descola - la nature domestique.pdf

214

Upload: atarip

Post on 12-Aug-2015

261 views

Category:

Documents


28 download

TRANSCRIPT

Page 1: Descola -  La nature domestique.pdf
Page 2: Descola -  La nature domestique.pdf

FONDATION SINGER-POLIGNAC

Philippe Descola

LA NATUREDOMESTIQUE

Symbolisme et praxis dans l'ecologicdes Achuar

EDITIONS DE LA MAISON DES SCIENCES DE L'HOMME PARIS

Page 3: Descola -  La nature domestique.pdf

Maison des sciences de l'homme - BibliothequeElhnetlts de catalogage avant publicatiotl

DESCOLA (Philippe). - La Nature domestique : syrnbo­lisme et praxis dans l'ecologie des Achuar / PhilippeDescola; [publ. par la] Fondation Singer-Polignac. ­Paris : Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1986. ­IV-450 p. : ill., graph., tabl., cartes ; 23 em.

Bibliogr. p. 408-417. Notes bibliogr. Index. - ISBN2-7351-0165-7.

© Fondation Singer-PolignacImprime en France

Relecture:Nora Scott

Dominique LassaigneResponsable fabrication, conception et couverture :

Raymonde Arcier

Avant-propos

Page 4: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Ce livre decrit et analyse les rapports techniques et symboliques qu'unetribu du haut Amazone entretient avec son environnement nature!' Dece fait, il presente une ambiguite qu'un lecteur non averti pourraitattribuer a une maladresse de construction ou a une conception indecisedu theme expose. Cette arnbiguite est pourtant constitutive de .Iademarche anthropologique, qui oscille depuis ses debuts entre l'esprit degeometrie et l'esprit de finesse .. La contrad~ction .es.t ~r.dinai~eme~t res?luepar le partage des taches: tandis que certains privilegient I exercice duneintuition rendue demonstrative par la coherence des enchainementslogiques qu'elle autorise, d'autres - moins nombreux, il est vrai - seconsacrent a la recherche de series recurrentes empiriquement verifiablespar le travail statistique. Le theme que je ~:eta~s fixe interdisait une t~lle

disjonction, puisque tout systeme de socialisation de la nature combinede maniere indissociable des aspects materiels et des aspects mentaux.L'analyse des flux d'ech.anges energetiques exige. des ~uantific~!ions

rigoureuses de la production et des temps de travail, tandis que 1etudedes formes symboliques du rapport a l'environnement doit s'appuyer surl'interpretation des mythes, des systemes taxinomiques, des techniquesmagiques et des rituels.

Malheureusement, le mariage de la quantification et de l'hermeneu­tique est rarement satisfaisant: chacun des partenaires de ce coupledisparate tend a se suffire a lui-meme dans sa sphere propre d'objectiva­tion. Quelle que soit l' economie du texte I adoptee par l' auteur, ladescription des techniques productives, la mesure de leur efficacite etl'analyse des representations que s'en font les acteurs sociaux paraissentcondamnees a une separation discursive. Chacun de cesdomaines d'ex­position acquiert alors une sorte de coherence interne specifique, laquelleperdure comme un echo affaibli lorsqu'on entreprend de montrer qu'ilsne constituent pas des objets separes et autonomes, mais seulement desapproches distinctes d'un merne objet. Cet effet malheureux de dissocia­tion des divers modes d'analyse d'une praxis est sans doute inevitable, etl'ouvrage present n'y echappe pas. Au-dela de cette contrainte metho­dologique de disjonction, mon propos est pourtant de montrer qu'il estillusoire et inutile de separer les determinations techniques des determi­nations mentales. C'est pour cette raison que j'ai accorde une egalevaleur heuristique au quantitatif et au qualitatif dans cette analyse desrapports entre une societe et son environnement nature!' Par. le sujetqu'il traite, ce livre n'echappe pas aux regles de la monographic ethno­graphique ; au lecteur de juger si le projet qu'il affiche, d'echapper auembfiches du dualisme, est egalement mene a bien.

2

Avant-propos

Une telle entreprise est bien sur etroiternent dependance du milieuintellectuel qui l'a suscitee. Jeune etudiant en philosophie, j'etais soumiscomme nombre de mes condisciples a la fascination scientiste qu'exercaitsur n6u~ le discours althusserien. L'ethnologie me tira de cette lethargiedogn:atique e~ ~e don~ant une l~«on tout a la fois d'humilite et d'espoir.Face a une theone totalisante qUl nous promettait I'intelligibilite absolue~u .ree~, je dec?uvrais avec une stupeur na'ive l'existence d'etrangesmstitunons exotiques, dont la reduction a une incantatoire « determina­tion en derniere instance » ne permettait pas de rendre raison.

Alors que Marx lui-rneme avait fait un immense effort pour sed?c~menter minuti~usement sur les systemes socio-economiques preca­pitalistes, on croyait pouvoir legiferer sur la scientificite de son ceuvre~ans j~mais ~~order, la ,q~estion de sa fec~ndite operatoire, Pour echappera la circularite de 1exegese sur les questions de droit, il fallait faire soi­me me la penible epreuve des faits; il fallait quitter la cornmunautehautaine des philosophes et s'enfoncer dans les tenebres de l'empirie.

L'exil ethnologique devait pourtant se reveler prometteur, car s'ilinculquait l'humilite au neophyte, il lui donnait aussi des raisons d~ nepas desesperer, Au seuil du nouveau monde, et comme il etait previsible~our .un philosop?e, c'est I'ceuvre de Claude Levi-Strauss qui m'accueil­lit, bientot escortee par celIe de Maurice Godelier. Deces auteurs, notrepetit. groupe ~'agregatifs ne connaissait generalement que ce qu'il fautsavoir pour faire une lecon brillante sur la notion de structure c'est-a­dire .tr~s. peu. de ~hoses. Or,_ je decouvrais soudain que ce ~ue nousconsiderions Jusqu alors comme lun idealisme sans sujet transcendantalou comme une metastase de I'epistemologie marxiste permettait aussi deresoudre d'epineux problernes :ethnographiq.lles. Dans son approchestruct~rale de la myth~logieamerindienne, Levi-Strauss montrait qu'onpouvait analyser avec ngueur la logique du concret, invalidant de ce faitles certitudes commodes de la theorie du reflet. S'appuyant sur une~electur~ de l'reuvre. de Marx et sur une vaste litterature d'anthropologieeconormque, Godeher recusait la mecanique des instances en mettant ajour les conditions dans lesquelles certains elements de la « superstruc­ture » pouvaient fonctionner egalernent comme rapports de production.De 1'~n comme ~e ~'autre j'apprenais aussi qu'un ethnographe doit preterattention aux details les plus modestes, Replaces dans un contextesignifiant,. le plumage d'un oiseau, la revolution d'une planete laproductivite d'un champ ou la fabrication d'une cloture se convertissaienten elements cruciaux d'interpretation de la realite sociale et culturelle..Cette attention minutieuse au tissu concret de la vie rnaterielle etaitparadoxalement absente des travauxethnologiques qui se reclamaientalors du marxisme. A quelques rares exceptions pres - celle d'Andre-

3

Page 5: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Georges Haudricourt notamment - les ethnologues d'inspiration materia­liste semblaient privilegier l'etude morphologique des rapports de pro­duction a l'analyse approfondie des svsternes de forces productives. Or,chacun dans leur sphere propre, Levi-Strauss et Godelier m'enseignaienta voir que la comprehension des logiques sociales passait necessairementpar l' etude des modes materiels et intellectuels de socialisation de lanature. Au meme titre que l'echange ou Ie rituel, l'ecologie d'une societeapparaissait comme un fait social total, synthetisant des elements tech­niques, econorniques et religieux, selon un mode de cornbinaison dontla structure profonde etait isomorphe aux autres structures regissant la

totalite sociale.Ce long prearnbule aura fait comprendre l'ampleur de la dette intellec-

tuelle que j'ai contractee aupres de ceux qui m'ont orient~ vers Ie ty.ped'approche anthropologique illustre dans cet ouvrage. Meme emprel.ntde gratitude, l' expose d'une filiation n'assure pourtant pas la reconnais­sance de la paternite ; je suis done seul responsable de toutes lesdenaturations que j'aurais pu faire subir a la pensee des inspirateurs de

rna demarche.

De la fecondation intellectuelle initiale naquit un projet d'enqueteethnographique que Levi-Strauss et Godelier eurent a cceur de soutenir,Mes connaissances ethnographiques etaient extremcmcnt lacunaires et,lorsque Levi-Strauss accepta en 1973 de diriger rna these, tout monapprentissage restait a faire. C'est a la VIe section de l'Ecole pratique deshautes etudes, et notamment au seminaire de la Formation ala rechercheen anthropologie, que j'ai pu acquerir les rudiments du metier d'ethno­logue. Je me suis familiarise avec l'anthropologie amerindienn.e auseminaire de Simone Dreyfus-Gamelon, qui reunissait toute la Jeunegeneration des ethnologues tournes vers les basses terres de l' Ameriquedu Sud. Son enseignement et ses conseils furent des atouts precieux pourl'elaboration de mon projet de recherche. Au serninaire de MauriceGodelier, je m'initiais aux arcanes de l'anthropologie economique et auxtechniques de mesure et de quantification que ce dernier avait mis aupoint lors de son enquete chez les Baruya de Nouvelle-Guinee, A soncontact, je comprenais que la lecture de Polanyi et de Schumpeter nedispense pas de savoir mesurer un champ ou quantifier un temps de

travail.En 1976, je pouvais enfin partir chez les Achuar de l'Amazonie

equatorienne, grace a des credits de mission du Centre national de larecherche scientifique, obtenus par Ie biais du Laboratoire d' Anthropo­logic sociale du College de France, que dirigeait Claude Levi-Strauss.

4

Avant-propos

Nombreux furent ceux .qui m'aiderent au cours de cette mission et quevoudrais ici remercier, Conseiller aupres de I'ambassade d'Equateur en

France, M. Dario Lara s'occupa de toutes les forrnalites administrativesde mon sejour et me recommanda chaudement aux autorites de sonpays. De septembre 1976 a septembre 1978, je pus resider presquecontinuellement chez les Achuar, grace a un complement d'allocation duCNRS et a une bourse Paul Delheirn du College de France. Entreseptembre 1978 et septembre 1979, je partageais mon temps entre letravail sur Ie terrain et l'enseignement au departement d'anthropologiede la Pontificia universidad catolica del Ecuador a Quito. Cette extension demon sejour avait ete rendue possible par une bourse de la Mission de laRecherche, que le professeur Olivier Dollfus avait eu I'amabilite de mefaire obtenir. Les cours que je dispensais a l'Universite catholique medonnaient 1'occasion d'etablir une veritable collaboration scientifique avecmes collegues equaroriens, seule maniere de manifester concretement rnagratitude pour l'accueil chaleureux qu'ils m'avaient reserve. De cescamarades j'ai beaucoup appris sur la realite sociale et politique equate­rienne et sur cet art de vivre typiquement quitenien, pour lequel jeconserve une grande nostalgie. Je pense plus particulierement ici aSegundo Moreno, Diego Iturralde, Marcelo Naranjo, Jose Pereira etJorge Trujillo, qui ont tant contribue a ce que l'anthropologie soitreconnue en Equateur autant comme une discipline scientifique majeure,que comme l'instrument d'une critique sociale lucide.

Mes remerciements vont aussi aux autorites civiles, militaires etecclesiastiques et aux organisanions indigenes qui m'ont accorde unsoutien constant. Je suis en particulier reconnaissant aM. Hernan CrespoToral, directeur de Ylnstituto nacional de antropologia e historia, de rri'avoirdelivre un permis de recherchek ethnologiques, dont j'ai pu me servircomme un sauf-conduit dans bien des circonstances. La Federation deCentros shuar s'est interes see a mon projet d'enquete et rn'a autorise a lemener a bien selon rna convenance. Je garde un souvenir precieux demes conversations avec certains de ses dirigeants, comme DomingoAntun, Ernesto Chau, Ampam Karakras, Rafael Mashinkiash et MiguelTankamash, qui se battent pour conserver leur identite culturelle, touten faisant face au present avec courage et realisrne. Sans le soutien decette remarquable organisation indigene et de ses conseillers salesiens ­notamment Juan Bottasso et Luis Bolla - mon travail n'aurait certaine­ment pas pu etre accompli. J'ai aussi une dette de reconnaissance al'egard de Lloyd Rogers (mission evangeliste de Shell-Meta) et despilotes nord-americains de la compagnie Alas de Socorro, qui ont organisela quasi-totalite de mes deplacements aeriens dans la region achuar.

Je dois a Antonino Colajanni et Maurizio Gnerre, pionniers du travail

5

Page 6: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

anthropologique chez les Achuar, d'avoir dirige mes premiers pas dansla foret ; qu'ils soient ici remercies pour ce beau geste inaugurant unelongue arnitie. Le professeur Norman Whitten m'a constamment pro­digue conseils et encouragements; sa grande familiarite avec les lieux etles gens de I'Amazonie equatorienne, comme la finesse de sa perceptionanthropologique faisaient de lui le mentor ideal d'un ethnographe debu­tant. J'ai trouve un accueil chaleureux chez mes compatriotes de I'ORS­TOM en poste aQuito, ayant pu beneficier tout autant de leur assistancescientifique que de leur genereuse hospitalite.

Revenu en France en 1980, je me consacrais a rediger la these quiforme la matiere principale de cet ouvrage. Au cours de cette periode,nombreux furent les collegues et les amis qui m'apporterent leur soutien.Je suis tout particulierement redevable aM. Clemens Heller, administra­teur adjoint de la Maison des sciences de I'homme, de l'aide financierequ'il a su m'accorder aux moments opportuns. Je ri'oublie pas non plusles conditions exceptionnelles de travail qui m'ont ete offertes par leKing's College de Cambridge. Mais plus encore qu'a quiconque, rnagratitude va a rna famille reelle et classificatoire, pour employer uneformule commune aux ethnologues et aux Achuar. En me faisantpartager son interet pour l' Amerique indienne, mon pere a oriente mesrecherches vers le Nouveau Monde, tandis que rna mere consacraitplusieurs mois ala dactylographie du manuscrit. Avec rna femme Anne­Christine Taylor, j'ai partage completement les joies et les difficultes dela vie chez les Indiens, comme les incertitudes et les enthousiasmes dutravail de cabinet. C'est peu de dire que ce livre lui doit beaucoup, il esttout autant le produit de notre connivence que de mon labeur propre.Eloignee geographiquement, rnais proche par le cceur et la pensee, rnafamille classificatoire achuar s'est forrnee peu a peu par les connexionsmythiques de l'adoption. De Wisum, le premier qui m'ait appele frere etdecide de me traiter comme tel, j'ai herite une gigantesque parentele,s'etendant jusqu'aux confins de la tribu. A tous ces Achuar qui m'ontaccueilli, eduque et protege, parce qu'ils feignaient gentiment de prendreau serieux les devoirs d'une parente imaginaire, ce livre est dedie. Jesouhaite que lorsque les petits-enfants de mon frere Wisum sauront lirecet apaihiru Yakum papiri, le monde qu'il s'efforce de decrire n'aura pasirremediablernent disparu.

6

Note sur I'orthographe

Page 7: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

L'orthographe des termes achuar mentionnes dans cet ouvrage corres­pond ala transcription conventionnelle du jivaro, adoptee ala suite d'unaccord entre la Federation de Centros shuar, la Mission salesienne etYlnstituto lillgiHstico de Verallo. Pondee sur la phonetique de l'espagnol,cette transcription est linguistiquement peu rigoureuse ; il parait toutefoislegitime d'employer un systeme standardise de transcription appele adevenir familier aceux-la memes dont le jivaro est la langue maternelle.

jivaro standardxtranscriptionphonetique

ch /C/j Ihlk Ik/,/glm Imln Inln IIII-

consonnes p Ipl,/blr Irls lsi

sh lsit Itl,/dlts IcI,Itsl,/dzlw Iwl,/~I

a lala /'al-e I-ile /if-

. voyelles i iiii Iii-u lul,lwlu 161-y lil,/ji

au l'Joldiphtongues ai leil

ei lEi!

* Dans Ie jivaro standard, un phoneme souligne indique une nasalisation (voir supra) ;pour des raisons de simplicite graphique, je n'ai pas employe ce precede dans le corpsdu texte.

8

1Introduction gencralc

Page 8: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Nature et societe : les lecons amazomennes

Consacre au theme de la socialisation de la nature, ce livre est unexercice de navette entre deux conceptions du monde qu'on 'a coutumede presenter comme mutuellement exclusives : celle qui voit la naturecomme un doublet anime de la societe et celle qui la conceit commel'ensemble des phenomenes s'accomplissant hors de l'action humaine.Cette faille entre une physis silencieuse soumise a la mathematisation etun cosmos se rapportant Iui-meme par la voix illusoire de ceux qui lefont parler, c'est Ie privilege insigne des ethnologues de pouvoirla par­courir, comme un chemin creux familier, le regard fixe alternativementsur l'un ou l'autre talus. Tout a la fois depositaires consentants d'unetradition rationaliste et apprentis patients de systemes de pensee exo­tiques, ils voyagent a la couturede deux mondes. Les pages qui suiventsont la chronique d'un tel itineraire, un louvoyage entre deux formes derepresentation des rapports d'une societe a son environnement naturel.

Le cadre en est l' Amazonie, une region du globe OU les diversesmanifestations de la vie animale et vegetale ont autant sollicite la curiositedes peuples qui l'habitent que des hommes de science qui l'ont visitee,Aces derniers revient la responsabilite d'avoir converti la grande foretamazonienne en un haut lieu des projections naturalistes de l'imaginaireoccidental. Depuis Oviedo jusqu'a Buffon, cet univers original est apparuaux savants europeens comme une sorte de conservatoire botanique etzoologique, tres accessoirement peuple par des hommes. Ravales au rangd'appendices du regne naturel, les Amerindiens pouvaient alors difficile­ment etre credites d'une approche culturelle de la nature. Deux ans apresla decouverte du Nouveau Monde, un medecin espagnol embarque avecColomb ecrivait deja d'eux: « Leur bestialite est plus grande 'que celled'aucune bete . (cite par Fernandez de Navarrete 1825 : 371). Pres dedeux siecles et demi plus tard ce prejuge tenace est illustre avec eclat parBuffon, pour 'qui I'homme arnericain « ... n'etoit en lui-memo qu'unanimal du premier rang et n'existoit pour la nature que comme un etresans consequence, une espece d'automate impuissant, incapable de lareformer ou de la seconder) ((Euvres completes, XV : 443). C'est l'im­mense merite des pionniers de l'ethnographie sud-americaine que d'avoirinvalide une telle approche, en revelant au monde europeen la richessedes productions symboliques et la sophistication des techniques d'exploi­tation du milieu de ces « automates impuissants », Mais l'ideologienaturaliste resiste a tous les dementis ; c'est done sans etonnement qu'onvoit depuis peu les Indiens d' Amazonie convoques par les lointainsheritiers de Buffon pour illustrer, a leur insu, le determinisme implacabledes ecosystemes.

10

Introduction generale

L'ethnographie contemporaine presente, en effet, des interpretationscontradictoires du rapport entre I'homme et son environnement dans IeBassin amazonien. De maniere tres schematique, on pourrait distinguerdeux approches principales, dont le caractere mutuellement exclusif estsouvent plus polernique que reel. Une premiere demarche se figure lanature comme un objet d'exercice de la pensee, comme la matiereprivilegiee a partir de laquelle prend son envoll'imagination taxinomiqueet cosmologique despeuples de la foret, L'attention portee aux caracte­ristiques du milieu est alors une precaution methodologique necessairepour rendre compte avec rigueur de l'organisation interne des systemesde representation. La nature et son usage sont ici invoques comme lesauxiliaires demonstratifs de l'entreprise principale, a savoir la semiologiedes discours indigenes.

A cette approche, principalement orientee vers la morphologiesym­bolique, s'oppose violemment Ie reductionnisme ecologique et son projetdelirant d'expliciter toutes les manifestations de la culture comrne desepiphenomenes du travail naturant de la nature. En postulant unedetermination totalisante de la societe par l'environnement, l'interpreta­tion utilitariste denie alors toute specificite au champ symbolique etsocial. Si ces perspectives contrastees ont pu parfois apparaitre commedeux formes de monisme, reproduisant les apories d'un dualisme excessifde l'esprit et de la matiere, c'est peut-etre parce que l'une et l'autre neconcedent qu'un role subalterne a la pratique. Dans un cas, on s'mteressea peu pres exclusivement aux productions de l'esprit, et la reference a lapratique n'intervient que commf l'un des moyens de decrypter differentstypes de discours codifies (mythes, taxinomies... ) ; dans l'autre cas, lapratique est entierernent reduite' a sa fonction adaptative postulee et perddone toute autonomie signifiante, Or, les techniques d'usage du corps,de la nature et de l'espace sont souvent porteuses d'un symbolisme tresriche, mais qui n'affieure pas necessairement dans les productions ideo­logiques normatives ayant habituellement pour vocation d'en rendrecompte. Dans les societes ou, comme chez les Achuar, on ne disposepas d'un systerne canonique et coherent d'interpretation du monde, ilfaut alors bricoler les structures de representation des pratiques a partird'un faisceau d'indices disparates : une coutume d'evitement, un chantmagique, ou la maniere de traiter Ie gibier '.

1. L'efficacite de ce type de bricoIage est illustree par les interpretations que certainsethnologues ont pu donner des societes amazoniennes a partir de leurs representationsde l'espace, de la personne et des processus organiques; on trouvera une bonnesynthese de leurs travaux dans Seeger et al. 1979. Je suis en plein accord avec destentatives de ce genre, qui visent a depasser la dichotomie arbitraire entre nature etsociete, en montrant I'importance de l'environnement et de la corporeite dans la

11

Page 9: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

A partir d'un cas ethnographique, j'ai done cherche a analyser lesrapports entre 1'homme et son environnement sous l'angle des interac­tions dynamiques entre les techniques de socialisation de la nature et lessystemes symboliques qui les organisent.Mon propos est d'isoler lesprincipes qui structurent une praxis - la praxis elle-meme n'et~nt ja~ajs

reductible - sans pour autant prejuger des niveaux de causalite, ru deleur hierarchic. Afin d'echapper aux pieges du dualisme, une certaineforme de doute methodique est en effet necessaire. L'ernpirisme materia­liste envisage les representations de la vie materielle comme, des ela,bo,ra­tions secondaires, simples reflets ideologiques des modes d'appropriationet de socialisation de la nature. Une telle perspective .parait irrecevable,car rien ne permet d'assigner au materiel une preeminence. causale o,uanalytique sur le mental. Toute action, tout proces de travail se ~onstI­

tuent a partir d'une representation des conditions et des modalites deleur execution. Selon la formule de M. Godelier, la « part ideelle dureel» n'est pas moins concrete que sa part materielle (1984; 167). Unepraxis est ainsi une totalite organique ou sont etroitement metes lesaspects materiels et les aspects mentaux ; s'il est trop simple de dire queles seconds ne sont pas autre chose que des reflets deforrnes des premiers,il n'est en revanche peut-etre pas impossible d'evaluer la part respectivedes uns et des autres dans la structuration des pratiques.

J'ai conscience des immenses difficultes que suscite une telle appro~he

et mon aspiration est moins de cartographier un probleme que de balisercertains de ses chemins d'acces, Comme je l'ai note dans 1'avant-propos,1'objet dont j'ai defini les contours est particulierement malaise aconstruire, puisqu'il s'agit de ne pas separer les modalites d'usage dumilieu d'avec leurs formes de representation. C'est a cette seule conditionque 1'on peut montrer comment la pratique sociale de la nature s'articuletout a la fois sur l'idee qu'une societe se fait d'elle-meme, sur l'ideequ'elle se fait de son environnement materiel et sur l'idee qu'elle se faitde son intervention sur cet environnement, Tant pour 1'analyse qu~ pourl'exposition, il fallait done combiner dans un merne mouvem~nt cesthernatiques ordinairement cornpartimentees dans les monographies tra­ditionnelles, qui distribuent en autant de chapitres separes la culturematerielle, les techniques de subsistance, la religion. . . Ma tache setrouvait, il est vrai, facilitee par le fait que la socialisation de la nature serealise chez les Achuar dans un cadre principalement domestique. Lamaisonnee s'offrait des lors comme un pole de continuite analytique,

structuration des modeles indigenes de la vie sociaIe. Toutefois, et en ,depit de I~~~grande fecondite heuristique, de telles analyses s'apparentent encore} ~e que J ai

nomrne la morphologie syrnbolique, faute de prendre. ~n. co.mpte I incidence desdeterminations rnaterielles sur les processus concrets de socialisation de la nature.

12

i

!•

Introduction genera Ie

auquel pouvaient etre rattaches les differents modes d'usage et derepresentation de l'environnement. Chaque maison isolee dans la foretsepense comme un centre singulier et independant, ou est mis en scene defacon perrnanenn- [e rapport a la nature. L'autonomie domestique dans1'usage des facteurs de la production trouve son echo dans I'autonomiedomestique vis-a-vis des preconditions symboliques de cet usage, puis­qu'aucun mediateur etranger a la maisonnee n'est requis pour accomplirles rites propitiatoires.

Intitulee « La sphere de la nature I), une premiere partie decrit le milieuoccupe par les Achuar et les representations qu'ils s'en font, independam­ment des usages auxquels il peut etre soumis. II s'agit la, bien sur, d'unartifice de presentation; s'il est evenruellemenr possible d'analyser lescomposantes d'un ecosystem- en faisant abstraction d'une presencehumaine qui contribue si peu a [e modifier, il est en revanche arbitraired'etudier les facons dont il est donne ala representation hors du contextedes techniques et des idees par lesquelles les Achuar interagissent aveclui. Un tel choix m'a ete dicte par les necessites d'une expositionsynthetique ; il me perrner aussi de mettre clairement en evidence que,contrairement a ce que pretendenr les theses neo-fonctionnalistes, lesavoir naturaliste des Indiens n'est pas exclusivement gouverne par laraison utilitariste. Rompant avec Ie theme de la connaissance abstraite dumilieu, la deuxierne partie est vouee a 1'analyse des differents champs dela pratique concrete de la nature sous ses formes materielles et ideelle,Pour ce faire, j'ai utilise Ie decoupage spatial adopre par les Achuar eux­memes pour differencier les modalites de socialisation de la nature selonla forme metaphorique qu'elle ~evet et les lieux ou elle s'exerce (lamaison, le jardin, la foret et la iriviere). A une description detaillee etquantifies des diverses techniques de subsistance se combine done uneinterpretation des specificites syniboliques dela pratique dans chacun desdomaines autonornes ou elle se donne a voir sous une apparence biendistincte. Consacre a une thematisation des categories achuar de lapratique, le chapitre huit s'efforce de mettre en parallele les temps detravail cons acres aux differents secteurs d'activite et le modele indigenede Ia division sexuelle des taches. Enfin, le dernier chapitre offre uneetude detaillee de la productivire du systeme economique achuar etpropose quelques hypotheses pour interpreter son caractere homeosta­tique.

Une analyse de ce type implique certaines contraintes qu'il convientde preciser des a present. Les Achuar sont des nouveaux venus sur lascene ethnographique et l'extreme pauvrete des documents historiquesles concernant irnposait un cadre erroitemenr synchronique amon etude.C'est done une sorte d'instantane des rapports entre les Achuar et la

13

Page 10: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

nature a un moment donne de leurs parcours evolutifs respectifs que jelivre ici au lecteur. Cette perspective synchronique exige en retour qu'onse donne un objet dont la composition soit hornogene 2. Or, au momentou Anne-Christine Taylor et moi-rneme debutions notre enquete sur Ieterrain, une fraction de la population achuar commencait a subir certainesmutations socio-econorniques, engendrees par un contact episodique avecdes organisations missionnaires (voir chapitre 1). Bien que 1'incidence deces mutations fUt peu notable au niveau de la vie quotidienne, j'ai pensequ'il valait mieux ne pas introduire dans, l'etude du systeme d'usage desressources une analyse de la genese possible de ses transformations. Dansle cadre assigne a cet ouvrage, j'ai done decide d'utiliser a peu presexclusivement les rnateriaux ethnographiques que nous avions recueillisdans les portions du territ~ire achuar ou les missionnaires n'avaient pasencore penetre. Meme en usant de cette precaution methodologique, jen'ai pas la naivete de eroire que les techniques de subsistance employeespar les Achuar les plus proteges de tout contact exterieur soient encorede type aboriginel. Aussi isolee soit-elle, aucune zone-refuge du Bassinamazonien ne constitue un isolat veritable; il n'est done pas de popula­tion amerindienne qui n'ait subi a des degres divers les consequencestechnologiques, epidemiologiques et demographiques de la presenceeuropeenne. 11 reste que le systeme de socialisation de la nature presencedans cette monographie etait, en 1976, 1'un des mieux preserves dumonde amazonien. De nombreux Achuar avaient encore le privilege,fort rare a cette epoque, de n'entretenir aucune relation reguliere avec lasociete nationale dominante, Leur existence etait done libre de toutes cescontraintes ordinairement imposees aux nations indigenes par l'appareildu colonialisme interne.

Afin de prevenir toute equivoque, il convient egalement de specifierdes maintenant la nature de mon entreprise par rapport aux problema­tiques de certaines disciplines comme l'ecologie humaine et 1'anthropo­logie economique. On aura deja compris que la perspective ici adopteen'est pas naturaliste et que si je me propose d'analyser l'ecologie desAchuar, ce n'est pas selon les techniques ~es biologistes. J'utilise le terme

2, L'approche exclusivement synchronique adoptee dans ce livre ne signifie pas pourautant qu'une histoire du mode de constitution de l'identite achuar soit impossible,C'est rnerne la I'objet d'une vaste etude qu'Anne-Christine Taylor mene depuisplusieurs annees et qui s' attache a rnontrer, dans une perspective diachronique,comment les divers groupes dialectaux jivaro ont construit Ie systerne de leursdifferences internes dans un contexte tribal (Taylor 1985). L'existence au sein deI'ensemble jivaro d'une entire culturellement autonome appelee « les Achuar I) estpresupposee dans mon propre travail; pour I'explicitation des formes et des conditionsde constitution de sa specificite differentielle, on se reportera done a I'etude d'A,C.Taylor.

14

Introduction generale

d'ecologie dans son acception la plus generale pour designer l'etude desrapports entre une communaute d'organismes vivants et son milieu.Employe comme~ubstitutd'une periphrase, ce mot n'implique pas derna p:rt u~e, adhesI?n aux ?ositions theoriques soutenues par les adeptesdu de~ermImsme geographique ; 1'un des objectifs de cet ouvrage est auc?ntraue de ~efuter les theses teductionnistes de 1'anthropologie ecolo­grque. Par adleu~s, si. ron songe a la cornplexite des problemes querencontrent les biologistes lorsqu'ils etudient des interactions symbio­tique~ a une toute petite echelle, on conviendra qu'un ethnologue nesaurait abo~der,1'ecolo?ie d'une societe humaine autrement que sous uneforme ~~a~I metaphor~que. L'analyse anthropologique des rapports entreune SOCIete et son environnemenr exige ainsi Ie respect d'au moins deuxpreca,ution,s m,etho?ologi,ques. En premier lieu, la multiplicite des chainesde determination ccologique et leur extreme enchevetrement demandentune ,grande prudence dans l'interpretation causale: la mise a jour dusysteme des contramtes qu'un ecosysterne exercerait sur les modalites del'adaptation humaine ne peut se faire que .conditionnellement. Mais ilfaut aussi souligner que les rapports d'une societe a son environnementne sont pas univoques et qu'ils ne peuvent etre concus exclusivement en~ermes. de reponses adaptatives ; 1'apport de 1'ethnologue a une approcheecologique au sens large consiste plutot a montrer la part de creativiteque chaque culture met dans sa maniere de socialiser la nature.

Pour etre mene a bien, un tel projet devrait prendre en compte cesrelations que le~ hommes nouent entre eux dans Ie proces de productionet de reproductIon et notammentrcelles qui organisent les formes d'accesaux ressources et l~s, rnodalites ,del' leur utilisation; il devrait ainsi prendreen c?mpte la totahte de la sphere; des rapports sociaux. Je n'ai pas vouluIe faire dans c:t ~uvrage pour des raisons de commodire d'exposition etn?n ~as de pnncipes, Afin de justifier les hypotheses que je formule etd ~ffnr au lecteur 1'occasion de les juger sur pieces, il fallait donner untraItement, aussi con;~let. que ~ossible a la description ethnographiquedes techmques matenelles et intellectuelles d'utilisation de la natureL'analyse approfondie de la structure sociale achuar n'avait done pas icisa. place. C'est pour des raisons d'economie du texte que j'ai decide del~Isser de cot~ aussi .la description et 1'analyse des techniques de produc­tIO~ de ce~tams objets, dont on pourrait dire qu'elles representenr unpaher ~lteneur dan~ la .socialisation de la nature. La poterie, Ie tissage, lavannene et ,la fabrication des parures sont des activites complexes, etl:urs produits sont generalement investis d'une charge symbolique tresnche et partiellemenr esoterique; un traitement trop sommaire ne leuraurait pas rendu justice.

Ce livre n'est done pas vraiment une monographie d'anthropologie

15

Page 11: Descola -  La nature domestique.pdf

17

Introduction generale

BRESil

Lebcretolre de graphique . EHESS

500 km'-------',o,

. Bien que .Ia P?pularite des teres reduites en Occident ait valu auxJI~aro une notoriete d'un aloi douteux, ils sont paradoxalement restestres mal~onnus ~es ethnologues. Parmi 1'immense litterature qu'on leura ~onsacree depuis ~e~~ siecles, il exis~~it seulement trois monographiesqu~, lors.que nous reahsames une premiere enquete exploratoire en 1974,presental.ent ~u:lq,u~s ~aranties de serieux ethnographique ; deux d'entreelles avaient ete redigees avant. la derniere guerre (Karsten 1935, Stirling193.8 et Harner 1972). Ces trOIS ouvrages restaient neanrnoins fort som­manes s~r le problerne de l'organisation economique et sociale desgroupes jrvaro. En definitive, Ie verdict qui, en 1945, concluait 1'examendes ~ou~ces s~r les Jivaro dans le Handbook oj South-American Indians nousparaissait toujours valide trente ans plus tard : « Les exigences actuelles~?rte?t ?otamment sur une etude adequate de la technologie... surI elucidation de la structure sociale et de son mode de fonctionnement ,

1. Localisation de l'ensemble jivaro dans Ie haut Amazone

* Les documents renvoient 11 des cartes, schernas ou tableaux numerotes de 1 11 49.

Le theme tres circonscrit qui va etre developpe dans cet ouvrageimpose que soient donnes au prealable quelques points de reperesgeneraux sur la societe achuar. Les Achuar sont 1'un des quatre groupesdialectaux formant la famille linguistique jivaro (les Achuar, les Shuar,les Aguaruna et les Huambisa). Avec une population de 1'ordre de 80 000personnes, les Jivaro constituent probablement a1'heure actuelle la plusimportante nation indigene culturellement homogene du Bassin arnazo­nien. Repartis sur les piemonts forestiers orientaux du sud de l'Equateuret du nord du Peron, ils occupent un territoire plus vaste que le Portugalet d'une grande diversite ecologique (doc. 1 et 2) ", Avant la conqueteespagnole, 1'aire d'influence jivaro - sur le plan linguistique tout aumoins - etait plus vaste qu'a present, puisqu'elle s'etendait jusqu'a lacote du Pacifique (Descola et Taylor 1981). Au sein de cet ensemblejivaro, les Achuar representent un petit bloc de population d'approxi­mativement 4 500 individus, dissemines de part et d'autre de la limitefrontaliere entre 1'Equateur et le Perou (doc. 3).

Achuar et Jivaro : un illusoire etat de nature

La nature dornestique

16

econornique, en depit des mesures detaillees qu'on pourra y trouver tantde 1'allocation de la force de travail que de la productivite des techniquesde subsistance. Si 1'on choisit d'appeler econornique cette structure qui,de facon differentedans chaque societe, combine le svsterne des echangesenergetiques consciemment organises au sein d'un ecosvsterne avec lesvsteme des dispositifs socioculturels qui rendent possible la reproductionde ces flux, alors il doit etre clair que c'est principalement le premierterme de cette articulation qui va etre ici aborde, L'organisation domes­tique de la production chez les Achuar rendait legitime une telle separa­tion analytique. Sans etre autarcique, chaque unite domestique isoleeforme neanrnoins un centre autonome de production et de consommationqui ri'est tributaire de son environnement social que pour la reproductionde sa force de travail, le renollvellement de quelques-uns de ses moyensde travail et la perpetuation des conditions de son acces aux ressourcesnaturelles. Le caractere minimal de l'interdependance des maisonneesdans le proces concret de socialisation de la nature autorisait done lamise entre parentheses provisoire des rapports sociaux de productionsupra-Iocaux. En definitive, et bien qu'il constitue a lui seul une totaliteayant sa propre fin, ce livre n'est que la premiere etape d'une entrepriseplusvaste, le fondement sur lequel devrait s'appuyer une future analysedes formes et des conditions de la reproduction sociale chez les Achuar.

Page 12: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

sur les pratiques de mariage par une approche genealogique, sur laverification des formes de.Ia religion et du chamanisme, sur l'analyse desdroits de propriete et l'etude des methodes agricoles » (3 : 619, traductionde l'auteur). Paru entre-temps, I'ouvrage de Harner sur les Shuar etaitloin d'avoir comble toutes ces cases vides et leur enonce dessinait ainsitres precisement les lineaments d'un programme d'enquete,

Au debut des annees soixante-dix, et comme une exploration prelimi­naire devait nous le reveler, les Achuar etaient le dernier des groupesjivaro a n'avoir pas encore subi les effets destructurants du contact avecle monde occidental. Ils preservaient les traits les plus saillants d'un modede vie traditionnel, en voie de disparition dans les autres groupesdialectaux. Par ailleurs, aucune description des Achuar n'avait ete publieeet une « ethnographie de sauvetage » semblait s'imposer de toute urgencepour donner a connaitre l'une 'des dernieres societes non acculturees duBassin amazonien 3. Germant initialement dans la quietude distante d'unebibliotheque, l'idee de comprendre plus intimement ces Jivaro paradoxa­lement si meconnus no us conduisit ainsi apartager l'existence des Achuarpendant la meilleure part de trois annees consecutives 4.

3. L'idee qu'il etait urgent de mener une enquete ethnographique chez les Achuar sembleavoir ete commune a plusieurs americanistes au debut des annees soixante-dix. Lorsd'une premiere mission exploratoire en Equateur au cours de l'ete 1974, nous appre­nions en effet qu'un couple d'ethnologues arnericains venait de sejourner pendant uneannee chez les Achuar du Perou, Disciples de Marvin Harris, ces deux chercheurssemblent s'etre surtout preoccupes de reunir des materiaux quantifies sur les fluxenergetiques, afin de dernontrer, sur un cas particulier, I~ bien-fonde des, thesesecologiques de leur inspirateur. Faute, sans do ute, de pratiquer la langue, ils ontproduit des travaux dont Ie contenu ethnographique est tres sornmaire, mais qui livrentdes donnees quantifiees particulierernent utiles pour un travail comparatif sur l'econo­mie achuar ; nous en ferons ici largement usage comme terme de reference (Ross 1976et Ross 1978). Toujours en 1974, nous rencontrions en Equateur deux chercheursitaliens, Ie linguiste Maurizio Gnerre et l'ethnologue Antonino Colajanni, qui s'appre­taient a realiser une mission d'ete chez les Achuar pour completer les donnees dejarecueillies par eux au cours d'un bref sejour en 1972. Ces deux collegues et amisavaient travaille principalement parmi les Achuar de la region du Huasaga et ils nousrecornmanderent donc de concentrer plutot nos recherches sur les Achuar du Pastaza,qui se trouvaient alors en etat d'hostilite avec les cornmunautes du Huasaga. Leursconseils nous ont ete extrernernent precieux et les longues discussions sur l'ethnogra­phie achuar que nous poursuivons episodiquement avec A. Colajanni depuis pres dedix ans nous font d'autant plus regretter que ce chercheur n'ait pas encore eu l'occasionde publier les rnateriaux qu'il possede, En 1976 enfin, au moment OIl debutait notreenquete de longue duree chez les Achuar du Pastaza, nous decouvrions inopinernentI'existence d'une ethnologue nord-americaine, Pita Kelekna, qui venait d'achever unemission chez les Achuar du Huasaga, durant laquelle elle avait recueilli des materiauxpour rediger une these sur la socialisation des enfants (Kelekna 1981).

4. Certaines contraintes - comme la difficulte d'acces de la region achuar et la necessitede renouveller les objets de traite qui servaient de retribution pour nos hotes - ontimpose une se~ie de six sejours successifs, variant de trois a cinq rhoins chacun, etendussur une periode .de deux ans (d'octobre 1976 a septembre 1978). L'annee 1979 a ete en

18

Introduction generale

Les Achuar representent une synthese parfaite de ces dispositionsenigrnatiques propres ade nombreuses societes indiennes de l' Amazonie.Offrant l'image presque caricaturale d'une sorte de degre zero de l'inte­gration sociale, ils constituent la vivante illustration de l'inadequation desmodeles conceptuels par lesquels l'interpretation fonctionnaliste rendcompte des faits de societe. L'absence de ces institutions que les africa­nistes nous ant conduit a considerer camme les pivots sociologiques dessocietes sans classes - la chefferie, la cornmunaute villageoise, les groupesd'unifiliation - ne semble pas gener outre mesure les Achuar. Les conflitsinternes sont permanents, mais ils ne se developpent pas selon la bellelogique segmentaire qu'affectionnent les ethnologues. Face a l'atomismeextreme de ces maisonnees quasi autarciques engagees dans des vendettasendemiques, on est evidemment rente d'evoquer le stade presocietal ause pratiquait la fameuse « guerre de chacun contre chacun ». Ainsi, c'estpar une reference a l'etat de nature selon Hobbes que Chagnon proposed'interpreter certaines societes guerrieres, comme les Jivaro au les Yano­mami (1974 : XI et 77). Dans le cas des Achuar, cette anomie generaliseeest toutefois plus apparente que reelle ; il est possible de la reduire sanss'exposer pour autant a un contresens philosophique.

L'atomisrne residentiel est en effet tempere par l'existence de structuressupra-locales sans denomination vernaculaire que nous avons choisid'appeler « nexus endogame » (Descola 1982b). Un nexus endogame estforme par un ensemble de dix a quinze maisonnees dispersees sur unterritoire relativement delimite et dont les membres entretiennent desrapports etroits et directs de consanguinite et d'alliance. Le concept de

Inexus endogame n'existe pas fotmellement dans la pensee achuar, si ce

I

n'est comme echo d'une norme qui prescrit de realiser un mariage« proche» (geographiquement bt genealogiquement). Ce mariage pre­scriptif entre cousins croises bilateraux est une reproduction des alliancesdes parents, selon le modele classique du mariage dravidien (Dumont1975, Kaplan 1975, Descola 1982b, Taylor 1983a). La polygynie, de

grande partie consacree a des travaux de laboratoire a Quito (photo-interpretation,cartographie, planimetrage des releves topographiques, travail sur les bandes magne­tiques ... ), sauf pour une mission complernentaire de dix semaines chez les Achuar. LesAchuar ignorant cornpletement l'espagnol, Ie premier obstacle confronte a ete celui del'apprentissage de la langue, tache a laquelle il a fallu consacrer de nombreux mois.Tous les textes achuar presentes dans ce travail ont ete enregistres en langue vernacu­laire, puis transcrits et traduits par Anne-Christine Taylor ou moi-merne, avec lacollaboration d'informateurs shuar bilingues. Par ailleurs, comme l'habitat traditionnelest complement disperse et que l'hospitalite dans une maison s'etend rarement au-delad'une quinzaine de jours, notre enquete s'est deroulee sur Ie mode de l'erranceperpetuelle. Ce fcactionnement des sejours dans chaque rnaisonnee, s'ajoutant auxdifficultes de deplacernent et aux tensions permanentes que faisaient regner les guerresintratribales, on rendu Ie travail de l'ethnologue parfois tres malaise.

19

Page 13: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

preference sororale, est generalisee; la residence est tres strictementuxorilocale et Ie levirat est systematiquement pratique. L'endogamie desnexus n'est jamais complete, les taux les plus eleves se rencontrant dansles nexus a forte densite demographique ; beaucoup d'unions exogamessont la consequence des rapts de femmes realises lors des raids contre Iesnexus voisins.

L'axe territorial d'un nexus endogame est forme par une riviere ou unsegment de riviere dont Ie nom sert a caracteriser la commune ·apparte­nance des membres d'un nexus a une unite geographique (par ex. :kapawi shuar, « les gens de la riviere Kapawi »}, Encore que les maison­nees dispersees dans un nexus s'echelonnent dans une sorte de continuumIe long de Ia riviere et de .ses principaux affiuents, il existe pourtant desdistinctions territoriales assez nettes entre les aires endogames. Entredeux nexus adjacents, il y a generalement un no man's land d'au moinsune journee de marche ou de pirogue. L'unite abstraite de chaque nexusest done fondee sur une assise territoriale et sur un entrelacement deparenteles ego-centrees, rnais aussi sur Ie champ d'influence d'un grand­homme (juunt) ou d'une paire de grands-hommes, Ie plus souvent deuxbeaux-freres ayant pratique un echange de soeurs. Le grand-hommeachuar est un guerrier a la valeur reconnue qui, grace a sa capacite demanipuler de vastes reseaux d'alliances, se trouve a meme d'organiser lastrategie offensive ou defensive d'un nexus. 11 n'a de role dirigeant qu'enperiodes de conflit et pour les seules matieres militaires; l'allegeancequ'on lui porte est personnelle, transitoire et sans codification institution­nelle. Ce chef de guerre est, par ailleurs, totalement depourvu deprivileges economiques ou sociaux particuliers, merne si la renornmee luipermet en general de capitaliser un prestige qui Ie fait rechercher commepartenaire dans les reseaux d'echange de biens materiels. Le grand­homme est concu comme incarnant temporairement l'unite d'un nexuset, ace titre, Ie territoire qu'il represente est parfois designe par son nom[« laterre de X )).

11 est rare qu'un conflit grave eclate au sein d'un nexus endogame ;lorsque c'est Ie cas, il oppose Ie plus souvent un natif du territoire a unresident allie issu d'un autre nexus. Generalement enclanche par uneinfraction reelle ou imaginaire aux regles de l' alliance, ce type de conflit,individuel a l'origine, se transforme rapidement en un conflit entrenexus. L'affin masculin retourne chercher aide et protection aupres deselements consanguins de sa parentele et propage les rumeurs les plusalarmistes sur les intentions bellicistes des membres du nexus qu'il vientd'abandonner, Le pretexte Ie plus frequemment invoque pour transfor­mer un casus belli en une guerre ouverte est une mort soudaine attribueea une agression chamanique survenant dans l'une ou l'autre des factions

20

Introduction generale

en presence. Les chamanes achuar sont en effet credites de la capacite detuer adistance et leurs aptitudes mortiferes sont done employees lors desaffrontements entre nexus (Descola et Lory 1982). Les responsabilitescollectives deviennent inextricablement partagees a mesure que lesmembres des deux factions se rememorent les assassinats impunis quires tent avenger. Une serie d'expeditions est alors lancee de part etd'autre pour tenter de tuer Ie plus grand nombre possible d'hommes deIa faction opposee,

Lorsqu'un conflit menace de prendre de l'envergure, les grands­hommes de chacun des camps reunissent leurs factions dans de vastesmaisons fortifiees qui peuvent contenir jusqu'a six ou sept unites domes­tiques. Pendant toute la duree de la guerre, c'est-a-dire durant parfoisdeux ou trois annees, les Achuar ainsi regroupes menent une existenced'assieges, entrecoupee de sorties contre les ennemis. Lorsque la phase laplus meurtriere d'un conflit est passee, chaque unite domestique regagnela localite ou elle residait auparavant. Dans tous les cas, une clairevictoire militaire d'un nexus sur un autre n'implique pas une annexionterritoriale. Les conflits annes n'ont done pas pour objet des problernesde souverainete locale. La guerre est un etat permanent de la societeachuar et il est sans doute significatif qu'aucun terme designant la paixn'existe dans Ie lexique; la vie quotidienne est scandee par une alternanceentre des periodes de guerre effective et des periodes d'hostilite larvee.Celie generalisation de la vendetta intratribale a d'importantes conse­queru:es demographiques, puisque approximativernent un cas de morta­lite sur deux chez les hommes e~t attribuable ala guerre, contre un cassur cinq chez les femmes. '

Cette tres breve esquisse de I'arrnature sociologique fait ainsi apparaitrele caractere extremernent labile id'un systerne de rapports sociaux orga­nises auteur du factionnalisme et de l'institutionnalisation de la guerreinterne. Affirmee tres ponctueIIement dans la « vie de forteresse ) et lesfetes de boissons, la solidarite entre proches parents ne prend jarnaisl'aIIure d'une identite segmentaire se perpetuant dans Ie temps. Le nexusn'est qu'une trame OU se noue conjonctureIIement un reseau fluide desolidarites affinales et d'alliances militaires qu'un incident mineur suffitparfois a dernailler. Meme au sein du nexus, tout concourt a maintenirune espece d'anarchie de la vie sociale. Chaque homme acquiert indivi­dueIIement Ie pouvoir symbolique de se reproduire comme guerrier etdoit necessairernent s'engager dans une escalade de meurtres pour pou­voir Ie conserver. Les obligations abstraites de la parente ne coincidentpas toujours avec les necessites prosaiques dela guerre, et aucun hommen'est jamais sur qu'il ne sera point traitreusernent assassine par son frereou son beau-frere classificatoires. Un climat de suspicion generalisee est

21

Page 14: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

entretenu par la multiplication du nombre des charnanes, ces curieuxtherapeutes dont la faculte de nuire est reputee egale a leur capacite deguerir, On comprendra des lors aisement que la maison soit l'un desrares poles de stabilite dans un univers aussi turbulent; la positioncentrale qu'elle occupe dans ce livre est a la mesure du role structurantqu'elle joue dans la societe achuar.

22

I

La sphere de la nature

Page 15: Descola -  La nature domestique.pdf

Introduction I

Page 16: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Le voyageur qui, en cette seconde moitie du XX" siecle, descend de lacordillere orientale de I'Equateur vers la province amazonienne du Pastazaemprunte une voie qui fut tracee au debut du XVII" siecle par lesmissionnaires dominicains en route pour aller fonder Canelos sur Ie hautBobonaza. Depuis Banos, derniere bourgade de la Sierra avant l'Oriente(l'Amazonie equatorienne), une piste carrossable a maintenant remplaceI'ancien chemin muletier,serpentant entre deux murailles abruptes quidominent le lit encaisse OU bouillonne Ie Pastaza. Les cascades abondent,l'eau ruisselle sur la route defoncee et un brouillard persistant flotte ami-pente, empechant de distinguer les derniers bataillons de la grandeforet, qui s'accrochent sur des versants vertigineux do mines par le volcanTungurahua. Ce monde invisible surplombarit la route c'est l'etage de laceja de montana, situe entre 2 000 et 3 sao m et recouvert en permanencepar les nuages venus de l'Amazonie qui se trouvent ici bloques par Iebarrage de la cordillere, C'est dans cette region inhabitee que l'onrecoltait autrefois l'ecorce de quinine, au milieu d'une foret tres dense,riche en epiphytes mais peu stratifiee (Grubb et al. 1963 : 596).

A mesure que I'altitude decroitet avant meme qu'on puisse apercevoirla jungle, celle-ci fait sentir sa presence par des signes de plus en plusinsistants: une douce chaleur humide vient remplacer I'air sec desplateaux d'altitude, Ie coassement des grenouilles devient un fond sonorecontinu et une legere odeur de pourriture vegetale se fait sentir. Enfoncequ'il est dans la gorge du Pastaza, Ie voyageur traverse ainsi presque asori insu l'etage de la montana, cette zone de foret humide contigue de laceja et qui recouvre la quasi-totalite du piemont andin en un rubancontinuo Selon la typologie des zones forestieres du haut Amazoneproposee par Hegen, la region de montana est typique de la frangealtitudinale situee entre 2 000 m et 1 000 m; elle forme une zone detransition entre la ceja et I'hylea, la grande foret amazonienne proprementdite (Hegen 1966, 18-19). La montana correspond ainsi approximativementa ceque Grubb et Whitmore appellent « lower montane forest » dansleur classification des formations vegetales de I'Oriente equatorien (Grubbet Whitmore 1966 : 303). Dans la region centrale du piernont equarorien,cette zone est caracterisee par une topographie tres accidentee, avec defortespentes rectilignes entaillees par de petits vallons encaisses, qui fontplace progressivement a un immense cone de dejection. Les precipitationssont elevees et decroissent progressivement avec I'altitude, passant d'unemoyenne annuelle superieure a 5 000 mm dans Ie piernont proprementdit a une moyenne annuelle de 4412 mrna Puyo (altitude 990 m). Laforet de montana est plus stratifiee et diversifiee que celIe de la ceja,mais les arbres n'y depassent pas trente metres de haut (Acosta-Solis1966: 407).

26

Introduction I

Au detour d'un virage, Ie ravin encaisse du Pastaza s'interromptbrusquement et Ie voyageur decouvre une vaste plaine verte et legere­ment ondulee s'etendant a l'infini. C'est la seule occasion qui lui seraofferte de prendre une vision panoramique de I'hylea, la foret ombrophileequatoriale qui recouvre la plus grande partie du Bassin amazonien,depuis une altitude de 1 000 m sur Ie piemont andin jusqu'au littoral del'Atlantique. A cet endroit, Ie Pastaza est encore tres rapide, charriantdes troncs d'arbres au milieu d'impressionnants tourbillons ; mais, Iiberedes murailles qui l'enserraient, il creuse maintenant son lit en unemultitude de bras, separes par des piages de galets et des ilots couvertsde bambous. A son debouche tumultueux dans la foret amazonienne, lePastaza est impropre a la navigation en pirogue et les Dominicains s'enecarterent done, afin de tracer un chemin direct vers Ie haut Bobonaza,seule riviere coulant vers I'est dont Ie cours fut navigable quasimentdepuis sa source. .

La route actuelle suit l'ancien chemin des rnissionnaires, du moinsjusqu'a la ville de Puyo OU elle s'interrompt definitivement. Situee apresque 1 000 m d'altitude, c'est-a-dire aux confins de I'hylea et de lamontana, Puyo est la capita Ie de la province de Pastaza et Ie centreflorissant d'un important commerce de traite au debouche du hinterlandamazonien. Cette grosse bourgade OU dominent encore les maisons debois est aussi devenue, depuis une trentaine d'annees, Ie foyer d'unimportant mouvement de colonisation spontanee en provenance de laSierra de I'Equateur. Pondee sur l'elevage extensif, la frontiere decolonisation prend la forme d'un front continu de defrichemenrqui tenda repousser progressivement vers !I'est les populations quichua de la foret(Indiens Canelos ou sacha runa) qui, au cours de la premiere moitie dusiecle, s'etaient installees dans 14 region de Puyo, jusqu'alors occupeeexclusivement par des Jivaro. I

S'il poursuit sa route a pied vers Canelos par I'ancien chemin desDominicains, Ie voyageur finit par depasser les zones de paturage, pours'enfoncer progressivement dans une mer de petites collines arrondiescouvertes d'une epaisse foret, Sa progression vers I'orient l'amene main­tenant dans une region typique de I'interfluve du haut bassin de I'Ama­zone. A cette altitude (entre 500 et 600 m), la temperature n'est jamaisexcessive, mais Ie relief accidente rend la marche penible, d'autant que Iechemin est interrompu par une multitude de petits cours d'eau qu'il fautfranchir ague.' Le sentier debouche finalement sur la mission de Canelos,etablie sur une large esplanade dominant Ie cours paisible du Bobonaza.C'est le nom meme du poste missionnaire - dont la localisation exacte avarie avec les siecles - qui a fini par designer les Indiens Quichua quivivent alentour. Les Dominicains avaient en effet baptise leur mission du

27

Page 17: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

nom de Canelos en reference a un arbre extremernent courant dans laregion (Nectandra cinnamonoides, en quichua: ishpingu) , dont la fleursechee offre une saveur identique a celIe de l'ecorce de cannelle.

A partir de Canelos, le Bobonaza est aisernent navigable et il sert devoie de communication principale aux Indiens Quichua qui peuplent sesrives jusqu'en aval de la mission de Montalvo. En -depit de multiplesrneandres qui forment parfois des boucles quasi completes e.t rendentainsi sa descente interminable, la riviere est depourvue de rapides et detourbillons dangereux. C'est par le Bobonaza que, des la deuxiernemoitie du XVIIe siecle, fut etabli un contact tres episodique entre laregion de Canelos et le cours moyen du Pastaza OU les Je~uites de Mayna~avaient etabli quelques reductions. Au-dela de ces reductions, le raccourcidu Bobonaza perrnettait' d'acceder au bassin du Marafion - alors ~ousjuridiction de I'Audience de-Quito - et done au rese~u hydrographiquede l' Amazone. jusqu'a la fin du XVIIIe siecle, toutefois, la navIgatIOn duBobonaza fut reservee a une poignee de missionnaires jesuites et domi­nicains particulierement audacieux, parfois accompagnes d'une escorte

civile ou militaire.La region du Bobonaza fut relativement epargnee par le boom du

caoutchouc qui, dans la deuxieme moitie du XIXe siecle, devasta lespopulations indigenes du haut Amazone. Le foyer extractif etait situe au

, nord et au nord-est du Bobonaza, dans la zone du Curaray et du Villano.Les Indiens Zaparo, qui occupaient alors cette region, subirent de pleinfouet les horreurs du travail force et furent presque completementdetruits. A cette epoque, et en dehors des missionnaires dominicains, leBobonaza n'etait parcouru que par quelques marchands colporteurs(regatones) qui pratiquaient le commerce de traite avec les Indiens Canelos.Durant cette periode, le Bobonaza est aussi utilise episodiquem:nt pardes soldats equatoriens venant relever les maigres postes frontaliers duPastaza accabIes par la malaria. Mais la juridiction norninale de I'Equateursur ces territoires lointains et si difficiles d'acces etait particulierementmalaisee a maintenir. Les Peruviens, en revanche, controlaient le reseaufluvial du Marafion et penetraienr regulierement par des rivieres acces­sibles aux petits vapeurs (Santiago, Morona, Pastaza et Tigre) dan~ ce~territoires situes au nord du Marafion, sur lesquels la souverametenationale de I'Equateur n'avait pas les moyens de se faire respecter.

En 1941, ce grignotage progressif aboutit a une guerre ouvert: entreles deux pays, qui permit au Perou d'annexer une grande portion del' Amazonie equatorienne qu'il avait deja en partie infiltree auparavant.Le fait accompli est enterine par le Protocole de Rio de Janeiro de 1942,qui deplace la limite frontaliere entre les deu~ pays .d'env~ron, t.rois centskilometres au nord et au nord-ouest duMaranon. BIen qu ulteneurement

28

Introduction I

declare non valide par I'Equateur, Ie Protocole de Rio de Janeiro aneanrnoins institue une frontiere effective, rnaterialisee par une serie dedetachernents militaires des deux puissances sur les fleuves principaux,La frontiere vient maintenant interrompre tout passage officiel sur IePastaza apres sa jonction avec Ie Bobonaza; I'ancien acces direct auMarafion par le Bobonaza et le Pastaza est done pour I'heure ferrne parun obstacle politique. Cet obstacle est apparemment serieux et ne semblepas pret de devoir etre leve, si 1'0n en juge par les escarmouches quiopposent regulierement les forces arrnees des deux pays sur ·Ieursfrontieres amazoniennes respectives.

Depuis la fin du XIXe siecle jusqu'a Ia Deuxieme Guerre mondiale, lecours du Bobonaza est aussi parcouru par quelques explorateurs, natu­ralistes et ethnographes, certains poursuivant leur route jusqu'auMara­non par Ie Pastaza. 11 existe plusieurs descriptions imagees de ces voyagesen pirogue, notamment dans les recits de l'abbe Pierre (1889 : 19-154),de Bertrand Flornoy (1953) et de Rafael Karsten (1935 : 21-47). Aucund'entre eux ne s'aventure toutefois dans la region bordee par 1a rive suddu Bobonaza, qui demeure une terra incognita jusque vers la fin desannees soixante. S'il etait rente par l'aventure, notre voyageur pourraitdone poursuivre sa route depuis Canelos en choisissant un autre itineraireque celui adopte par ses .predecesseurs. Plutot que de descendre IeBobonaza jusqu'a sa jonction avec le Pastaza, il abandonnerait sa piroguesur la berge apres deux jours de navigation et il s'enfoncerait directement •dans la foret vers Ie sud. 11 atteindrait alors un plateau couvert d'unejungle epaisse et entaille par de Inombreuses petites rivieres aux eauxclaires, encaissees dans des vallons etroits. Apres quatre jours d'unemarche rendue difficile par une succession de rnontees et de descentesescarpees, il deboucherait sur la plaine alluviale du Pastaza, tres en amontde sa confluence avec le Bobonaza. Devalant un rebord abrupt d'unetrentaine de metres, notre voyageur decouvrirait brusquement un paysageentierement different de celui qu'il avait traverse auparavant.

Les raidillons de la foret interfluviale sont ici remplaces par les brasmorts du fleuve, qui forment un reseau de petites avenues tapissees degalets OU se prornenent paisiblement des aigrettes blanches. D'impene­trables bosquets de bambous geants se deploient en muraille a la Iisieredes plages de sable nair. La progression est parfois ralentie par de grandsmarecages qu'il faut traverser en pataugeant dans une eau noire etstagnante. Ces depressions inondees en permanence sont presque unifor­mernent recouvertes d'une vegetation tout a fait singuliere : les coloniesde palmiers Mauritia flexuosa, diversement appeles aguaje dans le hautAmazone et moriche au Ven€zuela. Par derivation, ces marecages peuplesde palmiers sont connus en espagnol sous Ie nom d'aguajalou de

29

Page 18: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

morichal ; ils constituent un biotope typique des regions riveraines et desdeltas du bassin de l'Amazone et de l'Orenoque. Sur de petites eminencesbordant les marecages et sur les terrasses du f1euve, notre voyageurapercevra «a et 13 de grandes maisons ovales entourees de jardins demanioc. S'il sait que les Jivaro appellent achu le palmier des marais, ilcomprendra pourquoi ces Indiens des aguajales se denornment achu shuar,« les gens du palmier aguaje », ou plus couramment et par contraction,achuar.

30

1L'espace territorial

Page 19: Descola -  La nature domestique.pdf

L'espace territorial

2. Localisation actuelle des groupes dialectaux jivaro

PEROU

Laboratolre de graphlque . EHESS

80 kmI

Frontiere

1m Achuor...... Huambisa••• It...

Em Shuor ~ Kondoshi

~ Aguoruno ~ Cone los-

oI

33

AMBATO~

BANOSRIOBAMBA.

La nature domestique

32

Au coeur de la haute Amazonie, les Achuar occupent un gigantesqueterritoire, qui s'etend sur deux degres de latitude (depuis 1

040'

sud,jusqu'a 3030' sud) et plus de deux degres de longitude (entre 75

0et

77030' 0.). Du nord-ouest au sud-est, l'axe de ce territoire est forme parle fleuve Pastaza, depuis sa jonction avec le Copataza, aune cinquantainede kilometres a l'est des premiers contreforts de la cordillere des Andes,jusqu'a sa reunion avec le Huasaga, deux cent cinquante kilometres plusau sud (doc. 2). La limite septentrionale de la zone d'occupation achuarest constituee par le Pindo Yacu, qui devient [e Tigre, apres sa confluenceavec le Conambo a la frontiere du Peron. Dans sa partie peruvienne, leTigre forme la limite orientale de l'expansion des Achuar, jusqu'a lahauteur de sa jonction avec le Corrientes. La frontiere occidentale duterritoire est marquee par le cours du Copataza, au nord du Pastaza, puiselle s'inflechit le long de la rive sud du Bobonaza jusqu'a la mission deMontalvo, ou elle remonte vel'S le nord en suivant approximativementle soixante-dix-septieme parallele jusqu'au Pindo yacu. Au sud duPastaza, la limite occidentale est definie par le Macuma jusqu'a saconfluence avec le Morona, puis par ce dernier fleuve jusqu'a la hauteurde sa jonction avec l' Anasu. Legerement a l'ouest du Macuma, uneimportante faille tectonique nord-sud de plus de soixante kilometres delong introduit un denivele abrupt d'une centaine de metres; cette faille

, est traditionnellement consideree comme la frontiere naturelle entre lesJivaro shuar a l'ouest et les Jivaro achuar a l'est. Aucune frontierenaturelle ne vient, en revanche, definir la limite meridionale de la zoned'expansion achuar ; on peut la representer comme une ligne imaginairequi joindrait d'est en ouest le Lago Anatico au Morona, a la hauteur desa jonction avec l' Anasu.

Les Achuar occupent ainsi une region drainee par un immense systernefluvial; l'ensemble de ce reseau hydrographique descend en pente doucedepuis le nord-ouest jusqu'au sud et au sud-est, OU il vient alimenter leMarafion, Les altitudes decroissent progressivement vel'S l'est, passant de500 metres dans la portion nord-occidentale du territoire a moins de 200metres dans le bassin du Marafion, Toutefois, a l'exception de la valleesuperieure du Bobonaza et de la region situee entre le cours superieur duMacuma et le cours superieutdu Huasaga, les elevations moyennes duterritoire achuar sont presque toujours inferieures a300 metres.

Les Achuar n' ont pas toujours habite un aussi vaste territoire et leurexpansion presente est le produit des grands mouvements historiques quiont affecte cette region du haut Amazone depuis le XVIe siecle (sur cesujet voir Taylor 1985, chap. 3-5). II reste qu'a l'heure actuelle, et sansdoute en raison d'une reputation de ferocite guerriere montee en epinglepar les media populaires de l'Equateur et du Peron, les Achuar occupent

Page 20: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

cette gigantes que region de facon presque ~~clusive.. En effet, ils ?e ~ontmille part en contact direct avec une frontiere contm~e de colonisation,a la difference des Jivaro shuar en Equateur.ou des jivaro ,ag~aruna a~

Perou. Or, sur ce territoire dont la superficie est presque equivalente acelle de la Belgique, on comptait en 1:77 e,nviron ,4500 Ac?uar. E.nEquateur, la population achuar globale etait, a cette epo.que, d ap~roxl­

mativement 2 000 personnes ; elle etait legerement superieure au Perou :environ 2500 individus, d'apres le recensement effectue en 1971, par leSummer Institute of Linguistics, actualise sur la base d'un taux decroissance annuel de 3 % (Ross 1976 : 17). Le pays achuar est done unesorte de desert humain, tel qu'il en existe tres peu encore dans le restede l'Amazonie. Eparpilles qu'ils sont dans ces immensite.s vides,. lesAchuar ne semblent pas avoir pris conscience qu'ils pourraient un JOuravoir a partager leur vaste terri toire avec des envahisseurs. Et pourtant,l'infiltration insidieuse d'elernents etrangers sur les marges et le long desgrands axes navigables se fait d'annee en ann~e plus notable. .

A la peripherie nord-occidentale, septentnonale et nord.-onentale cesont les populations quichua de la foret, limitrophes depUls, longtempsdes Achuar, qui tendent a penetrer de plus en plus profondement dansleur territoire pour s'y im~lanter.(doc., 2).. n en resul.te des z?nes depeuplement bi-ethniques, ou les sites d habitat ~ont s~lt complet:me~t

mixtes (sur le haut Conambo par exemple), soit ethniquement separesmais tres proches les uns des autres (sur le ?aut C?orrientes en Equateuret le haut Tigre au Perou). Ce brassage plur~-ethn,lque aux ?ur,ges n~rd­

occidentales du terri toire achuar est un phenomene en SOl tres ancien,puisque les Indiens Canelos sont justement un groupe composite, formenotamment d'elernents achuar et zaparo progressivement trans cultures.A la base de l'ethnogenese de ce groupe disparate de refugies devenuquichuaphone sous l'influence des Dominicains, il y a done .un ~r?cessus

constant d'assimilation de populations allogenes. Apres la disparition desZaparo en tant qu'entite ethnique autonome, ce phenornene d'.integr.ations'est poursuivi avec la transculturation, par paliers presque insensibles,des Achuar vivant au contact des Canelos. C'est ainsi que sur le hautConambo le haut Corrientes et le haut Copataza, les Achuar sontmaintena~tpresque tous devenus bilingues en achuar et en quichu~ ~ ..

Par ailleurs les Indiens Canelos sont depuis longtemps les auxiliairesprivilegies de l'arrnee equatorienne pour tout ce qui concerne son

1. Pour tout ce qui concerne les Canelos et leurs rapPho.rtsd

acNtuelWsha,vec l(e19fi7r~)nt Sdecolonisation, on se rapportera utilement a la monograp re e. Itten" . url'histoire des rapports entre les Canelos et les Achuar, on pourra se referer plusparticulierement a Taylor 1985, chap. 4-5, Whitten 1976: 3-34, Descola et Taylor1977, Naranjo 1974, et Descola et Taylor 1981.

34

L'espace territorial

implantation dans la region centrale du territoire amazonien. Or,confrontee a ce qu'elle considere comme des visees expansionnistes duPerou, I'arrnee equatorienne a decide depuis une dizaine d'annees d'etablirdes petits detachemenrs de soldats dans cette zone de la frontiere peupleepar les Achuar, et autrefois depourvue de toute presence militaire. DansI'impossibilite de rentrer en contact avec les Achuar - qu'elle considerepar ailleurs comme des sauvages peu recommandables - l'arrnee s'estdonc servie des quichua Canelos afin d' organiser l'infrastructure de sespostes frontaliers. Du point de vue des militaires, les Indiens Canelospresentent l'avantage de connaitre le milieu forestier, tout en parlantl' espagnol ; ils temoignent par ailleurs d'une docilite apparente, acquiseapres des decennies d'interaction constante avec les Blanes. Retranchescomme des assieges dans ces petits postes relies par avion aux garnisonsdu piemont, Ies soldats se reposent sur les Quichua pour tout ce quiconcerne Ie rapport au milieu environnant. Autour de chaque detache­ment de soldats vit donc une demi-douzaine de familles de quichuaCanelos qui font fonction de guides, de nautoniers, de pourvoyeurs depoisson et de gibier, de main-d'ocuvre pour construire et entretenir lespistes d' atterrissage, etc. En 1977, il existait quatre etablissements mili­taires de ce type dans Ie territoire achuar, chacun de ceux-ci constituantun pole d'attraction pour l'implantation de petites colonies de Canelos.Cette migration encore tres embryonnaire est due en grande partie a laprogression vers l'est du front de colonisation pastorale de la region dePuyo. Depossedes de leurs terres par les colons, certains Quichua tententainsi de trouver un refuge forestier, chez les Achuar, Ie plus loin possibledes Blancs.

Une situation un peu sernblable prevaut sur la lisiere occidentale duterritoire achuar, soumise egalement a une forte pression de la part d'unautre groupe indigene en expansion, les Jivaro shuar (doc. 2). Depuisune trentaine d'annees, ces derniers ont vu leurs meilleures terres de lavallee de l'Upano progressivement occupees par des colons venus de laSierra. La aussi, Ie developpemenr du front de colonisation pastoraleengendre un flux migratoire indigene vers I'orient : certains Shuarsongent maintenant serieusement a s'etablir a l'est du Macuma quiformait jusqu'a present la limite infranehissable entre les deux groupesdialectaux. En 1964, les Shuar ont par ailleurs constitue une Federationqui est devenue au fil des ans la plus importante organisation indigenede ce type parmi les Amerindiens des basses terres de l'Amerique duSud (sur ce sujet, voir Descola 1982 b, Salazar 1977, et Santana 1978).Or, dans un souci louable d'eecumenisme ethnique, les Shuar ont eonvieles Achuar - pourtant leurs ennemis hereditaires - a se joindre a cetteFederation. Dans la partie du territoire achuar delimitee comme un

35

Page 21: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

triangle par le Pastaza, le Macuma et la frontiere avec le ~er~u, uncertain nombre de maisonnees se sont regroupees en semi-villages,denornmes centres, bendiciant ainsi des services offerts par la Federationet. notamment de l'education bilingue radiophonique dispensee par desin~tructeurs shuar. Ces derniers, de tres jeunes gens generalernent,exhibent tous les signes d'une acculturation prestigieuse: vetementsvoyants, radios a transistor, maniement de l'e~?agnol... ~ux ~eux desAchuar non accultures, ils constituent, lorsqu ils sont celibataires, de~gendres tres presentables. Ces jeunes i~structeurs shuar tenden~ donc. afaire souche sur place en epousant une Jeune fille achuar. Ce fa~sant, lisbeneficient du droit a s'etablir definitivement pres de leur beau-pere selonla logique de l'uxorilocalite, commune aux Shu:r ,et aux A~huar (Descol~1982b). Un tel mecanisme d'implantation eut ~te en~ore ~nconceva.bl~ ala fin des annees soixante, ou tout Shuar qUI se nsquait en territoire

achuar se trouvait ipso facto en danger de mort.Enfin, toujours sur la lisiere occidentale de la region achuar, ~eux

mini-foyers de colonisation .dirigee en e~p~nsion permanent.e pourr~lent,

a long terme, finir par atteindre le terrttoire achuar., A ~al~~a et a SanJose de Morena, l'armee eq~atorienne a, ~n effet,' etabh d Impor~antesgarnisons militaires, desservies par des pistes ou peuven~ a~ternr lesavions gros porteurs. Profitant de ce moyen de cornmumcatton, ~ansune region totalement depourvue de routes, plusieurs dizaines de famillesde colons blancs et metis se sont installees a Taisha et a Morona pourpratiquer l'elevage extensif sous la prote:ti~n ,~es militaires. Ces f~yer~de colonisation sont probablement appeles a s etendre dans les a,nnees ~venir car les militaires equatoriens - tres mefiants, cornme on 1a vu, al'egard des Achuar - seraient desireux de stabiliser la frontiere avec lePeron par un cordon permanent d'etabliss.e~entsnon indigenes. . .

Dans la partie peruvienne de leur territoire, les Achuar sont vOl~ms

des Jivaro huambisa a l'ouest, le long du fle~v~ Morona. Les H~a~blsa,qui jusque vers la fin des annees cinquantevlval~nt surtout pl~s,a 1ouest,dans la cordillere de Companquiz, ont depuis lors colonise le hautMorona sous la pression des organisations missionnaires (Ross 1976 : 20­21). Entre les derniers etablissements huambi~a sur le cours ~u Moronaet les premiers sites achuar sur les affiuents o~lentaux d~ ce me~e fle~ve,il y a une sorte de no man's land forestier d une t~entame de kilometresde large. Toutefois, comme c'est le cas avec les jivaro shuar et avec lesCanelos, les intermariages entre Huambisa et Achuar sont devenus unepratique courante surles marges du territoire. .

Toujours au Peron, les Achuar sont limitrophes au sud des IndiensCandoshi, un groupe ethnique d'environ mille individus, dont la lanf?ueest inintelligible pour les Achuar (au contraire du shuar et du huambisa,

36

L' espace territorial

deux dialectes de la famille jivaro). Les Candoshi vivent sur Ie coursinferieur des affiuents du Pastaza et du Huasaga et autour du Lago Anaticoet de la Laguna Rimachi (Amadio et d'Emilio, 1982: 1). Etroitementapparentees aux Candoshi, quelques communautes d'Indiens Shapravivent egalement dans la region du moyen Morona, au sud-est desHuambisa. Sans doute en raison de la barriere linguistique, les Achuarsemblent avoir des contacts moins frequents avec ces Candoshi-Shapraqu'avec leurs autres voisins indigenes jivarophones ou quichuaphones.Ainsi, tant en Equateur qu'au Peron, les populations jouxtant imrnedia­tement les Achuar sont d'autres groupes indigenes, generalement plusaccultures qu'eux et jouant par la meme le role de vecteurs-relais del'influence occidentale (Descola et Taylor 1977).

Dans la partie peruvienne du territoire achuar, la penetration d'ele­ments non indigenes prend une forme beaucoup plus accentuee que dansla partie equatorienne. Tout cornrne en Equateur, d'abord, l'armee aetabli des petits detachements de soldats visant a stabiliser la frontiere.Les soldats peruviens adoptent la me me attitude a l'egard des Achuarque leurs homologues equatoriens : ils vivent completernent en autarciedans leurs postes frontaliers et s'abstiennent d'intervenir dans la vie descornmunautes indigenes (Ross 1976: 54-56). Dans les deux pays, lapresence de detachernents militaires au sein du territoire achuar ne sembledone pas avoir d'incidences majeures sur la vie quotidienne des Indiens.Ayant essentiellement pour fonction d'affirmer leurs souverainetes res­pectives par une presence symbolique, les soldats equatoriens et peruviensevitent merne generalement de rse meier des conflits guerriers intra­tribaux. La frontiere est done permeable pour les Achuar des deux cotes,et en dehors des grands axes fluviaux, elle n'a d'existence que nominale.S'ils evitent certaines sections dJ Huasaga et du Pastaza, les Achuar del'Equateur et du Peron peuvent tres bien circuler partout sans jamaisrencontrer un seul detachement militaire.

II existe, toutefois, chez les Achuar du Perou une forme d'implantationnon indigene tres ancienne et qui n'a pas son parallele chez les Achuarde l'Equateur. II s'agit de l'institution du patron, un commercant blancou metis installe a demeure dans une sorte de concession forestiere(Ilabi/itacion) qu'il exploite en partie grace a la main-d'oeuvre indigene.Chaque patron exerce son activite sur le cours d'une riviere ou d'uneportion de riviere clairement delimitee et son influence s'etendra doncsur tous les Achuar qui peuplent sa sphere de controle. Le systerne estfonde sur un echange volontaire maisinegal, les Achuar fournissant aupatron des grumes de bois flotte (surtout du cedro: Cedrela sp. et dulupuna : Ceiba pentandra) afin de solder une dette constituee par desavances en biens manufactures (fusils, machettes, haches, couteaux,

37

Page 22: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

cartouches ... ). La dette est a peu pres inextinguible, car elle est constarn­ment reactivee grace a de nouvelles avances consenties par le patron. Letrafic des pelleteries est une activite subsidiaire des patrones, mais,contrairement a la coupe de bois, les Achuar peruviens ne font pas de lachasse aux peaux un proces de travail autonome. IIs se contentent detuer les animaux recherches (ocelot, pecari, loutre et caiman) lorsque,d'aventure, ils les rencontrent a la chasse ou en voyage 2.

La raison principale de l'existence d'un mini-front extractif chez lesAchuar du Perou depuis pres d'un siecle est la bonne navigabilite desrivieres qui donnent acces a leur territoire depuis cette grande voie d'eauqu'est le Marafion, C'est egalement en partie pour cette raison que lafrontiere entre les deux pays est situee la OU elle se trouve actuellement 3 ;

lors de la guerre de 1941, les militaires peruviens ont, en effet, poursuivileur avancee le long des fleuves jusqu'aux points ou ceux-ci devenaientdifficilement praticables a .la navigation. Correlativement, les Achuar del'Equateur se sont trouves proteges de la penetration occidentale, car lesrivieres qui traversent leur territoire sont inaccessibles a la navigation parl'aval, depuis le Peron, comme par l'amont, depuis les Andes. Lesymbole de cette infiltration des non-indigenes dans la partie actuellementperuvienne du territoire 'achuar est la bourgade d' Andoas, etablie sur lecours superieur du Pastaza depuis le debut du XVIII" siecle (Taylor 1985,chap. 4). Neanmoins les colons blancs et metis etablis a Andoas ne furentjamais tres nombreux et, en 1961, ils ri'etaient plus qu'une soixantaine(Ross 1976 : 63).

Une autre forme de penetration de l'econornie internationale dans laregion achuar est la prospection petroliere realisee par les grandescompagnies multinationales. En Equateur, les tentatives de decouvrir dupetrole sont anciennes, puisque des avant la derniere guerre, la compagnieShell avait ouvert une base de prospection a Taisha, y construisant lapiste d'atterrissage qui sert maintenant au poste militaire. Les resultatsne furent pas concluants et la prospection menee par la compagniearnericaine Amoco dans les annees soixante-dix, au nord du Bobonazaen Equateur, ne donna pas plus de resultats. Pour l'essentielles sondagesont ete realises hors du territoire achuar ou sur ses marges.

