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Études rurales 178 | 2006 Quel développement à Madagascar ? Autour du livre de philippe descola Par-delà nature et culture (paris, gallimard, « bibliothèque des sciences humaines », 2005, 624 p.) Emmanuel Lézy et Gérard Chouquer Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8402 DOI : 10.4000/etudesrurales.8402 ISSN : 1777-537X Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2006 Pagination : 229-252 Référence électronique Emmanuel Lézy et Gérard Chouquer, « Autour du livre de philippe descola », Études rurales [En ligne], 178 | 2006, mis en ligne le 01 janvier 2006, consulté le 10 décembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/etudesrurales/8402 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.8402 © Tous droits réservés

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Études rurales 178 | 2006Quel développement à Madagascar ?

Autour du livre de philippe descolaPar-delà nature et culture (paris, gallimard, « bibliothèque des scienceshumaines », 2005, 624 p.)

Emmanuel Lézy et Gérard Chouquer

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8402DOI : 10.4000/etudesrurales.8402ISSN : 1777-537X

ÉditeurÉditions de l’EHESS

Édition impriméeDate de publication : 15 décembre 2006Pagination : 229-252

Référence électroniqueEmmanuel Lézy et Gérard Chouquer, « Autour du livre de philippe descola », Études rurales [En ligne],178 | 2006, mis en ligne le 01 janvier 2006, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8402 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.8402

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Aut our du l ivre de phil ippe descola. Par-delà nat ure et cult ure (paris, gal l imard, « bibl iot hèque des sciences humaines », 2005, 624 p. )

par Emmanuel LÉZY et Gérard CHOUQUER

| Edit ions de l’ EHESS | Ét udes rurales

2006/02 - 178ISSN 0014-2182 | pages 229 à 252

Pour cit er cet art icle :

— Lézy E. et Chouquer G. , Aut our du l ivre de phil ippe descola. Par-delà nat ure et cult ure (paris, gal l imard, « bibl iot hèque des sciences humaines », 2005, 624 p. ), Ét udes rurales 2006/ 02, 178, p. 229-252.

Distribution électronique Cairn pour les Editions de l’EHESS.

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AUTOUR DU LIVREDE PHILIPPE DESCOLA

Par-delà nature et culture (Paris, Gallimard,« Bibliothèque des sciences humaines »,2005, 624 p.)

Emmanuel Lézy et Gérard Chouquer

L A PARUTION du dernier livre de PhilippeDescola est un événement que la Rédac-tion d’Études rurales entend souligner

en ouvrant un débat autour des nombreuxpoints de vue et des multiples pistes deréflexion qu’offre cet ouvrage.

Nous le faisons en proches voisins puisquela revue est hébergée par le Laboratoire d’an-thropologie sociale que dirige Philippe Des-cola. Toutefois cette proximité n’est pas plusqu’un voisinage, les deux recenseurs n’étant nianthropologues ni membres de ce Laboratoire.Emmanuel Lézy est géographe, Gérard Chou-quer, historien et archéogéographe. On voudrabien en tenir compte et se référer, en priorité,aux avis des anthropologues et des ethnologuessi on souhaite un compte rendu disciplinaire.On voudra bien noter aussi que les analyses quisuivent n’engagent que leurs seuls signataires.

Présentation

Une réaction commune s’est produite lors denos lectures respectives du livre de PhilippeDescola. Nous avons, l’un et l’autre, été sen-sibles à l’ampleur de la matière anthropolo-gique proposée et au caractère proprement

novateur de la construction analytique qui l’ac-compagne, et avons immédiatement sentiqu’un transfert était envisageable en géogra-phie, en histoire et en archéologie. De la mêmemanière, nous avons noté, l’un et l’autre, laforme structuraliste classique de cette matièreinnovante. Il y a plusieurs façons d’analyserce que nous percevons comme une contradic-tion. C’est sans doute l’expression de « fonc-tion rectrice » du grand partage dualistenature/culture qui résume le mieux l’interro-gation qui est la nôtre. Aussi avons-nouscherché à comprendre pourquoi Philippe Des-cola a employé cette formulation et ce qu’ellesignifie réellement.

Nous avons lu d’autres comptes rendus decet ouvrage. Nous n’estimons pas opportun desuivre Jean-Pierre Digard [2006] lorsqu’ilpense que ce livre est une « attaque » de lascience. Selon nous, l’activité scientifique n’estaucunement menacée mais bien au contrairestimulée par cette puissante élaboration. Nouspartageons, en revanche, l’avis de DominiqueBoullier [2006] selon lequel ce livre est « unencouragement à inventer les nouvelles formesde composition du monde commun pour dé-passer le modernisme ». Nous nous appro-prions également toutes les opinions qui se sontexprimées pour dire combien cet ouvrageouvre sur d’autres usages du monde [Bollon2005 ; Gentelle 2006 ; Milhaud 2006].

Il arrive fréquemment que de grandes œuvressoient incomprises ou méconnues à leur parution,et valorisées longtemps après. Ce fut le cas desCaractères originaux de Marc Bloch, de l’œuvregéographique d’Éric Dardel et de quelques au-tres. Dans nos propres disciplines, nous espéronscontribuer à aider les jeunes chercheurs,

Études rurales, juillet-décembre 2006, 178 : 231-252

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géographes, historiens et archéologues, àexploiter la matière de cette belle synthèse.

Bien entendu, ces deux comptes rendusont été communiqués à Philippe Descolaavant publication.

La formation d’une conscience

géographique (par Emmanuel Lézy)

En ce début de XXIe siècle, la frontière entre« nature » et « culture » est soumise à deconstants réajustements, voire à la remise encause globale de ses fondements philosophi-ques. L’essai de Descola, qui passe, pour l’oc-casion, de l’échelle du territoire achuar[Descola 1986, 1993] à celle de l’écoumène,se présente comme une contribution incon-tournable à un débat dont l’enjeu n’est rienmoins que la fixation des limites et de laforme du monde.

Publié chez Gallimard, Par-delà nature etculture est assuré de connaître une large dif-fusion et de rencontrer un lectorat d’autant plusvarié que le domaine couvert est universel.Quels que soient sa discipline ou son champd’intérêt, le lecteur y trouvera une invitation à« dépasser » ses propres clivages. Rares sontles chercheurs qui engagent leur disciplinedans une réflexion de fond, et Descola faitpartie de ce petit nombre.

En philosophie ou en sociologie des sciences,le travail de Bruno Latour [1994] est sans aucundoute pilote ; en géographie, celui d’AugustinBerque [2000] sur l’écoumène est fondamental.En anthropologie-ethnologie, désormais, celuide Philippe Descola redistribue les cartes. Legéographe ne peut qu’être tenté de « tester » surla carte les limites, internes et externes, d’unelecture aussi originale du monde.

UN « AGGIORNAMENTO NÉCESSAIRE »

OU UN ERRATUM COLLECTIF ?

Le texte de Descola s’ouvre sur une anec-dote personnelle : en Amazonie péruvienne,l’auteur sauve Metekash, une femme achuar,de la morsure d’un serpent en lui injectantun sérum antivenin. Légitimé dans sa ratio-nalité par l’efficacité du produit, il entre-prend, dans la foulée, d’expliquer au mari,Chumbi, que l’accident est dû au hasard.Hélas, le diagnostic convainc moins que leremède : c’est l’achat d’un fusil qui a pro-voqué l’accident. En multipliant ses prises,le chasseur a rompu l’équilibre entretenuavec les esprits de la forêt et en a été aus-sitôt puni. « À l’évidence, je n’avais riencompris », avoue l’anthropologue (p. 20).

