entretien avec philippe descola : autour de par delà

23
Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature et culture | 1 Les animaux se croient-ils humains ? Une plante peut-elle me parler en rêve ? Suis-je plus semblable à un jaguar qu’à un autre homme ? Peut-on partager des qualités avec une montagne ou une forêt ?… Ces questions, à tout le moins exotiques pour nous, découlent de plusieurs conceptions du monde étrangères à notre culture, que Philippe Descola étudie dans son livre Par delà nature et culture 1 . L’auteur, professeur au Collège de France, élève de Claude Lévi-Strauss, est titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature. Cet oxymore désigne l’anthropologie comparée des différentes façons qu’ont les cultures humaines de classer les êtres du monde, ce que Descola appelle des ontologies. Si notre ontologie occidentale opère une séparation entre nature et culture, d’autres peuples ignorent à peu près cette distinction. Les animistes considèrent que tous les êtres, humains, animaux ou inanimés, sont des sujets, doués d’intériorité. Les groupes totémistes quant à eux estiment partager un ensemble de qualités avec un animal autour duquel ils s’individuent. Dans les sociétés analogistes, les êtres sont organisés en des « collectifs mondes », ensembles englobant et harmonieux. La confrontation de ces modes d’organisation du monde engendre des malentendus, aussi bien théoriques que politiques. « Envisagés du point de vue d’un hypothétique historien des sciences jivaro ou chinois, Aristote, Descartes ou Newton n’apparaitraient pas tant comme des révélateurs de l’objectivité distincte des non-humains et des lois qui les régissent que comme les architectes d’une cosmologie naturaliste tout à fait exotique au regard des choix opérés par le reste de l’humanité pour distribuer les entités dans le monde et y établir discontinuités et hiérarchies. » 2 Notre ontologie, celle de la Nature, n’est donc qu’une option parmi d’autres. L’enjeu de l’anthropologie comparée est de mieux comprendre d’autres cultures dont la pensée est aussi universelle, en droit, que la nôtre. Renouveler ainsi le champ d’étude de l’homme, en tant qu’être qui opère des « dispositions de l’être » (comment l’homme attribue-t-il des propriétés aux choses, conçoit-il des continuités et des ruptures, et forme-t-il ainsi des collectifs ?). « Encore faut-il pouvoir intégrer [l’opposition entre la nature et la culture] dans un nouveau champ analytique au sein duquel le naturalisme moderne, loin de constituer l’étalon permettant de juger des cultures distantes dans le temps ou dans l’espace, ne serait plus que l’une des expressions possibles de schèmes plus généraux gouvernant l’objectivation du monde et d’autrui. Spécifier la nature de ces schèmes, élucider leurs

Upload: others

Post on 16-Oct-2021

1 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 1

Les animaux se croient-ils humains ? Une plante peut-elle me parler en rêve ? Suis-jeplus semblable à un jaguar qu’à un autre homme ? Peut-on partager des qualités avecune montagne ou une forêt ?… Ces questions, à tout le moins exotiques pour nous,découlent de plusieurs conceptions du monde étrangères à notre culture, que PhilippeDescola étudie dans son livre Par delà nature et culture1.

L’auteur, professeur au Collège de France, élève de Claude Lévi-Strauss, est titulairede la chaire d’anthropologie de la nature. Cet oxymore désigne l’anthropologiecomparée des différentes façons qu’ont les cultures humaines de classer les êtres dumonde, ce que Descola appelle des ontologies.

Si notre ontologie occidentale opère une séparation entre nature et culture, d’autrespeuples ignorent à peu près cette distinction. Les animistes considèrent que tous lesêtres, humains, animaux ou inanimés, sont des sujets, doués d’intériorité. Les groupestotémistes quant à eux estiment partager un ensemble de qualités avec un animalautour duquel ils s’individuent. Dans les sociétés analogistes, les êtres sont organisésen des « collectifs mondes », ensembles englobant et harmonieux. La confrontation deces modes d’organisation du monde engendre des malentendus, aussi bien théoriquesque politiques.

« Envisagés du point de vue d’un hypothétique historien des sciences jivaro ou chinois,Aristote, Descartes ou Newton n’apparaitraient pas tant comme des révélateurs del’objectivité distincte des non-humains et des lois qui les régissent que comme lesarchitectes d’une cosmologie naturaliste tout à fait exotique au regard des choixopérés par le reste de l’humanité pour distribuer les entités dans le monde et y établirdiscontinuités et hiérarchies. » 2

Notre ontologie, celle de la Nature, n’est donc qu’une option parmi d’autres.L’enjeu de l’anthropologie comparée est de mieux comprendre d’autres cultures dontla pensée est aussi universelle, en droit, que la nôtre. Renouveler ainsi le champd’étude de l’homme, en tant qu’être qui opère des « dispositions de l’être » (commentl’homme attribue-t-il des propriétés aux choses, conçoit-il des continuités et desruptures, et forme-t-il ainsi des collectifs ?).

« Encore faut-il pouvoir intégrer [l’opposition entre la nature et la culture] dans unnouveau champ analytique au sein duquel le naturalisme moderne, loin de constituerl’étalon permettant de juger des cultures distantes dans le temps ou dans l’espace, neserait plus que l’une des expressions possibles de schèmes plus généraux gouvernantl’objectivation du monde et d’autrui. Spécifier la nature de ces schèmes, élucider leurs

Page 2: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 2

règles de composition et dresser une typologie de leurs arrangements constituent latâche principale que je me suis fixée dans cet ouvrage. » 3

L’enjeu est aussi de remettre en question notre rapport à la nature, pour promouvoir «une coexistence moins conflictuelle entre humains et non-humains, et tenter ainsid’enrayer les effets dévastateurs de notre insouciance et de notre voracité sur unenvironnement global dont nous sommes au premier chef responsables… » 4

Je remercie vivement Philippe Descola pour cet entretien, sous le regard attentif dufétiche Arumbaya.

L’anthropologue et les Achuar

Actu-philosophia : J’aurais voulu commencer par quelques questions sur votretravail. Comment vous définiriez-vous : anthropologue ou ethnologue ?