Chez les Achuar du Peron, la prospection petroliere fut plus tardive,

2, Les rapports entre achuar peru viens et patrones, les transforn:ations rec~ntes ducommerce extractif et I'introduction de nouvelles formes de petite production mar­chande dans cette region ont ete etudies plus particulierernent par Ross 1976 : 40-86 etMader et Gippelhauser 1982.

3, Le tres ancien conflit frontalier entre I'Equateur et Ie Perou a donne lieu 11 uneconsiderable litterature, chacune des deux parties faisant assaut d' erudition historiquepour appuyer ses revendications territoriales. On trouvera une excellente analyse del'evolution des marges frontalieres equatoriennes dans Deler 1981 : 90-95.

38

L'espacc territorial

mais aussi plus perturbatrice pour les indigenes car, contrairement a cequi s'etait passe en Equateur, les sondages sismiques furent realises aucceur rnerne du territoire achuar. En 1974, la Petty Geophysical Companyavait deja effectue 3 500 km de lignes de sondage, essentiellement dansla region situee entre le Huasaga et le Pastaza (Ross 1976: 85). Fortheureusement pour les Achuar, ces prospections se sont revelees aussidecevantes du cote peruvien que du cote equatorien et il semble mainte­nant assure qu'a moyen terme aucun puits de petrole ne sera fore surleur territoire.

La prospection petroliere dans le territoire achuar (au Peron), ou surses franges (en Equateur), n'a pu etre menee a bien que parce que leslndiens avaient ete partiellement « pacifies » par les missionnaires a partirde la fin des annees soixante. C'est dire que si les petroliers ont laissepeu de traces de leur passage ephernere, en revanche le correlat evange­lisateur de leur prospection n'a pas fini d'affecter les Achuar. Au Peron,ce sont les missionnaires - linguistes protestants du Summer Institute ofLinguistics (SIL) qui, avec leur efficacite' couturniere, ont pris en main la« pacification» des Achuar. 11 est vrai que leur entreprise etait rendueplus facile par le fait que les Achuar de cette region avaient l'habitude del'interaction avec les non-indigenes, engages qu'ils etaient depuis long­temps dans des transactions commerciales avec les patrones. Le SILemploya chez les Achuar peruviens une technique derivee de celIe desreduaiones antiques, un precede classique des missionnaires lorsqu'ils sontconfrontes a des populations indigenes mobiles et vivant en habitat tresdisperse. Pour fixer les Achuar, le SIL les a encourages a se regrouperen petites cornmunautes, formant des semi-villages autour de pistesd'atterrissage desservies par les :avions de l'organisation protestante. Lesmissionnaires eux-mernes ne resident pas chez les Achuar, mais dans unebase etablie a la lisiere de leur territoire, sur le bas Huasaga (ibid: 81).Depuis cette base, ils visitent regulierement les communautes achuar,etablissant progressivement avec elles des circuits d'echanges marchandsqui tendent a se substituer a ceux controles par les patrones et lesregatones(colporteurs fluviaux). En consequence, l'influence des commer­cants peruviens sur les Achuar tend a decroitre, tandis que parallelementl'emprise des missionnaires du SIL se renforce (Elke Mader: communi­cation personnelIe). 11 reste que cette emprise est loin d'etre complete etque de nombreux Achuar peruviens isoles refusent encore la presence duSIL.

Chez les Achuar de l'Equateur, la penetration missionnaire a pris desformes quelque peu differentes, En premier lieu, et contrairement a leurscongeneres du Perou qui coexistaient depuis longtemps avec despatrones, les Achuar de l'Equateur ont virtuellement refuse l'acces de

39

Page 23: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

leur territoire aux non-indigenes jusque vers la fin des annees soixante.C'est seulement entre 1968 et 1970 que des missionnaires catholiques etprotestants rcussirent a etablir les premiers contacts pacifiques continusavec des Achuar. Deux organisations missionnaires concurrentes s'affron­tent dans leurs tentatives d'evangeliser les Achuar de I'Equateur : lesSalesiens, d'une part, dont la presence chez les Jivaro shuar remonte a lafin du XIX" siecle, et les protestants arnericains du Gospel MissionaryUnion (GMU), installes depuis les annees quarante aMacuma, egalemenren territoire shuar.

Au-dela des desaccords theologiques, l'ideologie, les methodes et Ie« style » des deux groupes missionnaires different profondement (sur cesujet voir Taylor 1981). Les protestants du GMU, tout comme leursconfreres du SIL, ont dispose des I'origine d'une infrastructure impor­tante (avions monomoteurs et communications radios), qui a influe surleurs modalites d'approche des Achuar. Vers Ie debut des anneessoixante, une ephemere tentative de contact est faite qui aboutit aI'ouverture d'une piste d'atterrissage a cote de la maison de Santiak, lepremier Achuar equatorien a avoir accepte la presence des missionnaires(Drown et Drown 1961). Mais Santiak, un chef de guerre tres connu,est bientot assassine dans un raid de vendetta et les relations sontbrutalement interrompues entre les Achuar et les missionnaires protes­tants. C'est seulement au debut des annees soixante-dix que ceux-cireussissent a penetrer derechef en territoire achuar, avec l'aide de Jivaroshuar evangelistes. Les techniques de « pacification » sont les memes quecelles du SIL: regroupement des maisonnees isolees en semi-villagessedentaires desservis par des pistes d'atterrissage et implantation d'ins­tructeurs shuar convertis pour mener abien l'alphabetisation et l'endoc­trinement. Certains de ces semi-villages ont recu quelques teres de betail,les missionnaires se chargeant de commercialiser la viande sur le frontde colonisation grace aleurs avions. Toutefois, les missionnaires ameri­cains continuent a resider dans leur base de Macuma et ils ne visitent lescornmunautes achuar passees sous leur influence qu'environ une fois paran.

La technique initialement employee par les Salesiens pour s'implanterchez les Achuar offre un contraste saisissant avec celie des protestants duGMU. Vers le debut des annees soixante, en effet, une jeune generationde missionnaires italiens vient remettre en cause I'approche jusque-la tresconservatrice de la generation precedente. Recusant la methode tradition­nelle d'evangelisation des Jivaro shuar mise en ceuvre par leurs ainesdepuis le debut du siecle, les « jeunes Turcs » salesiens pronent ladelegation des responsabilites politiques et religieuses aux Shuar eux-.memes et I'engagement a leurs cotes dans la lutte parfois violente qu'ils

40

L'espace territorial

menent contre I'extension du front de colonisation. C'est a cette epoquequ'est creee la Federation des Centres shuar, sous les auspices de lamission salesienne, En matiere de pastorale, notamment, la nouvelle voiechoisie par les missionnaires implique que ceux-ci participent plus etroi­tement a la vie quotidienne des Shuar, au lieu de se retrancher dans desmissions et des internats a l' atmosphere tres paternaliste (Botasso 1980).

C'est en mettant ces preceptes en application que le pere Bolla reussita s'implanter chez les Achuar du Wichim ala fin des annees soixante. IIavait pour lui de parler correcternent le jivaro shuar et surtout des'identifier aux Achuar jusque dans son costume, parcourant a pied descentaines de kilometres pour porter la bonne parole dans des regionsreculees ou lesIndiens n'avaient jamais vu un Blanc. A l'oppose desmoyens technologiques considerables mis en oeuvre par les protestants,cette evangelisation itinerante ne perturbait pas le mode de vie tradition­nel des Achuar. Les resultats obtenus par le pere Bolla n'etaient d'ailleurspas tres probants : en depit des objurgations du missionnaire, les Achuarcontinuaient, en effet, comme par le passe a se livrer a la guerre devendetta intratribale (Arnalot 1978).

Vers le milieu des annees soixante-dix, cette situation allait brusque­ment changer. A cette epoque, en effet, la Federation des Centres shuaravait acquis une dimension considerable, puisqu'elle comptait parmi sesaffilies la presque 'totalite des Shuar non protestants de I'Equateur(Pederacion de Centros shuar 1976). Tout comme les missionnairesprotestants, la Federation shuar et les Salesiens en etaient venus aencourager la formation de centres, des semi-villages sedentaires regroupesautour de pistes d'atterrissage bt possedant le statut de cooperatives.Avee l' aide de missionnaires catholiques et de laics equatoriens, laFederation shuar avait me me mis sur pied un systerne de liaison aerienneinterne dote de deux petits avions monomoteurs, concurrencant ainsidirecternent le monopole des protestants dans ce domaine. Bien qu'avecdes finalites tout a fait differentes de celles des missionnaires du GMU,la Federation shuar et les Salesiens avaient ainsi fini par adopter lesmemes outils technologiques qu'eux (avions et radios) et les memesrnodalites d'amenagement de I'espace (semi-villages sedentaires). C'estdans ce contexte nouveau que, vers 1975, les dirigeants de la Federationshuar et leurs assesseurs salesiens envisagent le rattachement des Achuara la Federation. La pastorale itinerante des debuts parait desormaisinsuffisante, et les Achuar sont a leur tour invites a se regrouper ensemi-villages sedentaires, desservis par des avions et affilies a laFedera­tion. Cornme on l'a vu precedernment, cette implantation de la Federa­tion chez les Achuar s'est accornpagnee de l'amorce d'un flux migratoireshuar en territoire achuar, les Shuaraccultures tendant ,a penser que

41

Page 24: Descola -  La nature domestique.pdf

L'espace territorial

3. Le territoire achuar en Equateur : carte de 1'occupation humaine

Lebcratolre de graphlque • EHESS_ Fronliere

etablissons une distinction entre les deux organisations missionnaires,c'est que les finalites de leur action chez les Achuar sont tres differentes(Taylor 1981). Du cote de la Federation shuar et des Salesiens, ons'efforce d'operer chez les Achuar le meme type d'integration conscientea la societe nationale que celui qui a ete realise auparavant chez les Shuar.Mais integration ne signifie pas assimilation et les programmes d'educa­tion et de sante mis en ceuvre sont fort respectueux des valeurs tradition­nelles achuar. En effet, ces programmes ont ete elabores par des Shuarqui, bien que tres accultures - et possedant parfois des diplomesuniversitaires - ont neanmoins en commun avec les Achuar d'appartenirau meme ensemble culture! et linguistique.

• Sile de peuplement eehuer (period. 1977-1978)'

6. Mission cctholique

-------------~

1'appartenance postulee de tous les jivarophones a une meme « nationindigene» abolit partiellement lesdistinctions territoriales internes entreles groupes dialectaux.

La nature domestique

Ce bref panorama de l'environnement social des Achuar indique assezle caractere tres heterogene des situations locales au sein de leur -territoire.Dans la periode 1976-79, on pouvait distinguer approximativementquatre secteurs, definis chacun par un mode distinct d'interaction entreles Achuar et les groupes sociaux limitrophes, indigenes et non indigenes.La premiere grande division sectorielle interne est la frontiere entrel'Equateur et le Peron. Cette frontiere est certes relativement permeablepour les Achuar et ceux-ci n' ont pas a souffrir de la presence desmilitaires qui la defendent de part et d'autre. Mais si elle est nominalepour les Achuar, la frontiere est en revanche effective pour tous ceuxqui ne veulent pas se risquer a la franchir clandestinement, ethnologues

.compris. En d'autres termes, et pour les raisons geopolitiques que nousavons deja vues, l'espece d'equilibre symbiotique Achuar-patrones quiexiste depuis longtemps dans le secteur peruvien ne s'est jamais prolongejusque dans le secteur equatorien, Les Achuar du Perou sont done lesseuls a avoir subi cette forme d' acculturation selective tres particuliereengendree par la pratique d'un systeme marchand. Leur articulation a unmarche international par le biais de la production controlee de valeursd'echange n'a pas affecte ' les aspects les plus manifestes de la vietraditionnelle (costume, architecture, systeme de parente, vendetta intra­tribale... ). Elle a eu neanmoins, des consequences notables sur certainselements fondamentaux de la vie economique auxquels s'attache cetteetude (transformation de la nature et de la duree du travail, de latechnologie, des formes d'habitat... ). A 1'inverse, les Achuar du secteurequatorien sont restes en marge de ce mini-front extractif et les modalitesde leur adaptation au milieu n'ont done pas ete modifiees par lesimperatifs d'une petite production marchande. C'est en grande partiepour cette raison que nous avons decide de mener notre enquete chezeux plutot que chez leurs voisins peruviens, l'existence de la frontiereinternationale obligeant, par ailleurs, a choisir son cote des le debut.

Les trois autres secteurs d'interaction sont done tous internes a lapartie equatorienne du territoire achuar, la seule dont nous parleronsdesormais ici (doc. 3). Ils sont essentiellement definissables par le type etle degre d'intensite des rapports que les Achuar entretenaient localementavec des organisations missionnaires en 1977 : rapports avec les Salesienset la Federation des Centres shuar, rapports avec les protestants evange­listes americains et absence de tous rapports avec les Blancs. Si nous

42 43

Page 25: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

La situation est radicalement differente chez Ies missionriaires du GMUdont le fanatisme religieux un peu fruste n'admet d'autre methoded'evangelisation des Achuar que la deculturation totale et l'extirpation detous les elements de la culture traditionnelle percus comme « sataniques »

(polygynie, chamanisme, religion autochtone, guerre... ). Le paradoxe decette position de principe, c'est qu'elle est tellement excessive dans sonprojet ethnocidaire qu'elle ne suscite de la part des Achuar qu'uneadhesion de facade, ostensiblement exhibee par eux a l'occasion des raresvisites des missionnaires arnericains. Des que ces derniers sont repartisdans leurs bases lointaines, la vie traditionnelle « satanique » rep rend soncours comme auparavant. Le correlat de ce paradoxe, c'est que l'assimi­lation « douce» pratiquee par la Federation shuar et les Salesiens aboutita une acculturation beaucoup plus efficace des Achuar, car elle est tresintelligemment menee sous 13 forme d'un syncretisme insidieux maisdelibere,

Les secteurs d'influence respectifs des organisations missionnairesetaient, en 1977, clairement delimites par Ie fleuve Pastaza : chez lesAchuar situes au sud, c'etaient les Salesiens et la Federation shuar quiexercaient leur influence (a l'exception de deux petits centres protestantsisoles), tandis qu'au nord du Pastaza, Ies missionnaires arnericainsregnaient sans partage. Cette dichotomie des secteurs d'influence et desmodalites d'acculturation ne doit pourtant pas cacher la convergenceobjective qui existe entre la Federation shuar et les organisations catho­liques et protestantes quant aux nouvelles modalites d'organisation del'habitat chez les Achuar. Nous avons vu, en effet, que l'implantationmissionnaire aboutit au regroupement des maisonnees traditionnellementdispersees en semi-villages, les centros, etablis autour des pistes d'atter­rissage defrichees par Ies indigenes. L'expression de semi-village sejustifie par le fait que seules trois ou quatre maisons sont gcneralementerigees pres de la piste, les autres etant situees dans des ecarts, parfoiseloignes de deux ou trois kilometres du centro. Par ailleurs, tant laFederation shuar que les missionnaires du GMU ont commence depuis1975 a mettre en oeuvre un programme d'elevage extensif du berail dansles centros achuar places sous leurs influences respectives. Bien que tresembryonnaire au moment 011 nous avons commence notre enquete, cettepetite production pastorale promettait d'engendrer· a terme chez lesAchuar des bouleversements economiques, ecologiques et sociaux dontIes premisses etaient deja perceptibles (sur ce theme voir Taylor 1981,Descola 1981a, b; 1982a, b).

En .1977, on comptait cinq centros achuar rattaches a la Federationshuar, tous situes au sud du Pastaza (Pumpuentza, Makinentza, Wichim,Ipiakentza et Wampuik) et dont les populations respectives oscillaient

44

L'espace territorial

entre plus d'une centaine d'individus (Pumpuentza) et moins d'unequinzaine (Wampuik). Seuls deux centros affilies a la Federation shuarpossedaient alors quelques teres de betail (Pumpuentza et Wichim). A lame me epoque, les missionnaires protestants controlaient huit centrosAchuar (deux au sud du Pastaza :' Mashumar et Surikentza et six aunord: Copataza, Capahuari, Bufeo, Conambo, Corrientes et Sasaime),dont trois avaient deja recu du betail (Copataza, Capahuari et Sasaime).Lors de notre enquete, un peu moins des trois quarts des deux milleAchuar equatoriens avaient ainsi ete touches a des degres divers par cephenornene de nucleation de l'habitat en centros. Dans certains cas, Ieprocessus de nucleation etait encore en cours et la piste meme n'etait pasencore defrichee, Dans d'autre cas, comme a Bufeo, a Sasaime, a Surikou a Wampuik, Ies centros ne regroupaient que trois a cinq maisonneeseparpillees dans un rayon de deux kilometres et ils ne constituaient donepas des formes d'habitat radicalement differentes du systeme dispersetraditionnel, dans lequel trois ou quatre maisons peuvent s'associertemporairement. En revanche, dans les centros etablis des Ie debut desannees soixante-dix, comme Pumpuentza ou Capahuari, la concentrationde population pouvait atteindre une dizaine de maisonnees, c'est-a-direun taux tres superieur a celui prevalant dans les sites d'habitats normauxjuste avant Ie contact avec Ies Blancs.

Dans tousles cas, et quelle que soit par ailleurs Ia densite de leurpeuplement, ces centros different du mode d'habitat traditionnel par unpoint essen tiel, leur sedentarite. En effet, l'ouverture d'une petite pisted'atterrissage par les Achuar imrlique un tel investissement en travailavec les outils rudimentaires don ils disposent (haches et machettes) queles farnilles responsables de son edification ont toutes les chances derester durablement a proximitej La piste d'atterrissage engendre doneune contrainte de sedentarite plus ou rnoins, flexible, car Ies maisons etles jardins peuvent rnalgre toutse deplacer dans un rayon de quelqueskilometres autour de la piste. Cette serni-sedentarite contraste pourtantavec les formes traditionnelles d'occupation territoriale caracterisees parun deplacement periodique des sites d'habitat (tous les dix a quinze ansen moyenne). Ainsi, meme si, en 1977, la majorite des centros achuarne comptaient qu'une poignee de maisonnees, ne possedaient pas debetail et ne voyaient un Blanc qu'une fois par an, ils constituaient dejaune forme d'etablissement humain differente de la norme traditionnelle.Or, du point de vue qui nous interesse dans cette etude, la nouvelleforme d'habitat en centros n'est pas sans consequences, car elle introduitune contrainte exogene - la sedentarite - dans le systeme des rapportsentre les Achuar et leur environnement. Meme si cette contrainte n'aaucun effet sur de nombreux aspects des proces indigenes de connaissance

45

Page 26: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

et de transformation de la nature, elle produit neanmoins une limitationqui pourrait fausser l'analyse. Dans la mesure, en effet, ou nous excluonsdeliberement du champ de notre presente etude l'analyse des phenomenesdiachroniques de transition chez les Achuar (analyse deja esquissee parA. C. Taylor et moi-rnerne dans des publications anterieures : Taylor1981 : Descola 19813, b ; 1982a, b), il convenait d'assigner tres precise­ment les variables externes qui pouvaient influer sur le systerne aborigened'adaptation au milieu. C'est pour cette raison que les donnees analy­tiques et quantifiees decrivant la sphere des facteurs de production deI'economie traditionnelle ont ete recueillies par nous dans le quatriernesecteur celui ou en dehors de l'introduction des outils metalliques, Iemode 'achuar d~ production n'a subi a peu pres aucune influence

occidentale.Ce secteur qui, en 1977,' n' avait pas encore ete penetre par les

organisations missionnaires, etait situe pour l'essentiel au nord du Pas­taza, c'est-a-dire dans la zone d'influence nominale des protestantsamericains, Dans cette region, ou les missionnaires du GMU avaient,deja etabli cinq centros achuar, il subsistait encore a l'epoque unecinquantaine de maisonnees en habitat disperse, eparpillees loin des.centros sur un vaste territoire sous-peuple. C'est dans cette portion de lazone d'expansion achuar, drainee par le Pastaza et par les rivieres aunord de celui-ci jusqu'au Pindo yaeu, que nous avons a peu presexclusivement mene notre enquete ethnographique. Pour tout ce quiconcerne la localisation des sites d'habitat, le present ethnographique seradone 1977, annee ou no us avons realise le recensement exhaustif des

Achuar de cette region.Au sein du territoire global d'une extension de 12000 km2 occupe par

les Achuar en Equateur, le secteur au nord du Pastaza couvert par notreetude forme la region la plus vaste, avec une superficie d'approximati­vement 9 000 km2 (y compris le bassin du Pastaza). Dans cet espaceimmense vivent 1 110 Achuar, contre 900 dans la zone au sud du Pastaza(A. Colajanni, communication personnelle), c'est-a-dire une populationpresque equivalente pour un territoire trois fois plus vaste. Sur cet effectifde 1 110 individus, environ la rnoitie est etablie dans les cinq centrossous influence des protestants (Capahuari, Copataza, Conambo, Bufeo etCorrientes), tandis que l'autre moitie est dispersee le long des rives duPastaza, sur lecours inferieur du Kapawientza et de l'Ishpinku, sur lebas Corrientes et 'ses affiuents, sur le bas Bobonaza et ses affiuents, surle moyen Conambo et ses affiuents, sur le moyen Pindo yaeu et sesaffiuents et sur le haut Copataza 4.

4. Notre enquete economique a porte tout autant sur les centros que sur les rnaisonnees

46

L' espace territorial

Au terme de cette breve description de l'implantation territoriale desAchuar, on ne peut manquer d'etre frappe par un premier trait remar­quable: le taux extremement faible de la population au regard del'etendue de l'espace qu'elle occupe. En Equateur, environ deux milleAchuar sont disperses dans une region dont la superficie est superieure acelle de la Corse; merne si 1'0n ajoute a ces deux mille Achuar unecinquantaine d'Indiens Canelos et Shuar recernment infiltres, la densitegenerale de la population reste tres basse, de l'ordre de 0,17 habitants/km", soit un peu moins de deux Achuar pour 10 km2

5, Un taux dedensite aussi faible n'est pas courant pour une population indigene duBassin amazonien; il est, par exemple, sept fois moins eleve quel'estimation avancee par Harner pour les Jivaro shuar (1,2 hab.Zkm") quivivaient vers la fin des annees soixante al'est de la cordillere de Cutucu,c'est-a-dire dans une region qui n'etait pas encore soumise a la pressiondu front de colonisation et ou subsistait la forme traditionnelle d'habitatdisperse (Harner 1972 : 77). La disproportion considerable dans les tauxde densite de ces deux groupes dialectaux voisins jette d'ailleurs un

en habitat disperse, offrant ainsi la matiere d'analyses comparatives des transformationssubies par Ie mode de production aborigene a la suite de la nucleation de I'habirat et,dans certains cas, de l'introduction de l'elevage. Dans Ie cadre de la presente etude,toutefois, et pour les raisons deja exposees, nous utiliserons .a peu pres exclusivementles donnees recueiIlies dans Ie secteur de I'habitat disperse. Pour ce qui est desquantifications (mesures des temps de travail et de la production alimentaire), elles ontsurtout ete realisees dans onze rnaisonnees dispersees, dont huit sont polygames ettrois monogames, soit un rapport assez proche de ce!ui existant au niveau de lapopulation dans son ensemble. La dUfee des enquetes quantifiees dans chaque maison­nee a varie selon les cas entre une et cinq sernaines, Ie sejour etant parfois fractionneen deux periodes, Les conditions extrernemenr difficiles et parfois dangereuses danslesquelles l'enquete en habitat disperse a du etre menee (guerre intratribale endernique,tension engendree par les raids, deplacemenrs a pied et sans porteurs, impossibilite des'approvisionner et alimentation dependant du « bon. vouloir I) de nos hotes) ont, eneffet, rendu impossible des sejours' plus prolonges dans chacune de ces maisons.Notons, toutefois, que la duree totale du temps passe a relever quotidiennernent desdonnees d'input-output dans ces onze rnaisonnees est egale a 32 semaines, ce quiconstitue une base d'analyse scientifiquement fiable, compte tenu du milieu exception­ne! ou se deroulait l'enquete. Par aiIleurs, Ie nombre et la variete des unites domestiquesetudiees - comme l'absence d'une saisonnalite marquee du cycle agricole - devraientcompenser amplement la faible duree du sejour dans chacune d'entre elles. Enfin,I'essentiel des donnees sur la representation indigene de la nature et de ses usages(mythes, chants magiques, taxinomies, savoir technique... ) a ete recueilli au coursd'enquetes de plusieurs mois chacune rnenees chez les Achuar des differents centros oules conditions de travail etaient sensiblement meiIleures.

5. Pour I'ensemble de la population achuar de l'Equateur et du Peron, E. Ross proposedes estimations legerement differentes selon ses publications: 0,5 hab.lsquare mile, soit0,31 hab.Zkm- (Ross 1976: 18), puis 0,4 hab.Zkrn" (Ross 1978: 4). Dans les deux cascette estimation glob ale est superieure a la notre pour les seuls Achuar de I'Equateur(0,17 hab.Zkrn-) ; toutefois, cet auteur n'a sejourne que chez les Achuar du Perou et ilsous-estime considerablernent la superficie occupee par leurs congeneres equatoriens,ce qui fausse necessairement son estimation.

47

Page 27: Descola -  La nature domestique.pdf

L­I

I

La nature domestique

eclairage nouveau sur les raisons profondes de 'l'actuel flux migratoiredes Shuar en direction du territoire achuar.

Ce taux global de densite doit etre pondere en fonction des implanta­tions locales ; il est en effet, sensiblement plus eleve pour les Achuarvivant au sud du Pastaza (0,3 hab.Zkrn") et Iegerement moins eleve pourles Achuar situes au nord, c'est-a-dire dans la region couverte par notreenquete (0,12 hab.Zkm'). Au sein meme de ce dernier secteur, la situationpeut varier considerablernent selon la forme de I'habitat, puisque lanucleation en semi-villages aboutit naturellement a concentrer la popula­tion dans un espace reduit. Si 1'0n prend comme base comparative lazone forestiere effectivement exploitee et parcourue par un ensembledonne de population qui s'attribue des droits d'usage exclusifs sur ceterritoire, on obtient toutefois un ordre de grandeur assez revelateur desdisparites de taux d'occupation de l'espace : a peu pres un habitant parkilometre carre de territoire pour le centro de Copataza, contre 0,1habitant par kilometre carre de territoire pour trois maisonnees isoleessur le Wayusentza (affiuent du Pindo yacu). Enfin, comme nous Ieverrons bientot, le tau x de densite humaine doit etre corrige selon lescaracteristiques ecologiques locales, puisque les Achuar considerent cer­taines portions de leur territoire comme impropres a l'habitat, notam­ment les zones ou predorninent les aguajales.

En depit des variations locales, ce taux extremement faible de densitehumaine indique des a present que les Achuar n'exploitent pas leurmilieu de facon intensive. Les modes de socialisation de la nature qu'ilsont adoptees ne pourrontdonc manquer de contraster fortement avec lesformes plus Intensives de production qui prevalent chez certains horti­cu1teurs tropicaux a forte densite dernographique. Ainsi, les representa­tions et les techniques d'usage de l'espace forestier ne sauraient etreidentiques pour des essarteurs qui comptent, comme les Achuar, moinsd'un habitant au kilometre carre et pour des populations qui, comme lesTaino d'Hispaniola (Dreyfus 1980-81) ou les Chimbu de Nouvelle-Guinee(Brown et Brookfield 1963), ont reussi a amenager leur environnementde facon a ce qu'il supporte des den sites superieures a cent habitants aukilometre carre, Du point de vue du simple rapport arithmetique entrela quantite de population et la dimension du territoire, les Achuar sont

.plus proches des societes de chasseurs-cueilleurs occupant un habitatserni-desertique que de la majorite des societes d'essarteurs tropicaux,meme amazoniens 6.

6. En raison de la tres haute productivite de leurs techniques de culture sur butte ou surbillon, les Taino et les Chimbu (camme toutes les societes de la region intertropicalepratiquant I'agriculture de drainage) constituent sans doute des cas-limites du degre de

48

L'espace territorial

Vued'avion, cette impressionnante irnmensire forestiere revele diffici­le~ent a l'ceil attentif quelques clairieres habitees, si minuscules parfoisqu ~n se de~and~ e~core apre~ les ~~oir survolees si elles n'etaient pasun jeu de I'irnagination, A peme visibles dans cette foret interminablequi les protege du rnonde environnant, les Achuar ont pourtant su ladomestiquer a leur usage. Presque vierge de toute intervention del'homrne, mais profondernent socialisee par la pensee, c'est cette spherede la nature dont nous allons maintenant entreprendre l'exploration.

I

densite demog.raphique que peut atteindre une societe d'horticulteurs forestiers. II n'enreste pas moms que les taux dd densite caracteristiques de nombreuses ethniesd'hortlculteurs sur brfilis sont tres superieurs a ceux des Achuar : par exemple 30 hab.lkm~ chez les Hanunoo des Philippines (Conklin 1975) et de 9 a 14 hab.lkm2' selon leshabl~ats chez les Iban de Borneo (Freeman 1955). En Amazonie merne, ou les taux dedensite sont generalemenr tres inferieurs a ceux qui prevalent dans Ie Sud-Est asiatiqueles Achuar se situent tout en bas de l'echelle : Jhab.Zkm- chez les Campa (Denevan1974 :.93), 0,8 hab.l~m2 chez les Machiguenga Oohnson 1974 : 8), D,S hab./km2 chezles. Yanoama Baraflri (Smole 1976 : 3), 0,34 hab.lkm2 chez les Yanomami centraux(~IZ?t 1977: 122). Avec 0,17 hab.Zkm-, les Achuar de l'Equateur sont proches deI estimatron de 0,23 hab.Zkm- - jugee p~r,beaucoup camme trop basse - proposee parSteward ~t Faron comrne taux de densite moyen pour les populations aborigenes deI'Amazome ava~t Ia conquete europeenne (Steward et Faron 1959: 53). En revancheles Achuar se situent a la limite superieure du taux de densite de nombreuses societesde chasseurs-cueilleurs: 0,01 hab/km' pour les Algonquins du Grand Lac Victoria(Hallowel1949: ;0)' 0,18 hab./k~'.a Groote EyIandt, 0,06 hab.lkm' chez les Murnginet 0,01 hab/km .pour les Walbm (Yengoyan 1968: 190). En definitive, et tout~ss~r.teurs ~u I1s scient, les Achuar ont a present une densite demographique legeremcnrmfer~eure a celie des chasseurs-collecteurs du pleistocene, si I'on accepte pour cesdermers Ia moyenne de 0,6 hab.lkm' proposee par Lee et De Vore (Lee et De Vore1968 : 11).

49

..

Page 28: Descola -  La nature domestique.pdf

I Ii ·

2Le paysage et Ie cosmos

Page 29: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

L'eau terrestre et l'eau celeste

Comme d'autres societes du Bassin amazonien, les Achuar etablisscntune distinction lexicale claire entre l'eau celeste, yumi, et l'eau terrestre,entza, (Levi-Strauss 1964: 195). Yumi, c'est l'eau de pluie qui tombe encrachin continu pendant plusieurs jours d'affilee ou celle qui degringolepresque quotidiennement en cataracte vers la fin de l'apd:s-midi, et donton se protege tant bien que mal avec une feuille de bananier en guise deparapluie. Entza, c'est tout a la fois l'eau de la riviere et la rivicrc cllc­meme, c'est l'eau claire des petits ruisseaux, c'est l'eau brune et tourbillon­nante des crues, c'est l'eau etale et pourrissante de l'etiage et des marecagcs.Par un curieux paradoxe, toutefois, les Achuar nomment yumi l'eau culi­naire, qui sert a confectionner la biere de manioc et a faire bouillir lestubercules ; mais cette eau celeste ils vont pourtant la chercher dans la riviere, avec une calebasse egalement appelee yumi. Entza est donc trans for­me en yumi par la grace de sa destination finale, puisque, me me assoiffe, unAchuar s'abaisse rarement as'abreuver directement dans la rivierc, Entza,l'eau de la riviere, est juste bonne ala baignade, ala peche et ala naviga­tion, elle sert ala vaisselle et a la lessive, elle fait merne fonction de lieuxd'aisance pour les hommes qui vont y defequer avant l'aube ; c'est ainsiune eau impure qui ne peut etre bue in situ. Si l'eau terrestre devient malgretout culinaire, c'est ala suite d'un detournement sernantique qui la domes­tique en deux etapes : une fois puisee, l'eau de la riviere, entza, se trans­forme en yumi, eau celeste potable non bue comme telle, puis de yum! elledevient nijiamanch (biere de manioc), par la magie du processus de fermentation qui la rend enfin socialement propre a la consommation. Quanta la veritable eau de pluie, yumi, elle n'est jamais utilisee dans la cuisine,faute de vaisseaux appropries pour la recueillir. Cette eau absolumentomnipresence dans toute foret humide, se presente ainsi pour les Achuarsous deux avatars distincts, avatars que nous nous proposons d'adoptercomme des categories analytiques pour la description du milieu physique.

Entza

L'eau terrestre, c'est celle qui, devalant des Andes depuis des mille­naires, contribue a modeler le paysage, charriant alluvions et sediments,entaillant les plateaux et s'infiltrant en profondeur dans les sols I. En des

1. Pour tout ce qui concerne I'analyse geomorphologique et pedologique de la regionachuar, nos sources sont principalement Tschopp 1953, Sourdat et Custode 1980a et bet De Noni 1979. En outre, Michel Sourdat et Georges-Laurent De Noni, respective­ment pedologue et geomorphologue de I'ORSTOM en poste 11 Quito, ont bien voulunous Caire beneficier de leur expertise dans les sciences de la terre, consacrant delongues heures 11 travailler avec nous sur les cartes et les photos aeriennes d'une regionjusque 111 completernent ignoree des geographes. Qu'ils en soient ici remercies,

52

Le paysage et Ie cosmos

temps trcs anciens, et plus exactement jusqu'au cretace supeneur, c'estl'cau qui domine sans partage la region actuellement occupee par lesAchuar, puis que celle-ci est recouverte par un vaste bassin de sedimen­tation marine. Lorsque la cordillere orientale des Andes emerge al'coccnc, la mer se retire en laissant des depots sedirnentaires composesprincipalcment de conglomerats, de gres fins et d'argiles rouges, griseset jaunes. Entre le miocene superieur et le pliocene, un enorme cone dedejection commence a se former au pied de la cordillere orientale;affectant la forme d'un eventail, ce cone de dejection augmente progres­sivement en etendue et en profondeur au plio-quaternaire, grace al'apport de materiel detritique riche en elements volcaniques (grau­wackes). La continuite structurale de ce cone de dejection a ete interrom­puc transversalement par l'action tectonique, formant un couloiranticlinal nord-sud qui constitue en partie la limite naturelle occidentaledu territoire achuar. A l'est de ce couloir longitudinal, le cone dedejection a ete,!,rofondement dissecte par l'erosion, produisant un reliefde mesa a la structure generalement monoclinale. Au-dela de la limiteorientale du cone de dejection s'etend un ensemble de collines convexes­concaves aux sommets niveles, Cet ensemble est derive del'anciennestructure sedimentaire argileuse sub-horizontale (premiocene) considera­blement travaillee par l'erosion, Les faibles pentes qui predominent ausein de cette mer de collines, lui donnent l'aspect d'une peneplaine,

La portion du territoire achuar situee au sud du Pastaza presente uneimportante plaine d'epandage produite par les divagations du cours de cefleuve. Cette plaine est compos~e principalement de materiel volcaniqueandesitique depose sur la plate-forme argileuse primitive. Dans sa partieorientale et sud-orientale, cette' plaine d'epandage se transforme peu apeu en une zone marecageuse Ien raison du mauvais drainage. Moinsvaste et plus recente que la plaine d'epandage, la plaine alluviale duPastaza varie en largeur selon le cours du fleuve ; sur la rive nord, cetteplaine alluviale a profondement entaille les depots plio-quaternaires,produisant un rebord de plateau tres abrupt.

Les rivieres secondaires ant un lit aux multiples meandres, qui secreuse dans des vallees dont la largeur excede rarement deux kilometres.Selon la nature des formations geologiques que ces rivieres traversent,les caracteristiques pedologiques des vallees peuvent grandement differer,Les petites rivieres naissant dans des massifs argileux tres anciennementmeteorises (dans la region du couloir anticlinal et dans la region desmesas) ont une capacite de traction inferieure aleur charge de saturation,ce qui entraine une erosion permanente des berges et l'absence de depotsalluviaux. En revanche, les cours d'eau qui ant leur origine dans la plained'epandage ou, plus a l'ouest, dans les zones accidentees recouvertes de

53

Page 30: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestiqueLe paysage et le cosmos

55

4. Le territoire achuar en Equateur : carte du relief des sols

. Leboratolre de graphlque . EHESS

Terrosse olluviole recenteet plaine alluvlole marecogeuse

__ Frcnttere

CiJ·········::::::::;:....... '..

Plaine d'epandogesedimentaire du Pastozo

tisation du substrat sedimentaire argileux. Ces oxic dystropepts rouges descollines et de certaines parties de 1a region des mesas sont done des solsferrallitiques typiques, argileux et tres lixivies. Leur pH est generalementtres acide, ils sont pauvres en calcium et en potassium et possedent uneforte toxicite aluminique. Ce sont des sols tres mediocres dont la fertilitepotentielle est minime. Les _oxic dystropepts marrons qui predorninentdans 1a region des plateaux ne sont pas plus riches, en depit de la

~ Relief de eollines

2. Pour la typologie des sols nous avons suivi la nomenclature americaine standard (UtlitedStates Department of Agriculture Soil Taxollomy) , generalement utilisee en Equateur parles chercheurs du Ministerio de Agriwltura y galladeria et par ceux de )'ORSTOM.

Une structure en plateaux forme le relief caracteristique d'environ untiers du territo ire achuar dans sa partie septentrionale et nord-occidentale.Cette region de mesas est constituee de croupes allongees et presquehorizontales qui surplombent les vallees d'une centaine de metres. Selonle degre de dissection et de meteorisation, ces plateaux presentent deuxtypes d'aspect ; soit une surface legerement ondulee et convexe vers lehaut, avec des versants n'excedant pas 40 % de pente, soit une surfaceplus dissequee et terrninee en pointe, avec des versants dont les pentespeuvent atteindre 70 %. Entre les vallees principales (Bobonaza, Capa­huari, Conambo et Corrientes), les plateaux sont entailles par unemultitude de petits ruisseaux a l'eau claire, qui ont creuse leur lit sur uneprofondeur de cinq a dix metres au fond de gorges etroites (quebradas enespagnol). La nature des sols varie selon le type de materiel volcanique apartir duquel ils ont evolue, Sur les gres volcaniques, le sol est un oxicdystropepts argilo-sablonneux, compact et de couleur cafe dont la profon­deur peut atteindre jusqu'a cinq metres 2. Sur les argiles et les conglo­merats, le sol est egalement un oxic dystropepts compact, mais moinsevolue et profond que le precedent et dont la couleur tire vers le rouge

brique.A l'est et au sud-est de la zone des mesas, et generalement en dessous

de 300 metres d'alritude, s'etend une mer de collines aux sommetsaplanis, avec des denivellations qui n'excedent pas 50 metres et despentes peu accentuees, qui depassent rarement 30 %. La encore, les solssont des oxic dystropepts rouges et compacts, issus d'une intense ferralli-

54

cendres volcaniques, remblaient leurs berges avec le materiel qu'ellestrans portent en excedent et forment ainsi des terrasses alluviales fertiles.

Au sein de la region occupee par les Achuar, on peut ainsi distinguercinq grands ensembles geomorphologiques et/ou pedologiques : la regiondes mesas (produite par l'erosion du cone de dejection), la region descollines (produite par dissection des sediments du tertiaire), la plained'epandage du Pastaza, les plaines et terrasses alluviales recentes en partiemarecageuses et les vallees non alluviales (doc. 4). Le choix decettetypologie en cinq categories est necessairement un peu reducteur d'unpoint de vue strictement pedo-geomorphologique ; si nous avons limitea cinq l'eventail des types de paysages et de sols, c'est parce que laspecificite de chacun d'entre eux est clairement per~ue par les Achuar.

Page 31: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

presence des grauwackes. Ce sont egalement des sols ferrallitiquesargileux et tres lixivies, avec un fort taux d'aluminium echangeable etun pH a peine moins acide que celui des oxic dystropepts rouges. Al'exception du reseau des vallees, toute cette vaste region de collines etde plateaux, typique de la portion nord du territoire achuar, presenteainsi des potentialites agricoles extrernement reduites. '

A l'interieur me me du reseau des vallees, il faut distinguer entre deuxensembles pedologiques bien differencies, dont les caracteristiques sontdeterminees par l'altitude, la pente et la nature des formations geolo­giques traversees par les cours d'eau, Tres souvent, une meme valleepresentera des sols completement distincts dans l'amont et dans l'aval ;c'est le cas, par exemple, des vallees du Bobonaza et du Capahuari. Versl'amont, c'est-a-dire dans la region des mesas, les rivieres ont profonde­ment encaisse leur lit dans de hautes terrasses forrnees d'alluvionsanciennes limono-sableuses. Ces rivieres, qui naissent generalement enaval de la cordillere orientale, ont un regime caracterise par l'absence devariations saisonnieres notables et par des crues aussi soudaines quebreves. Dominant Ie thalweg de plus d'une vingtaine de metres, cesterrasses anciennes ne sont jarnais recouvertes par des depots alluviaux etelles sont au contraire constamment erodees par l'action des eauxcourantes au debit rapide. En effet, les rivieres qui traversent la regiondes mesas sont affectees par une difference de niveau de 300 metres surun parcours d'a peine 100 kilometres; c'est la l'equivalent de la denivel­lation qu'elle subiront encore sur pres de 5 000 kilometres avant d'aboutira l'Atlantique. Ainsi, ces vallees connaissent un processus d'erosionintense et elles offrent des sols considerablernent moins fertiles que lesvallees alluviales recentes,

Au sein de ce systerne de vallees alluviales anciennes, la nature dessols est variable et depend surtout du niveau d'erosion. On est generale­ment confronte a une mosaique composeeprincipalement de sols ferral­litiques a predominance de gres volcanique (proches de l' oxic dystropeptsmarron de la region des plateaux) et de sols limono-sableux plus legerset plus riches en elements volcaniques (de types dystropepts et dystrandepts).Bien que ces sols aient generalement une toxicite aluminique plus faibleet un pH moins acide que les oxic dystropepts rouges, leur fertilite est assezbasse. Les terrasses anciennes des vallees d'erosion sont ainsi incapablesde supporter une monoculture permanente et elles n'autorisent que lapratique temporaire de la polyculture sur brfilis.

A la limite orientale du cone de dejection, la pente generale du reliefdevient extremement faible et les rivieres tumultueuses, jusque la encais­sees dans les plateaux greseux, adoptent bientot un cours paresseux,formant de larges vallees alluviales au sein des sediments du tertiaire. Les

56

Le paysage et Ie cosmos

materiaux sablonneux erodes au cours de la traversee des mesas secombinent aux cendres volcaniques charriees depuis Ie piemont pourformer .des terrasses alluviales basses, constamment rajeunies par denouveaux depots d'alluvions. Dans cette region de faibles elevations, lelit des rivieres divague perpetuellement ; les rneandres sont recoupes pardes fleches alluviales isolant des lacs interieurs en croissant; les cuvettesen defluent sont inondees lors des crues et se transforment en marigots ;les depots alluviaux accumules constituent des terrasses en bourrelet(restinga) , parfois completernent isolees au milieu de depressions maldrainees, A l'inverse des sols mediocres des terrasses alluviales anciennesles sols constamment regeneres de ces vallees basses sont potentiellementtres fertiles.

Ces sols alluviaux sont de nature variable selon la provenance dessediments. Dans la plaine alluviale du Pastaza, les depots sont des sablesd'origine volcanique que cette riviere a draines dans les formationsdetritiques de la cordillere orientale. Sur les autres terrasses alluviales(Macuma, Huasaga, Capahuari, Conambo, Corrientes), les sols sont plusfranchement limoneux et moins marques par leur heritage volcanique.Dans tous les cas, ces sols alluviaux sont profonds, non compacts etd'une couleur noire plus ou moins prononcee selon la proportion decendres volcaniques. Leurs caracteristiques physico-chimiques en font lesmeilleurs sols de toute la region achuar : le pH est tres peu acide (de 5,5a 6,5 dans l'eau), le taux d'aluminium echangeable est faible, et lorsqu'ilsne sont pas recouverts regulierernent par les crues, leur horizon superfi­ciel est ri~he en matieres orgariques. Toutefois, ces terrasses alluvialessont relativernent rares dans la region achuar (moins de 10 % de lasuperficie totale) et elles sont ~ouvent impropres a la culture en raisondu mauvais drainage. En effet, merne en l'absence d'inondations, lanappe phreatique n'est jamais loin de la surface,

Pour des raisons de simplification cartographique, nous avons indusdans un meme ensemble les terrasses alluviales recenres et les plainesalluviales marecageuses, car merne si la pedogenese de ces deuxensembles a pris des formes sensiblement differentes, la nature des solsy est a peu pres identique. Le trait le plus caracteristique de ces plainesalluviales est la presence de grandes depressions inondees soit temporai­rement, soit en permanence. A la difference des marigots regulierementalimentes par les rivieres grace a de petit chenaux (igapares) , ces cuvettesde decantation (aguajales) peuvent etre situees tres loin d'un cours d'eau,Les aguajales sont en effet des cuvettes a fond argileux impermeable ous'accumule l'eau de pluie et qui sont done plus ou moins submergeesselon le volume des precipitations et le degre d'evaporation, Les solssont generalement des tropofibrist extrernement riches en matiere orga-

57

Page 32: Descola -  La nature domestique.pdf

....

La nature domestique

nique, qui supportent une vegetation naturelle hydromorphe ou dominele palmier aguaje. Dans la partie la mieux drainee de ces plaines alluviales,comme dans la plaine d'epandage sedimentaire (delta fossile du Pastaza),les sols ont des potentialites agronomiques non negligeables, bien quegeneralernent inferieures acelles des terrasses alluviales proprement dites.Leur nature est variable, avec une predominance de sols argileux,profonds et de couleur brune, du type umbriorthox et 'oxic dystropeptsmarron. En condition hydromorphique, les sols de cette derniere care­gorie peuvent evoluer vers des tropaquets ou des tropaquents, sols appreciesdes Achuar car ils sont fertiles et conviennent parfaiternent aux cultigeness'accommodant d'un taux important d'humidite.

Le manteau vegetal epais qui recouvre presque uniforrnement cettepetite portion de I'Amazonie ou vivent les Achuar dissimule ainsi unegrande variete de sols et de-reliefs. Les Achuar, mieux que quiconque,sont conscients de la diversite geomorphologique et pedologique de leurterritoire. Si leur connaissance empirique du milieu ne s'alirnente pas auxsources abstraites de la paleogeographie, elle est neanmoins fondee surdes siecles d'observationet d'experimentation agronomique qui leur ontpermis de connaitre avec precision les divers elements de leur environ­nement inorganique. La taxinomie indigene des reliefs distingue ainsiclairement entre les formes de collines (mum) et les formes de plateaux(nai), entre les vallees alluviales en auge (chaun) , les vallees en cuvette(ekenta) et les vallons etroiternent encaisses (japa) , entre les cuvettes dedecantation (pakUl) et les lacs rnarecageux alimentes par les rivieres(kucha).

Pour les Achuar, chacun de ces elements topographiques est generale­ment associe a une ou plusieurs formes do minantes d'eaux courantes oustagnantes. Entza est le terme gene rique qui designe les cours d'eau et,en tant que tel, il rentre dans la composition des noms de rivieres ou deruisseaux par affixation a un nom propre .9U commun (par exemple,Kunampentza : « la riviere de l'ecureuil »). Mais au sein de cette categoriegenerique entza, les Achuar distinguent plusieurs formes specifiques :kanus denote le grand fleuve coulant dans une large vallee alluvia le etn'est employe qu'en reference au Pastaza, kisar designe au contraire lesruisseaux a l'eau transparente encaisses dans les vallons etroits (japa) ,tandis que pajanak est le terme definissant un type particulier de ruisseauqui se transforme en defluent des rivieres lors des crues. A l'exceptiondes ruisseaux kisar, qui naissent dans les plateaux greseux ou dans la merdes collines orientales, les cours d'eau de la region achuar sont des riosblancos typiques. Ce sont des rivieres opaques, a la couleur cafe au laitplus ou moins claire, qui transportent en solution depuis Ie piemontandin une charge importante de sables et de mineraux,

58

----------c-- ------

Le paysage et Ie cosmos

5. Typologie achuar des sols et des mineraux

nomenclaturegloseindigene

pakui nunea sol hydromorphe de couleur foncee, typique des(c terre sale ») terrasses inondables et des aguajales.

kanus nunka sol alluvial sur limon de crue; couleur foncee et(( terre de fieuve I») texture limoneuse.

shuwin nunka sol alluvial noir de texture sablonneuse,(( terre noire I»)

tlayakim nunka sol ferrallitique compact a predominance de gres(( terre sableuse ») volcanique ; couleur marron et texture argile-

sablonneuse,

kante nunko sol ferrallitique apredominance de gres volcanique ;(( terre dense ») couleur marron et texture argileuse.

keaku nunka sol ferrallitique rouge et compact typique des col-(( terre rouge ») lines; texture franchement argileuse.muraya nunea(( terre de colline »)

kapantin nunea sol ferrallitique fortement laterise.((' sol rouge-orange »)

nayakim sable noir typique des pIages du Pastaza,(« sable » Ikaya ce terme denote soit les roches volcaniques (pampa)(( pierre ») afHeura9t dans Ie lit des rivieres, soit les galets

accumules sur les plages (kayatl-malak: « plage degalets »t

nuwe argile blanche utilisee pour la poterie.

maajink petit aflleurement d'argile blanche souvent utilisecomme bauge par les pecans.

kitiun ecaille de roche enrobee d'une concretion d'argileteintee en marron par I'oxyde de fer (colorant pourla poterie).

pushan idem, rnais teintee en jaune.

pura idem, mais teintee en rouge.

namur, nantar eclats de silicates utilises comme charrnes rnagiques.

59

Page 33: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

A chaque combinaison entre une forme de relief et une formelimnologique les Achuar associent generalement un type de sol bienparticulier. Leur typologie des sols est construite a partir de la mise enrapport de parametres differentiels : couleur, situation, profondeur, tex­ture et conditions de drainage (doc. 5).

Cette typologie est articulee par un systeme de categories explicites etimplicites, qu'on aura l'occasion de voir a I'oeuvre dans bien d'autresensembles taxinomiquesachuar. Une premiere division interne opere unedistribution des elements visibles du sol en trois categories explicites :les pierres (kaya) , le sable (nayakim) et la terre (nunka), elle-rnernesubdivisee en huit types explicites, definis chacun par accolement d'undeterminant de couleur, de texture ou de situation. Les argiles, lescolorants mineraux et les charmes magiques, chacun specific par un nompropre, semblent echapper' a cette classification ternaire pour former unecollection a part. Mais, en realite, cette collection heteroclite se rattachede facon non explicite aux trois categories primaires. Ainsi les troiscolorants mineraux et les charmes magiques sont-ils penses commeidentiques a des pierres (kaya nunisan) , en raison de leur densite, Parailleurs, on les trouve surtout sur les berges erodees des rivieres, la OU lesous-sol est mis a jour par l'action des eaux courantes. Par leur compaciteet par leur association avec les cours d'eau, ils viennent donc se combineravec les galets de la riviere et les roches qui afHeurent dans leur lit pourformer autant d'elements implicites de la categoric primaire kaya. 11 enest de me me pour les argiles qui, bien que specifiees par un nom et unusage distincts, sont concues comme des formes particulieres de lacategoric nunka, terre.

Les Achuar ont ainsi une connaissance pragmatique et theorique de ladiversite de leur environnement inorganique, connaissance qui est instru­mentalisee dans leurs modes d 'usage de la nature et, notamment, dansles techniques agricoles. En effet, la determination des sites d'habitat etde culture depend principalement des potentialites que les Achuar assi­gnent tres precisement a chacun des types de sol rencontres dans leurterritoire (chapitre 5). En analysant longuement cette complexe mosaiquepedologique, nous voulions souligner la variete des possibilites adapta­tives offertes par cette region du haut Amazone. D'ernblee nous voulionsainsi indiquer que la comprehension des formes indigenes d'occupationde l'espace ne saurait se satisfaire de generalites abstraites sur les pro­prietes des sols tropicaux, generalites qui ne rendraient justice ni a ladiversite du reel, ni a la connaissance que les Indiens en mit produite.Or, c'est pourtant a partir de telles generalites sur l'ecosysteme amazo­nien que certains ethnologues ont cru pouvoir construire des theoriestotalisantes, visant a reduire les differentes modalites arnerindiennes

60

rLe paysage et Ie COsmos

d'organisation socioterritoriale dans un schema explicatif unitaire fondeexclusivernenr sur l'action de facteurs limitants ecologiques. t C ', , '. . e, parrots~eme, stnctement ,pedologlques (nous pensons iciplus particulierementa Meggers 1971 et a Carneiro 1961).

Yumi

Yumi, l'eau celeste, c'est cet element du climat qui sous fio d' '" ,. , rme epreoprtanons regulieres et d'humidire atmospherique elevee s bi'1' 1 '11 ' e com mea :nso er ~~ent pour favoriser la croissance vegetative continue de laforet. La regIo,n ;achuar possede en effet un climat equatorial typique,correspondant a 1e~semble Af de la classification de Koppen, c'est-a-direconstamm~nt humide.. sans saison seche et avec des precipitations men­suell:s toujours su~~neures a 60 ~illimetres (Dresch 1966 : 614). A deux~egres au sud de 1 equateur, les jours et les nuits ont une duree presqueegale et, dans la mesure ,oll le soleil s'ecarte peu du zenith les tempera­tU,res so~t tres. regulieres tout au long de I'annee, Cara~teristique deschmats equa.ton~u~, cette apparente uniforrnite dans l'ensoleillement et~an~ la ~luvlOmetne ne doit pourtant pas occulter des variations localessIgmficatlVes. Des disparites climatiques regionales et des cycles d'ampli­tude ?ourta~t modestes exercent en effet une influence directe sur lestechniques d usage de la nature mises en ceuvre par les Achuar 3.

, Un~. des cara~~eristiques .climatiques les plus notables de la zoneequatoriale du pl,emont andm est la chute progressive du volume de~re~IpItatIO~s .e..t 1augme~~ation ~eguliere des temperatures a mesure que1 altl~ude de~rolt. ~a barriere andine joue ici un role determinant, car ellemO~Ifie la circulation generale at,mospherique des basses pressions inter­tropI,cales, ~n retenan~ sur son ~ersant oriental d'epaisses masses d'airhumide, L au.g~e?tatlon des tcrmperatures et la baisse de pluviositeprogressent amsi mversemenr et regulierement Ie long d'u It'

di 1 n axe a 1-tu ma ~ve~, toutefois, un saut quantitatif relativement marque dans lafrange situee entre 1 000 m et 500 m d'altitude: entre Puyo (altitude

3, Notre analyse climatologiq~e de la region achuar est fondee sur des observations~ersonnelles. sur les annuarres de yInstituto national de meteorologia e hidrologia deI Equateur et sur, les tables d,u ,Se~v,cio nacional de meteorologia e hidrologia· du Perou ;~~us avons p? egalem~nt be~eficler des conseils eclaires de Michel Sourdat et du

epartement d hydrologic de I ORSTOM aQuito Les Achuar de l'Eq . t' , o. 0 • ua eur occupentuneoreg~on qui n es~ directemenr couverte par aucune station meteorologique . nean-moms e Ie est bordee au nord-ouest par une station equarorienne (Taisha) et au sud­ouest c?mm~ 0 au ~u~-est par deux ~tations peruviennes (Sargento Puno et So lin).Cette dl~po.sltIon hmltrophe des. stanons et leurs situations variees, tant du point de;;?e

bde 0

1altltudoe que de leur d,isotance par rapport a la cordillere orientale, permettenrh terur une Image assez precise des fluctuations climatiques au sein du territoire

ac uar.

61

Page 34: Descola -  La nature domestique.pdf

\,

\

La nature domestique

990 m} et Taisha (altitude 510 m) la temperature anr~u~ll,e ~oyen~e ~aSsede 20,3° a23,9°, tandis que le volume annuel de preCIpItatIons flechlt de

4 412 mm a2943 mm.En depit de leur proximite de la barriere andine, ~es Ach~ar ne ~on~ ,pas

directement affectes par les conditions meteorologlques, tres par,~lcuheresqui caracterisent le piernont. Dans la region de basse altttude qu ils occu­pent, le climat est plus proche de celui d'Iquitos, vi~le situee a plus dequatre cents kilometres al'est, que de celui de Puyo, qm,se tr,o~ve pou~:anta moins de soixante-dix kilometres a l'ouest. Cette dispante va,ut,d etrenotee, dans la mesure oil les Jivaro apparaissent ~ouvent.dans fa htter~tur:ethnographique comparative comme un gro,upe tl!ust,rattf ~e I adap,tatlon aun ecosysteme de montana. Or, si cette deter~tnatto,n geographlque estexacte dans le cas des Jivaro shuar de la vallee de I Upano, elle est enrevanche completement erronee pour ce qu~ est ~esJi~aro achuar.,Tant parsa topographie que par son climat, la regIon ecologique occupee par lesAchuar s'assimile plutot aux basses terres peruviennes qu'a la frange depiemont immediatement contigue oil vivent les Shuar.. '

Une premiere caracteristique notable de la zone climatique achuar estl'importance de la radiation solaire, puisque les ~oyennes, an~uelles detemperature diurne oscillent entre 24 et 25 degres selo~ I a!tltude. Cetensoleillement est a peu pres constant tout au long de I annee, avec unevariation d'amplitude infeneure a deux degres entre les moyen~es men­suelles les plus fortes et les moyennes les plus faibles. Par atll~urs, lamoyenne annuelle des minima diurnes oscille entre 19 et 20 degres selonl'altitude, tan dis que la moyenne annuelle des m~xima oscille entre 29,8et 31 degres ; la variation intermensuelle au sel,n de chacun des. deu~effectifs est egalement inferieure a deux degres. En so~me" 11, faitconstamment chaud, les oscillations thermiques au co~rs de I annee etantbeau coup trop faibles pour qu'on puisse isoler une saison chaude et unesaison froide. Tout au plus peut-on dire qu'il fait un peu plus chaudd'octobre a fevrier, c'est-a-dire pendant les mois dont la moyenne detemperature est toujours legereme?t supe~ieure ala moye~ne annu~lle.

L'humidite atmospherique relative vane assez peu,. mats elle presentequand meme une tendance a baisser dans les mots les plus chauds(minimum de 85 %) et a monter dans les mois les moi~s chauds(maximum de 90 %). II semblerait done logique que les mois dont lamoyenne de temperature est inferieure ~ la,moy,enne , annuelle et dura~tlesquels l'humidite relative est la plus elevee soient egaleme?t l~s ~OlSles plus pluvieux. Or, sur la base des seules donnees ~lu,vlometnque.srecueillies par les trois stations les plus proches du terntOlre, ac~uar" tlsemble presque impossible de faire apparaitre des ens:~bles slgmfica,tlfs.En effet, les volumes de precipitations varient conslderablement dune

62

Le paysage et Ie cosmos

annee sur l'autre et les mesures disponibles portent sur une periode tropcourte (cinq ans) pour qu'on puisse etablir des series representatives. Onpeut certes isoler quelques constantes tres generales. Ainsi, la moyenneannuelle n'est jarnais superieure a 3 000 mm pour les secteurs les pluseleves (Taisha), ni inferieure a 2000 mm pour les secteurs les plus bas(Soplin). On constate, d'autre part, que la moyenne des precipitationsdu mois Ie plus pluvieux semble peu varier en fonction de l'altitude(292 mm et 270 mm respectivement pour les deux stations precedentes),alors que la moyenne du mois Ie moins pluvieux connait une variationplus large en fonction de l'altitude (174 mm et 135 mm). DansIe cadreglobal trace par ces limites maximales et minimales, il y a done bien unefaible tendance ala baisse de la pluviosite a mesure que I'altitude decroit,

Mais, des que ron entre dans le detail des contrastes saisonniers etmicro-Iocaux, la situation devient beaucoup plus complexe car, d'uneannee sur I'autre, dans Ia merne station, ou d'une station a l'autre, aucours de la me me annee, des ecarts differentiels peuvent se manifesterqui atteignent parfois 700 mm en plus ou en moins. Par ailleurs, le moisIe plus pluvieux en moyenne sur une periode de cinq ans n'est pastoujours le merne dans chacune des trois stations (avril, mars ou juin),non plus que le mois Ie moins pluvieux (decembre, aofit et aout), Lecaractere aleatoire du regime mensuel des precipitations au sein duterritoire achuar n'est pas sans consequences sur I'environnement, Eneffet,' une micro-region peut subir une forte secheresse temporaire, tandisque les micro-regions limitrophes recevront au contraire durant la merneperiode un important volume d~ precipitations. Ainsi avons-nous eul'occasion d'observer en 1979 sur Ie haut Pastaza une periode de seche­resse exceptionnelle durant les mois de janvier et fevrier avec troischutes de pluie seulement .en trehte-deux jours. Or, les r€gions limi­trophes au nord-ouest et au sup-est n'avaient pratiquement pas etetouchees par ce phenornene.

Des periodes de deficit ou d'excedent importants des precipitationsn'ont pas de consequences notables sur l'activite vegetative des plantessauvages et cultivees, car leur duree est trop breve pour exercer uneinfluence a long terme. En revanche, unemodification brutale et tem­poraire du regime des pluies dans un sens ou dans I'autre est suffisantepour affecter directement l'equilibre delicat des flux energetiques au seindes populations animales. La secheresse, fait evaporer rapidement les brassecondaires des rivieres et les depressions ordinairement inondees,asphyxiant les poissons qui s'y trouvent. Les mammiferes qui frequen­taient ces points d'eau se deplacent tres loin pour en trouver denouveaux, surtout lorsqu'il s'agit d'especes naturel1ement gregaires ettres mobiles comme les pecaris. Une pluviosite importante etcontinue

63

Page 35: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

tend au contraire a accelerer considerablernent Ie processus de decompo­sition organique de la litiere vegetale, detruisant ainsi rapidement lesfruits et les graines tombes a terre qui servent d'aliments aux grosherbivores terrestres, comme le tapir ou le pecari. Dans ce cas egalement,mais pour la raison inverse, les hardes de pecans auront tendance ~

migrer vers des regions plus hospitalieres, Ainsi, une periode me melimitee de secheresse extreme ou de pluies exceptionnelles aura uneincidence certaine sur l'accessibilite de certaines especes animates quijouent un role important dans l'alimentation des Achuar. 11 est vrai que,dans la longue duree, les risques sont partages par tous : comme aucunemicro-region du territoire achuar ne semble a l'abri de telles aberrationsclimatiques, les consequences qu'elles entrainent localement seront, parvertu statistique, necessairement eprouvees tour a tour par toutes lesunites residentielles.

L'absence apparente de contrastes saisonniers reguliers peut etre enpartie corrigee si l' on elargit l' analyse des donnees pluviornetriques al'ensemble des onze stations sud-orientales et centre-orientales de l'Equa­teur. Une region climatique hornogene se dessine alors au sud dudeuxierne parallele (c'est-a-dire dans la latitude du territoire achuar), dontla caracteristique est de presenter des differences saisonnieres identiquesde pluviosite, rnalgre les variations internes du volume des precipitationsdues a I'altitude. On constate ainsi l'existence d'une periode de fortespluies qui s'etend de mars ajuillet, tandis que les mois de septembre afevrier connaissent une relative baisse de pluviosite, avec un minimumassez net en decernbre. Le mois d'aofit occupe une position transitoire,car il peut etre, selon les annees, soit pluvieux et prolonger la saison desfortes pluies, soit plus sec et inaugurer la saison des faibles pluies. Ainsi,pendant cinq mois - d'octobre a fevrier - l'augmentation des tempera­tures et la baisse de pluviosite sont-elles tout a fait perceptibles, sans quel'on puisse pour autant qualifier cette periode de saison seche au sensstrict.

Les Achuar ont elabore un modele de representation du cycle annueldes contrastes climatiques beaucoup plus precis dans le detail que celuides meteorologues. L'annee est divisee en deux saisons : la saison despluies ou yumitin (( en pluie »), qui debute a la mi-fevrier et se ?rolong~

jusqu'a la fin de juillet, et Ia saison seche, ou esatin (( en soleil »), quicommence en aofit et s'acheve au debut de fevrier (doc. 6). Mais au seinde ce cadre general binaire, et grace a des observations menees dans latres longue duree, les Achuar ont egalement su reperer une serie demicro-saisons dont l'existence effective est impossible a deceler dans lestables meteorologiques.

64

-Le paysage et Ie cosmos

6. Calendrier astronomique et clirnatique

(,Aooee-Pleiades.)

Selon ce modele indigene, la periode la plus pluvieuse de la saison despluies est Ie mois de rnai, caracterise par de fortes crues des rivieres(narankruatin: « saison de la crue »), attribuees a l'action des Pleiades.Vers la fin du mois d'avril, en effet, la constellation des Pleiades (musach),qui etait jusqu'alors visible le soir juste apres le coucher du soleil,disparait completement a l'ouest derriere la ligne d'horizon. Ce pheno­rnene recurrent dans toute la frange equatoriale du Bassin amazonien aete interprete de facons tres diverses par les populations amerindiennesde cette zone, qui lui donnent toujours une fonction de marquagesaisonnier (Levi-Strauss 1964 : 203-61). Les Achuar, quant a eux, decla­rent que les Pleiades tombent a l'eau vers I'arnont (musach yakiniam

65

Page 36: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

ejakmawayl) , et que, tous les ans, elles peri~sent ~oyees de ~ette facon.Leurs cadavres en putrefaction font alors intensement bomllonner lesrivieres mouvement dont 1'effet se fait sentir en aval par de fortes crues.Au mois de juin, de nouvelles Pleiades (yamaram musach) renaissent a1'est, ernergeant de l'aval des rivieres enfin apaisees,

Une deuxierne periode de crues exceptionnelles, provoquee, selon lesAchuar, par un phenomene de putrefaction identique, est assez curieuse­ment situee par eux au debut de la saison seche esatin. II s'agit de la cruedu wampuash, ou kapokier (Ceiba tristhistranda), un arbre typiquementripicole dont la floraison commence a la mi-juin pour se terminer aumois d'aofit 4. Les fibres de la fleur du wampuash sont utilisees par lesAchuar comme bourre pour entourer l' extrernite des flechettes de sarba­cane et ils surveillent tres attentivement le cycle vegetatif de cet arbre,afin d'aller, Ie moment venu, recueillir le kapok dont ils ont besoin. Ala fin de la floraison, les fleurs wampuash tornbent dans les cours d'eauqui passent a leurs pieds et elles derivent alors paresseusement au gre ducourant. Cette constellation de flocons blancs voguant a la surface desrivieres forme un spectacle tout a fait classique de la fin du mois d'aofit,Bien que tres leger, Ie kapok finit toutefois par couler ; tout comme lesPleiades, sa decomposition sous 1'action de 1'eau est supposee produireun bouillonnement des rivieres, qui se traduit a son tour par des crues

importantes.On pourrait se demander pourquoi les Achuar situent cette « crue du

kapok I) (wampuash narankruatin) au debut septembre, c'est-a-dire a u~e

epoque ou la saison seche esatin est, en principe, deja commencee depuisun mois. Cette anornalie apparente est a mettre en relation avec le statuttransitoire du regime des pluies au mois d'aout qui, comme nous Iefaisions remarquer precedemment, peut etre selon les annees, soit tressec, soit tres pluvieux. La periode du mois d'aout est appelee par les

4. Toutes les identifications botaniques d'especes sauvages et cultivees mentionnees dansce travail ont ete realisees par nous, prineipalement a partir d'observations personnelleset de la collation raisonnee de donnees documentaires. Pour des raisons techniques etfinancieres, il nous a ete impossible de realiser un herbier systematique et lesidentifications proposees Ie sont sous reserve de verifications ulterieures. En dehors dela litterature botanique c1assique, nos sources documentaires ont ete triples: 1. lanomenclature botanique aguaruna recueil.liepar Ie missio,nnaire jes~it.e Gualla~t (G,u~l~art1968 et 1975), 2. la liste codee sur ordinateur des especes recueilhes par I expeditiondu professeur Brent Berlin chez les Aguaruna et dont il a eu I'extrerne arnabilite denous communiquer une copie, 3. l'inventaire ~es echanti~hms d'~rbres recueillis chezles Shuar par des ingenieurs du Centre technique forest~er tropical et de .Ia SCET­International, travaillant pour Ie compte de l'Etat equatorien. Dans ce dernier ca~, lestechniciens francais ont bien voulu no us faire beneficier sur Ie terrain de leur experiencedans Ie dornaine forestier, nous offrant ainsi une occasion exceptionnelle d'etablir un

fichier botanique.

66

Le paysage et Ie cosmos

Achuar peemtin (( saison des eclairs I»), expression qui denote la presenceconstante de formations orageuses. D'enormes cumulo-nimbus (enachuar yurankim) s'accumulent dans Ie ciel vers la fin de l'apres-midi, lesfortes chaleurs de la matinee favorisant la convection de I'air, Or cesorages n'eclatent pas toujours et il arrive souvent, en cette saison, que letonnerre(ipiamat) resonne presque constamment pendant plusieurs jours,sans qu'il ne tombe une seule goutte de pluie. Lorsque 1'orage eclateenfin,. des trombes d'eau se deversent en quelques minutes sur la foret,faisant rapidement monter Ie niveau des rivieres, Par contraste avec lasaison yumitin, OU la pluviosite est generalement reguliere, Ie mois d'aoutest ainsi chaud et ensoleille, mais traverse par des orages sporadiques etviolents au cours desquels Ie volume global des precipitations peutdepasser celui d'un mois pluvieux normal. L'arnpleur des « crues dukapok I) au debut du mois de septembre depend ainsi en grande partiede I'intensite de l'activite orageuse au mois d'aofit.

L'interconnexion effective entre l'eau celeste et l'eau terrestre n'estdonc pas percue dans Ie modele meteorologique achuar comme uneliaison de causalite directe etcirculaire. En effet, Ie rapport de cause aeffet entre Ie volume des precipitations et la crue des cours d'eau ­rapport pourtant explicitement forrnule par les Achuar dans la glosequotidienne - est cornpletement occulte dans la theorie generaIe dessaisons au profit d'une explication organiciste. La formation des cruesest attribuee a un processus de fermentation cosmique dont Ie modelemetaphorique est offert par la confection de la biere de manioc. Demerne que la ferm~ntation fai~ lfver la ~ate de manioc sous l'effet desenzymes de la salive, de me me certains corps organiques (grappesd'etoiles et de fleurs blanches),; font-ils bouillonner les rivieres en sedecornposant. Par leur apparencel ces corps organiques ne sont d'ailleurspas sans rappeler les flocons blanchatres de manioc qui tapissent Ie fonddes vases de fermentation (muits) ,et servent de levure.

Cette idee de la crue comme fermentation est a mettre en paralleleavec la theorie indigene du phenomene inverse, a savoir la productionde pluie a partir de l'eau des rivieres, Les Achuar attribuent bien Iaformation de l'eau celeste a une modification d'etat de l'eau terrestremais ce rapport n'est pas pense par eux sous la forme du phenomenenaturel de l'evaporation, mais comme le resultat direct d'une interventionhumaine. Le code de la bien seance exige en effet des adultes qu'ilsmenagent la susceptibilite de l'eau terrestre en adoptant, lors des bai­gnades, un comportement digne et non equivoque. Les couples qui selaissent aller a des ebats erotiques sans retenue dans les rivieres provo­quent ainsi par leur conduite des pluies persistantes. De merne l'ivressecollective qui caracterise generalement les fetes de boisson est-elle sup-

67

Page 37: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

, d des pluies torrentielles Enfin, chaque peche a la nivreeposee engen rer . .' " .t it-il suivie d'une ondee diluvienne, car 1 eau celeste dolt « laver »es ,paral I, ..". b .

la riviere des dernieres traces de pOlson vegetal qUI .peuvent y su, SIster.En d'autres terrnes, la chute de pluie est presque toujours la consequenced'une action humaine s'exercant dans ou sur un element liquide (eau,terrestre ou biere de manioc), que cette action prenne la forme d'uneactivite normale ou d'une transgression de l'etiquette. Par contraste, leregime saisonnier des rivieres depend d'un evenement cosmique recur~ent

sur lequel les hommes n'ont pas prise, meme. si son, mode de f?~~tIOn­nement est calquevJui aussi, sur une technique d usage de 1~l:~entliquide. A I'origine de la pluie, il y a done un processus de causalite liantl'eau terrestre (ou sa forme socialisee, la biere de manioc) ~ l'eau c~leste,

tandis qu'a I'origine des crues, il y a un processus analogique q~I posesur un plan d'equivalence deux phenomenes naturels dont 1un estcontrole par les hommes, tandis que l'autre ne I'est pas.

La saison seche esatin est deterrninee negativement au regard de lasaison des pluies, c'est-a-dire par son deficit relatif de pluviosit~ plutotque par son ensoleillement. Dans la mesure ou les Achuar ~e?nIssent l~climat a partir de l'etat de l'eau sous ses deux formes, les elem~nts qUIcaracterisent les contrastes internes de Ia saison seche sont exciusivementdescriptifs. Peu apres la « crue du kapok », ala fin septembre, commencela fructification du tserempush (Inga marginata) , I'un des tres rares arb resdont les fruits rnfirissent en cette saison. Comme Ie wampuash, Ietserempush pousse a peu pres exclusivement sur les berges des ri~ieres etil commence a donner des fruits irnmediatement apres la floraison dukapokier. La periode de maturation des fruits de I'Inga marginata o~re

ainsi un indice temporel commode qui permet d'operer la correlationautomatique avec Ie niveau des cours d'eau, La portion initiale de lasaison seche est marquee par la decrue generalisee des rivieres et onI'appelle donc par derivation tserempushtin (<< e.n ts.eremp~s~ »). C~tte

decrue devient tres notable de novembre a fin JanvIer, penode qUI etnomrnee kuyuktin ou « saison de l'etiage ». C'est Ie moment de,l:anneeou l'on enregistre les plus fortes temperatures et les Achuar designentaussi parfois cette epoque par Ie terme tsuertin, ou « saison des chale~rs ».

Bien que tresprecisernent assignes par les Achuar, ces contrastes saison­niers sont en verite d'une amplitude fort reduite, surtout si on lescompare avec les oscillations climatiques regulieres qui scandent l'anneedans la partie orientale du Bassin amazonien. .

La combinaison a peu pres constante entre une importante radiationsolaire et un taux eleve d'humidite est particulierement favorable a la

68

Le paysage et Ie cosmos

croissance continue d'une spectaculaire foret ombrophile climacique. AI'exception des depressions inondees, cette foret dense humide recouvrela totalite du territoire achuar d'un manteau ininterrompu. Elle sedifferencie d'autres formations forestieres, et notamment de la foret dupiemont, par la presence caracteristique de trois strates arborescentesprincipales (Grubb et al. 1963). La strate superieure est forrnee d'arbresde quarante acinquante metres de haut, comme le Ceiba pentandra (menteen achuar) ou Ie Calathea altissima (pumpu), avec des fUts rectilignesatteignant plusieurs metres de diarnetre a la base et des cirnes treslargement etalees, Ces geants de la foret sont particulierement vulnerablesaux coups de vent brutaux (nase en achuar) qui, de mars a mai, prennentparfois I'allure de veritables tornades. Pour assurer leur stabilite, les plusgrands arb res possedent done souvent des racines tabulaires ou descontreforts pyramidaux ; ces especes d'arcs-boutants forment de grandesdraperies ligneuses, dans lesquelles les Achuar decoupent les portes deleurs maisons et les mortiers a manioc. Lorsqu'un de ces arbres gigan­tesques s'abat sous I'effet d'une cause naturelle, il entraine avec lui tousses voisins, creant ainsi un chablis temporaire au sein de la foret, Lastrate moyenne est la plus dense, cornposee d'arbres de vingt a trentemetres de haut, qui entrernelent leurs cimes dans une frondaison conti­nue. La strate inferieure est peuplee par les arb res greles du sous-boisqui" en compagnie des jeunes individus des grands arbres, vegetent dansune atmosphere saturee d'humidite et riche en gaz carbonique. Ce niveauinferieur est aussi l'etage de nombreuses especes de palmiers dont lesplus communes sont : ampaki (Irlartea ventricosa), chaapi (Phytelephas sp.),iniayua (Maximiliana regia), kumai, (Astrocaryum chambira) et tuntuam (Iriar­tea sp.), Le sol est tapisse d'une litiere de feuilles mortes et de debrisvegetaux qu'anirnent ~a et la des1fougeres ou les plantules des tres jeunesarbres. A tous les niveaux arbotescents, lianes et epiphytes forment unreseau dense et ernbrouille, qui devient pratiquement inextricable lorsquela lumiere du jour peut penetrer librement dans le sous-bois.

La caracteristique floristique principale de cette foret hygrophyle est letres grand nombre des especes et le tres petit nombre des individus dechaque espece. Sauf dans les zones rnarecageuses ou ripicoles, il est rarede rencontrer sur un hectare plus de quatre ou cinq individus de la memeespece, Les palmiers, les rubiacees, les legumineuses et les rnoracees sontles familIes les mieux representees au sein de plusieurs centaines d'especescommunes identifiees et nornmees par les Achuar. Sur les sols hydro­morphes, par contraste, la foret est beaucoup plus hornogene, car n'ycroissent que quelques especes specifiquement adaptees a une vie tern­poraire ou permanente dans I'eau. Sur les terrasses inondables bordantles cours d'eau, on trouve ainsi communement des colonies de differentes

69

Page 38: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

especes de Cecropia et de bambous, en surcroit des guirlandes dekapokiers et d'Inga marginata. C'est l'achu (Mauritia fiexuosa) qui dominedans les depressions inondees, mais il forme sou vent des associationsavec d'autres especes de palmiers, comme l'awan (Astrocaryum huicungo)et Ie kunkuk (Jessenia weberbaueri), tandis que des arbres comme le tankana(Triplaris martii) ou Ie kasua (Coussapoa oligoneura) sont a peu pres lesseuls a pouvoir subsister dans plusieurs metres d'eau. Enfin, les chablisnaturels, les essarts abandonnes et les lisieres de la foret au bord desrivieres sont colonises par un petit nombre d'especes heliophiles intru­sives toujours associees a ce type d'habitat. Les plus courantes sont suu,sulik et tseek (trois especes de Cecropia), kaka (Trema micrantha), yampia(Visima sp.) et tsenkup (Scleria pterota).

Du point de vue ecologique, ce type de foret humide est en etatd'equilibre dynamique, car Ie systerne des echanges energetiques yfonctionne theoriquement en circuit ferme (Odum 1971: 104). Lamatiere organique et les mineraux sont recycles en permanence par unreseau complexe de micro-organismes et de bacteries specialisees ; enconsequence, les sols non alluviaux ne disposent que d'une tres faiblecapacite de reserve en elements nutritifs. La cape d'humus fertile est fortmince et elle est rapidement detruite sous l'action conjuguee des pluieset du soleil lorsque la couverture vegetale protectrice vient adisparaitre,A l'exception des terrasses et plaines aUuviales, une grande partie de laregion occupee par les Achuar est composee de sols ferrallitiques acidespresque steriles, Une foret dense ne peut done se developper sur des solsaussi pauvres que parce qu'elle produit elle-merne les conditions de sapropre reproduction, d'une part, en s'auto-alimentant et d'autre part, enprotegeant les sols des effets destructeurs du lessivage. L'extreme diver­site des especes vegetales aboutit egalement ala juxtaposition d'individusdont les exigences nutritives sont fort differentes ; elle autorise ainsi pourchacun d'entre eux une optimisation non concurrentielle de leur interac­tion symbiotique avec l'habitat. En d'autres termes, cette foret reussit ase nourrir d'elle-meme a peu pres independamment des conditionspedologiques qui peuvent prevaloir localement ; dans ce milieu, selon laformule de Fittkau, « un jeune arbre ne peut croitre que grace au cadavred'un arbre mort) (Fittkau 1969 : 646). Lorsque l'hornme defriche uneclairiere dans cette foret dense afin d'y etablir une plantation, il captetemporairernent pour son usage propre les faibles reserves de nutrimentsque la foret avait constituees pour elle-merne, Mais la couche humiferede ces sols pauvres disparait tres rapidement et Ie lessivage intensif finitpar eliminer les nutriments, rendant impossible toute agriculture prolon­g~e. Sur les sols alluviaux naturellernent fertiles, la deforest~tion n'en­gendre pas des consequences aussi drastiques, pourvu que les sols

70

Le paysage et Ie cosmos

puissent etre partiellement proteges du lessivage et de la radiation solaire,grace aune couverture vegetale bien structuree de plantes cultivees.

