě permet à la conscience du scientifique de contrôler les résultats en fonction des hypothèses, puis les hypothèses en fonction de la méthode, puis enfin de mettre à l'épreuve la méthode elle-même. Elle est analysée comme une forme de catharsis. Même si on doit tempérer la partition qu'instaure l'auteur entre les deux périodes (le thème de la « cité scientifique » est encore mis en avant dans la célèbre conférence « Actualité de l'histoire des sciences » prononcée au palais de la Découverte en 1951), ce qu'entend rappeler avec force Dagognet, c'est la portée

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pédagogique de V application dans l'épistémologie de Bachelard. Il la résume en trois thèses : il n'est pas de science sans pédagogie ; le processus de dépsychologisation fait partie intégrante des faits scientifiques ; et la science s'accomplit toujours à travers la réalisation phénoménotechnique.

Dans « Figures de la dialectique », Wunenburger s'attaque au difficile problème de la refonte du philosophème « dialectique ». Tout comme Pariente, il note la liberté des emprunts à la tradition (Octave Hamelin, Hegel et Marx) et la réorientation significative du terme vers une relativisation rigoureuse (telle que le passage de la géométrie euclidienne à la famille des geometries non-euclidiennes). Il rappelle à ce propos la définition que donne Canguilhem : « Ce que Bachelard nomme dialectique c'est le mouvement inductif qui réorganise le savoir en élargissant les bases, où la négation des axiomes n'est qu'un aspect de leur généralisation [...] la dialectique [...] désigne une conscience de complémentarité et de coordination des concepts dont la contradiction logique n'est pas le moteur. » (Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard, in Études d'histoire et de philosophie des sciences, cité p. 42.) Puis il élargit le champ de l'enquête aux usages métapoétiques de la notion que Bachelard identifie à l'opération inverse des juxtapositions rationnelles : « Le mouvement est inverse des dialectiques de juxtaposition aux dialectiques de superposition. » (La Terre et les rêveries du repos, cité p. 48.) Wunenburger observe alors que le terme est finalement impropre pour désigner les opérations que le philosophe entend mettre en correspondance : « Bachelard prête trop ou pas assez de signification à la dialectique » (p. 49). Certes, le détournement fonctionne en lui-même comme un indicateur de la pédagogie bachelardienne, et l'impropriété calculée qui s'attache au terme fait partie de son sens, mais l'on peut se demander avec l'auteur si « Bachelard n'a pas manqué lui-même d'audace à rectifier suffisamment son concept » (p. 50) en demeurant prisonnier du vocabulaire, sinon du paradigme, de la dialectique.

La mise au point que propose Gayon, dans « Bachelard et l'histoire des sciences », est utile pour disqualifier une stratégie qui consiste à prendre pour repoussoir « l'histoire des sciences à la Bachelard » pour promouvoir tel ou tel paradigme sociologique ou historique censément révolutionnaire. Certains écrits de Canguilhem et de Bachelard lui-même ont pu nourrir le cliché d'un Bachelard « historien des sciences ». Mais il démontre, textes et relevés systématiques à l'appui, que la coordination entre l'épistémologie et l'histoire des sciences ne prétend nullement définir le programme intégral et exclusif de toute recherche historique. Il souligne que le philosophe se refuse à circonscrire ses objets dans l'horizon délimité d'une étude historique. Même La Valeur inductive de la relativité, centrée autour des théories d'Einstein, constitue davantage une méditation philosophique qu'un travail d'historien. Certes les titres entretiennent l'ambiguïté, mais la méthode