Philippe Descola : On a coutume de reprendre, en France en tous cas, une distinctionque Lévi-Strauss avait proposée, il y a pas mal de temps déjà, entre anthropologie,ethnologie, ethnographie. Quels que soient les inconvénients de cette distinction, il mesemble qu’elle est utile.

L’ethnographie est l’étude sur le terrain, quel que soit ce terrain. Ce peut être toutprès, ce peut être un commissariat de police, un quartier ouvrier, une tribu enAmazonie ou en Nouvelle-Guinée. On décrit les usages et les institutions d’unecollectivité. On essaye de la comprendre par « observation participante », selon laformule, c’est-à-dire en vivant assez longtemps en son sein. C’est une première étape.

Deuxième étape : l’ethnologie, qui vise de façon contrôlée à faire des comparaisons etdes généralisations, à l’échelle d’un même type de phénomènes, d’une même aireculturelle, d’une même région. Si vous travaillez sur les clubs de supporters defootball, vous pourrez étudier les Italiens, les Espagnols et les Anglais, par exemple. Oubien vous pouvez étudier des systèmes de parenté. C’est un degré plus avancé dans lagénéralisation.

Puis l’anthropologie enfin, qui est le prolongement de l’anthropologie philosophiquetout simplement : réflexion sur les propriétés formelles de la vie sociale. Elle s’alimenteà toutes sortes de sources, dont des sources ethnographiques et ethnologiques, maisaussi des sources historiques. A la différence des deux premières démarches, c’est uneentreprise qui est plutôt hypothético-déductive, c’est-à-dire que la comparaison n’y est

Page 3: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 3

pas la fin recherchée en soi. La comparaison est ce qui permet de faire varier desparamètres, exposés au départ sous forme d’hypothèses.

On a d’un côté une démarche inductive et généralisante, de l’autre une démarchehypothético-déductive. Ce sont des approches, des focales, différentes. Des méthodesaussi qui sont un peu différentes, mais le tout est généralement recouvert sous leterme d’anthropologie. La plupart du temps, les gens qui se définissent commeanthropologues sont plutôt des ethnologues ou des ethnographes, puisquel’anthropologie demande un certain niveau de généralisation qui a été frappée pendantlongtemps (en tous cas pendant les vingt ou trente dernières années) d’un certaindiscrédit –voire qui a suscité une grande méfiance, à la suite de la critique des grandsrécits. Elle est en train aujourd’hui de sortir de l’obscurité où elle était tombée.

Je pense que la réflexion anthropologique est une dimension fondamentale de notrecivilisation. C’est l’une des caractéristiques de l’Occident que d’avoir développé uneanthropologie explicite, en somme : une théorie explicite de la condition humaine et deses variations.

Ainsi, je suis anthropologue, mais j’ai été aussi ethnographe et ethnologue.

Page 4: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 4

AP : Vous avez commencé chez les Achuar, en Amazonie (en Equateur), à la fin desannées 1970. Comment entre-t-on en contact avec les Indiens ?

PhD : C’est la chosela plus simple du monde. Ce qui est compliqué, c’est d’essayer de comprendre ce qu’ilsvous racontent, d’essayer d’en faire quelque chose.

AP : Vous leur dites que vous allez habiter chez eux ?

PhD : Oui, il y a toutes sortes de trucs. Si vous avez un peu voyagé, ce sont des petitesruses qui ne sont pas différentes de celles qu’on emploie dans d’autres circonstances.Ce ne sont même pas des ruses, ce sont plutôt des concours de circonstances. Ça nes’est pas trop mal passé, parce qu’on est arrivé à un bon moment (j’y étais avec mafemme). On y est resté de façon continue deux ans et demi, puis ensuite, on estrevenus à plusieurs reprises. On est arrivés au bon moment, en ce sens qu’il était

Page 5: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 5

possible d’accueillir des étrangers, après une période marquée par l’hostilité vis-à-visdu monde extérieur. En même temps, il y avait très peu d’étrangers.

Il y avait aussi un élément de curiosité, ce qui joue un rôle très important, je pense.Pour des gens qui vivent dans un monde relativement isolé, comme c’était le cas desAchuar, le fait d’avoir une distraction sous la main, comme deux ethnologues, c’étaitquelque chose de très intéressant. A maintes reprises, on a eu l’impression d’être unpeu des mascottes.

AP : Ils étaient aussi curieux de savoir comment vous viviez ?

PhD : On passait en fait beaucoup plus de temps à répondre à leurs questions, quel’inverse.

AP : Ils étaient donc curieux.

PhD : Oui bien sûr. C’est la base de tout commerce de ce type.

AP : Aujourd’hui, comment vivent-ils ?

PhD : Cela n’a pas énormément changé, pour toutes sortes de raisons géopolitiques.En particulier, pour des raisons économiques, l’Equateur n’a pas eu les moyens deconstruire des routes. Ils sont donc protégés, puisque les grands axes de lacolonisation sont les routes. D’autre part, il n’y a pas beaucoup de pétrole. (Il y en achez les Achuar du Pérou : les conflits y sont d’ailleurs assez virulents. Il y a même eu,chez les voisins des Achuar, les Aguarunas, un conflit qui en est venu à mort d’hommesil y a quelques mois.) Ils arrivent donc à peu près à contrôler la situation pour lemoment, en contrôlant le terrain, en évitant que des gens viennent…

AP : Donc ils sont relativement isolés.

PhD : Cela dépend de ce qu’on entend par « isolé ». Ils communiquent avec l’extérieurpar des petits avions. On peut donc pénétrer chez eux, mais avec leur permission. Celadit, ils ont des contacts avec des missionnaires, avec des ONG. Il y a des petitesentreprises d’éco-tourisme… C’est un isolement contrôlé, disons.

AP : Combien sont-ils à peu près ?

PhD : En Equateur et au Pérou, à peu près cinq mille maintenant. La moitié danschaque pays environ.

Page 6: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 6

AP : Si je prends la classification de votre livre, eux sont plutôt des animistes.