En depit de la diversite des sols au niveau micro-regional, la structuretrophique de la foret est ainsi a peu pres identique partout OU les sols nesont pas hydromorphes. Sur les collines, sur les plateaux et sur les partiesles mieux drainees des terrasses et plaines alluviales, les seules differencesinternes dans la composition de la foret sont des variations minimes dedensite d'arbres, Ce caractere relativement homogene de leur foret estclairement per~u par les Achuar qui savent tres bien enoncer ce en quoielle se distingue de celIe qui, au-dela de six cents metres d'altitude, formel'habitat de leurs voisins Shuar. La presence ou l'absence de certainesespeces typiques constituent des marqueurs ethniques de l'habitat dontl'achu, origine de l'ethnonyme, est Ie plus exemplaire. Ainsi des palmierscomme awan, kunkuk, tuntuam, chaapi et iniayua (voir supra) et des arbrescomme mente, wampuash (voir supra) et chimi (Pseudolmedia laevigata) sont­ils a peu pres inconnus dans l'habitat shuar, tandis qu'y abondent desespeces rarissimes dans l'habitat achuar, comme kunchai (Dacryodes aff.peruviana) , kaashnumi (Eschweilera sp.), tsempu (Dyalyanthera sp.) et mukunt(Sickingia sp.)

C'est probablement en raison de cette hornogeneite structurelle etfloristique que les Achuar n'ont pas elabore une typologie tres complexedes, pays ages forestiers dominants dans leur territoire. Us identifientpourtant avec exactitude les diverses associations de plantes qui, commeon l'a vu, caracterisent certains micro-habitats (chablis, foret inondee,berge des rivieres ... ) et sont tout a fait capabies de reciter la listeexhaustive des especes qui forinent le premier stade de la vegetationsecondaire d'un essart abandonne. En revanche, la taxinomie des forma­tions forestieres proprement dites se limite a cinq elements. Le termegenerique pour la foret climacique est ikiam et, lorsqu'elle croit dans uneregion inondee, on la denomme soit tsuat ikiam (litteralement : « foretordure »), si elle est tres dense, soit pakui ikiam (( foret sur sol gluant »},si elle est tres rnarecageuse. Par contraste, les chablis ne sont pas per~us

comme appartenant a la categoric ikiam et on les designe par I'expressiontsuat pantin [« ordure claire »), tandisque les portions du sous-boiscolonisees par des fougeres arborescentes sont appelees saak, pour lesdistinguer de la foret environnante. En definitive, et meme s'ils neclassent pas leurs paysages vegetaux en de grands systemes categoriels,les Achuar sont tres sensibles aux plus infimes variations des caracteris­tiques de leur milieu organique, variations que nous aurions ete inca­pables de deceler par nons-memes si nous n'avions pu disposer de leurpatiente collaboration.

71

Page 39: Descola -  La nature domestique.pdf

T ..La nature domestique Le paysage et Ie cosmos

C'est seulement depuis une vingtaine d'annees que les specialistes descultures arnerindiennes du Bassin amazonien ont commence a percevoirla diversite rdes ecosystemes qui composent cette immense region apremiere vue si uniforme. Julian Steward.Iui-meme - pourtant fon'dateur

vial. 11 est vrai qu'en raison de sa large plaine alluviale, le Pastazaconstitue un peu une exception a cet egard ; en regle generale, la regiondes terrasses et plaines marecageuses se situe dans 1'aval des rivieres, ades altitudes inferieures a trois cents metres (doc. 7).

7. Le territoire achuar en Equateur : carte des habitats

~ Aguajal (cuvette marecogeuse au domina~ Je Mourilio r1exuoso)

oI

• Site de peuplementcchucr(period. 1977-1978)

Lebcretclre de grephlque • EHESS

~ Mission catholique

_Fronllere

Habitat inlerfluvial (ollitudes generolemenlcomprises entre 300~ et SOOm)

Habitat riverain (altiludes generolemenlinrerieures a300m).

D· ·..[IT]

L'arnont et l'aval

Lorsqu'on descend en pirogue le cours d'une riviere comme le Bobo­naza, le Capahuari ou le Huasaga, on ne peut manquer d'etre frappe parles contrastes qui differencient les regions de 1'amont et les regions de1'aval. L'analyse geomorphologique du territoire achuar a deja montrecomment la nature du relief et des sols evoluait le long des valleesprincipales a mesure que le debit des cours d'eau devenait moins rapide.Vers 1'amont, les rivieres tumultueuses coulent encaissees entre de hautesterrasses aux sols fortement ferrallitises, tandis que vers l'aval elles serepandent paresseusement dans de larges vallees alluviales bordees demarecages, La vegetation elle-merne differe : alors que la foret qui peupleles berges de 1'amont est en tout point identique a celle des collinesenvironnantes, la foret qui se developpe sur les terrasses de 1'aval estdorninee par des especes caracteristiques comme le kapokier, les bambouswachi (Bambusa sp.) ou les palmiers kinchuk (Phyte/ephas sp.). Complete­ment surplombe par deux murailles vertes impenetrables, qui se rejoi­gnent parfois en voute au-dessus de sa tete, le voyageur qui descend lesetroits cours d'eau de 1'amont peut difficilement apercevoir des signesd'une presence animale. Tout au plus entendra-t-il parfois au loin Ierugissement d'une troupe de singes-hurleurs ou le chant caracteristiqued'un toucan. Mais des que 1'on atteint les eaux calmes, la riviere sembles'animer par contraste d'un constant va-et-vient animal: des loutres (uyuen achuar) nagent avec leur tete brune et pointue bien dressee hors de1'eau, un cabiai (unkumi) s'ebrou~ dans la vase, parfois merne un dauphinboutou (apup) vient virevolter tranquillement autour de la pirogue. Lesinsectes .ne sont pas absents de cette vie animale soudain :devenue tresperceptible; depuis les taons (ukump) jusqu'aux anopheles (manchu), touteune myriade de parasites cornpletement inconnus dans les regions de1'amont fait durement sentir sa presence.

Le contraste des paysages et des mondes animaux entre 1'amont et1'aval d'une me me riviere est suffisarnment systematique pour qu'onpuisse en inferer la coexistence de deux biotopes bien distincts au seindu territoire achuar. Amont (yaki) et aval (tsumu) sont les termes memesque les Achuar utilisent pour designer ces deux habitats, dont laspecificite differentielle n'est pas tant determinee par leurs situationsrespectives a l'egard d'une ligne isometrique d'altitude, de temperatureou de pluviosite, que par des combinaisons singulieres de facteursgeomorphologiques, pedologiques et limnologiques. Ainsi, la vallee duhaut Pastaza est-elle typique du biotope des basses terres, bien que sonelevation soit superieure de plusieurs centaines de metres a celle de laregion des coHines orientales, typique, quant a elle, d'un biotope interflu-

72 73

Page 40: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le paysage et Ie cosmos

C'est seulement depuis une vingtaine d'annees que les specialistes descultures arnerindiennes du Bassin amazonien ont commence a percevoirla diversite des ecosystemes qui composent cette immense region apremiere vue si uniforme. Julian Steward lui-meme - pourtant fondateur

vial. II est vrai qu'en raison de sa large plaine alIuviale, Ie Pastazaconstitue un peu une exception a cet egard ; en regle generale, 1a regiondes terrasses et plaines marecageuses se situe dans l'aval des rivieres, ades altitudes inferieures a trois cents metres (doc. 7).

7. Le territoire achuar en Equateur : carte des habitats

Leboretclre de graphlque . EHESS

o!

• Site de peupl ementochuor(period. 1977·1978)

_FronlifHe

6. Mission cotholique

Aguajal (cuvette rnorecoqeus e au dominale Mouritio flexuoso)

Habitat inlerfluvial (altitudes generalementcomprises entre 300m at SOOm)

Habitat riverain (altitudes generolementinferieures a300m).

D· ·..[IT]

~

L' amant et l'aval

Lorsqu'on descend en pirogue Ie cours d'une riviere comme Ie Bobo­naza, le Capahuari ou le Huasaga, on ne peut manquer d'etre frappe parles contrastes qui differencient les regions de l'amont et les regions del'aval. L'analyse geomorphologique du territoire achuar a deja rnontrecomment la nature du relief et des sols evoluait Ie long des valleesprincipales a mesure que Ie debit des cours d'eau devenait moins rapide.Vers l'arnont, les rivieres tumultueuses coulent encaissees entre de hautesterrasses aux sols fortement ferrallitises, tandis que vers l'aval elles serepandent paresseusement dans de larges vallees alluviales bordees demarecages. La vegetation elle-rneme differe : alors que la foret qui peupleles berges de l'amont est en tout point identique a celIe des collinesenvironnantes, la foret qui se developpe sur les terrasses de l'aval estdorninee par des especes caracteristiques comme le kapokier, les bambouswachi tBambusa sp.) ou les palmiers kinchuie (Phytelephas sp.). Complete­ment surplornbe par deux murailIes vertes impenetrables, qui se rejoi­gnent parfois en voute au-dessus de sa tete, le voyageur qui descend lesetroits cours d'eau de l'amont peut difficilement apercevoir des signesd'une presence animale. Tout au plus entendra-t-il parfois au loin Ierugissement d'une troupe de singes-hurleurs ou Ie chant caracteristiqued'un toucan. Mais des que 1'0n atteint les eaux calmes, la riviere sembles'animer par contraste d'un constant va-et-vient animal: des loutres (IIYIIen achuar) nagent avec leur tete brune et pointue bien dressee hors del'eau, un cabiai (link/Hili) s'ebroue dans la vase, parfois merne un dauphinboutou (apllp) vient virevolter tranquillement autour de la pirogue. Lesinsectes .ne sont pas absents de cette vie animale soudain devenue tresperceptible; depuis les taons (Ilk/Hllp) jusqu'aux anopheles (fllat/ehll), touteune myriade de parasites cornpleternent inconnus dans les regions del'amont fait durement sentir sa presence.

Le contraste des paysages et des mondes animaux entre l'amont etl'aval d'une merne riviere est suffisamment systematique pour qu'onpuisse en inferer la coexistence de deux biotopes bien dis tincts au seindu territoire achuar. Amont (yaki) et aval (tsllflllI) sont les termes memesque les Achuar utilisent pour designer ces deux habitats, dont laspecificite differentielle n'est pas tant deterrninee par leurs situationsrespectives a l'egard d'une ligne isometrique d'altitude, de temperatureou de pluviosite, que par des combinaisons singulieres de facteursgeomorphologiques, pedologiques et limnologiques. Ainsi, la vallee duhaut Pastaza est-elle typique du biotope des basses terres, bien que sonelevation soit superieure de plusieurs centaines de metres a celIe de laregion des collines orientales, typique, quant a elle, d'un biotope interflu-

72 73

Page 41: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

de l'ecologie culturelle - lorsqu'il entreprend, dans les annees quarante,d'etablir une typologie des aires culturelles de la foret sud-arnericaine, nesemble pas percevoir clairement les consequences sur les svsternes adap­tatifs aborigenes des differences ecologiques entre les franges riveraineset les zones Iorestieres. Son interpretation diffusionniste utilise finalementl'ecologie a seule fin de dernontrer l'impossibilite pour des formesculturelles evoluees provenant des hautes terres de se maintenir durable­rnent dans les basses terres, en raison des limitations exercees parl'environnement (Steward 1948). 11 faudra attendre les travaux pionniersde Felisberto Camargo et d'Harald Sioli sur l' Amazonie bresilienne pourque soit finalement mise en lumiere, dans les annees cinquante, unedistinction tranchee entre les caracteristiques ecologiques des habitatsriverains - plaines alluviales - et celles des habitats forestiers - regionsinterfluviales - (Camargo 1948 et 1958, Sioli 1950, 1954 et 1957). Cettedualite fondamentale des biotopes amazoniens sera par la suite exprimeea travers l'usage d'une serie diversifiee de couples terminologiques : terrafirme/varzea chez B. Meggers (1971), ete/varzea chez Hegen (1966), intetfitl­vial habitat/riverine habitat chez Lathrap (1968 et 1970) ou tropical forest/flood plain chez A. Roosevelt (1980). Mais quelle que soit la formelexicale qu'on ait pu donner a cette opposition entre deux ecotypes, tousles specialistes du Bassin amazonien sont maintenant d'accord pouraffirmer qu'elle a des consequences significatives sur les modes indigenes

d'habitat.Les avis divergent en revanche considerablement sur les caracteristiques

proprement dites de ces deux biotopes et done sur les regions del'Amazonie que l' on peut legitimement assigner a I'une ou a l' autre deces zones ecologiques. Ainsi, dans I'ouvrage qui a sans doute le pluscontribue a populariser l'idce de la dualite des habitats en Amazonie,B. Meggers adopte une definition tres restrictive de la varzea. Selon elle,la varzea est a peu pres exclusivement circanscrite a la plaine alluviale dumoyen et du bas Amazone, depuis l'embouchure du Japura jusqu'audelta littoral; tout le reste du Bassin amazonien, soit approximativement98 % de sa superficie, serait caracteristique d'un biotope de terra fume(Meggers 1971 : 28). La varzea serait done limitee a cette etroite frangeinondable de l' Amazone, recouverte annuellement par des depots allu­viaux d'origine andine ; les regions du Bassin amazonien qui ne rep on­dent pas strictement a ce critere seraient automatiquement classeescomme terra firme, en depit de la grande diversite de leurs sols, de leurflore et de leur faune. Suivant en cela Lathrap (1968), Hegen (1966),Pittkau (1969) et Denevan (1970), nous preferons definir I'habitat riverainpar des parametres moins etroitement limnologiques (crue sedimentaireannuelle).

74

Le paysage et Ie cosmos

11 est hors de doute que la premiere caracreristique d'un biotoperiverain est d'ordre geomorphologique, puisque seules peuvent etrequalifiees de riveraines les larges vallees alluviales au sein desquellescirculent des rivieres chargees de materiel volcanique andin. Ces rivieresforment des levees alluviales qui les separent des bassins defiucntsregulierement inondes lors des crues, mais leur lit divague constammentet, en quelques annees, chaque meandre recoupe devient un lac en formede croissant. De part et d'autre du lit erratique de la riviere s'etendentdonc des zones plus ou moins marecageuses d'ou emergent des terrasses(restillgas) produites par les bourrelets alluviaux. Or, un tel type depaysage ri'est pas .exclusivement confine au cours moyen et inferieur del'Amazone; comme Lathrap I'a fort bien montre, il caracterise toutautant les vallees inferieures des grands tributaires andins de l' Amazone,depuis le Putumayo au nord, jusqu'a l'Ucayali au sud (Lathrap 1970:26-27). En Equateur rneme, le cours inferieur des vallees du Napo, duPastaza et du Morona est tout a fait typique de ce genre d'environne­ment, comme nous avons eu l'occasion de le montrer dans le casparticulier du Pastaza.

Mais, comme son nom I'indique, un biotope n'est pas exclusivementdefinissable en termes pedologiques et geomorphologiques, car sa parti­cularite tient tout autant a la faune et a la flore specifiques qui ont sus'adapter aux contraintes engendrees par un type de sol et de relief.

. Ainsi, Ie biotope riverain est caracterise par une faune aquatique particu­lierement riche et abondante, faune qui est paradoxalement mieuxrepresentee actuellement dans les vallees alluviales de la haute Amazonieque dans la plaine d'inondation de l' Amazone proprement dite. La varzeabresilienne est, en effet, sop mise depuis plusieurs siecles par la societecoloniale et neo-coloniale a une exploitation commerciale intensive deses ressources naturelles. En consequence, alors que des especes emble­matiques de I'habitat riverain, comme 1a grande tortue d'eau douce(charap : Podocnemis expansay, le caiman noir (yalltalla : Paleosuchus trigo­Ilattls) ou Ie poisson paiche (Arapaima gigas) ont presque disparu de lavarzea bresilienne (Sioli 1973 : 323), elles sont encore tres communesdans des zones qui, comme la vallee .du Pastaza, sont restees a I'ecart desentreprises de pillage mercantile.

Dans tout le territoire achuar, les grands fleuves et I'aval des rivieressont notables pour leur richesse ichtyologique phenornenale. On trouvela en grand nombre certains des plus gros poissons d'eau douce dumonde : l'enorrne paiche (paits en achuar), plusieurs especes de pimelo­dides (nom generique : ttlllkatl) dont le poids moyen peut atteindre 80 kget une grande variete de cichlides et de characides de taille fort respec­table. En certaines saisons les kallka (Prochilodtls Iligricalls) remontent les

75

Page 42: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

riviercs en bancs imrnenses, tandis que d'aout a novembre les tortucscharap pondent des milliers d'<rufs ala saveur delicieuse sur les plages ~l~Pastaza 5. Lors des crues, les poissons sont entralnes en grande quantttedans les lacs inrerieurs (kllclla) , ou ils se retrouvent bloques a la decrue,constituant ainsi des viviers fabuleux pour les pecheurs. Cette abondanceedenique ri'est pas limitee aux seuls poissons, ." le .biotope :iverainconstitue egalement un habitat tres favora~le a plusieurs .especes demammiferes bien adaptes a l'eau, tant herbivores que carnivores. L.esherbes aquatiques et la vegetation des berges (no.tamment les Ceerop/~)attirent ainsi de nombreux tapirs, cervides, cabiais et paresseux, tandlsque les poissons et les crusraces sont la proie des loutr~s (Llltra amlectells),.des saro (wankanilll : Pteronura sp.), des ratons crabiers ientsa ~a ,rawa .Buprocyon sp.) et des ratons laveurs (pl/tSIJrilll : Pr~cyolI,aeql/atortalls~. Lesoiseaux aquatiques sont innombrables (martms-pecheurs, herons,aigrettes, canards et grebes) et leurs oeufs, ~omme ce~x de~ tortues,forment l'alimentation preferce du caiman norr et du caunan a lunettes

(Caiman sclerops, katziats en achuar).A l'exception du boutou et des. rortues d'eau douce, cette faune

typique ne se cantonne pas au Pastaza e.t au cours inferie~r.de se~affiuents principaux; on la rencontre aussi dans une vaste regIOn qUIn'est pourtant pas soumise au regime des crues. periodiques- En ce s:ns,le biotope riverain n' est pas definissable excluslvement en ter~es pede­logiques, puisque la zone des depressions mar~cage~ses qm ?~r~e lafrontiere du Perou abrite egalement une faune nveraine caractenstlque,bien qu'elle ne reponde pas aux criteres d'une plaine a.lluviale. L~sagllajales et la foret inondee par accumulation d'eau de pluie commum­quent rarement avec le reseau hy?ro~raphique,et pou~tan~ ces marecagesboises de l'interieur constituent 1habitat favon des pecans, des tapirs etdes cabiais qui s'y concentrent en grand nombre. A l'inverse, les terrasse~fertiles d'une grande partie des vallees du Macuma ou du Bob?naza, qmsont pourtant forrnees d'alluvions recentes d'origine v.olcanlqu~, s~ntdepourvues de la faune et de la flore typiques du biotope nverain,

lesquelles apparaissent seulement plus en aval. . "On comprendra done que notre cartographie du bIOtope ~lveram (~Oc.

5) ne soit pas absolument isomorphe avec ,~ot~e car~~grap~le des ,plameset terrasses alluviales (doc. 4). Pour dehmlter I alre d extensIOn du

5, L'identiflcation scientifique des especes animales a ete re.alisee sur la base d'observationspersonnelles et d'un travail systematique avec nos mformate~rs sur ~es plancheszoologiques illustrees : De Schauensee et Phelps 1978 pour .les Olseaux, Elgenmann etAllen 1942 pour 1es poissons, Patzelt 1978 pour 1es mammiferes, I(\ots et. I~lots 1959pour les insectes, Cochran 1961 et Schmidt et Inger 1957 pour les amphlblens et les

reptiles.

76

Le paysagc et Ie cosmos

biotope riverain, nous avons en grande partie suivi les criteres distinctifsdont se servent les Achuar eux-mernes pour differencier les regions dl' d" eamont es regIOns de l'aval. En sus des caracteristiques de sol et derelief (sols hydromorphe~ ou alluviau:, vallees inondables, rnarecages ... ),nOl~s nons .sommes fO:1d:s sur la copr~sence de tout ou partie de plusieurses~eces anirnales et vegetales converties en indices diacritiques. Pour lesamma~j)c, nous nous sommes servis de l'aire d'expansion constatee duda~phm boutou, des tortues charap ; des deux especes de caiman, dupauhe et surtout des anopheles. Ces derniers sont vecteurs de 1a malariaidiuleuch en achuar) et [a carte epiderniologique de cette maladie chez lesAchuar est presque identi~~e,acelle du ,biotope riverain. Pour les plantessauva~es, nous avon,s utilise comme indicateurs le bambou wachi, Iekapokier et les palrniers achu (Mauritia fiexl/osa) et kinchuk (Phytelephassp.) .

. Le biot?pe ~nterfluvial contraste fortement et en tous points avec lebl~tope, riverain. L~s riches sols alluviaux fertilises par les crues quipredomm~n.t dans laval sont rernplaces dans l'amont par les mediocressols ferrallitiques des collines et des mesas. Autant la faune est concentreedans les vallees de I'habitat riverain, autant elle est dispersee dans 1a foretde l'interfluve. Certes, les rivieres principales sont aussi riches en poissond~ns, l'a~~nt qu~ dans l'aval, encore que les plus grosses especes depimelodides ne s y trouvent pas. Mais les petits ruisseaux a l'eau claireet acide de l'interieur des terres sont peu favorables au developpernentd'un potentie1 ichtyologique.

Quant ala faune non aquatique, sa densite est etroiternent conditionneepar I'accessibilite des ressources vegetales. Les herbivores terrestres sontparticulierernent :~res, car ~a, litiere de feuilles mortes ne contient prati­quement aucun element utilisable par des organismes animaux (Fittkau1969 : 64?). L:s seules :o~rces d'alirnentation possibles sont les graineset les fruits murs tombes a terre, lesquels ne sont jarnais concentres enU1~e seule loca~ite, en raison de l' extreme dispersion des especes vegetales(Fltt~au et Klinge 1973 : 10). Ces contraintes entrainent deux types deconsequence pon.r ~es pOfulations d'herbivores terrestres (pecaris, tapirs,rongeurs, et ce~vldes) : dune part, nne faible densite generale engendreepar la dl~perslOn .~u, materiel vegetal comestible et, d'autre part, unetendance a la mObl~1te, notamment pour les especes gregaires qui doiventfourrager sur des aires de nomadisme tres vastes. Ordinairement compo­see d'au moins nne trentaine d'individns, nne harde de pecaris a 1evresblanches (untsuri paki en achuar) est necessairement condamnee a sedeplacer constamment pour trouver de quoi subvenir a ses besoinsalimentaires. La situation est sensiblement meilleure pour les vertebresarboricoles, qui prelevent directement 1es fruits et les graines dont ils ont

77

Page 43: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

besoin, sans etre condarnnes a la portion congrue qui tombe a terre. Lacanopee est done plus riche en ressources vegetales que le niveau terrestreet elle constitue tres logiquement 1'habitat exclusif de la grande majoritedes especes de mammiferes propres a l'Amazonie (Fittkau 1969: 646).Mais, la encore, 1'abondance est tres relative: les fruits dont se nourris­sent les primates et les oiseaux sont disperses et leur accessibilite estsoumise a d'importantes variations saisonnieres, Si 1'on ajoute que denombreux mammiferes terrestres et arboricoles sont de mceurs nocturnes,que certains d'entre eux, comme les paresseux, sont presque impossiblesa discerner tant leur camouflage est parfait et que plus de la moitie de lazoomasse amazonienne est composee d'insectes (Fittkau et Klinge 1973 :2-8), on comprendra aisement que 1'on peut parfois circuler plusieursheures dans la foret de l'interfluve sans rencontrer d'autre presenceanimale que des mouches et des fourmis.

De nombreux anthropologues et archeologues soutiennent maintenantque les differences ecologiques observables dans le Bassin amazonienentre le biotope riverain et le biotope interfluvial offrent une clef pourexpliquer la nature et la variabilite des formes indigenes d'organisationsocioterritoriale (Lathrap 1968, Carneiro 1970, Denevan 1970, Lathrap1970, Meggers 1971, Siskind 1973, Gross 1975, Ross 1976 et 1978,Roosevelt 1980). Si ces chercheurs sont unanimes pour souligner l'op­position entre les deux biotopes en termes de productivite agricoledifferentielle, en revanche le plus grand desaccord regne entre eux surl'appreciation des contrastes dans l'accessibilite des ressources naturelles.Pour certains auteurs, la rarete et la dispersion de la faune comestibledans la foret de 1'interfluve sont telles que l'acquisition des proteinesnecessaires au metabolisme humain doit etre consideree comme unfacteur limitant absolu (Harris 1974, Gross 1975 et Ross 1976 et 1978).Ces anthropologues font remarquer que les cultigenes principaux, etnotamment le manioc, sont fort pauvres en proteines et que 1'essentielde 1'apport proteique a 1'alimentation doit necessairernent etre prelevesur les populations animales. Ce facteur limitant engendrerait dans lespopulations indigenes des mecanismes institutionnels adaptatifs a unesituation de rarete proteique, lesquels auraient pour fonction de maintenira un niveau d'equilibre optimum la charge de population theoriquementsupportable par le milieu. Ainsi, l'infanticide systematique et la guerrepermettraient de maintenir la croissance generale de la population a unniveau acceptable. Le factionnalisme et I'hostilite entre les groupes locauxcontribueraient a perpetuer un habitat tres disperse et autoriseraient doneune dissemination maximale des predateurs humains, adaptative a 1a

78

Le paysage et Ie cosmos

dispersion de la faune. Enfin les tabous alimentaires et les taxinomiesanimales serviraient a arnenager [e taux differentiel de ponction sur cettefaune, ernpechant ainsi une surpredation qui pourrait entrainer localementla disparition de certaines especes. Ces rnecanismes adaptatifs seraient desre~onses « culturelles » a la pauvrete du biotope interfluvial en proteinesanirnales et vegetales, mais ils n'auraient pas de raison d'etre chez lespopulations i~digenes occupant un habitat riverain. Celles-ci disposant~e . terres. agnc~les extremernent fertiles et d'une faune aquatique etripicole riche, diversifiee et aisement accessible, auraient Ia faculte d'ex­ploit~r leur envir~nne~Aent beaucoup plus intensemenr que les groupesdu hinterland. Au lieu d etre acculees, comme leurs voisins de 1'interfluve,a une dispersion extreme de 1'habitat, les populations riveraines du Bassina~azon.ien se se~a~ent donc toujours regroupees en de vastes villagessedentaires et politiquemenr stratifies.

Sans entrer ici dans les problemes epistemologiqnes que pose ce typede determinisrne geographique, on pourra noter que I'hypothese d'unerarete des sources de proteines dans le biotope interfluvial est loin d'etrepartagee par tous les specialistes de I'ecologie du Bassin amazonien.C~rtains au.teurs ,ont fait justement remarquer que la quantite de proteinesanirnales disponibles pour l'homme en Amazonie a ete jusqu'ici large­~en~ sous-estimee en raison de prejuges ethnocentristes qui tendent aeliminer de la zoomasse comestible tous les animaux qui n'appartiennentpas' a, la classe des mammiferes (oiseaux, poissons, reptiles, invertebres)et qUI sont pourtant largement utilises par les populations amerindiennes(Beckerman 1979 et Lizot 1977).( L'idee me me d'une rarete des mammi­feres terrestres a ete mise en question par Lizot (1977), Smith (1976) etBeckerman (1978 et 1979), ce dernier indiquant que les donnees quanti­fiees dont on se sert ordinairement pour ca1culer les taux de densite decertaines populations animales sud-americaines ont ete recueillies dansdes sites non representatifs. Il s'agit, en effet, soit d'isolats avec descaracteristiques tres particulieres, comme I'ile de Barrio Colorado aPanama ou la foret d'El Verde a Porto Rico, soit de regions soumises aune surpredation intensive, comme la portion de foret etudiee par Fittkauet Klinge a une soixantaine de kilometres de la ville de Manaus(Beckerman 1979 : 536-37). Enfin, tous les anthropologues familiers desusages alimentaires des societes arnerindiennes de 1'interfluve savent bienquel role important jouent dans leur regime certaines plantes noncultivees et riches en proteines (voir, en particulier, Levi-Strauss 1950 :469-72). En definitive, et etant donnee l'absence d'outils scientifiquesperrnettant d'analyser precisement la composition de la biomasse animalesur un territoire de plusieurs milliers de kilometres carres, il semble bienque la seule maniere d'evaluer le degre d'accessibilite des sources de

79

Page 44: Descola -  La nature domestique.pdf

soit de mesurer les quantites

l1il)Y<@les rl'~,,..;,~,'" dlllHJl'-". que les populations indigenes prelevent sousenvironnement naturel (voir chapitre 9).

cette controverse, portant tout a la fois sur les potentialiteseconomiques respectives de l'habitat interfluvial et de l'habitat riverain etsur les differences socioculturelles postulees qu'engendrent des meca­nismes adaptatifs reputes distincts, on comprendra aisernent que lesAchuar offrent un champ d' experimentation tout a fait privilegie..Ceux­ci exploitent en effet depuis plusieurs siecles les deux types de nicheecologique (voir Taylor 1985, chap. 3 et 5). L'analyse des rnodalites durapport a I'ecosysteme chez les Achuar de l'interfluve etchez les Achuarriverains devrait livrer des conclusions non seulement utiles a l'etude dece cas ethnographique particulier, mais aussi pertinentes pour une meil­leure comprehension generale des societes indigenes du Bassin arnazo­nien. L' examen comparatiste, au sein d'un me me ensemble social etculturel, des variations synchroniques dans les techniques d'usage et lessysternes de representation de la nature en fonction des types d'habitatrepresente sans doute une entreprise epistemologiquement plus plausibleque la mise en parallele abstraite de societes qui n'ont a priori cornmeseul point commun que leur copresence dans le Bassin amazonien. L'effetd'une eventuelle difference dans les modes de socialisation de la natureselon les ecotypes peut ainsi etre assigne a partir de parametres clairementdefinis, quantifiables et ethnographiquement incontestables. Ce n'est pasle cas, en revanche, lorsque la comparaison s'effectue sur des donneesd'origines disparates, exercice perilleux dont Betty Meggers fournit uneillustration exemplaire lorsque, sans prendre aucunement en eompte lecontexte historique et sur la base d'informations approximatives etparfois erronees, elle entreprend d'utiliser les Jivaro, d'une part, (decritspar Karsten dans les annees trente) et les Omagua, d'autre part, (decritspar le Pere Fritz au debut du XVIIIe siecle, alors qu'ils vivaient deja dansdes reductions missionnaires) comme deux archetypes des modes diffe­rencies d'adaptation culturelle aux biotopes amazoniens (Meggers 1971).

Des ce stade liminaire de l'analyse, la simple delimitation geographiqueentre les deux types d'habitat met clairement en lurniere un phenomenetroublant. En effet, lorsque les Achuar etablissent un contraste entre lesregions de l'aval et les regions de l'amont, ou encore entre les regionsplates (paka) et les regions de collines (mura), ils ont conscience qu'ellesse distinguent non seulement par leurs paysages, mais aussi en termesd'usages potentiels. lIs savent parfaitement bien que la terre est meilleuresur les terrasses alluviales des grands fleuves, que les pecaris y sont plus

80

Le paysage et Ie cosmos

abondants, que les tortues y pullulent et que la peche y permet des prisesmiraculeuses. On pourrait done penser qu'etant donne ses potentialitesaverees, le biotope riverain serait tres densernent peuple, la foret del'interfluve ne constituant qu'une zone de refuge quasiment desertee.C'est dans ce hinterland que viendraient se cachertemporairement lesgroupes locaux les plus faibles numeriquernent, parce qu'ils n'auraientpas les moyens militaires d'imposer leur presence continue au bord desfleuves. Or, l'analyse des donnees demographiques vient remettre enquestion cette perspective un peu schematique.

En matiere de superficies globales, la portion interfluviale du territoireachuar (en Equateur) est presque deux fois et demi plus vaste que laportion riveraine; si I'on retire de la superficie de celle-ci les zonesinondees et les aguajales impropres a I'habitat humain (a peu pres 700krrr'), le rapport devient de trois a un. Sur les 2 800 km2 utilisables deI'habitat riverain vivent environ 1 250 Achuar, contre 750 sur les8 500 km2 de la foret de l'interfluve. Certes, le contraste est saisissant etil se traduit par des ecarts enormes entre les taux de densite :0,44 habitanrs/km- dans le biotope riverain et 0,08 habitants/krn- dans lebiotope interfluvial; dans le dernier cas, la densite est proche de celledes aborigenes de l' Australie centrale (0,06 hab.Zkm" pour les Murngin),tandis que dans le premier cas, elle avoisine celle de populations arnazo­niennes interfluviales typiques comme les Yanoama barafiri. Or, c'estbien' ce type d'homologie qui fait problerne, car au-deli du contrasteabsolu entre les deux taux de densite, on ne peut manquer de sedemander pourquoi la densite dernographique de l'habitat riverain n'estpas, chez les Achuar, superieure a celle de I'habitat interfluvial dansd'~utres populations. En d'autres .terrnes, comment se fait-il que tous lesAchuar de I'Equateur ne soient pas concentres dans une frange ecologiquequi, de leur propre aveu, offre de meilleures ressources que la foret del'interfluve ? Le taux de densite qu'impliquerait une telle concentrationdernographique sera it d'ailleurs encore tout a fait derisoire : 0,7 habitants/krn", c'est-a-dire une densite inferieure a celle de populations qui commeles Machiguenga (0,8 hab.Zkm-) et les Campa du Gran Pajonal (1 hab.lkm") occupent pourtant des regions accidentees et typiquement interflu­viales. La situation est encore plus tranchee chez les Achuar du Peronqui occupent a peu pres exclusivement la foret de l'interfluve, laissantdesertes les plaines riveraines (Ross 1976 : 144-45).

L'hypothese d'un controle militaire des zones riveraines par les groupeslocaux les plus puissants, qui interdiraient ainsi l' acces des meilleuresterres aux groupes locaux de I'interfluve, n'est absolument pas plausible.En effet, I'habitat dans la frange riveraine est extrernement disperse, lesetablissements humains etant parfois separes par des zones inhabitees de

81

Page 45: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

dizaines de kilometres (deux a trois jours de pirogue). Parailleurs, la guerre intestine intense a laquelle selivrent les groupes locauxde l'habitat riverain interdit toute concentration de forces et done toutestrategic d'ensernble des populations achuar riveraines contre les groupesachuar de l'interfluve. Enfin, certains groupes locaux de l'interfluve sontetablis a une dizaine de kilometres seulement de portions inhabitees del'habitat riverain dans lesquelles ils ne songent pourtant pas a migrer.On voit done que les Achuar contemporains ne se conforment pas aumodele classique du peuplement du haut Amazone tel qu'il a ete proposepar Lathrap (1968), puisqu'il n'existe pas chez eux de competition entregroupes locaux pour l'acces aux plaines alluviales. 11 nous faudra donccomprendre pourquoi les Achuar ont choisi depuis longtemps d'occupersimultanement la foret de l'interfluve et les vallees des grands fleuves, endepit de la possibilite qu'ils avaient d'habiter exclusivement un biotoperiverain.

Le cosmos et ses balises

Le monde achuar est balise par un reseau de coordonnees spatio­temporelles tres diversifiees : les cycles astronomiques et climatiques, laperiodicite saisonniere de divers types de ressources naturelles, les sys­terries de reperes topographiques et l'organisation etagee de l'univers tellequ'elle est definie par la pensee mythique. Lorsque l'observateur combinepatiemment ces differentes grilles topologiques et chronologiques, unevision cosmologique globale semble alors ernerger ; mais celle-ci nepossede une coherence reelle qu'a travers le prisme de son propre regard.Le quadrillage general de la biosphere n'existe que comme une possibilitesynthetique d'intelligibilite, jarnais realisee dans un discours effectif surle monde. En effet, les Achuar ne glosent pas spontanement sur l'orga­nisation du cosmos, contrairement a d'autres societes arnazoniennes oules grandes interrogations philosophiques sur I'origine et la destinee del'univers semblent constituer l'objet principal des palabres quotidiennes(voir Bidou 1972). Par ailleurs, si l'espace et le temps sont pour nousdeux categories bien distinctes de l'experience, il n'en est pas de memepour les Achuar qui melent constamment les deux ordres dans unsysterne de references empiriques d'une grande diversite,

Si 1'0n veut structurer ce conglomerat heteroclite d'enonces sur l'espaceet le temps, il faut donc adopter une grille analytique perrnettant derendre coherents entre eux tous les reseaux separes de coordonnees. Or,il semble bien que le cosmos achuar puisse etre organise a partir d'uneechelle ideelle qui distribuerait les differents systernes de reperage spatio-

82

Le paysage et Ie cosmos

temporels en fonction de leur position dans un champ polarise parl'implicite et l'explicite. A une extrernite du champ se situent les modesles plus concrets de decoupage du reel - les systernes de mesure - tandisqu'a l'autre extremite apparait en filigrane une image de l'univers quin'est jamais donnee en tant que telle dans la glose achuar, mais doit etrereconstruite a partir d'elements disparates extraits des mythes et desdictons. Nous adopterons donc cette hierarchic de positionnementscomme £II directeur de notre exposition. On notera par ailleurs que latransition graduelle de l'explicite a l'implicite affecte aussi la forme d'unpassage progressif de l'humain au non-humain,· les modes de reperagespatio-temporels pouvant etre representes sous la forme d'un continuumd'ou s'evanouissent progressivement les references anthropocentriques.

Dans un environnement aussi uniforme que la foret equatoriale, iln'est pas tout a fait etonnant que les reperes directionnels les plus usitessoient egocentres ou determines par la position du sujet dans I'espace,Les concepts de droite (antsllr) et de gauche (chawa) sont pourtantrarement employes pour designer un axe directionnel; on les utilisesurtout pour preciser des positions relatives, notamment dans [es opera­tions militaires, lorsqu'il faut assigner precisement a chaque guerrier sonemplacement dans un mouvement de deploiernent ou d'encerclement. Laplupart du temps, un energique mouvement du menton accornpagne del'onomatopee « all » suffisent a indiquer la direction generale ou se situel'objet, Ie lieu ou l'etre anime auquel on fait reference, que celui-ci setrouve a quelques metres ou a plusieurs dizaines de kilometres. Lapauvrete lexicale du systeme numerique - echelonne de un a cinq - renddifficile la definition precise des distances, lesquelles sont toujours eva­luees en fonction du temps necessaire ales parcourir. Pour les courtstrajets, un Achuar indiquera la longueur du cheminement en montrantdans le ciel la position approximative qu'aura le soleil au moment del'arrivee, etant entendu que tout voyage debute necessairement a l'aube,

Au-dela d'une journee de marche ou de pirogue, on compte la distancea couvrir en jours (tsawan) et lorsque le lieu que 1'0n desire atteindre estsitue a plus de cinq jours de trajet, on dira simplement « c'est tres loin ».La notion me me de proxirnite est, a vrai dire, extremernent plastiquepuisqu'elle se definit contextuellement comme une negation de l'eIoigne­ment. L'expression arakchichau (Iitteralement : « tres peu loin ») peut ainsietre employee pour designer des sites dont la distance par rapport au lieud'ou 1'0n parle varie entre une derni-heure et sept ou huit heures demarche. La seule exception a la regie de l'expression des distances enterme de duree de parcours est fournie par les voyages en pirogue quidonnent l'occasion d'un reperage par le nombre des meandres parcourus.Mais ceci n'est valable que pour les courts trajets, durant lesquels on

83

Page 46: Descola -  La nature domestique.pdf

La na ture domestiq lie

peut compter le nombre de meandres (tl/nik) entre deux sites d'habitatgrace aux doigts des mains et, eventuellement des pieds. Enfin, bien quele report des .mesures a partir d'un etalon soit pratique dans la construc­tion des maisons (chapitre 4), l'arpentage par cheminement est inconnuet les dimensions d'un futur essart sont deterrninees a l'estime.

Comme l'estimation de la duree d'un parcours ne peut se faire que surun trajet prealablernent reconnu et effectue avec une certaine frequence,il est a peu pres impossible de se referer clairement a la localisation d'unsite precis, mais jarnais visite, en utilisant exclusivement des parametresde distance. 11 faut alors employer un systerne de reperes topographiquescommuns a l'ensemble du territoire achuar et lisibles irnmediaternent partous dans le paysage. Ce systerne est constitue par le reseau hydrogra­phique dont chaque element, depuis Ie plus petit ruisseau jusqu'aumarigot le plus inaccessible, est dote d'un nom propre. Pourtant, laconnaissance de la topographie des COlUS d'eau est fonction, la aussi, del'experience empirique individuelle d'une section du reseau, Ainsi, n'im­porte quel Achuar saura abstraitement reconstruire [e maillage hydrogra­phique qui lui est familier; soit lineairement, en enumerant tous lesaffluents successifs d'une riviere, comme si on les rencontrait dans unvoyage en pirogue, soit transversalement, en enurnerant les unes apresles autres toutes les rivieres traversees, comme si on les franchissait lorsd'un voyage a pied. L'indication verbale d'un site d'habitat est alorsaisee : les maisons etant necessairernent erigees au bord d'un cours d'eau,les coordonnees du site se definissent « en longitude » par sa situationsur une riviere donnee et « en latitude» par son emplacement sur unesection delirnitee par deux affluents.

La portion du reseau hydrographique individuellement pratiquee parchaque Achuar pourrait ainsi etre representee sous la forme d'une toiled'araignee, dont chaque maison-territoire formerait le foyer. A la peri­pherie, le maillage devient naturellement tres lache et seuls seront connusles noms des tres grandes rivieres qui constituent des frontieres admisesentre groupes locaux ou entre groupes dialectaux. Pour designer l' empla­cement d'un groupe local tres eloigne et avec lequel on ri'entretientgeneralement que des relations d'hostilite, on dira alors « ils vivent del'autre cote (amain) de telle riviere ». Les cours d'eau sont done les seulselements topographiques qui puis sent servir aun reperage precis des sitesd'habitat et des limites territoriales. Certes, dans la region occidentaledes plateaux, quelques mesas a l'etendue peu ordinaire ont parfois recuun nom propre, mais celui-ci n'est connu que localement. A proprernentparler, il ri'existe done pas d'autre systerne toponymique integre que lereseau hydrographique.

A l'echelle d'une micro-region irriguee par un tres petit nombre de

84

Le paysage et Ie cosmos

cours d'eau, cette absence de toponymes rend naturellement fort malaiseetoute evocation d'un site forestier precis, si on ne peut lc caracteriser nien reference aune riviere (toponyme), ni en reference aun etablissementhumain (anthroponyme). On utilise, dans ce cas, un systeme de reperageesoterique qui requiert une connaissance prealable intime de to us leselements saillants de cette micro-region : une bauge de pecans, un troua sel regulierement visite par les animaux, un depot d'argile a poterie,un arbre particulierement gigantesque comme Ie mente (Ceiba pentandras,ou des colonies localisees de palmiers, de fougeres arborescentes Oll

d'arbres ishpink (Nectandra cinammonoidesi. A son retour, [e soil', unchasseur expliquera dans le detail le trajet erratique qu'il a suivi durantla journee en se referant a de tels indices, chaque auditeur devant suivrepar la pensee le cheminement qui lui est minutieusernent decrit. Lespoints de repere utilises ne sont evidernment situables que par la petitecommunaute des individus qui connaissent cette portion de foret aussibien que Ie narrateur, pour .l'avoir eux-memes abondamment parcourue.Or, en raison du caractere tres disperse de l'habitat, cette comrnunauteest necessairement fort reduite ; elle n'est constituee le plus souvent quedes seuls membres de l'unite residentielle. Au sein de la maisonneechacun connait ainsi parfaitement le rnoindre arpent du territoire circons­crit ou sont prelevees les ressources naturelles. Mais, a mesure qu'ons'eloigne de ce territoire farnilier, la foret devient progressivement uneterra incognita, vide de tout point de repere,

Pour progresser dans cette foret sans s'egarer, les Achuar utilisentdeux types de chemins: les laies inter-rnaisonnees (jintia) et les sentes dechasse (chamk, du verbe diaruktin « couper », litteralement equivalent aufrancais « brisee »). Pour un observateur etranger peu accoutume aupistage, ces sentiers sont, a premiere vue, tres difficiles a distinguer aun:ilieu de l'exhuberant fouillis de la vegetation. Avec un peu d'expe­nence, l'ethnologue arrivera a suivre une laie forestiere en mobilisantune attention de tous les instants; la « brisee », en revanche, demeurerapour lui irremediablement invisible. Les Achuar ne debroussaillent pasles chemins jintia et ceux-ci sont done formes progressivement par letassement presque imperceptible de la litiere vegetale sous les pas desvoyageurs. Lorsqu'un obstacle se presente (chablis impenetrable, mare­cage, riviere intraversable a gue), le chemin effectue un large detour. Enraison de ces trajets tortueux, la distance a parcourir entre deux pointsrelies par un chemin est quelquefois triple ou quadruple de celle qu'onpeut mesurer a vol d'oiseau. Par ailleurs, lorsqu'un sentier est tres peupratique, il finit par se « fermer» : tout indice de sa presence disparaitde la surface du sol.

Les brisees charuk ne sont merne pas perceptibles au niveau du sol,

85

Page 47: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

puisque leurs points de repere sont formes par le contraste dans les tonsde vert qu'apportent des branches brisees de loin en loin. De tresnombreuses plantes possedent en effet des feuiIles dont une face estvernissee et l'autre mate; en retournant un rameau afin que les facesvernissees se detachent sur les faces mates ou vice versa, les chasseurss'assurent ainsi un alignement de reperes parait-il tres visible. Au sein deson territo ire de chasse, chaque homme se constitue ainsi un lacislabyrinthique de brisees qu'il parcourt avec aisance. Notons toutefois quesi les Achuar n'eprouvent aucune difficulte a suivre un chemin jintiainconnu - me me s'il est a peine fraye ou interrompu par endroits - enrevanche, le cheminement Ie long d'une brisee n'est apeu pres praticableque par celui qui l'a ereee et l'entretient regulierement. Or, la poursuitedu gibier exige natureIlement que 1'0n sorte des sentiers battus pourparcourir la foret en tous sens ; aussi, lorsqu'un chasseur s'aventure dansdes regions inconnues de lui et qu'il n'a pas precedernment balisees,court-il toujours le risque de ne pas savoir retrouver le chemin. UnAchuar peut ainsi tres bien s'egarer temporairement lorsque, sejournanten visite dans une region peu familiere, il entreprend d'aller chassersolitairement. De merne, un groupe de guerriers se deplacant a l' estimedans des parages inconnus pour aIler attaquer une maison peut-il errerpendant plusieurs jours avant de trouver son objectif.

U arrive done que les Achuar se perdent en foret et I'enseignementaux enfants de l'orientation et des techniques alimentaires de « survie »

occupe une part importante des promenades de cueillette. Le principalaxe directionnel permettant de s'orienter est, bien evidemment, la trajec­toire qu'accomplit quotidiennement Ie soleil entre I'orient et le ponant.Les differentes stations de cette trajectoire rendent d'abord possible Iedecoupage de la journee en periodes precisement definies : tsawastatukajasai : « le jour est presque en train de se faire » (premieres lueurs del'aube), tsawas ajasai : « le jour se leve », nantu yamai tsawarai : « le jours'est leve il y a peu », nantu tutupnistatuk ajasai : « le soleil est presque auzenith », nat/ttl tutupnirai : « le solei! est au zenith », teentai : « il a passele zenith », nantu pukuntavi : « le soleil commence a decliner » (16heures), mushatmawai : « le jour commence abaisser », kiawai : « c'est lecrepuscule », kiarai : « Ie soleil vient de se coucher ». Comme on I'a vu,ces differentes eta pes de la journee sont aussi utilisees pour exprimer unedistance par estimation de la duree necessaire a 1a parcourir. Lorsque Ieciel n'est pas couvert et que la voute vegetale n'est pas trap dense, latrajectoire du soleil permet aussi de reperer une direction generale. Mais,paradoxalement, ce n'est pas cette trajectoire qui definit les deux princi­paux points cardinaux ; lorsque les conditions de visibilite ne sont pasbonnes, c'est a un autre axe directionnel que les Achuar font confiance.

86

Le paysage et Ie cosmos

En effet, lorsqu'on les interroge sur la denomination vernaculaire de l'estet de I'ouest, les Achuar ne repondent pas en reference au trajet solaire,rna is plutot en reference ala direction des cours d'eau, Levant et ponantsont bien designes par des termes specifiques (respectivement etsa taamuet etsa akati) , mais on leur preferera le couple aval-arnont (tsl/mu-yaki)pour designer une direction. Le reseau hydrographique coule en effetdans une orientation generale du nord-ouest vers le sud-est et les deuxsysternes bipolaires sont done a peu pres equivalents. Or, pour denornbreuses raisons, la trajectoire celeste orient-occident se revele beau­coup moins importante pour les Achuar que le trajet syrnetriquementinverse qu'accornplissent les rivieres d'arnont en aval.

A vrai dire, cette distinction entre trajectoire et trajet est plutot d' ordreanalytique car, dans la conception achuar du monde, Ie plan celeste et leplan aquatico-terrestre forment en realite un continuum. La terre y estrepresentee comme un disque entierernent recouvert par la voute celeste(nayampim) ; la jonction circulaire entre le disque terraque et la derni­sphere celeste est constituee par une ceinture d'eau, source originelle desrivieres et lieu de leur aboutissernent. Le ciel emerge done de l'eau et,sur le pourtour du plan terrestre, il n'y a pas de solution de continuiteentre ces deux elements. Or, il est un corps celeste qui combine de fa«onexemplaire un trajet aerien et un trajet aquatique selon l'axe est-ouest, cesont les Pleiades. En effet, lorsqu'elles disparaissent du ciel vers I'occidenta la mi-avril, elles tornbent aI'eau en amont, provoquant des crues dansleur descente vers l'aval, pour reapparaitre finalement en juin dans lavoute celeste, juste au-dessus de l'horizon oriental.

Cette revolution aquatico-celeste que les Pleiades accomplissent pone­tuellernent chaque annee est la repetition cosmique du voyage initial d'ungroupe d'orphelins dont un mythe nous donne le recit, Les variantesdifferent sur les circonstances de la naissance de ces enfants, mais elless'accordent toutes sur les conditions de leur ascension au ciel.

Les orphelins, appeles Musach, vivaient avec des parents adoptifs et, commec'est souvent Ie cas chez les Achuar en pareille circonstance, ils se sentaientmalheureux et delaisses dans leur foyer d'adoption, Ils formerent done Ie desseinde s'enfuir et fabriquercnt pour eela un radeau en bois de balsa. Choisissant unjour ou leurs parents adoptifs etaient partis en foret, les orphelins provoquerentune crue de la riviere et s'embarquerent sur Ie radeau qui commel1<;a rapidementaderiver vers l'aval. Mais revenu, sur ces entrefaites, de son expedition en foret,Ie pere adoptif, nomme Ankuaji, aperc;ut Ie radeau au loin sur la riviere; ildecida alors de rattraper les orphelins dans sa pirogue pour les ramener a lamaison. La poursuite dura plusieurs jours et les orphelins reussissaient toujours aconserver une faible avance sur Anku;tii. Les enfants finirent par arriver a lajonction de la riviere et de la voute celeste et ils 5' elancerent dans Ie ciel engrimpant sur des bambous wac/Ii. Peu de temps apres, Anku;tii les suivait par lameme voie.

87

Page 48: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Les Musach sont devenus les Pleiades, leur radeau est maintenant laconstellation d'Orion iutunim], tandis qu'Ankuaji (litteralernent : « l'ceildu soil' ») mene toujours dans Ie ciel sa vaine et eternelle poursuite sousla forme de l'etoile Aldebaran.

Cette association postulee par les Achuar entre les Pleiades, Orion,Aldebaran, l'eau celeste et l'eau terrestre est loin d'etre originale ; Levi­Strauss a montre en quoi elle formait un trait commun aux mythologiesarnerindicnnes et a la mythologie antique (1964 : 203-87). En effet, lesPleiades et Orion sont d'abord definissables au point de vue' de ladiachronic par la quasi-simultaneite de leur copresence et de leur co­absence (ibid. : 231); dans la region achuar, la constellation d'Oriondisparait a la fin avril, soit une quinzaine de jours apres que les Pleiadessont devenues invisibles, tandis qu'elle reapparait a la fin juin, unequinzaine de jours apres que les « Pleiades neuves » (yamaram musachssont visibles derechef. Mais ces deux constellations s'opposent aussi entredies dans l'ordre de la diachronie « comme une nette coupure du champet une forme confuse dans Ie champ» (ibid. : 232), puiqu'elles figurentpour les Achuar, respectivement, un radeau rectangulaire et un grouped'enfants. Selon Levi-Strauss, c'est ce double contraste a la fois diachro­nique et synchronique qui fait du couple Orion-Pleiades « un signifiantprivilegie de I'alternance saisonniere » (ibid.). Signifiant privilegie, eneffet : non seulement les Achuar assimilent la disparition des Pleiades aune periode de pluie et de crue des rivieres, mais encore ils conferent autenne musach le statut d'une unite de temps denotant la periode ecouleeentre deux reapparitions des Pleiades. L'annee-mllsach debute donc a lami-juin, lorsque les Pleiades sont a nouveau visibles vel'S l'aval, signediscret du redernarrage d'un cycle calendaire.

Ce periple annuel des Pleiades symbolise assez bien la compenetrationoperee par les Achuar entre les categories du temps et les categories del'espace, phenornene dont nous avions deja eu un aper«u lors de l'analysede la representation des cycles meteorologiques, Dans la pensee achuar ­comme dans la pensee mythique en general - les unites de temps sont,en effet, definissables par des trajets qu' accomplissent dans l' espace desmobiles de statuts tres divers: humains, etre mythologiques celestes,aquatiques ou terrestres, animaux et vegetaux anthropornorphises. II y aautant de cycles periodiques que de trajets specifiques parcourus par cesmobiles. Les Achuar ne font donc pas exception a la regle universellelorsqu'ils se servent d'un codage astronomique pour decouper Ie temps.En dehors d'Orion, des Pleiades et d'Aldebaran, les Achuar ne nommentqu'un tres petit nombre de corps celestes: Ie soleil (etsa, aus'si appelelIalltll), la lune (kashi lIalltl/, litteralement : « Ie soleil de la nuit »), Castoret Pollux (tsat/imar, litteralement : « la paire »), la Voie Lactee (Yl/rallkim,« 11Uage» ou charapa IIl/jit/tri, «reufs de tortue») et enfin Antares

88

Le paysage et Ie cosmos

(yallkl/am). Toutes les etoiles do tees d'un nom propre sont proches de laligne de l'ecliptique, les autres corps stellaires indifferencies recevant Ienom generique de yael. Une analyse detaillee de la cosmologie et de lamythologie astronomique deborderait Ie cadre de notre etude, aussi nousbornerons-nous ici a indiquer brievernent les systernes d' oppositions dephases entre corps celestes que les Achuar ont percus comme suffisam­ment significatifs pour en faire des balises temporelles.

La premiere opposition de phase est naturellement celle qui decoupcIe jour (tsawall) et la nuit (I,aslli) en deux periodes de durecs identiques.Cette opposition n'a pas toujours existe et un mythe raconte commentfut produite l'alternance entre le jour et la nuit.

Autrefois, il faisait jour en permanence, car les deux freres Soleil ct Lunevivaient sur la terre. Comme la nuit ne tombait jarnais, on ne pouvait donc pasdormir et la vie etait penible pour tous: les femmes ne pouvaicnt jarnaiss'interrompre de faire la biere de manioc, ni les hommes d'allcr a la chasse.Maintenant que Lune est monte au ciel, il fait nuit regulierernent et nous pouvonsdormir. Lorsque Lune vivait sur la terre, il etait marie avec Auju (l'oiseau ibijau :Nyctibius gralldis). Avant de partir a la chasse, Lune demand a un jour a Auju delui cuisiner des courges yllwi (Cucurbita maxima) pour son retour. Celle-ci recoltaalors des courges bien mures, les fit cuire et les mangea sans en laisser une seule.Peu de temps avant Ie retour de Lune, Auju alia chercher des courges vertes etles prepara pour son mario Furicux qu'on ne lui serve que des courges vcrtcs,celui-ci soupconna sa femme d'avoir mange les mures. Le lendemain, Lunedecida de se cacher pres de la maison afin de surveiller Ie manege de son epouse.Auju alia de nouveau chercher les courges mures qu' elle cuisina pour elle-meme,tandis qu'elle conservait des courges vertes pour servir a son epoux. Celui-cirevint alors a la maison et accusa sa femme de gloutonnerie; mais, fortastucieusernent, Auju s'etait ferrnee \;1 bouche avec des epines du palmier chontaet elle lui retorqua : « Comment pourrai-je done manger toutes les courges avecrna toute petite bouche ? » Purieux de I'impudence de son epousc, Lune decidaalors de monter au ciel Ie long de la liane qui reliait autrefois la terre a la vouteceleste. Auju se hata de le suivre par la meme voie ; mais alors que Lune etaitproche d'atteindre Ie cicl, il dernanda a I'ecureuil wichink (Sciureus sp.) 'de couperla liane au-dessous de lui, provoquant ainsi la chute d' Auju. De saisissement,celle-ci se mit a dcfcquer <;a et la en desordre, chacun de ses excrements seconvertissant en un gisement d'argile a poterie til/we. Auju se transforrna enoiseau et Lune devint l'astre de la nuit. Lorsqu' Auju fait entendre son gemisse­ment caracteristique par les nuits de lune, elle pleure Ie mari qui l'a quittee,Depuis cette epoque, la voute celeste s'est considerablement elevee et, faute deliane, il est devenu impossible d' aller se promener au ciel.

Dans cette genese mythique de l'alternance entre Ie jour et la nuit,l' opposition des phases est causee soit par la presence du soleil, soit parla presence de la lune. La nuit n'est done pas tant engendree par l'absencedu soleil que par la montee de Lune au ciel et la repetition quotidiennede cette ascension originelle. Les Achuar ont evidemment conscience de

89

Page 49: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

ce qu'il y a des nuits OU la lune est invisible, dans la mesure OU ilsobservent toujours celle-ci avec attention. La lune est en effet une sourcede presages, dont le plus redoute est la menace de guerre que prefigureun halo lumineux inantu misayi) autour de la pleine lune. On dit alorsque Lune a mis sa couronne de plumes (tawasap) , cornrne les guerrierslorsqu'ils partent dans une expedition belliqueuse. Or, meme lorsqueLune ne se laisse pas apercevoir dans le ciel nocturne, les Achuar disentfort justement qu'il est malgre tout present. Comme tous les hornrnes,Lune est un chasseur et sa fortune est tres variable; lorsqu'il n'a rencontreaucun gibier, il n'a rien a se mettre sous la dent et sa maigreur le rendinvisible. Lors dupremier croissant, on dit que Lune a mange un oiseauPenelope (Pipile pipile) , puis qu'il a mange un cerf pour le premierquartier, un tapir pour la lune gibbeuse et qu'il est completernent rond(tente) , au moment de la pleinelune. Le processus de la croissance deLune s'assimile ainsi au gonflement plus ou moins accentue de l'estomacdes serpents selon la nature de leur proie.

La periode ecoulee entre deux nouvelles lunes constitue une unite demesure du temps denornmee nantu, Mais le decornpte en lunaisons estaussi peu usite que celui en journees. On parle vol on tiers d'aller visiterquelqu'un « ala lune nouvelle» (yamaram nafltu) ou bien le surlendemaintnui kashin) , mais on ne dira jamais « je ferai ceci dans trois lunaisons »ou .« dans dix jours ». Les Achuar n'expriment done pas la date derealisation d'un projet en operant la somme d'unites temporelles, que cesoient les jours (tsawan) , les lunaisons (nantu) ou les annees-Pleiades(musach), a moins que Ie terme soit immediaternent consecutif al'une deces unites. Cette imprecision dans les assignations temporelles est encoreplus patente dans les references au passe que dans les evocations dufuturo II existe ainsi une expression, yaunthu, qui est utilisee dans l'ordredu temporel un peu de la merne maniere que arak (« loin ») dans l'ordrespatial. YmmelHl designe l' anteriorite par rapport au moment present etpeut etre employe aussi bien pour qualifier les temps mythiques quepour situer un evenernent qui s'est passe quelques instants auparavant.Hors du contexte, il est done impossible a l'auditeur de determinerexactement un laps de temps ecoule, ce qui n'est pas sans poser desp~oblemes a l'ethnologue desireux d'etablir des sequences chronolo­gIques.

II existe pourtant chez les Achuar une division interrnediaire entre lalunaison et l'annee qui permet de separer celle-ci en deux periodes biendistinctes. Bien qu'elle soit codee astronomiquement, cette -divisionconstitue d'ailleurs moins une unite de temps qu'un moyen de reperageperiodigue ; il s'agit de la disparition annuelle de yaneuam (l'etoile Antaresdu Scorpion), disparition qui vient s'opposer symetriquernent dans le

90

Le pays age et Ie cosmos

calendrier acelIe des Pleiades 6. Encore visible ala tornbee de la nuit versla fin septembre, Antares disparait du ciel nocturne au debut d'octobrepour reapparaitre, peu avant l'aube, a la mi-janvier. La disparitiond' Antaress'effectue done durant la saison seche esatin et s'oppose termea terme a la disparition des Pleiades, qui signale au contraire l'apogee dela saison des pluies vumitin. La reapparition d' Antares annonce les tortespluies, tandis que la reapparition des Pleiades annonce le debut des faiblespluies. Par ailleurs, durant la disparition des Pleiades, de la fm avriljusqu 'a la mi-juin, Antares est visible a la fois le soir aI'horizon orientalet a l'aube a I'horizon occidental. Durant cette periode, Antares sesubstitue aux Pleiades par un double mouvement d'inversion: d'unepart, cette etoile devient visible au crepuscule, comme l'etaient aupara­vant les Pleiades, mais dans une direction polairernent opposee a celles­ci, d'autre part, elle remplace egalement les Pleiades al'endroit rnerne OUelles ont disparu, mais a la fin de la nuit au lieu du debut. Antares­yankuam et les Pleiades-musach forment done un couple privilegie, articulepar une serie reguliere d'oppositions de phases et de polarites, Leursperiodes respectives de presence et d'absence permettent aux Achuar descinder l'annee en deux etapes astronomiques, caracterisees chacune parun contraste climatique (doc. 7).

II est un autre corps celeste auquel les Achuar conferent une fonctionde balisage periodique, mais sa pertinence comme repere temporel estmoins le resultat d'une trajectoire astrale que des conditions climatiques.La voie lactee n'est notoirement visible que par les nuits tres transparenteset sans lune ; en revanche, lorsque l'atmosphere est saturee d'humiditeelle devient fort difficile adistinguer. On comprendra done pourquoi lesAchuar pretendent qu'elle est invisible lors de la saison des pluies;lorsque, par hasard, elle se laisse idiscerner en cette saison, on la qualifietout simplement de nuee (yurarlkim). Les fortes pluies cessent au moisd'aout et la voie lactee redevient alors visible pendant presque toutes lesnuits de la saison seche, Or, c'est egalement a cette periode que lestortues charap (Podocnemis expansa) commencent apondre leurs ceufs dansles regions de l'avaI. La voie lactee est ainsi figuree par les Achuarcomme une trainee d'ceufs de tortues, charapa nujintri, celles-ci s'elevantle long de la voute celeste pour aller pondre leurs ceufs dans le ciel.

Cette association entre un phenornene rneteorologico-astronornique etla periodicite saisonniere d'une ressource naturelle est assez caracteristiquede ladouble nature des representations achuar de la temporalite. Deux

6. Selon Karsten, ya~lkualll correspond chez les Jivaro shuar 11 la planete Venus (1935 :504). Pour ce qUi est des Achuar, cette identification est inappropriee, ne serait-cequ'en raison de la disparition reguliere de yankualll chaque annee 11 la rneme epoque etde son opposition polaire permanente aux Pleiades.

91

Page 50: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le paysage et Ie cosmos

8. Calendrier des ressources saisonnieres

Laboretolro do grephlquo . e:HESS

MUSACH

ESATIN

YUMITIN

CHEMIN DES OEUFS DE TORTUE

TEMPS DES ECLAIRS

CRUE DU KAPOK

ETE DE L'INGA

DISPARITION DE YANKUAM

KUYUKTIN

DISPARITION D'oRION

CRUE DES PLEIADES

WAMPUASHTIN

WEEKTIN

CHARAPA NUJINTRI

NAMANKTIN

NERETIN

TEERITIN

UWITIN

CHUU MACHARI

PUACHTIN

NAITKIATIN

SAl SONHUMIDE

SAISONSECHE

CLiMAT

REsSOURCEs

SAISONNIERES

~Periodes les plus favorables a 10 peche, a 10 chasse et a 10 cue il lette

NAMANKTIN: 'salson du poisson'TEERITIN: 'solson des oeufs du poisson'<;:HARAPA NUJINTRI : 'saison desoeufs de tortue'CHUU MACHARI : 'saison de 10 groisse de singe-Iaineux'WEEKTIN : 'saison des fourmis volontes'PUACHTIN: 'saison des grenouilleiNERETIN: 'saison des fruits'NAITKIATIN: 'saison des fruits tordlfs 'WAMPUASHTIN : 'saison du kapok'UWITIN : 'saison de 10 chonto '

echelles de temps coexistent ainsi, dont l'une sert surtout aindiquer desdelais, tandis que l'autre perrnet de diviser l'annee en une serie deperiodes significatives. La premiere echelle utilise un codage astrono­mique en soi tres precis, mais dont la valeur pragmatique est faible,faute d'un svsterne numerique extensif permettant de combiner entreelles les trois principales classes d'unites de temps (jours, lunaisons,annees). En revanche, l'autre echelle de temps - le calendrier desressources saisonnieres - couvre toute I'anncc d'un dense entrelacsd'indices tangibles a la succession ineluctable, mais a l'npparition locale-

ment fluctuante (doc. 8).Paradoxalement, le pivot fondamental de ce calendrier des ressources

naturelles est constitue par la periodicite saisonniere d'une plante cultiveedans to us les jardins achuar, le palmier chonta (Gui/ielma gasipaes, uwi enachuar). C'est la seule espece de palmier du haut Amazone qui soit unveritable cultigene, sa reproduction n'etant possible que grace a l'actionde l'hornrne (Lathrap 1970 : 57). Le chonta porte de grands racemes defruits rouge-orange depuis la mi-fevrier jusqu'a la rni-aout. La dateexacte a laquelle debute la fructification varie selon la nature de l'habitat ;en regie generale, elle est plus tardive dans les zones basses que dans lesregions interfluviales, la difference pouvant atteindre jusqu'a troissemaines. Les Achuar n'attachent pas au palmier chonta une aussi grandeimportance symbolique que leurs voisins shuar et Ie rituel tres elaboreque ces derniers consacrent chaque annee a cette plante n'a pas d'equi­valent chez eux (Pellizzaro 1978b). Pour les Shuar, la fructificationperiodique du chonta constitue merne le modele du cycle annuel : ilsdesignent l'annee par le terrne uwi, preferant ce codage agronomique aucodage astronomique des Achuar. Mais, merne si ceux-ci n'entourentpas le chonta d'un tel appareil symbolique, ils n'en considerent pas moinsla periode de six mois durant laquelle ce palmier porte des fruits (tltvitin,« saison du chonta ») commeune epoque marquee au sceau de l'abon­dance. La saison du chonta COIncide en effet partiellement avec la fin oule debut d'autres cycles de ressources naturelles (doc. 8), dont lacombinaison temporaire fait de ce moment de I'annee une periode

particulierement fastueuse.Environ trois mois avant la saison du palmier chonta debute la « saison

des fruits sauvages » (neretin) , qui se prolonge jusqu'a la mi-avril, dateou elle est relayee par la « saison des fruits tardifs» (ttaitkiatin) quis'acheve en juin. L'apogee de l'abondance se situe de fevrier a avril,periode durant laquelle une trentaine d'especes sauvages donnent simul­tanernent des fruits succulents et parfois enormes. Les plus communs,c'est-a-dire ceux que l' on mange presque quotidiennement dans toutesles maisons achuar pendant cette saison, proviennent du manguier

92 93

Page 51: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

sauvage apai (Grias tessmanniii, du palmier ag~~j:, d~ palmier ~/mkuk, dusapotier pall (Pouteria sp.), des differentes vanetes d lnga, d,e 1arbre tall,ch(Lacmella pm/viana) et de l'arbre chimi. Par contraste ~a « sals,on d~s fr,Ultstardifs » est relativement pauvre, car seules une demi-douzaine d espe~es

ortent des fruits durant cette epoque ; les plus i~portant~s s~nt.le palmierP, a " l'arbre sunkasn (Perebea guianensis) et 1arbre shimpishi (Solanumeta p , d l' , , ' , esamericanumy. La saison neretin est aussi le moment e an~e,e ou trots especdifferentes d'abeilles font leur miel (mishik) dans les cavlte,s des arbr~s.

L'abondance periodique des fruits sauvages a des, consequences d~rec~~s

sur l'etat des populations animales qui s'en nournsse~t, tout ~artIcuhe­

rement les oiseaux et les primates. C'est pendant l~ sarson neretin que le~singes accumulent les reserves organiques de gra~sse et d~ muscle ~Ulleur permettent de traverser sans dommages la periode de ?Isette relatl:e

ui debute au mois de juillet.' Tres amaigris l,orsque la, sa~son des frUl~s

~ommence les animaux frugivores ont besom de trOIS a q~atre mo~sour reco~stituer leurs reserves et c'est done seulement a part~r du ~OIS

~e mars que l' on entre vraiment dans la saison du dum macltar~ (( g,raissede singe-laineux »). Cette expression vient de ce que le l~gothnx p,res,entede mars a juillet un matelas de graisse (macha) de plusieurs ce~t1metres

d'epaisseur sous la peau du thorax. Or, le~ ~chuar, sont.,extreme?,entfri ds de rnatieres grasses et cette caracteristique saisonmere du singe­'laineux se convertit ainsi en symbole d'une periode d'abondance degraisses animales. , r

Le mois de fevrier est aussi la periode durant laquelle se, r~a iseI'incubation de nombreuses especes d'oiseaux, la grande, quantite ,desfruits disponibles permettant de nourrir aisement les couvees. Le debutde la saison du chuu machari est done le meilleur moment pour allerdenicher les ceufs et les oisillons, principalement des perroquets et destoucans. Rotis en brochettes, ces petits oiseaux forment un ~ets dechoix, car si leur chair est ordinairement assez dure "lorsqu 11,s sontadultes, dIe est en revanche tendre et savoure~~e lorsq~ I~S sont Jeu?es.La eriode d'avril a juin est aussi celle que ChOIslssent dIf!erentes especesde ~renouilles pour descendre tour .~ tour de.s,arbres .o~ elles perchentd'habitude. Les fortes pluies de la salson YUln/tm multl~hent en, ef~et lesflaques et les mares et C'est par milliers que les grenoUllles se reumssentdurant Ie ptJadltin (( saison des grenouilles }»). pour deposer leurs <rufsdans les depressions inondees. Attires par Ie tmtamarre de .leurs coass~­

ments les Achuar viennent visiter ces reunions de batr;lClens afin d yrelev~r de quoi amellorer leur ordinaire. " ,

P E . d l' bondance de la qualite et de la dlVerslte de ressourcesn raIson e a, . . , I' •

naturelles facilement accessibles, la periode qui s:etend ~e janVIer a J~m. . I . la plus cavorable a la chasse et a la cue11lette des frUlts.est alnSl a salson 1; .

94

Le paysage et lc cosmos

Ces deux activites ne s'interrompent pourtant pas completement a partirdu mois de juillet, mais les produits qu'elles livrent alors sont tresinferieurs en qualite ou en quantite : Ie gibier devient maigre et coriaceet les fruits sauvages se font si rares qu'il faut se rabattre sur les cceursde palmiers (ijiu) , seule ressource vegetale naturelle disponible tout aulong de l'annee.

La fin a peu pres simultanee de la « saison des grenouilles » et de la« saison de la graisse de singe-Iaineux » n'inaugure pas pour autant uneperiode de rarete generalisee des ressources naturelles. Des Ie debutd'aout, en effet, commencent la « saison des ceufs de tortue » (charapanujintri; et la « saison des fourmis vol antes » (weektin). Les tortues charapapendent leurs ceufs dans Ie sable, d'aout a decernbre, c'est-a-dire pendantl'epoque ou la chaleur et la secheresse permettent les conditions d'incu­bation optimales, Chaque animal depose juqu'a cinquante ceufs dans untrou qu'il creuse dans la partie non inondable des plages et qu'ilabandonne ensuite apres l'avoir soigneusement rebouche, II ne reste plusalors aux Achuar qu'a se prornener le long des plages, jusqu'a ce qu'ilsapercoivenr les trainees caracteristique, laissees par les tortues sur le sablelorsqu'elles sortent de l'eau pour aller pondre. Au cceur de la saisoncharapa nujintri, n'importe quel bane de sable bien expose livrera ordinai­rement plusieurs centaines d' <rufs au gout delicat et aux vertus tresnutri~ives. Le debut de la saison seche est aussi la periode pendantlaquelle les males des fourmis amazone (week) abandonnent la fourmil­liere par vols de plusieurs centaines d'individus, apres avoir rendu leurshommages a la reine. Cette migration saisonniere ne se produit qu'unefois par an dans chaque tourmiliere et les Achuar surveillent done tresattentivement tous les indices qui I'annoncent. Au moment opportun, onentoure la fourmiliere d'un petit fosse borde d'une legere palissade. Lanuit ou les week semblenr decides as'envoler en masse, les Achuar fixentdes torches de copal sur Ie somrnet de la rembarde ; les fourmis volantess'y grillent les ailes dans leur essor et chutent alars en grand nombredans Ie fosse. Les Achuar sont tres friands de ces fourmis grillees et lasaison du weektin est attendue avec une particuliere impatience.

Si la saison seche offre l'occasion de varier l' ordinaire par des metsdelicats, comme les fourmis et les <rufs de tortue, dIe est aussi l'epoqueprivilegiee pour la peche ; l'ampleur des prises en cette periode vientlargement compenser la maigreur du gibier a plume et a poil. D'octobrea fevrier, la baisse generalisee du niveau des rivieres (kllyllktin) rend eneffet les poissons tres vulnerables aux differents instruments de pecheutilises par les Achuar. La peche a la nivree par exemple, n'est praticableque dans les periodes de basses eaux, car il faut pouvoir marcher dans lariviere afin de ramasser les poissons asphyxies. Lors de I'etiage il devient

95

Page 52: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

egalement aise de barrer un bras de fleuve avec un ?let l~ste (tleka) pourharponner tranquillement les poissons retenus pnsonnIers.~anquantd'oxygene et de nourriture dans les eaux ~e~ profond~s, ceux-Cl s;utentconstamment a l'air libre et signalent amsi leur presence au pecheurattentif. Aces poissons affames n'importe quel appat est bon et la pecheau hamecon a cette epoque prend toutes les apparences du ramassagedans un vivier. De decembre a fevrier, c'est-a-dire vers la fin de la« saison du poisson» (tlamatlktitl) , se situe la p~ri?de du. f~ai, Cette« saison des reufs de poisson» (teerititl) est accueillIe avec JOle par lesAchuar, la derniere friandise du monde aquatique annoncant en effet

['ouverture de la periode favorable a la chasse.Ainsi les modes d'usage de la nature varient-ils alternativement selon

les saisons et si celle-ci dispense ses bien faits aux Achuar avec liberalite," I 'ce ne sont jamais les memes qu'elle offre tour a to~r. I, n est pas

inopportun de le noter ici, car l'absence de contrastes SalS?nnIers dans lecycle agricole des societes indigenes du haut Amazo?~ ~alt trop ~ou,:,entoublier ceux qui caracterisent en retour leurs activttes de ~r,e~a~~on,Chaque moment de l'annee se voit marque par un rappor,t pnvtle~le del'homme avec l'un des domaines de la nature: la foret, dlspensatnce defruits d'insectes et de gibier arboricole ou la riviere, pourvoyeuse depoiss~ns, de tortues et de gibier aquatique, .Mais cette dualite n'est, ~asseulement diachronique car, selon les habitats, les usages du milieus'inflechissent vers l'une ou l'autre de ces spheres de ressources. LesAchuar de l'amont sont plus orientes vers la foret, tandis que ceux de

l' aval sont tournes vers la riviere.Chacun de ces domaines ou s'exerce la praxis quotidienne est lui-

merne connecte avec d'autres etages cosmologiques : la voute celesteemergeant de l'aval inaccessible des rivieres et les mondes souterrains etsubaquatiques peuples d'une cohorte d' esprits. Les Ach,ua~ ont e~ effetconscience de vivre a la surface d'un univers dont les differents nrveauxinferieurs et superieurs leur sont ferrnes dans les circ~n~tance~ or~ina,ires.La strate ou ils sont confines forme un champ aux limites bien etrOltes :vers le haut la cime des arbres ou l'on va denicher les toucans constitueune frontie:e indepassable, tandis que sous la plante des pieds et sous lacoque des pirogues se deploient de bizarres mondes etrangers. Se~~s lesAchuar vivant sur le cours superieur du Pastaza ont une expenenceepisodique du monde sou terrain,, :ar ils descendent ~arfoi,s da,ns desgouffres ou nichent des milliers d Olseaux tayu (Steatomls canpetl:'s). Lesoisillons de ces engoulevents cavernicoles s~nt p~odigieuseme?~ riches ~nmatiere grasse et c'est seulement la perspective dun pantagruelIque festmde graisse qui peut incliner certains Achuar a surmonter leur repugnance

pour l'univers chthonien.

96

Le paysage et Ie cosmos

~ett~ strat~fication. du cosmos ri'est pourtant pas aussi irremediablequ il n y parait de pnme abord ; des voies de passage ont existe dans lestemps my~hologiques et certaines d'entre elles sont encore praticablesdans des circonstances exceptionnelles. Depuis que Lune a fait briser laliane celeste, le monde d' en-haut est devenu definivitement inaccessible.Avant cet eveneme~t, on dit que les Achuar allaient regulierernent sepr~~en~r dans le ciel. La voute celeste etait alors beaucoup plus bassequ a present et, avant d'y arriver, il fallait faire tres attention au milanjiishimp (Lell~opte~tlis shist~cea) qui tourbillonnait autour des voyageurspou~ leur ,farre l,acher prise. Pour passer cette epreuve avec succes, ilfallait ~ontmuer a se hisser sur la liane en fermant les yeux ; dans le cascontraire, ,Ie ~oya,geur qui r,egardait l'oiseau en face se voyait incontinenttrans forme lui-meme en milan. Ces promenades celestes semblent avoirete l'apanage de tous et les Achuar regrettent encore leur disparitiondefinitive,

La descente dans les mondes souterrains ou aquatiques possede un toutautre st~,tut que l'ascension celeste; si aucune catastrophe cosmique n'estvenue ll~terrompre, ell,e n' est, en revanche, pratiquee actuellement que~~r un faible no~bre d audacieux et dans des circonstances tres particu­he~es. La translation vers Ie bas ne s'opere pas, en effet, dans I'etat deveille cons,ciente itsawaramtiv, mais au cours des voyages que I'arne realiselors des r~ves "". d~s transes h:ll~ci?at~ires (tlampektitl) provoquees pardes n~rco,tlques ve?etaux, Ces peregrmations de l'ame (wakatl) permettentparfois d ape~cevolr les populations etranges qui poursuivent dans l'uni­vers souterram et subaquatique une existence formellement tres semblablea ce,lle que les ~chuar m~n~nta la surface de la terre. Repartis enpl~sleurs races clairement distinguees, ces etres sont les esprits tutelairesqUl gouvernent la bonne marche de la chasse et de la peche : certainsd' 'entre eux servent au~si d' auxiliaires aux charnanes. Mais ces esprits nese cantonnent pas, to,uJours dans les strates inferieures ; lorsqu'ils emer­gent sur Ie plan ou vrvent les Achuar, ils constituent une menace certainepour les hommes. Sous la terre et sous les eaux se deploient done desuniv~rs habites paralleles a celui de la surface, avec lesquels il faut tenterde vrvre en bonne intel!i~e~ce. ,C'est a cette condition que les espritsabandonnent leur agressrvite native et qu'ils permettent aux Achuar deprelever ~ans les differents domaines de la biosphere ce qui est necessairea leur existence. Tout au long de l'annee, dans l'amont et dans l'aval,vers Ie haut et vers le bas, sous la terre et sous les eaux, la nature formeu.n gr~nd con~inuum de socialite. Ainsi ces lieux peripheriques inacces­slbles ,a la sphere du domestique sont-ils idealement annexes par la praxishumame comme les sources probables ou s'alimente sa condition depossibilite.

