guerre et exterminations à l’est - numilog

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

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DU MÊME AUTEUR

Le Parti catholique alsacien, 1890-1939. Du Reichsland à la Républiquejacobine, Paris, Ophrys, 1982.

Gustave Stresemann (1878-1929). De l’impérialisme à la sécurité collec-tive, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, collection « LesMondes germaniques », 1996.

L’Aigle et l’Ours. La politique russe de l’Allemagne de Bismarck à Hitler(1871-1945), Berne, Peter Lang, 2001.

Guillaume II d’Allemagne, Paris, Fayard, 2003.L’Allemagne de Weimar, 1919-1933, Paris, Fayard, 2007.Les Alsaciens et le Grand Tournant de 1918, Strasbourg, L’ami

hebdo/MEDIA, collection « L’Alsatique de poche », 2008.Clergé catholique et politique en Alsace (1871-1940), Strasbourg, Presses

universitaires de Strasbourg, collection « Études alsaciennes et rhé-nanes », 2014.

L’Allemagne et les allemands en guerre. 1914-1918, Paris, Hermann,2016.

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CHRISTIAN BAECHLER

GUERRE ET EXTERMINATIONS

À L’EST

Hitler et la conquête de l’espace vital1933-1945

TEXTO

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Texto est une collection des éditions Tallandier

© Éditions Tallandier, 2012 et 2019 pour la présente édition48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris

www.tallandier.com

ISBN : 979-10-210-4335-0

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À la mémoire de Jean Dauga

Barzan, septembre 2011

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SOMMAIRE

Introduction .............................................................................. 15

CHAPITRE PREMIER. – L’Allemagne et l’Europe orientale en 1933 : héritage et perceptions........................................... 21Les fondements historiques des relationsentre Allemands et Slaves ........................................................ 22

Le peuplement allemand en Europe centrale et orientale, 23– Le mouvement des nationalités et les relations entreAllemands et Slaves, 26 – Le mythe du Drang nach Osten,31 – La Prusse et la minorité polonaise, 34.

Les stéréotypes des Slaves en Allemagne ............................... 41Une image globalement négative, 41 – Les stéréotypes duPolonais, 43 – La Russie et les stéréotypes du Russe, 45.

Hitler et l’Europe orientale ...................................................... 54

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L’idéologie hitlérienne, 54 – La place de la Russie, 59.

CHAPITRE II. – La politique orientale de Hitler : de la « révolution diplomatique » aux coups de force, 1933-1939............................................................................................ 67Les méthodes de Hitler en politique extérieure .................... 69

La « révolution diplomatique » en Europe, 1933-1936/7.... 73Le réarmement allemand, 74 – Le pacte germano-polonais,77 – La prise de distance avec l’URSS, 79 – La remilitari-sation de la Rhénanie en mars 1936, 82.

Les coups de force en Europe centrale, 1937-1939 .............. 84Les réflexions de Hitler sur son programme, 84 –L’Anschluß, 89 – La destruction de la Tchécoslovaquie, 91.

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

Le renversement des alliances, 1938-1939 ............................ 99L’échec de l’alliance avec la Pologne, 99 – La course àl’alliance soviétique, 104.

La guerre et le partage de la Pologne.................................... 109Le programme de Hitler, 110 – La « guerre éclair » contrela Pologne, 112 – Le quatrième partage de la Pologne, 113.

CHAPITRE III. – La Pologne, terrain d’expérimentationde la politique nazie, 1939-1944............................................ 117Les caractères spécifiques de la guerre contre la Pologne... 117

La préparation psychologique de la troupe, 118 – La psy-chose du franc-tireur, 121 – Le traitement des prisonniers deguerre, 126.

La destruction de la nation polonaise et la politique juive.... 127La formation des groupes d’intervention, 128 – L’actiondes groupes d’intervention pendant les opérations mili-taires, 131 – Le programme de refoulement des Juifs, 134.

Protestations et abdication de l’armée .................................. 138Les protestations pendant la campagne de Pologne, 138 – Lesprotestations après l’instauration de l’administration civile,144.

Le laboratoire de la politique raciale national-socialiste ... 154La définition d’une politique, 154 – Himmler, commis-

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saire du Reich pour la consolidation de l’ethnie alle-mande, 156 – L’heure des experts de la Raumforschung etde l’Ostforschung, 159.

La politique de germanisation des territoires incorporés ... 165L’organisation administrative des territoires incorporésau Reich, 165 – La définition des principes de base de lapolitique raciale, 168 – L’élimination des élites polonaiseset l’expulsion des indésirables, 172 – Le classement de lapopulation indigène, 175 – La colonisation du sol par lesVolksdeutsche, 182.

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SOMMAIRE

Le Gouvernement général : du « refuge polonais »aux projets de germanisation .................................................. 189

Un « pays voisin », sans statut étatique, 189 – L’essor dela résistance polonaise, 191 – Le conflit entre Himmler etFrank sur une nouvelle politique polonaise, 193 – Lesplans de réorganisation économique et raciale, 198.