PhD : Ils sont même tout à fait animistes. Le travail que j’ai mené dans Par delà natureet culture, comme je l’explique dans le livre, est né d’une interrogationethnographique, d’un ébranlement face à la difficulté de comprendre une façon d’êtredans le monde qui sortait pour moi de l’ordinaire –même si par ailleurs, j’avais lu deschoses sur cela. Mais entre lire Les formes élémentaires de la vie religieuse [d’EmileDurkheim], d’un côté, et de l’autre, partager la vie de gens qui tous les matins vousdisent qu’un plant de manioc leur a parlé en rêve, ce n’est pas du tout la même chose.

Tout ce que j’ai fait par la suite a été commandé par ces interrogations qui sont néeslors de cette enquête de terrain. Qu’est-ce que c’est que de vivre dans un monde danslequel une distinction nette n’est pas faite entre nature et société ?

L’animisme

AP : Viveiros de Castro parle de ce « carrousel perspectiviste »… 5

PhD : Les Achuar ne sont pas si perspectivistes que cela… Je discute le perspectivismedans le livre. Il y en a plusieurs. De la même façon, il y a pour moi plusieurs animistes.Il y a le perspectivisme initial, de l’article de Mana 6, puis le perspectivisme tel queViveiros de Castro l’a développé ensuite, notamment dans son dernier livre.

Le perspectivisme initial, c’est-à-dire l’idée que les non-humains se voient comme deshumains, ça c’est général. Qu’ils voient les humains soit comme des animaux sauvages,des prédateurs, soit comme des proies, ce n’est pas aussi généralisé que cela. On en ades traces très nettes quelque fois dans des mythologies, dans des récits. 7 C’estquelque fois systématisé. Chez les Achuar, c’est beaucoup moins net que ça l’est chezles Tupi, par exemple.

On ne peut pas parler d’un carrousel généralisé des perspectives. Au quotidien, ce àquoi un ethnologue ou un ethnographe fait face, ce sont à des énoncés situés, tout àfait particuliers, qu’il faut pouvoir interpréter. On peut les interpréter à l’intérieurd’une théorie générale –qu’on appelle le perspectivisme ou l’animisme. Au fond,lorsqu’on est confronté à eux, ce sont des énoncés ad hoc. Ce n’est pas en écoutanttous les matins avant l’aube des gens vous raconter leurs rêves, que vous vous ditesque c’est un « carrousel perspectiviste ». C’est très progressivement, en réfléchissant àces énoncés, en les comparant à d’autres (obtenus ailleurs), qu’on met en place unegrille, un schème d’interprétation, qui va donner une cohérence générale à un système

Page 7: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 7

d’énoncés ou système discursif.

Les schèmes d’organisation du monde

AP : Vous dites qu’il y a des sociétés animistes aussi bien en Amérique du sud, auCanada, en Sibérie… Comment expliquer que des sociétés si éloignées dans l’espace,dans des milieux « naturels » si différents, aient des conceptions si proches ?

PhD : Je ne suis pas du tout parti d’une perspective historique ou évolutive, c’est trèsnet dans ce livre. Comme Viveiros de Castro. Nous sommes l’un et l’autre desstructuralistes et donc, de ce point de vue, ce qui compte pour moi, c’est de faire varierdes paramètres dans un espace continu. Ce qui compte est la transformation d’uneforme à une autre. Que cette transformation ait lieu dans une direction historiqueparticulière ou pas m’est complètement indifférent.

AP : Vous vous intéressez peu, par exemple, au fait que les hommes aient passé ledétroit de Béring, de Sibérie en Alaska.

PhD : Ils ont traversé le détroit de Béring, on le sait de toute façon.Cela dit, ils ont donné des choses extrêmement différentes une fois le détroit passé.Les gens qui sont les plus animiques en Amérique du Nord sont ceux qui les plusproches du détroit, dans les régions subarctique et arctique. Ce sont probablement lesdernières vagues de peuplement qui sont restées là, alors que les premières vaguessont allées assez rapidement vers le sud. Donc cela n’a pas beaucoup de signification.

Qu’il y ait une continuité, c’est normal. Les vieilles théories du 19e siècle s’intéressentà cela : la continuité vient de ce qu’il y a de grands invariants, qui se retrouvent de laSibérie jusqu’en Amérique, du fait de la diffusion. Cela dit, comme le peuplement s’estfait beaucoup plus tôt qu’on ne l’a pensé pendant longtemps, trente mille ansd’évolution interne à l’échelle des Amériques ont permis beaucoup de brassage.

Ce que j’appelle les modes d’identification sont des systèmes d’inférences quant auxpropriétés, aux qualités du monde. Ces systèmes d’inférence, n’importe qui peut lesfaire, n’importe où. Vous pouvez faire des systèmes d’inférences animiques, totémiquesetc. Mais dans le milieu où vous évoluez, où vous avez été élevé, un seul typed’inférence tend à se stabiliser en un système. Les autres inférences sont inhibées,elles ne sont pas productives. Autrement dit, on peut considérer que dans des régionsextrêmement diverses, des gens ont fait ce type d’inférences et qu’elles se sontstabilisées. Le milieu est indifférent.

Page 8: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 8

On peut penser –mais c’est purement conjectural (vous savez, l’anthropologie n’estdevenue sérieuse qu’à partir du moment où elle est sortie des hypothèses del’anthropologie évolutionniste, qui était conjecturale) – qu’il y a un fonds commund’inférences animiques et totémiques, et que les transformations de ces ontologies ontdonné l’analogisme et le naturalisme, au cours de l’histoire. On peut s’amuser à fairecela. Le naturalisme est sorti de l’analogisme, c’est avéré. Pour le reste, on peutspéculer. Est-ce que c’est vraiment intéressant ? Je ne pense pas.

AP : Vous vous réclamez toujours du structuralisme de Lévi-Strauss. Quel statutaccordez-vous à ces structures, ces invariants ? Vous avez parlé de différents « modesde socialisation de la nature »…

PhD : Je ne parle plus de « modes de socialisation de la nature », car cela voudraitqu’il y a la nature d’un côté et la société de l’autre, et qu’il y a des catégories socialesqui sont projetées sur la nature. J’ai employé cette expression il y a trente ans, je nevois plus du tout les choses ainsi.

AP : Vous parlez de « matrices ontologiques », d’« ontologies », de « schèmes ». Quelleexpression convient le mieux ?