Cette confession du titulaire de la chaired’anthropologie de la nature du Collège deFrance sonne comme un défi, une promesse etdonne à l’ensemble sa dimension novatrice.

En choisissant d’ouvrir son livre par un teleffort de remise en question1, voire d’autodé-rision, Descola définit clairement l’ambitionde son propos. Cesser d’expliquer pour semettre à l’écoute, en plaçant l’objet dans uneposition de sujet, et assumer le risque de revoirles limites et la forme du monde tels que nousles concevons :

Bien des sociétés dites « primitives »nous invitent à un tel dépassement, ellesqui n’ont jamais songé que les frontièresde l’humanité s’arrêtaient aux portes del’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas

1. Page 179, il insiste : « J’avais surtout fait fausse routeen cherchant à définir des modes d’identification. »

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à inviter dans le concert de leur vie so-ciale les plus modestes plantes, les plusinsignifiants des animaux (p. 15).

Dans ses dimensions, le propos atteint doncles « frontières de l’humanité », et le « dépas-sement » suggéré par le titre concerne les li-mites de l’écoumène et la forme de ce que nousappelons le monde. En identifiant un dénomi-nateur universel, Descola fonde une humaniténouvelle, intégrant non seulement toutes lescultures humaines mais une part non limitée (etjamais clairement identifiée) des « existants »sur terre :

Le référent commun aux entités qui ha-bitent le monde n’est donc pas l’hommeen tant qu’espèce mais l’humanité en tantque condition (p. 30).

Une entreprise aussi « iconoclaste »2 nepeut faire l’économie d’une certaine tabularasa, et l’exercice de « chamboule tout », en-tamé sur sa propre effigie, ne néglige aucunefigure d’autorité. Dédié à ses enfants, Léonoreet Emmanuel, Par-delà nature et culture necite pas Jean, le père, historien des conquista-dors et de la colonisation, mais s’applique àécrire, au verso de ses pages, une autre histoiredu Nouveau Monde, celle des « vaincus »,voire des « primitifs » ou des « sauvages ». Larupture n’en est pas moins consommée avecClaude Lévi-Strauss, le second « père » auquelDescola rend par ailleurs de nombreux hom-mages. À maintes reprises, notamment àpropos de l’aire d’extension du totémisme etde la différence qu’il établit entre cette notionet ce qu’il appelle l’animisme, il souligne ceque l’idée de « pensée sauvage » pouvait avoird’inabouti (p. 144).

Au-delà de Lévi-Strauss et de l’« aggiorna-mento personnel »3, c’est toute l’ethnologie,l’anthropologie et toutes les sciences humainesqui sont invitées à refaire leur inventaire :

L’anthropologie est donc confrontée à undéfi formidable : soit disparaître avec uneforme épuisée d’humanisme, soit se mé-tamorphoser en repensant son domaine etses outils de manière à inclure dans sonobjet bien plus que l’anthropos, toutecette collectivité des existants liés à luiet reléguée à présent dans une fonctiond’entourage (p. 15).

Surtout, et c’est le juste retour de l’enga-gement personnel de l’auteur, le lecteur estsommé à son tour, et au plus profond de saconscience, de reconnaître comme un terri-toire sa propre définition de l’humain. Unefois qu’il y est parvenu, et sans doute seule-ment à ce moment-là, il devient lui-même unedes catégories proposées.

UN INVENTAIRE DES CULTURES HUMAINES

La méthode du discours de Descola retrouvecelle de Descartes. Après avoir fait douter lelecteur, il le contraint à tout reconstruire àpartir du « je » et à fonder sa maison sur lerocher et non sur le sable.

La force de conviction de Descola et leplaisir qu’on a à le lire reposent en partie surla dimension encyclopédique de l’information

2. Le mot est de Jean-Pierre Digard [2006 : 413].

3. Cf. la note 5 de la page 205. Le terme est aussi em-ployé à propos de McGrew et des chimpanzés (p. 254),soulignant la valeur universelle de la remise en questionpersonnelle.

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mobilisée. En 624 pages bien pleines, 171 eth-nies sont convoquées et, des Achuars del’Amazonie aux Yup’ik du grand Nord, l’au-teur révèle une immense curiosité. D’une terreà l’autre, d’une langue à une autre, la démons-tration est, dans un premier temps, difficile àsuivre, mais c’est voulu. La première partie,« La nature en trompe l’œil », vise justementà souligner les incohérences et les confusionsliées à l’usage traditionnel du terme « nature ».

L’auteur commence par nier l’universalitéde la solution de continuité entre « nature » et« culture » dès qu’on sort de l’Europe mo-derne (« figures du continu ») et présente aus-sitôt les formes infinies des transitions entrele « sauvage » et le « domestique ». Le« grand partage » entre les deux est un phé-nomène récent, lié à des conditions histori-ques bien particulières et dont il faut, parconséquent, se garder de faire un universel.On ne peut opposer une pensée « scienti-fique » à une pensée sauvage dans leur rap-port à la « nature » puisque ce concept n’estpas reconnu par ces deux pensées.

Cet universel, Descola va le trouver, dans ladeuxième partie (« Structures de l’expé-rience »), au même endroit que là où Descartesl’a trouvé : dans l’« intériorité » qui abrite le« je » et le distingue de la « physicalité » envi-ronnante. Cette distinction apparaissant à Des-cola également répandue dans toutes les régionset toutes les époques de l’Humanité, il en fait lepoint de départ de son raisonnement. La typo-logie s’organise donc en fonction de la façondont l’universelle intériorité (ce que Dardel ap-pelait la « conscience géographique ») envi-sage la non moins universelle physicalité :m’est-elle semblable ou différente ? En

recoupant ces deux notions (intériorité/physica-lité et semblable/différent), Descola obtientquatre catégories qu’il présente dans sa troi-sième partie : « Les dispositions de l’être »(voir le schéma p. 176).

La pensée « naturaliste » postule une iden-tité entre l’Homme et la Nature au niveau dela « physicalité » (nous sommes composés desmêmes atomes, nous obéissons aux mêmes loisde la Physique ou de la Nature), mais postuleune altérité de l’« intériorité » (certains ont uneâme, d’autres non). À cette pensée qu’il qua-lifie de « moderne » s’opposent, non pas unepensée, définie négativement par rapport à elle,mais trois autres pensées, pourvues de carac-tères propres et se fondant, comme la penséemoderne, sur des postulats invérifiables.

La pensée « animiste » affirme une identitéd’intériorité, tour à tour différente et indiffé-rente à cette différence sur le plan de la physi-calité. La pensée « totémiste » (que Descola, àla différence de Lévi-Strauss, limite à l’Aus-tralie et dont il exclut toute la zone américaine)reconnaît entre les différents « existants » de laplanète une similitude, tant au niveau de l’inté-riorité que de la physicalité. La figure tutélairedu totem, quels que soient son « règne » ou sonrythme, fixe à la fois les grands traits de laphysionomie, de l’esprit et du comportement.Enfin, une pensée « analogique » reposerait,selon lui, sur une irréductible altérité des êtreset des choses, tant sur le plan de l’intérioritéque sur celui de la physicalité.