CHAPITRE IV. – La préparation de l’opération « Barbarossa »et de la conquête de l’espace vital à l’Est............................. 205La préparation militaire et diplomatique ............................. 207

Une guerre inévitable et nécessaire, 207 – La préparationdiplomatique, 213 – La préparation stratégique de laguerre : le Blitzkrieg, 215 – Le plan d’opérations, 219 – Lapréparation matérielle et les forces en présence, 223.

La préparation idéologique...................................................... 228L’affrontement de deux idéologies, 228 – Les directivessur la justice militaire, 230 – Les directives sur le traite-ment des commissaires politiques, 234 – La préparationde la guerre par la propagande, 238 – Les groupes d’inter-vention de Himmler, instruments de l’idéologie, 240.

CHAPITRE V. – L’opération « Barbarossa » : L’échec du Blitzkrieg ................................................................ 251L’échec du Blitzkrieg ................................................................ 253

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Un succès rapide, mais limité, 253 – L’échec de l’offensivesur Moscou d’octobre-novembre 1941, 261 – La contre-offensive soviétique, 266.

L’offensive de l’été 1942 et la catastrophe de Stalingrad .... 271Le tournant de décembre 1941 et les réflexions straté-giques, 271 – La préparation de l’offensive de l’été 1942,274 – Les succès de l’opération « Bleue » de l’été 1942, 278– La catastrophe de Stalingrad, 283.

Le retour de balancier, 1943-1945 ......................................... 287Les priorités après Stalingrad, 287 – L’arrêt de l’opération« Citadelle », 290 – « Défense rigide » contre « défensesouple », 291 – La politique de la terre brûlée et la dra-maturgie du héros suicidaire, 294.

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

Les combattants allemands ..................................................... 297L’expérience de la guerre, 299 – Discipline et désertion,303.

Le traitement des combattants ennemis ............................... 311Les soldats de l’Armée rouge, 312 – Le traitement des pri-sonniers de guerre, 319 – Le traitement des commissairespolitiques, 327.

La question de la participation de la Wehrmacht aux crimes.................................................................................. 335

CHAPITRE VI. – La restructuration de l’espace vital à l’Est 345La préparation de l’occupation............................................... 346

L’organisation administrative des territoires à l’Est, 346– La préparation de l’exploitation économique, 349.

La politique d’occupation allemande : entre utopie et réalisme ........................................................... 355

La définition d’une politique d’occupation, 356 – L’adminis-tration civile : l’Ukraine et l’Ostland, 360 – L’administrationmilitaire, 366 – La politique économique et le travail obliga-toire, 371 – L’échec des tentatives de changement de poli-tique, 376.

La lutte contre les partisans.................................................... 380Le problème des unités soviétiques « explosées » et des

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réfugiés, 381 – Les grandes opérations contre les partisansà partir de 1942, 385 – Les opérations contre les « parti-sans » : aspects économiques, 389.

En marche vers l’utopie :Himmler et le « plan général pour l’Est » ............................. 395

Himmler et « l’Est magnifique », 396 – Les plans de res-tructuration spatiale et raciale, 399 – Les réalisationsconcrètes : l’Ukraine, 409 – Les réalisations concrètes : ledistrict de Lublin, 413.

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SOMMAIRE

CHAPITRE VII. – L’opération « Barbarossa » et la Solution finale .................................................................. 421Les groupes d’intervention et la Solution finale ................... 424

Le rôle de l’armée dans la Solution finale ............................ 428Armée allemande et antisémitisme, 429 – La collaborationentre l’armée, les groupes d’intervention et les bataillonsde police, 432 – La lutte contre les partisans et les Juifs,436 – Le massacre des Juifs dans les secteurs sous autoritémilitaire, 438 – Les responsabilités de la Wehrmacht, 450.

La genèse de la Solution finale en Europe orientale ........... 452La solution de la « question juive » par l’expulsion :Lublin, Madagascar, 453 – De la solution territoriale àl’extermination programmée, 458 – La conférence deWannsee et la Solution finale, 465 – L’« industrialisation »de la Solution finale, 472 – L’opération Reinhard et l’exter-mination des Juifs du Gouvernement général, 476.

CHAPITRE VIII. – Les Allemands et les crimes en Europe orientale.................................................................... 483La participation aux crimes à l’Est ........................................ 484

La population allemande et les crimes en Europe orientale 489Les informations sur les crimes en Europe orientale, 489

– Les réactions des Allemands « ordinaires », 497.

Utopie de la Volksgemeinschaft et crimes nazis ................. 504L’utopie de la Volksgemeinschaft, 505 – Peuple victime,héros vertueux et fondamentalisme ethnique, 512.

Conclusion................................................................................. 521

Notes........................................................................................... 533Cartes.......................................................................................... 687Sources et bibliographie .......................................................... 695Index des noms de personnes................................................ 715

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INTRODUCTION

Depuis son effondrement, le Troisième Reich est l’objetd’innombrables publications qui tentent, en dernière analyse,de répondre à une question centrale : comment un tel régimepolitique et de tels crimes ont-ils été possibles dans un pays dehaute civilisation comme l’Allemagne1 ? Pour les uns, lenazisme est un accident dépourvu de racines spécifiques dansl’histoire allemande, qui aurait aussi bien pu arriver ailleurs.Cette interprétation est plus ou moins associée à de grandesthéories explicatives, celle d’un fascisme européen de l’entre-deux-guerres, lié à la crise du libéralisme et du capitalisme,dont le nazisme ne serait qu’une modalité extrême, ou celle dutotalitarisme qui associe régime nazi et régime soviétique dansun même phénomène propre aux sociétés modernes. Pourd’autres, au contraire, le nazisme est le fruit de l’histoire alle-

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mande qui a pris une voie particulière (Sonderweg) à une datevariable selon les auteurs, l’échec des révolutions de 1848,l’unité par la guerre de 1866/1871, certains faisant mêmeremonter ce Sonderweg à la Réforme luthérienne.