97

Page 53: Descola -  La nature domestique.pdf

3Les etres de la nature

Page 54: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Le nombre restreint des types de paysages constitutifs de ~a foret hu~i~econtraste fortement avec l'extreme diversite des ~speces ;mmales et veg:­tales qui l'habitent. La monotonie apparente de laJ.ungle n ;st p~s e~g~n.d.reepar l'uniformite des especes, mais bien au contraire par 1infinie repetitiond'une identique heterogeneite- Aussi, lorsque des, formes de p~~sage ~ontclairement distinguees, c'est toujours par la mise en OppOS,ltl?n .d unevegetation caracterisee par sa diversite (fo:et ?e.nse) avec une vegetatlO~ detype monospecifiquc (foret inon dee, foret ripicole, b~squets de ~ouge.res

b tes...) O n comprendra done que pour prodmre une classIficationar orescen es... . , , 1 A hoperatoire d'elements organiques aussi uniformeme,nt ~anes, es c u~r

n'aient d'autres ressources que de les nommer tous isolernent. Les ~roce­

dures d'identification et de regroupements categoriels d;s espe.ces amm;leset vegetales constituent un secteur importan~ de~, re~resentatlO~s,de 1~n-

. t Mal's ce savoir naturaliste est 10m d epmser la totahte du reel,vironnemen . , 'car le monde organique ne se laisse pas reduire aux seuls systemes taxmo-miques. Identifiable par son appartenance a une classe: chaq,ue plante etchaque animal se voit egalement dote par les Achuar d u~e ~le autonomeaux affects tres humains. Tous les etres de la nature ont ams~ une person­nalite singuliere qui les distingue de leur~ c~n~ene~e~ et qm permet auxhommes d'etablir avec eux un commerce mdlvlduahse.

L'ordre taxinomique

La flore naturelle

Lors d'une marche en foret, il est rarissime qu'un Achuar a~ulte ,soitincapable d'indiquer a l'ethnologue ignorant le nom ~ernacu~aue duneplante designee au hasard. Une experience repetee plusleurs fois avec desinformateurs patients montre qu'un homm~ sait n~mm,er apeu pres tousles arbres rencontres sur un trajet de plusieurs kilometres ou da.ns. unegrande parcelle de foret destinee a etre essartee. Nous av~ns amsi yurelever 262 noms achuar differents de plantes, sauvages, m~ls cette hs~en'est certainement pas limitative et elle pourrait sa~s doute etre. r~llong.eea la suite d'une enquete ethnobotanique systematique. L~s cnteres dis­tinctifs de reconnaissance sont d'abord d'ordre morphologlque ; pour lesarbres on prend en compte la forme, la texture et la couleur du tr~nc,des fe~illes et des fruits, le port de la cime et l'app~re,nce ~es racmes.Lorsque les sews indices de forme et de couleur se revelent msuffisantspour identifier une espece d'arbre morphologiquement tres proche d'uneautre les Achuar entaillent le tronc afin de prelever des morceaux de,

100

Les etres de la nature

l'ecorce et de l'aubier; l'identification se faitalors par discriminationd'odeur et souvent de saveur, La curiosite scientifique des Indiens esttoujours en alerte ; lorsque quelqu'un rencontre une espece a lui incon­nue, il prelevera un echantillon d'ecorce afin de soumettre son interpre­tation a la sagacite de botanistes plus experimentes,

La nomenclature vernaculaire est plus ou moins extensive et preciseselon les familles vegetales ; alors que tous les arbres specifiques a laregion semblent posseder un nom vernaculaire, seules quelques especesd'epiphytes ou de mousses sont identifiees. L'inclusion d'une plante dansla systematique indigene n'est pas pour autant liee a des criteres stricte­ment utilitaristes et nombreuses sont les plantes totalement inutiles pourl'homme qui sont dotees d'un nom propre. Ainsi, sur les 262 plantessauvages recensees, pas plus de la moitie n'est d'un usage pratique pourles Achuar ; une soixantaine d'especes donnent des fruits comestibles ouemployes dans les preparations medicinales et cosmetiques, une trentaineservent de materiaux pour la construction des maisons et la fabricationd'objets divers, et a peu apres autant sont utilisees comme bois.a bnller.Certaines plantes sauvages, notamment les palmiers, sont polyvalentes etprodiguent tour a tour, selon les circonstances, leurs feuilles, leurs fruits,leur bois, leur ecorce ou leur latex.

En regIe generale, chaque nom vernaculaire correspond a une especedans la nomenclature botanique scientifique occidentale. Toutefois, cer­taines especes recoivent deux noms, alternativement employes selon lecontexte de leur usage; c'est le cas du tres commun palmier chambira(Astrocaryum chambira) qui est denornrne soit mata, lorsqu'on fait referencea ses fruits comestibles, soit kumai, lorsqu'on utilise les fibres de sesfeuilles pour tresser des cordelettes. A l'inverse, on se sert parfois d'unseul terme vernaculaire pour dekignerdifferentes especes assez prochespar leurs caracteristiques botaniques; chinchak designe ainsi plusieursespeces de Miconia et de Leandra de la famille des melastornacees, dontles baies constituent une nourriture appreciee des toucans. II arrive aussiqu'un nom unique soit applique a deux especes morphologiquement tresproches, mais dont l'une est sauvage alors que l'autre est cultivee. Parexemple, paat designe a la fois la canne asucre (Saccharum officinarum) etune grarninee ripicole presque identique (Gynerium sagittatum), tandis quewinchu, le terme generique pour les bananiers cultives (Musa sp.), denoteegalement une musacee sauvage (Heliconia sp.). Dans ces deux cas, il estprobable que le nom de laplante sauvage ait ete utilise par derivationpour nommer des cultigenes introduits tardivement, sinon apres ladecouverte du Nouveau Monde.

Le systerne de nomination vegetale peut prendre plusieurs formes..Dans le cas le plus courant, la plante possede un nom qui lui est propre

101

Page 55: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

et qui se distingue done de tous les autres lexemes de la langue. Mais laplante peut aussi etre distinguee par une expression forrnee apartir d'unemetaphore descriptive; cette expression ne constitue done pas un lexerneautonome, quoique la combinaison specifique de termes qu'elle operesoit propre a cette plante. Les exemples les plus repandus sont produitspar accolement d'un determinant au terme generique « arbre II (numi):ainsi talshnumi, « arbre aux orioles a queue jaune II, designe un arbredont les fruits sont apprecies par ces oiseaux tisserins qui y nichent encolonies; ajinumi, « arbre-piment I) (Mouriri grandifiora), porte des baiesressemblant a ce condiment; tandis que la caimitier yaas (Chrysophyllumcainito), cultive dans tous les jardins, sert de determinant pour composerle nom d'une espece sauvage tres sernblable, yaasnumi (Pouteria camito).La metaphore peut etre aussi totalement descriptive et illustrer directe­ment une caracteristique morphologique de la plante ; ainsi, panki nai(I croc d'anaconda ») et pamasuki (« scrotum de tapir ») sont deuxlegumineuses dont les fruits sont censes ressembler a ces elementsanatomiques.

Certaines' plantes possedent un nom identique a l'objet dont ellesconstituent le materiau d'elaboration : ainsi karis designe les tubes orne­mentaux que les hommes se passent dans le lobe de l'oreille en me me·temps que le petit bambou dont ils sont faits; taun denote la perche dunautonier et l'arbre (Aspidosperma megalocarpon) qui sert a la faconner ;paeni signifie a la fois les piliers porteurs de la maison et l' arbre(Minquartia punctata) qui est generalement employe a cet usage. 11 arriveen fin que le nom propre d'une plante soit specific par un terme indiquantsa destination ou son usage: par exemple, uum kankum (( sarbacane­kankum ») est une liane qui sert principalement a ligaturer les sarbacanes.A part quelques variations phonetiques, les noms des plantes sauvagesdifferent peu en achuar et en shuar, Toutefois, certaines especes possedentdes noms totalement differents dans chacun des groupes dialectaux et.elles jouent ainsi le role de marqueurs ethniques : par exemple, (ach.)nashlp = (sh.) shimship (Licania sp.), (ach.) kuunt = (sh.) term (Wettiniamaynensis) ou (ach.) wapa = (sh.) iwianch jii (Mucuna huberi).

Les Achuar ne disposent d'aucun terme pour signifier la categorie duvegetal en general et la classification interne de cet ensemble non nommeest elle-meme assez pauvre. On peut reperer trois systemes taxinomiquesprincipaux a l'a:uvre dans l'ethnobotanique achuar: un systeme decategories explicites et ideelIes, un systeme de categories explicites normepar la destination pragmatique et un systeme de categories implicites oulatentes. Par categories explicites, nous entendons des categories nom­mees pouvant servir de terme generique substituable a un nom d'especedans un enonce performatif. Ainsi, pour designer un arbre dont il ignore

102

Les etres de la nature

le nom propre, un Achuar dira-t-il « ju numi » (« cet arbre »). En dehorsde numi, ces categories explicites ideelles sont nupa (« plante herbacee »),ce~a (( fleur », se~t par exemple a designer les orchidees), shinki (<< pal­rrner »), naek (<< liane fine I»), kaap (<< grosse liane ») et jinkiai (I arbusteportant des baies », mais aussi « baies », « noyau », « pepin »), Commepour numi, ce,s c~tegories explicites servent souvent de terme generiquepour la constitunon de noms d'especes ; ainsi saar nupa (« herbe blan­cha~re I~) oU"ta~ish naek (« lia?e fine de palissade »). Nous qualifions cescategones d ideelles en ce qu elles decoupent l'univers vegetal en classesmorP?,ologiques, independammenr de toute idee d'utilisation pratique.

A I inverse, le systeme de categories explicites pragmatiques subsumedans une classe nornmee toutes les especes vegetales employees au memeusage. Les deux systemes se recouvrent d'ailleurs parfois, notammentdans le cas de la categoric shinki. Shinki designe bien la classe despalmiers en general, mais ce terme denote egalement Ie type de bois trescaracteristique que livre Ie stipe des palmiers, En raison de sa hautedensite et de sa structure ligneuse tres particuliere, Ie bois des palmiersest employe comme materiau pour une serie tres diversifiee d'objetsdepuis les lits jusqu'aux sarbacanes. Selon le contexte, shinki est doneemploye. sur un mode ideel (la classe des palmiers) ou sur un modepragrnanque (~a cl~sse des plantes qui produit un bois d'un certain type).Un~ autre c~tegone est celle du bois a bniler jii (jii signifie litteralement« feu»), .qUI englobe une vingtaine d'especes aux proprietes identiques :combustion lente, grand pouvoir calorifique, faible densite.,; Sauf cir­constances exceptionnelIes, les fchuar utilisent toujours les arbres jiipour, leurs foyers ; l~s ,plus communs sont : chimi (Pseudolmedia laevigata),tsathir (Mabea argutlsslma) , tsapakai (Guarea sp.), tsai (legumineuse) etararats. I

,Les categories latentes sont evidemment beaucoup plus difficiles a~eceler que les cat~gories explicites, l'ethnologue courant toujours Iensque de les extraire de sa propre imagination. Afin de pallier cet~nco~~enient, nous avons considere cornme formant des classes vegetalesimplicites ~es seules especes qui sont toujours associees de fa~on identiquedans certams types de gloses spontanees ;lccompagnant la reponse a unequestion de l'ethnologue. Ainsi, lorsqu'on lui demande Ie nom d'unpalmier, un Achuar ajoutera-t-il souvent a sa reponse Ie commentairesuivant « ijiu yu/ai» (( Ie ca:ur est comestible »). 11 est donc loisible depostuler que les especes de palmiers dont les ca:urs sont comestibles _t~us ne ,Ie .sont pas - forment une categorie implicite d'ordre pragma­tlque. L eXIstence de cette categorie non nommee semble etre confirmeepar l~ fait que lorsqu'on demande aun achuar queUes sont les especes depalmlers dont Ie ca:ur est comestible, il en recite immediatement la liste

103

Page 56: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

sans hesitation: tuntuam, kut/kuk, sake tEuterpe sp.), achu, iniayua, katir!et kuyuuwa (non identifies).

La plupart de ces categories latentes sont structurees par une finaliteutilitariste. La plus immediate est celle qui divise toutes les cspecesvegetales en deux classes mutuellement exclusives et ordonnees par leurspotentialites alimentaires : yuta; «( comestible ») et yuchatai «( non comes­tible I»). Ce determinant alimentaire n'est d'ailleurs pas reserve aux seulesespeces fournissant des elements comestibles pour l'hornme, Nous pos­tulons ainsi l'existence d'au moins deux categories latentes subsurnantdes plantes dont les fruits ou les graines sont consommes par desanimaux : la categoric des arbres a toucans, denotee par le commentaire« mange par les toucans I), (tsukat/ka yuta;) et la categorie des arbres asinges-laineux. Dans les deux cas, les arbres de ces categories sontnaturellement des postes privilegies de chasse a l'affilt, Unc autrecategoric latente d'ordre pragmatique semble ctre forrnee par l'ensembledes arbres utilises cornme materiaux dans la charpente des maisons(chapitre 4).

Les categories latentes pragmatiques sont les plus aisees a isoler enraison de leur emploi contextuel avere dans certaines spheres de lapratique. En revanche, l'existence de categories implicites ideelles - c'est­a-dire non deterrninees par leur instrumentalisation porentielle >- est plusclifficile a affirmer avec certitude. Dans un article sur l'ethnobotaniquedes Jivaro aguaruna, Brent Berlin postule ainsi l' existence de classesindigenes latentes(« covert categories »), plus ou moins homologues auxgenres de la botanique occidentale (Berlin 1977). L'idee est certainementseduisante, encore que l'eventuelle interpretation aguaruna des traitsdistinctifs definissant chacune de ces « covert categories » ne soit pasexposee avec beaucoup de precision. n est certain que, tout comme lesAguaruna, les Achuar percoivent des similitudes morphologiques entredifferentes especes vegetales portant des noms distincts, Ces similitudessont parfois clairement denotees par une derivation lexicale, comme dansle cas yaas/yaas numi, mais c'est loin d'etre toujours la regle. nest doncindubitable que certaines associations floristiques sont per~ues en tantque telles par les Achuar, qu'elles soient definissables en terme deproximite botanique ou de proximite spatiale (especes intrusives de lavegetation secondaire, par exemple). Toutefois, et a quelques exceptionspres (notamment l'Inga, voirchapitre 5), il nous semble un peu aventu­reux de transformer svstematiquement ces associations empiriquementconstatables en categories analytiques implicites.

104

Les etres de la nature

La Jaune

Si certains trous apparaissent dans Ie maillage terminologique que lesAchuar ont elabore pour ordonner Ia flore de leur habitat, en revanchela faune est couverte par un systeme nominal extensif et articule par demultiples categories generiques. Les Achuar possedent un lexique d'en­viron si:, cents noms d'animaux, dont 86 pour les mammiferes, 48 pourles reptiles, 47 pour les amphibiens, 78 pour les poissons, 156 pour lesoiseaux et 177 pour les inverterbres (42 noms differents pour les fourmis).~ur cet e~semble d'especes. distinguees par les Achuar, a peine plus d'untiers (environ 240) est considere comme comestible et moins du dixiemeest effectivement consomme de facon ordinaire. Dans le cas de la faune, 'plus encore que dans celui de la flore, il apparait de facon evidenre quel'ethnoscience achuar n'est pas principalement gouvernee par des viseesutilitaristes. En effet, la minutie taxinomique est independante despoten~ialites d'usage attribuees aux especes sur lesquelles elle s'exerce ;on ~o~t m.al, par exemple, a quel benefice economique peut correspondrela distinction entre trente-troisespeces differentes de papillons, dont pasune seule n'est employee par les Achuar a des fins pratiques. Le savoirtaxinomique est tout autant un instrument de connaissance pure permet­tant d'ordonner le monde qu'un instrument de la pratique permettantd'agir efficacement sur lui. Bien que ce principe soit generalement accepted~puis que Levi-Strauss l'a mis en lumiere dans La pensee sauvage, iln emporte pas encore l'adhesion de to us ; le materialisme ecologiquearnericain continue a rejeter ceux qui l'adoptent dans les tenebres idea-listes du « mentalisme ». I

Que certains animaux soienr tout autant bons a penser que bons amanger apparait de facon notable dans l'extraordinaire developpement decertains dornaines de l'ethnoz0910gie achuar, comme l'ethologie animaleou l'anatornie comparee. Or, la connaissance indigene des meeurs et dela morphologie de la faune est aussi ample pour les especes non soumisesala predation que pour celles qui le sont. Si l'observation du comporte­ment du gibie.r, des poissons et de leurs predateurs est un requisit absolupour une pratique efficace de la chasse et de la peche, elle est en revanchesans signification pragmatique immediate lorsqu'elle s'exerce sur desa~imaux qui ~e sont.ni directement utiles al'homme ni dangereux pourlui, Ces dermers ammaux sont pourtant tres familiers aux Achuar etl'idee d'une connaissance selective des especes en fonction de leurs vertusutilitaires ne peut aboutir iqu'a un paralogisme. On comprend difficile­ment, en effet, comment les Achuar pourraient suspendre temporaire­ment l'exercice de leurs facultes d'observations sollicitees en permanencepar une rnultiplicite d'objets naturels.

105

Page 57: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Les Achuar sont non seulement capables de decrire dans les moindresdetails la morphologie, les mceurs et I'habitat de chaque espece identifiee,mais ils savent encore reproduire les signaux sonores qu'elle ernet. Lesanimaux sont presque tous affectes d'un mode d'expression qui pren? laforme linguistique d'une onornatopee stereotypee ; par exemple, le en dusinge-araignee est « aar » et Ie chant du toucan « kuan-kuan I). Lorsq~e .lamythologie evoque la transformation d'un etre humain en un ammalhomonyme, elle signifie souvent ce changement de statut p~r la pe~te dulangage articule et l'acquisition d'un cri specifique. Ain~i, cert~mes ~a~~antes

precisent-elles que lorsque la femme auju se convertit en Ol~eau ibijau etqu'elle tente d'implorer son epoux Lune, elle ne peut plus emettre autrechose que ce chant caracteristique « aujuuu-aujuuu-aujuuu ». Cette remar-

\uable connaissance du comportemen~ des ani~a~x v~ done bie~.aU-d.eladu savoir taxinomique et elle se substitue parfois a lUI. Lors de l'identifi­cation des oiseaux sur des planches en couleur, il arrivait ainsi souventqu'un informateur nous dise : « Celui-la est diurne, habite dan.s la can?pee,se nourrit de telle et telle chose, est chasse par tel ou tel animal, vit pargroupe de sept ou huit, chante de telle fallon, mais j'ai oublie son nom. I)

Chaque nom vernaculaire d'animal correspond generalement a uneespece dans notre nomenclature zoologique, mais les exceptions a cetteregle sont plus nombreuses ici que pour les taxin~":,ies vegetale.s. 11arrive en particulier assez sou vent que les Achuar distinguent plusieursespeces bien differenciees la OU les zoologistes n'en r~nconnaissent

qu'une, En effet, la faune amazonienne est encore relativernent malconnue et les Achuar ont le net avantage sur les naturalistes de pouvoirobserver constamment des especes ani males en liberte, Par exemple, lesAchuar distinguent douze especes de felins, dont pas plus de la moitien'est precisement identifiee par la zoologie scientifique. Par ailleurs, eten raison de I'hostilite que temoignaient les indigenes a l' egard desBlancs, le territoire jivaro est encore une terra incognita pour les natura.­listes occidentaux ; il est probable qu'une enquete scientifique permettraitd'y decouvrir des especes non inventoriees ou reputees inhabituelles dans

ce type d'habitat.Contrairement a la flore, OU les noms d'especes sont parfois formes de

rnetaphores tirees du monde animal, chaque elem~nt de la faune disti.ngu~

par les Achuar porte un nom qui lui est exclusif La seule exception acette regle d'univocite lexica le est la luciole, denommee yaa, tout commeles etoiles. Le nom d'un animal est parfois tout simplement forme parl'onomatopee reproduisant le son caracteristique qu'il emet ; c'e~t 1: .cas,comme on I'a vu, de l'oiseau auju ou bien du sonore achayat, qUI designetout a la fois une espece de manakin (Teleonoma filicauda) et son chantsingulier. 11 arrive aussi que l'animal soit alternativement appele par son

106

i

i Les etres de la nature

nom propre ou par le lexerne imitant son chant; ainsi en est-il parexemple, du pityle (PityIus grossus) dont le nom est soit : iwianch chinki(litteralement : « moineau mauvais esprit ») soit : peesepeesi. Meme dansle cas de l'avifaune, ou le dimorphisme sexuel est sou vent tres marque,les Achuar savent tres bien reconnaitre dans Ie male et dans la femelleles caracteristiques unitaires d'une meme espece. II est done rare que Iemale et la femelle soient identifies comme deux especes differentes,me me si leurs caracteres sexuels secondaires les rendent morphologique­ment assez dissemblables. Le seul cas notable est celui du colibri Florisugamellivora, dont Ie male est appelle maikiua jempe ijempe est le nomgenerique des colibris), tandis que la femelle est tsemai jempe.

Au sein d'une merne espece animale, les Achuar dotent parfois d'unnom propre certains individus dont la fonction, la morphologie ou lesmoeurs les differencient clairement des autres. C'6St par exempIe le cas,dans les especes gregaires, pour les animaux solitaires ou, a l'inversepour les chefs de harde. De merne, parmi les fourmis amazone (yarush) ,les Achuar distinguent-ils entre les males ailes (week), les soldats (naisham­pri), les ouvrieres (shuari, litteralement « les gens ») et la reine (shaasham).Les especes a metamorphose postembryonnaire recoivent souvent desnoms differents selon les etats de leur developpernent ; ainsi le charencondes palmiers (Calandra palmarum) est appele tsampu a rage adulte, tandisque sa larve - dont les Achuar sont si friands - est appelee muntish, Enrevanche, les tetards recoivent un nom generique, kutuku, quelle que soitl'espece de batracien adulte dont ils prennent la forme (les Achuar endistinguent une cinquantaine). I

Les cas ou la nomenclature scientifique est plus discrirninante que lanomenclature vernaculaire sont extremernent rares; ainsi les Achuarappellent saserat un pic a crete rouge que les ornithologues systematiciensseparent en deux especes (Campephilus melanoleucos et Dryocopus lineatus),en raison de differences difficilement discernables a premiere vue. 11 enest de me me pour jaapash, un heron nocturne ~ done, tout a la foisdifficile a observer et immangeable - qui semble, en realite, devoir etredistingue en deux especes tres proches (Nyctanassa violacea et Nycticoraxnycticorax). Enfin, certains noms designent des genres au sein desquelsaucune espece n'est terminologiquement distinguee : par exemple leshiboux, ampush (strigides), les engoulevents, sukuyar (caprimulgides), lesbarbus, shiik (bucconnides) et les vautours, yapu. Les Achuar sontevidemment conscients des differences morphologiques qui existent entreles diverses especes de ces genres, mais elles sont releguees a l'arriere­plan au profit de caracteristiques unitaires generiques : ainsi, les aigretteset les cercles oculaires pour les hiboux ou la touffe de soies raides autourdu bee des barbus.

107

Page 58: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Les Achuar percoivent done bien les traits distinctifs qui autorisent legroupement des especes en des classes generiques nomrnees, dont leslimites correspondent d'ailleurs rarement acelles des genres de la zoologieoccidentale. Les termes vernaculaires designant ces categories generiquesconstituent generalement des noms de base qui servent, par additi,ond'un determinant, a identifier une espece particuliere, Les principesgouvernant l'inclusion dans une categoric generique sont parfois difficilesa percevoir. La categoric yawa, par exemple, integre un certain .nombrede mammiferes carnivores qui paraissent, a premiere vue, tres dissem­blables. Parmi les felides, on compte ainsi le jaguar Pantera onca tjuun:yawa : « grand yawa »), le jaguar melanique (suach yawa), le puma Felisconcolor ijapa yawa : « cervide-yawa ») et un animal non identifie, de tailleidentique au jaguar rnais avec un pelage un peu diferent (yampinkia yawa).Toutefois, cette categoric corrrporte egalement des petits carnivores fortdifferents des felins : deux especes de chiens sylvestres, Speothos venaticus(patukam yawa : « yawa des Huambisa ») et Ate/ocinus microtis (kuap yawa),le grison Gallictis vittata canaster (entsaya yawa: « yawa d'eau »), uneespece de tayra (amich yawa: « yawa-tayra ») et Ie chien domestique(tanku yawa: « yawa-domestique», un chien courant, probablementderive idu levrier, et introduit chez les Jivaro peu de temps apres laconquete espagnole)., Au sein de cette collection heteroclite, deux especes, le jaguar et lechien, sont presque toujours designees dans un contexte performatif parleur seul nom de base generique, yawa, sans accollement du determinantapproprie. 11 est done loisible de les considerer comme deux archetypesdis tincts, dont les autres especes deyawa seraient respectivement derivees,Differents indices semblent confirmer cette sorte de fonction matricielledevolue au chien et au jaguar dans la constitution de la categorie yawa.D'une part, Ie chien domestique est toujours symboliquement associe auchien sylvestre qui represente ainsi sa contrepartie sauvage (chapitre 6) ;cette association est purement ideelle et les Achuar percoivent fort bienqu'elle n'est pas fondee sur un processus de derivation genetique, Or,tous les yawa non felides sont morphologiquement tres proches .duSpeothos, merne s'ils different par ailleurs considerablernent du chiendomestique achuar. D'autre part, le jaguar melanique possede un statutsurnaturel et il est concu par les Achuar comme un equivalent aquatiquedu jaguar mouchete, faisant office de chien de garde pour les esprits deseaux. Qu'elles soient monocolores ou tachetees, les especes de yawafelides ont une conformation physique qui les assimilent a l'un ou l'autreelement de ce couple origine1 de jaguars. Le principe qui gouverne lasubsumption dans la categoric yawa nous semble done devoir etre fondesur deux conversions inversees de paires animales articulees par l'axe

108

Les etres de la nature

nature-culture. Dans un cas, Ie jaguar sauvage est socialise en chiendomestique surnature1, le couple ainsi forme constituant la matrice d'ousont derives les yawa [elides, tandis que, dans l'autre cas, le chiendomestique est converti en chien sauvage, ce dernier devenant ernble­matique des yawa non felides.

Mais comme c'est souvent le cas dans l'analyse des systemes taxino­miques, il est beau coup plus facile de postuler les principes structurauxgeneraux qui commandent l'inclusion dans une classe que de cornprendreles limites precises OU s'arrete cette inclusion. C'est ainsi que toute uneserie de felins dont le pelage est mouchete comme celui du jaguar, oumonocolore comme ce1ui du jaguar melanique, ne sont pourtant pasdesignes par Ie nom generique yawa, mais par des noms propressinguliers ; parmi ceux-ci on trouve notamment deux especes d'ocelots,Felis pardalis {untucham} et Felis u/iedii (papash), Ie chat Margay, Fe/istigrina (wampish)et le jaguaroundi (shishim). Sont egalement exclus de lacategoric yawa certains carnivores morphologiquement assez proches duchien sylvestre comme le conepate Uuicham) , le saro (wankanim) ou Ietayra commun, Tayra barbara (amich}. Dans ce dernier cas, on comprendd'autant plus mal comment sur deux especes extrernement proches detayra, l'une peut etre yawa, tandis que l'autre ne I'est pas, si ce n'est enpostulant que yawa n'est pas ici le nom generique rnais bien au contrairele determinant qui vient specifier amich, categoric generique des tayras.

Le fonctionnement des classifications de base n'est done pas entiere­ment reductible a une logique explicative totalisante et l'ethnologue doitnecessairement admettre un c1rtain arbitraire des taxinomies. Enrevanche, l'assignation d'operateurs de determination ades noms de basesemble obeir ades principes tout ia fait coherents. Au sein de la categoricyawa, par exemple, on constate que deux types de determinants sont misen oeuvre : ceux qui specifient la ptegorie de base par la qualification del'habitat et ceux qui la specifient par une homologie morphologique.Dans Ie premier type on releve des noms comme entsaya yawa, «yawad'eau.» ou patukam yawa, .« yawa des Huambisa », parfois aussi appelemayn yawa, «yawa des Mayna». Patukam shuar est l'ethnonyme parlequelles Achuar designent les Jivaro huarnbisa, tandis que mayn shuardenote un sous-groupe achuar vivant au Perou sur les affiuents duCorrientes. Le determinant fait moins reference ici a l'origine ethniquesupposee du chien sylvestre qu'au type particuIier de biotope qu'il estcense occuper en commun avec ces deux groupes dialectaux. Ledeuxieme type d'operateur de determination specific par la similituded'apparence. Ainsi, dans Ie nom du puma, japa yawa, le determinant japa(nom generique des cervides) evoque l'identite de couleur entre la robede ce felin et celle des mazamas. Dans ce cas, le nom de base et Ie

109

Page 59: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

determinant sont egalement des noms genenques, de la me me rnaniereque dans amieh yawa, l'operateur yawa sert a specifier une variete detayra par sa ressemblance supposee avec Ie chien sylvestre.

Par leurs caracteristiques morphologiques, certaines especes ou certainsgenres se constituent en signifiants privilegies de la distinction categorielleet on les utilise done systematiquement comme determinants. Chuwidesigne ainsi une classe d'icterides englobant plusieurs especes de cas­siques et d'oropendolas qui ont en commun d'avoir Ie ventre jaune vif;l'espece-type de cette classe, et celIe qui lui donne son nom, est Ie trescommun cassique huppe (Psarocolius decumanus). Au sein de cette classe,les Achuar distinguent encore un oropendola vert au bee preeminent(Psarocolius viridis), qui est Homme chuwi tsukanka [« chuwi-toucan ») parhomologie avec le bee demesu~e du toucan.

Dans l'ordre animal, les Achuar distinguent vingt-sept categoriesnommees, dont deux seulement correspondent a ce que la zoologicoccidentale appelle des sous-ordres, les chauve-souris (jeencham) et lesaraignees (tsere). Ces categories generiques ont des proprietes tres diverses(doc. 9).

Elles peuvent, par exemple, regrouper des especes soit morphologi­quement tres dissemblables comme la classe des yawa, soit tres prochescomme c'est Ie cas pour la majorite des dix-sept categories generiquesd'oiseaux, Quelques-unes .d'entre elles sont inclusives; ainsi tous lesophidiens sont-ils partages en deux classes mutuellement exclusives : lesserpents boides, panki, dont l'espece-type est l'anaconda (Eunectes muri­nus), et les serpents non boides, napi. En revanche, au sein des batraciensanoures, seules les grenouilles constituent une categoric generique nom­rnee (puach) ; cette categorie sert de nom de base pour la designation desespeces. Les crapauds sont nommes individuellement rnais ne sont passubsumes dans une categoric generique, Si la plupart de ces categoriesgeneriques sont utilisees comme nom de base dans la formation desnoms d'especes, certaines pourtant ne sont pas investies dans le systemede nomination. Par exemple, la categoric pinchu englobe cinq especes derapaces accipitrides et falconides dont l'une seulement, l'espece-type, estdesignee par le nom de base pinihu accole a un determinant: pee peepinchu (le milan Chondrohierax uncinatus) se combine ainsi a kukukui (Iefaucon Micrastur), kauta (I'epervier Herpetotheres cachinnans), makua (l'eper­vier a col noir Busarellus nigricollis) et jiishimp (Ie milan Leucopternisshistacea) pour former l'ensemble pinchu,

La categoric tsere (araignee) presente une caracteristique interessante,car le nom qui la denote designe egalement une espece qui appartient a

110

rLes etres de la nature

9. Nomenclature generique de l'ordre animal

Categories supra-generiques

nom identificationvernaculaire nom courant

zoologique

kuntin « gibier » -chinki « moineaux » -namak « gros poisson » -tsarur « fretin » -

Categories generique,

ampush hiboux strigidescharakat rnartins-pecheurs alcedinides

chinimp hirondelles et martinets -chuchup fourmiliers formicarideschuwi oropendolas et cassiques icterides

ikianchim coucous cuculides

jinitham tyrans gobe-mouche tyrannides

jempe colibris et oiseaux-mouches trochilides

kawa arasr -

patu canards! anatides

pinchu milans, aigles, ifaucons, eperviers, -buses, caracaras,

shiik barbus bucconides

tinkish troglodytes -turu pies -yampits colombes -yapu vautours -sukuyar engoulevents caprimulgidestunkau - pirnelodides

nayump - loricariidespanki serpents boides -

111

Page 60: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

9. Nomenclature generique de l'ordre animal (suite)

Categories generiques

nom identification

vernaculairenom courant zoologique

flapi serpents non boides -

puach grenouilles -

japa - cervides

paki pecaris tayassuides

jeentham chauve-souris chiropteres

tsere araignees -

yawa certains mammiferes carnivores -

un autre embranchement zoologique; en effet, tsere est aussi Ie nomvernaculaire du singe-capucin (Cebus capucinus). Selon la glose indigene,cette homologie terminologique est fondee sur une hornologie troublantede comportement. D'apres les Achuar, ces animaux font Ie m.~rt lor~­qu'ils sont menaces, se mettant en boule avec les membres rephes ; pUISils saisissent la premiere occasion pour attaquer leur agresseur en retour,soit en Ie mordant (singes), soit en Ie piquant (araignees). L'imaginationtaxinomique des Achuar a ainsi selectionne une tres discrete homologiede comportement entre Ie cap~cin et .Ies araignees plu~ot que la ~re~evidente homologie morphologique qUI no us a nous-memes conduit adenornmer singe-araignee une autre espece de primate, l'Ateles beizebuth,Par un amusant paradoxe, d'ailleurs, le singe-araignee (wash; en achuar)sert lui-rneme de determinant dans la composition du nom d'une especed'araignee, appelee done wash; tsere. Les systemes taxinomiques temoi­gnent du fonctionnement tres particulier de Ia logique du concret,puisque ce ne sont pas seulernent les principes d'identi.te d'hab~ta~ o~ detraits morphologiques qui servent d'operateurs categon~~s de ~lstmc~l~~,mais aussi le principe d'unite de comporte~ent, t~l qu u e~t !ll~stre .1,Cl.

Certaines especes animales sont emblematiques d une q~ahte smgu~l~reet cette qualite distinctive se transforme alors en determmant caractens­tique, signifie par Ie nom de I'espece qui l'incarne Ie mieux.

Les categories generiques sont neanmoins peu nombreuses et elleslaissent dans l'ombre des champs de qualites inexplicablement dedaignes.En eEfet, certaines especes tres communes chez les Achuar et qui semblentunifiees par des traits physiques tout a fait caracteristiques ne sont pas

112

Les etres xle la nature

pour autant regroupees en categories genenques. Ainsi, le bee proerni­nent du toucan de Cuvier (tsukanka) convertit cet oiseau en support d'unequalite originale qui Ie fait servir, comme on l'a vu, a specifier uneespece d'icteride, Mais les rarnphastides en general, qui ressemblcnt tous3 s'y meprendre au toucan de Cuvier, ne constituent pourtant pas uneclasse vernaculaire. Chacune des cinq especes de toucans est designee parun nom propre et les menues differences qui les distinguent sontsuffisantes aux yeux des Achuar pour interdire leur inclusion dans unecategoric unitaire, Un autre cas exemplaire est celui de ces animaux 3 lamorphologie si bizarre que sont les tatous. Lcs Achuar identifient cinqespeces de tatous: sema (Cabassou sp.), shushui (Dasypus novemcinctusivanleunt (Priodontes giganteus) , tuich (Dasypus sp.) et urancham (Dasypussp.). A premiere vue, ce qui distingue ces especes de tatous les unes desautres (Ia taille, Ie nombre de plaques de la carapace... ) parait moinsfondamental que ce qui les distingue dans leur ensemble des autresanimaux. Or, 13 aussi, les Achuar se sont abstenus d'englober les tatousdans une categorie generique. De tels exemples pourraient etre multiplies,car ces vides generiques affectent tous les ordres du monde animal.

Le champ offert par des possibilite evidentes de regroupement est ainsiloin d'etre couvert integralernent par des categories generiqucs vernacu­laires et plus l' on progresse du particulier au general, plus Ie decoupagetaxinomique devient imprecis. Contrairement 3 la classification scienti­fique occidentale, la taxinornie zoologique achuar ne distingue ni ernbran­chements (vertebres, mollusques... ), ni classes (mammiferes, poissons ... ),ni ordres (primates, rongeurs, farnivores ... ). II n'existe done aucunecategoric nornmee designant, par exemple, les oiseaux, les singes ou lesinsectes. Les Achuar utilisent pourtant quatre grandes categories supra­generiques, dont la particularitel est de classer certains animaux plutotselon leur mode de capture qu,c selon des identites morphologiques :kuntin (<< gibier I», namak (<< gros poisson I», tsarur (« fretin I» et chink;(<< moineaux I».

Kuntin designe tous les animaux 3 poil et 3 plume qui peuventIegitimement etre chasses et cette categoric engloble done l'ensemble desvertebres sur lesquels ne pesent pas d'interdits alimentaires, 3 l'exception,naturellernent, des poissons et des batraciens. Namak est le terme quiqualifie tous les poissons pouvant etre peches au harpon ou 3 I'harnecon,tandis que tsarur se refere aux petits poissons captures dans les pechesala nivree. Ces deux categories sont tres inclusives puisque, 3 l'exceptiondu gymnote electrique (tsunkiru) , toutes les especes sont susceptiblesd'etre pechees et que chacune d'entre elles est donc necessairementdefinissable par son appartenance 3 l'une ou l'autre classe. Par ailleurs, etdans la mesure ou de gros poissons sont parfois aussi captures lors des

113

Page 61: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

peches a la nivree, la distinction namak/tsarur est encore affinee par. unedifferenciation dans les modes de preparation eulinaire. Le gros pOIssonest generalement bouilli en tranches ou en filets, alors que l~ fretin .est.euit tout en tier en papillottes dans des feuilles de bananier. Chine!represente un cas un peu partieulier, car cette. categoric ~st a. la ', foisgenerique et supra-generique. N'importe quel oiseau de petite taille seradesigne par le terme chinki s'il est situe trop loin" ~ar exempl.e, p~ur.pouvoir etre identifie precisement par son nom specifique'. Mals ch~nk'denote aussi une classe generique tres large comprenant plusieurs cspecesde l'ordre des passereaux ; chaque espece est qualifiee par le nom de basechinki accornpagne d'un determinant. Ces quatre categories supra-gene­riques ont en commun de designer des ensembles bien differenciesd'animaux comestibles et, dans leur usage quotidien, elles fonctionnenttout autant comme un moyen de classer des types d'alirnents que comme

des taxinomies zoologiques.De me me que nous avons postule l'existence de categories implicites,

decoupant Ie monde vegetal selon des finalites prag~atiques, de ,me~enous semble-t-il possible de reperer dans l'ordre am mal des categoneslatentes de me me type. Comme pour la flore, ces categories sontimplicites en ce qu'elles ne sauraient servir dans un eno.nce a designerpar substitution une espece particuliere ; mais leur existence et l~ur

.fonction peuvent etre mises a jour par l'analyse des commentauesindigenes spontanes sur la faune. Parmi ces categories generiques latentes,il en est une, tanku (( domestique »), qui se situe a l'intersection del'implicite et de l'explicite, car la qualite qu'elle exprime sert de termedeterminant dans la formation du nom de certaines especes, Tankus'oppose globalement a ikiamia (litteralement : « sylvestre )) et les Achuaremploient cette epithete pour qualifier aussi bien une condition perma­nentede domestication qu'un statut temporaire d'apprivoisement. DansIe nom du chien domestique, tanku yawa, l'expression tanku permet dedefinir une espece bien particuliere de la categoric yawa, dont lescaracteristiques physiques et ethologiques restent stables au cours dutemps. Tout comme les chiens, les animaux de basse-cour ne sont pasaborigenes, et leurs noms sont d'origine etrangere : quichua (atash:poule) ou espagnole (patu : canard). .

Tanku qualifie aussi I'etat de certains animaux sauvages plus ou momsapprivoises - surtout des primates et des oiseaux - qui sont tres communsdans toutes les maisons achuar. Quelques-uns se laissent remarquable­ment bien domestiquer et les agamis, les Penelopes, les tamarins ou lesouistitis deviennent rapidement si familiers des hommes qu'on les laissevaquer partout en liberte. II n'est pas rare non plus de voir un jeunepecari trottiner sur les talons de son maitre et le suivre partout comme

114

Les etres de la nature

un chien. Le spectacle quotidien des animaux sauvages apprivoises est lapour ternoigner que l'etat domestique est necessairernent derive de I'etat« sylvestre I). Lorsque de nouvelles especes d'animaux domestiques sontintroduites chez les Achuar, elles sont donc categorisees par eux enreference a des especes sauvages d'ou elles tireraient une filiation meta­phorique. L'exernple le plus recent est celui des vaches qui sont appeleestanku pama (« tapir dornestique ») par assimilation avec le plus grosherbivore terrestre existant en Amazonie a l'etat sauvage. Le signetangible qui caracterise les animaux de la categoric tanku est la possibilitede leur cohabitation conviviale avec les hommes, c'est-a-dire leur accli­matation dans un espace socialise en rupture avec leur milieu d'originereel ou suppose. Nous aurons l'occasion de voir que les plantes sauvagestransplantees dans les jardins sont perc;ues exactement de la mememaniere.

Contrairement aux categories explicites, toutes les categories supra­generiques implicites sont de nature dichotomique et elles se definissentdone par des paires de qualites symetriquernent opposees, Ainsi en est-ilde la division entre animaux diurnes et animaux nocturnes, qui est eIle­merne homologue a toute une serie de couples d'oppositions expliciteset implicites. La categoric du gibier kuntin forme par exemple un sous­ensemble de la categoric des animaux diurnes, car les Achuar ne chassentauc!-m animal la nuit, a l'exception du hocco nocturne ayachui (Nothocraxurumtum) , ou des rongeurs qui sont tires a l'affUt lorsqu'ils viennentnuitamment deterrer Ie manioc dans les jardins. A l'inverse, la plupartdes predareurs sont de moeurs n~cturnes et lorsque les hommes interrorn­pent la chasse avant la tornbee du jour, ils sont relayes par desconcurrents animaux qui poursuivent leurs proies dans les tenebres,L'opposition animaux diurnes/animaux nocturnes est ainsi partiellementequivalente a l'opposition animaux chasses/animaux chasseurs, ces deuxcouples etant aleur tour recoupes par la dichotomie animaux comestibles/animaux non comestibles, puisque Ie gibier comestible est diurne, tandisque les predateurs nocturnes sont decretes immangeables par les Achuar.

La classe des animaux non comestibles (yuchatai) depasse toutefoislargement la categoric des predateurs, car on y trouve pele-rnele toutaussi bien les animaux dont la chair est dite « nauseabonde » (mejeaku) ,que ceux sur lesquels pese un interdit alimentaire general, parce qu'ilssont censes etre des reincarnations de l'esprit des morts. Tous les anirnaux« nauseabonds » ne Ie sont pas effectivement et nombre d'entre eux sontclasses comme tels qui pourraient en realite offrir une chair parfaitementcomestible, On comprendra aisernent que les Achuar s'abstiennent deconsommer les mammiferes carnivores, les sarigues, les rapaces, lescharognards, les hoazins ou la plupart des oiseaux aquatiques. On

115

Page 62: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

s'etonnera, en revanche, qu'ils considerent comme immangeables desarnmaux apprccies dans d'autres cultures arnerindiennes comme le cabiai(unkumi), l'armadillo geant (yankunt), le paresseux a deux doigts (uyush :Choloepus hoffmanni capitalis) ou l'ours americain (chae: Tremarctos orna­tus). L'idee merne qu'on puisse manger ces animaux souleve la repulsiondes Achuar et ils meprisent ouvertement ceux qui n'hesitent pas alefaire, comme leurs voisins quichua. Ces derniers sont, selon eux, aussipeu discriminatoires dans leur alimentation que les chiens et les poulesqui mangent n'importe quoi, y compris les excrements.

L'inclusion de certains animaux dans la categoric du « nauseabond »

est commandee moins par l'experience empirique que par I'arbitraireculturel. Dans ce cas, mejeaku peut etre considere comme un synonymed'impur, un operateur taxinomique a l'oeuvre dans tous les systemesclassificatoires du monde. Si les categories du comestible et du non­comestible se definissent essentiellement, lorsqu'elles sont appliquees a laflore, par leur fonction utilitariste - aucune plante effectivement comes­tible n'est reputee « nauseabonde » - en revanche, lorsqu'elles qualifientla faune, elles signifient bien autre chose que la possibilite ou l'impossi­bilite d'un usage alimentaire. Un animal est repute immangeable, parceque les Achuar le convertissent en support de certaines qualites extrin­seques dont il devient alors le signifiant privilegie. Cette fonctionemblematique de quelques especes animales est particulierement mani­feste chez celles dont la consommation est prohibee, sous pretextequ'elles constituent des metamorphoses d'etres humains.

Comme c'est igeneralement le cas dans toutes les theories eschatolo­giques, la conception achuar de la metempsycose ne constitue pas uncorpus unitaire de croyances normatives, mais fait au coritraire l'objetd'interpretations individuelles fort varices et idiosyncrasiques I. Un con­sensus semble neanmoins se degager sur le fait que certaines parties ducorps du defunt deviennent autonomes (ankan) apres sa mort et qu'elless'incarnent dans des especes animales. Ainsi, les poumons se transformenten papillons (wampishuk) , l'ombre portee en daguet (iwianch japa :

I. Lorsque Harner (1972 : 2) frappe d'invalidire genera Ie la monographie de Karsten surles Jlvaro, sous pretexte que les donnees recueillies par I'ethnographe finlandaisdivergent des siennes, il com met I'erreur de constituer en dogme intangible lesinterpretations de ses informateurs privilegies. Or, I'impression d'incoherence qui sedegage du portrait de la vie religieuse des Jivaro tel qu'il est trace par Karsten (1935 :371-510) est en fait plus conforme 11 ce que nous avons pu observer chez les Achuarque Ie schema normatif dans lequel Ie positivisme de Harner veut la reduirc. En espritpeu sensible aux vertus dynamiques de la contradiction, Harner s'est attache 11 construiredes versions " canoniques J) du systeme indigene des representations (197·2 : 5-6). Enproposant un modele schematique des differentes eta pes de la meternpsycose, Harner(ibid. : 150-51) a fige en une version dogmatique I'une des multiples interpretationsque les Jivaro en proposent.

116

Les etres de la nature

Mazama americana), le cceur en oiseau pityle (iwianch chinki) et le foie enhibou (ampush). Le tapir et le singe-araignee sont egalement des reincar­nations, mais les avis divergent grandement sur leur statut: sont-ilsinformes par la totalite de la personne ou seulement par certains de seselements anatomiques ? Quoi qu'il en soit, ces six especes rentrent dansla categoric generique des iwianch, une variete d'esprits surnaturelsvaguement malefiques.

Les iwianch sont la mate~ialisation dans une forme animale ou quasihumaine de l'ame (wakan) d'un mort; si elle siegeait au moment dudeces dans l'un des organes susdits, elle se transformera en sa contrepartieanimale. La rencontre d'un iwianch est generalement un signe de mauvaisaugure, mais en depit de leur charge de negativite ces esprits ne sont pastres dangereux pour les hommes. Sous leur forme humaine, ils ont,parait-il, une Iacheuse tendance, a enlever les enfants pour s'en faire descompagnons ou a tourmenter les Achuar qui passent la nuit en foret,Mais on ri'a pas souvenir qu'ils aient jamais tue quelqu'un deliberement.Les iwianth sont des manifestations impersonnelles et muettes, aussilorsqu'on est confronte a l'un d'entre eux est-il impossible de savoir aqui l'on a affaire. En tirant sur un animal iwianch un Achuar court donetoujours Ie risque de mettre a mal un parent recemment decede; laconsommation de sa chair pouvant etre assimilee par ailleurs a une formede cannibalisme (aents yutai).

11 ya toutefois un fosse entre la norme affichee et la pratique effective;si un Achuar ne va jamais deliberement chasser le tapir, certains n'hesitentpourtant pas a en abattre un, lorfque d'aventure il croise leur chemin.L'infraction est d'autant plus tent~nte a commettre qu'il n'existe pas desanction sociale ou surnaturelle punissant la consommation des animauxou s'incarnent les morts 2. A I'inverse, la transgression d'un interdit

2. Faute de place, il n'est pas question ici d'envisager Ie problerne des tabous autrementqu~ de f~c;on marginale et comme un cas particulier dans Ie cadre general des systernestaxmormques achuar. Mais si nous ne desirons pas pour l'instant entrer dans lesdetours de cette epineuse question, nous ne pouvons neanmoins nous abstenir derefuter les assertions d'E. Ross au sujet des prohibitions alimentaires achuar. Dans unarticle de Omen! Anthropology (Ross 1978), cet auteur entreprend en effet de demontrerque les prohibitions alimentaires frappant certains animaux dans les societes amazo­?iennes d~ivent etre co~~ues comme des rnodalites de l'adaptation ecologique aborigenea un certain type de milieu et non pas comme des elements abstraits d'un systeme de~ategorisation. du mond~. Au vu de I'importante polemique soulevee chez les specia­listes du Bassin amazomen par cette these et dans Ia mesure OU celle-ci est principale­ment iIIustr.ee par l'exem~le des Achuar du Perou, il convient sans doute de preciserquelques faits ethnographiques cornmodement passes sous silence dans la demonstra­tion.Selo~ Ros~, .si les. Achu~r et de nombreuses autres societes amerindiennes imposentune Interd~ctlon alirnentaire sur de gros mammiferes, comme Ie cerf et Ie tapir, c'estque ces ammaux sont rares, disperses et difficiles 11 abattre. lis seraient done susceptibles

117

Page 63: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

alimentaire frappant temporairernent un animal specifique (applicable,par exemple, aux femmes en couches ou aux charnanes en coursd'initiation) est censee entrainer des consequences dommageables pour leresponsables de l'infraotion: Ainsi les animaux iwianch n'ont d'anirnalque l'apparence et, s'ils forment aussi une categoric zoologique, c'est ~n

de disparaitre cornpletement si des rnccanismes culturels comme les tabous alimentairesne venaient prevenir leur extinction. A Ia question evidente de savoir quel beneficepeut etre retire de la protection d'especes qui ne sont de toute facon pas utilisees parles hommes, Ross repond par un argument non plus ecologique. mais eccnomique.En bref, la chasse aux petits animaux serait plus productive en terme d'optimisationde la depense en travail que la chasse aux gros animaux. En posant un tabou generalsur Ie cerf et sur Ie tapir, les Achuar s'interdiraient ainsi automatiquement d'adopterune strategic economique aboutissant 3 un gaspillage de temps. Mais si les tabousengendrent une maximisation de I'investissement en travail, ils auraient aussi selonRoss des consequences secondaires Importantes pour I'equilibre general de l'ecosysterne.Par exemple, I'interdiction de chasser Ie cerf serait tres adaptative en ce que les cervidesont un mode de paturage selectif qui favoriserait Ia croissance de certaines plantes,lesquelles en retour produiraient de la nourriture pour plusieurs especes d'animauxchasses par les Achuar. Quant 3 la prohibition sur la consommation du paresseux, ellesera it fondee sur Ie fait que les excrements de ces animaux formeraient un fertilisant,qui permettrait d'assurer Ie developpernent d'arbres qui sont eux-merne exploites parles primates; or, comme ces derniers sont chasses par les Achuar, il serait donefondamental d'epargner les paresseux, afin de garantir aux singes la possibilite d'unealimentation abondante. II n'est pas en notre capacite de juger Ie bien-fonde decesenchainements ecosystemiques, mais nous ne pouvons manquer d'eprouver quelquesdoutes sur Ie statut scientifique d'un dererminisme aussi teleologique.Le probleme souleve par ce genre d'interpretation hyperdeterministe, c'est qu'elledoitnecessairement etre totalisante pour demeurer valide. Si I'explication proposee nepermet pas de rendre compte de tous les cas particuliers, elle perd alors toute valeurheuristique. Or, Ross fonde sa demonstration sur des regles abstraites de prohibitionalimentaire et non pas sur des ptatiques effectives ; il tornbe 13 dans une bien etrangedeviation pour un auteur qui se reclarne du materialisme, Ainsi un chasseur achuarpart rarement 3 Ia chasse en se fixant pour objectif un seul type de gibier ; il est doneabsurde de dire qu'il est plus economique de chasser des singes relativement abondantsque de perdre son temps 3 debusquer des tapirs notoirement rares. Au cours d'uneexpedition en foret, un homme essayera d'abattre les .animaux reputes comestibles quise presentent 3 lui ou dont il decouvre les traces, sans chercher 3 se specialiser dansune espece particuliere, II arrive merne parfois qu'une meute de chiens leve ou forceun animal dont la consommation est prohibee (tamanoir, tarnandua, paresseux... ), sansque Ie chasseur intervienne pour les refrener, Dans la plupart des cas, I'animal est tuepar les chiens et ceux-ci sont tellement fameliques qu'ils en devoreront quelquesmorceaux.Mais qu'en est-il des tapirs et des cervides, les deux seules especes d'animaux prohibespar les Achuar auxquels Ross semble s'interesser ? L'interdiction de consommer dutapir est frequemment enfreinte par les Achuar et, selon nos informateurs, cettesituation n'est ni nouvelle, ni engendree par la rarefaction du gibier " autorise 1l,lequelleur semble au contraire plus abondant 3 present qu'autrefois. II est vrai, en revanche,que I'interdiction de consommer du iwianchjapa (Mazama americana) est universellelnentrespectee. Mais Ie daguet rouge n' est pas Ie seul cervide de I'habitat achuar et lorsqueRoss se relere, sans precision aucune, 3 un tabou sur Ie cerf (deer), il fait sans doutepreuve d'une grande legerete. Lorsqu'un chercheur vise 3 expliquer la culture cottlmeun epiphenomene des contraintes de I'environnement, la moindre des precautionsimpose que les ressources de cet environnement soient c1airement connues. Or, des

118

Les etres de la nature

partie par un detournement de sens. Les attributs de I'hurnanite conferesaux animaux tabous par la taxinornie achuar des etres de la naturemontre assez que ces derniers ne sont pas classes uniquement en fonctionde criteres morphologiques et ethologiques.

L'ordre anthropocentrique

Si nous avons parle jusqu'ici de la nature comme d'une sphereautonome ou la presence des hommes n'est perceptible que par laconnaissance qu'ils en produisent, c'est parce que les categories dontnous disposons pour decrire l'univers achuar sont figees depuis le« miracle grec ) dans un merne face-a-face conceptuel. Or, l'idee que lanature est le champ des phenomenes qui se realisent independarnmentdel'homme est evidemment completement etrangere aux Achuar. Pourceux-ci Ia nature n'a pas plus d'existence que la surnature, la vieilledistinction lucrecienne entre le reel et la chimere ne pouvant se concevoirque si l'on pose l'une comme le reflet de l'autre. Malheureusernent, lesconcepts que nous a Iegues la tradition sont marques d'un naturalismeimplicite qui incite toujours a voir dans la nature une realite exterieure al'homme que celui-ci ordonne, transforme et transfigure. Habitues apense.r avec les categories recues en heritage, il nous est particulierernentdifficile d'echapper a un dualisme aussi profondernent enracine. C'estpourtant ce qu'il faudra tenter pour rendre compte du continuum postulepar les Achuar entre les etres hum~ins et les etres de la nature.

La surnature n'existe pas pour l~s Achuar comme un niveau de realitedistinct de celui de la nature, car: tous les etres de Ia nature possedent

I

quatre especes de cervides communes ~ dans la region achuar, seul Ie daguet rouge estprohibe comme nourriture. Les trois autres especes sont d'une consommation legitimeet leur chair est me me fort prisee : suu japa (Mazama simplicornis}, ushpitjapa (Mazamabricenii} et keaku japa (Odocoileus gymI/o/is). Par consequent, si trois especes de cervidessur quatre sont des gibiers autorises - sans avoir pour autant disparu - si Ie tapir estchasse par certains 3 I'occasion et si la plupart des animaux tabous sont livrcs de temps3 autre aux chiens, on voit mal quel peut etre Ie ". benefice II ecologique et econorniquedes prohibitions alimentaires. Finalement, on s'etonnera de ce que Ross ne proposeaucune interpretation justifiant Ie bien-fonde ecologique de la prohibition alimentaireque les Achuar imposent sur certains petits animaux comme Ie singe-araignee, Ie tatoutuich (Dasypus sp.), I'opposum-Iaineux (Philander sp.), Ie tamandua ou Ie coati. Or,pour que son argument soit congruent, il faudrait non seulement que tous les grosanimaux rares et difficiles 3 debusquer ne soient jamais tues par les Achuar - ce quiest inexact - mais encore que tous les petits animaux dont la chair est comestiblesoient exploites comme nourriture, ce qui est loin d'etre Ie cas. En avan<;ant uneinterpretation soi-disant materialiste des tabous achuar fondee sur I'analyse des seulesnormes abstraites et non sur I'etude des conduites concretes, Ross verse beaucoup plusdans I'idealisme que les ethnologues structuralistes qu'il pretend combattre.

119

Page 64: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

quelques attributs de l'humanite, et les lois qui les regissent sont a peupres identiques a celles de la societe civile. Les hommes et la plupart desplantes, des animaux et des meteores sont des personnes (aents) doteesd'une arne (wakan) et d'une vie autonome. On comprendra mieux deslors l'absence de categories supra-generiques nornmees permettant dedesigner l'ensemble forme par les plantes ou l'ensemble forme par lesanimaux, puisque Ie peuple des etres de la nature forme conceptuellementun tout dont les parties sont homologues par leurs proprietes, Toutefois,seuls les humains sont des « personnes completes» (penke aents), en cesens que leur apparence est pleinement conforme a leur essence. Si lesetres de la nature sont anthropomorphiques, c'est parce que leurs facultessensibles sont postulees identiques a celles des hommes, merne si leurapparence ne l'est pas.

11 n'en a pas toujours ete ainsi ; dans les temps mythiques, les etres dela nature avaient aussi une apparence humaine et seulleur nom contenaitl'idee de ce en quoi ils allaient plus tard se transformer. Si les animauxd'apparence humaine possedaient deja en puissance dans leur nom Iedestin de leur animalite future, c'est parce que Ie referentiel commun atous les etres de la nature n'est pas l'homme en tant qu'espece, maisl'humanite en tant que condition. En perdant leur forme humaine, lesetres de la nature perdent ipso Jacto leur appareil phonatoire et done lacapacite de s'exprimer par Ie langage articule ; ils conservent neanmoinscertains des attributs de leur etat anterieur, a savoir la vie de la conscience- dont Ie reve est la manifestation la plus directe - et, pour certains,une sociabilite ordonnee selon les regles du monde des « personnescompletes ». La mythologie achuar est presque entierement consacree aurecit des conditions dans lesquelles les etres de la nature ont pu acquerirleur apparence presence. Tout Ie corpus mythique apparait ainsi commeune grande glose sur les circonstances diverses de la speciation, commeun enonce minutieux des formes de passage de l'indifferencie au differen­cie. Parmi ces mythes, il en est un qui presente un interet tout particulier,car il ordonne cIairement les animaux selon les categories de la societehumaine et il permet done de mieux comprendre Ie type de vie socialeque les Achuar attribuent aux etre de la nature.

Mythe de la guerre entre les animaux sylvestreset les animaux aquatiques

Autrefois les animaux etaient des gens comme nous ; les animaux de laforet, comme Ie tsukanka (toucan de Cuvier), Ie kerua (Ramphastos culminatus}, Iekuyu (Pipile pipile}, Ie mashu (Mitu tomentosa}, Ie shiik (barbu) etaient tous despersonnes et ils occupaient toute la surface de la terre. Dans l'eau il y avait denornbreux anacondas qui mangeaient les gens ; etant carnivores, leur haleine etaitfetide. Avec les anacondas, il y avait aussi beaucoup de crabes chunka (Potamonedulis}, des poissons wampi (Plagioscion squamosissimus) et des poissons tunkau

120

Les etres de la nature

(pimelolides), Ces creatures aquatiques etaient aussi des personnes. Les animauxde la foret ne pouvaient plus aller puiser de l'eau ni se baigner, car ils eraientsous la menace constante d'etre devores ; ils deciderent done de prendre les armespour faire 1a guerre au peupleaquatique. Les kl/Yl/ entreprirent de creuser uncanal d'ecoulcment pour evacuer toute l'eau du lac OU vivaient leurs ennemis etles combattre plus aisement. Mais I'anaconda leur envoya d'innombrables fourmiskatsaip qui se repandirentdans I'excavation et ils furent presque tous extermincs.Voyant cela, les mashu se reunirent en brandissant leurs lances pour les remplacer,mais comme ils n'etaient pas vaillants, eux aussi furent decimes. Ensuite vinrentles chiwia (agamis), nombreux et brandissant leurs lances; mais en depit de cclaI'anaconda les wait presque tous. C'est alors que tsukanka, Ie veritablernent« transperceur », vint a la rescousse avec de nombreux kerua pour creuser Iecanal avec des pieux. IIs creusaient tant et plus, et I'excavation s'agrandissait ; ilsse disaient les uns aux autres, « nous allons nous mesurer avec I'anaconda »,

Mais les fourmis katsaip en vahissaient le canal et petit a petit Ies terrassiers etaientcxrermines. Certains animaux de la foret etaient restes dans l'expcctative, ainsi Iemomot jurukman (Momotu momota}, I'oiseau piakrur (Monasa atra}, Ie shiik (barbu),Ie tatou tuith, Ie tatou shushui et l'arrnadillo geant yankunt. A ceux-la qui etaienttestes sans rien faire, la veuve de tsukanka fit honte. « Bien, dit alors .shiik, moije vais maintenant me mesurer a eux.» Shiik convoqua ses congeneres ainsi queles yankl/nt, ceux qui fouissent Ie sol, pour faire Yanemartln (affrontementceremoniel qui precede Ie depart en guerre). La veuve de tsukanka servait la bierede manioc fcrmentee aux guerriers et leur disait : « Vous etes de petits imbeciles,vous jouez les fiers-a-bras dans Yanemartin, mais vous allez tous vous faireexterminer ; mon mari qui etait un U transperceur " repute a pourtant ete tue etvous .qu'allez-vous faire?» Alors piakrur dit: «J'ai mal au ventre, je suismalade. » Les aut res l'exhortaient : « Ne fais pas semblant d'etre malade,. soisvaillant, vas-y piakrur ! » Le petit chef des shiik prit Ie commandement et dit au~ia~rur .de. rest:r sur place,. pu~s .il di~tr~bua les r~les : « ~oi. Ie yat/~l/nl t~ vasetnper, to! Ie jurukman tu vas etnper, 'to! Ie shushui tu vas etnper, to! Ie tuich tuvas etriper, toi Ie thuwi (cassique huppe) tu vas transpercer. » Puis ils partirentvers Ie lac; rnais comme ils n'etaient p~s en force, ils frappaient Ie sollourdementen marchant afin de donner l'illusion d'une troupe nombreuse. Entendant cela,les gens du lac se mirent dans une grande excitation; une multitude de poissonsvirevoltaient en battant bruyamment de la queue et I'anaconda faisait trembler laterre; tous disaient : « Affrontons-nous sur-Ie-champ ! » ; ils faisaient un affreuxtintammare. Alors Ie perroquet tseap-tseap (Pyrrhura me/anura) fit s'ecrouler Iepetit mur de terre qui separait encore Ie lac du canal et Ie peuple aquatiquecomrnenca a refluer sur la terre. Les animaux de la foret firent un grand massacrede poissons avec leurs lances et leurs machettes. 115 transpercaient les ennemistunkau qui se debattaient, sautant dans tous les sens, puis ils les enfilaient sur desperches. Les poissons wampi aussi ils les transpercaient. Les poissons kusum(anostomides) et les poissons. tsenku, qu'on ramasse en grand nombre dans lespeches a la nivree, ceux-Ia aussi ils les transpcrcaient avec leurs lances. L'anacondaaussi ils Ie transpercerent. Toute l'eau s'etant ecoulee, on vit grouiller unemultitude de crabes chunka, mais chuuii etait la avec sa lance fourchue et il lesclouait au sol, puis il les demernbrait. Unkum (cephaloptere) « Ie coupeur »,

coupait la tete des poissons et ses cheveux devenaient bleus. Puis il emportaitles tetes suspendues autour de son cou pour les fumer sur Ie feu et en faire de

121

Page 65: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

petites tzantza (tete reduite), Ainsi m'a conte rna mere Chinkias lorsque j'etaisenfant'.

Ce mythe jette un eclairage particulier sur Ie probleme des taxino­mies, car il met clairement en scene deux categories antinomiquesd'animaux : les erres aquatiques (anacondas, poissons, crustaces) et Iesetres sylvestres (oiseaux, tatous). La caracteristique essentielle des ani­maux aquatiques, en sus de . leur habitat, est d'etre des carnivores, etme me des anthropophages, puisque les animaux sylvestres sont h~mains.Si certains animaux du mythe, comme les poissons-crayons kusum, nesont plus presentement des devorateurs, c'est que les animaux sylvestresleur ont coupe la bouche et qu'ils sont done maintenant edentes.L'archetype de ces animaux aquatiques, et celui qui fait figure de chef,est l'anaconda panki, le plus dangereux des etres de la nature selon lesAchufr. L'anaconda est un puissant auxiliaire des chamanes et il estrepute vivre dans des excavations subaquatiques creusees dans les bergesdes cours d'eau; lorsqu'il devient furieux, comme dans le mythe, ils'agite terriblement et fait trembler la terre, provoquant ainsi des glisse­ments de terrain. L'anaconda etablit son emprise sur des creatures, qui,comme les fourmis katsaip, n'ont pas un habitat aquatique. Ces insectespartagent pourtant des points communs avec les etres aquatiques : leurdemeure est souterraine comme celIe de l'anaconda, ils ont des mandi­buIes dangereuses comme les pinces des crabes et ils sont reputescarnivores.

Les animaux sylvestres rnentionnes dans le mythe sont en revanchedepourvus de dents, mais munis d'appendices perforants (griffes ou bees)dont plusieurs se servent pour obtenir leur alimentation en fouissant ouen grattant, lIs vivent soit a la surface du sol (tatous, cracides, agamis),soit dans les strates les plus basses de la couverture forestiere, et aucunde ces animaux n'est capable de nager. Du point de vue des methodesde guerre, le mythe distingue bien entre les etres aquatiques devorateurset les animaux sylvestres etripeurs et transperceurs. Equipes de lancesreelles ou metaphoriques (toucan), ces derniers pratiquent la technique

3. II existe deux versions shuar publiees de ce my the (Pellizzaro 1980a: 167-215 etKarsten 1935 : 527-32) qui different des versions achuar en ce qu'elles accordent uneplace preponderante a la cerernonie de Ia tzontza (tete rcduite) organisee par ·Iesanirnaux sylvestres pour celebrer Ie massacre des animaux aquatiques, A part l'allusionaux tzantza de tetes de poissons realisees par unkum, notre version du my the est' muettea ce sujet. Ceci est fort comprehensible, dans la mesure OU les Achuar .ne pratiquentpas ordinairernent la reduction des tetes et ignorent donc Ie rituel realise par les Shuara cette occasion. La version recueillie par Ie R.P. Pellizzaro est particulierernent riche,car elle mentionne tres precisernent les circonstances a[a suite desquelles une vingtained'especes differentes d'anirnaux sylvestes adopterent leur apparence presente lors de lafete de tzantza.

122

Les etres de la nature

de mise amort culturellement acceptee dans les affrontements belliqueux.En ceci, ils se differencient des creatures anthropophages qui ne tuentpas comme des guerriers, rnais devorent leurs victimes ainsi que, parmetaphore, sont reputes le faire les charnanes.

Les protagonistes de cette guerre originelle n'y font pas preuve d'uncomportement fortuit. Ainsi, l'hommage posthume ernouvant rendu a lavaillance de tsukanlea par sa veuve est tres symptomatique de l'idee queles Achuar se font de la vie conjugale du toucan. On dit en effet que cesoiseaux forment des couples stables, le male et la femelle etant tresattaches I'un a I'autre. Lorsqu'un conjoint est tue, l'autre pleure de facondechirante pendant quelques jours, puis s'empresse de chercher unnouveau partenaire. Loin d'etre stigrnatise, ce comportement est consi­dere tout a fait legitime car un veuvage ne doit pas se prolonger,l'homme ne pouvant s'epanouir que dans le cadre du mariage. Lestoucans sonr ainsi per«us comme des modeles de felicite conjugale et ilsforment I'une des figures principales des incantations anent destinees araffermir l'entente entre epoux (voir Taylor 1983c). L'harmonie ducouple est indissociable de la sexualite et les prouesses erotiques attribueesau toucan convertissent cet oiseau en une matiere premiere privilegieepour la confection de philtres amoureux.

Cette conduite hautement socialisee du toucan est egalement attribueeau singe-laineux qui est repute suivre scrupuleusement les prescriptionsde l'alliance de mariage. Ce singe ne s'accouple en effet qu'avec sa seuleconjointe autorisee - dite waje dans la terminologie de parente - qui estpour .lui une cousine croisee bilaterale, En ceci, il s'oppose a d'autressinges comme les stentors, dont IJ vie sexuelle est, parait-il effrenee, carils n'hesitent pas a avoir un cOD;lmerce incestueux avec leur mere ouleurs soeurs. Le colibri s'oppose ~e la me me maniere au toucan, en cequ'il est taxe de donjuanisme impenitent et qu'il ne s'attache aaucune deses conquetes, Cette caracteristique du colibri est un fait notoire et d'unjeune homme qui multiplie les aventures arnoureuses on dira qu' « il faitle colibri » (jempeawai). La vie sociale des animaux ne se restreint donepas a leur seul passe mythique et certains d'entre eux ont conservejusqu'a present les conduites distinctives heritees de leur conditionanterieure. Si Ie mythe cherche a rendre raison de la speciation, iln'instaure pas pour autant une coupure definitive, puisque me me sousune nouvelle apparence, il est des animaux qui perpetuent les codes dela societe humaine. Mais, tout comme on rencontre parfois des individusdevergondes chez les Achuar, de meme certaines especes animales ternoi­gnent de leur asociabilite par un comportement bestial.

La vie sociale n'est pas uniquement reductible aux regles du choixd'un conjoint et elle implique egalement que soient maintenus des

123

Page 66: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

rapports de bonne intelligence avec des gens qui ne vous. so~t ~ue

lointainement apparentes, Cette exigence n'est ?ulle part plus. lmp.eratlv~que dans la guerre et Ie my the indique clairement les bienfaits qUIpeuvent etre retires d'une strategic d'alliance milita.ir~. Les, Ac~uaraffirment ainsi que certains animaux forme~t des assoclatlOn~ d?fe~slves

permanentes dont l'une des plus exemplaires est celIe qUI reumt l~s

toucans de Cuvier et les corbeaux yakakua. Les yakakua sont appeles« meres des toucans », la maternite denotant moins ici une dominationqu'une protection bienveillante non depourvue d'autorite..~e sont lesyakakua qui, parait-il, servent de chefs aux touc.ans, dirigent leursperegrinations et font fonction de guetteurs pour signaler .les dangers.Les yakakua ne sont pas comestibles et Ie puissant croassement par lequelils avertissent les toucans de l'approche d'un chasseur ne les expose doneaaucun danger. ., .

Cette association « maternante » prend parfois des formes tout a faitetranges. Ainsi les anopheles sont-ils reputes vivre sur un « animal-mere»ayant l'apparence d'un grand chien et dont ils constituent, e~ quel~~e

sorte, Ie grouillant pelage. IIs se nourrissent du sang de cette mere, qu ilssucent en permanence sans qu'elle en soit affectee, et se deplace.nt ensymbiose avec elle, Les maringouins tete ont aUSSI des su~ports,.vlvants

du meme type et la presence ou l'absence de ces deux especes d msectesdans une region donnee est attribuee parIes Achuar aux erranc~s

imprevisibles de ces meres exe~plai~es. L'ass~ci~t~o~ se re~lise parfoisentre un animal et un vegetalet Ion die que les icterides chuwi conversentlonguement avec les arbres sur lesquels ils projettent de s'installer encolonies. C'est seulement lorsqu'ils sont assures que l'arbre tolerera leurpresence qu'ils viennent s'etablir et tisser leurs nids en forme de

A

bours~s.

Les chuwi sont tres sedentaires et l'arbre gagne l'assurance de n'etrepomtabattu, car un chasseur preferera venir Ie visiter regulierernent pour unaffUt profitable que de Ie faire chu~er pour y ~enicher les ~isillon~. ~uant

aux chuwi, its recoivent, semble-t-il, la garantie que leur hote maintiendradans toute sa ferrnete les branches sur lesquelles ils accrochent leursguirlandes de nids. Dans c~s associations, l'ho~me rep~es~nte s~uven~ letroisieme terrne, le denominateur commun qUI rend 1umon necessarre,soit parce qu'il constitue une menace, soit parce qu'il est lui-meme uneproie alternative. . .

II en est clairement ainsi dans certaines associations qUI ont pourfondement des complicites dangereuses. Par exemple, l'inoffensif dauphi?boutou est repute servir de rabatteur a son compere l'anaconda; ilemporte, en effet, les baigneurs malchanceux dans les profondeursaquatiques ou il les livre a la voracite du gra?d serpent. Ce c~uple

malefique est lui-meme associe aun groupe d'animaux dont la cohesion

124

1I Les ctres de la nature

est assuree par leur commune obedience aux Tsunki, les esprits des eaux.L'anaconda, Ie dauphin, le jaguar melanique, la tortue d'eau et Ie caimannoir sont les animaux familiers de ces esprits aquatiques, qui deIeguentparfoisaux chamanes les plus dangereux d'entre eux (anaconda etjaguar)pour les assister dans leurs entreprises criminelles. Si l'ethos et les modesde sociabilire de certains animaux trouvent souvent leur fondement dansdes mythes specifiques, il est loin d'en etre toujours ain~i. Le comporte­ment humain irnparti aux etres de la nature est une maniere commodepour les Achuar de synthetiser dans des regles universelles les fruits del'observation empirique constante des differentes interactions au sein dela biosphere. Enattribuant aux animaux des comportements calques surceux des hommes, les Achuar se donnent un langage accessible pourexprimer toute la complexite des phenomenes de la nature. L'anthropo­morphisation des plantes et des animaux devient alors tout autantlamanifestation d'une pensee mythique qu'un code metaphorique servant atraduire une forme de « savoir populaire ».

II n'est evidemment pas question ici de passer en revue la totalite desconduites sociales que les Achuar discernent chez les etres de la nature.II est neanmoins loisible de s'interroger sur les principes qui gouvernenttant la sociabilite des creatures et phenomenes naturels que les rapportsentretenus par ces derniers avec la sphere proprement humaine des« personnes completes I). En assurant que tous les etres de la nature sontdotes d'une ame par les Jivaro, Karsten peut subsumer l'ensemble desrepresentations indigenes du monde physique dans la categoric fetiche dela « philosophie animiste » (1935 : ~71-85). Or, cette universalisation desessences constitue sans doute un,e simplification des modalites tresdiverses selon lesquelles les Achuari concoivent l'existence spirituelle des. d Iammaux, . es plantes, des astres et des meteores, Au sein d'un vastecontinuum de consubstantialire postulee, il existe en effet des frontieresinternes, delimitees par des differences dans les manieres de communi­quer. C'est selon la possibilite ou l'impossibilite qu'ils ont d'instaurerune relation d'echange de messages que tous les. etres de la nature, ycompris les hommes, se trouvent repartis en categories etanches.

Inaccessibles dans leur periple cyclique, les corps celestes sont muetset sourds aux discours des hommes. Les seuls indices qu'ils livrent deleur exist~nce spirituelle sont ces signes physiques que les Achuarmterpretenr comme autant de presages ou de reperes temporels. Lisiblespar tous, ces messages ne sont destines a personne en particulier. Lesastres sont bien des personnes au comportement previsible, mais surlesquel les hommes ne sauraient influer. Le my the introduit ici tinerupture entre le monde d'en-haut et Ie monde d'en-bas, toute commu­nication entre ces deux etages ayant ete irreversiblemenr interrornpue

125

Page 67: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

depuis que fut coupee la liane qui Ies reliait jadis. ~n ,rev~nche, certainsrneteores nouent avec les hommes des rapports tres etroits, co~me ent ' . e l'exempIe du tonnerre. Pour les Achuar, la foudre, charimp, estemOign ..conceptuellernent separee des grondements loi?tain du t~nnerre, Ip~am~t.

Charimp vit dans la terre, d'ou il emerg~ parfois e~ un devastateur ecl~u,

peem, pour faire taire ses fils ipiamat qUi font du tmtammare dans le c~el.

Chaque homme est pourvu d'un ipiamat personnel ?ont la fonc~lOn

principaIe est de prevenir ses parents m~sculins, lorsqu u ~st. m~,nace demort. 11 s'agit, en quelque sorte, d'un. s~gnal. ~ alarme. qui se declenche. de damment de la volonte de celui a qUi il est utile. Le rapport dem epen " .. . "1'communication s'effectue ici de maruere indirecte, pUlsqu I n y a auc,uneinformation echangee entre la personne ipiamat et l'homme qu elIesurveille, Ie grondement du tonnerre etant Ie vecteur autonome versautrui d'un message qui n'a pas ete formule,

Les relations qui s'etablissent entre les hommes, les plantes et Iesanimaux sont beaucoup plus complexes, car differents modes de c~mmu­

nication sont employes par les uns et par les autres selon les c~rco.ns­

tances. De merne que les Achuar s'expriment par un la~ga?e ~a:~lCuher:

chaque espece animale dispose de son prop~e. langage ~UI 1~1,a etc umparnlors de l'acquisition de son apparence defimtlve. Certams elements de ceslangages specifiques sont comprehensibles par les ~chuar, dans la ~esure

'ou ils expriment de fa«on stereotypee des sentiments c.onventlOnnelsconnus des humains : peur, douleur, joie, amour... Le regrstre de toutesles especes comporte done, en principe, un me~~ag: sono~e t~pe,

, fi I: de cris ou de chants appropnes a des situanonsaccompagpe par 0 s , .particulieres. Chaque espece animale ne peut d'autre part s e~pnmer quedans le langage qui lui est propre, encore que Ies ho~me~ soient capablesd'imiter les messages sonores des animaux et qu ils sen servent, pa~

. pIe pour les attirer ou ne pas les effaroucher dans la chasse aexem , . hurnai d tl'approche. Toutefois, et ala difference des divers langages u~ams onl'existence est connue des Achuar - langages qui so~t tra~uctlbles e~t~e

eux et permettent un echange de sens pour peu quo on art p~ acquenrleur maitrise - le langage des animaux est reproductible phomquement,ou par le biais d'un appeau, mais il ne permet pas de con~erse~ avec

U II Y a done de nombreux cas ou le message sonore est moperant :e x. , 1 haucune espece animale ne parle Ie langage d'une autre espe.ce, es om~es

ne peuvent qu'imiter certains elements du langage des a?lmaux sans etrecapables de leur transmettre par ce biais des infor~ations ; quant auxplantes, elles n'emettent aucun signal sono~e perceptIbl~.