On dépasse ici largement le réajustementgéographique marginal des anciennes catégo-ries « animisme » et « totémisme ». Nous estproposé un socle objectif, logique et impar-tial, à la classification des cultures humaines,

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qui sont encore trop souvent arbitrairementétiquetées et hiérarchisées. La tentation estgrande d’adopter cette classification. Elle ré-duit considérablement l’inégalité entre lessociétés suggérée par les anciens termes« primitifs » ou « sauvages ». Elle rend inutilele recours à des termes aux contours mal dé-finis, comme « indigènes », « aborigènes »,« natifs », voire « Indiens », « Africains »,« Noirs », « nomades » ou « chasseurs-cueil-leurs », qui ont si souvent embarrassé les au-teurs. Elle reconnaît l’incontournablecommunauté des civilisations urbaines « pré-modernes » (de la Chine à l’Amérique en pas-sant par l’Inde, le Moyen et le Proche-Orient,l’Égypte et l’Europe) et leur fournit, avec leconcept d’« analogisme », un plus petit déno-minateur commun. Elle réduit la fracture entregrandes civilisations sur un plan qui n’est nihistorique (Dardel) ni écologique (Murra)mais philosophique.

Ce faisant, Descola déplace le clivage entreles sociétés, du domaine de la nature à celuide la culture.

Le caractère audacieux de l’entreprise a étésouligné par les protestations de Jean-PierreDigard [2006] dans L’Homme. L’anthropo-logie peut-elle accepter la remise en questionde sa supériorité ? Peut-elle participer au lyn-chage de sa propre civilisation4 ? Peut-ellelaisser penser que d’autres cultures dispose-raient de compétences que nous n’avons paspour distinguer l’humanité, pour changer deformes ou pour communiquer avec d’autresformes d’intelligence ?

Le débat qui s’en est suivi a eu le méritede clarifier, si besoin était, la pensée de Des-cola sur le sujet :

Non, je ne me transforme pas en jaguarla nuit, et je suis persuadé qu’aucun hu-main n’a cette faculté (p. 431).

Je ne pense pas qu’on puisse lui faire griefd’avoir jamais cédé un pouce de territoire na-turaliste au profit d’un mode de pensée dont ilestime que « le contexte présent [l’] a renducaduc ». Aucune société n’a de leçon à donnerau naturalisme, à l’Europe ou à l’Occident :

Mais l’on aurait tort de penser que lesIndiens d’Amazonie, les Aborigènesaustraliens ou les moines du Tibet se-raient porteurs d’une sagesse plus pro-fonde pour le temps présent que lenaturalisme claudiquant de la modernitétardive (p. 552).

Au même endroit que Digard, mais pourdes raisons inverses, l’affirmation de Descolame semble fixer les limites de son propos.

LES LIMITES DE L’ÉLARGISSEMENT PROPOSÉ

Aussi rationnelle qu’apparaisse la méthodeemployée, aussi universelle que soit l’opposi-tion entre « intériorité » et « physicalité », lediscours de Descola reste une démarche per-sonnelle, parfois partielle et partiale. Aussiaustères que les appellations « naturaliste »,« animiste », « totémiste » ou « analogiste »puissent être, l’égalité de traitement que laclassification leur réserve est illusoire. Cer-taines ontologies sont plus faciles à assumerque d’autres. Les limites de l’« élargissement »

4. « Cette Europe qui, à travers son ontologie, le natu-ralisme, se trouve un peu sommairement opposée au restedu monde, et traînée, de manière expéditive, au banc desaccusés. » [Digard 2006 : 423]

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promis apparaissent alors et tracent la formeprécise de l’univers de l’auteur.

Même s’il cherche à l’enraciner dans l’uni-versel, Descola ne cache jamais l’incarnationde son propos : l’intervention du « je » dans untexte aussi soigneusement écrit ne doit rien auhasard. Elle se fait dans deux types de localisa-tion introduisant une sorte de complémentaritémagnétique entre deux centres subjectifs dumonde. Le « je » amazonien apparaît à deuxreprises, armé d’un dard empoisonné (seringueou sarbacane), au cœur le plus obscur de laforêt de l’animisme et aux pieds des Andes, undes sommets de l’analogisme. C’est le Descolaincarné mais aussi abusé, englué dans l’opaqueaventure du hic et nunc. L’autre Descola, celuiqui prend la parole à plusieurs reprises, restedans l’ombre. Invisible et omniprésent, lecteurinfatigable, arbitre du vrai et du faux, c’est l’au-teur et non plus le personnage. Il parle depuisun lieu précisément circonscrit : le Collège deFrance, au cœur du Quartier latin, haut lieu dela transformation historique du monde analo-gique ancien par le modernisme naturaliste.C’est le Descola de l’intellect, de la pensée etde la vérité qui dissipe l’erreur.

L’auteur se situe en étranger dans la cultureanimiste et comme référence dans la culturenaturaliste. Le « lecteur type que j’imaginepour ce livre »5 est invité à reconnaître, luiaussi, dans ce naturalisme « notre cosmologiepartagée ». Le naturalisme est la seule caté-gorie définie davantage sur un plan historiqueque sur un plan géographique. Il s’agit d’unepensée « moderne » apparue en Europe del’Ouest à la Renaissance et que la colonisationet l’industrialisation ont répandue de façonplus ou moins pacifique dans le monde entier.

Le partage du monde en quatre ontologiesest rendu impossible par l’appartenance del’auteur, du protagoniste et du lecteur à l’uned’entre elles. Le naturalisme ayant le monopoledu « je », il a aussi celui de l’intériorité et réduitles trois autres catégories à des « physicalités »(schéma p. 241).

C’est une espèce de pyramide à la Braudelqui apparaît, dans laquelle le temps irait de labase (le totémisme ou l’animisme, « au gré del’inclinaison des peuples », p. 289) au sommet(le naturalisme inventé à partir de Descartes,mobile parce qu’historique) en passant par unesorte de pallier analogiste esquissant successi-vement les brouillons plus ou moins élégants dela modernité. On n’est donc pas si loin de lavision de Dardel [1990] des étapes successivesde l’éveil d’une conscience géographique.Comme chez lui, la diffusion d’une pensée natu-raliste moderne chasse les « modes de penséeque le contexte présent a rendu caducs » (p. 427)comme la lumière disperse les ténèbres. Cetteposition, « scientifique » pour Éric Dardel,« naturaliste » pour Philippe Descola, n’est pa-radoxalement pas éloignée de la division « ana-logique » du monde maya en « quatre soleils »que décrivait Jacques Soustelle [1967].

Mais la cosmologie est absente du do-maine couvert par la « nature » chez Des-cola. Ignorante de l’infiniment grand et del’infiniment petit, la perception du mondepar les peuples non naturalistes est tou-jours décrite à l’échelle du groupe et du

5. L’expression est page 244. Page 252, Descola pré-cise : le « terme comparatif du processus évolutif [...],l’adulte occidental ».

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territoire. La connaissance du temps et dela petite échelle est censée échapper à despeuples sans histoire et sans géographie.Les études d’ethno-astronomie menées chezles Incas, les Mayas ou en Amazonie nesont pas citées. La validité scientifique denombreuses propositions non naturalistes, lapuissance encore inexplicable de leursréalisations n’apparaissent pas. L’urbanisa-tion et le savoir restent l’apanage del’Europe moderne. Avant la modernité,c’est-à-dire autour de l’Europe, le paysagen’a pas changé depuis Lévi-Strauss ,malgré Cuzco, Mexico ou Chichen Itza :« un Moyen Âge auquel aurait manqué saRome » (formule rappelée page 38 à proposde l’histoire précolombienne).