PhD : Le schème est le terme le plus générique pour désigner les mécanismesintellectuels au moyen desquels ces systèmes inférentiels sont produits et transmis, ausens du schématisme non pas tellement kantien mais tel qu’il est employé dans lapsychologie cognitive contemporaine. Ces schèmes sont des mécanismes. C’est unsystème d’intégration d’informations qui va permettre une économie dans l’inférence,de telle sorte qu’on va avoir tendance à subsumer des situations nouvelles (tout ce quinous arrive tout le temps, l’événement) sous ces schèmes. Il y a des moments où celane marche pas, dans ce cas, le schème est transformé. C’est un phénomène classique.

Je l’applique dans différents domaines, dont le principal, celui qui me parait le plusimportant, le domaine ontologique. Je l’applique dans ce que j’appelle les modesd’identification, c’est-à-dire l’assignation ou la détection dans les objets du monde decertains types de qualités que je définis par rapport à des qualités que je me prête àmoi-même comme sujet. Et le résultat de ces modes d’identification, lorsque c’eststabilisé, c’est une ontologie.

AP : De ces modes d’identification, vous en retenez deux, qui vous paraissent les plusuniversels, l’attribution de physicalité et l’attribution d’intériorité.

Page 9: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 9

PhD : Non, ça c’est le mécanisme qui parvient à la construction du moded’identification. C’est en fait au départ une expérience intellectuelle influencée par malecture de Husserl mais qui au fond est beaucoup plus générale. Qui est en plusconfirmée par les travaux de la psychologie du développement, selon lesquels un sujethumain, très jeune, très tôt, appréhende le monde comme une combinaison d’étatsmentaux et de processus physiques. Pour désigner cela, j’ai parlé d’intériorité et dephysicalité.Je suis parti du principe que la combinaison (le jeu) dans la détection d’états mentauxet de qualités physiques dans le monde, était les mécanismes opératoires au moyendesquels le mode d’identification était constitué.

Le totémisme

AP : En combinant ces attributions d’intériorité et de physicalité, vous reconstituezquatre ontologies de manière systématique : animisme, totémisme, analogisme etnaturalisme (naturalisme qui est notre ontologie).Nous avons parlé de l’animisme. Venons-en au totémisme.Quel statut lui accordez-vous? Dans Le totémisme aujourd’hui, Lévi-Strauss a critiqué l’usage du terme totémisme,n’y voyant qu’une projection occidentale, sur des peuples qui ne seraient pas encoresortis de la confusion entre nature et culture. Le totémisme est-il une institution, unensemble de croyances, une illusion de notre part ?…

PhD : Il y a deux conceptions du totémisme chez Lévi-Strauss, qu’il a développéessimultanément, puisqu’elles sont présentes l’une dans Le totémisme aujourd’hui,l’autre dans La pensée sauvage, qui sont deux livres de 1962.

Dans Le totémisme aujourd’hui, Lévi-Strauss fait une critique des théories de laprojection, en disant que ce qui compte, ce n’est pas l’identification d’un individu avecun animal ou avec une espèce. Ce qui compte, c’est un système classificatoire quipermet de donner de l’ordre au monde, système au moyen duquel on transporte desécarts, des discontinuités perceptives dans l’environnement, en l’occurrence entre desespèces naturelles, pour s’en servir pour penser des discontinuités entre groupessociaux. En ce sens-là, cette théorie réduit le totémisme à un dispositif classificatoireuniversel, qui n’est ni plus ni moins présent en Australie ou dans les sociétés ditesprimitives qu’ailleurs.

Dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss dit qu’il y a une autre forme de totémisme, c’estau contraire l’identification de groupes humains avec des espèces animales, avec quices groupes humains disent partager des qualités. Il donne comme exemple les

Page 10: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 10

Chicaso, qui sont des Indiens du sud-est des Etats-Unis. A la différence de ce qui sepasse dans les classifications totémiques, on a là une image à la fois sociale etnaturelle, mais fragmentée. Ce sont des groupes d’humains et de non-humains. C’estcette conception du totémisme qui l’intéresse : elle n’est pas classificatoire maisontologique. Elle met l’accent sur le partage de qualités entre des humains et des non-humains. Elle met donc l’accent sur un certain type de continuités entre eux, en mêmetemps qu’elle affirme des discontinuités à un autre niveau : des discontinuités avecd’autres groupes d’humains et de non-humains.

AP : Dans le totémisme, selon votre classification, il y a des ressemblances de corpsaussi bien que d’intériorités à l’intérieur de ces groupes.

PhD : Oui, là les termes sont utilisés à la limite de leur pertinence. Je suis parti de cemécanisme opératoire. Ce qu’on peut dire, c’est que, dans les cas les mieux décrits, lesplus connus, les plus « idéal-typiques » de totémisme (en Australie), il y a un partagedes qualités physiques et morales. Tous les auteurs qui parlent de ce totémismeinsistent là-dessus. Dans un même groupe d’humains et de non-humains, il y a desqualités issues du prototype totémisme. A la fois des qualités physiques (decomportement, de couleurs, d’épaisseur du sang…) mais aussi morales (tempérament :plus ou moins grande vivacité, forme, dispositions à faire telles choses…). C’est pris àun certain niveau d’abstraction. C’est pour cela que j’emploie ces termes d’intérioritéet de physicalité, de manière à manifester un contraste. En même temps, ce contrastecouvre un ensemble de phénomènes extrêmement large.

AP : Vous vous êtes tenus à ces deux termes. Vous dites cependant que vous auriez puen prendre d’autres : la façon de concevoir le temps (temporalité)… 8

PhD : Il me semble que ce sont des conséquences. Ce qui est premier, ce sont ces deuxtermes (physicalité, intériorité). C’est pour cela que l’approche que j’ai développéepourrait être qualifiée d’ontologie structurale. Elle met l’ontologie, les distinctions entermes de qualités, au point de départ, tout le reste en découlant. Je fais l’hypothèsequ’il y a d’autres modes : de temporalité, de spatialisation, de catégorisations… quidécoulent de cette ontologie.J’ai consacré, mais jamais publié, un cours au Collège de France il y a quelques années,sur la catégorisation. Je l’évoque un peu dans Par delà nature et culture, pour montrercomment nous avons deux grandes formes de catégorisation : prototypique et parattributs. Chacune correspond à certaines ontologies. Par prototype pour l’animisme etle naturalisme ; par attributs pour l’analogisme et le totémisme.