Si les etres de la nature peuvent neanmoms commumquer ~ntre eux etavec les hommes, c'est qu'il existe d'autres moyens d~ se. f~l~e ,ente~dre

qu'en emettant des sons audibles a l'oreille. L'intersubJectlvlte s expnme

126

Les etres de la nature

en effet par le discours de !'ame, qui transcende routes les barriereslinguistiques et convertit chaque plante et chaque animal en un sujetproducteur de sens. Selon les modalites de la communication a etablirce discours de l'ame peut prendre plusieurs formes. En temps normal:lcs hommes s'adressent aux plantes et aux animaux par des chantsincantatoires qui sont reputes toucher directement le coeur de ceuxauxquel ils sont destines. Bien que forrnules en langage ordinaire, ceschants sont inteHigibles par tous les etres de la nature et nous auronssou vent au cours de ce travail l'occasion d'examiner leur mode defonctionnement et leurs contenus (voir notamment les chapitres 5 et 6).Cette espece de meta langue chantee est egalemenr employee par lesdiverses especes animales et vegetales pour communiquer entre elles etsurmonter ainsi la malediction solipsiste des langages particuliers. Maissi les hommes dans l'etat de veille consciente sont capables d'emettre desmessages vcrs les plantes et les animaux, ils ne sauraient en revanchepercevoir ni les informations que ces etres echangenr ni les reponsesqu'on leur adresse, Pour qu'une veritable relation interlocutive puisses'etablir entre les etres de la nature et les hommes, il faut que leurs amesrespectives quittent leurs corps, se liberanr ainsi des contraintes mate­ricHes d'enonciation qui les enserrent ordinairement.

Les voyages de !'arne se realisent principalement au cours des reyes etlors ~es transes provoquees par des decoctions hallucinogenes a base deDatura (maikiua) ou de Banisteriopsis (natem). Les chamanes sont particu­lierernenr aptes a controler ces peregrinations de leur double conscient,c~r ils on,t une grande expe~iencel pratique du dedoublement. Mais cen est pas la un apanage exclusif alepr fonction et n'imporre qucl individu,h~mme, fe~~e ou ,enfant, e.st .c~pa?le .dans certaines circonstances defaire franchir a son arne les lirnites etroites de la corporeite, afin de semettre en relation dialogique directe avec le double d'un autre etre de lanature, qu'il soit homrne, planre, animal ou esprit surnaturel. Toutefois,et contrairement a l'interpretation de Michael Harner (1972 : 134), il neno us semble pas qu'on puisse opposer absolument Ie champ OU semeuvent les doubles dematerialises au domaine ordinaire de la veilleconsciente. Harner soutient en effet que les Jivaro shuar se represententl'univers normal cornme un mensonge et une illusion, puisque seulpossederait une realite ce monde des forces surnaturelles accessible lorsdes voyages de !'arne. L'evenementiel quotidien serait alors un reBet descausalites structurantes qui operent de maniere occulte dans la sphere dela surnature. En attribuant aux Jivaro cet idealisme de type platonicien,Harner n'est pas loin de convertir leur conception du monde en unrealisme des essences dans lequcl Ie travail philosophique serait remplacepar la prise de drogues hallucinogenes. Or, c'est plutat une logique duo

127

Page 68: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

discours qu'une metaphysique de l'etre qu'il faudrait convoquer ici pourcomprendre le statut des differents etats de conscience.

11 n'y a pas chez les Achuar un monde des idealites pures separe d'unmonde des epiphenornenes, mais deux niveaux dis tincts de realite ins­tau res par des modes dis tincts d'expression. Ainsi, lcs animaux aveclesquels on conversait dans un reve ne disparaissent pas pour autant duchamp des perceptions lorsqu'on est eveille ; leur langage devient simple­ment incomprehensible. La condition de l'existence de l'autre dans l'undes plans de realite se resume done a la possibilite ou a I'impossibilited'etablir un dialogue avec lui. Le dialogue est en effet la forme normaled'expression langagiere chez les Achuar, qui adressent toujours leurdiscours a un interlocuteur particulier, quel que soit le nornbre d'indivi­dus formant leur auditoire. Mais lc parler normal des « personnescompletes» - codifie en de multiples types de dialogues rhetoriques ­est impuissant a toucher l' entendement du reste des etres de la nature. 11faut donc se placer a un autre niveau d' expression pour atteindre cetautre niveau de realite dans lcquel le langage ordinaire est inoperant, 11importe peu ici que ce metalangage soit identique au parler quotidien,car ce qui lcrend foncierernent different, c'est le changement desconditions subjectives d'enonciation. 11 ne s'agit pas d'une philosophieexistentielle qui fonderait le moi et l'autrui par l'intersubjectivite realiseedans Ie langage, mais bien d'une facon d'ordonner le cosmos a travers laspecification des modes de communication que l'homme peut etabliravec chacune de ces composantes. L'univers perceptible est donc concupar les Achuar comme un continuum a plusieurs facettes, tour a tourtransparentes ou opaques, eloquences ou muettes, selon les voies choisiespour les apprehender. Nature et surnature, societe humaine et societeanimale, envcloppe rnaterielle et vie de l'esprit sont conceptuellement surun me me plan, mais methodologiquement separees par les conditionsrespectives qui gouvernent leur acces,

128

II

Faire, savoir-faireet satisfaire :

du bon usage de la nature

Page 69: Descola -  La nature domestique.pdf

Introduction II

Page 70: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Les Achuar tendent constarnrnent vers l'atomism~ eclate et fractio,~n~l

qu'engendre une vie sociale tout entiere construite auto~r d~ Ild.eed'autonornie ; dans l'ordre spatial, cette profonde t.endance a la ?lSS0Cla­tion se traduit tout naturellement par un eparplllement. ,e~treme desmaisons, Seule unite immediaternent perceptible de l~ societe .achuar, larnaison et son territoire offrent une image exernplaire du microcosmeelos dans lequel Aristote voyait s'illustrer les vertus h?norabl.esdel'oikonomia. Dans ce petit monde de l'autarcie, la reproduction ~oclale etmaterielle de chaque maisonnee isolee n'est v~,cue com~e ree,llementharrnonieuse - « naturelle » disait Aristote - qu a la condition d exel~re

l'accumulation et de minimiser les contraintes necessairernent engendreespar le commerce avec les autres,

Certes, l'autarcie absolue esr un mythe et elle n'existe pas plus dan.s laforet que dans la polis; mais elle marque si .~ortement de ,son :mpremtela representation achuar du bien-vivre (shllr waras) , qu o,n 1accepteracomme une hypothese de travail provisoire permettant de decouper notre

dornaine d'objet. . . . 1 u.

Pour prevenir tout malentendu, soulignons toutefois que a preem~­

nence thernatique accordee dans ce travail a~'etud~ de ~'e~onoml~

domestique ne prejuge en aucune facon d'une orientation ~heor~que. SIl'ordre de l'oikonomia - ou, si 1'0n veut, de la reproductIo,n sl~ple ­gouverne effectivement le fonctionnement apparent ?u sy~t~me ec~no­

mique achuar, il n'en reste pas moins que le paradigrne .ICI ad?pte del'autosuffisance de. chaque maisonnee est une sorte de fiction met~odo­

logique. En effet, l' « economie domestique » est,pou: n.ous une simplenotion descriptive et non un concept theorique, c est-a-due .que .nous nel'entendons pas comme le critere d'un eve~tuel stade. hlsto~lque d.udeveloppement economique (mode d~ production domestique, econorme·naturelle ou economie de l'oikos), mars comme un ter~e commode pourdesigner la configuration des facteurs de. production et leur ,m~~e

d'adequation aux pratiques de consornmanon, dans ,Ie cadre d umtesdomestiques presentees comme autonomes par hypothe~e. .

Si tant est que, des maintenant, une etiquette fut reqm~e pour quahfie:cette economie domestique de la maisonnee, nous pournons renvoyer aces anciens Germains, isoles eux aussi dans leur gra~de syl:e .et dontMarx ecrivait, dans les Formes qui precedent la productIOn cap,tallste, .que« la totalite economique est au fond contenue dans chaque malsonindividuelle qui forme pour elle-meme un cent~: autono~e de prod~c­

tion » (CERM 1970 : 192). Dire que cette deuxleme partIe a P?ur. obJe~

« l'economie domestique» achuar, c'est donc une fa~on de slgmfier anouveau que, dans les Iimites imparties a ce. trava~l, ~ou~ e~cluo~s

delib~rement la sphere des rapports de reproductIOn, c est-a-due a la fOlS

132

rI

-JII

II

~

Introduction II

les formes de renouvellement des forces vives du travail et les rapports- intentionnels et inintentionnels - qui s'etablissenr entre les unitesdomestiques dans l'appropriation de la nature.

En Iimitant cette section a l'etude de ce que nous appelons « [e bonusage de la nature I), nous n'entendons pourtant pas nous assigner ladescription de ce que l'on appelle communement la sphere de la subsis­tance. Nous voulons plutot tenter l'analyse de la combinaison specifiqusoperee par les unites domestiques achuar entre un systerne de ressourceset un systerne de moyens. Faisant donc abstraction provisoirement desrapports qui lient les hommes entre eux dans leur mode d'occupationd'un territoire et feignant, par methode, de croire que I'inceste gouvernela reproduction de la force de travail, nous visons dans cette section adecrire les proces de travail et leur armature technologique materielle etideelle - le faire et le savoir-faire - et a mesurer la producavire du travaila l'aune des besoins fixes par la hierarchie achuar des valeurs _ Iesatisfaire. Ces deux entreprises sont, d'ailleurs, indissociabl~s, puisqueproduction et consommation ne sont que deux faces d'un me me proces,On aura ainsi aisement reconnu que l'etude du « bon usage de lanature I), c'est essentiellement la description de ce que, dans Ie langagede Marx, on appelle « nature des forces productives », c'est-a-dire cetelement constitutif de tout mode de production dont la connaissancedetaillee est indispensable si 1'0n veut entreprendre u.pe anthropologieecoriomique qui soit autre chose qu'une morphologie abstraite desrapports de production.

L'economie domestique se dep~oie a partir de la maison et c'est a cettetautologique evidence qu'il faut se rendre lorsqu'on decide d'un ordred'exposition. Notre description ides modes d'usage de la nature seconforrnera done au modele ethnographique classique des Zones concen­triques - maison, jardin, foret .,.., modele qui est ici homologue a larepresentation achuar de la segmentation de l'espace. Outre sa conforrnitea une logique de decoupage de l'univers physique en secteurs desocialisation decroissante, cet ordre d'exposition possede Ie merite derespecter 1'adequation entre la demarche de connaissance et la restitutiondes resultats de cette, demarche. En effet, <;'est a la materialite minutieusede l'etiquette domestique que 1'0bservateur novice est d'embIeeconfronte. C'est aux techniques de transformation de la nature qu'il sefamiliarise lorsquela communication verbale est encore pleine d'em­buches; c'est a leur mesure quantitative qu'il trompe son impatiencedurant ces nombreux mois OU il desespere de jamais recueillir un mythe.Lorsque Ie jardin semble avoir devoiIe to us ses mysteres, il est tempsalors de franchir la mena~ante lisiere de la foret et de tenter d 'y chasserpour son propre compte. L'evolution de l'enquete sur Ie terrain prend

133

Page 71: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

ainsi la forme d'un detachernent progressif des mirages de la securitedomestique et il n'est peut-etre pas rhetorique d'y faire droit en tentantde reproduire dans l'analyse le mouvement de connaissance qui l'accom­pagne.

134

4Le monde de la maison

Page 72: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

La maisonnee est l'unite minimaIe de la societe achuar et c'estegalement la seule qui soit explicitement concue comme une formenormative de groupement social et residentiel. En raison de la fluiditeextreme des contours categoriels d'un systerne de classification socialefonde uniquement sur des principes prescriptifs de mariage et sur desenchevetrernents de parenteles non bornees, la maison - et la circonscrip­tion sociale temporaire qu'elle opere dans son enceinte materielle ­represente le seul principe effectif de cloture au sein du systeme socialachuar. Entre la rnaisonnee et le groupe tribal, il n'existe, en effet,aucune forme intermediaire de groupement social et territorial qui soitfonde sur un principe d'affiliation explicite, univoque et permanent. Bienque le concept me me d'unite domestique n'existe pas dans le lexiqueachuar, la maisonnee represente ainsi l'unite fondamentale d'un universsocial en forme de nebuleuse, d'ou sont absents les decoupages encorporate groups, en villages ou en groupes d'unifiliation.

Unite residentielle isolee de production et de consommation, la mai­sonnee constitue un ensemble ideologiquernent replie sur soi, riche d'unesociabilite intime et libre qui contraste fortement avec le formalismeprevalant dans les rapports inter-maisonnees. Une maisonnee est toujoursformee d'une famille , parfois nucleaire mais Ie plus souvent polygyne,augmentee, selon les cas, de gendres residents et de membres singuliersde la parentele du chef de famille ou de ses epouses. Ces parentssatellites, generalement des veuves et/ou des orphelins, sont recueillis surle .principe d'un rapport direct de consanguinite ou d'alliance avec l'unou l'autre des elements qui forment la famille composee, C'est dire qu'endehors de la longue periode de residence uxorilocale des jeunes couples,il est exceptionnel que deux familles, surtout polygynes, occupent entemps normal la rneme maison pendant tres longtemps.

Meme dans le cas d'une residence uxorilocale prolongee, d'ailleurs, onne peut parler d'une maisonnee plurifamiliale que dans une acceptionpurement descriptive. En effet, le rapport etroit de subordination quiregit le statut du gendre semble individualiser sa presence et gommerl'autonornie de la cellule familiale dont il est le pivot. En ce sens, laposition d'un gendre dans la maisonnee achuar se rapproche beaucoupplus de celIe d'un parent satellite non marie que de celIe d'un chef defamille ordinaire ; il apparait plutot comme une sorte d'extension de lafamille de sa femme que comme l'axe d'une deuxieme famille juxtaposeea celle-ci.

Les Achuar semblent ainsi particulierement retifsa cette forme deconvivialite qui permet la vie communautaire dans les I grandes malocasplurifamiliales du Nord-Ouest amazonien. Ils ne se font pas prier poursouligner emphatiquement les nombreuses causes de friction qui pour-

136

Le monde de la matson

raient surgir d'une cohabitation trop prolongee de deux familles : que­relIes d'enfants degenerant en querelles entre leurs parents respectifs,tentations d'adultere, disputes de pre seance entre chefs de famille d'unstatut necessairement egal, jalousies reciproques causees par des succes ala chasse ou dans la culture des jardins, etc. II arrive parfois que deuxfreres ou deux beaux-freres fassent maison commune pendant une courteperiode, mais c'est la generalement un accommodement provisoire,destine a abriter l'une des deux familles pendant le temps necessaire a laconstruction de sa nouvelle maison dans un site voisin.

Les cas de parasitisme social sont absolument exceptionnels, carl'homme marie qui obtient l'hospitalite permanente d'un des membresmasculins de sa parentele se place a son egard dans ce me me rapporttacite de tutelle que celui qui caracterise les relations de gendre a beau­pere. L'absence d'autonomie et d'independance que denote la libreacceptation de ce statut est concue comme un tel aveu de faiblesse et demanque de confiance en soi qu'il autorise generalement les hommesadultes a se comporter librement avec le parasite et a lui faire sentir,sous le formalisme de l'etiquette, qu'il a retrograde dans la categoric desadolescents celibataires. Meme des handicaps physiques assez lourds nesont pas consideres comme suffisamment incapacitants pour permettre leparasitisme. C'est ainsi, par exemple, que deux familIes de sourds-muets- un couple de sourds-muets sans enfants et un couple avec des enfantsdent seulle chef de famille etait atteint - occupaient chacune leur maisonp'ropre et ne manifestaient en rien une difference qui aurait pu lesretrancher de leur position independante, On peut done dire que, lorsquedeux familles occupent la m~me maison pendant longtemps, il y atoujours a la racine de cette cohabitation un rapport de subordinationstatutaire ou acquis (gendre/Iieau-pere et, exceptionnellement, perc/filsmarie et hote/parasite), meme, si ce rapport n'est pas toujours perceptibledans le seul systeme des attitudes.

Cette composition generalement unifamiliale des .maisonnees se modi­fie completement lors des periodes d'hostilites ouvertes qui marquent ledeveloppement des conflits intratribaux. Dans ces mornents-la, plusieursfamilles liees par des rapports etroits de consanguinite et d'affinite seregroupent dans une seule maison, fortifiee par une haute palissade, afinde se mettre a I'abri lors des phases les plus meurtrieres d'un conflit ; laplanification d'attaques concertees et Ia defense collective sont plus aiseessi Ie groupe factionnel de parents est reuni sous un meme toit. Duranttoute cette periode - qui n'excede jamais trois ou quatre ans - la maisonfortifiee peut ainsi abriter jusqu'a soixante ou soixante-dix personnes 1.

1. La frequence des conflits intratribaux est cause de ce que l'habitat regroupe en maison

137

Page 73: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Le ferment unitaire que produit le sentiment de partager des dangers etdes ennemis communs empeche generalement que les petites frictionsinevitables de la vie quotidienne ne se transforment en motifs de conflitsouverts au sein de la maisonnee elargie.

II n'est pas rare que certains sites regroupent deux ou trois maisonsrapprochees (c'est-a-dire dans un rayon n'excedant pas deux kilometres),formant ainsi un petit noyau d'habitat ou les rapports d'entraide et de'visite sont plus cristallises qu'a l'ordinaire. Ces agregats de maisons sontarticules autour de relations directes de consanguinite et/ou d'alliance(groupe de freres, groupe de beaux-freres ou paire gendre/beau-pere),mais leur proximite spatiale et sociale n'implique en aucune facon - sauf,tres partiellement, dans Ie dernier cas - une mise en commun desressources et des capacites :de chaque maisonnee, Ces agregats sontd'ailleurs rarement durables ; les-preventions qui s'attachent a la cohabi­tation au sein d'une me me maison s'etendent aussi aux rapports devoisinage trop etroits, tant il est vrai que l'unite domestique achuar, danssa reaffirmation permanente d'independance, ne peut marquer sa diffe­rence que dans une relative solitude. En regle generale, done, chaqueunite residentielle correspond a un groupe domestique autonome deproduction et de consommation, quelle que soit par ailleurs la nature deson implantation topographique. Qu'une maison soit integree a un petitagr,egat residentiel ou qu'elle soit en situation particulierement isolee(c'est-a-dire a plus d'une demi-journee de marche ou de pirogue d'uneautre maison), c'est toujours l'unite domestique qui fournit le cadreimmediat, sinon deI'appropriation, du moins de la transformation de lanature.

fortifiee puisse apparaitre a l'observateur ,occasionn~1 c0'!lme la forme do~inante

d'etablissement humain chez les Achuar. C est ce qUi explique probablement I erreurde Harner, lorsqu'i1 erablit une difference marquee entre la compositio~ des. groupesdomestiques chez les Shuar et chez les ~chuar : ~' The pe~manent matrilocality [chezles Achuar] results in household populations considerably ~~ excess of those norn~al1y

found among the Jivaro [shuar]» (Harner 1?72: 221). ~ 11 est exact que la mal~on

fortifiee plurifamiliale est une forme de resldenc~ relativernent c~~rante, el1~ nesttoutefois qu'une forme derivce par rapport ala rnaisonnee monofarniliale. Pa,r ailleurs,la residence matrilocale n'est pas permanente chez les Achuar, tout en etant plusprolongee que chez les Shuar,

138

Le monde de la maison

Les elements architectoniques

Se distinguant clairenient de la foret environnante, Ie domaine habitese deploie selon trois cercles concentriques qui forment autant de paliersdecroissants dans l'entreprise de faconnernent de l' espace. Bien que ledefrichement et la plantation d'une clairiere soient chronologiquementanterieurs a l'erection d'une maison, c'est la presence de celle-ci, au coeurdes jardins, qui symbolise I'occupation humaine ; c'est elle qui forme lepoint logique a partir duquel ses habitants balisent l'espace. La maison,[ea, est entouree par une grande aire, aa (le « dehors-autour »), soigneu­sement desherbee et ornee <;a et la de petits buissons de plantes medici­nales et narcotiques, d'arbres fruitiers et de palmiers chonta. Cette aireest elle-merne ceinturee par le ou les jardins, aja, bordes par des rangeesde bananiers, avant-postes de la culture qui semblent contenir a grand­peine l'avancee de lao foret, ikiam.

La maison est toujours erigee sur une terrasse plane, Iegerement eneminence, et dans l'immediate proxirnite d'une riviere ou d'un lac.Lorsque le devers du talus. qui rnene a la riviere est par trop abrupt, lechemin est consolide par une serie de rondins en escalier qui permettentl'acces a l'eau sans courir le risque de glissades perilleuses, Pour desraisons defensives, les Achuar evitent toutefois de construire directementleurs maisons sur la berge d'une grande riviere navigable en pirogue;lorsqu'ils s'etablissent pres d'un fleuve, ils choisissent de preferencedes sites en bordure de bras secondaires ou, mieux encore, des petitsaffiuents a quelque distance du pras principal.. ~ans ce dernier ~as, lespirogues seront amarrees au bord du bras principal et un chemm seraarnenage entre le port et la maison, laquelle restera invisible depuis lefleuve. I

Bien que les Achuar soient en general des nautoniers tres experts etqu'ils preferent, quand l'alternative est possible, un trajet en pirogue aun trajet a pied, ils aiment mieux, pour leur usage domestique quotidien,les petites rivieres peu profondes, a I'eau claire et au courant regulier, Eneffet, les crues brutales des fleuves et des grandes rivieres rendent lesbaignades parfois tres dangereuses, notamment pour les enfants quipassent une grande partie des heures chaudes a barboter dans l'eau. Lesgrands cours d'eau, sont en outre completernent opaques, dissimulantainsi aux regards leurs hotes les plus nocifs : la tres dangereuse raievenimeuse kaashap (Potamotrygon hystrix) , le gymnote tsunkiru et l'ana­condapanki. Ce dernier, bien qu'infiniment plus rare que la raie, estconsidere par les Achuar comme le danger principal et omnipresent desfleuves en raison des pouvoirs surnaturels qu'on lui attribue. Enfin, unleger eloignernent des grands cours d'eau de I'habitat riverain permet de

139

Page 74: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde de la maison

10. Plan au sol d'une maison achuar (haut Pastaza)

labOrllolr. dB graphlqu•. EHESS

ETSA.AKATI(occ'tJenl)

ETSA TAAMU of' TSUMU(od,nl) I II (oval)

VI

2JUtP':::J VI

III IIIV

VI ;;\ilVI

quotidien de sa seule famille et permet ainsi d'accommoder avec munifi­cence de multiples visiteurs.

La dimension que l' on veut donner a une maison est facile adetermi­ner, car elle decoule entierernent de l'espacement entre les quatre ou sixpiliers porteurs, paeni, qui forment Ie soutien de toute la charpente ; plusles cotes d~ carre ou du rectangle qu'ils delimitent sur Ie sol sont longs,plu~ la matson ,sera gra.nde.. Les dimensions les plus courantes pour unematson sont dune qumzame de metres de long, sur une dizaine demetres de large et cinq ou six metres de haut. Certaines maisons,toutefois, sont particulierernent spacieuses, telle celle dont Ie plan estreproduit dans Ie document 10 ; elle mesurait vingt-trois metres d~ long,sur douze metres de large et sept metres de haut, et abritait vingtpersonnes de facon permanente.

* Les meubles er ustensilesne sent pas ;\ I'echelle..

rendre apeu pres supportable la presence insistante des anopheles manchuet des maringouins tete qui infestent leurs berges.

La maison achuar est une vaste et harmonieuse construction de formea peu pres elliptique, generalement depourvue de parois externes - cequi per met une ventilation continue de l'espace habite - et coiffee par unhaut toit dont les deux pans droits lateraux et les deux extremites endemi-cercle descendent jusqu'a hauteur d'homme. Lorsque Ie chef defamille estime qu'une situation conflictuelle generatrice d'insecurite s'estdeveloppee dans la region ou il habite, il preferera malgre tout fermer lamaison par une paroi, tanish, formee de grosses lattes verticales en boisde palmier tuntuam ou uwi, rattachees ades traverses longitudinales, elles­memes fixees aux poteaux qui soutiennent l'avant-toit. Lorsque l'insecu­rite se transforrne en menaces precises d'attaques, une palissade, wenuk,d'environ trois metres de haut, -est erigee tout autour de la maison, selonIe meme principe de construction que celui des murs, les poteaux desou tenement etant formes de pieux tres profondernent fiches en terre.Les lattes utilisees pour Ie wenuk sont toutefois beaucoup plus epaissesque celles des parois de la maison, et totalement jointives, afin de nelaisser aucun interstice par lequel un attaquant pourrait tirer un coup defeu dans la maison. La palissade est quelquefois entierement doubleed'une autre rangee de lattes sur sa face interne, afin de renforcer lasolidite de la fortification.

. L'acces aune maison Iermee par des murs ou par une palissade se faitpar des portes planes et rectangulaires, waiti, generalement faconneesdans un arbre wampu (Ficus insipidia) et pivotant sur deux tenons mena­ges aux' extremites de l'axe lateral. Ces tenons s'emboitent dans deuxpieces de bois qui forment respectivement un linteau et un seuil.: lesmontants verticaux de la porte etant constitues, selon la situation decelle-ci, par deux poteaux de soutenernent de l'avant-toit, ou par deuxpieux de la palissade. Les portes sont barricadees de l'interieur pendantla nuit, soit par des traverses mobiles, soit par un pieu en etai fiche dansIe sol.

Les dimensions de la maison et son degre de finition dependent del'envergure socia Ie et du nombre d'epouses du chef de famille quil'occupe ainsi que de l'importance de la rnain-d'ceuvre qu'il est capablede mobiliser pour sa construction. L'arnbition de tout homme adulte estd'avoir de nombreuses epouses, de nombreux gendres, un maisonspacieuse et de grands jardins qui pourront produire, en abondancel'indispensable biere de manioc, nijiamanch, dont il abreuvera ses invites.C'est dire que la taille de la maison est run des indices qui permettentde reconnaitre .un juunt (<< grand homme »), Sa demeure est toujourssensiblemenr plus vaste qu'il n'est vraiment necessaire pour l'usage-

140 141

Page 75: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestiqueLe monde de la matson

Guide de lectureCours superieur du rio Pastaza, rive sud, au confluent du rio Sasaim.

Composition de la maisonnee :

ob

k

oc

m n o p q

Les deux types les plus courants de maison sont naweamu jea [« matsona pieds I), c' est-a-dire avec des poteaux lateraux) et tsupim jea (<< maisoncou pees », c'est-a-dire sans poteaux lateraux), Celle-ci est plus petite quela precedence par l'extension de son toit, toutes deux partageant, parailleurs, la merne structure de charpente (voir les schemas de charpentedoc. 11 et 12). Un troisierne type, iwianch jea (« maison mauvais esprit ») 2,

est relativement rare et se distingue des deux autres en ce qu'il a une formenon plus elliptique mais conique ; ce genre de charpente est parfois adoptepar des jeunes couples isoles pour la grande facilite de son arrnement.

La construction de la maison ne s'opere pas a partir d'une representa­tion fonnelle prealable ; la selection des materiaux, leur facon et leur

u 11. Schema de la charpente d'une maison de type naweamu jea

2. Le nom iwianth jea fait reference a la forme conique du Sangay itunkutua en shuar), unvolcan dominant la cordillere orientale des Andes et situe aux confins du territoireshuar. D'apres une croyance introduite chez les Shuar par des missionnaires catholiques,Ie volcan Sangay, d'ou s'echappent regulierement des fumerolles, serait l'enfer, c'est-a­dire Ie sejour des ames wakan des indiens non convertis, lesquels recevraient apres leurmort un chatirnent eternel dans Ie feu du cratere et se transformeraient en demonsiwianth. Cette notion syncretique date probablement du debut du siecle (elle est dejanotee par Karsten 1935: 382 et confirrnee par Harner 1972; 203), rnais die n'acommence a atteindre les Achuar que tres recemment et d'une facon tellement partiellequ'elle ne bouleverse en rien leur systeme traditionnel de croyances sur les metamor­phoses de l'ame apres la mort. Le Sangay etant beaucoup trop eloigne du territoireachuar pour etre directernent visible, l'idee de volcan, imparfaiternent trans mise par lesShuar, se reduit done aux trois paradigmes de demon iwianch , de cone et de feu.

teeritentetin

\\--_~.....=_ yasakmu

--1l,..D--\---- chichimpruke

Laboratoire de graphique - EHESS

'Cjf~~~~§~§~~~:~ chiwlachlwla

makui

paeni

pae ------;-L-----i'/

tsentsakan

I. u/aiti (porte) du tankamasl«.II. ioaiti de l'ekellt.III et IV. waiti lateraux.V. piIiers paeni.VI. piliers nawe.

1. peak (lit) des visiteurs.. . (7 ) k (82. peak de b (45 ans), co-epouse du maitre de rnatson, et de ses enfants j ans et

ans) . surrnonte par une large daie (peek).3. p:ak de c (40 ans), co-epouse du mai~re de maison, et de ses enfants 0 (5 ans), p (4 ans)

et q (7 ans) . surrnonte par une large dale. .4. peak de d (20 ans), fiUe de a et b, et de ses enfants r (3 ans), s (2 ans) et t (1 an) ;

surrnonte par une large claie.5. peak de e (18 ans), fiUe de a et b, et de son enfant II (1 an) ; surrnonte par une large

daie. .6. peak de I, fils adolescent (18 ans) de a et c.7., peak de g, fils adolescent (12 ans) de a et b.8. peak de h, fils adolescent (13 ans) de a et b.9. peak de III, fiUe adolescente (17 ans) de a et c.10. peak de II, fiUe adolescente (15 ans) de a et c.11. plate-forme des chiens de b.12, plate-forme des chiens de d.13, plate-forme des chiens de c.14. tabouret chimpui de a.15. tabouret chimpui de f16. tabourets kutanl: des visiteurs.17, tuntui (tambour monoxyle).18. lIIl/its (jarres a biere de manioc) de b, d et e.

19. ,nilits de c, III ei: II.

20. foyer de f21. foyer de a.22, foyer de c.23. foyer de III et II.

24. foyer de d.25. foyer de e.26. foyer de j et k.27. foyer de b.

142143

Page 76: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde de la matson

12. Schemas de charpente

bl ge se deroulent selon une serie de phases qui s' enchainentassem a , de ., onautomatiquement, toutes les proportions etant eter.n:mees, c?mme1'a vu, par la hauteur initiale et l'ag~ncem:~t des plhe;s pae~1. Ch~quefois qu'il est necessaire de tailler plusieurs pIeces ~~x memes,dlmen~l~n~,on se sert d'un baton, nekapek (« mesure »), speClalement etalonne a a

mesure appropriee. . 'Hi'Une fois les paeni profondement fiches en terre, tis sont COl es par

deux outres d'entrait, pau, qui leur sont aboutees par des tenon~ ;nformePde losange. Les deux sablieres laterale~, makui, so~t .alors breleessur les extremites des pau, qui recoivent ensuite les arbal:tners y~sakm~,fixes par simple aboutement. A ce stade, .la hauteur .du toit peut etre tres

recisement choisie en determinant la plus ou moms grande ouvert.ure~'angle des arb aletriers ; une fois celle-ci etablie, l' ext;~~ite e~tr~crolseedes arbaletriers est ligaturee et l'on pose la poutre faitiere, ch.chltnpruke,

sur les chevalets que forme leur entrecroisement. 11 reste alors aconstruireI'arrnature des deux cotes semi-circulaires de la maison, teamu, lesquelssont determines en tracant un arc de cercle au cordeau a partir du milieudu petit cote de la charpente. Sur les deux demi-cercles ainsi traces ausol sont fiches regulierement des poteaux de sou tenement, nawe(<< pied »}, dont I'extrernite superieure est taillee, comme les paeni, enforme de tenons en losange. Sur ces tenons sont posees des lattesflexibles, teeri tentetin, supportant le bord inferieur des chevrons eneventail, teeri, qui couvriront les deux cotes arrondis de la maison. Leschevrons Iateraux, pae ou awankeri, sont alors poses et ligatures sur lapoutre faitiere chichimpruke et sur les sablreres makui3.

Les rnateriaux les plus couramment utilises pour les grosses pieces dela charpente (c'est-a-dire les paeni, les pau et les makui) sont deux especesde palmier: tuntuam et ampaki et une demi-douzaine d'arbres : paeni,chikainia (Talauma sp.), atashmatai (Iryanthera juruensis), chimi, yais (Cym­bopetalum tessmanniiy et wantsunt (une legumineuse). Pour les chevrons,on se sert generalement du bambou kenku (Guadua angustifolia) ou del'arbre kaya yais (Oxandra xylopiodes) ; pour les voliges et pour les lattesteeri tentetin, on se sert du palmier kupat (Iriartea exorrhiza ?) ; pour lesarbaletriers, on emploie le kaya yais deja mentionne et l'arbre chiwiathiwia(Aspidosperma album). Pour Ie brelage des pieces soumises a une forteresistance mecanique, on utilise la fibre interne de I'ecorce des arbresshuwat iCustavia hexapetala) , kakau (Miconia elata) et yunkua iLecythls­hians), tandis que l'amarrage des pieces plus legeres, comme les lattes oules voliges, est realise de preference avec la· liane kaap (Heteropsisobligonfolia) .

La nature des materiaux employes pour la couverture du toit varieselon Ie biotope et influe grandement sur la duree de vie de la .maison,Dans l'interfluve, on utilise deux especes tres proches de palmiers:kampanak (Hyospatha sp.) et turuji (Hyospatha tessmannii) ; chaque palmeest placee dansla ligne de pente du toit et fixee par son petiole a desvoliges, tsentsakan, etagees le .long des chevrons. Ces palmes sont

3. La structure de la charpente de la maison shuar est assez differente de celie de lamaison achuar, meme si leur apparence exterieure, une fois posee la couverture, esttres similaire. Par ailleurs, certains termes comme pall et makui, communs au lexiquearchitectural des deux groupes, designent en realite des pieces de charpente totalementdifferentes. Le pall a une grande importance symbolique chez les Shuar, puisqu'ilrepresente Ie pilier central de la maison et sert d'axe spatial 11 de nombreux rituels.Faute d'une piece equivalente (le pall achuar designe les poutres d'entrait), l'espaceinterieur 11 la maisonachuar est ainsi depourvu de connotations aussi explicites decentralite. II faut noter enfin qu'il existe des variations 'internes au groupe achuar dansla denomination des pieces de charpente, rnais apparemment pas dans la facon de lesassembler (Bolla et Rovere 1977, pour l'architecture des Achuar du bas Makuma et duhaut Huasaga).

,.---

schema de la charpented'une maison du typeiwianch jea

...........

' ... "" ...

---

schema de la charpented'une maison .du type tsupim jea

/,'C·_~-1.-~-~-~-~-5::::=~,;;,;;-1

1I

I1

1

1;.,1"""ir1hffr-lf.~!f..-_

144 145

Page 77: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

particulierement resistantes tant au pourrissement qu'a, l'atta3u,e ,desparasites et leur mode d' amarrage assure une grande etancheite a lacouverture. Celle-ci peut durer jusqu'a quinze ans dans I'habitat interflu­vial et elle se conservera, en general, plus longtemps que les piliers de lacharpente, qui commencent a pourrir a leur base apres six ou sept ans ;ces piliers peuvent neanmoins resister encore plusieurs annees avant decompromettre definitivement l'equilibre de la structure. 11 n'est d'aill~urs

pas rare que l' on reutilise les palmes du toit sur une nouvelle. matsonerigee dans l'immediate proxirnite de l'ancienne, la duree de. VIe d'unecouverture en turuji ou en kamparwk etant, comme on le VOlt, presquedouble de celle de la charpente.

Dans l'habitat riverain, en revanche, turu]i et kampanak sont a peu presabsents et le palmier le plus couramment utilise pour la couverture est. lechaapi et, accessoirement, le kill/nt. La resistance des palmes est bienmoindre, mais leur pose est legerement plus rapide, puisqu'on les amarredirectement sur les chevrons, dans le sens longitudinal, sans recourir ades voliges, mais en se servant de la nervure centrale comme armature.Prealablement a la pose, chacune des palmes est pliee a partir de l'axeque constitue la nervure centrale et les deux moities rabattues l'une surl'autre sont tressees par les lobes; la pose se fait par paquets de quatrepalmes ainsi tressees, La quantite globale de palmes requise pour c.ouvrirun toit selon cette technique est inferieure a celle que requiert lacouverture avec des palmes de kampa/wk. En revanche, la duree d'un toiten chaapi excede rarement cinq ou six ans et les reparations occasionnellesne le prolongent pas de beaucoup. La maison etant depourvu~ deconduits de fumee, celle-ci filtre en permanence au travers de la tortureet contribue ainsi a la proteger des insectes phytophages. Par ailleurs,dans certaines maisons, des feuilles du piscicide timiu (Lonihocarpus sp.)sont reparties a intervalles reguliers dans les palmes du toit, OU dies sontreputees eloigner les parasites.

La difference de longevite des maisons selon leur type de couverturen'induit pas pour autant une difference des rythmes de relocalisation deI'habitat entre chacun des biotopes. En effet, la couverture d'une grandemaison dans le biotope interfluvial epuise pratiquement d'emblee toutesles sources de kampanak situees dans son voisinage immediat ; lorsqueapres quelques annees, la construction d'une nouvelle demeure .s'averenecessaire, on devra automatiquement l'eriger dans un nouveau SIte afinde se rapprocher de nouvelles colonies de palmiers. En revanche, unemaison dans I'habitat riverain compense sa moindre duree de vie par uneponction plus faible sur les palmiers de cou,vertu~e et l' on P?~rr~ doneen construire deux successivement sur le meme SIte, avant d epUlser lesreserves locales de palmier chaapi. Toutefois, dans un biotope comme

146

Le rnonde de la matson

dans l'autre, il faudra bien au bout d'une quinzaine d'annees se resoudrea changer de site pour eriger une nouvelle rnaison, a moins de secontraindre a d'interminables et penibles trajets entre le site de laconstruction et les lieux distants OU 1'0n sera desorrnais oblige de collecterles palmes.

L'erection d'une maison achuar n'est done pas une mince entreprise,la grande surface de la couverture (souvent plus de deux cent cinquantem~tres ca~res de.toiture) .et la cornplexite de l'assemblage de la charpenteexigeant a la fois une ngoureuse minutie et un fort investissement entravail. La construction d'une maison de bonne taille necessite environcent cinquante journees individuelles de travail, si 1'0n y inclut la collectedes materiaux en foret et leur facon, La duree de construction de lamaison en temps relatif - elle oscille entre trois et neuf mois - dependnon seulement de ses dimensions projetees, mais aussi du nombred'hommes entre lesquels ces journees individuelles pourront etre repartieset du nombre d'occasions ou 1'0n pourra obtenir leur collaboration.

L'armement de la charpente et la pose de la couverture sont desactivites exclusivement masculines; les seules taches qui soient parfoisen partie devolues aux femmes sont le transport des fardeaux de palmeset leur tressage. Les delais de construction d'une maison sont donefonction de l'environnement sociologique et topographique ; plus un siteest isole et moins il sera facile d'organiser frequemrnent des journees detravail collectif, en conviant les parents masculins du chef de famille quiresident dans la region, ceux-ci etant naturellement peu enclins a effectuertrop souvent un trajet important. !

Certes, le travail collectif accel~re la construction, mais en depit de ladifficulte de certaines phases de l'assemblage de la charpente - notammentla mise en place et I'aboutement des pieces les plus lourdes - et del'effort re~uis pour acheminer depuis les lieux de collecte et d'abattageles volum.meux f~r~eaux de palmes et les pesants piliers, il n' existe pasde contramtes specifiquernenr techniques qui rendent necessaire l'usaged'une force de travail elargie, Le requisit minimum exige pour letransport, le levage et l'assemblage des pieces de la charpente est de deuxhommes adultes, condition qui existait pour toutes les unites residen­tie~les c0n,tpletement isolees que no us ayons visitees ; celles-ci compre­naient toujours, en sus du chef de famille, au moins un fils ou un gendrede plus de dix-huit ans. Certaines de ces maisonnees isolees avaient reussia construire une maison en faisant appel a peu pres exclusivement a leurseule capacite de travail, satisfaisant ainsi de facon exemplaire au principed'autosuffisance qui gouverne la vie socio-econornique des unites residen­tielles achuar.

147

Page 78: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Topographie symbolique de la maison

Aucun rituel ne preside a la construction de la maison ou a soninauguration; ce caractere tres profane des conditions de production deI'habitation est egalement perceptible dans le manque de structurationformelle des associations symboliques explicites qui connotent la maisonen tant qu'objet materiel. Si ron s'en tient exclusivement au discoursmythologique ou quotidien, la charge sernantique de la maison achuarest assez pauvre, surtout au regard de la richesse et de la diversite desinterpretations symboliques indigenes dont font l'objet les maisons dansd'autres societes du haut Amazone (voir Hugh-Jones 1977, Guyot 1974 etGasche 1974, entre autres).

13. Le vocabulaire de la maison

elementsterme referentiel

architectural anthropomorphiqueautres

de charpenteindigene ou zoomorphique

referentiels

maison jea IIcM [earl : placenta

chevrons des ver- pae ou awall- pae : cotessants lateraux du kedtoit

sabliercs makui makui : cuisse

poteaux periphc- Ilawe Ilawe : piedriques de I'avant-toit

tenons en losange wenunth wenunth : sternumdes piliers por- charapa nuke charapa nuee : teteteurs et des de tortue d'eaupoteaux lateraux

yalltalla nuke yantana nuke : tetede caiman

nank! nankl : lance deguerre

poutre faitiere chichimpruke chichimpmke :huppe, particulie-rement celIe deI'aigle-harpie

148

Le monde de la matson

13. Le vocabulaire de la maison (suite)

elements terme rcferentiel

de charpente architectural anthropomorphique autres

indigene ou zoomorphique referentiels

versants lateraux Ilallape Ilallape : ailedu toit

chevrons en even- teeri teeri : oeufs detail des deux poissoncxtrcmites de lamatson

volige terminale jea shikir! shiki : urine, tjeade I'avant-toit shiklri : urine de la

rnaison)

arbaletriers yasakmu yasakmu : de yasak(aspirer du jus detabac par lesnarines) et I/HI

(suffixe de subs-tantivation aumode passif,denote Ie trajet dujus de tabac dans

tijirsarlles fosses nasales,tijiras : de I'espa-gnol tijeras(ciseaux) ; recent

piliers porteurs paeni paeni : Minquartiapunaata (oleac.)

poutre d'entrait pall pall: Pouterla sp.(sapotacee)

voliges tsentsakan tsentsaiean : lancede peche

perche de faitage chiwlachiwia chlwiachiwia :Aspidosperma album(apocynacee)

149

Page 79: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Au niveau Ie plus immediat, c'est-a-dire celui de la terminologietechnique architecturale, les equivalences ou les homologies entre Ie nomde certains elements materiels de la maison et d'autres categories seman­tiques de la langue s'organisent selon un double systerne referentiel :d'une part, des equivalences fonctionnelles ou metonyrniques (une piecede charpente est designee par Ie nom d'un arbre que l'on utilisepreferentiellement pour la faconner) et, d'autre part, des equivalencesmetaphoriques de nature a la fois anthropomorphique et zoomorphique(pour Ie detail, voir doc. 13). Or, toutes nos tentatives d'exploration dece systeme referentiel metaphorique, c'est-a-dire tous nos efforts pourobtenir I'expression d'une image globale, coherente et explicite alaquellerenvoyer ces fragments anatomiques composites, se sont heurtes a uneincomprehension manifeste des Achuar. Lorsque nous avons entreprisavec eux Ie commentaire sernantique, terme par terme, des elements dela maison dont Ie nom designe egalement une partie du corps (humainou animal), nous avons eu l'impression qu'ils concevaient ces referentsmetaphoriques sur Ie meme mode que les equivalences metonymiquesegalernent employees dans Ie vocabulaire architectural, c'est-a-direcomme des homologies fonctionnelles fondees, en l'occurrence, sur uneressemblance .morphologique. Ainsi, tant par leur fonction que par leursituation, s'expliquerait que les chevrons soient appeles des cotes, lapoutre faitiere une huppe et les sablieres, des cuisses.

Toutefois, me me en admettant ce statut purement fonctionnel desequivalences metaphoriques, il se posait encore Ie probleme subsidiairede savoir pourquoi les metaphores anatomiques sont si largement domi­nantes dans Ie lexique de la maison achuar par rapport aux simplesequivalences metonymiques. En d'autres termes, quand bien meme Iecorps est dans presque toutes les cultures I'un des premiers reservoirs demetaphores, il restait a rendre raison de son usage systematique commereferentiel morphologique de la grande majorite des elements architectu­raux de la maison achuar. Or, cette incapacite a obtenir de nos infor­mateurs une image metaphorique globale et formelle de la maison venaitsimplement de ce que celle-ci n'est pas tant Ie symbole d'un etre vivantdont la nature aurait fourni prealablement Ie modele que la metaphorede la vie organique prise ason plus grand niveau de generalite,

Le caractere contradictoire et composite (du point de vue meme de lataxinomie anatomique indigene) de la representation obtenue en reunis­sant, selon leur position dans la maison, les divers elements architectu­raux ayant une designation anatomique est done justiciable d'une doubleexplication. Dans la mesure ou la designation de ces dements est fondeesur un principe d'homologie morphologique, il est normal que ces signesiconiques (au sens de C.S Peirce) renvoient a un lexique corporel tres

150

Le monde de la maison

large, leur combinaison constituant un syntagme dont Ie champ sernan­rique bissecte plusieurs especes anirnees (hommes, oiseaux, poissons).Mais, simultanement, et parce que la predominance dans I'architecturede termes anatomiques a pour fonction d'operer un simple marquagesymbolique de la maison, surdeterrninant son organicisme implicite, lastructure architectonique de ces elements n'a nul besoin d'avoir lacoherence anatomique d'un etre de chair et d'os,

Les connotations organicistes de la maison sont ainsi d'une grandeplasticite et l'idee que celle-ci jouit d'une vie autonome ne se traduit paspar un modele indigene explicite qui rendrait compte de son fonction­nement physiologique. L'analogie organiciste n'est formulee que dans unseul cas, celui de l'equivalence metaphorique entre jea (maison) et uchijeari (« maison de l' enfant »: placenta). La correspondance entre lamaison et Ie placenta est bi-univoque : Ie placenta est au fcetus ce que lamaison est a l'homme et reciproquernent. Apres la naissance, Ie placentaest enterre et devient done une forme vide d'occupant, tout comme lamaison qu'on abandonne apres la mort du chef de famille. Or, apres lamort justement, Ie nekas u/akan, l' « arne vraie » du defunt, peut choisirde reoccuper a nouveau Ie placenta et d'y mener, sous terre, une sortede deuxieme existence intra utero, decrite comme absolument semblableacelIe d'un homme dans sa maison.

II y a donc une continuite patente entre la vie embryonnaire dans Ieplacenta-maison, la vie post parium dans la maison-placenta et la vie del'arne « vraie » apres la mort dans Ie placenta-rnaison. Dans cette analogieorganique, la maison ri'est pas cop«ue comme une matrice, c'est-a-direcomme la partie d'un tout physique autonome, maiscomme uneenveloppe, elle-merne douee d'une vie organique autonome, puisquepersistant dans une existence souterraine apres son expulsion de l'uterus.En ce sens, il est clair que la maison n'est pas I'image analogique d'unetre vivant - ou d'un segment d'etre vivant - mais I'image paradigma­tique des proces organiques en general; elle est dotee, il est vrai, d'unevie propre, mais dont Ie deroulement ne peut etre explicite par lesAchuar que sur Ie mode de l'homologie avec d'autres proces organiquesdont la nature fournit Ie modele.

Le discours mythique, bien que peu disert sur Ie sujet de la maison - etconcordant logiquement en cela avec Ie flou general des representations surce theme - fournit, toutefois, l'occasion d'en explorer d'autres dimensions.Un parcours, rnerne superficiel, de la mythologie livre en effet une imageimplicite de la maison comme un lieu de mediation et de passage entre Iemonde celeste et Ie monde sou terrain. Deux fragments de deux mythesdistincts sont, en particulier, revelateurs ; nous les donnons ici sous uneforme tres resurnee et sans tenir compte de leurs multiples variantes.

151

Page 80: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Resume du premier fragment:Etsa (« soleil), au cours de son existence terrestre, tue Ajaimp «< glouton » :

cannibale) ct brule sa maison. En realite, Ajaimp n'est pas mort er, apparemmentsans rancune, il demande a Etsa de I'aider a reconstruire sa maison ; Etsa acccpteet, alors qu'il est penche sur le trou qu'il creusait pour planter les piliers paeni,Ajaimp le transperce avec I'un de ces piliers et le cloue ainsi au sol. Etsa demandealors au paenl de s'evider et il grimpe a l'interieur du pilier devenu creux, atteintson extremite supericure et de la gagne Ie ciel ou il se transforme en soleil.

Resume du deuxieme fragment :Sollicitce par des gens de bien vouloir partager avec eux l'usage des plantes

cultivees dont elle dispose exclusivement, Nunkui leur donne sa petite filleUyush (« paresseux »); ramcnee dans la maison de ces gens, Uyush faitapparaitre successivement toutes les plantes cultivees, par le seul fait de lesnommer. Uyush est maltraitee par [es gens de la maison ; Uyush se refugio surIe toit de la maison, laquelle est environnee de bosquets de bambous kenku.Uyush appelle un kenleu en chantonnant: «Kenku, kenku vient me chercher,allons manger des arachides » ; pousse par un coup de vent soudain, un kenkus'abat sur lc toit de la maison et Uyush y penctre ; ellc descend sous terre aI'interieur du kellkll en defcquant rcguliercment au fur et a mesure de saprogression (Ies nceuds du bambou sont appeles excrements de Nunkui).

Aux temps mythiques comme actuellement, paeni et kenku sont deselements constitutifs de la maison, les paeni comme piliers porteurs et lesbambous kellkll - qui, dans le mythe, ne font pas partie a proprementparler de la maison - comme chevrons, c'est-a-dire occupant sur la pentedu toit la me me situation que le kenku du mythe en s'abattant sur lamaison. Dans le discours mythologique achuar, la maison ri'apparaitdone pas comme un microcosme, car elle est avant tout une voie depassage vel'S deux univers - ciel et monde sou terrain - qui lui sont co­extensifs, mais desormais irremediablernent exterieurs, puisque leur accesen est devenu impossible aux hommes. Apres avoir terrnine leur exis­tence terrestre et gagne leurs domaines respectifs, Etsa et Nunkui(Nunkui et sa fiUe Uyush-paresseux sont metaphoriquement equivalents)continuent pourtant de jouer un role considerable et benefique dans lavie quotidienne des hommes (chapitre 5 et 6).

La maison porte ainsi temoignage jusqu'a maintenant d'une anciennecontinuite rnaterielle entre le monde celeste, le monde terrestre et: lemonde chthonien, continuite dont la rupture a brutalement inaugure unnouvel ordre des choses, sans pour autant effacer cornpletement lesouvenir de l'ancien, inscrit a jamais dans l'architectonique de la char­pente. Comme trace d'un axe transcendant plusieurs ~tages deI'espaceet du temps, la maison achuar constitue ainsi un symbole de verticalitemediatrice, condensant elegamment en son unique rez-de-chaussee latopique bachelardienne de la cave et du grenier,

152

Le monde de Ia maison

Ces deux fragments de mythes precisent, par ailleurs, la natureorganique de la maison, puisqu'ils soulignent que des etres naturelsautonomes et dotes d'une vie consciente en constituent la substance.L'arbre paeni et Ie bambou kenku deviennent ainsi, par la grace du mythe,les archetypes de cette vie grouillante et pourtant invisible qui anime 1astructure de la maison. En ce sens, le proces d'edification n'est pas tantla simple reproduction d'une forme originale, qu'une' sorte d'acte derecreation, par lequel les Achuar produisent une nouvelle forme de vieen combinant de rnaniere reg lee les vies atornisees deja presentes danschacun des elements constitutifs de la maison.

A un axe vertical latent viennent s'articuler deux axes horizontauxtout a fait explicites. La maison est, en effet, coupee dans le sens de salargeur par une ligne imaginaire interieure qui delirnite deux aires biendifferenciees : tankamash, l' espace de sociabilite des hommes et ekent(<< epouse »), l'espace de sociabilite des femmes (doc. 10). Ces deux airesouvrent sur I'exterieur par deux issues, respectivement situees aux deuxextrernites de l'axe longitudinal de la maison. Lorsque celle-ci estdepourvue de parois, les portes wait! sont figurees par l'espace qu'enca­drent deux poteaux de soutenement de l'avant-toit, legerement plusrapproches que les autres ; dans le cas contraire, les portes sont forrnees,comine on l'a vu, par des panneaux mobiles.

Par ailleurs, la poutre faitiere est, en principe, orientee selon un axeest-ouest, qui vient done bissecter, l'axe transversal et les deux aires qu'ildelimite. Le tankamash est situe db cote du ponant (etsa akati) et l' ekent,du cote du levant (etsa taalllll) , chacune des deux portes qui leur donnerespectivement acces etant symetriquement opposees le long de cet axe.Or, force est de cons tater que, dans la grande majorite des cas, lesmaisons ne sont pas construites selon cette orientation prescrite est­ouest; leur situation reelle est plutot fonction de la direction du coursd'eau .qui les borde. L'orientation la plus commune des maisons est ainsien parallele avec la riviere, ou bien a angle droit, le tankamash faisantface a celle-d. II n'est pas douteux que cette derniere orientation ait unefonction pratique: le tankamash etant la seule partie de la maison OUpeuvent penetrer les visiteurs, il est normal qu'il soit plutot oriente vel'Sla riviere, si l'acces a la maison se fait preferentiellement par voie d'eau,Toutefois, le non-respect quasi general de la norme d'orientation est­ouest tient a d'autres raisons.

En effet, comme nous l'avons vu dans le deuxieme chapitre, l'axedirectionne1 le plus significatif pour les Achuar n'est pas tant celui quedessine le trajet du soleil d'est en ouest, mais celui, inverse, que definit

153

Page 81: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

l'orientation approximative d'ouest en est du reseau hydrographique. S'ilest exact que les categories de yaki, amont, et tsumu, aval, sont a peupres equivalentes a celles de etsa akati, occident, et etsa taamu, orient, iln'en reste pas moins que c'est a la surface de la terre, dans la directiondu flux des rivieres, et non pas dans un trajet celeste, qu'est inscrit defacon tangible cet axe directionnel. En orientant leur maison avec letanleamash vers l'amont et 1'ekent vers 1'aval, les Achuar ont ainsiconscience qu'elle est situee sur 1'axe inverse et imaginaire duo trajetsolaire, merne si, en realite, cela n' est souvent pas le cas a cause ducaprice des meandres,

L'orientation parallele a la riviere est, d'autre part, la meilleureapproximation spatiale possible du schema conceptuel latent qui repre­sente la maison comme metaphoriquement traversee par un cours d'eaudans son axe longitudinal. Cette interpretation de la maison commesegment de riviere n' est pas forrnulee spontanement par les Achuar ; elleconstitue plutot une image-matrice inconsciente dont 1'existence et lafecondite operatoire peuvent se verifier en ce qu'elle regroupe dans unensemble coherent une multiplicite d'associations symboliques atomisees,lesquelIes, prises isolement, ne font pas sens, me me dans le contexte dela glose indigene. Les cas d'orientation perpendiculaire a la riviere neconstituent pas des anomalies par rapport a cette image-matrice, maisune simple conversion topologique ; en effet, si ron considere que, dansce type d' orientation, le tankamash est la partie de la maison la plusproche de la riviere, il apparait des lors comme symboliquement connecteacelle-ci et forme ainsi le point d'entree du flux aquatique.

Tsunki est le nom generique donne aune categoric d'esprits des deuxsexes, a l'apparence humaine, qui menent dans les rivieres et les lagunesune existence sociale et materielle en tout point semblable a celle desAchuar. Les Tsunki ont un do maine tres large d'influence - ils sontnotamment a l'origine des pouvoirs chamaniques - et la mythologiedonne d'eux 1'image d'une sorte de modele de la sociabilite intramaison­nee et de son etiquette. Or, de nombreux elements materiels de lamaison viennent souligner explicitement cette association entre la mai­sonnee achuar et la maisonnee aquatique des Tsunki. C'est ainsi que Ietabouret chlmpui du maitre de maison et les petits banes kutane, destinesaux visiteurs ou au reste de la maisonnee, sont des representationsrespectivement de 1a tortue d'eau charap et du caiman noir yantana,lesquels constituent ordinairement le siege des Tsunki dans leur maisonaquatique. De meme, le grand tambour monoxyle de communicationtuntui est-il associe a l'anaconda panki, qui entretient avec Tsunki lememe type de rapport d'allegeance que les chiens avec les hommes. Latortue d'eau et le caiman se retrouvent d'ailleurs en contrepoint, comme

lS4

Le monde de la matson

elements constitutifs de 1'architecture de la maison, puisque les tenonsdes paeni portent Ie nom de « tete de charapa ou de « tete de yantana »(doc. 13).

D'autre part, tant Ie tuntui que le chimpui et les kutanl« sont faconnes apartir de 1'arbre shimiut (Apeiba membranaceai, une tiliacee au bois asseztendre. Or, Levi-Strauss a rnontre que cette famille (tout comme celIedes bornbacees dont elle est tres proche) formait, dans la pensee mythiquearnerindienne, un terme invariant connotant l'abri et le refuge, et jouantsur une dialectique du contenant et du contenu entre les hommes d'unepart, et 1'eau et les poissons, d'autre part (Levi-Strauss 1967 : 337-38 et167-68). 11 n'est finalement pas exceptionnel d'entendre des hommesmaries decrire complaisamment la double vie qu'ils rnenent, sans solutionde continuite apparente, avec, d'un cote, leur famille terrestre legitimeet, de 1'autre, leur famille aquatique adulterine d'esprits Tsunki. II sembleainsi, qu'a travers une serie d'interconnexions operant a plusieursniveaux, le monde de la maison et le monde aquatique fonctionnentselon un meme principe de continuite.

Certains aspects du rituel funeraire permettent de preciser un peu cetteimage-matrice de la maison-fleuve. Le type Ie plus courant d'enterrementconsiste a placer le corps dans un tronc evide - de shimiut encore - quiaffecte la forme d'une petite pirogue et en porte explicitement le nom,kanu, Lorsqu'elle sert de cercueil au. chef de famille, la pirogue estenterree au centre de la maison et dans 1'axe longitudinal, la tete ducadavre etant dirigee vers l' ekent.

La fonction explicite du rituel funeraire est de proteger la famille etles cop resents des consequences nefastes de 1a mort, lesquelles peuventaffecter les vivants sur un double, registre. En effet, !'arne nekas wakan(( arne vraie ») du defunt a quitte son corps avant 1a mort clinique etelle vagabonde dans la maison .et alentour pendant quelque temps,cherchant a entrainer avec elle les nekas wakan des survivants, afin demeubler sa toute recente solitude. Une partie du rituel funeraire consiste~o~c a I'ernpecher de

A

mener a, bien un tel projet, ce qui provoqueraitevidernment un enchamement en cascade de deces,

Un autre type de conjuration est toutefois employe, qui ne s'adresseplus au danger potentiel que represente l'ame du defunr, mais acelui quiernane de son cadavre inerte. Bien que concu comme desorrnaisdepourvu de principe actif propre, puisque abandonncpar son arne, Iecadavre est neanmoins considere comme toujours dangereux, car recelantles principes actifs allogenes qui ont provoque sa mort organique. Cesprincipes actifs, qui survivent a la mort clinique, sont generalement lestlechettes magiques tsentsak envoyees par un chamane ou, plus rarement,la contagion d'une maladie d'origine occidentale, sunkur, dont 1a nature

iSS

Page 82: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

epidernique et le caractere transmissible sont clairement ~er~u~ par, lesAchuar. Or, plusieurs elements du rituel funeraire sont de~tlnes a punfierles presents de l'influence nefaste de ces princi~es actifs ~utonom?s,

pausak en les incorporant a diverses substances, qUl sont ensuite confieesa la ri~iere pour qu'elles deriv~nt au ,gre du couran,t. L'enterr~ment ~ansla pirogue-cercueil semble ainsi devon se rattacher a cette partie du ntue~

dirigee vers l'elimination du pausak du d,efu~t. !?ut se passe ~~~me s~

le kanu entreprenait, lui aussi, une den~: invisible s~r la ~Iviere qUltraverse symboliquement la maison, afin d evacuer ve.rs I avaIl enveloppecorporelle du mort, desorrnais dangereuse pour les VIvants 4.

La sociabilite dornestique et ses espaces

Proces organique indifferencie et projection .sym?~lique d'un .systemede coordonnees directionnelles explicites et implicites, la mal~on estaussi et surtout le centre de la vie sociale. L'etiquette de la malso~ estdes ~lus minuti~uses, l'espace habite qu'elle balise est code, de multiplesfacons, et c'est en analysant le pro~ocole de son usage q~e Ion pourra Iemieux debusquer les principes qUl gouvernent le fonctionnernent de la

maisonnee. , ., ,Le site precis sur lequel une maison est er~gee ~ ~st jarnais no~me

autrement que par une reference, spatialement Impr~cIse, .au cours d :auqui la borde et qui en forme, non pas le point, mars la ligne de ~ep~re.

En effet dans l'univers topographiquement acentre des Achuar; il n es~

d "t de l'espace qu'egocenjre c'es.t-a-dire se constituant ae parame rage r->» . , .,

partir du lieu d'ou 1'0n parle. La, maiso~ n'est donc, ~as, l,appendIc~d unterritoire socialement defini et geographiquement delimite, ~e perpetuantdans son bornage et sa substance generat,ion :pr~s ge~eratlOn ; elle est,au contraire, le centre periodiquement deplace d un res,ea~ de, parcoursde la foret, le foyer tempora ire a partir duquel se realise I usage del'espace environnant.

Le missionnaire salesien Siro Pellizzaro (1978a : 12) interprete ,Ie rite funeraire shuar de4. facon differente, Selon lui, la position du cadavre avec les pieds vers Ie couchant des

une indication ue celui-ci va suivre Etsa-soleil dans sa marche vers Ie, « royau~e .esombres », L'eq~ation que Pellizzaro etablit par ailleurs e~tre ~tsa et ~Ieu n?us mchnea juger cette interpretation comme suspecte d'ethnoce?tr~sme 1I1co,nsclent. Rlen .en toutcas, chez les Achuar ne permet de la corro?or~r. II n existe pas: a notre cO~1I1alssance,

dans la Iitterature ethnographique, d'explication sur la fonctlon symblhq~ d~ lairo ue-cercueil chez les groupes jivaro; Karsten note se~lement que es an~ os,

~oisfns septentrionaux des Achuar, justifien~ l'usa~e d'une.plrogue com(~e cercut~~5~disant : " The deceased ... ought to make hiS lastJourney 111 a canoe» arsten .466).

156

Le monde de la maison

En l'absence d'une grille abstraite de la territorialite, en l'absence,pourrait-on dire, d'un terroir qui marquerait la preeminence de l'appro­priation sur l'usage, la maison et l'espace transforrne alentour ne sontpas designes par un nom de lieu, mais par un nom de personne (( lamaison d'Un tel »), Le chef de famille qui a construit la maison (jeanurintin : « Ie possesseur de la rnaison ») donne a la rnaisonnee sacoherence sociale et rnaterielle. C'est pourquoi une maison rr'est sociale­ment habitee que lorsque le chef de la rnaisonnee y est physiquementpresent et c'est pourquoi aussi un visiteur occasionnel ne penetrera jamaisdans une demeure dont le maitre s'est temporairement absente, rneme sises epouses et ses enfants y sont reunis,

L'initiative d'accorder l'hospitalite - ou, dans certains cas exception­nels, de la denier - est toujours devolue au chef de maisonnee ; unedemeure apparemment bruissante d'activites domestiques et traversee parles rires et les jeux des enfants, sera, en fait, socialement vide, ltiarka, sile maitre de maison n'est pas la pour lui conferer sa marque de lieuhabite. A moins d'etre un membre tres proche de la parentele de lamaisonnee, l'etiquern, veut qu'un visiteur pass ant pres d'une maison ainsidesertee par son « principe actif » feigne de ne pas me me apercevoir qu'ily a la une construction habitee et se comporte en tout cornrne si sesoccupants etaient transparents. Cette attitude est partiellemenr justifieepar les canons d'une morale sexuelle puritaine, qui' exige de reduire,autant que faire se peut, les occasions de rencontre non surveillees entredes etrangers et des femmes rnariees - celles-ci etant reputees avoir unetendance innee et irrepressible a I'adultere. Plus profondemenr, ce pro­tocole de l'evitement tend a signifier que la maisonnee n'existe et neperdure que par la presence et la volonte de son chef.

La fonction rectrice du chef de maisonnee apparait tout particuliere­ment, et par defaut, lorsque celui-ci meurt et que le tissu social etphysique de la configuration dont il' etait le centre se dissout brusquementet a jamais. Apres qu'on l'ait enterre au milieu de sa maison, celle-ci estabandonnee 5 ; quelques dcccnnies plus tard, rien de tangible ne subsistera

5. Les Achuar donnenr unejustification de l'abandon de la maison apres la mort de sonmaitre, en arguant que son nekas wakan viendrait hanter les lieux et ernpecher lessurvivants de mener une vie normale. Toutefois, cette rationalisation ne rend pascompte du fait que, lorsque intervient Ie deces d'un membre moins consequent de larnaisonnee - femme oil enfant -, celui-ci est simplement enterre sous son lit a .plate­forme. La vie quotidienne se poursuit comme auparavant, sans quepersonne ne semblese preoccuper des consequences nefastes que pourrait entrainer Ie vagabondage de sonnekas wakan. Dans <:es cas-la, il est seulement fait interdiction aux enfants en bas agedejouer sur la tombe, de crainte que Ie wakan du moit ne s'incorpore a eux (imimkelin)et ne perturbe ainsi gravement leur equilibre physiologique, les conduisant a terme aune mort certaine.

157

Page 83: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature dornestique

pour attester qu'en ce lieu un homme avait edifie une ~aison et arrachea la foret un petit espace de soc.iabilite: auc~n pelenna?e ne ,.rendr.ahommage a sa mernoire, desorma.ls aussi aboh: .que le SIte ~u 11 a,;,alttemporairement fa<;onne. L'aneantIssemen~ mat~nel ~e .la n;.alson s ac­compagne d'une desagregation de la, malsonne,e, qUl ira s mcorporer.no/ens voiens a d'autres unites domestiques, les epouses et les enfants dumort s'attachant generalement aux freres de celui-ci - s~lon la r.egle ?Ulevirat - et placant leur travail et leur fecondite au service de l'illusoire

independence d'un autre chef de famille. ." .Le tankamash est le foyer d'une sociabilite masculme qUl se deploie

autour de l'assise immuable forrnee par le chimpui, le siege du maitre ~e. accote a l'un des deux piliers paeni qui bornent la partie

maison, d f '11masculine de la demeure. C'est sur son chimpu! que le chef e a~l erecoit ses visiteurs, qu'il prend ses repas ~t consom.me la biere de ~am~c,qu'il tresse les paniers de portag,e ch~nktt~ o~ fabnque u~ c~r.quols, ~ estson occupation physique du chimpui qUl denote, en definitive, qu unemaison est habitee. Si le maitre de maison s'absente pouAr ,une. lo~gueperiode son chimpu! sera generalement renverse sur le cote, signifiantainsi au'x visiteurs eventuels que la demeure est vide. Le chimpu! ~t:nt ""privilege des hommes maries, un gendre resident sera autonse a S~?

fabriquer un _ c'est me me la, souvent, l'un des premiers acte~ ~u 11accomplira pour marquer son passage a un .nouveau statut ,- mars 11 lefera plus petit et moins ostentatoire que celui de son beau.-pere. C?~meun double attenue, Ie chimpui du gendre prendra sa f~~t1On sy~etr~queface a celui du maitre de maison, au pied de l'autre pilier paem (von le

plan au sol de 1a maison, doc. 10). . .Le tankamask est Ie lieu ou s'exerce la parole masculme, parole pu.bhque

et agonistique, caracrerisee par le formalisme rhetorique ~t l' exclusion dubredouillement et du lapsus. C'est la, qu' assis sur les petIts banes ku~ank,.les visiteurs masculins, lrar, echangent avec leur hate, pujaku (( Cel~l qUlest present »), les interminables dialogues ritue.ls 6 qui ~or~:nt Ie prealablea toute conversation normale. Maitre de matson et mvites se ~on~ ~acedans une attitude rigide, le fusil plante entre les genoux et .F.ret a etreempoigne, les regards s'evitant systema~iquem~nt. P!us. Ie ,vlSlteur pro­viendra d'une region genealogique et geographlque elOlgn~e de c~lle ?eson hate, c'est-a-dire plus son statut reel d'allie ou d'enneml sera, dlfficIlea percer, plus les dialogues codifies. seront longs e~ plus les echangesverbaux seront empreints de formahsme et de tensIOn latente, chacun

6 T· .. t pes de dialogue rituel ont la maison pour theatre: aujmatitl

. rolS prmClpaux y , , ' . , . h'l (d'(<c palabre »), utilise pour les vlSlteursvenant de tres, 10m, .yaltlas C ICla~ <c ~scourslent»), qui est la forme la plus courante de ?i~lo~ue d accuell ~tatsallmartltl (<c. ~lscoursde negation »), un monologue assez rare qUI slgmfie Ie refus d accepter une VISlte.

158

Le monde de la maison

des interlocuteurs se retranchant derriere les parapets de la rhetorique letemps necessaire a se forger une opinion de l'autre.

Si le visiteur est venu pour transrnettre une information importanteou pour discuter une affaire serieuse - l'invitation a participer a uneexpedition guerriere, par exemple - c'est dans les petites heures precedantl'aube qu'il l'exposera en detail a son hate. Cette periode, qui va dureveil au lever du soleil, est un moment de relative intimite, durantlequel les hommes se reunissent autour du chimpui et du foyer du maitrede maison, pour boire en commun la decoction de wayus (une plante dugenre Ilex). Les hommes conversent entre eux a voix basse, se racontantdes anecdotes ou commentant leurs reves, en absorbant de grandesquantites de cette infusion douceatre a l' effet ernetique. 11 est, en effet,malseant pour un homme d'inaugurer le jour avec l'estomac plein et laurayus l'aide a se purger les entrailles.

Aux toutes premieres heures de l'aube, Ie cercle se dissout ; chaqueconvive sort pour vomir a la Iisiere du jardin, dans un grand concert dehoquets et de raclements de gosier, puis regagne, qui son chimpui, quison kutank, pour une nouvelle periode de formalisme diurne. Si laproximite spatiale exceptionnelle qu'engendre le rite du partage de lawayus exclut le recours aux dialogues rituels, la tension n'en est pasmoins souvent presente et l'extreme contrale des intonations est encorela pour montrer qu'hotes et visiteurs continuent de s'epier. Ce momentde relative intimite est, en effet, celui que choisissent Ie plus souvent lesinvites pour assassiner traitreusement leur hate, escornptant le relache­ment de son attention dans ce seul instant de la journee ou les regles dela convivialite demandent qu'il ne soit par arrne.

Les foyers du tankamash sont 110n culinaires, ou plutot non alimen­taires, car ils servent exclusivement a rechauffer les heures les plus froideset humides de la nuit finissante et a preparer les melanges et decoctionsqui sont du seul ressort masculin : rechauffer la wayus ou les recipientsde curare, amollir la resine dont on enduit les sarbacanes, ou bien porterau rouge une pointe de metal qui servira a graver un carquois. C'estdans le tankamash egalernent qu'est suspendu le tuntui, le grand tambourmonoxyle, dont Ie son caverneux sert a avertir Ie voisinage d'evenementsimportants concernant la maisonnee - une mort, par exemple - et aconvoquer les ames arutam pour la fete du natematin.

Le tankamash et un lieu de non-contact physique, puisque n'y dorment,de fa<;on permanente et separee, que les adolescents non maries et lesvisiteurs occasionnels. Cet espace masculin est presque interdit de sejouraux femmes et elles n'y font une apparition que dans Ie cadre strict deleurs obligations a 1'egard des hommes : servir la biere de manioc dansles pininkia, de fines coupes de terre cuite elegamment decorees, ou

159

Page 84: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

apporter la nourriture qu'elles ont pre~aree dans l' ekent'. Pa~fois, et s'ilest d'humeur joviale, le maitre de .malson po~rra c~nvI~r 1un~ ~e se~femmes _ generalement la plus anClennement epousee, dl~e taY/m/.at. ~ apartager le repas qu'elle vient de deposer a ses pieds, mais ce ~nvI1e~eest d' ordinaire reserve aux gar«onnets et aux adolescents de la maisonnee.

En revanche, les fillettes qui penetrent par inadvertance dans letankamash lorsque des hommes y sont presents se font tancer v~rtem~nt ;elles apprennent des leur plus jeune. age a ne )amais fran~hlf la ,1I?neirnaginaire qui les separe du domalll~ rnasculin, sans qu elIes .l~ aicntd'abord ete requises de le faire. Une Jeune femme servant la biere demanioc dans le tanteamash, lorsque des invites sont presents, resteradebout et silencieuse, evitant soigneusement de poser sont regard ouver­tement sur les hommes. Seule une tarlmiat, ou .les femmes d'experienced'un juunt, se meleront parfois a la conversation - s'il ne s'~git pa~ d'undialogue rituel - ou bien la ponctueront de remarques parfois ca~stlques,que les hornmes feignent de ne pas entendre, tout en les ecoutant

attentivement.Jamais une femme ne penetrera dans la maison par l'entree du

tankamasn et l' epouse d'un visiteur lointain - fut-elle celle de l' ethnologue_ se dcvra de rester deb out ou accroupie hors de la maison, a l'oree dudomaine masculin, jusqu'a ce que soient achevees les diverses phases dudialogue rituel que son mari mene avec le maitre de maison. ~etteperiode d'exclusion temporaire - qui denote le caractere subordonne durole social des femmes des lors qu'elles ne sont plus chez elles - nes'achevera que lorsqu'une des femmes de la, maison~ee I'invit~ra acontourner la maison pour penetrer enfin dans 1ekent, ou elle sera a son

tour abreuvee de biere de manioc.Si l' eke/It est le foyer de la sociabilite f~minine d~ns la. mais~n, il .n'est

pas, pour autant, exclusivement cela, pUlsque les interdjts q~l .codlfientla presence des femmes dans le tankamaslt ne sont pas symetn.quementreversibles a l' ekent. En d' autres terrnes, l' ekent est un espace Iibrementouvert aux hornmes de la maisonnee. quoique generalement interdit auxvisiteurs masculins. Cette partie de la maison est essentiellement un lieuprive et intime, OU 1'0n cuisine et ou I'on dort, en se depouillant du

formalisme qui prevaut dans le tankamash: " . ,Chaque femme, mariee ou veuve, dispose dans 1ek.ent d un grand lit a

plate-forme, peak, constitue d'un chassis rectangulalfe sur lequel sontposees des lattes forrnees des tiges apla ties . du ~ambou kenku ou dediverses especes de palmiers. Dans une maisonnee polygyne, et pourmenager plus d'intimite, le peak est souvent presque entierernent dosavec ce rneme type de lattes. Surmontant generalement le peak, etconstruite selon le me me procede, une claie, peek, sert a ranger les

160

Le monde de Ia maison

ustensiles de cuisine de chaque co-epouse, ainsi que de menus objetsdomestiques : teintures pour la poterie et le coton, fuseau, fil et aiguilles,etc. C'est la, aussi, qu'on range le bloc de sel mineral, wee, obtenu parechange avec les Shuar, ainsi que quelques provisions alimentaires,commc des haricots ou des epis de mais,

Au centre de l'ekent sont regroupees les grandes jarres, muits, danslesquelles fermente la puree de manioc destinee afaire le nijiamanch, Presdes muits, un grand mortier plat et circulaire, pumputs, faconne, commeles portes, en bois de wampu, est utilise"par toutes les femmes pour pilerle manioc bouilli et le reduire en puree. Des paniers, chankin, remplisd'arachides sont souvent pendus a la poutre d'entrait de l'ekent, lesmettant ainsi hors de portee de la voracite des rongeurs et de lagourmandise des enfants. Devant chacun des lits aplate-forme, un foyerculinaire, jii, est forme de trois troncs disposes en etoile, dont lacombustion lente doit etre ravivee chaque fois qu'une cuisson estnecessaire.

Lorsque Ie groupe domestique est polygyne, chacune des co-epouseset ses enfants etablira, dans I'aire environnante son peak et son foyerculinaire, une sorte de petite cellule socio-economique matricentree,independante et clairement differenciee. En dehors du mortier pumputs,dont I'usage est commun, tous les outils et ustensiles dont se sert unefemme ont ete fabriques par elle ou relevent de son usufruit exclusifC'est ~ sur son peak qu'une co-epouse dort avec sa progeniture et c'est ason pied qu'elle accroche le hamac de son nourrisson. C'est sous son litou sur un petit peak mitoyen qulelle amarre ses chiens, constammentattaches lorqu'ils sont dans la maison. C'est devant son peak qu'elle faitla cuisine pour elle-merne, ses enfants et son epoux, qu'elle prepare sabiere de manioc, qu'elle tisse Ie coton ou fabrique des poteries. C'estsous son peak, enfin, qu'elle-menie et, peut-etre, certains de ses enfantsseront un jour enterres,

Cette differenciation spatiale de chaque unite rnatricentree est claire­rnent illustree dans le plan de maisonnee du document 10 qui montrecomment deux co-epouses distribuent, chacune dans des espaces claire­ment circonscrits, a la fois leurs enfants, maries et non maries, et leurszones d'activites quotidiennes.

Le maitre de maison ne dispose pas d'un lit en propre dans l' ekent - ila souvent un lit de repos, pour la sieste des heures chaudes, dans letankamash, qui sert accessoirement de peak pour les visiteurs - et ilhonore chaque nuit le peak d'une epouse differente, selon un systerne derotation generalement equitable. Le gendre dort egalement dans l'ekentavec son epouse et le peak de celle-ci, seullieu ou il soit vraiment « chezlui» dans la maison, constitue en quelque sorte le symbole de son

161

Page 85: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestiqueLe monde de la maison

au sein du groupe domestique

entre Ie groupe domestique et Ies etrangers

14. L'organisation spatiale des rapports de conjonctionet de disjonction

conjonction disjouctionhomme - femme homme / femme

foret (ikiam) ekent tankamash jardin (aja}

espace masculin- espace feminin- espace masculin espace femininfeminin it domi- masculin it domi-nance masculine nance feminine

- sociabilite privee - sociabilite

- parole intimepublique

- contacts corpo-- parole formelle

rels ,.;. formalisme ges-- rapports sexuels

- feu alimentairetuel - accouchement

- non segregation- feu non alimen-

des sexestaire

- rapports sexuels- segregation des

sexes

conjonction disjonctionmaisonnee - etrangers maisonnee/etrangers

espace masculin espace ferninin,

foret (ikiam} tankamash ekent jardin (aja}

lieu de conjonction lieu de conjonction - interdit aux - autorise auxaceidentelle avec protocolaire avec hommes etran- femmes etran-etrangers it domi- etrangers it dorni- gers, sauf s'ils geres, it condi-nance ennemie nance alliee s'integrent tion qu' elles y(guerre) (visites) (alliance de travaillent

mariage) (visites)

- .autorise aux - interdit auxfemmes etran- hommes etran-geres (visites) gers, sauf pour

rapports sexuelsadulterins (rup-ture d' allianceet motif deguerre)

integration au groupe domestique. Dans une societe peu portee sur lesattouchements corporels, le peak apparait ainsi comme le lieu privilegiede l'intimite physique, petit ilot nocturne OU les corps de tous agess'entassent dans une tendresse sans contraintes.