La pensée analogique des mondes inca,maya, chinois et tibétain mêlés est réduite àune « plaisante imagination », à des « spécu-lations lettrées » définissant le « monde insai-sissable de l’analogisme, monde a priorichaotique et boursouflé puisqu’il contient uneinfinité de choses différentes » (p. 286), « unmonde de singularités bricolées6 avec des ma-tériaux disparates » (p. 301). Est-ce le mondequi est chaotique ou est-ce la catégorie qui neparvient pas à faire apparaître l’ordre ?

La supériorité du naturalisme sur l’analo-gisme se lit surtout, selon l’auteur, dans le res-pect de l’individu et du « multiculturalisme »que le premier autorise et que le second in-terdit. Ce dernier est présenté, de façon assezclassique, comme le berceau des dictatures etdes fascismes7.

Les fondements de l’animisme et du toté-misme ne sont pas davantage sujets à cautionscientifique :

Bref, le constat de l’existence chez leschimpanzés de traditions dites « cultu-relles » ne paraît pas devoir menacer àcourt terme cette croyance centrale del’ontologie naturaliste selon laquelleles humains sont la seule espèce àposséder un équipement psychiquecapable d’engendrer des différencesculturelles (p. 257).

Les sociétés animistes et totémistes ou ana-logiques qui affirment le contraire sont doncinférieures à la pensée « naturaliste », « mo-derne », dans leur capacité à distinguer le réel.

C’est sans doute une preuve d’honnêteté dela part de Descola que de refuser de s’engagerau-delà de son propre domaine. Se définissantlui-même comme « naturaliste », par traditionet par conviction8, il s’engage à contribuer àaffiner cette perspective et se refuse à lacontredire. La définition qu’il propose du na-turalisme révèle la supériorité qu’il prête àcette ontologie sur les trois autres :

Des sujets humains dotés d’une intério-rité rationnelle et d’une conscience mo-rale, reconnaissant le principe essentielde la continuité physique et de l’interdé-pendance matérielle des entités dumonde, se donnant la mission de

6. On retrouve le terme « bricolage », fondateur de la« pensée sauvage » chez Lévi-Strauss.

7. Cf. la thèse sur le « socialisme » des Incas [Baudin1942]. Les civilisations arabes et juives que Descola neclasse pas dans le naturalisme relèvent sans doute de cetteontologie, bien qu’elles ne soient pas évoquées.

8. « Ainsi la plupart des Européens sont-ils spontané-ment naturalistes – et je ne m’exclus pas du lot – enraison de leur éducation formelle et informelle. » (P. 322)

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préserver cette continuité et cette interdé-pendance, souvent contre leurs congé-nères, et cela dans l’intérêt supérieur detous, qu’ils sont les seuls capables de dis-cerner et de représenter. Ce pourrait êtreune bonne définition de l’ontologie natu-raliste dans ses conséquences pratiquespositives (p. 276).

Il est parfois difficile de déterminer, dans letexte de Descola, qui parle du tapir, de l’Indienqui le chasse, de l’ethnologue qui l’étudie ou del’anthropologue qui le baptise. On peut se de-mander si la légitimation des guerres et descolonisations au nom d’une « conscience »qu’auraient les naturalistes d’un « intérêt supé-rieur » qu’ils sont seuls à identifier et dont ilsprofitent seuls est, cette fois, le fait de Descolaou le fait d’un de ces « idéaux types »9 qu’ilétudie. Le mot « positives » qui clôt la citationqui précède prouve l’adhésion personnelle del’auteur à cette échelle de valeurs.

Il précise très honnêtement la position philo-sophique de son « je » au sein du vaste universdu naturalisme :

Certains, et c’est mon cas, peuvent voirdans une éthique écocentrique commecelle de Callicott un fondement philoso-phique solide pour s’engager dans unecoexistence moins conflictuelle entrehumains et non humains (p. 276).

C’est son enchère la plus haute. Il l’an-nonce aussitôt :

Or, force est de constater que les [...] dé-placements catégoriels dont noussommes redevables aux philosophes del’environnement n’ont encore véritable-ment mis en péril l’agencement typiquedu naturalisme (pp. 276-277).

En fin de compte, la supériorité historiquede la pensée « moderne » s’explique par sa su-périorité scientifique, technologique, morale,politique et culturelle10, et non par la puissancede ses armes soumise à une pensée « natura-liste » qui permit la réification du vivant afind’en justifier l’exploitation.

L’introduction « iconoclaste » prévoyait laremise en question du terme « primitif » par lebiais de la remise en question de la frontièreentre humains et non-humains. Qu’on l’envi-sage comme une menace ou comme une pro-messe, le pari n’a pas été tenu. Il ne s’agitjamais de remettre véritablement en questionla séparation de la nature et de la culture, deshumains et des non-humains, mais bien plutôtd’assouplir les règles de l’utilisation des unspar les autres.

Le lecteur est abandonné, à la fin de sa lec-ture, sans avoir pu effectuer le dépassement an-noncé. Mieux connu, le « primitif » n’en restepas moins « primitif » en ce qu’il n’a pas su seposer en horizon de la pensée occidentale, quireste « moderne » comme les plantes restent« modestes » et les animaux « humbles ».Grâce à l’aggiornamento proposé par Descola,

9. « Une manière d’instantané saisissant une collectivitéà un moment donné de sa trajectoire où elle présente unevaleur exemplaire pour la comparaison, autrement dit, unidéal type. » (P. 14)

10. « L’auteur construit tout d’abord la genèse de notreconstruction occidentale de la nature, de ce grand par-tage, en listant les opérations successives de purificationqui furent nécessaires », remarque D. Boullier [2006 : 80]dans Cosmopolitiques sans s’en offusquer. Le terme« purification », que n’emploie pas Descola, est compa-tible avec son idée de « modernisation » naturaliste.

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la culture naturaliste a précisé ses concepts,mais la représentation que le lecteur peut avoirde la « nature » n’est pas fondamentalementdifférente : il n’est pas invité à envisager lesinge, la vache ou le cochon comme son égal, àmanifester contre l’élevage industriel, la vivi-section ou la déforestation, ni à abandonner lemoindre geste de sa vie quotidienne. Les sa-voirs exotiques qui lui ont été présentés restentcantonnés aux frontières ethniques, voire géo-graphiques, qui en limitent l’aire d’application.Il est invité à connaître la pensée de l’Autre, àla comprendre sans l’adopter pour autant carseule la pensée naturaliste est universelle.

Arrêtons-nous sur la dimension géogra-phique du projet de Descola, qui organise lemonde selon un axe spatial et non temporel.Si l’on peut regretter l’absence d’une carte lo-calisant à la fois les groupes cités et les limitesdes quatre catégories utilisées, on peut tout au-tant se réjouir de la liberté qui nous est laisséede la construire.

CARTOGRAPHIER « NATURE ET CULTURE » ?

La valeur du livre de Descola n’est pas dimi-nuée par les limites qu’il recèle, bien aucontraire. Peut-on en esquisser la forme géo-graphique, dont les contours sont fixés par leslimites que l’intériorité impose au projet uni-versel ? Descola renvoie explicitement touteffort de « spatialisation » aux calendesanalogiques (p. 166).