Page 11: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 11

Je m’intéresse depuis quatre ou cinq ans aux images, c’est-à-dire à la figuration. Auxmodes de figurations en tant qu’ils me paraissent –sinon dérivés (car parler en termesgénétiques est toujours périlleux) – du moins étroitement connectés avec l’une oul’autre de ces ontologies. Je fais de l’expérimentation, pour voir comment ça marcheavec d’autres attributions. Je l’ai fait un peu dans mon livre pour voir quelles sont lesconséquences pour l’organisation des collectifs –ce qu’on appelle habituellement lasociologie ou l’organisation sociale. Egalement avec les questions épistémologiques.Maintenant, je regarde cela du point de vue des images. A mon sens, c’estl’ontologique qui prime.

AP : Quels types d’images ?

PhD : Toute production iconique. Toutes les images m’intéressent. J’ai fait uneexposition là-dessus au quai Branly, qui est un premier galop d’essai.

AP : Que retirez-vous de ces études iconiques ?

PhD : J’ai publié un livre à ce sujet, le catalogue de l’exposition La fabrique desimages. Je vous y renvoie, car il y en aurait pour plus d’une heure d’entretien rien qu’àce sujet !

Page 12: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 12

L’analogisme et le naturalisme

AP : Pour revenir à Par delà nature et culture, nous avons parlé de l’animisme et dutotémisme. Sur l’analogisme, maintenant : il nous est plus proche. On le retrouve déjàen Chine, dans l’Egypte des Pharaons, chez des Indiens de Bolivie, les Chipayas…

PhD : Oui, dans les cultures hautes (hautes parce qu’elles sont en hauteur dans le

Page 13: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 13

monde andin, dans la Méso-Amérique).

AP : Cette ontologie, on l’a longtemps connue en Occident. A quand peut-on la faireremonter ? Au cosmos grec, à Plotin ?…

PhD : Oui, tout à fait. A mon sens, aussi loin qu’on aille dans le monde du Proche-Orient et de l’Egypte, on trouve les caractéristiques de l’analogisme. Ce que je trouveintéressant, c’est que j’ai fait ces propositions de manière un peu aventureuse (je nesuis pas spécialiste de l’histoire universelle) et qu’en ce moment, des gens se saisissentde ces catégories pour s’en servir, pour l’analyse compétente, notamment deshistoriens. Un jeune historien vient de soutenir une thèse sur l’image au Moyen-Âge, ils’intéresse précisément à cette transformation progressive : le passage au naturalisme.Le naturalisme est apparu dans les images avant d’apparaître dans les systèmesdiscursifs.

Alors que dans les systèmes discursifs, le naturalisme apparaît au 17e siècle, avec larévolution mécaniste, dans les images, il apparaît au 15e siècle et même probablementavant, dans la deuxième moitié du 14e siècle.Les images n’ont pas le même rythme de transformation que les systèmes discursifs.Ce qui m’intéresse, c’est de voir des chercheurs compétents dans un domaine utiliserces outils pour les faire travailler. On voit émerger à partir du 13e siècle, dans lesimages et aussi parfois dans les textes, les principes du naturalisme.

Il y a un colloque organisé en février [2011], qui doit se conclure par un débat entremoi et Geoffrey Lloyd, sur la question de l’analogisme en Grèce archaïque. Le premierlivre de Lloyd, Polarity and Analogy, porte sur l’usage de l’analogie dans la penséegrecque.J’étais au Mexique pour un mois de conférences. Les mexicanistes sont très intéresséspar l’idée d’analogisme comme moyen de comprendre les systèmes méso-américains.Moi je suis un peu en retrait. Je continue à travailler sur les images, mais j’attendsd’être confirmé ou infirmé.

AP : Quels sont les traits dominants dans l’analogisme ? Entre quoi et quoi fait-on desanalogies ? Entre macrocosme et microcosme…

PhD : Oui, c’est le grand classique, bien sûr. Il faut insister sur le fait que ce quicaractérise tant l’animisme que le naturalisme, c’est une différence d’échelle parrapport aux autres ontologies. Dans l’animisme et le naturalisme, au fond, les entitéspar rapport auxquelles on établit des continuités ou des discontinuités sont des classes

Page 14: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 14

morphologiques : des espèces, des sujets. Alors que dans le totémisme comme dansl’analogisme, ce qui est au premier plan, ce sont des qualités « infra-personnelles » :des états, des propriétés, des situations… Les sujets y sont de ce fait beaucoup moinsconstitués. Ce sont des couleurs, des odeurs, des parfums, des mouvements, despériodes du jour ou de l’année. Quelquefois des fruits… Des positions sociales etc. Toutest matière à analogie. Tout est matière à tresser des réseaux de correspondancesentre des états, des qualités, des propriétés… 9

AP : Vous parlez, en clin d’œil à Jacques Bouveresse, de ces vertiges de l’analogie.

PhD : Une fois qu’on est rentré dans ces systèmes… A la fois, je suis d’accord avecBachelard lorsqu’il dit qu’il y a un saut important entre la physique des qualitéssensibles et la physique moderne (la physique des qualités sensibles est un monde dontil est très difficile de sortir, car tout fait écho, tout fait signe, tout est indice de quelquechose d’autre). Et en même temps, si on n’est pas passé par là, on ne peut pas rentrerdans une physique moderne, car c’est une physique où les éléments du monde sontdécomposables et peuvent être recombinés entre eux, selon des lois. Au fond, entransposant, c’est aussi le principe d’une physique des qualités sensibles. Il y a unsubstrat, qui fait qu’on peut passer de l’une à l’autre. On peut toujours gloser : «Kepler, astrologue ou astronome ? La différence entre la chimie et l’alchimie n’étaitpas très nette… » Oui, bien sûr. Car les principes, ontologiquement, sont les mêmes. Ily a un substrat analogique qui perdure dans le naturalisme.

Relations entre ontologies

AP : Vous montrez que le naturalisme n’est qu’une théorie parmi d’autres, pasnécessairement supérieure aux autres.