Tout en posant la question des origines, on s’est interrogésur la nature du pouvoir dans un régime politique où coexis-tent des institutions traditionnelles et des formes de pouvoirnouvelles. La thèse dominante après 1945 est celle d’un régimedictatorial, monocratique, centré sur Hitler. En insistant sur ladictature de Hitler et du parti, sur la contrainte exercée sur lapopulation, elle permet de limiter la responsabilité desAllemands dans les crimes nazis. Cette thèse s’inscrit dans lecontexte de la guerre froide et de l’intégration à l’ouest de la

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

République fédérale d’Allemagne. Depuis les années 1970, oninsiste cependant de plus en plus sur la « popularité » de Hitler,et l’on développe la thèse d’un régime « charismatique » repo-sant très largement sur le « mythe du Führer », qui associecontrainte et adhésion à la personne du Führer. On réintroduitainsi la responsabilité des Allemands dans les crimes durégime. À la fin des années 1960, une nouvelle interprétationdu régime nazi relativise le rôle de Hitler et parle de « régimepolycratique ». Elle insiste sur le « chaos » institutionnel,caractérisé par une forme de « darwinisme institutionnel »avec la prolifération d’organes concurrents. Certains histo-riens, comme Hans Mommsen, estiment que les « forcessociales en action » sont déterminantes, parlent de « dictaturefaible » et de « dictateur interchangeable », Hitler étant réduitau rôle de « médium ».

Parallèlement, on s’est interrogé sur le rôle de l’idéologie hit-lérienne dans le régime nazi, la réponse étant étroitement liée àl’interprétation de la nature du pouvoir. Les « intentionnalistes »placent l’idéologie au centre du régime et de son action, estimantqu’une ligne droite mène de Mein Kampf à Auschwitz, Hitlerréalisant son programme idéologique dans la guerre deconquête à l’est et la « solution finale » de la « question juive ».Les « fonctionnalistes », insistant sur le « chaos » institutionnel

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et les « forces sociales en action », estiment que les crimesnazis, et en particulier la « solution finale », sont la consé-quence d’une radicalisation progressive et d’une « montée auxextrêmes » du fait de l’action de forces concurrentes. La trèsvive querelle entre « intentionnalistes » et « fonctionnalistes »semble aujourd’hui dépassée, dans la mesure où la plupart deshistoriens associent les deux thèses dans leur explication de lapolitique nazie. Nous reviendrons plus en détail sur ces débatshistoriographiques au cours de l’ouvrage.

La guerre et la politique d’occupation allemande à l’est sontau cœur de notre livre. La guerre contre l’URSS, l’opération« Barbarossa » de juin 1941, est un moment essentiel dans la

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INTRODUCTION

Seconde Guerre mondiale ; c’est le début d’une guerre sur deuxfronts qui, avec l’entrée en guerre des États-Unis en décembre,mène à terme à la défaite de l’Allemagne. Mais c’est aussi unélément central de l’idéologie hitlérienne et de la politique duTroisième Reich2. La conquête de l’espace vital à l’est et la réor-ganisation de l’Europe orientale sur une base raciale consti-tuent un objectif essentiel de Hitler et un préalable à laréorganisation de l’ensemble de l’Europe continentale surune base raciale. L’expansion territoriale au détriment del’URSS est une condition pour donner une base solide au Reichmillénaire, l’espace agricole, les matières premières et la pro-fondeur stratégique nécessaires à son indépendance et à sasécurité. Dans le testament politique dicté à Bormann enfévrier et avril 1945, Hitler estime, le 14 février, que la guerreest venue « trop tard », mais que le peuple allemand n’était pasprêt à un aussi rude combat : « C’est le drame des Allemandsque nous n’ayons jamais suffisamment de temps. Noussommes toujours pressés par la situation. Et si nous sommesainsi pressés par le temps, c’est parce que l’espace nousmanque. Les Russes peuvent se permettre d’attendre avec leursespaces sans fin. Le temps travaille pour eux. Il travaille contrenous3. » Il revient sur la question du temps et de l’espace le25 février : « Bien des choses ont échoué uniquement parce

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que nous devions agir avec précipitation et sous la pression !Dans notre cas, action rapide équivalait à précipitation. Mais,pour laisser patiemment mûrir les décisions, on a besoin detemps et d’espace – et les deux nous manquent. Les Russes dis-posent des deux en abondance – d’où cette tendance à la pas-sivité, un trait essentiel de la mentalité slave4. » Ces remarquesconfirment la place fondamentale de la Russie dans l’idéologiehitlérienne. C’est à son détriment que doit se faire la conquêtede l’espace vital nécessaire à la sécurité du peuple allemand età son hégémonie sur l’Europe continentale.