Son souci premier n’est pas de fournir auxgéographes une nouvelle typologie régionale.Il confie cependant, en conclusion, que le pro-blème principal soulevé par son découpage dumonde n’a pas été résolu :

Tout cela est sans doute rassurant pourles esprits en quête de certitudes mais nepermet guère de répondre à la seule ques-tion qui vaille : pourquoi tel fait social,telle croyance, tel usage sont-ils présentsici et non là ? (P. 534)

La cartographie des phénomènes décritspeut sans doute faciliter l’identification de cer-tains facteurs de localisation. Ce n’est pas unexercice facile car Descola n’a pas clairementspécifié la nature des limites qu’il propose. Par-fois, le déterminisme géographique semble ab-solu et il est aussi vain à un Européen de vouloircesser de penser en naturaliste qu’à un Algon-quin d’échapper à l’animisme. À d’autres en-droits, ces modes de pensée « ne sauraient êtreexclusifs les uns des autres et l’on peut supposerqu’ils coexistent en puissance chez tous les hu-mains » (p. 322). Est-il légitime de vouloir lo-caliser ces frontières dans l’espace, ou celarevient-il à les sortir du seul domaine où elless’épanouissent : l’intériorité de celui qui lesénonce ? Comment, de la façon la plus respec-tueuse possible, cartographier l’univers tel qu’ils’organise dans l’espace-temps des 624 pagesde Par-delà nature et culture ?

La carte proposée (p. 240) tente d’obéir à lalettre et à l’esprit des principes définis par l’au-teur lui-même. Elle s’articule autour de ladouble polarité du « je » grâce auquel Descolaa accepté de situer, dans différents systèmes derepère, l’intériorité productrice de sa géopoé-tique. C’est à partir de la complémentarité entrele « je » parisien et le « je » amazonien ques’orientent toutes les circulations du monde.

En s’installant au cœur de l’espace jivaro,Descola en fait le centre de l’univers animisteet l’alpha de toute l’histoire de la pensée

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Étapes et régions de formation d’une « conscience géographique »chez E. Dardel et P. Descola

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humaine, dont Paris fournit l’oméga. Le« continent animiste » obéit à une logiquegéographique parallèle et occupe aujourd’huiles milieux que Max Sorre [1943] qualifiad’« extrêmes » : les tropiques et les pôles.L’animisme fut longtemps un Gondwanadans lequel la seule insularité était celle dutotémisme australien.

Les grandes civilisations de « l’archipel »analogique recoupent cet ensemble continentalavec la brutalité d’une faille qui apparaîtraitdans des roches sédimentaires. Pour l’auteur,leur unité est moins géographique qu’histo-rique. Comment expliquer la simultanéité et lacohérence des formes des révolutions néolithi-ques puis des grandes révolutions urbaines, desAndes à la Méso-Amérique, du Japon à laChine, au Tibet, à l’Inde, à la Mésopotamie, àl’Égypte et au Proche-Orient, à la Grèce, àl’Italie ? Une fois de plus, Descola se heurteau problème du facteur de localisation et secontente de balayer les théories migratoireschargeant d’hypothétiques marines antédilu-viennes le soin de remplir les pointillés denotre ignorance : ce « grand archipel analo-gique qui s’éparpille à la surface de la Terreen une multitude d’îles et d’îlots dont aucunréseau de diffusion n’aurait pu uniformiser àce point la structure » (p. 313).

La localisation de ces sociétés sur un pla-nisphère n’est pourtant pas aussi aléatoirequ’on pourrait le penser. On observe toutd’abord une dépendance paradoxale vis-à-visdes montagnes jeunes que le naturalisme a ten-dance, au contraire, à envisager comme unhandicap répulsif (climat, sols, risques...). Letracé de ces montagnes tertiaires dépend lui-même de l’axe de la circulation la plus rapide

de l’énergie et de la matière sur terre, à savoirle méridien magnétique.

Telle la tête d’un serpent dont la queue s’ef-filerait entre Antarctique et Terre de Feu, leredressement de la terminaison européenne faitapparaître, au XVe siècle, une pensée coupée ducontact vertical entre le lieu de naissance et laforme du ciel ce jour-là. Tendu vers la mise encontact horizontal des hommes et des sociétés,le naturalisme adopte une stratégie d’interfacequi localise les quatre cinquièmes de l’huma-nité à moins de 200 kilomètres des côtes, et lereste de l’humanité en bordure des fleuves.

La carte offre un système conforme à lacirculation énergétique de notre planète et àl’intérêt que les sociétés analogiques portent àl’astronomie et au géomagnétisme, que Des-cola évoque si peu.

L’exercice cartographique révèle ainsi à lafois l’efficacité et les limites de l’ouvrage deDescola. Ce texte dépasse l’inventaire non ex-haustif des « usages du monde » pour atteindrele rang de document historique. Il s’agit sansdoute de la présentation la plus complète, laplus claire et la plus honnête de la vision dumonde proposée par la pensée naturaliste dudébut du XXIe siècle.

Aussi utile et cohérente que soit la typologieexposée dans ces pages, on ne peut que re-gretter qu’elle laisse apparaître une nette hié-rarchie entre ses catégories, au point de faire del’une d’elles, le naturalisme, l’horizon histo-rique des trois autres. C’est oublier, d’une part,qu’elle en fut et en est surtout le fléau. C’est,d’autre part – et les silences de Descola à cesujet sont éloquents – rendre impossible touttransfert de compétence, dans un sens qui nesoit plus celui de la « diffusion des lumières »,

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chère à Braudel, mais qui procède d’un véri-table échange scientifique et culturel.

Aussi pleine de ses « certitudes » (il n’estpas sûr qu’elle en ait tant), la civilisation « na-turaliste » a tout à gagner à cet échange. Lessavoirs « traditionnels » (comment les opposerautrement au « modernisme » ?) ne sont peut-être pas aussi caducs qu’on le pense. La criseclimatique actuelle, pour ne citer qu’elle, n’estpas une vue de l’esprit participant de la vogueNew Age. La compétence à survivre dans desmilieux extrêmes et à enrichir les espaces fer-tiles est reconnue par tous comme une carac-téristique essentielle des sociétés animistes.Les capacités fédératrices des groupes analo-giques, leur aptitude à construire en milieumontagnard, l’utilisation de techniques agri-coles et artisanales simples et raffinées, demodes de communication non technologiquespeuvent être un jour utiles à une société enpanne de carburant et secouée par les catastro-phes naturelles. L’enseigne de la modernitéque Bruno Latour [1994] a décrochée de laporte de notre civilisation pourrait un jourbriller à l’entrée d’un tipi, d’un igloo ou d’unemaloca (maison collective amazonienne).

Il n’en demeure pas moins vrai que Descolaa rempli sa mission principale : contraindrel’anthropologie à choisir entre la diffusion d’undiscours scientifique de plus en plus identifiécomme occidental et l’élaboration d’un langagecommun à toutes les pensées du monde.

Un récit en filigrane

(par Gérard Chouquer)

Le livre de Philippe Descola constitue le ba-gage minimum que tout historien ou archéo-logue travaillant sur les espaces-temps, la

nature et l’environnement anciens doit em-porter avec lui en toutes circonstances. C’estune puissante synthèse anthropologique, quiprésente une nouvelle mise en ordre des idéeset de précieux concepts opératoires. Dans cetouvrage, les ontologies sont construites en unsystème cohérent et argumenté. Leur transfertà d’autres disciplines devient possible.