Si Ie peak est le theatre habituel de la calinerie conjugale et maternelle,il n'est qu'assez rarement - surtout dans les rnaisonnees polygynes - lascene d'un commerce sexuel regulier. La sexualite et les jeux amoureuxne se donnent reellement libre cours qu' en foret, generalement a l' occa­sion d'une partie de chasse, puisque l'une de ses epouses accompagnerapresque toujours le chef de famille pour porter soli gibier. La aussi, unerotation equitable est de regIe : le maitre de maison,partant en foret auxpremieres lueurs de l'aube, emmen era generalement avec lui la femmeavec laquelle il vient de passer une chaste nuit,

En poursuivant jusque dans I'aire forestiere les principes qui gouver­nent la conduit~ entre les sexes a l'interieur de la maisonnee, il devientevident que la dualite interne de la maison est fondee sur autre choseque sur la reification spatiale d'un ordre masculin (lankamash) et d'unordre feminin (ekent). En effet,' et bien que la foret soit un espace adorninante masculine (voir infra, chapitre 6), il admet, tout com mel'ekent, cette conjonction des sexes qu'interdit le tanhamash. En revanche,les jardins sont des lieux exclusivement feminins, structurellement equi­valents, quoique les poles d'exclusion y soient inverses, a l'espace dedisjonction sexuelle forme par le tanleamash, Les aires de sociabihtemasculines et feminines ne sont done pas topographiquement connexes,mais spatialement intercalees, selon l'ordre fourni par des principes deconjonction et de disjonction : I'ekent, espace de conjonction, etant autankamash, espace de disjonction, ce que la foret est aux jardins (doc. 14).

L'aire entourant la maison, aa, et la riviere qui la borde, ne s'mtegrentpas ace couple d' oppositions. En effet, du point de vue de la dichotomiespatiale engendree par les rapports entre les sexes, l'aa n'a pas despecificite propre; cette zone devient espace de disjonction dans leprolongement du tankamash et espace de conjonction dans le prolonge­ment de l'ekent. L'aa n'est done plus que la projection attenuee, dans unperimetre restreint autour de la maison, des principes de conjonction etde disjonction sexuelle qui gouvernent l'espace interne a la maison. Lariviere, quant a elle, ne s'abolit pas completement, mais elle perd samaterialite - son etendue - pour devenir simplement un axe, traversantla totalite de ces espaces concentriques (doc. 15). La riviere ne peut, eneffet, pas se reduire a un svsteme binaire, car elle admet simultanementla conjonction et disjonction des sexes, selon l'usage qu'on en fait et lanature de l'espace qu'elle jouxte. Aussi la fonction rectrice, qui est lasienne dans le svsteme d'orientation de la maison, lui permet-elle de

162163

Page 86: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde de la maison

Laboretolre de graphlquo . EHESS

omont

Rapports de conjonction et disjonction entre les sexes auseln du groupe domestique

specificite spatiale pour les memes raisons que precedemment : I'aa, parcequ'elle est un simple prolongement de la maison et la riviere parcequ'elle est toujours une combinaison de conjonction (jonction lineaireentre maisons distinctes Ie long d'un meme cours d'eau) et de disjonction(usage domestique prive d'un segment de riviere). Ce deuxierne modelemontre, d'autre part, assez clairement que les rapports inter-maisonnees(conjonction) sont principalement mediatises a travers des espaces mas­culins, tandis que la sociabilite intrarnaisonnee (disjonction) a pour pivotI'ekent, c'est-a-dire un espace a dominante feminine.

Le couple conjonction/disjonction est ainsi une constante de I'espaceinterne a la maison, en depit de l'inversion des poles produite par lepassage d'un modele a l'autre, Cette permanence est significative, en ceque la maison subsume dans une matrice unitaire plusieurs systemesdifferents de decoupage de I'espace, dont le seul point commun est d'etrefonde sur des normes de conduite sociale dont I'etiquette de .la demeurefournit le paradigme general. On voit donc que la maison n'est pasorganisee sur Ie mode classique de la circularite concentrique - depuis leplus intime, au centre, jusqu'au plus etranger, a la peripherie - maisselon un modele plus complexe qui articule deux series de cercles autourd'un point tangentiel. En effet, si I'on convertit la representation topo­graphique empirique de la maison et de son territoire dans les deuxmodeles (sociabilite intrarnaisonnee et sociabilite inter-maisonnee) endeux schernas logiques organises binairement autour du couple conjonc­tion/disjonction, I'on passe d'une figure OU tous les cercles sont concen­triques a une figure OU tous lq cercles sont tangents (doc. 15). Cetteconversion topologique est plus qu'un exercice formaliste, car elle donnea voir la structure logique d'un ~space coordonne par les formes socialesde son usage. La continuite cosmologique qui, dans la representationtopographique concentrique, etait figuree par l'axe de la riviere bissectantl'ensemble des espaces reconnus, se voit combinee dans la conversionschematique a une discontinuite fondamentale, qui distribue chacun deces memes espaces de part et d'autre d'un plan separant les aires deconjonction et de disjonction. Ce plan, qu'un artifice diagrammatiqueintroduit ainsi en la demeure, c'est, bien entendu, celui des rapportssociaux (rapports hommes-femmes, rapport groupe domestique-etran­gers).

, Dans une societe qui valorise considerablement le controle du corps etde ses fonctions et ou, surtout pour un homme, l'exercice de la volonteet l'exteriorisation de la force d'fime se manifestent par la mise au pasdes exigences physiques, la maison apparaitcomme Ie foyer privilegie

de conjonction

de disjonction

conversion schernatlque

de con jonction

.:.:.!=::-~+~--d-;-e-d;;-is-:io-n-ct:7"i~·~

representation topographique

aval

omont

Rapporls de conlonctlcn et disjonction enlre Ie groupedornestlque el les ~Irangers

avol

transcender tous les espaces concentriques, tout en lui interdisant, corre­lativement d'en constituer un soi-rneme.

Si l'on ;nvisage la maison, non plus comme matrice des rapports entreles sexes a l'interieur du groupe domestique, mais comme matrice desrapports entre Ie groupe domestique et l'univers s?cial environ~l~nt, l:onconstate alors que les coefficients de conjonction et de disjonctionpermutent leur affectation au sein de la maisonnee, mais restent constantsdans l'espace exterieur. Dans ce nouveau modele, l'ekellt, esp~ce ,dedisjonction, est au tankamash, espace de conjonction, ce que les jardinssont a la foret (doc. 15). Par ailleurs, la riviere et I'aire entourant lamaison sont encore exclues de ce modele binaire ; elles perdent leur

15. Structuration sociale de I'espace

164 165

Page 87: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

de 1'autocontention. Le premier moment du controle de la nature, c'estla regulation de ses propres dispositions naturelles dans un reseau serred'habitudes corporelles. Or, la maison se pose d'abord comme ce lieuou aucun impair naturel ne doit advenir.

La frugalite et 1'aptitude a la veille sont deux vertus tres prisees parles Achuar ; la premiere constitue Ie leitmotiv permanent d'une education,au demeurant tres laxiste. La condamnation de la gloutonnerie n'est pasliee a une hantise du manque de nourriture; elle est enseignee auxenfants comme Ie principe de base d'ou decoule toute capacite decontroler ses instincts. S'obliger a manger peu, a dormir avec parcimonie,a se baigner dans 1'eau froide de la riviere bien avant 1'aube apres s'etrepurge les entrailles, c'est se soumettre a des contraintes indispensablespour epurer Ie corps de ses residus physiologiques. Ce n'est sans doutepas ceder au mirage d'une conception dualiste et cartesienne de 1'hommeque de voir dans ce proces permanent de controle Ie produit d'unetendance des Achuar a introduire toujours plus de culturel et de socialdans les manifestations animales de l'humanite,

Cette autocontention prend souvent chez les jeunes gens une formetheatrale et ostentatoire, dont 1'aspect excessif vise surtout a rnarquer1'existence d'une norme et a signifier que 1'on y adhere bien au-dela dece que la bienseance requiert normalement. Pour bien montrer sondegout de la gloutonnerie, un adolescent ernettra des protestationstonitruantes chaque fois qu'une femme de la maisonnee lui apportera dela nourriture, exigeant qu'on la retire imrnediatement. De meme, ildormira le moins possible, se levant au milieu de la nuit et vaquantbruyamment a des occupations futiles, afin d'etre sur que la maisonnee,tout entiere reveillee, sera temoin de son aptitude a la veille.

La maison, seul espace materiellernent enclos de cette societe, appelleainsi la cloture du corps ou, plus exactement, la manifestation explicitede limites claires a -Ia corporeite, par Ie controle des attitudes, desexpressions et des substances physiologiques. Surtout en presence devisiteurs, la retention est extremement stricte: les regards ne doiventjamais se croiser directement, sous peine de signifier l'hostilite (entrehommes), ou Ie desir (entre hommes et femmes) ; lors des dialoguesrituels, la main, posee sur Ie bas du visage, dissimule les dents et lemouvement des levres, dormant l'illusion de voix immaterielles ; Ievisage, pratiquement masque par les peintures au roucou,' devient untableau dont Ie support reste indechiffrable,

Le comportement quasi hysterique des hommes, lorsqu'ils apercoiventdes excrements d'enfants ou d'animaux domestiques souillant Ie sol deterre battue, temoigne assez du fait que la rnaison est un lieu ou rien nedoit venir rappeler Ie desordre de la nature. En ce lieu se realise

166

Le monde de la rnaison

continfiment la socialisation des hommes et des animaux familiers ; sansgrandes illusions d'ailleurs, ron attend des perroquets, des aras et deshoccos, autrefois sauvages, qu'ils apprennent a controler leurs excretionscomme les animaux domestiques.

De to utes les substances corporelles dont la volonte rnaitrise remission,seule la salive est librement et publiquement expulsee dans I'enceinte dela maison. La salive feminine est Ie principe premier de la fermentationde la biere de manioc et elle est liberalement repandue lors de sapreparation. La salive des hommes, sous la forme de longs crachatselegamment diriges par deux doigts poses sur les levres constitue Iecontrepoint de tous les dialogues et conversations. Rythmant Ie discours,la c~dence des emissions est d'autant plus acceleree que la tension entreles mterlocuteurs est plus manifeste. Principe de transformation alimen­ta~re, et lubrifiant phonique, la salive est une substance corporellea lafois instrumentale et hautement socialisee, puisque adjuvant de la parole.

Les ronctions sociales differenciees de la salive, selon qu'elles s'exercentd~ns 1 e~ent ou ,dans l,e tankamash,. nous rarnenent ainsi, par un longd,etour, ~ ~a representation de la matson comme proces organique. Celle­CI synthetise, en effet, tres clairement les differentes operations d'un tubedig:stif; la metaphore, encore une fois, n'est pas explicite et elleconjugue seulement dans une image les differents usages qui sont faits~e la, d~~eure~ ,Le tan~ama~h" associe a la salive masculine, evoqueI extremite supeneure, c est-a-dire la bouche, connotee essentiellementpar sa faculte enonciative. C'est aussi par la porte du tankamash que leshommes. sortent, pour v0n,tir, pe~ avant I'aube, et c'est dans cette partiede la matson qu est produite, par, les hommes, la musique instrumentaleassimilee aux chants. '

L'ekent, associe a la salive fe~inine, est le lieu proprement dit d'unphenornene digestif culturel arti4cieUement provoque - fermentation .dumani~c et cuisson des aliments' - qui precede et permet la digestionorgamque et naturelle. L'orientation schematique de 1'ekent vers tsumu,1'aval, est, par ailleurs, tres significative, car tsumu designe egalement lesfesses. Or, tous les detritus de la maison sont evacues, par les femmes,depuis l'ekent vers I'aval de la riviere ou ils sont jeres, soit directementdans 1'eau,soit sur Ie talus qui borde I'eau. C'est aussi dans la riviereque les hommes defequent a I'aube, legerement en aval du lieu ou ronse b~ig~e or~~nairement et ou les femmes vont puiser 1'eau. L'image­m~tnce irnplicite de la maison comme segment de riviere se precise ainsi,pUlsque tout. se passe comme si Ie cours d'eau, dans son trajet :ideal atravers la matson, se convertissait metaphoriquement en bolalimentaire,y apparait,donc qu'~n dep~t de 1'absence chez les Achuard'un corpus

tres structure de representations de la maison, celle-ci 'est neanmoins

167

Page 88: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

codee a de multiples niveaux - sociologiques, topographiques et orga­niques - qui res tent, pour beaucoup, sous-jacents au discours et a lapratique indigene. Matrice spatiale de plusieurs systemes de conjonctionet de disjonction, point d'ancrage de la sociabilite inter- et intra­maisonnee, modele d'articulation des coordonnees du monde et segmentterminal d'un continuum nature-culture, chaque maison achuar est a iafois semblable et irreductible aux autres. Semblable, car dans un universou la singularite ne se manifeste pas dans l'excentricite, chaque maisonneeest un reflet des autres et la materialisation infiniment repetee d'unmodele general. Irreductible, car chaque maison, a la fois substancematerielle et corps social, s'offre comme l'image d'un tout autonome,controlant sa portion de territoire avec cette illusion de libre arbitre quedonne une longue pratique du solipsisme.

168

5Le monde des jardins

Page 89: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestiquc

Ceinturant immediatement la maison, le monde des jardins forme unespace temporairernent . sou strait a la jungle envahissante. Espacedetourne, pourrait-on dire, lorsque l'action humainea substitue a unecosysteme naturel cet ecosysterne artificiel qui est comme le modelereduit de la foret. Mais la soustraction est premiere par rapport audetournement, non seulement dans l'ordre chronologique de constitutiondu jardin, mais aussi dans l'idee que les Achuar se font de ce dernier. Leterme aja, que nous avons traduit jusqu'ici par jardin, ne designe pa~

vraiment la plantation mais l'essart (du verbe ajak : « essarter »). Ce qUIcaracterise d'abord l'aja, c'est ainsi plutot l'annexion initiale d'une portionde la nature que sa transformation subsequente. Cette preeminence del'idee d'abattis et de clairiere sur celle de plantation et de jardin est tresclaire dans les denotata de T aja ; elle decoule notamment du fait que lesAchuar pratiquent une horticulture itinerante sur brfilis de type pionnier,c'est-a-dire qu'ils etablissent toujours leurs nouveaux essarts dans desportions de la foret qui n'ont jamais ete defrichees auparavant I. Chaquenouveau jardin est done Ie resultat d'une predation exercee sur la foret,c'estun marquage par l'homme de la nature environnante et non, lareactivation d'une friche, c'est-a-dire la reappropriation d'un espaceanciennement socialise.

1. L'expression " horticulture itinerante sur brfilis de type pionnier » que nous p~op~sons

ici est inspirce de la formule angla~se "pione~ring slash-and-burn cult~vatlOn»

employee par N. Chagnon pour definir les technlq~es culturales yano~amo (1969 :249). Elle correspond a peu pres a c~ que H. Conkhn, ~ans sa ty~ologle des, formesd'agriculture forestiere, denomrne " integral syst~m of plOn~er sWldd.en farming ». etqu'il definit comme la methode" ... where Significant portlon~ of ch.max veg~tatlon

are customarily cleared each year» (Conkhn 1975: 3). Depuis plusieurs annees, Iedebar terminologique se poursuit parmi les ethnologu.es et les,agranomes. francophonespour designer ces techniques culturales par un lexique unlvoque (voir notammentSigaut 1976 : p. 400-403) ; il nous faut donc preciser ici brievement Ie sens exact quenous assignons a certains des termes utilises. Si nous sommes d'accord avec Grenandet Haxaire (1977) pour penser que I'expression « cssartage » fait trap directementreference a une technique agricole europeenne, nous pensons neanmoins que c'est Ieseul vocable adequat pour designerI'activite concertee de suppression de la vegetationnaturelle ; par derivation, Ie terme " essart » nous semble rem placer ava?ta~eusement

Ie terme (, abattis », NOllS utiliserans done Ie terme " essartage » pour definir non pasla totalite du cycle de I'horticulture sur bnilis, mais seulement la phase des operatio?~

de defrichement preliminaires a Ia mise en culture. Correlativement, nous av~ms ChOlSId'employer les termes " horticulture» et "jar~inage », de preference a. ",agncultur.e »,afin de caracteriscr explicitement ce que Ie traitcrnent de la pla?te cultl,:ee (plantation,bouturage, rccolte) peut avoir d'individuel au regard des techniques agricoles des paysternperes cerealiculteurs (Haudricourt 1962).

170

Le monde des jardins

Essartage et jardinage

Le choix du site

En l'absence de toponymes associes a des reperes concrets et d'unememoire historico-genealogique qui permettrait de transmettre le souve­nir du site exact des anciens jardins, il arrive certainement parfois queles Achuar prennent pour une foret primaire ce qui est, en fait, une foretsecondaire tres ancienne. En effet, si les phytogeographes estimentgeneralement que la reconstitution complete d'une foret dense humideexige plusieurs siecles (Schnell 1972, t. 2; 694), il n'en reste pas moinsque quelques decennies seulement apres un defrichement en clairiere oul'apparition d'un chablis naturel, une sylve s'est deja reforrnee dontl'aspect et la composition sont tres proches de la foret climacique. Dansle Nord-Ouest amazonien, par exemple, environ un siecle apres l'abattis,il devient a peu pres impossible a un botaniste professionnel de distinguerla vegetation secondaire de la foret primaire environnante (Sastre 1975).Les Achuar disposent d'une serie d'indices pour reconnaitre une vegeta­tion secondaire relativement recente. C'est d'abord la presence de certainscultigenes qui resistent a l'invasion des especes forestieres pendant unevingtaine d'annees apres l'abandon d'un jardin (uwi, wakamp : Theobromasubincanum, timiu, wayus, tsaank: Nicotinia sp. et wampa : Inga edulis) ;c'~st en second lieu, l'abondance de plantes heliophiles intrusives (suu :Cecropia sciadophylla, tseek : Cecropia sp., wawa : Ochroma pyramidale) etla presence d'arbres typiqueF des formations vegetales secondaires(takatsa : Jacaranda copaia et uruchnum : Croton) et enfin l'absence devegetation epiphyte et de lianes, Une parcelle en voie de regeneration,qu'elle soit le produit d'un ~battis ou d'un chablis, est generalernentappelee tsuat pantin (<< ordure! claire I»). L'idee «d'ordure» connote ladensite du sous-bois qui presente un fouillis inextricable de taillis, debuissons et de fougeres arborescentes, rendant la progression presqueimpossible. L'idee de « clarte » fait reference a la luminosite qui regnedans une telle parcelle: la strate arborescente superieure ne s'est pasencore reconstituee, contrastant ainsi fortement avec la foret environ­nante, ou les cimes largement etalees forment une vofite presque continuequi rend difficile le passage de la lumiere. Apres une trentaine d'annees,la vegetation secondaire commence a se structurer comme une vegetationclimacique et les Achuar distinguent alors un ancien abattis par l'absencede gros arbres et par la presence eventuelle de souches de bois tres durqui n'ont pas encore pourri.

Le caractere pionnier de l'horticulture achuar ne signifie done pas queles abattis soient toujours pratiques dans une foret reellement climacique,

171

Page 90: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

mais plus simplement dans une foret dont la morphologie donne a penseraux Indiens qu'elle n'a pas ete defrichee depuis au moins trois genera­tions. Une telle foret - ou portion de foret - est dite takamchau (« quin'a pas ete besognee »),c'est-a-dire vierge, l'expression s'employantindifferernment - cornme en francais - pour la terre et pour les femmes.La « besogne » (takat) est ainsi sexuelle ou horticole, car, dans les deuxcas, elle actualise une fertilite potentielle en la socialisant. De memequ 'une jeune fille est « eduquee » (unuimiam) par Ie travail de la sexualitemasculine, c'est-a-dire socialisee par son mari, de merne la fertilitedesordonnee et inutile d'une parcelle de foret vierge est-elle captee parl'action humaine qui I'emploie a une finalite sociale et culturelle.

II est possible de confirmer empiriquement cette predilection pour laforet climacique, en analysant la composition des restes de la vegetationnaturelle qui subsistent dans les jardins recernment abattus. Le comptageet I'identification de toutes les souches de plus de 10 em de diametrepresentes dans cinq carres de densite, situes dans cinq essarts distincts aupremier stade de plantation, indiquent qu'il n'y a jamais moins de onzeespeces differentes, ni plus de deux sujets d'une meme espece. Lesresultats de ce sondage sont congruents avec la structure habituelle de laforet climacique humide qui, excepte dans les formations marecageuseset ripicoles, se caracterise par la grande diversite des especes et le faiblenombre d'individus de chaque espece, La seule exception a cette regled'utiliser toujours une foret « primaire » est celle des petits essarts demais en monoculture qui, comme on le verra ci-apres, sont parfoisrealises dans des friches de cinq a six ans, dont la vegetation secondaireest particulierement facile a abattre.

D'une facon generale, les Achuar ne sont pas tres attentifs au problemede la regeneration de la foret et ils nedisposent pas, par exemple, d'unvocabulaire specialise pour designer les differents stades de reconstitutiond'une vegetation secondaire. Des qu'un jardin n'est plus desherbe ildevient arut aja (<< vieil essart ») ; lorsque la vegetation secondaire depassela hauteur d'homme, la friche se convertit en tsuat pantin, jusqu'a cequ'elle devienne indiscernable de la foret elimacique. Cette indifferenceest explicable car, etant donne le tres faible taux de densite humaine etla nature extrernement dispersee de I'habitat, la probabilite que deuxessarts soient defriches exactement au me me endroit a moins d'un siecled'ecart est pratiquement inexistante. En d'autres termes, les Achuar nes'imposent pas de grands efforts pour choisir une parcelle de foretabsolument « primaire », car, dans toute region donnee de leur territoire,les chances qu'ils ont de selectionner par hasard une parcelle de foretsecondaire, meme tres ancienne, sont absolument infimes.

La faible densite humaine rend inutile 13 concurrence entre les unites

172

J

1

Le monde des jardins

residentielles pour I'usage horticole des terres, merne si tous les solsn'ont pas une egale aptitude a la culture. Lorsqu'un chef de groupedomestique selectionne un nouveau site pour I'erablissement de sa mai­son, ce ne sont done pas les criteres strictement agronomiques quipriment, mais plutot ceux relevant de l'estimation des ressources natu­relles de la micro-region ou s'exerceront les activites de predation de lamaisonnee. On choisit d'abord un espace favorable a la chasse, a la pecheet a la cueillette, avant de selectionner, en son sein, le site ponctuel quiparaitra le plus propice a I'etablissement des jardins et a la constructiond'une maison. Cette selection du site de I'habitat s'effectue generalemenra l' occasion de parties de chasse.

Les facteurs principaux pris en compte par les unites domestiques dansle choix d'un territoire de predation sont 1a quantite et la diversite desressources vegetales, l'abondance de gibier et la presence d'un coursd'eau au debit a peu pres regulier. Les especes vegetales naturelles dontla presence est determinante sont tout d'abord les palmiers, notammentceux qui servent a la couverture des toits et qui forment souvent depetites colonies dans des serni-clairieres naturelles (saak). Dans les regionsou s'est developpe un commerce de traite, 1a concentration locale decertaines especes collectees pour leur valeur marchande constitue unemotivation fondamentale dans le choix d'un site d'etablissernent. Cesespeces sont principalernent 1'« arbre a cannelle », ishpink, dont 1a fleursechee sert a certaines preparations culinaires dans les hautes terres deI'Equateur, le palmier kinchuk, dont les fibres servent a faire des balais etle palmier kunkuk, dont le fruit produit de I'huile.

En revanche, I'abondance de gibier n'est un critere vraiment importantque dans l'habitat interfluvial, ou' I'essentiel de la contribution animale al'alimentation est fourni par les biseaux etles mammiferes terrestres etarboricoles. Dans le biotope riverain, une lagune (kucha) ou le bras mortd'un ancien rneandre (kanus tsenken) sont des facteurs decisifs d'etablisse­ment ; le potentiel ichtyologique considerable de ce type de micro-milieuaquatique autorise merne souvent la presence d'un petit groupe demaisons rapprochees, Le milieu riverain recele pourtant un facteurlimitant I'occupation humaine sur de grandes surfaces: les aguajalesinondes, tsuat ikiam (<< foret ordure »), seuls espaces de l'ecosystemeachuar impropres a I'habitat, Un facteur limitant accessoire mais nonnegligeable, est la presence, dans certaines regions, d'epais taillis debambous kenku qui forment des retraites inexpugnables ou se refugientimmanquablement les pecans lorsqu'ils sont forces aux chiens, frustrantainsi le chasseur de son gibier apres une longue traque.

Une fois choisi Ie territoire ou s'exerceront les activites de predationde la maisonnee, la selection du site OU seront etablis Ies jardins et la

173

Page 91: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde des jardins

Site 1

Laboratoire de graphique . EHESS

mNiveou 5

(Rebord abruptde terrosse

o lkm'------'

4 Essort

ITI.l±ll Niveou 1 g Niveou 3

1:/:::::1 Niveou 2 1:-=3Niveou 4

175

16. Carte d'implantation des jardins site

Guide de lecture

ca~:~~o s1&e~ie~lr dUdrio Pdastaza, orive, sud; coordonnees approximatives au centre de la. e atrtu e su par 77 20 de longitude ouest.

Niveau I :

d Nom indiglene.: kaatll~latak (<< plage de galet ») ou nayakitn (« plage de sable »). II s'agit3e terrasses a luviales tres basses sur alluvions recentes, avec une del1ivellation inferieure a

m par rapport au thalweg actuel. Les matcriaux accumules sont des graviers des sables~)o~lers .et fins et des boues ,de charge. Les sols sont generalernenr des tropofill~ellts (pH 5-

I' . e ~IVeau est plat et frequemment inonde. La couverture vegetale naturelle est tres

c atrsemee et consrste surtout en especes .. I . .I · k k' rrpico es . lValVa, pumpu, paat : Cynerium sagiuatum

nasup, ell 1/, SIIII, winchu ; Helicollia sp. '

2. Le fond de carte topographique utilise pour realiser la carte du site n" 1 a ete elaborepar la compagnie francaise SCET-Intemational (SCET International-Predesur 1977).Le fond de carte topographique utilise pour realiser les cartes des sites 2 et 3 a eterealise par M. Sourdat de I'ORSTOM-Quito. L'interpretation geomorphologique etedaphologique des sites a pu etre realisec grace a M. Sourdat et G.L. de" Noni etI'analyse des echantillons de sol a ete faite par les bons soins de la mission ORSTOM­Quito. La description phytologique des sites a ete effectuee a la suite d'un comptagedes especes dominantes avec des informateurs achuar. Ces derniers savent d'ailleurstres bien queUes sont les especes vegetales dominantes associees a chaque type de solet de relief distingue dans la taxinomie indigene.

174

maison est presque entierernent fonction des necessites prosaiques de lavie quotidienne, telles qu'elles ont ete decrites dans Ie precedent chapitre.La encore, les criteres agronomiques passent au second plan; un site estd'abord choisi pour sa commodite, pour sa nature strategique, ou enraison de sa proximite d'une colonie de palmiers qui servira a lacouverture du toit. Naturellement, les Achuar ne considerent pas n'im­porte quel site comme favorable a I'horticulture, mais entre la multitudede sites qui y sont propices, le choix decisif s'opere sur la base de criteresextra-agronomiques.

Les criteres indigenes permettant d'evaluer les potentialites agrono­miques d'un site sont generalement triples: nature de la situation et durelief, nature des sols et nature de la couverture vegetale, Le site idealest une terrasse plate, bien drainee, non pierreuse et non inondable,couverte d'une foret « primaire », mais depourvue neanmoins de tresgros arbres dont I'abattage representerait un investissement important entravail. De fait, on ne trouve que rarement dans les jardins des soucheset des troncs abattus de plus de 1,20 m de diametre. Si ces caracteristiquesspecifiques de relief et de couverture vegetale se rencontrent tres commu­nernent sur tout le territoire achuar, les sols consideres comme vraimentpropices a la culture ne sont en revanche pas aussi repandus.

Afin de mieux comprendre les criteres agronomiques indigenes etd'evaluer les parametres qui permettent aux Achuar de selectionnerl'emplacement d'un essart, nous analyserons brievement les caracteris­tiques phytologiques et pedologiques de trois sites habites differents,choisis pour leur representativite, Les deux premiers sites de l' echantillonsont des micro-regions franchement riveraines, mais elles se distinguentpar la nature de l'habitat : relativement concentre dans le site n" 1 et tresdisperse dans le site n° 2 ; le troisieme site est caracteristique du biotopeinterfluvial. Dans tous les cas, on s'est fonde sur les categories autoch­tones pour identifier les differents elements du relief et des sols que lesAchuar distinguent dans leur lecture des paysages 2.

Page 92: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature dornestiquc

Niveau 2 :Nom indigene: pnkui [« sale », «gluant », «terrain gorge d'eau, mais non rnareca­

geux »). 11 s'agit de tcrrasses alluviales basses sur alluvions recentes avec une dcnivellationsuperieure it 3 m par rapport au thalweg actuel. La granulometric des alluvions est limono­sablonncuse. Le sol alluvial (kmllIs uuniea : « terre de riviere alluviale ») est noir, profond(60 - 80 cm) et non compact, du type tropaquents et tropaquets. Le pH va de moyennement itlegercrncnr acide (5,5 - 6,5) avec une toxicite aluminique minimale. La haute fertilite dusol est contrcbalancee par Ie rnauvais drainage (pas de pente) ; il est tres rare que les cruesatteignent ce niveau. La couverture vegetale est generalernent proche de celie du niveau I,mais cornprend de surcroit une strate supericure OU dominent plusieurs especes d'lll,~a etdes wainpuash, Bien que ce niveau soit parfois utilise pour les essarts, il n'est jamaisemploye pour l'habitation.

Niveau 3 :Nom indigene: paka (<< plat »}, II s'agit de terrasses alluviales moyennes avec une

dcnivellation supericurc it 5 m par rapport au thalweg. Le sol alluvial (SilllWitl nunka :« terre noire ») sur limon de crue est franchement lirnoneux; profond et non compact,avec un pH de moyennement it legeremeut acide (5,8 - 6,5) et une· toxicite aluminiqueminimum. La haute fertilite de ce sol et Ie bon drainage de ce niveau font du paka I'etageprincipal des essarts et des habitations. La couverture vegetale est typique de la foretclimacique ct il n'est pas rare d'y rencontrer des arb res de 40 it 50 m de haut comme Iemente.

Niveau 4 :Nom indigene: IIIl1ra (« colline »}. II s'agit de terrasses alluviales hautes et tres hautes

sur alluvions anciennes, qui dominent Ie niveau precedent par un rebord abrupt. Les sols(keakll nunka : « terre rouge ») sont de texture argileuse, profonds et compacts, avec un pHde tres acide it fortement acide (4,5 - 5,5) et une fertilite mediocre. La couverture vegetaleestrnoins elevee que celie du niveau precedent, mais la vegetation y est plus touffue.

Niveau 5 :Nom indigene: tsuat ikiam (« foret ordure »]. II s'agit de depressions inondees qui

forment des marecages permanents (agllajales). La vegetation la plus courante de ce niveauest une formation quasi rnonospecifique : les colonies de palmiers achu ; on y rencontreaussi assez souvent des tankana et des kasua.

Les essarts ont ete realises au niveau 3, paka, qui presente les meilleures qualites de sols,de relief et de drainage. Des essarts secondaires peuvent techniquement etre realises auniveau 2, pakui (facteur limitant : mauvais drainage) ou au niveau 4, IIIl1ra (facteur limitant :moindre fertilite des sols). Les inconvenients que presentent ces deux niveaux sont enpartie contrebalances par certains avantages specifiqucs : facilite d'abattis pour Ie niveau 2et moindre proliferation de plantes adventices au niveau 4, mais leur utilisation potentielle(un essart a ete realise au niveau 2) est toujours secondaire par rapport it celie du niveau 3.Comme Ie montre la carte, Ie niveau 3 est tres peu large, mais suffisamment long pourcontenir un habitat en guirlande. A titre indicatif, les maisons les plus proches de ce site,sur Ie cours du fleuve, sont it 8 km pour l'arnont et 60 kill pour l'aval ; elles sont egalernentsituees au niveau 3.

176

Le monde des jardins

17. Carte d'implantation des jardins site 2

V::::::::J Niveau

m Niveau 2

Niveau 3

Niveau 4

:.:.:. Niveou 5

• Essarl

o 5 kmI ,

Laboratoire de graphique . EHESS

Site 2

Guide de lectureCou~s in.ferieur du Kapawientza, a sa confluence avec Ie rio Pastaza : coordonnees

approxnnatlves au centre de la carte: 2° 20' de latitude sud par 77° 10' d I' . de ongttu e ouest.Niveau 1 :

Nom in~igene : flaklli ; .il s'agit de terrasses alluviales tres basses et inondables sembi blen tout P01l1t au ruveau 2 du site precedent. ' a es

177

Page 93: Descola -  La nature domestique.pdf

18. Carte d'implantation des jardins site 3

site 3 (suite)

Le monde des jardins

18. Carte d'implantation des jardins

179

Laboratoire de graphique • EHESS

Site 3

Guide de lectureCours moyen du Kunampentza (rio Conambo) ;. coordonnees approximatives au centre

de la carte: 10 50' de latitude sud par 760 50' de longitude ouest.

Tous les essarts ont ete realises au niveau I, paka, qui presente les mains mauvaisesconditions de sol et les seules zones planes. Les terrasses sont de largeur variable selon Ie coursdes rivieres, mais elles n'excedent jamais un kilometre de large de part et d'autre dulit.

Niveau 3 :Nom indigene: IIIl1ra (<< colline ») ; c'est Ie niveau des mesas, dominant les vallees d'une

hauteur de 50 a 80 m. Les sommets sont decoupes en croupes allongees, separees par depetits thalwegs secondaires ; Ie rebord des plateaux est souvent abrupt. Les sols argileuxsur grauwackes sont des oxic dystropepts tres semblables aceux du niveau 2 ; les Achuar neles distinguent d'ailleurs pas. La couverture vegetale est semblable acelie du niveau 2.

Niveau 2 : ,Nom indigene: IIIl1ra (<< colline ») ; iljs'agit de petites collines avec un faible denivele

(generalement inferieur a20 m) composees de sols argileux rouges sur argilessedimentaires.Les sols (keakl/ IIIl11ka) : « terre rouge» ou kapantin nunka : « terre rougc-orange »): sont desoxics dystropepts, ferrallitiques, argileux a· franchement argileux, peu profonds et compacts,avec un pH de tres acide afortement acide (4,5 - 5,5), une toxicite aluminique tres forte etune fertilite tres basse. La couverture vegetale est une foret c1imacique assez peu differente,superficiellement, de celie du niveau I ; parmi les especes les plus communes, on rencontre :paeni, tlria, tsachir, apaith numi : Himatanthus sucuuba.

Niveau INom indigene: pakai« plat »). II s'agit de terrasses planes dominant Ie thalweg d'environ

5 m, composees d'un sol ferrallitique a predominance de gres volcanique (grauwackes).Les sols (I/ayakilll IIIl11ka : « terre sableuse », ou kante IIIl11ka : « terre dense ») sont des aquicsdystropepts profonds et compacts, d'argileux a argilo-sablonneux, avec un pH fortementacide' (5, I - 5,6), une forte toxicite aluminique et une fertilite mediocre. La couverturevegctale est une foret c1imacique dense et bien structuree ; parmi les especes les pluscommunes on rencontre notamment : apai, shimiut, til/chi: Nectandra sp., chinchak, tuntuam,shuurat .

pedolo-

5km,oI

'.:::::::::::::::::::::::::::::.................. ....0.:.:.:.0.:.:_:.;_:.:.:•. • c,,~k,anent~~)'"

178

.. Essart

~Niveau 3mNiveau 1

t~jNiveau 2

Tous les essarts ont ete effectucs aux niveaux 2 et 3 qui ne se differencient entre eux ql~epar l'altitude et qui offrent les meilleures conditions de sol et de drall1~ge .. Les deux tresgrands essarts visibles de part et d'autre du ri~ Pa~taza, ne sont. ~as des jardl?s achuar ; ilscorrespondent a la zone d'occupation d'un petit detachement militaire frontaher.

Niveau 5 :, I' des mesas, dominant les vallees d'une hauteur deNom indigene: mura ; c est e mveau

50 a80 m. Les sols argileux sur grauwackes sont des oxic dystropepts (keakll nuuka : « terrerouge ») de fertilite mediocre. La couvetture vegetale est a peu pres semblable a celie du

niveau precedent.

Niveau 4 :Nom indigene: mllra ; il s'agit d'une plaine alluviale tres haute, dominant les terrasses

alluviales d'une quarantaine de metres; les sols SO?t, de~ dystropepts et des dystral/de?ts defertilite mediocre (pas d'analyses disponibles) ; la vegetation naturelle est semblable a celle

du niveau 4 du site precedent.

Niveau 3 :Nom indigene: paka ; il s'agit de terrasses. allu~ia,les moyennes, pedologiquement et

phytologiquement semblables au niveau 3 du SIte precedent.

La nature domestique

Niveau 2 : . . d blNorn rndi . paka . 1'1 s'agit d'une plaine alluviale basse mats non 1I10n a e,om 111 Igene. , . ' "

giquement et phytologiquement semblable au mveau 3 du site precedent.

Page 94: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Dans ces trois sites, et independamment de la nature du biotope, leszones estimees les plus propices a 1'hortieulture par les Achuar sont doneetroiternent circonscrites. S'il est vrai que les seuls facteurs limitantsabsolument decisifs pour 1'horticulture soient les agllajales inondes et lescollines avec une trop forte pente (au-des sus de 55 % d'inclinaison), iln'en reste pas moins que certaines zones potentiellement cultivables sontconsiderces comme marginales par les Achuar, en raison de leur faibleproductivite et de l'irnportant 'investissement en travail qu'elles necessi­tent pour leur maintien en culture. Le point est important et conditionnetoute analyse rigoureuse de la territorialite, dans la mesure OU l'etude dela densitc dernographique et 1'estimation de la capacite de charge horticoledu milieu doivent des lors se faire en fonction des criteres indigenes d'unusage effectif du sol et non pas en fonction des facteurs limitants absolusde l'ecosysterne. Ces problemes seront discutes plus a loisir dans lechapitre 9, rnais d'ores et deja, certains enseignements peuvent etre tiresde 1'analyse de ces trois sites.

11 se veri fie d'abord que les choix agronomiques indigenes denotentune excellente connaissanceempirique de la fertilite differentielle dessols, confirmee par les analyses pedologiques effectuees dans les sites 1et 3. La typologie achuar des sols cultivables reconnait trois grandesclasses principales echelonnees selon leur fertilitecroissante : keakll nunka(« terre rouge »), Ilayakim nunka (( terre sablonneuse ») et shuwin nunka(<< terre noire »). Les sols ferrallitiques rouges des collines, keakll nunh«(oxic dystropepts], sont d'un usage tout a fait exceptionnel, car s'ils sonttres bien toleres par Ie manioc doux, ils sont en revanche a peu presincompatibles avec des cultigenes plus exigeants, comme le bananier,1'igname, 1'arachide ou Ie mais, Par ailleurs, si les sols sablonneux apredominance de gres volcanique (Ilayakim IIImka) sont effectivement lesplus fer tiles qu'offrent les terrasses de 1'interfluve, ils sont neanmoinsrelativement mediocres par rapport aux sols alluviaux noirs (slit/will nunkaet kanus IIIlIIka) du biotope riverain.

Alors qu'un jardin sur sol alluvial donnera du manioc pendant parfoisplus de dix ans sans baisse notable de productivite, un jardin sur solsablonneux verra sa productivite decroitre tres rapidement apres ladeuxierne annee de culture. L'extrerne fertilite du sol alluvial riverainpermet ainsi une grande flexibilite dans les strategies de mise en culture :avec 1'assurance d'un essart principal hautement productif, 1'on peutjouer

180

Le monde des jardins

sans danger sur un eventail pedologique plus large et constituer desessarts secondaires « experirnentaux ». C' etait le cas, par exemple, dansle site n° 1, OU un petit essart plante exclusivernent de piscicide timiuavait etc realise dans les sols ferrallitiques des collines, ce cultigeneappreciant apparernment les sols fortement acides. Dans le meme site,un autre jardin avait ete plante en mais et en bananiers sur une terrealluvia le hautement fertile, mais tres mal drainee, ces deux especessupportant bien un taux eleve d'humidite du sol.

La fertilite relative d'une terre est pen;ue par les Achuar commel'attribut specifique constant' d'une categoric de sol et les indices quidenotent cette fertilite sont eux-rnemes clairement concus cornrne desattributs du sol. Les especes sylvestres generalement representatives decertains niveaux edaphologiques sont done appreciees comme de simplessignes d'identification ; la nature du sol est surtout deterrninee par lesAchuar a partir de ses qualites purement physiques : couleur, texture etporosite.

Les caracteristiques agronomiques d'un sol fertile sont tres clairernentdefinies par les Achuar : le manioc y vient plus longtemps qu'ailleurs,ses racines y sont plus grosses et plus abondantes, la culture du mais, del'ignarne et des arachides y est facile et les bananiers s'y reproduisentautornatiquement par rejet sur Ie stipe du plant-mere (ce qui n'est pas lecas dans les sols pauvres). Le paradigme d'un sol fertile est le slit/willnunka et l'on dira de lui qu'il est susutin, e barbu », la barbe et lescheveux etant, chez les Achuar, directement associes a lidee de feconditeet de puissance sexuelle, cornme c'est Ie cas, d'ailleurs dans de nom­breuses autres societes (Leach 1958).

Du point de vue de l'organisation du travail, l'horticulture sur bnilisachuar est' conforme a la classique division sexuelle des taches, tellequ'elle est la plus couramment pratiquee en Amazonie : le debroussaillageet I'abattis sont des activites exclusivement masculines, tandis que laplantation, le desherbage et la recolte sont presque integralernent realisespar les femmes, a l'exception de quelques cultigenes bien specifiquesdont la manipulation est reservee aux hommes. En principe, chaque

181

Page 95: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Lc monde des jardins

19. Parcellaire typique d'une unite residentielle monogame 20. Parcellaire typique d'une unite residentielle polygame

(une epouse = une seule parcelle) (3 co-epouse = 3 parcelles)

Situation: bas Paslaza (1977)

Surface du jardi n : 4 280 m2

femme mariee dispose de son propre jardin-essart, ou biend'une parcelleclairement delimitee par des chemins ou des rangees de bananiers au seind'un essart plus vaste, subdivise en autant de lots que l'unite domestiquecompte de femmes mariees. 11 n'y a done pas, a proprement parler,d'exploitation communautaire du jardin par le groupe des co-epouses, etl'individualisation matricentree .des taches domestiques au sein de lamaison prevaut egalement dans l'horticulture: chaque femme n'estresponsable pour la plantation, la culture, l'entretien et la recolte que desa seule pareelle.

L'ouverture d'un essart. et sa plantation representent les phases preli­minaires de l'oceupation d'un site; la construction de la maison etl'installation -definitive n'interviennent que lorsque le jardin commence asubvenir aux besoins alimentaires de I'unite domestique, c'est-a-direlorsque le manioc peut etrerecolte environ huit a dix mois apres saplantation. Dans la plupart des cas, la maison est erigee au centre de

40 mI

oI

Laboratoire de graphique . EHESS

• Maison

o Alre de la maison~ Foret~ primoire

Situation: bas Kapawi (1977)

Surface du jardin : 9 655 m2

~ Parcelles des~ epouses respectives

l'essart ou a sa bordure, a proximite de l'abri provisoire qui hebergeaitla famille durant les mois necessaires a la creation du jardin et a laconstruction de la maison. Lors de la premiere occupation d'un site, ladisposition la plus commune est I'essart unique, subsivise ou non enparcelles distinctes, selon que la maisonnee est polygame ou pas (voirplans des doc. 19 et 20). Cet agencement topographique initial peut semodifier apres quelques annees, sous l'influence de deux facteurs : en

40 mI

oI

Laboratolre de graphlque . EHESS

• Moison

o Jardin~Foret~primoire

[[[[IJl Talus

182 183

Page 96: Descola -  La nature domestique.pdf

21. Parcellaire d'une unite residentiellc polygame

de la maisonnee, que Yankuam decide d'occuper ce niveau edapholo­gique. Ce nouvel essart etait egalement divise en deux portions attribuees

40 m,

Lebcretctre de graphlquo • EHESS

Usogeres des pcrcelles

Y = Yomoncch

R :::: Ramunp::;:: Puor

I ~ Ishkui

Le monde des jardins

185

(3 co-epouses et 1 refugiec = 6 parcelles)

Situation: haut Pcstozc (1977)

Surface des [crdtns en cui lure : 8 858 m2

~Forel~primoire

• Moison

F==-::=j Friches

DJordin

La nature domestique

184

premier lieu, l'introduction dans la maisonnee de nouvelles femmesrnariees implique necessairernent l'augmentation des surfaces en culture,et, d'autre part, une importante baisse de la productivite et un develop­pement correlatif des plantes adventices - surtout dans les sols moinsfertiles de l'interfluve - entrainent l'abandon du jardin autour de lamaison et l'obligation d'en creer un autre.

Si une nouvelle co-epouse vient s'ajouter a une unite domestique, iln'est pas d'usage de lui attribuer une surface deja plantee par une autrefemme de la maisonnee, puisqu'une femme doit etre personnellementresponsable de toutes les phases de l'horticulture. De rneme, lorsqu'unejeune fille de la rnaisonnee accede par son mariage au statut de ({ jardi­niere » autonome, elle se voit autorisee a ne plus travailler dans le jardinde sa mere et a disposer d'un jardin pour son usage propre. Dans cesdeux cas, comme dans celui d'une veuve qui vient s'agreger a lamaisonnee, il faudra done creer un nouvel essart, En l'absence de facteurslimitants - marecage, colline a forte pente, cours d'eau - a la bordure del'essart principal, on se contentera d'effectuer un nouvel abattis limi­trophe de l'ancien. Quand ils ouvrent un nouvel abattis contigu pourremplacer a terme la production deficitaire d'un vieux jardin, les Achuaroperent generalement une specialisation des plantations : maintien descultigenes a maturation lente dans l'essart le plus ancien (chonta, goyave,caimito, canne a sucre, bananiers) et implantation dans le nouveau jardindu manioc, des tubercules de base et des cultigenes les plus exigeants ennutriments (haricots et arachides).

Pour mieux comprendre la strategic mise en ceuvre dans l'occupationhorticole des sols, il n'est peut-etre pas inutile d'examiner l'evolutiond'un parcellaire a partir d'un cas specifique. L'ensemble des jardins, dont[e plan a l'echelle est reproduit dans la figure 21, est situe dans un milieuriverain tres fertile (terre alluviale noire) et il est exploite par une unitedomestique qui compte quinze personnes. Au moment de l'enquete(novembre 1977), l'essart n° 1 etait en production depuis six ans, c'est-a­dire depuis le debut de l'occupation du site. Lors de l'ouverture de cetessart, le chef de famille , Yankuam, n' avait que deux epouses, Yamanochet Ramun, qui recurent done deux portions relativement inegales(3 985 m- pour le lot A et 2 418 rn" pour le lot B) du jardin nouvellementabattu. Trois ans plus tard, l'essart n° 2 fut abattu en contrebas de laterra sse alluviale ou l'on avait cree le premier jardin. Une denivellationd'environ 4 m entre les deux niveaux introduit des differences conside­rables dans leurs couvertures vegetales respectives, puis que le niveau leplus bas ne comprend que des especes a faible croissance, tres faciles aabattre (bambous, Inga, balsa, Cecropia ... ). C'est donc pour la facilite del'essertage et parce qu'il etait presse d'augmenter la production horticole

Page 97: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

aux deux co-epouses, Peu de temps apres, Yankuam donnait une de sesfillettes impuberes en mariage et son nouveau gendre venait s'etablirchez lui. Toutefois, dans la mesure OU la jeune epouse n'avait que septou huit ans et etait encore incapable de remplir aucun des devoirsattaches a son nouveau statut, la mere de ce gendre, precedernmentabandonnee par son mari, venait egalernent s'installer chez Yankuam.Cette femme, Puar, se mit des lors a assumer a l'egard de son fils, etpar substitution, les taches economiques que sa belle-fille etait incapablede realiser en raison de son jeune age. Membre a part entiere de lamaisonnee, le gendre abattit alors un essart pour sa mere (le n" 3), de lamerne facon qu'il aurait dG en abattre un pour son epouse, si celle-ciavait ete capable de le cultiver. Deux ans plus tard, Yankuam, le chef defamille, prit pour troisierne epouse une tres jeune fille, Ishkui, et luiouvrit un jardin (le n° 4).

Un an plus tard, au moment de I'enquete, 1'essart initial (n° 1) etaittoujours en production et tres bien entretenu par les deux premieres co­epouses, Ramun et Yamanoch. Le second essart etait abandonne depuisquatre mois, a 1'exception d'une portion de 215 m2 plantee a peu presexclusivement en manioc dans la parcelle de Ramun. En effet, la facilited'abattage dans ce niveau edaphologique est, selon les Achuar, contre­balancee par l' extreme proliferation des mauvaises herbes des la deuxiemeannee de mise en culture; elle finit par requerir un tel investissement detemps dans le desherbage que 1'exploitation continue du jardin devientcentre-productive. Le jardin de Puar (Ie n° 3), datant de la merne epoque,etait lui aussi revenu partiellement en friche et seuls quelques Hots(environ 1 300 m'') etaient encore exploites, L'abandon progressif de cejardin etait dG au declin des forces de la vieille femme qui le cultivait etqui ne contribuait plus que de facon tres symbolique a1'alimentation deson fils et de la maisonnee en general. Le dernier jardin enfin (Ie n° 4),qui n'avait pourtant qu'un an au moment de l'enquete, etait lui aussirevenu partiellement en friche et il ne restait plus en culture qu'uneparcelle de 910 m". La raison en etait attribuee a l'inexperience et a la« paresse » de la toute jeune Ishkui, qui etait assez mal vue des deuxautres co-epouses, La jalousie que celles-ci manifestaient a son egard senourrissait de la preference sexuelle manifeste que Yankuam lui temoi­gnait et s'exacerbait de la tolerance bienveillante avec laquelle le chef defamille semblait considerer l'incompetence horticole de la jeune femme.De fait, c'est a peu pres exclusivement sur les epaules de Ramun et deYamanoch que reposait 1'apport en produits cultives a la subsistance dela maisonnee.

D'une facon generale, lorsque des facteurs limitants ernpechent 1'abattisd'un nouvel essart contigu - ce qui est relativement rare, car un essart

186

Le monde des jardins

initial est toujours effectue dans un site qui permettra un agrandissementou une substitution ulterieure - les Achuar se resolvent a abattre unnouveau jardin a quelque distance de la maison. Mais, de toute facon, Ienouvel essart sera toujours a proximite d'un cours d'eau, afin de per­mettre Ie nettoyage des racines et tubercules recoltes qui se realise in situ.

Sur une centaine de maisonnees achuar visitees, nous n'avons puobserver qu'un seul cas OU un chef de maisonnee avait ete suffisammentimprevoya?t. pour. et~blir sa maison et son essart initial dans un empla­cement qUI interdisait tout nouvel abattis a proximite, en raison d'unrelief tres ravine. Pour completer la production deficitaire de son essartprincipal, il avait done ete oblige d'abattre deux nouveaux essarts pourses deux epouses, 1'un a500 metres et 1'autre a800 metres de la maison.De surcroit, chacune des deux femmes avait ete obligee de cloturerentierement son jardin d'une palissade de 60 centimetres de haut, sur unelongueur de 300 metres pour 1'une et de 180 metres pour 1'autre. C'estd'ailleurs le seul cas de cloturage externe des jardins que nous ayonsrencontre, .car leur eloignement exceptionnel rendait necessaire uneprotection permanente des cultures contre les mammiferes predateurs(paca et agouti surtout). En temps ordinaire, le cloturage n'a pas deraison d'etre, puisque la proximite des jardins permet leur surveillancecontinue, les predateurs etant vite reperes lorsqu'ils se manifestent. Apart ce cas tout a fait exceptionnel, un essart complementaire ou desubstitution n'est jamais realise a plus de 300 metres de la maison.

Lors de la premiere occupation d'un site, l'estimation de la dimensiond'un essart resulte de negociations entre le chef de maisonnee et sesepouses, qui entrainent souvent la confrontation de points de vuedivergents, sinon antagoniques. Le souhait du chef de famille estnaturellement, d'avoir les plus grands jardins possibles, afin de dispose;en surabondance de la biere de manioc qui lui permetta d'entretenirsomptueusement ses hotes de passage. Or, si une femme met egalementtout son orgueil a cultiver un grand jardin, elle est toutefois mieux ameme d'estimer la capacite de la force de travail (la sienne et celle de sesfi~les non mariees) qu'elle pourra mobiliser pour Ie desherbage, c'est-a­dIre, pou~ la plu~ absorbante de toutes les taches horticoles en temps eten energre physique. En effet, quelle que soit sa dimension initiale una.battis est touj,ours ~ntegralement plante ; lorsque apparait une inade~ua­non entre la dimension de la surface cultivee et la capacite de desherbage- soit parce que l'abattis initial etait vraiment trop grand, soit parce quela force de travail feminine se trouve soudain reduite ., Ie reajustements'oper~ par l'abandon d'une portion de jardin a l'invasion des plantesadventices (comme dans Ie cas du parcellaire de Yankuam). En dehorsd'une maladie et d'une invalidite temporaire ou definitive, plusieurs

187

Page 98: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

circonstances peuvent modifier la capacite de travail d'une femme marieeet I'obliger a reduire sa surface en culture. La plus co~mune est l~mariage ou la mort d'une ou de plusieurs de ses filles, evenements qUiviendront soustraire une importante contribution en travail a la micro­cellule de production que constituent une femme et se~ enfants d~ .s~,xefeminin. Un autre cas, moins repandu, est la reorganisation de la dIVIsIOndes taches qu'entraine la maladie chronique (tuberculose en particulier)d'une des deux co-epouses· dans une unite domestique polygyne. Lafemme malade sera physiquement incapable d'accompagner reguliere­ment son mari a la chasse et dans ses visites lointaines ; la co-epousevalide, obligee des lors de passer une grande partie de son temps en foretou en voyage - puisque la rotation entre les deux femmes est devenueimpossible _ sera necessairement amenee anegliger son jardin.

II est plutot infamant pour 'une femme de laisser prolifere~ les mau­vaises herbes de son jardin et, sauf les cas de force majeure, elles'efforcera de I'entretenir le mieux possible. C'est pourquoi l'accordinitial entre un chef de maisonnee et ses epouses, quant a la dimensionde l'essart, revet une grande importance, car le deshonneur d'un jardinpartiellement en friche - parce que trop grand pour etre cultive etdesherbe soigneusement - retomberait de fa,<onpartielle sur le che~ defamille. II vaut en effet mieux pour le prestige d'une unite dornestiqueavoir un petit jardin bien cultive, qu'un immense jardin a moitie en

friche.Les dimensions du futur essart sont done estimees sur Ie terrain en

fonction d'un dosage subtil entre les capacites et les pretentions dechacune des co-epouses, I'importance sociale du chef de maisonnee et lescontraintes ecologiques locales. C'est toujours l'epoux d'une femmemariee qui prend I'initiative d'ouvrir un essart; lorsqu'il s'agit d'uneveuve, c'est son parent masculin reel ou dassificatoire le plus proche ausein de I'unite domestique (son frere ou son fils, generalement). Leslimites dufutur jardin sont reperees par un arpentage preliminaire, aucours duquel certains arbres caracteristiques se voient devolu Ie role desbornes. Aucune forme geometrique specifique n'est privilegiee et lesreleves topographiques effectues sur trente essarts montrent bien queceux-ci ont presque tous des contours irreguliers. En l'absence d'uneveritable saison seche, il n'y a pas de periode prescrite pour realiserl'abattis et le brfilis, encore que Ie mois de janvier et la periode deseptembre anovembre, marques d'ordinaire par une baisse relat~ve de lapluviosite, soient generalement consideres comme plus proplces. Enaucun cas, de toute fa,<on, n' attendra-t-on expressement la venue de cesdeux micro-saisons seches pour entreprendre un abattis.

188

Le monde des jardins

L'essartage et Ie bralis

L'essartage proprement dit comprend deux phases successrves : Iedebroussaillage des taiIlis et .l'abattage des arbres. Le debroussaillage,realise a la machette, vise a couper tous les buissons et les arbustes dusous-bois, les debris de taiIlis etant laisses sur place. Apres un delai quiosciIle entre deux jours et une semaine, on procede a I'abattage desarbres a la hache metallique, selon une methode apparemmment tresancienne, puisqu'elle est deja attestee par Up de Graff dans sa descriptiond'un essartage ala hache de pierre en 1899 chez les Jivaro antipa (Up deGraff s.d. : 203-204). Cette methode, destinee aeconomiser du temps etde l'energie, consiste aentailler assez profondement tous les petits arbresa environ 40 centimetres du sol, puis a abattre les grands arbres quientrainent alors dans leur chute route la masse de la vegetation environ­nante. Cette technique d'entaiIlage preliminaire est tres courante chez lesagriculteurs forestiers; pour la region amazonienne, elle est attesteenotamment chez les Amahuaca (Carneiro 1964 : 11) et chez les Campa(Denevan 1974: 98).

Certains arbres dont les racines tabulaires rendent impossible l'abattagea hauteur d'homme doivent etre entoures d'un petit echafaudage rudi­mentaire, permettant l' acces a la partie lisse du tronc. La derniere phasede l'essartage consiste aebrancher les ramees des arbres abattus.

Tous les arbres ne sont pas systematiquement abattus et ron epargnerad'ordinaire la plupart des especes qui fournissent des fruits de collecte.Les plus courantes sont une sorte ~e manguier sauvage, apai, une varieted'arbre a pain, pitiu (Batocarpus orinocensis) , un sapotier, pau, tauch, Iepalmier achu et l'arbre sampi (Inga fP.), (voir la liste complete des especesprotegees dans le tableau 26). Certaines especes sont epargnees pour desraisons pratiques et non alimentaires : l'arbre balsa wawa, car ses largesfeuilles servent de couvercle, les arbres yakuch (Hyeronima alchorneoides)et chinchak, car les oiseaux, et notamment les toucans, sont tres friandsd.e leurs fruits. Ces fruits, non comestibles pour les humains, constituentdes appdts qui permettent aux adolescents de s'entrainer dans Ie jardinau tir des oiseaux ala sarbacane. L'usage des arbres-appats dans le jardinpour l'apprentissage de la chasse est mentionne dans lamythologie, enreference al'education cynegetique d'Etsa-soleil.

L'essartage en general, et l'abattage des arbres en particulier, .sont desactivites dangereuses et penibles qui sont du seul ressort des hommesadultes et d'ou sont exdus non seulement les femmes, mais aussi lesadolescents. Lors du debroussaillage, l'homme courbe vers l'avant balayeregulierement Ie sous-bois a une dizaine de centimetres du sol, avec unegrande machette prealablement affirtee sur un gros galet de riviere

189

Page 99: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

hurnidifie. L'effort est soutenu de facon relativement constante pendantplusieurs heures et ne s'interrompt que passe mid~ ~our une., pauserneritee, durant laquelle les femmes servent la rafraichissante biere demanioc. Le danger principal du debroussaillage provient du risque dederanger malencontreusement un serpent venimeux au un nid de ?uepes(ete) suspendu a une branche, lorsqu'on fourrage dans les buissons.L'une des fonctions de la peinture faciale au roucou est de proteger leshommes contre d'eventuelles morsures de serpent; taus ceux qui parti­cipent a un abattis ne manquent done pas de s'orner soigneusement levisage a cette fin. Toutefois, lorsque 1'abattis est realise dans, le cadred'un travail communautaire, la journee de labeur debute toujours pard'abondantes libations a la biere de manioc, offertes par le chef demaisonnee qui a pris 1'initiative de 1'abattis. Le debroussaillage s'effectuedone le plus sou vent dans une atmosphere de legere ivresse, egayee pardes plaisanteries au des remarques ironiques, peu propice en tout cas amaintenir la vigilance soutenue qu'on doit exercer pour reperer serpentset insectes nocifs. En depit de cette exclamation constante « napianearta i , (« attention au serpent! ») qui vient rythmer le travail, cen'est pas un hasard si la plupart des hommes mordus par des serpents etayant survecu a l'experience, 1'ont ete lars de debroussaillages commu­

nautaires.Ce danger s'arnoindrit lars de 1'abattage, car les serpents ant deja fui.

En revanche, la belle futaie degagee par le debroussaillage est joncheed'un epais tapis de taillis, sous lequel se refugient, invisibles, les gro~ses

fourmisyutui (grandiponere) et les scorpions titink qui rendent les Indiensaux pieds nus particulierement precautionneux. Lorsq~e 1'abattage es~

pratique a plusieurs, il s'effectue generalement sur une hgne de front qUIprogresse regulierement en entaillant les arbres de taille moyenne. Quandtaus les arbres secondaires ant "ete profondement incises, les hommes serepartissent 1'abattage des grands arbres, en se relay ant parfois pargroupes de deux pour les plus importants. C'est la phase la plusspectaculaire de 1'essartage et aussi, potentiellement, la plus dangereuse,bien que les accidents y soient tres rares. La chute des a~~res, :stgeneralement dirigee depuis le centre de 1'essart vers sa penphene,laquelle se trouve bientot couronnee d'une bordure, d'impenetrablesrarnees gisant en grand desordre sur Ie sol. Aux premIers craquementsannonciateurs de la chute, 1'homme qui manie la cognee s'eloignevivement encriant « numi anearta ! » [« attention a 1'arbre ! »), tandis queses compagnons s'egaill~nt alentour en saluant par des cris de joiel' effondrement du geant et de sa coharte de vegetation subordonnee, ny a quelque chose de la mise a mort dans 1'abattage d'un grand arbre etles Achuar etablissent un parallele explicite entre l' essartage et la chasse,

190

Le monde des jardins

deux activites physiquement exigeantes mais culminant l'une et l'autredans la satisfaction d'un triomphe sans conteste.

. En d~pit de I'imrnense progres que represente l'usage d'outils metal­ltq,ues, 1ab~ttage est encore un travail tres penible, n faut, par exemple,pres de trOIS heures de travail continu a un homme seul pour abattre unarbre de 1,10 metre de diametre. Bien sur, on est maintenant loin de cesdelais d~ p.lusi~urs jours, voire de plusieurs semaines (Up de Graff s.d. :203~ qu exrgeait autrefo~s l'abattage a la hache de pierre; il n'en reste pasmoms que, chaque fOIS que ce sera possible, un chef de maisonnees'efforcera d'inviter des parents et des allies pour l'aider a realiser au~rlOins ,une ,partie ,de 1'essartage. Si une cooperation continue s'avere~mpossIbl.e, u e~t d u~age ?'in;i~e: les,par:nts pour la phase de l'abattagea la hache, apres qu on art realise SOI-meme Ie debroussaillage. Le gainde temps et d'effort que represente un essartage collectif est vraimentconsiderable: nous avons pu observer une equipe de huit hommes~battre un ess~rt de 3 560 m- en cinq heures, tandis qu'il avait fallu dixjours de travail a peu pres continu a un homme seul pour effectuer lame me operation dans un jardin de 4230 rn-.

La du~e~ relative des operations d'essartage est en partie conditionneepar la difference des types de couverture vegetale, Les Achuar sont eneffet, unanimes a affirmer que les terrasses alluviales de l'habitat riverains0n,.t plus,pauvres en especes abois dur et a grand developpement que laforet de. I mt~rfluve. Cette proposition generale est fondee sur un systemede class~ficatIon, des arbres qui les distribue en deux categories : les arbresdurs (PISU numl) et les arbres tend res (miniar numi). Cette distinctionresulte directement de I'experience empirique de l'essarteur mesurant laden~ite de l'arbre a l'aune de son effort. Or, un comptage 'effectue avec~es mformate~rs Achuar dans' six echantillons de foret climacique poten­tiellernent cultivable - trois dans l'interfluve et trois en milieu riverain _semble con firmer cette proposition. En effet, alors que sur 100 m 2 (10 mX 1O~) ,de foret. primaire, la densite moyenne d'arbres de plus de2? centImetre~ de diarnetre oscille entre 17 et 21 dans Ie biotope interflu­vial, elle vane entre 7 et 15 dans Ie milieu riverain. Sur ce merneechantilionnage, les ~s~~ces a bo~s dur (selon les criteres indigenes)forment plus de la moitre des effectifs dans 1'interfluve contre 20 % dansl'habitat riverain. '

Ces resultats sembleraient tout naturellement indiquer que l'essartage~e p~urr~ manqu~r d'etre plus long et plus penible, a surface egale, dans1habitat interfluvial que dans l'habitat riverain. Or, une verification apost~rior~ permet de" confirmer cette hypothese; c'est la comparaisonsystematique du nombre de souches subsistant dans differents types dejardins apres la mise en culture (doc. 22). Ce tableau appelle quelques

191

u

Page 100: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

remarques restrictives. En premier lieu: il n'~ de valeur q~'ind~cative.' car"I t f nde sur un nombre restreint d'echantl11ons de petites dlmensl0n~,1 es 0 . , densi , d 100 2 Itles comptages ayant ete realises sur des carres de ensite e ., m'dsoldes surfaces representant, selon les cas, un dixieme a un centIe~e e asuperficie des essarts echantillonnes. Par ailleurs, pour des rals.ons. ~ecomrnodite, tous les comptages ont ete effe~tues ~ans des. po~tIons ejardins depourvues de troncs morts de plus d un metre de diametre,

Carres de densite des souches dans differents ty'pes de jardins22. )

(carre de 10 m X 10 m

habitat interfluvial habitat riverain

(effectif: (effectif:

3 jardins) 2 jardins)

terrasse coteau coteau terrasse terrasserelief 0% 0%0% 40% 25 %pente

2 ans 2 ans 1 an 2 ans 6 ansage du jardin

souches de moins de 3063 % 71 % 100% 100 %

cm0 76 %

souches de moins de 6527 % 18 % 0% 0%

cm0 8%

souches de plus de 65 16 %

em 0 (dont 2de + de

0%80 em) 10 % 11% 0%

nombre total11 28 4 4

de souches 13

nombre total de troncs0 0

entiers couches 9 8 13

pourcentage de la sur-0,3 %face occupee par les 17 % 16 % 20 % 0,2 %

souches et les troncs

couches

En depit de ces restrictions, les tendances que livre ce tableau compa­ratif sont riches d'enseignement. En effet, apre~ s~ulement ~eu~ ans deculture, toutes les souches de plus d~ ~O ~entImetres ~e dl~me~re o~tdisparu des deux jardins riverains. CeCl slgmfie done, s~lt .qu 11 n y ava~tpas de grands arbres dans ces lopins au moment du defnchement, soit

192

Le monde des jardins

qu'etant en bois tendre et facilement putrescible, ceux-ci ont disparudepuis. De rneme, aucun tronc mort n'a subsiste dans ces deux carres dedensite ; I'cchantillonnage reflete, a cet egard, tres etroitement la realiteglobale, car il est tout a fait exceptionnel de rencontrer des grands troncsdans les jardins riverains apres la deuxierne annee de culture. D'autrepart, l'ecart d'age entre les deux jardins riverains n'introduit pas dedifference dans le nombre de souches subsistantes, ce qui sembleraitindiquer que toutes les souches de bois tendre disparaissent des la fin dela premiere annee de mise en culture. Enfin, Ie tres faible pourcentagede la surface des echantillons riverains qu'occupent les re1iquats vegetauxdu defrichement (0,2 % et 0,3 %) - meme si on le multiplie par cinq,par precaution statistique - ternoigne a l'evidence que 1a presque totalitede la surface essartee est cultivable,

Ces resultats contrastent fortement, et en tout point, avec les donneesde l'habitat interfluvial. Les echantillons y sont, en effet, caracterises parune proportion elevee de souches de plus de 30 centimetres de diametreet de troncs a pourrissement lent. La difference la plus spectaculaireconcerne la fraction de 1a surface occupee par des debris wegetauxinamovibles (entre 17 et 20 %) et qui se revele done impropre a laculture. En depit de leur caractere approximatif, ces donnees paraissentconfirmer le point de vue des Achuar sur la difference marquee de lacouverture vegetale dans les deux biotopes. Elles sembleraient aussiindiquer que les superficies adefricher dans l'interfluve devraient propor­tionnellement etre plus importantes que dans le milieu riverain, afin detenir compte des zones incultivables car encornbrees de debris vegetaux,

Le delai entre l'essartage et le i brfilis oscille entre trois semaines etdeux mois, selon les conditions climatiques. Le bnllis et le nettoyage desdebris de taillis sont les seules tkhes de l'horticulture qui soient effectueesconjointement par les hommes et par les femmes; c'est Ie seul moment,dans tout Ie proces de travail horticole, OU la complementarite des sexesse manifeste par une copresence dans le jardin. Le brfilis se realisegeneralement en deux phases distinctes. Dans un premier temps, et depreference un jour OU souffie une brise legere, les femmes rnunies defagots enflammes, mettent le feu directement aux amas de branchageseparpilles dans l'essart, Ce faisant, elles prennent bien soin de n'allumeraucun foyer pres des divers arbres sur pied qui ont eteepargnes lors del'essartage.

Une fois completement achevee cette premiere combustion, c'est-a­dire Ie Iendemain ou Ie surlendemain, Ies hommes commencent Ienettoyage des debris a rnoitie calcines. 11 s'agit de ramasser et d'empiler

193

Page 101: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

soigneusement toutes les branches qui n'auraient pas ete entie.rementcalcinees par Ie premierbnllage. Au centre de chacune des port1on~ ~eI'essart ainsi nettoyees. s'eleve un grand tas de branchages noircisauxquels 'les femmes mettent Ie feu derechef. Tout en sur~eillant lacombustion, celles-cicommencent immediatement a ameublir la te~realentour avec Ie wayi, un pieu a fouir dur et pesant, faconne paries

hommes, en bois de palmier uwi.II n'est pas necessaire a ce stade de nettoyer tres soigneusement Ie

futur jardin de son bois mort, sauf dans les zones tres circonscrite.s 011l' on compte planter des arachides. En effet, Ie ~ettoya~e et Ie brulagedes petits debris vegetaux de l' essartage font partIe des. ~aches c?ntmue~­lement realisees par les femmes au cours de la premIere annee de VIeproductive du jardin. Lors du desherbage quotidien, chaque femmerassemble les plantes adventid:s qu'elle vient d'arracher et les morceauxde branches qui subsistent du brfilis, les empile au pied d'une souche ety met Ie feu. Lorsque les souches sont en bois tendre, elles se consumentlentement au contact de ce petit foyer et forment bien tot d'importantesconcentrations de cendre.Ce sera l'emplacement favori pour la plantationdes ignames kenke, une plante qui apprecie tout particulierement les sols

legers et riches en potassium. . .Au bout d'une annee de ce nettoyage meticuleux, Ie sol du jardin

presente I'aspect soigne d'un parterre; surnageant au milieu du fouillisd'une vegetation tres controlee, seuls quelques grands troncs couchesimputrescibles viennent rappeler le terreau sauvage de cette transmuta­tion. Ils sont d'ailleurs eux-memes parfaitement socialises, car ils serventde chemins-passerelles au sein du jardin. Quelques encoches taillees surIe flanc au depart et a l'arrivee, permettent de se hisser sans effort surces grands ruts glissants qui, pour les Achuar, remplacent avantageuse­ment les sentiers au sol. En effet, la surface qu'occupent les troncs est detoute fa~on incultivable - au contraire des sentiers- et ces passerellespermettent, en s'elevant hors d'atteinte des rameaux de manioc, d'echap­per a la pluie de gouttelettes qui vient immanquablement doucher Iepassant lorsqu'il evolue au ras du sol apres une ondee. Echappe~ auxattouchements des plants de manioc est d'ailleurs plus qu'un simpleprobleme de commodite, notamment pour les enfants, puisqu'on verrabientot que cette plante est litteralement vampirique. Socialises.vcestroncs couches Ie sont aussi de par la fonction de bornage qu'ils assumentIe plus souvent entre des parcelles affectees a differentes co-epouses au

sein d'un meme jardin.Encore que la pratique la plus courante soit de brfrler apres I'essartag~,

il arrive tres exceptionnellement qu'on s'en dispense, notamment lorsqu ilfaut assurer rapidement la soudure entre deux jardins et qu'on n'a done

194

Le monde des jardins

pas Ie temps d'attendre que la vegetation soit suffisamment seche pour ymettre le feu. Dans ce cas, on laisse passer quelques jours afin que lesdebris vegetaux sechent superficiellement, puis on les reunit en fagotsqui sont entasses a la peripherie du jardin. Le seul exemple observe parnous d'un jardin n'ayant pas ete bnlle etait situe dans un milieu riverain,sur une terrasse de sol noir alluvial tres fertile. Ce jardin, d'une superficiede 8 150 rn", avait l'epoque trois ans d'age ; sa productivite, estirnee parI'analyse d'un carre de densite (10 m X 10 m) des cultigenes, etaitabsolument equivalente a celIe de jardins du meme age et de rnemenature pedologique ayant subi un brfilis.

De l'avis rnerne des Achuar, la presence d'un tapis de cendre n'aaucune influence sur la duree et la productivite d'un jardin, tout aumoins dans lessols riches de I'habitat riverain. Par ailleurs, Ie feu, nes' attaque que tres superficiellement aux especes herbacees et il epargneles racines et les graines des graminees. Par consequent, Ie brfilisn'ernpeche en aucune facon le developpement ulterieur des plantesadventices dans le jardin et il est fort probable qu'il ne retarde merne pasleur apparition. L'usage du feu est ainsi destine a economiser du tempsdans Ie nettoyage minutieux des debris vegetaux, plutot qu 'a accroitrenotablement la fertilite du sol. Cette opinion indigene est d'ailleurspartagee par les specialistes de la question (en particulier Phillips 1974 :460 et Schne111972, t. 2, chap. 4) qui concordent a dire que l'accroisse­ment de fertilite lie au feu est superficiel et provisoire, Seuls les sols lesplus acides de l'interfluve paraissent-ils devoir beneficier de I'enrichisse­ment tres tempora ire en sels mineraux qu'apporte Ie brfilis 3.

D'autre part, il existe une methode de culture sans brfilis qui estutilisee sysrematiquement pour le~ jardins plantes en mais, A la differencedes autres cultigenes qui sont m~les dans un essart unique, Ie mais estgeneralement cultive dans un jardin specifique, Cette monoculture - que1'0n pratique aussi parfois pour la banane plantain - suit la technique dela culture « sur litiere » (slash-mulch en anglais, en achuar : utsank :« repandre a la volee »), assez rare dans Ie Bassin amazonien, Ledebroussaillage est tres sommaire, seule une faible partie des arbres estabattue et Ie semis, a la volee, est irnmediatement effectue par Ieshommes, dans les debris vegetaux, De tels jardins sont definitivementabandonnes a la suite de la recolte, quia lieu entre douze et quatorzesemaines apres Ies semailles. Les essarts de mais depassent tres rarement

3. ~es Can~los, voisins septentrionaux des Achuar, occupent un habitat typiquementinterfiuvial et n'effectuent pourtant aucun bnllis pour leurs jardins de manioc (Whitten1?76 :.70-7.6). II est vrai que Ie surcroit de travail est, dans leur cas, plus equitablernentreparn, pUISque - contrairement aux Achuar - les hommes partieipent directement 11tous les travaux horticoles.

195

Page 102: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

1 500 m 2 et ils peuvent etre defriches dans une vegetation secondaireassez recente, facilitant par 13 Ie travail d'abattage. En effet, avecl'humidite et la chaleur, la litiere vegetale se transforme rapidement enun riche compost et cet amendement supplee ainsi aux eventuelles

deficiencesinitiales du sol 4.

Cette technique de culture est tres cofiteuse en semences, puisque seuleune partie des graines pourra germer ; en revanche, eIle est tres ~cono­mique en travail, YU Ie caractere rudimentaire de l'essartage. Par aille~rs,Ie maintien d'une partie de la couverture vegetale permet une protecnonaccrue des jeunes plants contre les risques de coups de vent violents quipourraient les coucher brutalement. Enfin, le cycle vegetatif du matsetant tres court, les jeunes pousses n'ont pas Ie temps d'etre etouffeespar la proliferation des plantes adventices, ineluctable en l'absence d'unnettoyage initial du sol et d'un desherbage regulier. II est hors de douteque cette methode culturale est particulierement avantageuse pour u~e

plante comme Ie mais, dont l'usage chez les Achuar est actueI~e~en~ tressecondaire. En effet, meme si Ie pourcentage des plants qUi n arnventpas 3 maturite est eleve, (3 peu pres 40 %), l'investiss~ment en ~ravailest de toute facon derisoire si on Ie compare avec ceIUI que requiert la

polyculture traditionnelle.

La duree des operations d'essartage et de brfilage est fonction, commeon l'a vu, de multiples parametres: nature de la couverture vegetal~seIon Ie type d'habitat, dimension de l'essart, nombre d'hommes qUiparticipent au defrkhement, delai de sechage avant Ie brfilis, etc. Toute­fois, les quantifications des temps de travail que nous avons pu ef~ect~er,en suivant integralement les operations d'essartage sur quatre jardins,donnent des resultats tres proches en depit de la diversite des surfaces

prises en compte. .Horrnis Ie cas particulier du jardin c - qui perrnet de souhgner, par

comparaison, combien est faible la depense en travail requise par I'essar­tage des jardins de mats - ce tableau montre bien que, lorsqu'on compare

4. Cette methode est egalement utilisee par les Canelos pour Ia c~lture d.u rnais ~t desbananiers (Whitten 1976 : 76) et on la retro.uve chez les populatlo?,s noires .d.~ littoralpacifique equatorien (idem 1974). La technique de culture du mars « sur 11tIere." estegalement attestee chez les Shuar (Harner 1972 : 49 et Karsten ~?35) ; ~arst~n, qUi a eul'occasion d'observer ce mode cultural au cours de la deuxleme decenme de notresiecle, est d'avis qu'il est recent et qu'il aurait remplace la plantati~n dispersee dans lesjardins de polyculture, technique que l'on observe encore parfois chez les Achuar.Enfin, les Aguaruna semblent, eux aussi, avoir adopte Ie principe ~es essart.s demonoculture, non seulement pour Ie rnais mais aussi pour les bananiers (Berhn et

Berlin 1977 : 11).

196

Le monde des jardins

23. Duree des operations d'essartage et de bnilage

jardin a jardin b jardin c* jardin dsurface: surface: surface: surface:3560 m" 4970 m- 2100 m- 4230 m 2

essartage (en heures) 63 91 18 80

brulage (en heures) 20 30 25

total 83 121 105

moyenne (en heures parhectare) . 232 244 250

* Essartage tres sommaire dans une vegetation secondaire recenre pour un jardin de rnais.

les durees de defrichement sur la base d'une unite de mesure unique, lesvariations enregistrees sont peu significatives: eIles oscillent entre232 heures/ha de defrichement et de bnrlage pour Ie jardin a et 250 heureslha pour Ie jardin d. La moyenne generale pour l'habitat interfluvial estde 242 heures/ha. II ne nous a pas ete donne d'assister 3 un defrichementdans I'habitat riverain, aussi cet echantillonnage ne comporte-t-ilque desessar~s de l'interfluve, rendant par 13 rnerne impossible une confirmationquantitative de l'hyporhese precedemrnent avancee (sur la base des carresde densite de souches) d'une duree moindre des operations d'essartagedans l'habitat riverain 5.

5. Si on les compare avec les maigres Jonnees existantes pour d'autres societes d'horti­culteurs amazoniens, les temps de travail requis pour l'essartage chez les Achuarsapparaissent singulierement eleves, Les Siona-Secoya de l'Equateur, par exemple,de~ri~hent,u~ hectare ~e foret pri~aire en 59 heures (Vickers 1976 : 88), tandis que lesMiskito realisent la meme operation en 138 heures, dans une foret secondaire (ibid.).II ~emble que ces differences soient attribuables aux methodes de mesure adoptees,pUisque nous fondons nos quantifiations sur la duree totale reelle d'une chained'operations - tenant compte, par la, de la plus ou rnoins grande intensite du travail,selon les phases et les individus - tandis que Vickers reconstruit arithrnetiquernentcette duree totale, a partir d'une decomposition de tous les elements de la chaineoperatoire, chacun de ces elements etant minute de facon ponctuelle chez un individu.Cette derniere methode, sans doute fort efficace pour la determination de la producti­vit~ dans Ie travail poste, semble en revanche peu fiable lorsqu'elle s'applique a dessocietes ou Ie travail n'est pas soumis a la regularite machinique. L'estirnation de138 heures proposee par Carneiro pour Ie defrichement d'une parcelle d'un peu moinsd'un hectare (environ deux ares) chez les Amahuaca parait peu fiabJe tellement elle estextrapolee a partir de donnees irnprecises (Carneiro 1970: 246). En revanche, lesdonnees que presente B. Meggers - malheureusernent sans citer ses sources - pour laduree d'essartage d'une parcelle de foret de varzea pres de Belem semblent correspondretout a fait aux donnees achuar (Meggers 1971 : 30-31).