La politique de restructuration de la population et del’espace, commencée dès 1939 dans les territoires polonaisincorporés au Reich et poursuivie dans les territoires conquis

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

sur l’URSS à partir de 1941, est un début de concrétisation del’idéologie hitlérienne. Cette politique doit permettre d’élabo-rer un modèle de société, une société inégale, selon les « loisde la vie », et dominée par la race supérieure, une société oùl’individu n’existe qu’en fonction de la communauté nationaleet de ses fins. La guerre à l’Est est particulièrement meurtrièrepour la population civile : elle a fait plus de cinq millions demorts en Pologne, dont trois millions de Juifs, près de12,5 millions en URSS (avec les prisonniers de guerre, maissans compter les pertes de l’Armée rouge), dont un million deJuifs, ainsi que près de dix pour cent des populations lithua-nienne et lettone, dont tous les Juifs. Elle est particulièrementmeurtrière pour les populations civiles, car il ne s’agit pasd’une guerre classique, mais d’une guerre d’anéantissementpréalable à la restructuration raciale et à la réorganisation del’espace conquis.

La « solution de la question juive » fait dès l’origine partiedu programme de restructuration raciale, du fait même de laplace de l’« antirace » dans l’idéologie hitlérienne. À partir dela fin de 1941, avec la confirmation de l’échec du Blitzkrieg àl’est, les aspects « constructifs » de la politique de restructura-tion et la conquête de l’espace vital passent à l’arrière-plan,tandis que l’élimination des Juifs d’Europe devient la priorité

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absolue pour Hitler, convaincu d’être la victime d’une conju-ration juive mondiale. Dans le testament politique dicté àBormann, il explique son échec par le fait qu’il a sous-estimé« l’étendue de l’influence juive sur les Anglais de Churchill »et par la politique de Roosevelt, « un valet des Juifs5 » :« Aucune guerre jusqu’à présent n’a été de manière aussicaractéristique et aussi spécifique une guerre juive. J’ai en toutcas contraint la juiverie mondiale à faire tomber le masque, etmême si nos efforts échouent, ce ne sera qu’un échec tempo-raire, car j’ai ouvert les yeux du monde sur la menace juive6. »Dans sa dictée du 2 avril, il insiste sur la nécessité pour lepeuple allemand « de maintenir les lois de la doctrine raciale »et ses « principes moraux » : « Dans un monde moralement de

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INTRODUCTION

plus en plus contaminé par le poison juif, un peuple immunisécontre ce poison gagnera finalement et définitivement lasuprématie. De ce point de vue, on sera éternellement recon-naissant au national-socialisme de ce que j’ai éliminé les Juifsd’Allemagne et d’Europe centrale7. » Le 29 avril, à la veille deson suicide, il dicte un dernier testament à sa secrétaire, où ilexhorte les futurs dirigeants allemands et ses compagnons « àmaintenir strictement les lois raciales et à s’opposer sans merciaux empoisonneurs universels des peuples, la juiverieinternationale8 ». Dans un message du même jour au maréchalWilhelm Keitel, il ajoute que « la conquête de l’espace vital àl’est doit rester le but du peuple allemand9 ». Le lien entre lesdeux éléments apparaît en toute clarté.

L’étude de la politique allemande en Europe orientale permetaussi de poser le problème de la responsabilité dans les crimesnazis, en particulier de la responsabilité de la Wehrmacht.Comme l’essentiel des crimes nazis – exécutions massives parballe, décès de millions de prisonniers soviétiques, « solutionfinale » – est commis à l’est, la question de l’attitude et de laparticipation de l’armée à ces crimes est posée. La thèse d’unearmée propre, d’une armée de professionnels qui n’est pasimpliquée dans des crimes commis uniquement par les SS et

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la police de Himmler est aujourd’hui contredite par lesrecherches. Élaborée à partir des témoignages d’officiers alle-mands prisonniers, recueillis par l’Historical Division del’armée américaine, et de mémoires publiés par des générauxallemands, elle a été confortée dans le contexte de la recons-truction de l’armée allemande au moment de la guerre deCorée et de la guerre froide. Dès les années 1970, le mythe aété remis en cause par des travaux sur le sort des prisonniersde guerre soviétiques, puis par des études sur la guerre à l’est.Mais c’est surtout l’exposition de 1995 sur les crimes de laWehrmacht qui a brisé le tabou, créant le scandale.

Les recherches récentes ont montré que les dirigeants del’armée allemande ont très largement adhéré au concept de la

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

croisade contre le « judéo-bolchevisme » et de la guerred’anéantissement à l’est : destruction du régime, décimation etmise en esclavage de la population slave, élimination des Juifssous le couvert de la guerre contre le bolchevisme, puis contreles partisans10. Malgré des conditions extrêmement pénibles, sedétériorant à mesure, et une défaite de plus en plus probable,l’armée du front est, l’Ostheer, garde sa cohésion jusqu’au boutface à l’Armée rouge, contrairement à ce qui s’était passé en1918 sur le front occidental. La popularité de Hitler persisteplus longtemps dans l’Ostheer que dans l’armée de l’ouest etdans la population allemande. L’attentat du 20 juillet 1944contre le Führer suscite, autant qu’on puisse le mesurer, trèspeu de soutien dans l’Ostheer, et même provoque l’indignationface à ce qui est considéré comme une trahison11. Commel’armée est une émanation de la nation – sur 17 millionsd’hommes incorporés durant la guerre, près de 12 sont à unmoment ou à un autre sur le front oriental –, sa participationaux crimes renvoie aussi à l’interrogation sur la responsabilitédes Allemands dans les crimes nazis.