LA FONCTION « DI-RECTRICE »

DE PHILIPPE DESCOLA

La construction de Descola rencontre, en effet,une préoccupation grandissante chez les histo-riens et les archéologues : comment concevoir etmettre en œuvre un « système de représenta-tions » qui diffère du nôtre et ne pas (trop) trahirle mode de relations que telle ou telle sociétéancienne, ou fragment de société, entretenaitavec le monde, la nature, l’environnement, lesmilieux géographiques, le temps, le passé, sapropre histoire ? Le problème, à y bien réfléchir,n’est vraiment pas simple, et seule une certaineforme de légèreté de la part des chercheurs peutles affranchir de tenter de le résoudre. L’attitudela plus fréquemment observée consiste à direque les outils qu’on emploie sont affectés d’unetelle neutralité, d’une telle universalité, qu’ilsconviennent pour étudier le phénomène. Or, onconfond ainsi plusieurs niveaux d’interrogation.

Je vais l’illustrer d’un exemple. Nous pou-vons savoir aujourd’hui, avec une forte pré-somption de fiabilité, quelle était la positiondu Jet stream il y a 3 000 ans, c’est-à-dire auBronze final, au-dessus de l’Europe, du Procheet du Moyen-Orient (je n’entre pas dans le dé-tail de la démonstration, mais elle existe). Sansla réduction scientifique, sans ses protocoles,

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sans la « fonction rectrice » du dualisme, sansla connaissance positive, nous n’y serions pasparvenus. Dont acte. Mais comment ne pasvoir l’originalité de cette posture ? D’abord,nous transférons au passé des réalités mo-dernes (l’invention de l’aerojet n’a qu’unesoixantaine d’années) et nous pratiquons avecles populations anciennes le même décalageque celui que nous pratiquons, encore au-jourd’hui, avec l’homme de la rue : en effet,dans les discussions de café du Commerce,personne ne dit : « tiens, l’aerojet connaît uneévolution de trajectoire » alors que tout lemonde dit : « le climat change et la tempéra-ture monte ». Bien entendu, l’élaboration decette réalité pour l’Âge du Bronze peut ap-porter de très précieuses connaissances sur leclimat de cette période et rejoindre ainsi despréoccupations qui ont été bien réelles pour lespopulations en question.

Mais – et c’est là tout le problème anthro-pologique – si nous voulons appréhender lacosmologie des populations du Bronze final,nous avons besoin de savoir avec quelles ca-tégories penser cela, car les catégories savantesles plus pointues deviennent soudain décalées,presque dérisoires. C’est leur positivité mêmequi dicte immédiatement leurs limites. Certes,des sciences paléonaturalistes nous diront deschoses sensées et subtiles sur les évolutionsvégétales et animales, sur les dynamiques pa-léosédimentaires, sur la modification du ré-gime des pluies, mais nous n’en tirerons pas,pour autant, une connaissance objective de lareprésentation du monde par la collectivitéconcernée. Or, pourquoi trouverait-on normalet bienvenu de passer du temps à définir etexpérimenter les protocoles scientifiques

fondés sur le naturalisme, alors qu’on passeraitsi peu de temps, dans la pratique, à définir lesprotocoles d’étude des représentations, commes’il allait de soi que toutes les sociétés an-ciennes partagaient les mêmes distinctions queles nôtres ? À commencer par celle qui oppose,de façon universelle, la nature et la culture, lesmilieux et les sociétés.

Des historiens attentifs ont flairé le danger :ils ont souligné combien il est délicat de trans-férer des notions modernes à des situations an-ciennes. Pour citer un exemple, on ne peutqu’être d’accord avec le médiéviste AlainGuerreau [2001] lorsqu’il affirme que traduire« dominium » par « propriété » (même si onnuance en distinguant « propriété éminente »et « propriété réelle ») est un contresens (uneréduction, en langage scientifique) qui trahit lanotion médiévale. Tous les historiens saventque les mots anciens sont des abîmes de dif-ficultés dès qu’il faut leur donner des équiva-lents. Justement parce que notre approchescientifique ne se satisfait pas d’une « ana-logie » alors qu’elle ambitionne vérité et exac-titude. Que dire également des sociétés (pré-et protohistoriques) qui n’ont pas laissé detraces des mots qu’elles employaient ?

Michel Foucault [1966] avait ouvert la voie.Dès les années soixante, en cherchant à qualifierla positivité des sciences et à comprendre ce quiles avait produites, il avait donné des matériauxessentiels pour connaître ces autres bases, cellessur lesquelles les sociétés anciennes avaientvécu avant l’ère positive ou scientifique. MaisFoucault n’était pas anthropologue.

C’est là que le livre de Descola trouve saplace. L’argument est puissant : constatant quel’opposition entre nature et culture – qui fournit

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la moitié du titre de l’ouvrage – est historique-ment un fait récent et géographiquement uneréalité inégalement diffusée, l’auteur s’inter-roge sur les usages qu’en font les ethnologueset anthropologues. Tout en reconnaissant quece dualisme exerce une « fonction rectrice »dans la pratique et le développement dessciences et représente une source d’inspirationconstante pour l’ethnologie, il ne peut s’empê-cher de remarquer que cette opposition n’a pasde sens pour nombre de peuples qu’il étudie etqu’elle est un « prisme déformant » dont l’an-thropologue a le devoir de tenir compte. D’oùl’autre moitié du titre de l’ouvrage : c’est par-delà cette opposition entre nature et culturequ’il faut se situer pour étudier les différentescosmologies et ontologies existant sur la Terre.

Comment s’y prendre ? En proposant, parune méthode typologique et structuraliste, d’au-tres classements. Descola recherche les par-tages qui s’avèrent opérants entre diversespopulations et qui vont permettre de redéfinirles quatre ontologies de référence : animisme,totémisme, analogisme, naturalisme. Ainsis’avère opportune la répartition des existantsselon une ligne de partage entre « intériorités »et « physicalités » parce que cette dualité-là estprésente dans toutes les cosmologies. Par « in-tériorités » Descola désigne les essences, lesâmes, les esprits. Par « physicalités » il nommeles matérialités, les formes, les substances, lescomportements. L’auteur définit ensuite desmodalités de relations, à soi et aux autres :modes d’identification, de temporalité, de spa-tialisation, de figuration, de médiation, de caté-gorisation. La manière dont s’agencent lestermes, les catégories et les relations est structu-raliste. Comment les différentes ontologies

instituent-elles leurs « collectifs » (mot préféréà « société » puisqu’il s’agit d’associer des hu-mains mais aussi des non-humains) ? Commentdéfinissent-elles leur épistémologie ?

S’agissant de définir l’anthropologie, Des-cola adopte une position quasiment inverse decelle de Lévi-Strauss. Ce dernier relevait avecforce que l’anthropologie était née de la vio-lence et qu’une partie de l’humanité s’était ar-rogé le droit de traiter l’autre en objet [1996 :69]. Mais, dans son projet d’une science del’ordre des ordres, il ne cessait d’hésiter entreune conception relativiste des cultures, s’inter-disant toute hiérarchisation morale ou diachro-nique entre elles, et une vision rationaliste etuniverselle de la culture, héritière des Lu-mières. Descola préfère éviter de faire du na-turalisme moderne la source de tous nos maux(« le dualisme n’est pas un mal en soi », « l’an-thropologie n’a pas à rougir des circonstancesde sa naissance » : pp. 121-122). Il lui recon-naît une vertu majeure : la possibilité d’affir-mation des sciences. Mais, dans l’examen desautres ontologies, il cherche d’autres principesorganisateurs qui permettent d’échapper à larationalisation moderne, à ces Lumières dontne s’affranchissait pas assez Lévi-Strauss.C’est ainsi qu’il lit différemment le totémisme,dont son prédécesseur avait fait une catégorieclassificatoire universelle.