PhD : Ce n’est pas une théorie, c’est une ontologie. Une théorie est réflexive, pas uneontologie. Une ontologie peut être « réflexivée » si je puis dire. Elle peut faire l’objetd’un travail réflexif, c’est là-dessus qu’on travaille. Lorsque je travaille sur lenaturalisme, je travaille sur des textes de Galilée, Bacon, Descartes… L’ontologie elle-même n’est pas réflexive.

AP : Elle nous imprègne depuis notre enfance.

PhD : Oui. Des propositions comme celles qui peuvent être faites par un animiste nousparaissent absurdes, superstitieuses. Or, quand on y songe, prêter de façon fugace del’intentionnalité à un non-humain n’a rien de bizarre. C’est même un réflexe, quand

Page 15: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 15

notre ordinateur tombe en panne au moment où on en a le plus besoin. Cela nousarrive constamment, sans être stabilisé dans une ontologie, parce que ce sont desoccurrences accidentelles, qui sont ensuite inhibées.

AP : On refuserait de les développer, parce qu’on les trouverait ridicules.

PhD : Il y aurait une sorte de censure des propositions qui découlent de cesinférences. Vous pouvez dire que vous parlez avec votre chat. On trouvera cela normal.Mais si vous dites que votre chat mène une carrière, si vous développez et vous ditesqu’il y a une société de chats, avec un syndicat etc., on vous regardera de travers.

AP : L’animisme, de notre point de vue, fait des inférences qui ne sont pas vérifiablespar la science.

PhD : Oui, mais les inférences que vous faites dans le naturalisme, il n’y a qu’uneminuscule minorité de gens qui les vérifient. Quels sont les deux inférences dunaturalisme ? Caractère distinctif de l’intériorité humaine (seuls les humains ont unlangage, une subjectivité…), d’autre part, le fait que du point de vue physique, leshumains ne se distinguent pas beaucoup des non-humains (ils sont gouvernés par lesmêmes lois physiques, chimiques etc.) Cela, vous ne le savez pas depuis votre enfance.

Bouvard et Pécuchet se mettent à étudier la chimie : ils découvrent avec surprise qu’ily a de l’albumine dans leur corps comme dans les blancs d’œufs, du phosphore, del’hydrogène comme dans les réverbères… Ils sont surpris car cela désacralise lecaractère distinctif des humains, car il y a des corps chimiques semblables. Cela, vousl’avez appris, par tout un système d’enquêtes et de transmissions des savoirs, qui vousa façonné, qui vous a appris ces choses-là. Ce n’est pas spontané.

AP : Lorsqu’on a vécu selon une certaine ontologie, il est alors presque impossible d’ensortir…

PhD : Si, on peut en sortir… On en revient à ce que vous disiez sur le structuralisme.Au départ, ces quatre ontologies sont un groupe de transformations (on fait varier unélément). Or, un tel groupe n’a de sens que parce qu’il permet de passer de l’une àl’autre ontologie. Toute la question est de savoir dans quelles conditions.

Les conditions individuelles ne sont pas si complexes. On peut basculer. On le sait partoutes sortes d’expériences historiques : des gens élevés dans l’animisme, qui sontdevenus des scientifiques. Je pense à un cas particulier, le grand géographe de

Page 16: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 16

Catherine II, qui était en fait un chasseur Tunguz, venu du fin fond de la Sibérie.Pour basculer d’un régime dans un autre, il faut que l’environnement social soitfavorable.

AP : Il faut être immergé dans une culture.

PhD : Il faut être immergé dans une culture. Au fond, je pense que, du point de vueontologique, les changements ne sont pas tellement amples. On a constamment sousles yeux des cas de gens qui sont dans le malaise, dans une situation complexe. UnAchuar peut devenir médecin. Il va « balancer » entre ces deux mondes.C’est une caractéristique du schématisme : un schème est un dispositif d’intégration deconnaissances, qui doit, pour être efficace, ne pas être réflexif ni formalisé. Danscertaines circonstances, lorsqu’il est confronté à des situations nouvelles, il doit êtreréaménagé. Ce qui doit être réaménagé n’est pas tellement le schème, c’est un modèleculturel issu de ce schème. Le schème lui-même se brise. Cela donne ces situations,quelquefois tragiques, de basculement, de transformations, que les gens connaissentquand ils sont transportés dans un autre monde culturel.

AP : Vous présentez l’aspect problématique, au sens kantien, de ces quatre ontologies,dans un chapitre intitulé « Métaphysique des mœurs ». Par exemple, quand unanimiste tue un animal à la chasse, il se demande s’il n’a pas tué une personne.

PhD : Oui, ils doivent « désubjectiver » un sujet. Quand vous vous nourrissezexclusivement de « sujets », cela pose des problèmes métaphysiques. Si vous dites quele monde est composé de sujets, il faut en tirer les conséquences quand on les mange.

AP : Vous montrez qu’on trouve dans chaque ontologie des « angoisses métaphysiques» propres, qui ne se trouvent pas dans les autres. Un « naturaliste » se demande s’il ades pulsions animales, un animiste s’il mange une personne quand il mange un animal.10 De même dans le totémisme…

PhD : Dans le totémisme, c’est la question de l’individuation. Comment individuer desentités qui partagent des qualités physiques et morales communes ? Il y al’individuation par la forme. Mais ces entités partagent tellement d’autres qualités quec’est insuffisant. On individue à l’intérieur d’ensembles.

AP : Dans l’analogisme, il s’agit d’englober harmonieusement des êtres tousdissemblables, répartis sur une sorte d’échelle graduée.

Page 17: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 17

PhD : C’est arriver à totaliser. Dans un système où tout est singulier, arriver à prendreun point de vue unitaire sur ces singularités.

AP : Il faut alors trouver un personnage supérieur sur qui repose l’harmonie.

PhD : Oui, le monothéisme est une bonne solution. Avec le Pharaon ou l’Inca… 11

Schéma de Stéphane Callens, d’après Philippe Descola, sur Développement durable etterritoires

Conflits ontologiques, conflits politiques

AP : Pour vous qui avez étudié ces quatre schèmes, est-il possible d’aboutir, sinon àune synthèse d’eux, du moins à une vision moins partiale et partielle des rapportsentre l’homme et le monde ?