Ainsi, l’étude de la guerre et de la politique allemande enEurope orientale devrait permettre d’aborder quelques-unesdes grandes questions posées par l’Allemagne nazie et d’avan-

cer des éléments de réponse. Pour mettre en perspective cettepolitique et souligner continuités et ruptures dans les relationsde l’Allemagne avec l’Europe orientale, nous consacrerons unchapitre à une rapide mise au point sur les relations avant1933, ainsi qu’un chapitre à la politique extérieure de Hitlerentre 1933 et 1939.
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Chapitre premier

L’ALLEMAGNE ET L’EUROPE ORIENTALE EN 1933 :HÉRITAGE ET PERCEPTIONS

La politique allemande en Europe orientale pendant laSeconde Guerre mondiale ne s’explique pas seulement parl’idéologie hitlérienne, elle est aussi le fruit de l’héritaged’une longue histoire de relations privilégiées depuis le hautMoyen Âge. La position de l’Allemagne au cœur de l’Europeconstitue, avec ses atouts et ses contraintes, un élémentimportant du destin de l’État national fondé par Bismarck.Depuis le Moyen Âge, cette position centrale a été un atoutpour les États allemands, qui ont retiré une grande part deleur prospérité économique et de l’éclat de leur civilisation de

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la fonction de contact et d’échange entre la Méditerranée etl’Europe du Nord, et entre la façade atlantique, particuliè-rement dynamique à partir du XVIIe siècle, et l’Europe orien-tale et l’Asie. Mais la position au centre de l’Europe imposeaussi des contraintes particulières de sécurité aux États alle-mands, qui ne disposent pas, comme d’autres États euro-péens, d’une relative sécurité des frontières1. L’Europecentrale et centre-orientale est une zone de grande instabi-lité des États et de leurs frontières, comme en témoigne l’his-toire de la Pologne depuis la fin du XVIIIe siècle. L’expansionde la puissance russe et son irruption sur la scène euro-péenne, à partir du début du XVIIIe siècle, remettent en causele système d’équilibre des traités de Westphalie de 16482.

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

Dorénavant, la politique russe s’impose aux États allemandscomme une priorité, même à l’État national allemand de1871.

L’histoire mouvementée de l’Europe centrale et orientale,avec ses flux et reflux de populations, a favorisé des mélangesethno-linguistiques qui ne facilitent pas non plus la stabilitédes États et de leurs frontières. Avec l’essor des sentimentsnationaux et des nationalismes au XIXe siècle, le problème desrelations entre Allemands et Slaves se pose en termes nou-veaux. Revenons rapidement sur l’évolution des relationsentre Allemands et Slaves depuis le Moyen Âge, avant de pré-ciser la place de l’Europe orientale dans l’idéologie hitlé-rienne.

LES FONDEMENTS HISTORIQUES DES RELATIONS

ENTRE ALLEMANDS ET SLAVES

L’avance des peuples slaves vers l’Ouest, du IVe auVIIIe siècle, les met progressivement en contact avec lesGermains. Au début du XIe siècle se dessine un mouvementinverse de colonisation allemande vers l’est, qui favorise un

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enchevêtrement des deux peuples en Europe centrale etorientale avec, selon les régions, des assimilations ou desemprunts linguistiques réciproques. Les relations entreAllemands et Slaves se détériorent avec l’éveil du sentimentnational, puis l’essor du mouvement des nationalités auXIXe siècle. Le décollage économique rapide de l’Allemagneet la formation d’un État national puissant favorisent ledéveloppement d’un net sentiment de supériorité sur lesSlaves, d’autant que le mouvement migratoire s’inverse ànouveau vers 1850, les Slaves recherchant du travail enAllemagne. Ce sentiment de supériorité est, cependant, for-tement teinté de crainte, car le dynamisme démographiquedes Slaves et l’essor économique de l’Europe orientale

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L’ALLEMAGNE ET L’EUROPE ORIENTALE EN 1933…

posent avec une acuité accrue le problème d’un État alle-mand placé au centre de l’Europe. Tout cela constitue, avecla formation de stéréotypes négatifs, les fondements histo-riques des relations entre l’Allemagne et l’Europe orientale3.