Les structures servent encore à répondre à ladouble question qui se pose immanquablement.Pourquoi et comment en est-on arrivé là, autre-ment dit, comment rendre compte de la « remar-quable permanence » des ontologies, voire deleur résistance dans le temps ? Pourquoi les on-tologies se répartissent-elles ainsi à la surfacede la terre ? Ici, le projet anthropologique

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retrouve ses problématiques habituellespuisqu’il s’agit d’expliquer les grands cadres del’expérience humaine et leur étonnante stabi-lité. Force est donc d’échapper à la « myopie del’instantané » pour mieux voir les perma-nences, et de comprendre que les changements,s’ils sont déclenchés par des hasards ou des faitsarbitraires, obéissent en réalité à des « règlesd’agencement » et des « principes de comptabi-lité » qui ne sont pas fortuits. Parce qu’on nereconstruit jamais qu’avec des matériaux dispo-nibles et selon un nombre limité de plans auxcontraintes architectoniques inévitables :

Tout le reste, ce qui attire l’œil au pre-mier regard et entretient la diversité, n’estqu’ornementation (p. 531).

L’apport fondamental de l’ouvrage peutdonc être dit. Descola indique une direction etrédige le guide pour s’y aventurer, mais, évi-demment, il n’écrit pas l’histoire ni ne dessinel’itinéraire géographique. Il apporte la struc-ture de leur recherche à tous ceux qui souhai-tent comprendre le schéma cosmologique d’ungroupe humain du passé. En définissant les on-tologies, en montrant quels usages il est fait dumonde et quelle est l’écologie des relations, ilnous offre un dispositif essentiel pour ordonnerde multiples faits que le « naturicisme » (c’estainsi que je dénomme cette histoire sans leshommes qu’aiment à faire les savants natura-listes) et l’historicisme (l’histoire sans la ma-tière, seulement avec de la politique et de latéléologie) ne permettaient pas de traiterautrement que sur le mode condescendant.

Il faut transférer, en archéologie, en géogra-phie, en histoire, en sciences paléonaturalistes,les outils d’analyse que l’auteur expose. Après

l’avoir lu, on se rend mieux compte du cheminque nous avons à parcourir pour corriger cer-taines appréciations grossières que nous por-tons sur les schémas d’organisation del’espace-temps des populations anciennes. Onréalise combien les tentatives des historiens etdes archéologues pour élaborer ces représenta-tions sont le plus souvent timides ou biaisées.L’historien et l’archéologue, dès lors qu’ils tra-vaillent sur le passé et pensent en avoir lemonopole, n’en deviennent pas spécialistes detout pour autant.

LA DIMENSION HISTORIQUE DU RÉCIT

La dimension historique n’est, cependant,pas absente du livre de Descola, et la per-manence n’est pas présentée comme unefixité. Ce récit historique forme l’une descomposantes de la vision structuraliste del’auteur. Celui-ci part du principe que lemeilleur parti à prendre « contre l’histori-cisme et sa foi naïve dans l’explication descauses antécédentes » est de promouvoir « laconnaissance de la structure d’un phénomène[qui] permet de s’interroger de façon perti-nente sur ses origines » (p. 13).

Dans un premier temps (chapitre 2), ilétudie l’opposition entre « sauvage » et « do-mestique » et conclut qu’elle n’est pas perti-nente pour structurer le fil de l’histoire. Elleest un effet quasi rétrospectif de notre évolu-tion technique et de nos mentalités sur la lec-ture du passé. Descola passe ainsi en revue lemode de relation que les chasseurs-cueilleursentretiennent avec leur environnement, le rôlede la domestication, la façon dont les horticul-teurs amazoniens et les riziculteurs asiatiques

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conçoivent les milieux. Ces pages sont suiviesd’un exposé sur la domestication dans l’es-pace-temps protohistorique et historique, quinous entraîne du Néolithique à la fin de la Ro-manité. La question posée est fondamentale :pourquoi cette forme de néolithisation puisd’évolution a-t-elle eu lieu ici et non ailleurs ?D’après Descola, ce serait la quasi-simulta-néité de la domestication des plantes et desanimaux qui expliquerait le cas particulier dufoyer néolithique du « croissant fertile ». Lesauvage et le domestique y seraient doubles :espaces cultivés opposés aux espaces incultes ;monde de l’étable et du pacage opposé aumonde de la chasse. Quant à nos modalitésd’organisation de l’espace rural historique,elles seraient dues à un héritage original :« l’hybridation entre le dualisme romain etl’organisation concentrique de type germa-nique » (p. 88). On sent poindre, avec cettephrase, l’idée d’une Antiquité quasi naturalisteet d’un Moyen Âge analogique.

Dans un deuxième temps, Descola étudieles effets du grand partage pour montrer quesi le dualisme moderne trouve ses racines dansla Grèce ancienne, il faut attendre le XIXe sièclepour voir s’établir un vrai dualisme structu-rant. Selon une progression qui est devenueune habitude historiographique, le chapitres’ouvre sur la classique invention du paysageà la Renaissance, pour reprendre alors un coursplus chronologique : « Tout commence enGrèce, comme d’habitude » (p. 99), et Aristoteoccupe une place décisive parce que la fonc-tion qu’il donne à la taxinomie conduit à dé-tacher les êtres des significations symboliqueset des lieux pour ne plus exister que commecomplexes d’organes. Mais le chemin vers le

dualisme moderne et contemporain exige d’au-tres réductions. Une première purification estopérée par le christianisme, qui place les hu-mains à l’extérieur et au-dessus de la nature.Ensuite il faut « le passage d’une connaissancefondée sur les similitudes à une science del’ordre et de la mesure » (p. 105), autrementdit, le passage de l’analogisme au naturalisme.Enfin, les XIXe et XXe siècles voient l’autono-misation de concepts opposables à la nature,la société et la culture :

L’anthropologie recueille les fruits decette longue maturation que nous ve-nons de retracer, et elle s’en trouve bienembarrassée (p. 118).

Ces deux chapitres du livre ont une raisond’être. Ils font naître l’idée que les change-ments sont lents et que les clés de répartitionsont autres que celles que nous croyons perti-nentes. Toutefois leur caractère conventionnelne peut être passé sous silence : Descola pré-sente le passé sur la base de l’héritage historienle plus classique (périodes, idées, seuils, etaussi quelques poncifs).

Cependant cet héritage n’est pas explicitédans la construction des ontologies. Celui-ciest un filigrane. On ne s’en rend compte qu’àla page 528 lorsque l’allusion à l’étagementdes temporalités suggère la logique historiquetacite de Descola. En répercutant le récit his-torique classique, lui-même produit de la mo-dernité, Descola accroît involontairement lacontrainte moderne qui pèse sur la prémoder-nité là où il se donne pour but d’en desserrerles liens pour permettre aux autres ontologiesde se développer. Car, avec une préhistoire etune protohistoire comme terreau animiste, un

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Moyen Âge comme stade analogique et unemodernité en rupture avec tous les anciens ré-gimes (sauf avec la parenthèse grécoromainequasi naturaliste : anomalie du classement quisemble ennuyer tout le monde !), nous sommesdans cet historicisme des stades et des périodesqui, malheureusement, exerce toujours sa pe-sante fonction rectrice sur l’organisation denos études historiques.