PhD : Une vision unitaire ? Non, ce n’est pas mon genre, les synthèses œcuméniques.Je pense que le monde contemporain nous donne une très bonne image de

Page 18: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 18

malentendus culturels. Des incompréhensions entre des peuples, des collectifs, du faitd’ontologies qui ne sont pas coïncidentes. Les meilleurs cas sont ceux que nousconnaissons bien en tant qu’anthropologues, de malentendus entre populationsautochtones et des agents du développement, ou avec des ONG environnementalistes.

AP : Vous parlez de ces indigènes qui se plaignent qu’on appelle leurs terres une «réserve naturelle », car pour eux, ce n’est pas un milieu naturel, mais travaillé depuisdes siècles.

PhD : Oui, bien sûr, en Australie. C’est un cas très courant.

AP : De la même façon, des peuples d’Amazonie qui considèrent, s’ils devaienttrancher, que le milieu domestique est la forêt, tandis qu’à la limite, le milieu sauvageseraient ces villes en béton, inhabitables pour eux.

PhD : Oui, c’est constant de nos jours. Ce n’est pas parce que ces populations « non-modernes » sont pour certaines peu nombreuses que le malentendu disparaît. Lemalentendu se fait aussi avec les populations analogistes, dont les effectifs sontgigantesques ! Les antagonismes très forts entre l’Occident –pour employer un grandterme – et la Chine, viennent de là aussi. Du point de vue de la théorie politique, lesystème de gouvernement des collectifs qui s’est mis en place avec l’idéologie desLumières, tout à fait naturaliste (position des sujets, égalité isométrique…), va àl’encontre des modèles analogistes, qui permettent de penser l’intégration d’une foulede sujets par des dispositifs d’équilibre. Les Chinois parlent d’harmonie. Le mandatcéleste de l’Empereur était de maintenir l’harmonie entre les composantes humaines etnon-humaines de l’Empire. Ce que fait le secrétaire général du parti communiste, c’estla même chose aujourd’hui. Il y a un affrontement d’un modèle contre un autre. Lesoppositions ontologiques sont toujours là. Pour autant, en Chine, il existe des gens quise sont saisis du modèle naturaliste et démocratique, pour lancer des revendications.Mais les malentendus sont toujours là. La synthèse œcuménique n’est pas pourdemain.

AP : Les malentendus politiques ont une base ontologique. On ne s’entend pas sur cequ’est l’organisation du monde et l’organisation politique.

PhD : Sur ce que ce que sont les composantes d’un collectif. Pour nous, un collectif–c’est très net depuis le 18e siècle, mais c’était déjà présent chez Aristote – estcomposé au premier chef d’humains : des individus libres, sujets de droits, dotés d’unlibre-arbitre, qui délibèrent des affaires publiques. Dans beaucoup d’autres collectifs,

Page 19: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 19

en Chine ou dans les Andes en Bolivie, les collectifs sont beaucoup plus larges que descollectifs humains. Les principes de fonctionnement ne sont pas du tout les mêmes queles nôtres. Aussi lorsqu’on dit qu’Evo Morales 12 fait de l’indigénisme folklorique, il y aprobablement de cela. Mais en ce moment, en Bolivie et en Equateur, il y a desphénomènes politiques intéressants. A l’intérieur d’un modèle général qui est celui desrépubliques bolivariennes, fondées sur le modèle des Lumières, on réintroduit desmécanismes de constitution de collectifs pas du tout issus des Lumières.

AP : Dans l’altiplano bolivien, ils mettent beaucoup en avant la terre-mère, laPachamama, et toute la culture qui en découle (la culture de la coca, notamment). EvoMorales y est populaire. Au contraire, dans la région de Santa Cruz, dans l’est du pays,ils n’aiment pas les gens de l’altiplano. Le pays en est divisé.

PhD : La dernière constitution équatorienne introduit dans sa première partie desdroits de la nature. Il y a des droits de la nature, ou de la Pachamama. Ce n’est pas unebonne traduction (nature pour Pachamama), mais rien que cela est un problèmeintéressant.

AP : Il y a eu un sommet pour les droits de la terre-mère, en avril dernier, àCochabamba en Bolivie. C’était un sommet contestataire organisé par Evo Morales,après l’échec du sommet de Copenhague.

PhD : La Pachamama a un côté slogan maintenant. C’est une façon de donner à laterre, mais aussi aux lacs, aux montagnes, aux grottes, aux sources, un statutparticulier à l’intérieur de ce collectif, comme des agents de même niveau. Et çachange tout dans la vie politique ! Alors que chez nous, les non-humains ne sontreprésentés que dans des chaînes extrêmement longues de médiations. Ce qui fait queleur présence est toujours cachée derrière des tractations entre humains.Je pense qu’il y a de l’avenir pour des débats ontologiques vigoureux, peut-être aupremier chef sur le plan politique.

AP : Ces revendications, pour reprendre l’exemple de l’Amérique du Sud, rejoignentaussi la contestation altermondialiste, contre la politique des Etats-Unis.

PhD : Ce que je trouve intéressant, c’est qu’on est passé, dans le monde andin, d’undiscours anticapitaliste de type marxiste classique, révolutionnaire ou réformiste, à undiscours beaucoup plus confus et complexe, quelque fois folklorique en apparence.Discours qui reflète sans doute de manière plus fidèle une longue tradition, métisséebien sûr dans la période coloniale, de collectifs comprenant beaucoup plus que des

Page 20: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 20

humains.

Le Marx du marxisme-léninisme est naturaliste, surtout sous sa forme dogmatique etappauvrie, tel qu’elle se rencontre la plupart du temps en Amérique latine. (Le premierMarx est bien plus complexe, hégélien…) On bascule aujourd’hui dans quelque chosed’autre, bien que cela prenne encore des formes folkloriques, proliférantes… Elles sonttrès intéressantes à étudier car elles sont le symptôme de ce que le modèle naturaliste,sur le plan politique, a du mal à fonctionner là-bas.Il y a des variations. Le Brésil est un exemple de succès naturaliste. Lula est unnaturaliste extrêmement efficace…

Les collectifs

AP : Vous employez volontiers le terme de collectif, que vous préférez à celui deculture ou de société, car un collectif regroupe à la fois des humains et des non-humains.