Le peuplement allemand en Europe centrale et orientale

Vers l’an 800, lorsque l’Empire carolingien arrête la pro-gression des Slaves vers l’Ouest, la frontière linguistique entrelangue slave et langue germanique se situe en gros sur la ligneElbe-Saale-Forêt de Bohême4. À partir du XIe siècle, un mou-vement inverse s’amorce avec les débuts d’une colonisationallemande en Europe centrale et orientale5. Même sil’Allemagne est moins densément peuplée que l’Italie et laFrance, l’écart avec les régions de l’est est au moins du simpleau double6. Les progrès agricoles, dus en particulier à l’asso-lement triennal et à une meilleure utilisation du cheval grâceau collier d’épaule, favorisent le développement de la popu-lation en Allemagne. Le début de la christianisation desSlaves, et la vitalité de nouveaux ordres monastiques défri-cheurs, comme les Cisterciens et les Prémontrés, favorisent lacolonisation allemande aux XIe et XIIe siècles. Elle est d’ailleurs

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encouragée par les seigneurs slaves qui font appel à des colonset à des ordres monastiques pour défricher ou repeupler leursterres, dans un souci fiscal. Après les ravages des incursionsmongoles au XIIIe siècle, les princes slaves font appel auxAllemands pour repeupler les campagnes. Cette premièreétape de colonisation, du XIe au XIIIe siècle, se concentre surles marches de l’Empire : Autriche, Monts Métallifères,Brandebourg, Poméranie, Silésie. Au début du XIIIe siècledébute la conquête de la Prusse par les chevaliers teutoniques.Des îlots lointains de colonisation se forment en Transylvanie,à Hermannstadt et Kronstadt. Cette colonisation ne se traduitpas forcément par une germanisation linguistique et cultu-relle. Les Allemands appelés en Grande Pologne par les

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GUERRE ET EXTERMINATIONS À L’EST

princes locaux sont progressivement assimilés jusqu’auXVIe siècle. En Silésie, la situation est variable : il y a germa-nisation en Basse-Silésie et polonisation en Haute-Silésie.D’une manière générale, le droit allemand se diffuse très lar-gement dans les communes urbaines et villageoises libres auxXIIIe et XIVe siècles.

Après les crises agraires des XIVe et XVe siècles, accentuéespar la guerre entre la Pologne et les chevaliers teutoniques, lacroisade contre les hussites et les débuts des incursionsturques, on assiste à une nouvelle étape de repeuplement etd’élargissement de la colonisation allemande aux XVIe etXVIIe siècles. La colonisation s’élargit en Pomérélie, en Prusse,dans les Monts Métallifères, le pays des Sudètes et la Forêt deBohême. Aux XVIIIe et XIXe siècles, des îlots lointains se consti-tuent à l’appel de souverains éclairés, comme Frédéric II, enPrusse orientale, Joseph II, en Hongrie, Galicie et Bucovine,et Catherine II, dans les steppes de la mer Noire. Le mouve-ment s’achève vers 1850, lorsque l’émigration allemande sedirige presque exclusivement vers l’Amérique du Nord, et quel’essor économique allemand contribue à ralentir, puis à stop-per l’émigration. Un mouvement en sens inverse se dessinedans la seconde moitié du XIXe siècle avec l’arrivée de Polonais

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en Allemagne. La colonisation allemande contribue à l’enche-vêtrement et à la symbiose des nationalités, dont la Bohêmeest un exemple particulièrement frappant. La haute noblesseet la grande bourgeoisie y sont allemandes ou germanisées,tandis que la petite noblesse et les paysans sont tchèques. Lesvilles sont allemandes jusqu’au milieu du XIXe siècle, alors queles campagnes sont tchèques.

Malgré des difficultés localisées, les relations entreAllemands et Slaves sont relativement bonnes jusqu’à la findu Moyen Âge7. Au début du XVe siècle cependant, le mou-vement hussite développe en Bohême, sur fond de rivalitéssociales, un sentiment antiallemand à l’empreinte religieuse et« nationale », même si Jean Hus a des partisans des deux côtés

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et ne reconnaît que de bons et de mauvais chrétiens. À la findu XVe siècle et au début du XVIe, on constate, de même, undébut d’antagonisme entre Allemands et Polonais, avecl’affrontement entre la Pologne et l’État des chevaliers del’Ordre teutonique. Alors que la Pologne fait valoir ses droitshistoriques sur la Prusse, le grand maître de l’Ordre, Albertde Brandebourg-Ansbach, fait appel, dans un mémoireadressé au Reichstag en 1512, au sentiment « national » alle-mand contre la sauvagerie des Polonais. L’ordre se présentecomme le rejeton de la noblesse allemande qui a conquis laPrusse pour le Reich. Ce mémoire a un écho chez les huma-nistes, en particulier chez Enea Silvio Piccolomini et chezÉrasme. Ce dernier lance la thèse du caractère germanique del’Est européen avant l’invasion des Prussiens païens. Le débutd’un antagonisme entre Allemands et Slaves est alimenté parles problèmes religieux, car la Réforme et la Contre-Réforme,en Europe centre-orientale, suivent en gros la frontière entreAllemands et Slaves. L’Ordre teutonique rejoint la Réforme.Des deux côtés, le lien entre religion et sentiment national sera,plus tard, un élément essentiel de prise de conscience. L’héri-tage de la Prusse orientale par l’électeur de Brandebourg, en1618, pose le problème de la suzeraineté de la Pologne sur la

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Prusse orientale et de la liaison entre Brandebourg et Prusseorientale. C’est le début d’un antagonisme entre les deuxÉtats, qui mènera aux trois partages et à la disparition de laPologne en 1795. Le rôle essentiel de la Prusse alimentera plustard l’hostilité polonaise. Ces annexions posent aussi le pro-blème de la politique prussienne à l’égard de la minorité polo-naise, politique qui contribue à nourrir l’antagonisme entreAllemands et Polonais.