Le besoin d’ordre amène l’auteur à rappelerla fiabilité de l’outil structuraliste ainsi que lanécessité d’une vision téléologique de l’his-toire, tirée par le sommet. Je partage l’idée quece besoin d’ordre est, en ce moment, un objectifintellectuel particulièrement opportun. Parcequ’il y a une véritable aspiration à dégager de lastabilité, après les fragmentations et les disper-sions du relativisme et du postmodernisme,l’anthropologie structuraliste peut rendre deprécieux services. Précisément, dans le dernierchapitre de son essai, Descola fait le lien entre lestructuralisme et la recherche d’une explicationde la permanence (pp. 527-528). Or, en oppo-sant la myopie de l’instantané à la stabilité delongue durée, il s’installe, de fait, dans leschéma braudélien des plans étagés de tempora-lité même s’il le recentre en privilégiant le basétage des stabilités de longue durée, celui desquasi-immobilités de Braudel. La fonction rec-trice de l’anthropologie s’avère ainsi corres-pondre, comme c’est le cas dans d’autresdisciplines, à la recherche des stabilités fonda-mentales, des régularités, voire des détermi-nismes dans la hiérarchie de l’espace-temps, lereste n’étant qu’« ornementation ».

Dès lors on peut se demander si cet abon-nement au structuralisme n’est pas le prin-cipal handicap qui fait qu’on ne pourrait

guère sortir du naturalisme. On y serait qua-siment condamné par une relation déterminéeentre global et local, entre longue durée etévénement. Or je suis persuadé que le struc-turalisme est un outil qui n’est envisageableque dans le cadre de l’ontologie naturaliste.D’une certaine façon, il réduit l’histoire, et ilfaudra qu’on rappelle sans cesse que Braudel,croyant s’opposer au structuralisme de Lévi-Strauss, a, malgré tout, initié une autre formede structuralisme, ce que de nombreux his-toriens n’ont pas manqué d’observer et decritiquer depuis. La question est alors :peut-on mettre de l’ordre sans se référer à ceschéma conservateur ?

En présentant les ontologies suivant cettestructure en filigrane, il devient possible desuggérer les seuils majeurs du récit proposé.La grande affaire, en effet, ce sont les sautshistoriques décisifs (que je résume sur lafigure ci-contre).

L’animisme, ontologie première et long-temps la plus répandue sur la terre, pose ladifférence des physicalités et la ressemblancedes intériorités. S’agirait-il donc d’un étage na-turel et idiographique qui développerait une es-pèce de théorie des milieux selon laquelle lesêtres (lieux, milieux, êtres vivants) sont diffé-rents, et que c’est par l’assimilation de leursintériorités (des êtres entre eux, entre les lieuxet leurs habitants humains et non humains)qu’il peut y avoir unité ? L’analogisme consti-tuerait, alors, un progrès par rapport à l’ani-misme en ce qu’il différencie les intériorités etfait franchir à l’humanité un nouveau stade.Mais en pulvérisant les entités (tout est diffé-rent : physicalités et intériorités), il provoqueun saut épistémologique original, entraînant

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La pyramide des ontologies dans Par-delà nature et culture

l’obligation d’une « économie » générale,c’est-à-dire d’un mode de relations. L’étagemédian analogique fonctionne donc commeune espèce de Moyen Âge ontologique. Onsait, depuis Foucault [1966], qu’il durejusqu’au début du XVIIe siècle. Enfin, le natu-ralisme change la donne : s’il conserve cet hé-ritage de l’analogisme qu’est la différence desintériorités, il pose la ressemblance des physi-calités et donne ainsi à la Nature, via la

matière, la loi qui lui manquait, faisant entrerle monde dans l’âge « constitutionnel » (ausens latourien du terme, c’est-à-dire en sépa-rant faits et représentations, nature et culture,et en faisant primer les matérialités qui fontloi). Car la grande question du naturalisme,c’est bien celle du statut de la matière. En tantqu’étage sommital, le naturalisme devientl’étage politique de cette construction structu-rale. En instituant de telles répartitions

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constitutionnelles, comment pourrait-onchanger quoi que ce soit à cette partition na-turaliste sans revenir à des conceptions quetout invite à abandonner ? Bien joué ! Àl’heure de l’ADN, on ne va pas revenir à ladifférence des physicalités, de même qu’àl’heure de la science et de la presque totalemaîtrise technologique sur la nature, on ne vapas retrouver la ressemblance des intérioritésqui caractérisait l’animisme et le totémisme.N’est-ce pas le registre des défenseurs de lamodernité ? Qui n’a constaté que, devant larecherche d’un dépassement sans rejet de lamodernité, le même argument revient sanscesse : vous n’allez tout de même pas en re-venir au communautarisme, aux inégalités so-ciales, aux anciens régimes de toutes sortes,aux traditions et autres irrationalités. En effet,comme il n’en est pas question, la discussionsemble close.

Ainsi structuré et tel que je le figure à l’aidede la boussole que Dominique Boullier a créée[2003], il est possible de suggérer que l’ordrestructuraliste de Descola, en devenant récit, estun monde plein qui a achevé son cycle et danslequel on ne voit pas bien où et comment onpourrait caser quelque chose de neuf (figurep. 249, en cartouche). Représenté ainsi, ilparaît indépassable.

UN AUTRE RÉCIT ?

Je conclurai cette critique en disant que laconstruction de Descola appelle, en fait, unautre récit. L’auteur en indique lui-même lesbases. Ce récit mêlerait beaucoup plus les

ontologies que ne le fait le récit traditionnelqui les répartit dans l’histoire. D’ailleurs, Des-cola relève à plusieurs reprises le fait que lesontologies ne sont pas tout d’un bloc : on peuttrouver des traits de dualisme dans l’Antiquité,tout comme, aujourd’hui, de nombreux exem-ples d’analogisme coexistent avec les idées na-turalistes, y compris dans le domainescientifique, et ainsi de suite. La périodisationsuggérée par le structuralisme ne tient pas. Làencore, il faut prendre garde à ne pas conce-voir, ou même à laisser s’installer, un histori-cisme par stades.

Ensuite – et c’est là une des forces du livre– Descola précise que ce n’est pas en prénatu-ralisant les autres ontologies, c’est-à-dire envoulant à tout prix en faire des esquisses dunaturalisme comme certains l’ont fait, qu’onrestaurera leur dignité. Il n’y aurait donc pas detéléologie, et les autres ontologies ne condui-raient pas obligatoirement au naturalisme.Cette idée n’est pas secondaire. Disons-la au-trement : ces ontologies sont autres, et non pré-,prim-, prem- ou proto- quoi que ce soit. C’estla raison pour laquelle on peut inviter l’auteurà s’informer des récents acquis historiques etarchéologiques en ce qu’ils vont dans le sens desa conviction de fond et peuvent aider à dé-construire les catégories actuelles du range-ment des êtres et des faits historiques. Mais, surce terrain, Descola ne nous renvoie-t-il pas déjàla politesse en suggérant des transformationsdes cadres de l’histoire autrement plus pro-fondes que les doses infinitésimales dont nousaimons remplir nos colloques ?

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Emmanuel Lézy et Gérard Chouquer

Page 23: Autour du livre de philippe descola - OpenEdition

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Débat