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bachelardienne se sépare résolument du procédé de l'argumentation historique mis à l'honneur par Brunschvicg. L'histoire des sciences mobilisée est toujours une histoire reconstruite « à la lumière récurrente de... ». Ce qui explique les accusations de retrospection illusoire. « Présentiste », le philosophe l'est au sens où le présent éclaire le passé, mais il met en garde contre « des rationalisations qui attribuent un sens prématuré à des découvertes passées 5 », distinguant clairement entre la tâche de l'historien, qui éclaire son objet à la lumière des connaissances actuelles mais évite de les projeter dans les conceptions du temps, et celle du philosophe, qui s'empare de l'histoire des sciences en tant qu'elle est une histoire du progrès révélant ce que les hommes de science du passé « auraient dû penser ». Cette distinction entre l'histoire reconstruite et l'histoire réelle des mentalités et des sociétés entraîne évidemment un défaut de symétrie dans l'explication : les causes externes sont toujours des causes d'erreur et jamais de progrès. On ne peut guère contester que l'histoire mobilisée par l'épistémologue soit toujours l'histoire d'un progrès autonome : « Dans le genre d'histoire des sciences qu'il met ainsi en œuvre, il n'y a aucune place pour des éléments de contexte intellectuel » (p. 71). Bachelard s'oppose nettement à Alexandre Koyré. Mais cette histoire s'attache néanmoins à décrire les répercussions du progrès sur l'organisation générale du psychisme : « [...] ces révolutions relatives [...] sont synchrones de révolutions générales. » {Le Nouvel esprit scientifique, cité p. 82). S'il y a un caractère épistémologique normatif qui intervient de manière récurrente, il ne réside pas dans une contrainte exercée sur l'historien du passé, mais correspond à l'ouverture inconditionnelle à la valeur d'avenir de la science : « [...] il lui était essentiel que la science fût par excellence la dimension de l'existence humaine la plus ouverte sur la "nouveauté" » (p. 91 ). Ce qui caractérise Bachelard n'est alors pas tant sa conception progressiste de l'histoire, alors largement répandue, que le traitement épistémologique qu'il lui applique : « [...] le concept bachelardien de "rupture" implique que le progrès des connaissances scientifiques se fasse toujours, et à toute échelle historique, par saccades » (p. 81).

Pour mieux comprendre l'utilité que la méthode de l'épistémologie historique pourrait avoir pour une analyse sociologique des faits scientifiques, il faut se reporter à la contribution d'Yves Gingras, « Mathématisation et exclusion : Socio-analyse de la formation des cités savantes ». Le sociologue canadien commence par rendre hommage aux formules heureuses du philosophe (« cité savante », « union des travailleurs de la preuve », etc.) qui définissent encore assez bien l'objet d'une sociologie rigoureuse des sciences. Il rend raison ainsi des critiques caricaturales comme de la révérence futile que la « nouvelle sociologie des sciences » exprime à l'égard de Bachelard : « [...] son intérêt exclusif pour la "coupure épistémologique" (sic) l'empêcha

5 - Gaston Bachelard, L'Engagement rationaliste (bibliogr.), 143.

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d'entreprendre une recherche de nature sociologique sur la science, même si beaucoup de remarques sur la science ont un plus grand poids lorsqu'elles sont replacées dans un contexte sociologique. » (La Vie de laboratoire : La production des faits scientifiques, cité p. 116.) Pour qu'une telle déclaration ait une portée méthodologique, il faudrait ne pas se contenter de remplacer une approche par une autre, mais tenter, comme G ingras y invite, de « compléter la psychanalyse de la pensée par une étude des effets proprement sociaux de la mathématisation de la physique » (p. 117). Cette option, défendue à partir des travaux de Pierre Bourdieu sur « Le champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », consiste à montrer que la mathématisation progressive de la physique correspond à une hausse du coût d'entrée dans le champ de la discussion légitime, refoulant ainsi les non- mathématiciens, qui n'ont d'autres choix que d'exprimer leurs opinions dans des publications moins spécialisées. Cette frustration sociale se laisse lire, pour ainsi dire en creux, dans les analyses que Bachelard consacre à la « critique » de Newton par Jean-Paul Marat. Et ce creux de l'incompréhension peut néanmoins être restitué comme plein à travers la correspondance de Michael Faraday et de James C. Maxwell : le dernier philosophe de la nature à apporter une contribution décisive à la physique sans formation mathématique se sent dépossédé par celui qui allait devenir un modèle pour Einstein et les physiciens modernes. Pour comprendre la rupture épistémologique comme fait social, il faut donc développer l'analyse sociohistorique des institutions scientifiques en relation avec l'évolution de la formation scientifique dont Bachelard a si bien cerné l'esprit, « car ce sont ces institutions qui assurent l'homogénéité (relative) de la cité savante en inculquant, par l'action pédagogique, des habitus scientifiques, c'est-à-dire des schemes générateurs de pratiques, de perception et d'évaluation des pratiques propres à un champ à un moment donné de son histoire » (p. 150).