PhD : L’idée de société telle que nous la connaissons maintenant est tardive, y comprisdans notre évolution d’Européens. Cette idée s’est constituée par émondage des non-humains. En un sens, c’est très bien…

AP : Vous restez naturaliste.

PhD : Politiquement, je trouve les avantages du naturalisme gigantesques. Je ne suispas prêt à devenir un citoyen Chinois de base, dans un grand monde régi parl’harmonie du mandat céleste du secrétaire général du PC !

Cela dit, la façon dont nous pensons des réalités ontologiques ou cosmologiques desautres populations –à partir des outils forgés pour réfléchir sur notre propre histoire etmaîtriser notre propre destin –cette façon de procéder conduit à faire passer sousnotre toit des gens qui ne sont pas passés par la même évolution historique. Parler desociétés consiste à croire que partout l’unité de base est un groupe d’humains quis’assemblent, avec autour de lui des bases matérielles, des outils, des ressources, desanimaux, des machines…

Or, l’idée de collectif, que j’emprunte à Bruno Latour 13, me parait intéressante, car ellene préjuge pas de ce qui constitue le collectif. Il y a différentes formes de collectifs,dont celle qui nous est familière : la société qui exclue les non-humains. Il y a aussid’autres formes, qui agrègent, selon des formules très diverses (c’est le rôle de

Page 21: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 21

l’anthropologie de les étudier) des non-humains en leur sein.

C’est en ce sens qu’on doit passer, il me semble, d’une sociologie de la société à unesociologie des collectifs.

AP : Vous parlez d’un universalisme relatif, qui saurait s’ouvrir à d’autres formes depensées.

PhD : Ce qu’il y a d’universel, c’est un certain type de relations. C’est pourquoi jeparle d’universalisme relatif.Quand j’en parle, je pense à l’universalisme normatif des droits de l’homme. Celui-ci,qui s’est constitué après la seconde guerre mondiale, est devenu la doctrine del’UNESCO. Il s’est généralisé, avec un certain succès. Un certain succès, car onrencontre des obstacles en Chine, dans le monde arabo-musulman…

Cet universalisme est fondé sur des principes d’individualisme, de séparation dessujets humains des autres, qui ne sont pas universels. Ce qui suppose qu’on les impose,et qu’on impose donc notre propre cosmologie au reste du monde. Une façon différentede procéder consisterait à se mettre d’accord sur le type de rapports entre humains,comme entre humains et non-humains, qu’on juge acceptables.Peut-être que cela permettrait d’arriver à un universalisme plus légitime et plusenglobant, car fondé sur un accord plus large.On en est loin. Mais pourquoi pas ?

AP : Je vois que vous avez sur votre bibliothèque le fétiche Arumbaya.

PhD : Oui. Le vrai, bien évidemment !

AP : Il vient, selon Hergé, de la tribu des « Bibaros », chez qui séjourne l’explorateurRidgewell…

PhD : Oui. Hergé était bien renseigné sur ces sociétés.

AP : Dans l’Oreille cassée, on voit quelque chose que vous racontez dans votre livre :ces Indiens sont capables de « décapiter » une fleur avec une flèche de sarbacane.Derrière les « Bibaros » d’Hergé, on reconnaît d’ailleurs les Jivaros, dont les Achuarfont partie. Ils ne vous ont pas réduit la tête ?

PhD : Non, comme vous voyez !

Page 22: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 22

Par delà nature et culture, Gallimard, NRF, 20051.Pages 98-99.2.Page 13.3.Page 276.4.cf. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF, 2009. Compte-5.rendu de ce livre sur ce site :http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article193Mana est une revue d’anthropologie de Rio de Janeiro, dans laquelle Ph. Descola6.et E. Viveiros de Castro ont publié des articles sur la pensée amérindienne.« Chez les Secoya, par exemple, les Indiens morts sont censés percevoir les7.vivants sous deux avatars contrastés : ils voient les hommes comme des oiseauxoropendolas et les femmes comme des perroquets amazones ». Page 28.En plus du mode d’identification, Philippe Descola s’intéresse dans son livre au8.mode de relations (échange, commerce, protection, alliance, prédation …), que jen’ai pas abordé pour ne pas allonger l’entretien.« Car ce n’est pas un fourmillement de sociétés singulières que l’analogisme9.déploie sur le fond de cet universalisme que l’on ose à peine qualifier de « naturel», mais bien un universalisme d’un autre ordre, celui des myriades desubjectivités diffractées qui animent toute chose d’une intention à découvrir […]Et c’est là probablement une raison du succès persistant des « sagessesorientales » dans un Occident désenchanté : en éliminant tout de go l’irritantequestion du relativisme culturel, zen, bouddhisme ou taoïsme offrent unealternative universaliste plus complète que l’universalisme tronquée desModernes […] puisque tout homme, grâce à la méditation, est réputé pouvoirpuiser en lui-même la capacité d’expérimenter la plénitude d’un monde sansfondement préalables, c’est-à-dire débarrassé des fondations particulières qu’unetradition locale pourrait lui assigner ». Page 412.« Le problème épistémologique du naturalisme, on le voit, est exactement inverse10.de celui de l’animisme : alors que celui-ci s’interroge sur la place du « naturel »(des différences physiques) dans un monde presque intégralement « culturel »,celui-là ne sait pas trop où placer la Culture (les différences morales) dansl’universalité de la Nature ». Page 398Ainsi, la Chine en appelle aussi bien aux Ancêtres qu’à une hypostase du monde,11.le tao, « car le plus souvent, et devant l’ampleur de la tâche, on prendra la sageprécaution de combiner plusieurs principes totalisateurs » (page 414). Lapolitique est alors une technique propre à assurer le maintien de ces « collectifs-mondes analogiques » (page 415). (On ne peut du reste s’empêcher de penser àla figure du tisserand royal de Platon, dans le Politique.)

Page 23: Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà

Entretien avec Philippe Descola : autour de Par delà nature etculture

| 23

Président de la République de Bolivie, le premier à être issu de l’ethnie aymara,12.majoritaire dans la région de La Paz.cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.13.