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Le mouvement des nationalités et les relationsentre Allemands et Slaves

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le sentiment « national » resteextrêmement diffus en Europe centrale et orientale. L’essordu mouvement des nationalités, au XIXe siècle, modifie en pro-fondeur les relations entre Allemands et Slaves, et d’abordentre Allemands et Polonais, dont la prise de consciencenationale est plus précoce. Les trois partages – surtout ceuxde 1793 et 1795, qui touchent le cœur de la vieille Pologne –favorisent l’essor d’un mouvement national polonais, ren-forcé encore par l’épisode du duché de Varsovie, puis par lanouvelle disparition de la Pologne en 1814-1815. EnAllemagne, la prise de conscience nationale est d’abord cultu-relle. Le Bildungsbürgertum, la « bourgeoisie de culture8 »,élite formée à l’université, au service de l’État et des villes,cultive et impose une langue commune, le Hochdeutsch,contre la prépondérance du français dans les cours alle-mandes. Une littérature et un théâtre développent un goût etune esthétique communs, tandis que le développement descommunications favorise la communauté de langue et deculture. C’est dans ce contexte – le Saint Empire romain ger-

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manique est une construction politique qui ne peut guèrefavoriser la conscience d’une unité politique de la nation alle-mande – qu’apparaît un concept culturel de la nation(Kulturnation), énoncé par Herder, concept important pourcomprendre l’évolution des relations avec les peuples slavesd’Europe centrale et orientale. Herder proclame l’égale dignitédes cultures nationales, rejette l’idée d’un peuple élu et estimeque l’humanité exprime toute sa richesse à travers la diversitédes cultures nationales. Pour lui, les Slaves sont promis à ungrand avenir, car leur tempérament pacifique et laborieux estplus conforme à l’humanité idéale.

L’exemple de la « Grande Nation » française et, surtout, laréaction à l’humiliation d’Iéna et à l’occupation napoléo-

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nienne favorisent, cependant, une prise de conscience poli-tique au sein de la « bourgeoisie de culture » de Prusse, ainsique le développement d’une véritable « religion » de laKulturnation, avec l’idée d’une mission allemande de régéné-ration de l’humanité. Schiller annonce avec passion quel’heure des Allemands a sonné et que la langue allemandedominera le monde, car elle peut exprimer les idées ancienneset modernes. Le peuple allemand est le Menschheitsvolk, lepeuple élu de l’humanité. Mais il ne parle que de grandeurmorale et culturelle, indépendante du sort politique9. C’est lephilosophe Fichte, jacobin déçu, qui développe le mieux l’idéede la mission allemande dans ses fameux Discours à la nationallemande de l’hiver 1807-180810. Pour lui, la Révolution fran-çaise a échoué dans le projet de construction de l’« État par-fait », et « seule la nation qui aura déjà réglé, par des exercicessérieux, le problème de la formation de l’homme parfait,réglera aussi celui de l’État parfait11 ». C’est la mission dupeuple allemand qui, contrairement aux autres peuples ger-maniques latinisés, a su garder ses vertus créatrices en préser-vant sa « langue originelle12 ». Il a seul la foi nécessaire dansl’absolue liberté, dans le progrès sans limites et dans l’amé-lioration continue de l’humanité13. Il est l’espoir d’un

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« royaume de droit, de raison et de vérité », et, « de tous lespeuples nouveaux, il est celui en qui repose le germe du per-fectionnement humain ». S’il ne relève pas le défi, ce sera lafin de la civilisation : « Il n’y a pas d’échappatoire : si voussombrez, toute l’humanité sombrera avec vous, sans espoir derestauration14. » Pour réaliser cette mission historique, il fautfaire coïncider l’État-nation et la nation culturelle. Influencépar le jacobinisme, Fichte estime qu’il faut imposer la réalitéobjective à ceux qui n’en ont pas conscience : l’État doitcontraindre à être allemand. À la différence des nations occi-dentales, où le sentiment national repose à la fois sur l’histoireet la volonté politique de vivre en commun, exprimée lorsd’actes fondateurs comme les révolutions anglaises du

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XVIIe siècle et la Révolution française15, le sentiment nationalallemand repose, pour l’essentiel, sur une langue, des tradi-tions et des mœurs communes, sur une « civilisation »(Kultur) commune, affirmée comme une réalité objectivedonnée. C’est la conception de la nation qui s’impose, avecdes nuances, dans toute l’Europe centrale et centre-orientale,à l’exception des nations historiques, telles les nations polo-naise et hongroise.