Avec « La lecture bachelardienne de la relativité (Bachelard et Meyer- son) », Daniel Parrochia, dont l'ouvrage Les Grandes révolutions scientifiques du XXe siècle constitue l'un des essais les plus brillants de réactualisation de l'épistémologie bachelardienne, entreprend la réévaluation de La Valeur inductive de la relativité (ouvrage méconnu car inexplicablement jamais republié) à la lumière des développements actuels des théories relativistes. Il prolonge ainsi, peut-être à son insu, le travail entrepris depuis 1999 par Charles Alunni dans la Revue de synthèse (bibliogr.), notamment avec « Relativités et puissances spectrales chez Gaston Bachelard » qui traite aussi du thème de l'induction chez Bachelard et de ses relations avec Emile Meyerson et qui est à ce jour la meilleure étude du destin singulier du livre de 1929. Entre ces deux retours au texte, les interférences constructives sont nombreuses. La référence à la théorie de la relativité d'échelle de Laurent Nottale permet ainsi à Alunni de souligner la puissance spéculative du principe de relativité et à Parrochia d'éclairer le rôle d'Henri Poincaré dans

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la formulation des hypothèses relativistes. La méthode d'exposition diffère en revanche : pour comprendre la « valeur inductive » que Bachelard oppose à l'interprétation meyersonienne de la relativité, Parrochia introduit d'abord l'acception classique de l'induction comme inference logique à partir de l'expérience, puis la corrige en passant à l'induction algébrique, pour aboutir à la conclusion que « la Nature contient des lois mais qu'elle les reçoit, et "qu'elle les reçoit successivement, conformément à un plan qui s'enrichit à chaque pas" : tel est le véritable sens de l'induction relativisté, et l'expérience, au départ en tout cas, y a, au fond, peu de place » (p. 1 74). En faisant fond directement sur les textes de Bachelard et d'Einstein qui réfèrent explicitement « induction » à l'induction électromagnétique, Alunni privilégie quant à lui la fonction polémique de l'épistémologie et met en scène l'induction elle-même. Ils ont encore en commun de souligner que la philosophie oies sciences ne se conçoit selon Bachelard qu'à la condition que le génitif soit à la fois subjectif et objectif : il ne s'agit pas seulement du discours de la philosophie sur la science mais surtout de l'action de la science sur la philosophie. Le mouvement de la science produit des effets inductifs dans le champ de la philosophie : « Du pan-mathématisme {sic) de la pensée relativisté, Bachelard induisait spécifiquement qu'il était possible de concevoir tout phénomène à expliquer philosophiquement comme une fonction mathématique de plusieurs variables, lesquelles ne pouvaient être séparées et placées dans une évolution indépendante que de manière artificielle » (p. 175).