197

Page 103: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Le jardinage

Sur l'espace encore vierge soustrait ala foret par l'essartage, le premieracte de socialisation appartient aux hommes, puisque ce sont eux quivont realiser la circonscription de la parcelle et son bornage interne, enplantant les rangees de bananiers qui font fonction de limite et debordure. Bien que l'essentiel du travail sur les plantes cultivees soitrealise par les femmes, il n'est pas anodin qu'a travers cette plantationdes bananiers - inaugurant symboliquement le jardin de son existenceproductive et dans son appropriation sociale - ce soient les hommes quidessinent l'espace ou viendront travailler les femmes. Ce n'est quelorsque chacune des parcelles des co-epouses se trouve materiellementdelimitee sous l'autorite masculine que le jardin peut enfin devenir lechamp clos d'une praxis purement feminine. 11 arrive neanmoins quel'homme soit dispense de son travail d'arbitrage et qu'il laisse les femmesde sa maisonnee s'arranger entre elles pour la repartition des parcelles,C'est tout particulierernent le cas quand les femmes sont dans un rapportsuffisamment etroit de consanguinite pour que les disputes de preseancesoient exclues: rapports mere-fille ou rapports de germanite, par

exemple.Les Achuar ne sont pas des novices dans les travaux du jardinage ;

, parmi les nombreux indices qui attestent d'une haute antiquite de leurfamiliarite avec l'horticulture, le plus probant est sans doute le nombreeleve des clones stables reconnus au sein des especes principales par lataxinornie indigene et cultives intensivement 6. Un jardin achuarcomporte couramment une centaine d'especes, divisees en de multiplesvarietes, et les inventaires que nous avons realises, pour systematiquesqu'ils .soient, n'epuisent certainernent pas la totalite des plantes cultivees.

Parmi les pIantes utilisees dans l'horticulture, no us avons distingue lesespeces reellement domestiquees (cultigenes des doc. 24 et 25) des especessauvages, habituellement acclimatees dans les jardins ou epargnees lorsde l'essartage (doc. 26). Or, cette distinction categorielle n'est pas claire­ment faite dans la taxinornie achuar, qui tend a subsumer sous lacategoric aramu (( ce qui est mis en terre par l'homme ») toutes lesplantes effectivement presentes dans un jardin, a l'exception des plantes

6. En dehors de la richesse en cultivars, les indications les plus notables d'une pratiquetres ancienne de I'horticulture dans les groupes jivarosont d'origine 11 1a fois endogene(savoir ethnobotanique et agronomique tres pousse, multiplicite de mythes concernantles plantes cultivees, ritualisation des activites agricoles...) et exogene (analyse archeo­logique du materiel ceramique, modeles bio-geographiques de l'evolution de la foretamazonienni:...). Cette question est plus particulierernent traitee dans I'etude ethnohis­torique d'A.C. Taylor (1985, chap. 3).

198

Le monde des jardins

24. Les cultigenes ii usage alimentaire

fre- nombrenom nom identificationquence vernacuIaire botanique de cul-d'usage courant

tivars

C ajach - Dloscorea sp. 1

C chiki arrow-root Maranta ruiziana 1

A inchi patate douce Ipomea batatas 22

A jimia piment Capsicum sp. 8

C kai avocatier Persea sp. 1

B keach pomme-cannelle Anona squamosa 1

A kenke ignarne Dioscorea trifida 12

C kirimp goyavier Psidium guajava 1

B kukuch naranjiIla Solanum coconilla 4

C kumpia achira Renealmia alpinia 1

B kuish ananas Annanas comosus 1

A mama manioc doux Manihot esculenta 17

B~ miik haricot Phaseolus sp. 12

C namau jicama Pachvtrhizus tuberosus 1

C namuk courge I Sicana odorifera 1

B nuse arachide: Arachis hypogea 7,

C pinia L Calathea atf., Exscapa Marantac. 1

A paantam banane plantain Musa balbislana 4

A nfejench banane sucree rnusacee 15

B paat canne ii sucre Saccharum officinarum 3

A papachnia taro Colocasia sp. 1

A sanku taro Xanthosoma sp. 2

C sepui oignon Allium cepa 2

B shaa mais Zea mays 2

C tente - cucurbitacee 1

A = cultigene de base (usage quotidien]B = cultigene d'usage courantC = cultigene d'usage episodique ou saisonnier

199

Page 104: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

24. Les cultigenes ausage alimentaire (suite)

fre-identification

nombrenom nom

de cul-quencevernaculaire botanique

d'usagecourant

tivars

C tuka taro Colocasia esculenta 1

B uwi chonta Cui/ielma gasipaes 6

B wakamp cacaotier Theobroma subincanum 2

B kuchi wakamp cacaotier Theobroma bicolor 1

C wampa guaba Inga edulis 1

C wanchup taro Xanthosoma sp. (?) 1,

C wampushik guaba Inga nobilis 1

B wapai papayer Carica papaya 3

B yaas cairnitier Chrysophyllum cainito 3

C yuwi courge Cucurbita maxima 3

A = cultigene de base (usage quotidien)B = cultigene d'usage courant,C = cultigene d'usage episodique ou saisonnier

adventices. Le terme aramu designe la possibilite d'une manipulation parl'homme et il s'applique done egalement a des especes sylvestres semi­cultivees, qui, lorsqu'elles sont rencontrees hors du contexte du jardin,seront pourtant clairement definies comme sauvages (ikiamia: «de laforet »). Cette ethnocategorie denote done moins une caracteristiqueessentialiste des plantes cultivees que leur mode de relation aune activitehumaine specifique : la possibilite de leur reproduction artificielle dans lejardin.

Les 62 cultigenes recenses sont cultives dans presque tous les jardins,car la nature extrernernent dispersee de l'habitat engendre l'obligation depouvoir disposer immediaternent et en permanence de l'eventail le pluslarge possible des produits horticoles necessaires a la vie quotidienne.Cette contrainte d'autosuffisance des maisonnees est particulierementnette pour les plantes non alimentaires, dont beaucoup sont d'un usagejournalier. En effet, et alors que l'igname peut, par exemple, parfaite­ment remplacer la patate douce dans l'alimentation, Ie coton n'est passubstituable au roucou dans son usage specifique, Cette soixantaine decultigenes - dont certains, comme les calebassiers, ne comportent qu'unseul sujet par jardin - se divisent en plus de 150 varietes nornmees et

200

Le monde des jardins

precisernent identifiees dans la systematique indigene. Les especesincluant Ie plus de varietes sont, naturellement, celles dont l'importancealimentaire est predorninante (22 varietes de patate douce, 17 de manioc,15 de bananier, 12 d'igname... ) ou celle dans lesquelles l'investissementsymbolique est considerable (plantes hallucinogenes et rnedicinales) 7.

Pour distinguer taxinomiquement les varietes, les Achuar utilisentgeneralemenr un nom de base commun, couple a une serie de determi­nants qui viennent specifier ce nom de base par des images metaphoriquesou metonyrniques connotant une caracteristique morphologique. Dans laplupart des cas, le terme de base vernaculaire d'un cultigene corresponda une espece dans la nomenclature botanique scientifique occidentale.Parmi les nombreuses varietes du kenke (igname, Dioscorea trifida) , on aainsi: kai kenke (« avocat-igname », la couleur du tubercule etant prochede celIe de l'ecorce de l'avocat mur), mama kenke (<< manioc-igname »,

pour la similitude de la forme du tubercule avec les racines du manioc),pama kenke [« tapir-igname », le tubercule etant rebondi comme untapir), susu kenke (« barbe-igname », le tubercule portant de longs poils),uranchi kenke (<< poils pubiens-igname », le tubercule etant velu), etc.

Toutes les varietes de plantes alimentaires ne sont pas egalementreparties dans les differents biotopes du territoire achuar, les jardins del'interfluve etant generalement plus pauvres en cultivars que ceux dumilieu riverain. Les varietes des especes importantes, comme le manioc,le bananier, les arachides ou le piment sont deux fois plus nombreusesdans l'habitat riverain que dans l'interfluve. Toutefois, chaque milieuecologique a vu se developper ses propres varietes, adaptees a la naturedifferentielle des sols et qui s'acclimatent generalement mallorsqu'on lestransporte hors de leur foyer d'origine. Ce developpernent parallele decultivars distincts (sur un fond icommun d'especes) semblerait indiquerque l'occupation par les Achuar de deux biotopes bien differencies estloin d'etre recente.

Les signes permettant de distinguer les varietes d'une merne especesont parfois difficilement discernables pour un ceil non averti, surtoutlorsqu'ils definissent une particularite morphologique de la racine ou du

7. Dans line etude ethnobotanique sur I'horticulture des Jivaro aguaruna, Brent Berlinsouligne egalement I'abondance et la diversite des plantes que cultive ce groupeethnique, it bien des egards tres proches des Achuar : 53 cultigenes (contre 67 chez lesAchuar) et 27 plantes serni-cultivees (contre 37 chez les Achuar), Ie tout reparti en 276varietes. Brent Berlin note, par ailleurs, que selon les resultats preliminaires d'uneenquete rnenee par un botaniste de son equipe, les Aguaruna connaissent plus de deuxcent.s cultivars du manioc; il est fort probable qu'une enquete ethnobotanique syste­manque chez les Achuar perrnettrait de multiplier Ie nombre de varietes que nousavons recensees (Berlin 1977 : 10).

201

Page 105: Descola -  La nature domestique.pdf

25. Les cultigenes ausage technologique, medicinal et narcotique

nom identificationusage

vemaculairenom courant

botanique

plantes ipiak roucou Bixa orellanatinctoriales sua genipa Genipa americana

cultivees tai - Warscewzcia chordata

remarques

temture rouge pour les textiles;melangee au roucou, sert a faire lapoudre de karaur

o I Ie fruit coupe en deux et evide sert debolIe fruit evide et fixe sur Ie carquoissert de reserve a kapoksechee, la pulpe du fruit sert de bourrepour charger les fusils a baguetteIe fruit, coupe en deux et evide, sertde bol et de platIe fruit evide sert a entreposer lesliquidescoupe en deux et evide, Ie fruit sert afaire .un bol oblong destine a boirel'infusion de wayus (Ilex sp.)sert a transporter et a entreposer l'eau(yumi : eau celeste et potable)petit fruit en forme de poire, evide, ilsert a transporter la poudre karaur(peinture faciale)

" , , ... , .'" 1

25. Les cultigenes a usage technologique, medicinal et narcotique (suite)

nom identificationusage

vemaculaire nom courant botaniqueremarques

poisons masu - Clibadium sp. nne compositeede peche timiu - Lonchocarpus sp. une legumineusecultives payaash - Piscidia carthagenensis (?) une papilionacee

plantes maikiua - ---- - -- Brugmansia sp. et Datura sp. 3 varietes cultiveesnarcotiques natem - Banisteriopsis sp.

cultivees yaji - Idemparapra - - non identifietsaank tabac Nicotinia sp.

plantes ajej gingembre Zinziber officinalemedicinales chirichiri - - differentes especes de graminees

cultivees kantse - - une amaranthaceepiripiri - Cyperus sp. et Cares sp. 4 varietes couramment cultiveespirisuk - Altheranthera lanceolatatampuk - - une erythroxylaceewayus - Ilex sp.

Page 106: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

26. Especes sylvestres transplantees dans les jardins au epargneeslars de l'essartage et plantes adventices tolerees

Le monde des jardins

26. Especes sylvestres transplantees dans les jardins au epargneeslars de l'essartage et plantes adventices tolerees (suite)

nomvernaculaire

achuapaichaapichinchak

chirikiasip

kuchikiamkunapip

kunchai

kunkukmatamayu

mirikiumunchijnaampi

naarapaupitiusampichuu sampiimiu sampimiik sampinakar sampituish sampiyakum sampisekemursekutsesashawishimpishi

shinki-shinki

sunkashtanish naek

nomcourant

palmier aguajemanguier sauvagepalmier llarinaarbres a fruits non comes­tibles servant d'appats pourles oiseauxnarcotique, arbuste nonidentifiecacao sauvagefruit comestible

fruit comestible

palmierpalmier chambirapiscicide

fruit comestiblegrenadillefruit comestible

ortiesapo tiergenre d'arbre a painguabaguabaguabaguabaguabaguabaguabasavon vegetalvanilleplante medicinalefruit comestiblefruit comestible

buisson servant a fabriquerle hochet homonyme utilisedans les cures chamaniquesfruit comestiblefruit comestible

204

identificationbotanique

Mauritia JlexuosaGrias tessmanniiPhytelephas sp.Miconia sp. et Leandra sp.

Herrania mariaeBonafousia sananho, apocy­naceeDacryodes aff. peruviana,burseracee]essenia weberbaueriAstrocaryum thambir«liane arbustive non identi­fieeHelicostylis scabra, moraceePassiflora sp.Caryodendron orinocensis,euphorbiaceeUrera sp.Pouteria sp.Batocarpus orinocensisInga sp.Inga sp.Inga tarapotensislnga spInga spInga splnga pruriensnon identifieVanillamalvacee ?Psidium sp., myrtaceeSolanum americanum, sola­naceePiper sp. (?)

Perebea guianensis, moraceebignonacee

nom nom identificationvernaculaire courant botanique

tauch fruit comestible Lacmella peruviana, apocy-nacee

terunch fruit comestible rnyrtacee (?)tserempush guaba Inga marginatawampushik guaba Inga nobiliswawa balsa, les feuilles servent de Ochroma pyramidale

couvercle amarmitewishiwish fruit comestible Protium sp., burseracecyakuch arbres a fruits non comes- Hyeronima alchorneoides,

tibles servant d'appats pour euphorbiaceeles oiseaux

yapaipa plante medicinale Verbena sp.yurankmis fruits comestibles Physalis sp., solanaceeyuwikiam fruits comestibles non identifie

rhizome. Les hommes, par exemple, sont le plus souvent incapables defaire la difference entre les varietes les plus proches de certaines plantescultivees par les femmes. 11 arrive meme parfois que les femmes nepuissent pas reconnaitre certaines varietes - qu'elles ont pourtant plan teeselles-mernes - sur la seule base d'indices morphologiques. Ceci estparticulierement le cas pour certaines plantes medicinales (notammerit lepiripiri, Cyperus sp. et le gingembre), dont la plupart des varietessemblent botaniquement identiques, Toutefois, chacune de ces varietesest utilisee pour un usage ther!apeutique d€fini et c'est cet usage quiapparait dans le determinant terminologique qui vient specifier l'espece(par exemple : nap; p;r;p;r;; « serpent-p;r;p;r; », numpa ijiat piripiri, « sellessanglantes-p;r;p;r;) ou uchi takutai pirlpiri, « pour avoir des enfants­piripiri »). Ainsi, lorsqu'une femme obtient un plant d'une de ces varietesausage medicinal, s'informera-t-elle aupres de la femme qui lui en a faitdon des proprietes therapeutiques particulieres de la plante; elle la mettraalors en terre dans un emplacement choisi de son jardin, afin de pouvoirl'identifier par la suite, sans risque de la confondre avec une autrevariete 8.

8. D?ns une analyse .de I'ethnobotanique des hallucinogenes aguaruna, Michael Brownfait une remarque identique a propos du caractere tres idiosyncrasique de la taxinomiede plantes hallucinogenes morphologiquement identiques (Brown 1978 : 132-33).

205

Page 107: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Si la simple logique explique parfaitement qu'un jar~i? contie~n.e leplus grand nombre possible de varietes de plantes medicinales speciale- ...ment appropriees a des therapeutiques differentes, el~e ne rend pascompte, pour autant,de la necessite de. multi~lier les .va~letes des pl~n~esalimentaires. La diversite des especes alirnentaires ordmaIrement cultiveesassure, en effet, une alimentation tres variee et, d'un point de vuepurement gastronomique, la multiplication des varietes n'~ugme~te quede facon tres marginale I'eventail gustatif. Les hom~es - qUI sanct~onnent

ouvertement par leur attitude les capacites agrononuques de leurs epouses_ ne sont capables de reconnaitre a la degustation qu'une tres faibleproportion des varietes de manioc, d'igname ou de pata~e d?uce. ,

La diversite des varietes ne semble pas non plus devoir repondre a unimperatif techno-agronomiquc, qui viserait ,a diminuer .gl?balement lesrisques de maladies pouvant aff~cter ~ne espece~ ,e~ m~~tlphant ~es ~~onespar selection empirique, afin d obtenir des vanetes resistantes a d even­tuels agents pathogenes. A premiere vue, les jardins achuar sont en eff~t,extrernement sains et les Indiens declarent ignorer l'existence de maladiesepiderniques attaquant les plantes cultivees. Alors ~ue les agron?mesrecensent deux virus et une quarantaine de maladies cryptogamlquesaffectant le manioc en Amerique tropicale (Wellman 1977: 239), lesAchuar, quant aeux, ne connaissent qu'une seule maladie grave, ~~ :ette

, plante. Denornmee wantsa (terme generique pour den,oter la stenhte) etprobablement causee par une bacterie, cette rnaladie est assez rare;lorsqu'elle est presente dans un jardin, elle n'atteint qu'un nombre deplants tres reduit, Cette absence de maladies epide~iques des ~lantescultivees est probablement a mettre au compte de l'isolement ~eog.ra­

phique des Achuar, lequel a protege leurs jardins de la contaminationexterieure, Cette situation phytosanitaire extremement bonne se retrouved'ailleurs dans d'autres societes arnerindiennes tres isolees comme, parexemple, les Yanoama barafiri (Smole 1976 : 138). . .

Les principaux ennemis du jardin ne sont pas les VIrUS ou les maladiescryptogamiques mais bien des vertebres : soit des ois~aux - notam~ent

le perroquet a tete bleue tuish .(Pionus menstruus) - soit des mamml~res(agoutis, pacas et mulots s'attaquent aux tubercules et aux arachides,tandis que le tayra, excellent grimpeur, affectionne les papayes et l~sbananes). Les jardins ne sont pas non plus depour~us d'insectes .parasl­taires : une minuscule chenille (shukl) mange les snpes de bananier, ungros scarabee noir (shipiak) devore les ananas,. tandis qu'un~ -sorte delocuste (manchir) grignote de preference les feuilles des arachides et des

haricots.D'une facon generale, la gravite des depredations est inversement

proportionnelle a leur frequence ; il est tout a fait exceptionnel qu'un

206

Le monde des jardins

27. Principaux predateurs du jardin

especefrequcnce incidence

predateur de sur laconcerneepredation production

perroquet palmier chonta episodique faiblea tete bleue

agoutitubercules, frequent moyenne

pacaracines et frequent moyenne

mulotarachides frequent moyenne

pecaris exceptionnel gravetayra bananier et papayer episodique faibletapir pietine Ie mais exceptionnel gravescarabee ananas frequent moyennechenille (maa] manioc episodique faible

et bananier

vers blanc mais frequent moyennelocuste arachides episodique faible

et haricots

tap~r .aille pietiner un champ de mats, mais lorsque d'aventure il s'yrisque au moment de la germination, c'est une grande partie de la recoltequi est detruite. En revanche, les degars commis par les rongeurs neportent pas a consequence et sil l'on prend contre eux des mesures dedefense active, c'est que leur chair est appreciee. 11 est done rare qu'unagouti ou qu'un paca puisse continuer Iongtemps a deterrer du maniocen toute impunite, Des que sa Ipresence est signalee, Ie chef de famillerepere Ies chenuns d'acces de l'animal et entreprend I~ construction d'unpiege (chinia). S'il est I'heureux possesseur d'un fusil et d'une Iampe­torche en etat de marche, il se mettra en affut nocturne, multipliant ainsises chances de succes. Les jardins et Ies frichesrecentes sont des terrainsde chasse privilegies, car ils forment des micro-ecosystemes tres particu­Iiers, autour desquels gravitent ordinairement de nombreuses especesanimales utilisees par 1'homme (voir chapitre suivant). En tant qu'ils sonteux-mernes, pour la plupart, des objets de predation humaine, Iespredateurs du jardin ne constituent done pas une menace majeure. Onpourrait meme sans doute dire que Ia totalite du jardin fonctionne unpeu comme un immense appat,

Cette inclination des Achuar a faire croitre dans leurs jardins unnombre considerable d'especes et de varietes n'est done pas engendreepar des contraintes techniques et elle manifeste plutot le type tres

207

Page 108: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

particulier des rapports que les femmes entretiennent avec les plantesqu'elles cultivent. Savoir faire pousser une riche palette de plantes, c'estmontrer sa competence d'horticultrice, c'est assumer pleinement le rolesocial principal attribue aux femmes, en temoignant d'une grande virtuo­site agronomique. Certaines varietes cultivees en un nombre tres restreintd'exemplaires, le sont surtout d'une maniere quasi experimentale, afin detester jusqu'a la limite les capacites de pouvoir symbolique qui sont aufondement de l'activite horticole. Cette attitude « innovatrice » etaitnotamment manifeste dans les demandes constantes auxquelles lesfemmes nous soumettaient, pour que nous leur apportions des plantes« de notre pays I), afin d'en tenter la culture.

L'espece de plaisir presque esthetique que procure aux femmes achuarla constitution d'un jardin opulent et diversifie, indique assez que touteplante nouvellement accessible est imrnediatement adoptee, meme si sapart dans l'alimentation doit rester derisoire. C'est le cas, par exemple,de l'oignon 9 et des agrumes, tres rares encore et peu apprecies pourleurs vertus gastronomiques, mais valorises parce qu'ils viennent del'exterieur, Neanmoins, l'apport de cultigenes etrangers est encore tresrestreint, etant donne l'isolement des Achuar. Si 1'0n excepte le bananier,introduit il y a deja fort longtemps, la seule espece allogene qui en soitvenue a acquerir une certaine importance est une Colocasia (appelee

'papachnia, par deformation du terme espagnol papa china) que les Achuaront obtenue il y a une quinzaine d'annees de leurs voisins Shuar. Cettesorte de taro d'origine asiatique possede une saveur tres delicate et on laconsidere comme un mets de choix a servir aux invites.

A la minutie taxinomique s'exercant dans la designation des cultivars,s'oppose une grande pauvrete dans les categories supra-generiques,comme si la pensee indigene se preoccupait plus de clairement distinguerle proche, par des details sou vent infimes, que de classer a grands traitsdes ressemblances peu manifestes. De merne qu'au sein des plantescultivees dans le jardin, il n'existe pas de distinctionscategorielles entreles especes sylvestres et les especes domestiques, de meme n'existe-t-ilpas de decoupage formel entre classes de cultigenes. Tout au plus utilise­t-on, a propos des plantes cultivees, les categories supra-generiques quiscandent le vegetal en general: numi (arbre), nere (fruit), shinki (palmier)ou nupa (herbe).

On peut toutefois discerner des categories laterites qUI regroupentimplicitement des plantes tres proches du point de vue botanique,

9. L'engouement pour l'oignon (sepui, de l'espagnol cebolla), consomme dans les soupesde manioc, tient aussi aux vertus protectrices qu'on lui attribue. Les Achuar ont eneffet acquis de leurs voisins shuar la conviction que les Blancs sont proteges des flechesmagiques des chamanes indigenes par leur importante consommation d'oignons.

208

Le monde des jardins

quoique distinguees entre elles par un nom de base vernaculaire. C'est lecas, par exemple, des nombreuses especes de la legumineuse Inga, quisont concues comme appartenant a une me me classe en depit de leursdenominations varices (wampa, tserempush, wampushik, imiu sampi, yakumsampi... ). C'est le cas aussi de plusieurs cucurbitacees d'usages pourtanttres differents : yuwi (Cucurbita maxima) et namuk (Sicana odorifera) sontcomestibles, tandis que takum yuwi (Luffa cylindrica) et yumi (Lagenariasiceraria) ont une fonction technologique. Leur inclusion dans une care­gorie unique, mais non nornmee, se fonde sur l'affirmation indigene queces 1'1antes sont « semblables » (metek) 10. Cette taxinomie implicite reste,toutefois, purement ideelle et ne s'investit pas dans les pratiques culturalesquotidiennes.

C'est peut-etre a la quantite des especes sylvestres serni-cultivees ­leur nombre peut varier d'une demi-douzaine a plus de trente - que ronreconnait veritablement la completude agronomique d'un jardin. Lors­qu'elles ne s'y trouvent pas a l'etat naturel (car epargnees lors del'essartage), les plantes sauvages les plus couramment sernees sont cellesqui produisent des fruits: achu, apai, chaapi, mata, pau, pitiu et sampi. 11en est du gout des Achuar comme du notre, qui sait apprecier a sonjuste rnerite l'agreable diversite des fruits de saison. La nouveaute queces gourmandises procurent, en contraste a la fade saveur des sempiter­nelles papayes, est un puissant motif pour cultiver a portee de la maince qui n'est d'ordinaire accessible qu'apres un expedition de cueillette enforet, Cette domestication fruitiere est d'ailleurs en grande partie realiseeau benefice des enfants - et acyessoirement des femmes - les adultesestimant de leur devoir imperati,f d'avoir a procurer a leur progenitureun acces permanent au « sucre I) (yumin). Les hommes, quant a eux,affectent une souveraine indiffetence a l'egard de ces friandises de lanature, mais il serait excessif de dire qu'ils y sont totalement insensibles.

L'ordre des plantations est presque toujours immuable. Apres que leshommes aient plante des bananiers en bordure du jardin et le long de sesdivisions internes, les femmes prennent le relais et commencent laplantation du manioc uniforrnement sur toute la surface de l' essart, enrnenageant seulement quelques espaces vides OU seront cultives lesarachides et les haricots. Les boutures (tsanimp) de manioc sont ficheesen terre tres regulierement par faisceaux de deux ou trois, la densite

10. Ces categories latentes sont identiques aux (l covert categories» reperees par BrentBerlin chez les Aguaruna, et dont il propose aussi I'Inga comme illustration (Berlin1977 : 8, Berlin et Berlin 1977 : 7).

209

Page 109: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde des jardins

28. Division sexuelle du travail dans I'horticulture

soit qu'ils se situent sur Ie perirnetre exterieur du jardin (bananier), soit,enfin, qu'ils soient cultives dans un essart totalement separe, commec'est Ie cas du mais et, parfois, des bananiers.

La part des hommes dans le jardinage est absolument derisoire et ilarrive rneme assez souvent qu'ils se dechargent sur leurs epouses de laplantation des bananiers et du mais, ou de la confection des tuteursfourchus qui servent a etayer les stipes de bananiers lorsqu'ils penchentsous Ie poids d'un regime. Comme on Ie voit sur le tableau 28, les seulespiantes que les hommes doivent imperativement planter et recolter sontles piscicides, car si les femmes manipulaient ces especes cultivees, ellesperdraient toute efficacite, A I'exception, done, des poisons de peche,aucune consequence flicheuse n'est rprevue lorsque les femmes plantent

hommes femmes

++++

+++

+

+

+ ++

+

+

++

+

recolte des plantes piscicides

recolte du reste des cultigenes

desherbage et entretien

Irecolte de plantes hallucinogenes, tabac, roucou,genipa, calebassier, mai's, palmier chonta, wayus etarbres fruitiers I

debroussaillage

abattage

nettoyage

brulis

selection du site

travail

construction des haies (exceptionnel)

construction de pieges

plantations de pIantes piscicides et hallucinogenes,tabac, mai's, bananier et wayus

plantation de roucou, genipa, calebassier, palmierchonta, naranjilla et arb res fruitiers

plantation du reste des cultigenes

ameublissement

11. A la difference des Jivaro aguanina, qui sernblent disposer d'une interpretationsymbolique indigene pour justifier les quelques associations specifiques qu'ils operentdans la plantation des especes cultivees (Brown et Van Bolt 1980 : 182).

generale de plantation avoismant souvent un pied par m-, Les femmesplan tent ensuite, de facon separee, des arachides et des haricots dans leslopins qui leur ont ete reserves. Ces emplacements ont ete initialementselectionnes pour leur sol meuble et riche, et leur concentration eleveede cendres. Au sein de la petite foret de boutures de manioc qui couvredesorrnais le jardin, les femmes vont planter «a et la, sans ordre defini,les tubercules (ignames, taros, patates douces), les courges, les papaierset les autres cultigenes alimentaires ; les hommes eux, vont planter lesplantes-poison de peche, A l'exceptiondu manioc, qui de par sonubiquite merne est necessairernent mele a tous les autres cultigenes, iln'existe pas de groupes de plantes specialement associees entre elles II.

Toutefois, lorsqu'un jardin est relativement pentu, on aura tendance afaire predominer iun type de cultigene dans chacune des micro-nichesaltitudinales. Cette situation' n'est pas courante - puisque les Achuarpreferent les jardins plats - mais elle peut survenir dans I'interfluve,lorsque le seul moyen d'agrandir un jardin de fond de vallee consiste adefricher Ie versant du coteau. Les bananiers seront alors plantes dans lapartie plane, en conjonction avec Ie mais et la patate douce, tandis queIe manioc sera dispose de preference dans la partie la plus pentue et larnieux drainee, Le manioc, en effet, n'aime pas les sols trop humides,alors qu'il s'accornmode fort bien des sols ferrallitiques mediocres qui

'predominent sur les pentes.. .Un usage differentiel tout a fait identiquedes etages du relief selon les cultigenes est atteste en Amazonie pour lesCampa (Denevan 1974: 99) et pour les Yanoarna (Smole 1976: 116),qui, contrairement aux Achuar, utilisent systematiquemenr des versantspentus pour etablir leurs jardins.

Certaines especes sont rarement plantees dans Ie jardin proprementdit, mais plutot en bordure de l' aire qui ceinture la maison. On trouvesurtout la Ie palmier chonta, des arbres fruitiers (avoca tiers, pomrniers­cannelle, goyaviers, camitiers, naranjilla), du' piment, du tabac, desplantes medicinales et hallucinogenes, du coton, des piantes tinctorialeset des calebassiers. Ainsi distribuees sur Ie pourtour de la maison commedans un petit potager d'agrement, ces plantes sont, en quelque sorte,exclues du jardin principal, espace par trop feminin oil les hommess'aventurent rarement. Si I'on regarde d'un peu pres les plantes manipu­lees par les hommes (doc. 28), on cons tate ainsi que, a I'exception despiscicides, les cultigenes plantes et/ou recoltes par ceux-ci sont exterieursau jardin proprement dit. Soit qu'ils se trouvent autour de la maison,

210 211

Page 110: Descola -  La nature domestique.pdf

rLa nature domestique Le monde des jardins

29. Densite moyenne de plantation selon les especes(effectif de 3 carres de 100 rn- chacun, mesures dans 3 jardins)

J'importance relative des differentes especes de cultigenes seIon qu'on seplace au niveau de J'usage potentieI (distribution des plants dans. Iejardin), ou au niveau de J'usage effectif (quantites relatives effectivementrecoltees). Nous nous bornerons ici a J'analyse quantitative de la distri­bution des especes dans les essarts, reservant pour lechapitre 9 I'etudede l'usage effectif des cultigenes, teI qu'il apparait dans les pratiquesquotidiennes de consommation. L'usage potentieI peut etre etabli par desseries de carres de densite de plantation dans differents jardins ;ceux-tirevelent surtout la large predominance du manioc et, accessoirement,J'importance des plantes piscicides (doc. 29). Le carre de densite-type de100 m- possede I'inconvenienr de minimiser l'importante de certainscultige?es qui sont toujours situes dans des localisations specifiques(bananiers en bordure, par exemple), mais il a Ie merite de montrer al'evidence la grande ubiquite du manioc dans le jardin ; sur six carres dedensite releves au hasard dans des jardins distincts , on trouve toujoursau moins 60 plants de manioc sur 100 m2•

Les carres de densite font egalement apparaitre la part importanteoccupee dans les jardins, tout particulierement dans J'habitat interfluvial,

HABITAT RIVERAINHABITAT INTERFLUVIAL

LONCHOCARPUS

IGNAME

MANIOC

CLiBAOIUM

PATATEDOUCE

ROUCOU

NARANJILLA

BANANIER

CANNEA SUCRE

TARO

les cultigenes qui doivent etre ordinairement plantes par les hommes. Letravail masculin dans le jardin est plutot comparable a une forme depicorage debonnaire qu'aun labeur continuo Effeuiller de temps a autreun plant de tabac ou cueillir quelques cosses de roucou pour se peindresont bien souvent les seules formes de jardinage qu'un visiteur occasion­nel verra pratiquer par les hommes achuar.

Une quinzaine de mois apres la plantation, le jardin a pris sa physio­nomie definitive, avec sa Structure trophique a trois etages reproduisanten miniature 1a foret climacique environnante. Au niveau superieur, leslarges feuilles des bananiers et des papaiers offrent , l<a et .la, un premierobstacle al'action destructive des pluies et du soleil ; tandis qu'au niveauinterrnediaire, les plants de manioc, de naranjilla et de Lonchocarpusconstituent une couverture vegetale relativement dense et presque uni­forme, qui aide encore a la protection du sol contre le lessivage. Au rasdu sol enfin, se deploie en taches le tapis vegetal embrouille des taros,courges, ignames et patates douces. Cette imitation culturelle de 1avegetation naturelle contrebalance avec une remarquable efficacite leseffets destrueteurs du climat et permet d'utiliser au mieux le potentielmediocre des sols de l'interfluve. Bien qu'elle soit beaucoup moins denseet stratifiee que la foret climacique, la vegetation etagee du jardincontribue neanmoins a ralentir l'ineluctable erosion des sols, tout parti­culierement sur les pentes des collines. La monoculture protege, enrevanche, tres mal les sols fragiles de l'interfluve et si les Achuarl'adoptent parfois - dans le cas du mats -, c'est pour un laps de tempstres court (trois mois) et en conservant unepartie de la couverturearboree naturelle. Par ailleurs, le melange d'especes ayant des besoinsdifferents en elements nutritifs permet de reduire la competition entreplants et de faire Ie meilleur usage possible de l'eventail des nutrimentsaccessibles 12. Mais, comme Ie note avec justesse B. Meggers, Ie jardinsur brfilis n'etant qu'un reflet de ce qu'il imite, it ne peut en aucun casetre aussi efficace dans la protection des sols que l'original (Meggers1971 : 20). Alors que la foret climacique constitue un systeme parfaite­ment en equilibre, Ie jardin sur bnilis se contente de reculer de plusieursannees Ie moment ou la degradation de la fertilite du sol devient unobstacle ala culture.

Sur la centaine d'especes cultivees dans les jardins achuar, une dizaineseulement sont d'un usage courant, Ie manioc doux venant largement entete comme Ie cultigene de base. Plusieurs methodes permettent d'estimer

LebonHolre d. graphlqui . EHESS

12. Pionnier de routes Ies etudes modernes sur I'horticulture d'essartage, H. Conklin a eteIe premier a noter que Ia ressemblance avec la structure trophique de la foret primaireconstituait un important avantage adaptatif de la poIycuIture sur brulis par rapport ala monoculture (54 : 133-42).

o 25 500 25

Pourcentoge de plums au m2

50 80

212 213

Page 111: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

par des plantes servant a confectionner les poisons de peche (Clibadiumsp. et Lonchocarpus sp.). Ce resultat est d'ailleurs previsible, puisquechaque peche a la nivree (voir chapitre 7), requiert 1'usage de quantitesconsiderables de plants. L'importance du taro asiatique (Colocasia sp.)dans les jardins de ·1'habitat interfluvial (35,6 % des cultigenes) reflete1'engouement extreme que les Indiens eprouvent maintenant pour cetubercule exotique. Ce phenornene est revelateur de la rapidite aveclaquelle peuvent changer les habitudes alimentaires, car quelques anneesont suffi pour que Ie taro d'origine etrangere (Colocasia) - considerecomme plus savoureux - vienne quasiment supplanter dans l'alimentationquotidienne Ie taro autochtone (Xanthosoma).

Si 1'on convertit les densites de plants dans les carres de 100 m 2 enestimation du nombre de plants par hectare, 1'on obtient une idee assezjuste de la capacite productive des jardins, En ne retenant que lescultigenes dominants et usuellement plantes sur toute la surface desjardins (manioc, Colocasia, igname et patate douce), les moyennes d'ef­fectif sont les suivantes :

30. Densites de plantation des cultigenes dominants

plants/ha

cultigene jardin jardin denveram l'interfluve

manioc 8800 6200

19names 350 700Colocasia 450 7000bananiers 412* 387**

patates douces -- 1000

• Sur la base d'un releve de 484 plants effecrue dans un jardin de 11 749 m2

•• Sur la base d'un releve de 494 plants effecrue dans un jardin de 12 760 m2

A titre comparatif, on notera que des densites de l'ordre de 10 000plants/ha sont considerees comme optimales pour la culture pure de typeindustriel tant du manioc que dela Colocasia (ministere de la Cooperation1974 : 490, 551). Les densites du manioc dans les jardins achuar sonttout a fait comparables a celles relevees dans les jardins d'autres essarteursindigenes pratiquant la polyculture : 6 800 plants/ha pour les Secoya duPerou (donnees calculees sur la base des carres de densite dans Hodl etGasche 1981 : 90)et 9 711 plants/ha pour les Campa en associationmanioc-mats (Denevan 1974: 102). On remarquera egalement que les

214

Le monde des jardins

densites de manioc sont plus faibles d'environ 30 % dans les jardinsachuar de 1'interfluve, que dans les jardins riverains. Ceci est parfaitementexplicable, puisqu'on a vu qu'environ 20 % de la surface des jardins de1'interfluve etait incultivable en raison des reliquats de la vegetationnaturelle (souches et troncs non decomposes). .

Si 1'on excepte Ie pieu a fouir wayi, utilise par les femmes pourameublir la terre, toutes les operations du jardinage s'effectuent avec unoutil simple et polyvalent; la petite machette a large lame (uchich machit).Presque identique a l'ancien sabre en bois dur de palmier qu'elle aavantageusernent rernplace, la machette en metal est utilisee avec un egalbonheur comme couteau, sarcloir, binette, grattoir, serpette ou plantoir.Presque toutes les plantes cultivees sont multipliees par voie vegetative:soit par bouture de tige (manioc, taro, patate douce), soit par plantationd'un rejet (bananier), soit par enfouissement d'un fragment de tubercule(ignames). Les facons culturales sont done simples et peu nombreuses :enterrer, deterrer, desherber et couper les tiges pour Ie bouturage sont~es taches principales du jardinage, inlassablement repetees jour apresJOUr.

Sauf cas de force majeure, la femme achuar se rend quotidiennementdan~ son jardin ; me me si elle ne travaille pas de facon continue, elle ypasse une grande partie de la journee. Vers neuf heures, quand Ie soleiln'est pas encore trop chaud, c'est toute une petite troupe qui se dirigevers les plantations. Munie de sor panier-hotte (chankin) , d'une machetteet d'un tison, portant sur la hanche son nourrisson, environnee d'unemeute desordonnee de chiens et Ide petits enfants, chaque femme trans­porte son univers familial pout quelques heures dans Ie jardin, Sonpremier geste est d'allumer un f~u au pied d'ime souche, dans 1a portiondu jardin ou elle decide ce jour-la d'elire domicile. Fichant deux piquetsen terre, elle accroche ensuite un petit hamac (tampura) ou son nourrissonreposera a 1'ombre d'un arbuste, Dans la plupart des cas, 1'essentiel dutravail de jardinage consiste a desherber et a nettoyer Ie jardin. Accrou­pies, les jambes bien ecartees pour assurer l'assise, les femmes vontpasser une grande partie de la journee a progresser en cercles concentri­ques autour des feux qu'elles ont allumes, traquant la moindre touffed'herbe, La lame du machette au ras du sol, et presque parallele a lui,vient disloquer la terre durcie a la base des touffes, rendant par la leurarrachage plus aise.

Les plantes adventices les plus communes sont des graminees ; l'especedominante, propre aux jardins de 1'interfluve, est appelee thiri-cnir!(Orthoclada laxa) , tandis que l'espece la plus envahissante dans les jardins

215

Page 112: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

riverains se denomme saar nupa [« herbe blanchatre »). Les plants de jeep(une aracee) sont plus rares, mais ils constituent une sorte de friandiseoccasionnelle: leurs feuilles bouillies ont une agreable saveur, fortappreciee des femmes et de leur progeniture. Les touffes d'herbe arra­chees sont jetees dans le feu en compagnie de to us les debris vegetauxque les femmes auront rencontres dans leur progression a croupeton.Chaque jour, entre cent cinquante et deux cents metres carres de jardinsont ainsi debarrasses soigneusement de toutes les plantes naturellementadvenues. Le desherbage est bien sur indispensable, puisqu'il supprimeles voraces competiteurs des plantes cultivees, surtout dans les solspauvres des collines ou les elements nutritifs s'epuisent rapidement. Maisla minutie maniaque qui preside a cette activite va bien au-dela dela simple technique horticole. Un beau jardin se caracterise en effetessentiellement par ce qu'il exhibe de rnaitrise dans la destruction dunaturel, Son sol lisse et legerement sablonneux, pique ca et Ia par lestiges de "manioc, semble l'allee parfaitement ratissee d'un jardin a lafrancaise. Pas une brindille, pas une touffe d'herbe ne doivent deparer celieu police qui s'affirme," sans doute plus que la maison, comme l'anti­foret,

U ne fois effectuee la premiere plantation du manioc, a peu pres lesdeux tiers du temps quotidiennement passe au jardin par les femmes est

'voue a cette lutte contre l'invasion vegetale, Lorsqu'une maladie vientinterrompre le travail de nettoyage pendant quelque temps, il arrivesouvent que la domination des mauvaises herbes se soit irremediablementetablie dans l'intervalle et qu'il faille alors definitivement abandonner Iejardin a l'emprise de la vegetation naturelle. L'effort requis pour sarcleret desherber entierement un jardin envahi par les herbes devient en effettel qu'il parait plus commode de realiser un nouvel abattis. Meme untravail regulier n'arrive qu'a grand-peine a reculer quelque peu cetteineluctable echeance.: Les femmes achuar declarent ainsi volontiersqu'elles doivent abandonner leurs jardins de l'interfluve apres seulementtrois annees de culture, car, avec des rendements agricoles par ailleursprogressivement declinants, la lutte contre les mauvaises herbes finit parexiger un effort demesure par rapport a ses resultats,

C'est seulement lorsque le soleil commence adecliner que s'interromptle travail de desherbage ; les femmes vont alors rapidement recolter dequoi remplir leur panier-hotte chankin. Generalement dans la zone qu'ellesviennent de desherber, elles deterrent les racines d'un certain nombre deplants de manioc, de cinq a vingt selon les varietes. En effet, certainscultivars ont de fort petites racines, dont le poids excede rarement deuxou trois kilos, tandis que d'autres produisent d'enormes racines depassantla dizaine de kilos. Lorsqu'il s'agit d'une premiere recolte, les tiges des

216

Le monde des jardins

plants de manioc que l' on vient de deterrer sont retaillees et immediate­ment replantees, Dans l'interfluve, ces boutures produiront encore uneseconde recolte, voire une troisieme ou une quatrierne, mais a chaquenouveau bouturage les racines deviendront de plus en plus etiques dansun sol de plus en plus appauvri. Dans les jardins riverains, en revanche,on ne constate pas de diminution de la taille des racines de manioc aucours du cycle des bouturages successifs.

Au fardeau quotidien du manioc on ajoute parfois quelques patatesdouces, quelques ignames, une courge ou un regime de bananes. Enrevanche, le mats, les arachides et les haricots ne sont pas ramasses aufur et a mesure mais recoltes en une seule fois a leur maturite, Au borddu cours d'eau qui jouxte le jardin, il reste a peler et a laver racines ettubercules avant de revenir ala maison se debarrasser des hottes pesantes.Le visage et le corps rnacules par des trainees de sueur melees de terre etde cendre, les femmes se dirigent alors a nouveau vers la riviere ; unebaignade detendue, ponctuee d'eclaboussures joyeuses et de jeux avec lesenfants, concluera ces labeurs du jardin.

Tres evidemment fastidieux et penible, le jardinage semble neanmoinsdecomposable en une serie d'operations techniques simples, ne necessitantapparemment ni habilete, ni competence particuliere. Or cette impressionest' fallacieuse car, s'il est exact que les operations a effectuer sur lesplantes cultivees sont simples et peu nombreuses, en revanche la gestionplanifiee de la croissance et de l~ recolte de plus d'une centaine d'especesdifferentes reparties en plusieurs milliers de plants represente une entre­prise d'une grande complexite. Ceci d'autant plus que les temps dematuration sont differents pourIchaque espece - quelquefois meme pourchaque cultivar - et que certaines especes sont cultivees en cycles continuset en rotation au sein de la parcelle, Les premieres plantes a murir,environ trois mois apres la plantation initiale du jardin, sont Ie taro, lesarachides et le mats. Un a deux mois plus tard, les courges et les haricotscommencent adonner ; asix mois, ce sont les patates douces qui arriventa rnaturite. Mais toutes ces plantes sont d'un usage alimentaire encoremarginal et le jardin ne devient vraiment productif qu'a partir duhuitierne mois, avec la maturation des ignames, du manioc (entre huit etdix mois selon les varietes) et des bananiers (un an). Les arbres fruitierset les palmiers mettent plusieurs annees a venir a maturite et ilscommencent souvent aproduire lorsque le jardin a ete abandonne. C'estune des raisons pour lesquelles on les plante de preference sur le pourtourde l'aire des maisons, en un lieu facilement accessible lorsque le jardinest revenu en friche.

217

Page 113: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Les Achuar etant plutot indifferents aux mesures abstraites du tempsen lunaisons, ils reconnaissent la maturation par les signes botaniquespropres a chaque espece et non par des computs abstraits. Cette matu­ration peut d'ailleur etre ralentie ou acceleree en fonction de 1'ensoleilIe­ment, ce facteur jouant un role preponderant dans l'idee que les Achu~r

se font du processus de la croissance vegetale, C'est ainsi qu'on dit d'uneplante venue a maturite qu'« elle a ete ensoleillee . (etsarkayi). Enrevanche, 1'eau n'est pas consideree comme un element vraiment critiquede la croissance; en 1979, une periode de secheresse absolument excep­tionnelle de dix semaines consecutives n'avait inquiete personne quant ausort des jardins.

Certains cultigenes, comme Ie mais, les haricots ou les arachidesexigent des sols riches et neufs et ils ne sont done pas replantes apresleur premiere recolte 13. D'autres cultigenes se perpetuent par rejetautomatique sur un plant-mere (bananiers). D'autres, enfin, sont imme­diaternent replantes par bouturage, tels Ie manioc et les ignames etproduisent done en cycle continuo Mais comme la recolte se fait petit apetit, il y a toujours dans Ie jardin des plants de manioc et d'ignamesqui demandent a etre recoltes, Encore ces deux especes supportent-elIesbien de rester plusieurs mois en terre avec d'etre recoltees. En revanche,des plantes comme la patate douce ne tolerent aucune negligence dansl' echelonnement des recoltes, sous peine de germer ou de pourrir si ellesne sont pas deterrees a leur maturite,

Le jardinage implique done non seulement de pouvoir rnaitriser cescombinaisons complexes de rotations et de successions des recoltes, maisaussi d'avoir une connaissance intime du jardin que 1'on travaille et deI'evolution de ses composantes depuis Ie stade inaugural de la plantation.On comprend ainsi pourquoi chaque jardin est Ie lieu d'une associationpresque charnelIe avec la femme qui l'a cree et Ie fait vivre. 11 constituecornme une projection publique de la personnalite et des qualites de sonusagere. A la mort d'une femme, son jardin meurt aussi .le plus souventcar, a 1'exception eventuelle de ses filles celibataires, aucune autre femmene se risquerait a poursuivre impromptu avec lui un commerce qu'ellen'aurait pas elle-meme debute. Les hommes, qui ne connaissent du jardinque l'emplacement des quelques especes qui leur sont utiles couramment(tabac, hallucinogenes) ou qu'ils ont 1'obligation de recolter (piscicides),ignorent a peu pres tout de cette vie intime des plantes cultivees parleurs epouses. Ils sont donc bien incapables de se substituer a elles en casde necessite et n'en eprouvenr d'ailleurs pas Ie desir, Lorsqu'un homme

13. Les arachides et les haricots fixent dans Ie sol Ie nitrogene libre et constituent ainsi uneexcellente plante de debut d'assolement,

218

Le monde des jardins

ne peut plus compter sur aucune femme (mere, epouse, sceur ou fille)pour cultiver son jardin et preparer sa nourriture, il n'a plus d'autre issueque Ie suicide. .

L'abandon d'un jardin est une operation progressive et selective,puisqu'il y a de grandes differences dans les temps de maturation descultigenes et dans Ie degre de resistance qu'ils offrent ala reconquete parla vegetation naturelle. Le premier signe de 1'abandon est l'arret dudesherbage, qui donne rapidement au jardin l'aspect d'une friche. Laproliferation des mauvaises herbes etouffe rapidement les plantes a faibledeveloppernent (ignames, taros, courges... ), mais autorise la recolteoccasionnelle du manioc et des bananes pendant encore un ou deux ans.Certaines especes, comme on l'a vu, resistent assez longtemps a laconcurrence de la vegetation naturelle (tabac, Ilex, piscicides), tandis qued'autres ne semblent pas affectees par elle (palmiers et arbres fruitiers).On continuera done ales utiliser tant que leur acces ne sera pas devenutrop malaise. Un jardin n'est en fait definitivement abandonne que quandla maisonnee tout entiere va s'etablir dans un nouveau site, a plusieursheures de marche de la friche.

L'exemple des jardins de Yankuam a montre que Ie cycle horticolepeut prendre des formes tres diverses selon les cas particuliers et selonles biotopes. Dans la region interfluviale, chaque unite domestique ouvregeneralement tous les deux ans un nouvel essart de polyculture, dont laproduction de manioc viendra se substituer au bout d'un an a celIe dujardin existant deja. Mais comme la duree d'occupation d'un site dependen grande partie de la duree de vir. de la maison, il arrive souvent qu'unemaisonnee fasse un usage selectif de trois ou quatre jardins defrichessuccessivernent et se trouvant a des stades divers de 1'abandon. Le plusancien n'est utilise que pour r€colter des calebasses ou les fruits dupalmier chonta ; celui qui lui a succede produit toujours des papayes etdes bananes ; Ie plus recemment abandonne fournit encore un peu demanioc, des piscicides ou du tabac, Lors de 1'installation sur un nouveausite, il y a done toujours une periode de soudure un peu difficile, pourpeu que les anciens jardins soient tres eloignes, En effet, si une maisonneene s'etablit definitivement dans une nouvelle localite que lorsque Ie jardinqu'elle y a defriche commence a produire du manioc, il reste que denombreux cultigenes plantes en meme temps que lui ne viendront amaturite que deux atrois ans plus tard. 11 faudra done alors choisir entrese passer temporairement de certaines plantes et organiser de fastidieuses .expeditions pour les recolter dans les anciens jardins en friche. C'estgeneralement la deuxierne solution qui est adoptee car, dans la plupartdes cas, un nouveau jardin est rarement etabli a plus d'une journee demarche ou de pirogue de 1'ancien site d'habitat, Au-dela de cette distance,

219

Page 114: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

il devient difficile de transporter commodement les gros fagots deboutures necessaires ala nouvelle plantation.

Dans 1'habitat riverain, en revanche, Ie cycle des defrichemenrs succes­sifs n'estmanifestement pas determine par des facteurs d'ordre agrono­mique. La fertilite des sols alluviaux y est telle que les jardins pourraientetre quasi permanents et l'on abandonne done un essart bien avant quesa production ait pu commencer a decliner. Ainsi, sur une terrassealluviale du rio Pastaza, un jardin exploire continfiment depuis a peupres dix ans avait la meme productivite en manioc que des jardins voisinsages de deux ans, soit environ 200 kg/l00 m-, Ces resultats sontcongruents avec les donnees publiees par Lima, qui indiquent uneproductivite absolument constante du manioc doux sur six anneessuccessives dans des champs de varzea de l'estuaire de 1'Amazone (Lima1956 : 113). Tous les Achuar 'concordent, par ailleurs, a affirmer qu'unjardin sur sol noir alluvial (shuwin nunka) ne necessite aucune periode dejachere et qu'il peut produire « jusqu'a la mort de celui qui 1'a defriche II.

n no us a ete malheureusement impossible de verifier empiriquementcette assertion, puisque nous n'avons jamais pu examiner un jardincontinuellement cultive pendant plus d'une quinzaine d'annees,

En definitive, un jardin n'est laisse a1'abandon dans Ie biotope riverain,que lorsque Ie site de 1'habitat lui-meme est abandonne ou lorsqu'unetrop longue interruption dans Ie desherbage (en cas de maladie, parexemple) rend preferable l'abattis d'un nouvel essart. Contrairement aucycle regulier des defrichements biennaux ou triennaux qui sont la normedans l'interfluve, un jardin riverain est generalement cultive pendanttoute la duree de 1'occupation d'un site. n semble done bien que l'habitatriverain chez les Achuar soit potentiellement capable de supporter desjardins de polyculture permanents, sans qu'il en resulte de dommagespour les sols. Si Ie desherbage est soigneux et Ie drainage adequat, unjardin sur limon de crue ne doit probablement pas necessiter de jachere.Quand bien me me une jachere s'imposerait, d'ailleurs, l'abondance desterres cultivables est telle sur les terrasses alluviales - comme nousl'avons montre ailleurs en calculant les capacites de charge (Descola1981 a : 617) - qu'un cycle ferme de rotation permettrait Ie maintiend'un habitat permanent sur Ie merne site. Siles Achuar qui occupentdepuis longtemps ce biotope riverain n'ont pourtant pas cru bon de creerdes etablissements sedentaires, ce n'est done certainement pas a cause deleurs techniques horticoles.

220

Le monde des jardins

Contraintes ecologiques et efficacite technique

Le type d'horticulture sur brfllis pratique par les Achuar souleve uncertain nombre de questions dont l'interet theorique depasse largementIe cadre de l'ethnographie des groupes jivaro. En premier lieu, les Achuaroffrent I'exemple, assez exceptionnel dans Ie Bassin amazonien, d'unesociete indigene exploitant simultanement deux biotopes contrastes avecdes techniques culturales a peu pres identiques. Les seuls autres cassimilaires decrits dans la litterature ethnographique sont les Campa duPerou, qui occupent aussi bien les collines du Gran Pajonal que les plainesalluviales de l'Ucayali et du rio Tambo (Denevan 1974: 93-94 et Varese1966 : 35-37) et les Yanomami, dont Ie territoire englobe maintenant ala fois la Sierra de Parirna et les peneplaines de l'Orenoque et du Mavaca(Smole 1976 : 39 et Lizot 1977 : 118): Dans ces deux cas, toutefois, il.estavere que l'occupation du milieu riverain est un phenornene tres recent,meme si Lizot conjecture que les Yanomami sont plutot revenus dansune region anciennement occupee par eux et dont ils auraient ete chassesautrefois par des guerriers arawak (Lizot 1977: 116).

Par contraste, les Achuar semblent avoir continfiment occupe tant lescollines de l'interfluve que la plaine alluviale du rio Pastaza depuis aumoins quatre siecles (Taylor 1985, chap. 3 et 5; Descola et Taylor1981); durant cette periode, ils auraient largement eu l'occasion dediveisifier leurs strategies adaptatives en fonctiondes deux types d'habi­t~t.. O~, les seules diff~rences notables du point de vue d'un usagedlStlllctl~ ~es plantes cultIvees. son~ Ie developpement de certains cultivarsplus specifiquernent appropries a chacun des biotopes, l'usage commepiscicide de deux especes differen~es de plantes (Clibadium sp.et Loncho­carpus sp.), et un developpemenr Iplus marque dans l'habitat riverain dela cu~ture du mats, des haricots iet des arachides, culture rendue plusaiseepar des sols a la fertilite elevee, .

La .differenciation dans les cultivars de manioc est importante, puisquesur dix-sept varietes recensees, il n'en existe que deux - originaires l'uneet l'autre de l'habitat riverain - qui soient simultanemenr cultivees dansles deux biotopes. Cette richesse en cultivars temoigne d'un grandraffinement technique dans l'adaptation de la culture .du manioc auxcontraintesspecifiques des differents types de sol. En effet, les travauxde Cours 'a ~adagascar ont montre que Ie manioc se developpe remar­quableo/ent bien sur des sols pauvres et acides, alors que, paradoxale­ment, 'd~s sols riches et hurnides avec un contenu eleve en nitrogene luisont- moms favorables. Dans ce dernier type de sol, Ie manioc tend iaceroitre sa superstructure au detriment de ses racines (Cours 1951 : 296).n est done tres probable que les cultivars utilises dans l'habitat riverain

221

Page 115: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

soient le produit d'une adaptation a un type de ,sol qui n'~st pasnormalement favorable ala production de grosses racmes de manioc.

Cette specialisation des cultivars du manioc selon l'habitat n'a pas deparallele pour le mai'set les arachides. ~n e~et, des plantes co~~e lemais, les haricots et les arachides sont tres exigeantes sur la, qua~lte dessols: ellesrequierent un pH eleve et une haute teneur en mt~ogene, .enphosphore et en potasse. Ces cultigenes sont done ~al adaP.tes aux solspauvres de l'interfluve et leur culture y ~st tout, a. fait margl~ale .. II y acertes des cultivars de haricots et d'arachides speClfiq,~e~ au:, ~ardms, des

11' . 'I t peu nombreux . une seule vanete originale d ara-co mes, rnaIS I s son '., , ., .chide sur les sept recensees et trois vanetes, o~lgmales de, h:ncots(Phaseolus vulgaris) sur les douze cultivars ordma~r~me~t,cultives, Desurcroit, ces deux cultigenes sont plantes e~ qu~ntlt~s ml.m~es dans l~s

jardins de l'interfluve; quanr .au .mats, c.est a peine si 1on apercoitquelques pieds etiques dans un jardin sur dix. .. ' ,

En revanche, on pourrait s'attendre a ce q~e l~ ma~~, Ie,s h~ncots etles arachides soient intensement cultives dans 1habitat nve~am ou le~, solsleur conviennent parfaitement. II paraitrait en effet logique, qu etantdonne la haute valeur nutritive de ces trois types de plantes p.ar r~pport

au manioc celui-ci devienne un cultigene minoritaire dans les jardins surterrasse alluviale, A titre indicatif, la valeur energetique 'moyenne dumanioc est de 148 calories pour 100 g (Wu Leung et Flore~ 1961 : 25),alors qu'elle est respectivement de 361.calories et 337 calor~es, p.our. desquantites equivalentes de mais et de hancots Phaseolus vulgar.s (ibid. ',13­66). La difference en contenu proteique est encore plus spectaculaire..:0,8 g pour 100 g pour le manioc (ibid.: 25), contre 9,4, g. pour, ~e mars(ibid. : 13) et 22 g pour les haricots (ibid. : 66~. Or: en d~~lt d~ 1eno,rmeavantage adaptatif que leur procure I'occupation ~ un milieu ec?loglquefavorable a"la culture intensive du mats, des arachides et des haricots, lesAchuar riverains ne concedent qu'une importance accessoire 3 ces plant~s.

Dans' les zones alluviales tout autant que dans l'interfluve, le m~mocreste le cultigene dominant. Bien que cultive par de n~mbreuses ma,ls~n~

nees de l'habitat riverain, le mats est presque ent~ere~ent ~es~me .al'alimentation des poules ; nous n'avons pas le souvenir d e~ avoir Jamalsmange au long d'un sejour de dix-huit mois OU les expene~ces gastro­nomiques furent pourtant tres varices. Quant aux .arac~ldes et ,auxharicots, on tend plutot 3 les considerer comme ~es fnan,dises occasion­neUes que comme une nourriture substantielle qUI pourralt supplanter Ie

manioc. . bl' EOn se trouve done confronte ici 3 un premier ty~e de pro em~. n

effet, ce manque d'interet evident des Achuarriver~ms P?ur un~ mten­sification de la culture du mats - intensification qUI seralt parfaltement

222

Le monde des jardins

realisable vues les conditions optimales du sol - semble entrer encontradiction avec une theorie soutenue par certains specialistes desphenomenes d'adaptation culturelle dans le Bassin amazonien. Selon cettetheorie, la predominance en Amazonie de la culture, du manioc et desplantes 3 reproduction vegetative - riches en amidon mais pauvres enproteines - sur la culture des plantes 3 plus haute valeur nutritive cornrnele rnais, est esserttiellement due 3 des raisons ecologiques.

La nature me me des limitations ecologiques varie selon les auteurs.D. Harris affirme, par exemple, sur la base d'une enquete rapide dans lehaut Orenoque, que les regions les plus proches de l'equateur sontinadaptees 3 la culture du mais, car elles sont depourvues d'une saisonseche bien marquee. Dans cette aire geographique, qui englobe leterritoire achuar, il serait done pratiquemenr impossible de realiser desbnilis efficaces ; or, dans les jardins imparfaitement debarrasses de leurvegetation naturelle, le mais aurait des rendements derisoires (Harris 1971 :495). On pourrait d'abord s'interroger sur cette correlation entre Ieclimat et Ie bnilis, puisque les jardins de polyculture achuar temoignentassez de ce qu'une pluviosire reguliere n'ernpeche en rien un desherbagemeticuleux. En second lieu, le rapport entre les rendements du rnais etla presence des adventices depend en grande partie de la technique deculture. Les agronomes s'accordent en effet 3 dire que la productivited'un champ de mais depend en tres grande part du soin avec leque1 ilest desherbe, ce cultigene supportant mal la competition des adventicesdans les phases initiales de sa croissance (Aldrich 1970 : 56 et Miracle1966 : 13). Il s'agit toutefois 13 des conditions optimales de culture dans

I ,un champ permanent. Or, dans la techmque de culture du mats surlitiere pratiquee par les Achuar riverains, l' effet adverse des mauvaisesherbes est considerablement arnoiridri, car celles-ci poussent generalernenrmoins vite que les plants de mats'. En consequence, le mats a largementle temps d'arriver 3 maturite avant de risquer I'etouffemem par lesadventices. Par aiUeurs, la Iitiere et les restes de la couverture arboreeprotegent le sol des effets nocifs de la pluie et du soleil pendant toute lacroissance des plants et empechent done un lessivage des nutriments. Celessivage est, en revanche; rapide et intensif lorsqu'un champ de mai's estsoigneusement desherbe, On voit done que la technique de culture surlitiere autorise Ie meilleur ajustement possible entre les exigences du maiset les conditions ecologiques locales.

Dans son etude sur des populations achuar du Perou, E. Ross affirme,quant 3 lu~,que les obstacles au devdoppement de 1a culture du matssont, d'une part, la pauvrete des sols - ce qui est exact pour l'interfluve,mais faux pour les zones riveraines - et d'autre part la grande depenserequise en travail (Ross 1976 : 3). Or, la culture sur litiere est bien plus

223

Page 116: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

econome en travail que la polyculture traditionnelle du manioc. Dans1'habitat riverain, nous avons pu constater qu'il avait fallu seulement 20heures de travail (18 heures pour un defrichement sommaire et 2 heurespour lessemailles a la volee) pour ensemencer un essart de mats d'unesuperficie de 2 100 m-, Quelques jours avant la recolte, cet ess~rtcomptait 3 450 plants de mats viabies , avec une moyenne de deux epispar plant. En d'autres termes, le rendement de cette technique de cultureetait d'a peu pres 345 epis de mats par heure de travail, non compris larecolte, II semble done hors de doute que, loin d'exigerbeaucoup detravail, la culture du mats sur liriere se trouve largement qualifiee pour

battre tous les records de productivite agricole.La reticence manifeste des Achuar riverains a intensifier la culture du

mats semble egalement contredire factuellement l'hypothese de Roose­velt. Selon celle-ci, les populations indigenes prehistoriques des plainesalluviales du Bassin amazonien auraient rapidement rernplace le maniocpar le mats des que celui-ci s'est trouve accessible, c'est-a-dire probable­ment au cours du premier millenaire avant J.-c. (Roosevelt 1980: 159­66). Cette substitution aurait permis d'augmenter la capacite de chargedes plaines alluviales de l' Amazone etde l'Orenoque et aurait done rendupossible une concentration importante de population dans ces regions et,consequemment. l'emergence de societes complexes et stratifiees., Cette hypothese est, par certains aspects, fort plausible et merneseduisante ; elle semble en tout cas confirrnee par les recherches archeo­logiques que Roosevelt a elle-meme menees dans l'Orenoque (ibid. :253). II- n'en reste pas moins que son determinisme est peut-etre un peutrop automatique. On a vu, en effet, que les Achuar occupent depuislongtemps la plaine alluviale du Pastaza ; leur ethnonyme merne, « lesgens du palmier athu », indique assez leur longue association avec leszones inondees des basses terres dont ce palmier constitue la vegetationprincipale. Par ailleurs, la culture du mats est loin d'etre recente danscette zone et tant des trouvailles occasionnelles que des sondages archeo­logiques y ont revele la presence de nombreux mortiers de type metate

(Athens 1976).Meme si la culture du mats a pu etre jadis plus intensive chez les

populations qui occupaient cette region, il reste certain que, chez lesAchuar, cette plante n'a jamais eu qu'une importance tres secondaire parrapport au manioc. Plusieurs elements semblent 1'indiquer : en premierlieu deux varietes de mats seulement sont cultives ; ensuite, les Achuarne consornment jamais de hiere de mats, bien que son principe deconfection soit connu ; enfin, il est exceptionnel que Ie mats apparaissedans la liste des cultigenes mentionnes dans Ie mythe d'origine desplantes cultivees (pour une analyse plus approfondie du statut du mats

224

Le monde des jardins

dans les groupes jivaro, voir Taylor 1985, chap. 1). Selon toute appa­renee, l:s Ac~uar n'ontdonc pas reagi a la culture du mats dans lestermes ,enonces par I'hypothese de Roosevelt. Confrontes il y a long­temps a ce « deus ex machina » (Roosevelt 1980 . 253) il ' t., I .. . ,s n on pas susaisir eur chance historique En s'abstenant de de I I., .. . ' emarrer a cu tureintensrve d~ maIs: ils se sont prives du moyen d'augrnenter leur densitede p~pulatlOn, laissant ainsi echapper une occasion unique de se hisserdu I11ve~u de la com~unitas a ceIui de la civitas. II est vrai que pourentretemr une cheffene et un clerge, ils auraient sans doute d6 abandon­ner leur pares~euse f~<;on de cultiver Ie mats et s'affairer aquadriller leursterrasse~ al~u.vIales. d un dense reseau de champs permanents.

En definitive, si les Achuar riverains n'ont jarnais au cours de ., I, , 1 ' ., d" . ,sSlec es,epro~ve a nec~s~He intensifier leur production de plantes riches enproteines a~ detnment du manioc, c'est que les modeles cultureIs deconsommation sont tout aussi determinants dans I' ., dd ' .. . . organisation esmo es, d explO1tatlO~ d~ mIlIeu. que la logique abstraite de maximisationpostulee par les explications stnctement ecologiques 14 Certes l' Id . . . ,exemp e

u .taro asianque montre que les Achuar sont prets a intensifier tresrapI?e~~nt la produ~tion d'un. nouveau ~ultigene si sa saveur leur paraitparticulierement agreable ; mars le taro indigene qu'il tend peu ' ,I ,. d a peu as~pp anter n avait e t~ute facon qu'un role secondaire dans I'alimenta-non, On ,n~ peut certamement pas en dire autant du manioc, considerecomme ,1 aliment par excellence (mama, Ie manioc, est tres souventemploy~ comme synonyme de yurumak, la nourriture). Quant ala bierede marnoc.. elle eS,t un~ co~posante tellement intrinseque de la vie socialee~ dome~tIque qu on imagine mal ce que pourrait etre l'existence quoti­dienne d un Achuar sans nijiamand«.

On ~otera :nfin q,~'une .conc~ntration et une sedentarisation de lapop~latlOn. basee sur I'intensification de la culture des proteines vegetalesI~plIqueraIt non seulement ~e delaisser la culture du manioc, rnais aussid abandonner, la consommation quotidienne de proteines animales, deslors .remp~acees par une combinaison de mats et de haricots. S'il estadm.Is, m~I.nte~ant que cette combinaison possede une valeur nutritiveaUSSI equilibree que celle des proteines animales (Davidson et al. 1975 :21~), on ne pe~t. sans doute pas en dire 'autant de sa valeur gastrono­mIque. Par expenence personnelle, on approuvera done certainement lasagess.e des Achuar d'avoir prefere pour leur ordinaire la biere de maniocIe poIsson ,fu?!e .et le cuissot de pecari au triste brouet de haricot~accompagne d indigestes tortillas 15.

14. ~. Den~van souscrit 11 ~ette idee, I?rsqu'j( ecrit, en conclusion 11 son etude sur les~~pall' ~ The ~mdphasls on protem-poor root crops in Amazonia seems to be

cu ura. y eterrmned... » (1974: 108).15. Un article de J. Murra sur la generalisation de Ia culture du mai's dans les Andes sous

225

Page 117: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

L'exploitation continue de deux biotopes bien distincts par des groupeslocaux achuar qui pourraient, en se deplacant seulernent de quelqueskilometres, changer complhement de nature d'habitat pose un autre typede probleme que no us nous contentons ici d'esquisser (il sera traite plusen detail au chapitre 9). A premiere vue, en effet, 1'usage horticole desplaines alluviales par les Achuar riverains - usage delibere et non imposepar des contraintes externes - semble contredire une idee courante selonlaquelle la foret humide d'altitude convient beaucoup mieux a 1'horticul­ture sur brfilis que la foret des basses terres. Selon cette interpretation, amesure que 1'altitude croit, et a condition que la pluviosite ne soit pastrop elevee ni les pentes trop accentuees, les sols s'appauvrissent moinsvite et se regenerent plus rapidement; ceci serait attribuable a ladiminution relative de la chaleur, permettant une destruction plus lentede 1'humus et une chute moins rapide des niveaux de nitrogene. Cettethese est, en particulier,developpee par E. Ross pour expliquer le faitque les Achuar du Perou preferent apparemment etablir leurs jardinsdans les collines de l'interfluve (Ross 1976 : 35) ; Ross s'appuie, pour cefaire, sur l' autorite de deux geographes : Denevan et Smole (Denevan1970 : 73 et Smole 1976 : 42). Or, si Denevan fait bien remarquer queles conditions de la pratique de .l'horticulture sur brulis s'ameliorent avec1'altitude, le contraste qu'il souligne se situe entre la foret humide depiernont (altitude superieure a 800 metres) et la foret basse non alluviale,c'est-a-dire entre deux regions ecologiques qui se distinguent, certes parle relief et les conditions climatiques, mais non par la nature des sols. Enrevanche, si ron met en parallele la foret d'altitude et les terrassesalluviales de la foret basse, il est hors de doute que ces dernierespossedent des potentialites agricoles autrement plus remarquables que lesmediocres sols ferrallitiques de la foret de piemont,

l'administration inca montre de facon remarquable que l'adoption par une societe d'unnouvel outil de production ne se fait pas toujours automatiquement selon la logiquede ['utilite marginale (Murra 1975). Avant l'invasion inca, Ie mais etait dans la rnajoritedes cornmunautes andines une plante d'importance alimentaire tres secondaire, destineesurtout a preparer des libations rituelles, C'est l'Etat inca qui a intensifie la culture dumais, en la rendant possible sur une vaste echelle par un ambitieux programme deconstruction de champs en terrasses dans tout I'empire. Ainsi, Ie developpement de lacapacite de charge de I'habitat a ete mis en oeuvre par une bureaucratie qui avait besoind'importants surplus pour reproduire Ia machine etatique. Rien n'indique, en revanche,qu'un tel processus de transformation technologique aurait ete entrepris de faconendogene par des eommunautes andines qui n'etaient pas soumises a l'imperieusenecessite de multiplier la capacite productive de leur habitat. Le ma'is existait depuislongtemps comme un facteur de production virtuel, mais les rapports de productionqui auraient perrnis d'actualiser son importance srrategique n'etaient pas encore nes,Cette lecon sur les dangers theoriques du determinisme technologique vaut certaine­ment aussi pour Ie Bassin amazonien.

226

Le monde des jardins

S~ole invoque un autre type d'argument en faveur des potentialiteshorticoles de la foret d'altitude, Voulant justifier la preference manifesteepar les Yanoama barafiri pour l' etablissement de leurs jardins sur lescoteaux pentus des collines de la Sierra de Parima, il fait reference,comme Denevan, a un taux de lessivage du sol moins eleve que dans lesbasses .terres, mais aussi a une invasion moins rapide des essarts par lesm~uvals.es herb~s. (~m~le 1976 : 42). Or, ce dernier point semble justifie,meme Sl sa valt~lte umver~ene est loin d'etre demontree par Smole, quise contente de citer les Chimbu de Nouvelle-Gurnee comme correlation.Par ai.ll~ur,s, la. proliferation des plantes adventices n'est pas un obstacleen sot a I horticulture sur bnrlis et elle ne devient un veritable facteurlimitant que si ron ne desherbe pas et que les mauvaises herbes entrenten competition avec les plantes cultivees pour le captage des nutriments.Quoi qu'il e.n soit, les Achuar reconnaissent effectivement que lessolsles plu.s fertiles des terres basses sont tres rapidement envahis par les~auv.alses her~es. Us entiennent d'ailleurscornpte dans leur 'strategic deselection des SItes, comme on a pu le voir dans l'exemple du parcellairede Yankuam, OU un essart avait ete defriche dans une terrasse inondableet laisse quasiment a l'abandon apres trois ans de production en raisonde la proliferation des mauvaises herbes. Un equilibre avait ete trouvedans 1'investissement en travail entre la facilite de realiser un essart dansune ~egetation naturelle aisee adefricher (bambous, Cecropia, balsa ... ) etla .d~~culte ~e cont~oler l'invasion des plantes adventices apres latrorsieme annee de mise en culture. Notons aussi que selon les Achuareux-memes, il y a apeu pres autant de difference dans le taux d'invasiondes mauvaises herbes entre les jardins des collines de 1'interfluve et ceuxdes terrasses alluvi~les non inondables (paka) , qu'entre ces dernieres etceux des terrasses inondables sut alluvions recentes (pakur) , qui ne sontpourtantsepareesdes precedentes que par une denivellation inferieure acinq metres. Ces mini-differenc~s ecologiques, dont les incidences sontp~rfaitemen~ per«ues par les indigenes, sont pourtant generalement pas­sees sous silence dans les generalisations hatives des specialistes de la« strategic adaptative I).

Est-ce que ~ette difference averee dans Ie degre de proliferation des~lantes adventlc.es engendre des consequences significatives pour la pra­nque de I'horticulture sur brfilis dans run et I'autre habitat? Pourrepondre a cette question; il faut d'abord la replacer dans le contexteplus general des causes de l'abandon des jardins forestiers sur brfilis dansIe Bassin ~mazonien. Selon Carneiro, ce serait beaucoup plus 1'invasiondes mauvaises herbes que la baisse de fertilite des sols et leurs rendementsdeclinants ~ui oblige~ait les essarteurs indigenes a abandonner un jardinen production (Carneiro 1961 : 57). Cette idee est reprise apeu pres dans

227

Page 118: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

les memes termes par Denevan dans son analyse des pot.entialit~sagricoles du haut Amazone (1970 : 80) et elle est couramrnent mvoqueedans les monographies ethnographiques (par ex. : Srnole 1976 : 155 pourles Yanoatna et Ross 1976 : 177 pour les Achuar du Peron). .

L'assertion de Carneiro se ronde sur des et~des pedologl~ues ,etagronomiques des consequences de I'horticulture d ess~rta.g~. menee~ dansdifferences regions du monde tropical : notamment a FldJI (C~ssldy etPahalad 1953: 84), et au Yucatan (Morley ~956: 135-36 c~~ant Ies

d 'H t 1953) L'affirmation de Carneiro est donc entlerementtravaux es er . . 'deduite a partir d'analyses conduites hors du Bassin amazornen. ~arailleurs aucune des monographies qui reprennent a leur compte I~ th~sede la proliferation des adventices pour expliquer I'abandon des jardinspar les essarteurs amazoniens n'a etaye cette assertion par des analyses

. d Is Or comme I'a fort bien etabli A. Roosevelt, lescomparatIves e so. , ., , , ddonnees sur lesquelles s'est appuye Carneiro ont etc. reI.evees da~s esregions du monde tropical dont la nature geomor~hologlqu~et pedolo­gique est cornpletement distincte de celle du Bassin amaz~men (pour Iedetail de la discussion, voir Roosevelt 1980 : 24-39): ~n ~. autres termes,alors que B. Meggers avait certainement. s~restItne .Ilmport~nce deI'appauvrissement des sols comme facteur limitant .dans Ie Bassin ama~.zonien (Meggers 1957), il semble bien que <?arnelf?" dans sa volontepolernique de refuter Meggers, ait, .quant a lUI, conslderablement sures-

timela fertilite potentielle de ces memes sols. ,Depuis l'etude de Carneiro (1961), une somme considerable de do?n.e~s

agronomiques et pedologiques a ete accumulee sur les potentIahtesagricoles du Bassin amazonien : notarnment Beek et Bra.mao 1969 et

B . t I 1962 pour les donnees generales, et Palesi 1974, Sorn­ennema ea. , . , . . I 1975

broek 1966 et Sioli 1964 et 1973 pour l'Amazonie bresilienne, Ty erpour l'Amazonie peruvienne et Sourdat et Custode, 1?~O.a et b pourl'Amazonie equatorienne. Tous ces travaux.n:ont~ent ~ I evidence que lathese de Carneiro doit etre nuancee et corngee ; ils demon,trent,. en e~fetqu'on ne peut pas generaliser 1a proposition seIon laqu~lle c ,est I mvaSlOndes mauvaises herbes qui oblige les essarteurs amazomens a abando~~e~leurs jardins. Dans les sols a pH fortement acide, a grande tox~cltealuminique .et a faible teneur en bases echangeables. com~e les ultlso.lset les oxisols - qui dominent dans la plus grande partie du B.assmamazonien et en particulier dans la zone de I'interfluve, a~huar - tI estmaintenant avere que la suppression de la couverture .vegetale .naturelleengendre un lessivage important qui fait rapidement baisser Ie ~~veau d~snutriments. Cette baisse devient drastique des la fin de la prerruere anne~de mise en culture et les rendements agricoles commencent ~onc ~decliner de fa~on tres importante dix-huit mois apres la plantation. Si

228

Le monde des jardins

aucun desherbage n'a ete effectue, il est evident que les plantes adventicescontribuent a la baisse du rendement, mais celle-ci est avant toutimputable au lessivage des nutriments. C'est ce dont les Achuar sontd'ailleurs parfaitement conscients, qui n'onr pas besoin de savoir que lesrendements agricoles d'un sol declinent proportionnellement a la baissede son pH pour constater que, dans leurs jardins parfaitement desherbesde I'interfluve, les racines de manioc vont en diminuant regulierementde volume a chaque nouvelle recolte.

A I'inverse, les sols alluviaux recents d'origine volcanique cultives parles Achuar riverains possedent une faible toxicite aluminique et, memelorsqu'ils sont deficients en rnatieres organiques, ils ont une haute capacited'echange cationique et un contenu important en bases echangeables ; end'autres termes, ces sols sont naturellement fertiles et leurs rendementsdemeurent constants pendant longtemps, L'invasion des plantes adventicesdevient done ici Ie facteur limitant majeur du maintien en culture, puis­qu'une productivite continue n'est possible dans ces sols qu'a la conditionde desherber soigneusement. En definitive, il est maintenant courammentadmis par Ies pedologues specialistes des sols tropicaux que si la raison del'abandon des jardins sur les sols ahaute teneur en bases est bien le problemedu controle de la proliferation des adventices, en revanche, dans Ies sols afaible teneur en bases c'est la baisse de fertilite qui est .la cause majeured'abandon (voir en particulier Sanchez 1976 : 405).