L’essor du mouvement national allemand a des répercus-sions sur les relations avec les voisins slaves d’Europe centraleet centre-orientale, en particulier avec les Polonais. L’attitudeallemande, après la disparition de l’État polonais, évolue dusoutien actif à la réserve, puis même à l’hostilité au cours dessoixante-dix premières années du XIXe siècle. On passe d’une« polonophilie » active à l’hostilité, à mesure que le mouve-ment national allemand s’élargit et que se pose le problèmedes limites de l’État national. Cette évolution n’est pas propreà l’Allemagne, mais s’inscrit dans le cadre général du passaged’un sentiment national « ouvert » aux autres nationalités,annonçant le « printemps des peuples » de 1848, à des natio-nalismes s’opposant, à partir de 1848-1849, sur la délimitationconcrète des États nationaux respectifs. Le phénomène est

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d’autant plus net que l’on adopte le concept de laKulturnation dans une région très mêlée d’un point de vueethno-linguistique et que l’on veut transformer la nationculturelle en un État national. Jusqu’à la révolution de 1848,le mouvement national allemand, très marqué par la concep-tion romantique de la « paix des peuples », est ardemmentpolonophile, surtout depuis l’échec de l’insurrection denovembre 1830 et la fuite de milliers d’exilés de la Polognerusse. Le sort de la Pologne mobilise les masses et de nom-breuses « associations polonaises » (Polenvereine) se consti-tuent dans toute l’Allemagne pour apporter aide et soutien àsa cause. La solidarité des deux mouvements nationaux estaffirmée par le slogan : « Pour notre et votre liberté » (Für

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unsere und eure Freiheit)16. Ce slogan est largement diffusé audébut de la révolution de 1848.

Mais le soutien au mouvement national polonais estambigu et se fonde, en grande partie, sur une forte hostilitéà l’égard de la Russie tsariste, qui personnifie, pour les libé-raux et démocrates allemands, le despotisme oriental et labarbarie asiatique, et qui constitue depuis 1815 le bastion dela réaction en Europe. Autre ambiguïté : on ne précise jamaisles frontières occidentales de la Pologne à restaurer. L’ambi-guïté prend fin avec les débats du parlement de Francfort, enjuillet 1848, lorsque l’assemblée aborde le problème du sortdu grand-duché de Posnanie. Doit-il être intégré à l’Étatnational allemand, faut-il le partager en fonction de la majo-rité nationale, comme l’a décidé l’assemblée de la Confédéra-tion germanique, ou faut-il maintenir son statut particulier ?Alors que la commission de droit international se prononcepour le partage, la plupart des orateurs défendent l’intégrationtotale ou partielle du grand-duché. Le long discours dudéputé démocrate Wilhelm Jordan, originaire de Prusseorientale, est très significatif de l’évolution des esprits. Ildéclare que vouloir restaurer la Pologne est de la « sentimen-talité imbécile » et se prononce pour « un sain égoïsme natio-

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nal », sans lequel un peuple ne peut devenir une nation. LaPologne serait une menace pour l’Allemagne, car elle seraittrop faible pour préserver son indépendance face à la Russie.À ceux qui parlent de « justice » à l’égard du peuple polonais,il répond : « Notre droit est le droit du plus fort, le droit deconquête » par l’épée et par la charrue. Il affirme la supérioritéallemande sur les peuples slaves : « La supériorité du peupleallemand sur la plupart des peuples slaves, sauf peut-être surle peuple russe, est une réalité qui s’impose à tout observateurobjectif. » Aussi, « la conquête allemande en Pologne fut unenécessité de la nature (Naturnotwendigkeit) » qui est le « droitde l’histoire ». Il justifie le partage de la Pologne par l’inca-pacité de la noblesse polonaise à s’administrer elle-même, à

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assumer « une liberté raisonnable ». Il célèbre les progrèsapportés par la Prusse en Posnanie : « La Prusse a apportécivilisation et humanité en Posnanie autant que cela a été pos-sible avec des éléments aussi réfractaires […]. Elle a créé lesbases d’un nouveau peuple polonais, d’une libre paysannerie. »Jordan développe abondamment le stéréotype du Polonaissociable et aimable, ardent patriote et courageux au combat,mais qui n’a pas la persévérance dans l’effort et la réflexionnécessaires pour construire. Tandis que la proposition d’inté-gration partielle de la Posnanie est adoptée par 342 voix contre31, la motion du député saxon d’extrême gauche Schaffrath,affirmant « le devoir sacré du peuple allemand de collaborerau rétablissement d’une Pologne indépendante », est repous-sée par 331 voix contre 101 et 26 abstentions17.

Les délibérations du parlement de Francfort sont un tournantdans les relations entre Allemands et Polonais. Les Polonais, quivoyaient dans la Russie l’obstacle à la restauration de laPologne, en tirent la conclusion qu’elle n’est pas la seuleentrave. Aussi l’historiographie polonaise devient-elle de plusen plus critique à l’égard de la Prusse, soulignant son rôleessentiel dans les partages18. Du côté du mouvement nationalallemand, les discours du parlement de Francfort ont mis en

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évidence que la reconstitution d’un État polonais menaçaitl’existence même de la Prusse. Une littérature antipolonaise sedéveloppe ; elle reprend des thèmes déjà abordés en réaction àHerder au début du siècle par August Wilhelm Schlegel, pro-fesseur de philosophie à Iéna, qui affirmait qu’un État pure-ment slave ne pouvait contribuer à la civilisation. Cettelittérature reprend aussi l’idée de Hegel de l’incapacité despeuples slaves à constituer un État stable. La création de l’Étatnational allemand, en 1871, confirme la rupture entre les deuxmouvements nationaux, rupture définitive, malgré quelquestentatives de rapprochement pendant la Grande Guerre.