Comment de tels effets se laissent-ils évaluer dans un va-et-vient entre le point de vue de l'épistémologue, entraîné à la suite du mobile scientifique, et celui du philosophe, enraciné dans un sol transcendan- tal ? C'est ce qu'étudie Bernard Barsotti dans « "Le non-kantisme" de Bachelard : Vers le sens transcendantal de la rupture épistémologi- que » ainsi que dans Bachelard critique de Husserl : Aux racines de la fracture épistémologie/phénoménologie (bibliogr.). Ce livre, fouillé et méthodique, mériterait une analyse approfondie qui dépasse les dimensions de la présente recension. Il comble un vide dans les études sur les auteurs concernés et son index des notions phénoménologiques dans le corpus bachelardien est un outil précieux. Éric Brian a souligné par ailleurs, dans « Surrationalisme et logique du rationalisme » (in Revue de synthèse, Objets d'échelles- bibliogr.), le parallélisme des motivations du « surrationalisme » de Bachelard et de l'« Ůberrationa- lismus » d'Husserl. Barsotti entend, lui, rétablir la norme conceptuelle détournée par Bachelard dans le moment même où il en analyse l'appropriation. Il en va de même dans son étude du « non-kantisme », qui apparaît à certains comme une régression platonisante (l'auteur prenant le risque de citer Paul Chanier, l'un des plus indigents commentateurs de Bachelard), et à d'autres comme une dénaturation des « choses en soi » identifiées aux idéalités mathématiques. S'appuyant sur d'excellentes analyses de Mary Tiles - Bachelard : Science and

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objectivity (Cambridge : Cambridge University Press, 1 984) -, Barsotti esquisse « une compréhension transcendantale du projet bachelar- dien » (p. 1 89). Le « non-kantisme » se veut au kantisme ce que la géométrie non-euclidienne est à la géométrie euclidienne, c'est-à-dire un « transcendantal plus puissant» (p. 209). S'il apparaît comme opposé à la dissolution du synthétique opérée par Rudolf Carnap et Hans Reichenbach, c'est que Bachelard ne sacrifie pas la question « d'une ontologie des phénomènes » (p. 1 91 ) au moment même où il engage une « refonte corrélative des intuitions et des concepts mathématiques » (La Philosophie du non, cité p. 193). Aussi faut-il prendre au sérieux la « synthèse » dont se réclame Bachelard. Le « kantisme de seconde approximation » ouvre la voie aux interprétations néokantiennes de la microphysique et c'est à une réconciliation que nous invite Barsotti en montrant que « ce qui est essentiellement en fonction dans le transfert d'apodicticité de l'entendement à l'objet, c'est l'activité opératoire comme production de l'intuition - non comme réception » (p. 202). La nouménologie mathématique laisserait-elle à l'entendement sa fonction d'auteur des lois de la nature, qui ne concernait que les phénomènes dans le système kantien ? Cette interprétation sous-estime sans doute l'importance de l'autre pôle ontologique, à savoir, une fois de plus, la phénoménotechnique.

Enfin, ce tour d'horizon ne serait pas complet si on ne mentionnait pas le travail « récurrent » des Cahiers Gaston Bachelard, dont le dernier numéro est justement consacré à Bachelard et la physique, et des numéros de la Revue de synthèse issus de la collaboration entre le Centre de synthèse et le laboratoire « Pensée des sciences » de l'École normale supérieure, qui ont traité du « profil épistémologique », assurément einsteinien et « surrationaliste » de la théorie de la relativité d'échelle de Laurent Nottale, ou des travaux de l'épistémologue suisse, Ferdinand Gonseth, autre promoteur de l'épistémologie historique. À travers ces travaux contemporains s'affirme non seulement l'intérêt des historiens pour la philosophie des sciences, mais aussi la valeur inestimable de l'œuvre bachelardienne pour fonder une epistemologie de l'épistémologie qui permette de s'orienter dans les débats de notre temps.

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Bibliographie

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Alunni Charles et Brian Éric (dir.), 2001, Objets d'échelles, Revue de synthèse, tome 122, 4e série, n° 1 (janvier- mars). 2005, Sciences et philosophie au XXe siècle : L'École de Zurich et le programme surrationaliste, Revue de synthèse, tome 1 26, 5e série, n° 2.

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Revue d'histoire des sciences | Tome 59-1 | janvier-juin 2006 1 47