Un survol rapide des techniques indigenes d'essartage dans Ie Bassinamazonien ne fait que confirmer ce principe. En effet, de nombreusessocietes indigenes de I'interfluve Ine desherbent pratiquement pas leursjardins : c'est Ie cas par exemple des Amahuaca (Carneiro 1964 : 15), desYanoama barafiri (Smole 1976: i 139) ou des Campa du Gran Pajonal(Denevan 1974; 100). En consequence, les jardins ne peuvent etrecultives que pendant deux ans ali maximum avant d'etre completementenvahis par la vegetation naturelle ; or, leur baisse de rendement agricoleserait de to ute facon presque aussi rapide s'ils etaient desherbes regulie­rement. Le cycle de rotation est done ici tres court, mais Ie surcroit detravail exige par des abattis tres rapproches dans Ie temps est cornpensepar Ie travail economise en n'entretenant pas les essarts.

A I'inverse, les populations riveraines semblent attacher beaucoup plusd'importance a un desherbage meticuleux ; il en est ainsi, par exemple,des Achuar riverains, des Yanomami des basses terres (Smole 1976 : 139)ou des Shipibo de I'Ucayali. Dans tous ces cas, la grande fertilite dessols alluviaux perrnet de rentabiliser la lutte systematique et continuecontre les competiteurs vegetaux des plantes cultivees, II est donc logiqueque les Achuar cultivent et desherbent leurs jardins de I'habitat riverainpendant beaucoup plus longtemps que ceux des collines de I'interfluve,

229

Page 119: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

meme si ces jardins fertiles sont correlativement plus exposes a laproliferation des adventices.

II est enfin un dernier facteur qui vient contribuer a rendre moinstitanesque qu'il n'y parait Ie desherbage des jardins riverains sur delongues periodes, Ce facteur, qui devient vraiment perceptible lorsqueI'observation se fait integralement participante, c'est la nature botaniquetres differenciee des mauvaises herbes dans I'un et I'autre habitat. Laplante adventice dominante des jardins de I'interfluve est en effet unegrarninee, le chiri-chiri, dont la racine pivotante plonge profondernenrdans le sol; il est done tres difficile de l'arracher, La malignite de I'herbechiri-chiri est attestee par la mythologie : comme on le verra au chapitre 8,cette mauvaise herbe est issue du duvet du colibri et elle a ete delibere­ment repandue par lui dans Il;S jardins comme une sanction, afin que Ietravail du jardinage soit rendu plus penible. Dans les jardins riverains,en revanche, I'herbe adventice dominante est Ie saar nupa (( herbeblanchatre »), une plante aux racines tres superficielles et qui s'arracheaisement, Si l'on songe, de plus, que Ie des herbage des jardins del'interfluve doit s'effectuer dans une terre compacte, lourde et argileuse,qui retient les racines, tandis qu'il se realise dans une terre legere etsablonneuse sur les terrasses alluviales , il devient facile de comprendrepourquoi l'arrachage des mauvaises herbes est une activite incomparable­

,ment plus aisee dans Ie biotope riverain. En depit du taux plus eleve deproliferation des adventices, les jardins de I'habitat riverain sont ainsiplus faciles a entretenir et peuvent done etre exploites plus longtempsque Ies jardins de I'interfluve, OU la lutte contre le chiri-chiri devient unetache surhumaine des la troisierne annee de culture. Comme, par ailleurs,la grande fertilite des sols noirs alluviaux permet d'obtenir des rende­ments constants pendant au moins dix annees consecutives, il devientalors rentable dans l'habitat riverain de poursuivre Ie plus longtempspossible un desherbage soigneux.

II reste que Ie choix entre la poursuite du desherbage et I'abattis d'unnouveau jardin ne se resume pas uniquement a un calcul abstrait d'utilitemarginale, puisque ce sont les femmes qui desherbent et les hommes quidefrichent, C'est dire que, dans l'habitat riverain, la decision de faire unnouvel essart est Ie produit de la conciliation d'interets souvent contra­dictoires. Dans la plupart des cas, un homme renaclera aI'effort d'ouvrirun nouvel abattis, si un jardin riverain en pleine production est envahipar les mauvaises herbes du fait de la negligence de la femme qui Ietravaille. II en etait egalement ainsi autrefois dans I'interfluve : les Achuaraffirment que l'introduction des haches metalliques y a raccourci la dureed'utilisation des jardins, en rendant plus aise l'essartage de nouveauxabattis. La generalisation des outils metalliques, il y a une cinquantaine

230

Le monde des jardins

d'annees, a completement transforrne les conditions d'executions dutrava~l ~as.c~lin, sansavoir par ailleurs beau coup d'incidence sur le~ravatl femmm. Autant une hache d'acier Uacha) rend Ie defrichementmcomparablement plus facile qu'une hache de pierre (kanamp) autantune machette rnetallique n'est pas tellement plus efficace pour ledesher­bage qu'un sabre de bois bien affile.

Le~ d?nnees sur Ie gain de temps obtenu dans I'essartage par lasubstitution des haches de metal aux haches de pierre soot assez variablesselon. la region du monde OU elles ont ete obtenues et la methodeem~loyee (mesure ou estimation). Dans une monographie qui a fait date,SalIsbury a calcule sur une base experimenmle que les Siane de Nouvelle­Guinee avaient divise par 3 a 3,5 Ie temps consacre aux abattis enadoptant les outils metalliques (voir Salisbury 1962: 112-22 et lecommentaire de Godelier 1964). Toujours en Nouvelle-Guinee Godelierdemontrair quelques annees plus tard que la substitution des hachesd'acier .a~x, herminettes de pierre chez les Bamya avait rnultiplie lapr?dUCtI~Ite pa~. quatre (Godelier et Garanger 1973 : 218). Enfin, Car­neiro esnrne qu il faut multiplier par six (1970 : 247) Ie temps actuelle­ment consacre aux abattis par les Amahuaca du Perou, afin d'obtenir laduree d'un defrichemenr avec des outils lithiques. D'apres les estimationstres ~encrales proposees pa~ les Achuar eux-rnemes, il semble bien queIe ~am de temps que leur art apporte les haches d'acier soit de l'ordre decelui q~'avancent Salisbury et Godelier. Ainsi, en multipliant par quatrela duree moyenne actuelle de defrichement dans l'interfluve (soit242 heures/ha), on ob.tien~ u~e ~urce de 968 heures pour l'essartage d'unhect~r~ avec des outils Iithiques, soit plus de quatre mois de travailquotidien ~bsol~ment ininterro~pu pour un homme seul, Le defriche­m~nt devait meme durer sensiblement plus lougternps en temps reel,puisque les grands arbres n'etaient pas directement abattus mais brfile~sur pied a petit feu. On entretenait en effet pendant plusieurs semainesun foyer a combustion lente dans une cavite a la base de I'arbre afin de~e ronger par I'interieur. Ce procede economisait certes du trav~il maisil rallongeait considerablement Iaduree des operations. '

On comprend done que, s'il fallait aussi longtemps pour defricher unessart avec une hache de pierre dans l'interfluve - meme en tenantc~mpte d,u fai~, qu~ I'entraide pour les abattis etair alors beaucoup plusdeveloppee qu a present - les hommes devaient exercer une forte pressionsur les, femmes pour le~ engager adesherber les jardins Ie mieux possible,afin d e~pat:~r au max~m~m.la corvee des defrichemenrs ; d'autant plusque les Jard,~ns autrefois etarent, semble-t-il, plus vastes qu'aujourd'hui,tant dans 1mterfluve que dans Ie milieu riverain (c'est egalemenr cequ'affirrne Harner pour les Shuar; Harner 1972 : 198).

231

Page 120: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

En definitive, les Achuar ternoignent de ce que la proliferation desplantes adventices, qu'on a longtemps presentees comme un facteurlimitant absolu du temps d'utilisation d 'un essart est, en fait, re1ativementcontrolable lorsque le desherbage est une activite systematique et socia­lement valorisee, En mettant un point d'honneur a presenter au regardcritique de ses consoeurs un essart d'ou sont exc1ues les mauvaises herbes,la femme achuar prolongecertainement la duree d'utilisation des jardins.Cette prolongation est re1ativement marginale dans l'interfluve et nepermet probablement pas d'allonger de plus d'un an la vie productive dujardin, par rapport a son terme ordinaire, lorsqu'il n'est pas desherbe,On notera toutefois gu'en termes d'efforts consentis par les hommespour le defrichement, il y a une grande difference entre ouvrir un nouvelessart tous les trois ans, comme chez les Achuar de l'interfluve, plutotque to us les ans, comme chez les Campa du Gran Pajonal (Denevan1974: 102) ou 'chez les Amahuaca (Carneiro 1964 : 15). Dans l'habitatriverain, en revanche, les Achuar offrent la preuve de ce que la duree devie d'un jardin forestier sur sol fertile est en grande 'partie fonction dusoin avec leque1 il est entretenu.

, L'adaptation de l'horticulture achuar aux conditions ecologiques dedeux biotopes dis tincts souleve un dernier type de probleme, celui de laproductivite differentielle des jardins dans run et l'autre habitat. Cettequestion sera traitee a loisir dans le chapitre 9, et nous ne voulonsl'aborder ici que sous l'angle de la dimension des surfaces mises enculture. En effet, si les differences constatees dans la fertilite potentielledes sols et dans la nature' des plantes adventices dominarites induisentactuellement des disproportions notables dans les durees d'utilisation desjardins, l'adaptation aux caracteristiques specifiques de la vegetationnaturelle dans les deux biotopes devrait aussi engendrer des dispropor­tions dans la taille des jardins. Ainsi, on a vu que la surface a defricherdans l'interfluve devrait en principe etre proportionnellement plus impor­tante que dans l'habitat riverain, afin de prendre en compte les zones quiresteront incultivabIes dans .les jardins, parce qu'elles seront encombreesde debris vegetaux (souches et troncs). Les analyses de densite de soucheset de densite de plantation ont fait apparaitre que pour recevoir la mernequantite totale de plants de manioc, un jardin de l'interfluve devraittheoriquement avoir une superficie entre 20 et 30 % superieure a celled'un jardin de l'habitat riverain. Or, lorsqu'on examine le rapport entreles surfaces cultivees et Ie nombre de consommateurs selon Ie typed'habitat, on s'apercoit que la nature du biotope u'est apparemment pas

232

Le monde des jardins

un facteur discriminant pour la determination des superficies cultivees(doc. 31).

31. Rapport des surfaces cultivees au nombre des consommateurs

nombre desuperficie consom- moyenne de

totale mateurs nombre de la surfacemaisonnee des type

(adultes et cultiva- cultivee pard'habitatjardins*en enfants trices** consom-

m2 de + de mateur en

5 ans) m2

Paantam 2437 R 5 1 487]usi 3225 I 5 3 645Yankuam 8858 R 13 4 681Sumpaish 3016 I 4 2 754Naychap 10 281 R 11 4 935Chumpi 9729 I 7 2 1390Mashiant 22642 R 16 5 1415Sumpa 4280 R 3 1 1427Kayuye 9655 R 6 3 1609Nayash 15409 Rr 7 5 2201Wisum 31820 I 9 3 3535:

R = riverain.I = inrerfluvial, i

* Su~erficies calculees par planirnetrage sur la base d'un releve des parcelles ii la planchette topogra­phique,

** Le nombre de cultivatrices peut ~tre plus eleve que Ie nombre de femmes mariees ou veuves car ony c~m~te toutes les jeunes filles celibataires de plus de 15 ans qui fournissent un travail equivalenr iicelui dune femme adulte,

S~r le~ on~e unites domestiques de l'echanrillon, sept occupent unhabitat nveram et quatre occupent un habitat interfluvial. Mais unexamen attentif de l'eche10nnement des surfaces moyennes cultivees par~~nsommateurne permet pas d'affirmer que Ies superficies cultivees dansI .mter~uve .sont proportionneUement plus importantes que dans I'habitatrrveram. BIen au contraire, sur Ies cinq moyennes Ies plus elevees (de~ 415 m

2.a,3 535 m~ par con~?mmateur), il en est une seule qui se refere

a une unite dornestique de I interfluve. nest vrai que I'ecart maximum

233

Page 121: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

se situe entre une unite domestique de l'interfluve (Wisum) et une unitedomestique riveraine (Paantam), Mais la disproportion est tellementconsiderable (rapport de 1 a 13 pour la superficie globale cultivee et de1 a 7 pour la moyenne cultivee par consommateur) qu'il est impossiblede lui attribuer une raison ecologique, d'autant qu'il existe une disparitepresque aussi importante entre l'unite domestique de Wisum et celledeJusi, toutes deux situees vdans l'interfluve. Par ailleurs, si 1'0n retireautomatiquement 20 % de leur superficie aux surfaces cultivees dansl'interfluve, afin de tenir compte des zones incultivables, le classementgeneral des moyennes cultivees par consommateur reste identique, a laseule exception, non significative, de Sumpaish (surface corrigee : 603 m 2 /

p.c.) qui retrograde d'une place et permute avec Yankuam (681 m 2/p.c.).

.Le rapport du nombre de cultivatrices au nombre de consommateurs nesemble pas pouvoir etre invoque non plus pour expliquer ces disparitespuisque, toujours dans le cas de Wisum et de Jusi, il est de 3 a9 dans lepremier cas et de 3 a 5 dans le second. On dira peut-etre qu'un telechantillon est insuffisant pour tirer des conclusions generales, mais ilfaut neanmoins souligner qu'il porte sur un effectif de maisonnees treseloignees les unes des autres et dont la population (y compris les enfantsen bas-age) represente environ le vingtierne de la totalite de la populationachuar en Equateur. La plupart des tableaux economiques de la compta­bilite .nationale sont loin d'approcher une telle exhaustivite,

Les enormes disproportions 'entre les surfaces mises en culture par lesdifferences unites domestiques font ainsi soup<;onner que la dimensiondes jardins n'est pas vraiment fonction d'un ajustement aux conditionsecologiques locales ou a la taille de l'unite de consommation. Plusexactement et comme on le verra en detail au chapitre 9, les variationsobservables dans les dimensions des jardins s'echelonnent depuis unesituation minima, ou il existe un ajustement strictement adequat auxcontraintes du milieu, a la capacite de la force de travail et aux necessitesde la consommation, jusqu'a une situation maxima, ou la seule limitereelle devient celle des possibilites qu'a l'unite domestique d'intensifierl'usage de sa force de travail. Dans ce dernier cas, les femmes travaillentplus efficacement et les surfaces cultivees sont considerablernent en excesdes superficies requises pour les simples exigences de la consommationdomestique.

Afin d'evaluer si la situation chez les Achuar est exceptionnelle a cetegard, on peut tenter de mettre en parallele les moyennes de surfacescultivees que nous avons relevees avec celles d'autres societes d'essarteursamazoniens. On notera cependant qu'a la difference d'autres regions dumonde (Afrique, et Oceanic, notamment), les donnees comparativesaccessibles daO:s la litterature ethnographique sur l' Amazonie sont a la

234

Le monde des jardins

fois partielles et irnprecises, puisqu'elles reposent sur des estimations etnon sur des mesures, et qu'elles sont presentees sous la forme demoyennes globales, sans qu'on ne connaisse ni les minima, ni lesmaxima, ni les effectifs. Or, les estimations de superficie sont particulie­rement difficiles a realiser dans des jardins forestiers, dont les formessont irregulieres et les limites erratiques. Quant aux moyennes nonechantillonnees, elles sont des plus trompeuses. Ainsi, il est facile de voira quel point nos donnees auraient pu etre faussees, si nous avionsarbitrairement choisi comme seul jardin-temoin les parcelles de la mai­sonnee de Paantam, dont la superficie globale est treize fois inferieure acelle cultivee par la rnaisonnee de Wisum. Enfin, dans leur estimation dela moyenne de surface cultivee par consommateur, les auteurs cites ci­apres incluent la totalite de la population, enfants en bas-age compris.Dans la mesure OU, pour plus de vraisemblance statistique, nous excluonsles enfants de moins de cinq ans de la population des consommateurs, ilfaut done considerer que la moyenne de surface cultivee par consomma­teur chez les Achuar est Iegerement sous-estimee par rapport auxmoyennes comparatives indiquees dans le tableau ci-dessous :

32. Moyenne de la surface cultivee par consommateurdans sept populations amazoniennes

population rn- parsourceconsommateur

Yanoama (Niyayoba-Teri) I 405 Smole 1976 : 136Yanoama Oorocoba-Teri) 607 Smole 1976 : 136Cubeo : 810 Goldman 1963 : 35IYanomami centraux 900 Lizot 1977 : 127Achuar I 1371 Descola, ce volumeSiona-Secoya 1970 Vickers 1976 : 127-128Kuikuru 2632 Carneiro 1961 : 47

n est certain que la moyenne de surface cultivee par consommateurn'est qu'une donnee indicative tres generale sur l'efficacire d'un systemeagricole ; celle-ci ne peut etre vrairnent evaluee de fa<;on concluante quecornbinee a d'autres types de donnees sur la productivite des jardins,donnees qui seront presentees et discutees en detail au chapitre 9. n restetoutefois evident a la lecture de ce tableau que les Achuar se situent ausein d'une bonne moyenne parmi les essarteurs amazoniens, distancantme me largement les Cubeo et les Yanomami. Enfin, si 1'0n compare lesAchuar a des societes d'essarteurs de Nouvelle-Guinee reputees pour la

235

Page 122: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

productivite de leur horticulture, on constate que ces dernieres cultiventune surface moyenne par consommateur Iegerement moindre : 1 142 m 21p.c. pour les Kapauku (Pospisil 1972: 183) et 1 012 m- p.c. pour lesChimbu (Brown et Brookfield 1963 : 117).

Les variations considerables observees dans les surfaces mises enculture par les differentes maisonnees achuar trouvent un parallele dansles grandes disparires qui apparaissent al'analyse dans la taille des surfacescultivees par chaque femme adulte. C'est ce que 1'0n peut constater enexaminant le tableau 33, qui classe en cinq series, regroupees par dimen­sions, les superficies individuellement cultivees par chacune des vingt­neuf femmes adultes qui resident dans les onze unites domestiques del' echantillon precedent. Dans ce cas egalement, il se confirme que lesdifferences de biotope ne 'jouent pas un role significatif, pas plus que laproportion relative de femmes adultes par unite residentielle, En effet,les trois femmes monogames cultivent des surfaces relativement modestes(serie de 1 500 a 5 500 rn-), tandis que les trois parcelles superieures aunhectare sont cultivees par des femmes qui resident toutes trois dans desunites domestiques OU les femmes adultes abondent (trois co-epousesdans deux cas et quatre co-epouses dans l'autre). En d'autres terrnes, lamultiplication des femmes adultes dans une unite residentielle n'impliqueen aucune facon une diminution des surfaces cultivees par chacune d'entreelles, bien au contraire.

L'ecart le plus important entre deux superficies cultivees par unefemme mariee dans des unites domestiques polygynes de I'habitat rive­rain est de 1 a 11 : soit 10 600 m- pour une tarimiat (premiere epousee)experimentee et aidee par sa robuste fille adolescente, contre 940 m" (surun abattis initial de pres de 1 500 m") pour une jeune co-epouse peucompetente, mais en excellente sante. II est certain que les connaissancestechniques et la taille de la force de travail auxiliaire mobilisable (fillettes)sont des facteurs non negligeables dans la determination de la superficiequ'une femme est capable de cultiver. Mais, dans ce cas encore, lesdisproportions sont telles qu'il faut bien faire intervenir des motivationsexterieures a la sphere de la raison pratique.

La vision fastueuse qu'offre un immense jardin, coiffe en son milieupar le chaume enrubanne de fumee d'une vaste maison impressionnetoujours le voyageur au debouche de la foret. L'ethnologue lui-merne,malhabile parfois a interpreter les distinctions infimes qui marquent iciles statuts, ne peut manquer lorsqu'il emerge soudain dans l'aire ordonneed'un grand essart d'y voir immediaternent inscrite l'importance socialede celui qui l'a defriche. Mais 1'0n aurait tort de croire que le prestigedes hommes se construit sur l' esclavage des femmes, car pour socialiserun morceau de la nature il faut immanquablement leur connivence. Et si

236

Le monde des jardins

33. Taille des surfaces individuellement cultiveespar 29 femmes mariees dans 11 unites domestiques distinctes*

habitat habitattotalriverain' interfluvial

effectif: 21 effectif: 8 effectif: 29

dimensionsnombre nombre

du jardinet statut et statut

% % nombre %en m' p M p M

500- 1500 3 - 14,0 1 - 12,5 4 14,01500- 2500 5 1 29,0 1 - 12,5 7 24,02500- 5500 7 1 38,0 1 1 25,0 10 34,55500- 9000 3 - 14,0 2 - 25,0 5 17;09000-13000 1 - 5,0 2 - 25,0 3 10,5

total 19 2 100,0 7 1 100,0 29 100,0

P : polygame (plusieurs co-epouses dans la merne unite domestique cultivenr des parcelles de surfacesdistincres),

M : monogame (une seule femme rnariee exploire la toralite de la surface cultivee de l'unite domestique).

* Superficies calculees par planimetrage sur' la base d'un releve des parcelles a la planchetre lopogra­phique.

une epouse s'echine a transformer un coin de foret en un immenseparterre, c'est qu'elle partage avec son mari tout a la fois les ambitionsde la preeminence et les fruits du lprestige qui s'attache a sa maison.

II

La magie des .jardins

Les jardins achuar presentenr un ternoignage exemplaire de la sophis­tication technique qu'a pu atteindre I'horticulture d'essartage de certainessocietes indigenes du Bassin amozonien. Dotee d'une productivite elevee,requerant peu de travail, offrant une grande variete de produits, parfai­tement adaptee aux variations de sols et de climats, se developpant al'abri des epidemics et des parasites, I'horticulture achuar echappecompletement aux contingences aleatoires, Elle contraste ainsi fortementavec certaines economies agricoles de l'aire intertropicale que la plusIegere calamite naturelle suffit a faire baseuler dans la famine, enactualisant le passage d'une sous-productivite structurelle, rnais latente, aune sous-production effective (voir Sahlins 1972 : 69). On ne peut donemanquer d'etre surpris de ce que les Achuar se representent malgre tout

237

Page 123: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde des jardins

Le domaine de Nunkui

La condition nec~ssaire d'une pratique efficace de I'horticulture reposesur,u~ comm~rce direct, harmomeux et permanent avec Nunkui, l'esprittutelaire des jardins. 11 s'agit d'un etre de sexe feminin dont I'habitarprefere est la couche superficielle du sol cultive, Nunkui est la creatriceet la mere des plantes cultivees, A ce titre, ses hauts faits sont detaillesd~ns un mythe dont la structure est commune a to us les groupesdla~ectau~ de l'ensemble jivaro. Si 1'0n devait juger de l'importancesociale d un ~ythe dans une culture au nombre de gens qui sont capablesde le conter, I1 est hors de doute que Ie mythe de Nunkui serait Ie credofon~amental des Jiva~o. Chez les Achuar, notamment, ou la majeurepa~tle de la populatIOn. semble fort peu interessee par les yaunchuaUJmats~mu (<< mythe I), litteralernent «discaurs ancien »), I'histoiredeNu~kUl est Ie seul mythe qu'absolument tout Ie monde connaisse, neserait-ce que sous une forme tres abregee. 11 est parfois hasardeux de seservir, d'un mythe ,esoter~que .afin. de presenter Ie tableau empirique du« systeme des representauons » commun a toute une societe. A l'inverseIe mythe jivaro d'origine des plantes cultivees constitue certainernenr un

c~a~,refere~t~e1 partage par tous ; c'est pourquoi nous n'avons pashesite a en utiliser un fragment pour construire notre paradigme de lamaison ideelle,

Le'mythe de Nunkui possede un nombre considerable de variantesdans l'aire culturelle jivaro ; si nous avons selectionne au sein de notreco:~us la version presentee ci-dessous, c'est qu'elle paralt fortementoriginale par rapport aux variantes usuelles deja recueillies chez les Shuaret les Aguaruna 17 :

Mytheide Nunkui,Autrefois, les femmes ne connaissaienr pas l'usage des jardins et elles etaient

tres malheureuses ; el~e~ survivaient en recoltanr les produits du jardin d'Uyush(le ~aresseu~), ce~le-c~ etant la .seule fem~e qui possedar des plants de manioc.U~ JOur qu ~l~~s 1 avaient surpnse dans un Jardin, elles lui disent : « Petite grand­m.e~e, par pltle,. donne-nous un peu de manioc. » « Bien, repondit Uyush endesignant ses gnffes, son pelage et ses dents, dites-moi done ce que c'est queca ? » Les femme,S .repond~n~, « tes griffes sontdes wampushik, ton pelage est laqueue de kuyu (I oiseau Penelope) et tes ongles sont des tsapikiuch (peut-etre Ie

/

/

/

la routine quotidienne des travaux du jardin comme une entreprisehautement hasardeuse et pleine de dangers.

Se distinguant en ce1a de la tres grande majorite des societes arnazo­niennes, les Achuar considerent que la culture du manioc doit etreentouree d'un reseau tres serre de precautions rituelles. Le jardinage engeneral, a savoir la manipulation et le traitement des principales plantescultivees, exige ainsi un ensemble bien defini de preconditions symbo­liques a son effectivite, L'idee que l'horticulture ne peut etre une .activitetotalement profane possede d'ailleurs un fondement objectif partie1, nonpas parce que les resultats du jardinage seraient aleatoires, mais parceque les plantes cultivees par les Achuar ont un statut tout a faitparticulier. Le manioc et la plupart des autres cultigenes sont, en effet,des plantes a reproduction' vegetative. Ceci signifie que la survie et laposterite de ces plantes dependent en grande partie des hommes, qui leurperrnettent de se reproduire et de se multiplier tout en les protegeant desplantes adventices. Ces liens etroits de dependance reciproque qui setissent entre les plantes cultivees et ceux qui les font exister pour lesconsommer permettent de comprendre pourquoi le jardin est plus etautre chose que le lieu indistinct ou 1'0n vient ramasser la pitancequotidienne. Pour autant, ceci n'explique pas pourquoi presque tous lesautres cultivateurs de plantes a reproduction vegetative du Bassin arna­zonien ne considerent justement pas leurs jardins autrement 16. La situa­tion n'est d'ailleurs pas tellement difference chez les cultivateurs detubercules oceaniens qui se partagent eux aussi, sans raisons techniquesobjectives, entre ceux qui croient a l'efficacite de la magie des jardins,les Trobriandais (Malinowski 1965), les Tikopia (Firth 1965 : 168-86) oules Baruya (Gode1ier 1973 : 356-66), par exemple, et ceux qui, cammeles Kapauku, n'y croient pas (Pospisil 1972 : 158). Si aucune justificationfonctionnaliste ne permet donc d'expliquer pourquoi l'horticulture achuarest symboliquement surdeterrninee, on peut neanrnoins tenter de com­prendre comment la theorie indigene de la causalite magique vientinformer la representation des travaux du jardin.

16. Un bon exemple de cette indifference aux rituels agricoles est rapporte par Carneiroqui, ayant demande 11 un Amahuaca s'il accomplissait une ceremonie pour aider lacroissance des plantes, s'est entendu repondre dans la plus pure veine positiviste : «]eme demande bien comment une ceremonie pourrait faire pousser les recoltes I)

(Carneiro 1964 : 10, rna traduction).

17. Parmi les variantes shuar publiees, on pourra se referer 11 Wawrin 1941 . 52 H1972: 72-75, Karsten .1935 : 513-16 et surtout Pellizzaro 1978c: 1-80, ~ui 'offr:rn:~grand no~bre ~e van antes en traduction juxtalineaire ; pour les Aguaruna, on sereporter~ a Berlin 1977, Garcia-Rendueles 1978 et Bailon et Garcia-Rendueles 1978ces de~mers proposant une analyse originale du mythe de Nunkui inspiree par Greimas.La var~a~~e achuar que nous avons selectionnee nous a ete contee en langue vecnaculairepar Mirijiar, une veuve d'une cinquantaine d'annees vivant sur Ie bas Kapawi.

238 239

Page 124: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

poisson fsapakush) ». « C'est bien, dit Uyush, a present recoltez Ie manioc! » Lesfemmes remplissent leurs paniers-hottes thankin a ras-bord. Un autre jour, cesmemes femmes s'appretaient' a partir pour Ie jardin d'Uyush, lorsqu'une femmefolatre leur dernanda d'aller avec elles ; elles lui repondirent : « Non, reste ici cartu ris trop d'e la petite grand-mere. » Sans tenir compte de l'injonction, la femmefolfitre les suivit a quelque distance. Lorsque les femmes arriverent dans Ie jardind'Uyush, celle-ci les sou met a nouveau aux enigmes ; ayant passe' l'epreuve avecsucces, les femmes sont autorisees a remplir leur thankin de manioc. Sur cesentrefaitcs, arrive la femme folatre, a qui Uyush demande : « Qu'est-ce ceci ? »La femme folfitre repond dedaigneusement : « Ceci est une griffe de paresseux. »Extremcment courroucee, Uyush lui declare: « Et c'est pour me dire cela quetu est venue! Est-ce que c'est la une falion convenable de parler?» Uyush encolerc va se suspendre sur le patath (perche repose-pied) de son lit; sur le patathUyush dispose egalement en equilibre toutes les racines du manioc. Uyushdeclare alors a la femme folatre : « Si tu es venue seulement pour me dire cela,tu ne pourras pas obtenir de manioc. » La femme folatre decide malgre tout derarnasser Ie manioc et elle en rarnene un plein chat'kin chez elle. Elle met Iemanioc a cuire dans une marrnite ; mais, en sortant les racines de manioc, elles'apercoit qu'elles se sont transforrnees en morceaux de bois de balsa, trap durspour etre manges. Cette femme folatre souffrait constamrnent de la faim, Unjour, elle decide d'aller rarnasser des marunch (crevettes d'eau douce) dans unepetite rivierc ; etant au bord de la riviere,elle voit passer au fil de l'eau despelures de racine de manioc; elle remonte la riviere et apercoit une femme,chargee d'un nourrisson, qui lavait et pelait du manioc. Cette femme on l'appelaitUyush. Uyush avait aussi avec elle beaucoup de biere de manioc et elle en serviten abondance a la femme folatre ; cette derniere lui dit: « Petite grand-mereallons recolter ton manioc. » Mais l'autre refuse et lui dit : « Prends plutot avectoi cette enfant; mais, je te recornrnande de bien la traiter et de ne pas lacontrarier ; quand tu rentreras chez toi, tu diras a l'enfant: .. bois la biere demanioc ", et tes muits (vases a biere de manioc) seront remplis de biere de.maniocet tu lui donneras a boire en abondance. » La femme fait comme Uyush lui avaitrecommande et l'enfant devient de plus en plus grasse en suivant ce regime;mais comme elle s'occupait exclusivement de nourrir l'enfant Uyush, la femmene servait pas de biere de manioc a son epoux, mais seulement les rinliures desmuits ; Ie. malheureux passait ses journees avec Ie ventre vide et lorsqu'il rentrait,son epouse ne lui donnait a boire que des rinliures de muits. Un jour, ayantconstate que tous les muifs etaient remplis, les uns de biere de manioc, les autresde biece de plantain, les autres encore de biere de patate douce, Ie mari commandea sa femme de lui servir de la vraie biere de manioc ; celle-ci lui explique alorsque les muits se remplissent lorsqu'elle dit a l'enfant Uyush de boire. Le mariexige que son epouse fasse nommer par l'enfant toutes les plantes cultivees;l'enfant nomme alors Ie manioc, Ie plantain, la patate douce et toutes les plantescultivees, et c'est ainsi que les plantes cultivees existerent de falion authentique(tarimiat) dans les jardins. Ils vivaient tous ainsi dans l'abondance, lorsque Ie maridecide de prendre une seconde epouse ; la premiere epouse devient fort jalouseet prend la resolution d'abandonner son mari et l'enfant Uyush ; elle quitte doncla maison en recommandant de prendre bien soin des jardins. La deuxiemeepouse, voulant imiter la premiere, fait nommer toutes les. plantes cultivees parI'enfant Uyush, et chaque fois qu'elle nomme une plante, celle-ci apparait en

240

Le monde des jardins

abondance ; puis, par jeu, elle lui demande de nommer les iwianch (espritsmalefiques), et des iwianch d'aspect terrible envahissent la rnaison. Pour sevenger, la seconde epouse envoie une poignee de cendre chaude dans les yeux deI'enfant Uyush ; furieuse, I'enfant se refugie sur le toit de la rnaison, laquelle estenvironnee de bosquets de bambous kenku ; l'enfant Uyush appelle un kenku enchantonnant : « Kenhu, kenku, viens me chercher, allons manger des arachides ;Kenku, kenku, viens me chercher, allons manger des arachides.» Sur cesentrefaites arrive Ie mari, qui declare: « L'enfant dit cela, car on I'a maltraitee »,et il essaye de Ia rattraper sans yparvenir. Pousse par un coup de vent soudain,un kenku s'abat sur Ie toit de la maison et Uyush s'y agrippe; le kmku seredresse et l'enfant Uyush, accrochee a son extremite, se divertit en se balancant,tout en chantonnant derechef: « Kenku, kenku, viens me chercher, allons mangerdes arachides ; kenku, Kenku, viens me chercher, allons manger des arachides. »L'enfant descend a I'interieur du kenku en defequant regulierement au furet amesure de sa progression, constituant ainsi les nceuds du barnbou ; deja presquepassee sous terre, l'enfant Uyush s'arrete pour s'arranger les cheveux ; les gensde la maisonnee arrivent alors a s'en cmparer avant qu'elle n'ait totalernentdisparu dans le sol. Ils lui enjoignent d'appeler vivement la biere de manioc,mais l'enfant refuse; au lieu de faire ce qui lui est demande, l'enfant Uyushprononce une malediction sur chacune des plantes cultivees et celles-ci commen­cent alors a diminuer de volume jusqu'a devenir minuscules. Voyant cela, unhomme present marque son depit en donnant un coupde pied dans une de cesminuscules racines de manioc; mais la racine esquive son coup de pied et ellevient penetrer dans son anus; a I'interieur de son ventre la racine pourrit etdonne naissance aux flatulences fetides. L'enfant Uyush rentre alors dans la terre,ou elle demeure a present sous Ie nom de Nunkui. Ainsi m'a-t-on raconteautrefois.

Etant donne l'importance du "1ythe de Nunkui dans l'aire culturellejivaro, il n'est peut-etre pas inutile ICle souligner brievement les principalesdifferences de cette variante achuar par rapport aux variantes publieesdes autres groupes dialectaux. Eh premier lieu, et comme les autresvariantes achuar que nous avons recueillies, cette version etablit uneequivalence entre Nunkui et Uyush, Ie paresseux a deux doigts (animaldont la consommation est proscrite). Toutefois, cette equivalence ne vautapparemment que pour Ie mythe et, dans les gloses indigenes sur Iepersonnage de Nunkui comme esprit tutelaire des jardins, Ie paresseuxn'est jamais evoque comme un substitut de Nunkui. Par ailleurs,l'episode initial des enigmes d'Uyush est un element qu'on ne retrouvedans aucune autre variante connue du mythe d'origine des plantescultivees. Enfin, si l'episode terminal de la fuite de Nunkui dans Iebambou kenku. est commun a toutes les variantes publiees - y comprisdans la litteralite du chant d'appeI du kenku - en revanche, la destineedes plantes cultivees apres la malediction de Nunkui-Uyush divergegrandement seIon les versions. Dans la variante shuar recueillie parHarner, les plantes cultivees sont englouties dans la terre, en meme temps

241

Page 125: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

que les sen tiers ouverts dans la foret (Harner 1972 : 74). En revanch~,dans des variantes shuar et aguaruna (Pellizzaro1978c : 47-48 et Berlin1977), les plantes cultivees se transforment en plantes sauvages; unevariante aguaruna recueillie et commentee par B. Berlin est tout a faitremarquable de ce point de vue, car elle enumere tres precisement lescontreparties sylvestres de vingt-deux cultigenes (Berlin 1977). Dans lesvariantes achuar, enfin, il y a diminution par paliers successifs de la tailledes plantes cultivees, Mais, que leur destin soit de disparaitre 'complete­ment, de regresser a la nature ou de devenir minuscules, les plantescultivees par les Jivaro sont toujours sous la menace de Ia malediction deNunkui. En effet, le mode de reapparition des plantes apres la catastropheinitiale est generalementambigu. Peu de variantes du mythe mentionnentexplicitement Ie processus gar lequel les hommes recuperent finalement1'usage des plantes cultivees. Dans les gloses achuar, on fait referenceallusivement a la compassion de Nunkui, qui se resout a redonner auxhommes quelques graines et boutures, afin qu'ils puissent planter denouveaux jardins. Mais cet acte de bonte est assorti d'un corollaire : ilfaudra desorrnais travailler durement pour maintenir cet heritage vegetaltransmis precieusement de generation en generation. Atteste dans lamythologie, 1'evanouissement des plantes cultivees est une scene qui,selon les Achuar, peut se reproduire dans le theatre du quotidien.L'experience du jardin a I'abandon lui donne un fondement empiriquequi, loin de contredire les enseignementsdu mythe, ne fait que renforcer

la croyance aux pouvoirs de Nunkui.Tant dans une variante achuar que dans une variante shuar (Pellizzaro

1978c : 39) Nunkui appelle a 1'existence, en sus des plantes cultivees, laviande namank. Or, namank est le nom generique donne par les Achuara la chair du gibier et comme 1'existence du gibier vivant (kuntin) n'estpas du tout attribuee aux oeuvres de Nunkui, il parait loisible deconsiderer celle-ci comrne la creatrice d'un ensemble beaucoup plus vasteque celui des plantes cultivees, la categorie du socialement comestible.On peut en trouver une confirmation dans le fait que, selon notrevariante achuar, Nunkui-Uyush transmet aux humains la biere de maniocavant merne de leur donner les plantes cultivees qui permettraient de laconfectionner. Une . confirmation additionnelle est fournie par unevariante shuar, qui conte comment Nunkui fit advenir egalement lesanimaux domestiques, poules et cochons (ibid. : 37).

Par ailleurs, si nous n'avons pu recueillir de mythe achuard'originedu feu culinaire, il existe chez les Shuar un court mythe qui contecomment Jempe (colibri) deroba le feu a Takea pour en transrnettre1'usage aux hommes (Pellizzaro s.d. [1] : 7-15 et Karsten 1935: 516-18).Ce mythe fait dairement apparaitre que 1'exploit de Jempe a donne aux

242

Le monde des jardins

hommes un pur instrument virtuel et .non pas un corpus de preceptespour mettre cet instrument a profit. End'autres termes, colibri transmetle feu culinaire, mais non 1'art de la cuisine. Le passage de la nature a laculture que permet d'operer Nunkui ne se fait donc pas tant par unpassage du cru au cuit que par la delimitation nette entre, d'une part, lanourriture par accident - issue de la collecte en foret et d'autre part, lanourriture socialernent sanctionnee, parce qu'elle est Ie resultat d'untravail.de production et de transformation culinaire,

Dans une courte variante achuar, Nunkui est egalement presenteecomme celIe qui enseigna aux femmes l' art de la poterie. Ce role lui estaussi devolu dans la mythologie shuar (Pellizzaro 1978 c: 80-123 etHarner 1972 : 74-75). D'une facon generale, tant dans les groupes jivaroque chez leurs voisins Canelos (Whitten 1976 : 90), Nunkui est etroite­ment associee aux techniques de fabrication et de decoration des vasesen terre cuite. Or, la encore, Nunkui enseigne la transformation d'unematiere premiere dont elle n'est pas elle-meme la creatrice ou la pour­voyeuse. L'argile blanche nuwe qui sert a la fabrication des recipientsdomestiques provient, comme on 1'a vu, des excrements d'Auju (l'oiseauibijau). On se souviendra qu'Auju, voulant suivre son mari Nantu(( Lune ») au ciel, grirhpa a sa suite sur la liane qui reliait autrefois laterre a la vofite celeste. Courrouce, Nantu coupa la liane et Auju retombasur la terre ou, de saisissement, elle se mit a defequer <;a et la endesordre ; chacun de ses excrements se transforma en un gisementd'argile blanche nuwe. Ainsi, Nunkui est beaucoup plus que la creatricedes plantes cultivees ; elle est nne sorte de « heroine civilisatrice » quiapporte aux femmes les arts domestiques paradigmatiques de la conditionfeminine: le jardinage, la c~isine et la poterie. Ces techniques detransformation culturelle de la nature ne sont pas per<;ues par les Achuarcomme des actes de creation originaux· mais comme la reiterationquotidienne des preceptes initiaux de Nunkui. On comprendra doneaisernent que le bon accomplissement de ces preceptes requiere jusqu'apresent de chaque femme qui les met en oeuvre une connivence affec­tueuse avec celle qui les a institues,

Deux remarques incidentes permettront de condure ce bref commen­taire du mythe d'origine des plantes cultivees, En premier lieu, 1'associa­tion entre Nunkui-Uyush et Ie bambou kenku est per<;ue par les Achuarcomme la confirmation mythique de ce que la presence de bosquets dekenku est l'indice d'un sol tres fertile. Correlation tout a fait justifiee,puisque cette vegetation est typiquement ripicole et qu'elle croit genera­lement dans les niveaux les plus bas des terrasses alluviales sur limon decrue. En second lieu, si tous les ethnographes des Jivaro concordent aaffirmer que Nunkui est un etre de sexe feminin, leurs avis divergent

243

Page 126: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

sur la nature de son incarnation. Harner, pour les Shuar, et Brown et VanBolt, pour les Aguaruna, opinent que Nunkui constitue une familled'esprits plut6t qu'un individu unique (Harner 1972 : 70 et Brown et VanBolt 1980: 173). Les Achuar, quant a eux, tendent a concevoir Nunkuicomme un etre singulier, rnais dote d'un don d'ubiquite qui lui permetde multiplier ses apparitions et d'etre present dans tous les jardins OU sesservices sont explicitement requis. Cette contradiction apparente entrel'unicite de l'etre et la rnultiplicite de ses manifestations concretes estd'ailleurs tout a fait caracteristique de l'idee que les Achuar se font dumode d'existence des etres mythiques.

Creees par Ia magie du verbe de Nunkui, les plantes cultivees sontegalement concues comme sa progeniture. A ce titre, Nunkui exerce surelles jusqu'a present une autorite maternelle indiscutee, autorite dont lesfemmes doivent tenir compte dans les travaux du jardin. Mais ceparentage ne s'exerce pas sur des objets inertes, car nombreuses sont lesplarites cultivees qui possedent un wakan (arne ou essence propre) etdone une forme d'existence autonome. Ce petit peuple des plantes etabliten son sein des rapports de sociabilite identiques a ceux des hommes.Bien que cet aspect de la vie sociale des cultigenes fasse l'objet d'inter­pretations fort divergentes, il semble admis que les plantes du jardinpuissent etre classees en quatre categories: celles dont l'essence estexclusivement feminine, celles dont l'essence est exclusivement mascu­line, celles qui sont des deux genres et vivent en famille avec leursrejetons, et celles qui sont depourvues de toute specificite de genre etd'essence.

Merrie si le statut exact de certaines plantes mineures varie en fonctionde gloses tres idiosyncrasiques, on peut malgre tout degager un consensusau sujet des plantes principales qui integrent ces quatre classes. Dans lapremiere categoric, les Achuar comptent wayus, sua (genipa) et ip;ak(roucou), trois jeunes femmes reduites par des aventures mythologiquesa leur avatar present; sont egalement de genre feminin la patate douceet la courge. Dans la deuxieme categoric, on trouve masu et timiu (lespoisons de peche), ainsi que tsaank (Ie tabac), jeunes gens autrefoisnotoires pour leurs prouesses sexuelles ; Ie bananier est egalement mas­culin, bien que depourvu de passe mythique. La troisieme categoricinclut surtout le manioc et les arachides, plantes dont la vie de familleest calquee sur celIe des Achuar, mais dont l'etat present n'est pas lesigne d'une humanite anterieure 18. Enfin, bon nombre de plantes n'ont

18. Karsten affirme que les Jivaro se representent l'esprit du manioc comme etant d'essencefeminine (1935: 123), .mais tant les Achuar que les Aguaruna (Brown et Van Bolt1980 : 173) contredisent cette assertion.

244

Le monde des jardins

pas d'ame et ellcs existent banalement so us I'espece du vegetal. Interrogeesur Ie genre sexuel du papayer, une femme nous repondit ainsi:« Comment done un papayer pourrait-il avoir un wakan ? » On rernar­quera incidemment que l'ensemble des plantes dotees d'une essence ne seborne pas. a ce~les ?on~ Ie p~sse humain est explicitement atteste par la~y~hologle. L attribution d un wakan a une plante cultivee semblemdependante de son usag~.effectif, ,des plantes economiquemenr impor­tantes ~om,me Ie taro ou I'ignarne etant, semble-t-il, depourvues d'fime.Enfin, II n y a pas de correspondance automatique entre Ie genre sexuelde~ plantes e,t I.e. genre sexuel de ceux ou celles qui les manipulent,puisque les femmmes wayus, roucou et genipa peuvent etre plantees etrecoltees par les hommes.

~'har~on~e.qui regne au sein des plantes cultivees est garantie par lapresence invisible de Nunkui dans Ie jardin ; elle se traduit concreternentpar la grosseur des tubercules et des racines, par l'abondance des recoltes~a b~au~e des plants et la longevite de leur vie productive. II est don~Impera~lf pour une. femme de s'assurerde la presence permanente deN~nkUI dans son Jardin et de tout mettre en ceuvre pour ne pas lafrOlss,er, afin de se pr.emunir du risque terrible d'une repetition de lacatastrophe mythologique. Nunkui, dont Ie nom derive de nunka(( t~~r: »), est.egalement concue comme une sorte d'amplificateur de laf:r~llIte potentielle des divers tYPrs de sols dans lesquels elle etablit saresidence, ~es ,Achuar sont fins pedologues et ils admettent parfaitemenr~ue Nunk~1 n aura pas un rendement aussi efficace dans un sol ferralli­t~~ue ~otOlrement mediocre que dims une riche terre alluviale. Toutefois,s ils tiennent compte de la fertilite differentielle des sols, les Indiensaffirment aussi q.ue la dure~ de vie et la productivire d'un jardin sonttout autant fo~ctlon,des a~t1tudes magiques de la femme qui Ie travaille~ue des ~ontramt~s ec~loglqu~s locales. Ces aptitudes sont specifiees parl,expressIOn anentin qUI, appliquee a un individu, denote tout a la foisI ampleur de s~s connaissances magiques, sa capacite a manipuler lesc?amps sy~bolIqu~s propres a son sexe et les rapports particulieremenrf~co~d~ ~u ~l ~ntr~t1ent avec les esprits tutelaires gouvernant les spheresd acnvite oU.Il s en~age., Dans des conditions de sol identiques, unefemme anenttn est reputee obtenir des rendements superieurs a ceuxd'~ne femme ~~i ne l'est pas, meme si celle-ci est par ailleurs dure a lapeine. Cette disjonction est d'ailleurs rare: dans l'ensemble les femm. . , esanentin sont aUSSI les plus laborieuses, ces deux qualites etant mtrinseque­ment liees.

245

Page 127: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

L'exigence constitutive de l'etat anentin est la connaissance de. ~om­breux chants magiques anent, puisque c'est essentiellement par Ie biais deces incantations qu'une femme peut esperer communiquer avec Nunkuiet avec les plantes de son jardin. Etre anentin c'est donc posseder unriche repertoire d'anent, c'est-a-dire etre inspire dans ses eeuvres par lafaculte d'agir effkacement sur des entites invisible:, mais atte~tives a.uxsuppliques qu'on leur adresse. Le terme anent procede de la;~eme ra~~ne

que inintai, « Ie cceur », organe dont les Achuar pensent qu il est le sIegede la pensee, de la mernoire et des emotions (par ex. : enentaimjai, « jepense » ; enentaimprajai, .« je me souviens » ; aneajai, « j'eprouve de latendresse pour. .. » ou bien « j'ai la nostalgie de la presence de ... I»). Lesincantations anent sont ainsi des discours du cceur, des suppliques intimes

destinees a influer sur le cours des choses.Tous les anent ont une structure melodique a peu pres identique

(Belzner 1981 : 737) et ils ne different entre eux que par le contenu deleurs paroles. Mais, comme ils procedent directement du creu:, ils n'ontpas necessairement besoin d'une mediation vocale pour atteindre leursdestinataires ; le plus sou vent on les chantera mentalement ou sotto voceplutot qu'a voix haute. Au lieu de chanter, les hommes choisissentparfois d'interpreter leurs anent sur l'instrument de musique de leurelection: soit la vielle a deux cordes (arawir) , soit la guimbarde (tsayan­dar), soit les flutes ipeim et pinkiui). L' execution instrumentale do~nesimplement la ligne melodique, tandis que les paroles de I'incantationsont chantees mentalement par l'interprete. Le repertoire des anent estimmense, puisqu'il en existe des series adaptees a toutes les circonst~nces

imaginables de la vie publique et domestique. On adresse ces sur,phquesa toutes sortes de destinataires, dont les Achuar postulent qu ils sontdotes d'une sensibilite receptive, c'est-a-dire susceptibles d'etre convain­cus, seduits ou charmes par le contenu hautement allegorique des anent.On peut done diriger des incantations non seulement vers les ~tres

humains, mais aussi vers des entites surnaturelles, comme Nunkui, etvers certaines categories d'animaux, de plantes et de meteores. Les anentsont relativement courts et tres specialises dans leurs objectifs; il enexiste pour assurer le bon deroulement des differentes phases de laguerre, de la chasse et de l'horticulture, pour ameliorer Ie flair et lapugnacite des chiens, pour accompagner la confection du c~ra~e et de ~apoterie, pour susciter des sentiments amoureux ou rafferrnir I harrnonieconjugale, pour ameliorer les rapports avec les affins ou reparer une

brouille entre beaux-freres, etc.Dans la rnesure ou les anent constituent l'un des vecteurs privilegies

de l'activitede controle symbolique deployee par leshornmes et par lesfemmes, la possession d'un repertoire riche et varie est un objectif

246

Le monde des jardins

poursuivi par tous les Achuar qui aspirent a rnieux rnaitriser les contrain­tes invisibles influant sur leur pratique. Mais la chose est difficile, car lesanent sont des tresors personnels jalousement thesaurises "et transmisseulement par des proches parents du meme sexe (generalement pere­fils, mere-fille et beau-pere-gendre). II arrive parfois qu'on puisse lesacquerir d'un esprit au cours d'un des « voyages » de I'arne, par exemplelors des reves ou des transes induites par les hallucinogenes. La ceremoniesecrete par laquelle on trans.fere la connaissance d'un anent est appeleetsankakmamu (( la concession») ; apres avoir absorbe du jus de tabacdestine a clarifier les facultes mentales, celui ou celle qui desire apprendre[e chant magique inhale la vapeur d'une decoction de tsankup (plante nonidentifiee), tandis qu'a ses cotes Ie possesseur de l' anent Ie repete inlassa­blernent jusqu'a memorisation complete. Par la suite, et lorsqu'on voudraconferer une force toute particuliere a un anent, on pourra absorber anouveau du jus de tabac et jefiner avant de le chanter.

Les anent sont done secrets et on ne les chante jamais en public, maisdans la solitude du jardin ou de la foret, II est absolument hors de douteque les Achuar se representent les anent comme des instruments magiquespuissants et efficaces dont la possession est un atout dans l'existence. Unindice de la valeur qu'on leur attache est I'extrerne reticence donttemoignaient tant les hommes que les femmes ales enregistrer aumagnetophone et done a s' en deposseder publiquement (une remarqueidentique a ete faite au sujet des Aguaruna, voir Brown et Van Bolt1980 : 176). Correlativement, nous etions constamment sollicites de faireentendre tous les enregistrement~ d'anent deja realises dans d'autresmaisonnees, l'interet etant Ie plus marque pour les chants recueillis dansdes zones eloignees que nos hates; n'avaient eux-memes jamais visitees,D'ailleurs, notre corpus d'une centaine d'anent enregistres est en majeurepartie constitue de chants destines a infiuer sur des ctres hurnains(conjoints, amants, affins) ou sur des animaux dornestiques (Ies chiensprincipalement). Ces anent ont un caractere moins esoterique et sont d'unacces plus facile que ceux, hautement valorises, qui perrnettent decommuniquer avec le gibier, les plantes cultivees ou les esprits tutelairesgouvernant les spheres strategiques de la praxis (chasse, guerre, jardinageet chamanisme). Les anent de cette categoric sont particulierernent diffi­ciles a obtenir et n'ont pu ctre recueilli qu'aupres d'hommes et defemmes avec qui nous avions etabli des rapports privilegies de confianceet d'arnitie.

Les chants anent possedent certaines proprietes remarquables qui leurconferent une position preponderante dans l'arsenal des moyens rnagiquesdont les Achuar disposent pour agir sur Ie monde invisible. En premierlieu, et comme l'a deja note A.c. Taylor dans sa traduction comrnentee

247

Page 128: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

des anent arnoureux, la categorie du « chante » fonctionne dans certainscas comme un mecanisme rnetalinguistique servant a qualifier la naturetres particuliere d'un en once (Taylor 1983 b). En effet, si les chantsmagiques sont extremernent metaphoriques et si leur contenu est souve?tdifficile a interpreter, meme pour des auditeu~s achuar, ~n ~evanche,. ilsne sont pas linguistiquement distingues du discours ordinaire, II ~xls.te

bien quelques idiotismes propres a la stylistique de l'anent, mars tisressortent davantage de la prosodie que d'un souci de rendre le. chantesoterique, Le mode du « chante » permet alor~ de design~r ~laire~ent

l'alterite profonde d'un enonce au regard du discours ordl~alre ; il estdone utilise pour surdeterrniner la langue normale dans les circonstancesou celle-ci ne peut etre un vehicule adequat, c'est-a-dire lorsque lediscours doit atteindre Ie cceur d'un destinataire spatialement ou ontolo­giquement eloigne, II s'agit soif de communiquer av:c un etre hun:ainqui n'est pas physiquement present, soit de commumqu.er avec un etrenon humain mais possedant certains attributs de l'humamte.. .

Les anent sont, par ailleurs, un mode d'expression qUI autonse etrevele tout ala fois la libre interpretation du champ symbolique communa tous. II est vrai que les chants magiques sont reputes n'etre efficace~

qu'a la condition expresse d'etre reite~es e~~ctement.da~s les termes o.uils ont ete enseignes, sans enjolivures m additions, Mais bien que transmissous une forme canonique, chaque anent a ete compose initialement parun auteur anonyme comme une sorte de glose intime sur un th~me

mythologique ou sociologique stereotype. En ~e sens, l:anent e?tretlentdes rapports tres particuliers avec la mythologie, dont il constlt~e unesorte de mode d'emploi. En effet, dans cette societe OU la c?n~a~ssance

des mythes ne tient pas une place preponderante, la glose individuelles'exerce moins dans le commentaire ou dans la variante que dans larecomposition et la rearticulation de certains elements mythiques opereesdans les anent. Les mythes sont ainsi Ie socle fondateur d'une sorte delexique general des proprietes de la surnature~ lexi~ue conn,u de tous,lors meme que Ie corpus mythologique dont tI est ISSU ne I est que dequelques-uns. C'est dans ce lexique oublieux de son orig~ne que. c?acunpuise librement pour donner un sens aux inci~e~ts de la :le quotidienne,pour interpreter Ie monde et pour tenter d agIr sur lUI. Le champ d.erepresentation deploye dans les anent revele ainsi a l'observateur attent~f

les elements profondernent interiorises qui organi~ent la croya~ce ~UOtl­

dienne, elements ancres dans la mythologie, mais que celle-ci presentesous une forme normative et discursive generalement ignoree du plusgrand nombre.

248

Le monde des jardins

II existe des senes d'anent pour accornpagner toutes les phases del'horticulture, depuis l'essartage initial jusqu'au lavage des racines ettubercules apres la recolte. Les femmes adressent ces anent tant a Nunkuiqu'aux principales plantes cultivees, demandant ala premiere de leur etrefavorable et enjoignant aux secondes de croitre et de se multiplier. Onpourra juger de la nature tres allegorique de ces incantations par lesquelques exemples qui suivent.

Etant une femme Nunkui, je vais appelant Ie comestible a I'existenceLes racines sekemur, la ou elles sont appuyees, la ou elles se trouvcnt, je les aifaites ainsi, bien separeesEtant de la merne espece, apres mon passage elles continuent a naitre (bis)Les racines du sekemur se sont « speciees »

Elles sont en train de venir a moiEtant une femme Nunkui, je vais appelant Ie comestible a I'existence (bis)Derriere moi, repondant a mon appel, il continue a naitre.

(Chante par Yapan, femme du Kapawientza.)

On notera qu'ici, comme dans de tres nombreux anent horticoles, lareference a Nunkui se fait sur Ie mode d'une identification postulee(( etant une femme Nunkui, je vais ... ») ; de rneme, Ie jardinage apparaitcomme une repetition quotidienne de l'acte createur de Nunkui (( je vaisappelant Ie comestible a l'existence... »). Par ailleurs, le chant ne men­tionne pas specifiquemenr les plantes cultivees, mais Ie comestible engeneral (yurumak) ou les racines du sekemur (probablement une rhamna­cee), Ces racines volumineuses servent ordinairement de savon vegetalet elles presentent une certaine ressemblance avec les racines du manioc,lequel n'est jamais evoque dans les anent sous son nom reel (mama), maistoujours sous la forme figuree de sekemur (on retrouve un meme usagemetaphorique du sekemur dans les ianent aguaruna, voir Brown et VanBolt 1980 : 175). .

Etant une femme N unkui, allant seule Ia ou sont mes petits enfantsJe vais appelant Ie comestible a I'existence (bis)Tous, ici rnerne, je les appelle de facon identique (bis)Les enfants adoptifs de la femme Nunkui sont venus a etre un par unUn par un, ils se sont poses sur le sol (bis)Etant une femme Nunkui, je vais appelant Ie comestible a I'existence dansmon propre jardinAinsi merne, je vais (bis).

(Chante par Puar, femme du Kapawientza.)

On remarquera dans cet anent la confirmation de l'identification entreNunkui et la femme qui jardine, puisque les plantes cultivees sontpresentees comme les enfants de la chanteuse et, par derivation, commeles enfants adoptifs de Nunkui. Le rapport maternel de Nunkui auxcultigenes est ainsi transfere a la femme qui les cultive, puis en partie

249

Page 129: Descola -  La nature domestique.pdf

(Chante par Puar, femme du Kapawientza.)

(Chante par Puar, femme du.Kapawientza.)

La nature domestique

retrocede a Nunkui sous la forme d'une parente adoptive ; les enfantsvegetaux sont ainsi places sous une double tutelle, complernentaire et

non concurrente.Mes petites patates douces vont devenir comme des papayes des grands fleuvesMes petites patates douces sont devenues comme des papayes des grandsfleuves 'Comment pourrais-je apprendre 11 faire des plantations comme celles de lafemme Nunkui ?

Dans cet anent, la femme s'adresse directernenta ses patates douces etleur enjoint de devenir aussi volumineuses qu'une variete de grossespapayes poussant sur les terrasses alluviales des grands fieuves (kanus :« large fieuve »). Dans de nombreux anent, kanus est d'ailleurs employecomme le synonyme archetypal du terrain fertile. Loin de s'identifier aNunkui, la chanteuse compare ici humblement leurs aptitudes respectivesau jardinage, tentant d'eveiller sa compassion par cette expression de

modestie.Petite femme Nunkui, ici merne, ici rnerne, dans rrion propre petit jardin, icimerne, je vais recoltant plant par plantComme la femme Nunkui je vais deterrant Ie comestible (his)Je vais deterrant, deterrant chacun d'entre eux, les faisant debouler du solDans mon propre petit jardin, je trie les plus gros plantsRecoltant les plants, ils se sont arnonceles sur Ie sol (Ier)Femme Nunkui experimentee, c'est toi-merne qui paries (his)« Tu es experirnentee comme une wea », ainsi me dis-tuDans ta propre terre, appelant Ie comestible 11 l'existence (his)lei merne (rer).

Cet anent est directement adresse a Nunkui sur le mode vocatif, maiscontrairement au precedent, il postule des aptitudes equivalentes entrecelle-ci et la chanteuse. Cette equivalence est authentifiee par Nunkuielle-meme, qui ternoigne explicitement des talents de la femme en luidisant « weaturuame I) (« tu es experimentee comme une wea »). Wea estle terme generiqne qui designe certains hommes et certaines femmesarrives au seuil de la vieillesse et particulierernent reputes tout a la foispour leur grande experience pratique et pour leur connaissance theoriqueet experimentale du monde surnaturel.

Si le jardin, espace feminin par destination, est le lieu d'election de lafemme Nunkui, il est pourtant un bref moment de son histoire ou ilappartient exclusivement aux hommes. Lorsqu'il n'est encore qu'unepure virtualite, un lopin de foret a socialiser par l'essartage, le futurjardin n'est pas encore soumis a la protection bienveillante de Nunkui.Celle-ci ne s'installe dans son domaine qu'avec l'arrivee des femmes et

250

Le monde des jardins

des premieres plantations. Precedant Nunkui dans les lieux ou elle doits'etablir, un esprit de stature modeste est charge de guider les hommesdans leurs, travaux d'abattage. A ce personnage masculin nornme Sha­kaim, les hommes adressent des anent appropries lors de l'essartage.Shakaim est diversement presente comme l'epoux ou le frere de Nunkuiet il gouverne, dit-on, les destinees des plantes sauvages, En tant quetuteur des populations vegetales de la foret, Shakaim visite les hommespendant leurs reves et leur indique les meilleurs emplacements pourouvrir de nouveaux jardins. En effet, la foret est parfois concue par lesAchuar comme une immense plantation ou Shakaim exerce ses talentsde jardinier un peu brouillon. nest done le mieux place pour savoirquels sont les terrains les plus fertiles, la ou ses enfants sauvagess'epanouissent avec exuberance. Les peintures au roucou dont leshommes s'ornent le visage lors des abattissont tout autant un hommagea Shakaim qu'un moyen d'eloigner les serpents. .

Dans Ie pantheon des esprits tutelaires, Shakaim occupe une positiontres effacee, sans commune mesure avec celle de sa complice Nunkui. 11semble absent de la mythologie achuar ; tout au moins il n'est presentdans aucun des mythes que nous avons recueillis 19. Shakaim parait donen'exister dans la croyance quotidienne que sous cette forme derivee etfrappee de l'arnnesie de son origine qui caracterise le systerne derepresentations a I'oeuvre dans les anent. La marginalite de Shakaim estprobablement attribuable au statut tres ambigu qui le definit. En effet,en tant que maitre des plantes sauvages, il ne s'articule pas a une spherede la pratique clairement assignee, mais participe plut6t de plusieursdomaines sans en dominer aucun', S'il est bien un esprit de la foret, il negouverne pourtant pas la chasse; activite paradigmatique des hommes ;s'il est egalement un esprit de l'essart, il ne gouverne pas non plus lejardinage, activite paradigmatique des femmes. En depit du nombreimmense des sujets vegetaux qu'il gouverne, Shakaim est Ie maitre d'ununivers presque vide, car parallele a celui des hommes ; ses apparitionssur la scene de l'humanite ne peuvent done etre qu'episodiques et denueesd'importance.

Shakaim est parfois mentionne dans les anent feminins de jardinage etc'est la, d'ailleurs, que nous l'avons initialement debusque, car il nous aete impossible de recueillir des anent masculins a lui adresses, meme si

19. S. ~elliz~aro rapporte un my the shuar dans lequel Shakaim est presente comme celuiqUI enselgn~ a~x h~mmes la techni~ue de I'abattis a Ia hache (s.d. [1] : 16-43) ; selonce savant rrnssionnarre Ie mot Shakaim signifierait « bourrasque II (de shaka onomato­pee denotant Ie bruit d'une ternpete et yum;: la pluie) ; Shakaim serait alors une~e.taphore de I'ouragan qui cree des chablis naturels en renversant les grands arbres(Ibid. : 3).

251

Page 130: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

les hommes glosent volontiers sur ces attributs. On pourra juger durapport tres particulier que les femmes entretiennent avec Shakaim parles deux anent qui suivent.

Mon petit pere tu es comme Shakaim (his) . .lei meme (ler) , frere de la femme Nunkui, comment pourrais-tu devenirmalade? . 'lei meme (his), mon petit frere s'en est aile, ayant debroussaille les plantationsde Shakaim (his).

(Chante par Puar, femme du Kapawientza.)

Cet anent est adresse a l'epoux de la chanteuse, appele successivement« petit perc » et « petit frere », selon la ~onvention d~s chants magiquesqui exige qu 'un ego feminin invoque toujours son man a~ec un terme deconsanguinite. La femme' etablit ici une doub~e eqUlval:nce: ,entreShakaim et son epoux, d'une 'part, entre Nunkui et elle-~eme d autrepart, le lien de gerrnanite postule entre les deux espnts venant sesubstituer au lien d'affinite reel entre l'homme et la femme, selon lalogique du protocole de translation. Il s'agit to~t ala. fois d'un homma~e

rendu par la chanteuse a son epoux, pour lUI a.voIr ouvert ~n abattisdans la foret (appele metaphoriquernent « plantations de Shakaim. »)'. enme me temps qu'un souhait pour que celui-ci, aussi vailla.nt ~ue Shakairn,conserve longtemps la force de lui abattre de nouveaux prdl~s.. .

Etant une femme Nunkui, allant seulement dans mon propre petitjardin, Allant par Ie grand fleuve (bis)Je vais remplissant a ras bard (his)Qu'est-ce que tu pourrais etre ?La ou est la femme Nunkui que n'y aurait-il pas?Venez tous mes comestibles, dans mon petit jardin ! (his)L'homme Shakairn (bis), la petite femme Nunkui, celie qui dit (c je suis lafemme des comestibles »,« La tu vas planter» disent-ils (his) .Etant une femme Nunkui, je vais par Ie grand fleuve (hIS). .

(Chante par Puar, femme du Kapawientza.)

Il s'agit, la encore, d'un anent ou la chanteuse marque sa vO,lonted'identification a Nunkui ; mais l'identification s'y combine a un dedou­blement, puisque Nunkui, en tant. qu'entite ~ut~nome" apparait egale­inent, en conjonction avec Shakaim, ,Pour mdlqu~r a la fem~e lesendroits les plus appropries aux plantations, ,Lorsqu une fe~me JOu~ lepersonnage de Nunkui dans un anent, ~lle ~pere ?o?c une rmse en scenevisant au captage des attributs de 1espnt tutelaire, tout en sachan~

pertinemment que leurs deux essences restent distinguees et que Nunkuine vient pas s'incarner en elle., ., . ,

En s'identifiant a Nunkui et en detournant une :partie de 1autontematernelle que celle-ci exerce sur les plantes cultivees, les femmes se

252

or=

_J-t

Le monde des jardins

representent leur jardin comme un univers ou regne la connivence de laconsanguinite. Le peuple du manioc se constitue en enfant paradigma­tique et, bien qu'il ne soit jamais nomrne, c'est a lui que la femmeachuar dedie l'essentiel de ses incantations aux plantes cultivees, Commeil est seant lorsqu'on parle a des enfants, le ton des anent adresses aumanioc est plutot imperatif; on cherche a diriger ou a corriger plutotqu'a seduire, Neanmoins, la consanguinite n'est pas exempte de menacescar, par un transfert assez logique, les rejetons vegetaux s'epanouissentaux depens des rejetons humains. Le manioc possede en effet la reputa­tion de sucer le sang des humains et tout particulieremenr celui desnourrissons, sang qui lui est necessaire pendant la phase initiale de sacroissance et qu'il preleve ainsi subrepticement sur ses rivaux. C'estpourquoi les tres jeunes enfants n'ont pas Ie droit de baguenauder dansles jardins sans surveillance.

De rneme que Ie coeur est le centre de l'activite intellectuelle etemotive, Ie sang est Ie medium, par lequel la vie et les pensees sonttransportees vdans les differentes regions du corps. Or, les Achuarestiment que chaque individu dispose d'une quantite de sang finie et qu'ilest impossible de reconstituer Ie sang perdu. Chaque ponction est doneun pas de plus vers l'anemie (putsumar) , unetat de faiblesse physique etmentale generalisee qui, chez les vieillards et les nourrissons, rneneineluctablernent a la mort. La menace de l'anemie est prise tres au serieuxpar Ies' Achuar, qui ont l'experience des visites nocturnes regulieres de lachauve-souris vampire (penke jeencham) et qui savent combien celle-cipeut affaiblir rapidement un enfant en bas age. On recolte parfois desracines de manioc striees de trainees Irougeatres que les femmes assimilenta des residus du sang humain que I~ plante a suce, Une telle decouverteest de mauvais augure et annonce une mort prochaine dans le cercle desparents suffisamment proches pour passer regulieremenr par Ie jardincannibale. I

Par Ie biais d'anent appropries, la mere prudente doit donc maintenirun contact constant avec les plants de manioc, ces enfants denatures etimprevisibles qui menacent son existence et celie de sa descendancehumaine. Une femme particulierement anentin peut me me tenter d'uriliserles capacites vampiriques du manioc pour proscrire l'entree de son jardinaux indesirables, Par des anent specifiques, elle s'efforcerade detournerl'agressivite des plantes vers un objectif acceptable, afin que celles-ci, nnefois rassasiees n'attaquent plus ses enfants. L'anent qui suit en est unexemple.

Mon enfant a le sang ala bouche, il est fils de ShakaimMaintenant transperce-le pour moi (his)Ainsi parlant, je les ai entendus se multiplier (ter)j'ai eu la vision du petit eboulis rocheux ,

253

Page 131: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Nous autres nous autres memes, venant pour recolterJe les ai ent;ndus se multiplier, j:en ai la vision (his)J'ai entendu se multiplier l'ebouhs rocheux

Je l'ai fait debonler (his) .' .,' . . .Mon petit jardin se muluphant, J en a.I .eu la VISIon (hIS)L'eboulement rocheux, j'en ai eu la VISIon. ,

(Chante par Mari, femme du Kunampentza.)

Cet anent est tres riche en symboles polyvalents, car son .registreenglobe simultanement plusieurs champs de la pratiqu:. hor~Icol~. IIcommence par installer les enfants humains dans une posItIOn identique3 celle des enfants vegetaux (<< mon enfant [humain] a Ie sang 3 labouche ») la similitude postulee des capacites vampiriques permettant deproteger ~eux-Ia des menaces des plantes, puisque, par .U? mouve~enten retour, ce sont les enfants , reels qui sont metaphonses en maruoc.Toujours sur la base de cette identite, la chanteuse reco~ma,n?e auxenfants des deux genres de «transpercer I) les v~site,urs indesirables.L'expression employee, «ajintiurata I), denote la ~lse ~ mo~t av:c unelance de guerre et connote peuH~tre une perforation Idenuq~e a ,cellepratiquee par la chauve-souris vampire. Abandonn.ant cette thernatique,le chant magique revient ensuite 3 des preocc~~atIO~s plus proprementhorticoles en invoquant la figure classique de 1ebouhs rocheu~ (m~uch).L'ernploi de ceue image vise 3 transferer aux plant~s d~ J~rdI?, lesattributs des grosses pierres eparpillees dans un chaos, c est-.~-dlfe, 1eter­nite et Ie volume. Enfin, le theme de la clairvoyance (<< J en ~I, eu lavision ») doit etre rattache 3 des visions qui sont venu~s visiter lachanteuse pendant son sommeil ou lors d'une transe narconque provo-

quee par l'absorption de maikiua.

En depit de son apparence paisible et assoupie, le jardin fami~ier estaussi menacant que la foret qui l'entoure et il faut, pour Ie subjuguer,bien des competences. Elever des enfant~ feuillus se reveIe. cornme u?etache d'autant plus dangereuse qu'elle exige pour son pa.rfalt aCCOm?!l~­sement l'usage de charmes horticoles dotes eux aUSSl de pro~netes

. , AI' nantar ces charmes sont des pierres, parfois desvampmques. ppe es , ,bezoards, mais Ie plus souvent des petits cailloux rougeatr:s ,tr,ouves parles femmes dans leurs jardins, en des sites qui leur sont revel,es par u,ne

icati d Nunkui au cours d'un reve La puissance fecondatncecommumca Ion e '.,de ces nantar, ou ( pierres de Nunk~i»: est prop~~tI?nnelle a leurnocivite potentielle et il en existe, en prlllclpe, une vanete pour, chacunedes principales especes cultivees par les femmes. E? revanc~e: u semblequ'il n'existe pas de nantar pour les quelques especes cultivees par les

254

rI1I

J.

I..1,Ij

Le monde des jardins

hornrnes, l'usage de ces charmes de jardinage etant reserve exclusivementaux fem,.!,11es. II est neanmoins possible 3 un homme de recevoir unecommunication onirique de Nunkui, lui revelant Ie site specifique queson epouse devra scruter pour trouver un nantar.

Les charmes de jardinage agissent comrne des multiplicateurs de lavitalite des plantes auxquelles ils correspondent, et ils permettent doncd'obtenir pendant longtemps des recoltes abondantes. Pour etre vraimentefficaces, ces nantar doivent etre actives par des anent appropries ; enreponse 3 cette sollicitation, on dit qu'ils emettent une luminosite intense,tout en vibrant sur une frequence suraigue, Dotes d'une vie autonome,les nantar ont la propriete de se deplacer par eux-rnemes ; aussi, en raisondu danger qu'ils presen tent pour de jeunes enfants fureteurs, ne doivent­ils jamais etre conserves dans la maison. II semble, en effet, qu'ilspeuvent sucer Ie sang 3 courte distance et sans qu'il soit necessaire de Iesmanipuler directement. La proprietaire des nantar les emprisonne doneentre deux bols de terre cuite renverses l'un sur l'autre et elle les en terredans son jardin, en prenant soin de deguiser Ie mieux possible leuremplacement. Merne lorsqu'ils sont enfouis dans leurs cachette souter­raine, les nantar constituent encore un danger pour les jeunes enfants quiaccompagnent leur mere au jardin. Celle-ci devra done chanter des anentde conjuration pour implorer les nantar d'epargner ses rejetons.

Les nantar sont des biens absolument exclusifs et tres secrets ; lesfemmes sont extremernent reticences 3 en parler 3 des etrangers et elleseludent toute question directe 3 leur sujet par des rires genes ou desprotestations d'ignorance. Merne erytre co-epouses, il semble exceptionnelqu'on se montre reciproquernent ses nantar ; en revanche, la puissance

I

supputee des nantar de chacune est un theme de discussion entre lesfemmes, qui peuvent comparer llefficacite des differents charmes parleurs resultats, c'est-a-dire par l'apparence de leurs jardins respectifs. Lafinalite de ces speculations n'est pas completernent gratuite, puisque lesnantar les plus puissants sont aussi les plus nocifs et qu'un jardinparticulierernent beau menace ipso facto d'etre un lieu redoutable pourtous, sauf pour la femme qui Ie regit, On comprendra alors que notre

"entetement 3 vouloir mesurer les jardins.vrnerne si nous etions placesso us la protection de leurs mattresses legitimes, ait pu etre considere parcertains Achuar comme une manifestation de terneraire inconscience.

Tout comme Ies anent de jardinage, les nantar sont herites en ligneuterine et c'est probablement 13 Ie bien Ie plus precieux qu'une merepuisse transmettre 3 ses filles. La majorite des nantar que possede unefemme est acquise selon cette procedure, car la trouvaille d'une « pierrede Nunkui I) dans le jardin est un evenement qui ne se repete pas souventau cours de la vie d'une femme achuar. II est absolument exceptionnel

255

Page 132: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

qu'une femme puisse acquerir un nantar dans une transactio~ marchandeavec une non-parente, d'autant qu'elle s'exposerait la a un ~Isque gra~e,

Les nantar ne sont en effet benefiques qu'a la seule femme qUI les control.eeffectivement, c'est-a-dire qui a recu de Nunkui, soit directement, S~lt

par l'intermediaire de sa propre mere, la capa~i~e de se se~vir des ,POUvOl~S

magiques d'un nantar particulier. Cette capac~te se traduit e~~entIellement

par la connaissance des anent specifiques qUI permettent d mHu~r sur I,enantar et de l'activer a des fins benefiques, Sans ce mode. d emp,IOl,l'activite du nantar est a peu pres incontrolable et sa manipuIatI~n devle~t

tres dangereuse. Les nantar, plus encore peut-etre que le manioc horni­cide constituent ainsi un dispositif grace auquel chaque femme achuar ala faculte non seulement de maintenir I'autonomie individualisee de sapratique ;ymbolique, mais encore de controle~ concrete~ent l'acces ~emedu domaine exdusif OU s'exerce'et se reproduit cette pratique symbohque.

Certains animaux sont consideres comme des auxiliaires ou des avatarsde Nunkui; leur presence continue dans le jardin produit des eff~ts

benefiques identiques a ceux des nantar, mais sa?s, les, cont~epartles

negatives que ces derniers entrainent, Il en est amsi d un Olse~u auplumage roussatre, mama ikianchim, (litteralement : « coucou du maruoc »,

correspondant a deux especes tres proches.: Coccy~u~ m;lacoryphos etC. lansbergi). On peut communiquer av~c lUI par le bla~s, d anen~ commecelui-ci, qui lui enjoignent de se servir de ses capacites magiques au

profit de la chanteuse :Chante pour moi « chikiua, chikiua » !Appelle clairernent Ie comesti~le a I'e~istence en chantant pour mon compte« chikiua chikiua» (repete plusieurs f01S).

, (Chante par Mari, femme du Kunarnpentza.)

L'animalle plus valorise, parce qu'il est concu comme une incarnatio?directe de Nunkui, est le serpent wapau, (Trachyboa boulengeril) , un p~t~t

boide rouge-orange, inoffensif pou~ I'~om~e. Il exis.te ~es anent speer­fiques pour induire un wapau a vernr s etabhr dans le jardin ~t ce s:rpentest lui-rneme repute chanter des anent incomparables po~r faI~e crmtre etembellir le manioc. Certains anent ont pour seule fonction d « appeler » ,un reve au cours duquel sera revele le gite d'u~ wapau ; il su~fira alorsd'aller Ie debusquer pour I'installer dans une pe~Ite fo~se creusee dans lejardin. Dans ce cas egalement, le reve, pourra etre, fait par u~ homme,meme si l'anent qui est cense le susciter ~st touJo~rs chante p,a~ sonepouse. On notera incidemment que la raison pratique trouve ICI soncompte avec la presence permanente dans le jardin d'un predateur de

petits rongeurs. ,Le bon usage des anent, des charmes et des auxiliai.res de Nunkui

constitue un systerne de preconditions generales a la pratIque efficace du

256

Le monde des jardins

jardinage, les differences d'accomplissements entre femmes se mesuranta l'eventail plus ou moins large des instruments magiques dont chacunedispose pour agir sur les plantes cultivees, Aucune femme ne peut sepermettre d'ignorer totalement les moyens de s'assurer I'influence posi­tive de Nunkui sur son jardin et de combattre les dangers potentiels quecelui-ci recele, Les variations individuelles dans la capacite de controlesymbolique du jardinage sont done de degre, plutot que de nature. Unefemme qui n'est pas vraiment anentin saura quand merne un modesterepertoire de chants magiques et possedera toujours au moins un oudeux nantar faiblement actifs. Mais, en surcroit de ce systerne depreconditions generales inegalement rnaitrisees, il existe un ensemble deprecautions particulieres qui doivent etre respectees de facon absolumentidentique et normative, quel que soit, par ailleurs, I'etat des connaissancesparticulieres de chacune dans Ie domaine des moyens d'action magiques.La pratique du jardinage requiert en effet obligatoirement I'execution decertains rituels et l'observation de nombreux tabous alimentaires, l'ac­complissementdes uns et le respect des autres etant consideres indispen­sables a la resussite des semailles et des plantations. Ces deux operationssont percues par les Achuar comme les phases cruciales de I'horticulture,le developpement ulterieur d'une plante etant fonction, selon eux, dusoin avec lequel elle a ete mise en terre initialement.

Les manipulations rituelles realisees lors des plantations sont, il estvrai, si modestes et si discretes qu'il parait presque incongru de lesconsiderer comme des conditions propitiatoires. Au regard des rituelselabores et minutieux qui scandent le calendrier agricole de nombreusescornmunautes indigenes des Andes, les rituels horticoles des Achuar

I

paraissent, en effet, bien derisoires, Ceux-ci ignorent me me la grandeceremonie collective realisee lors de la fructification du palmier uwi, quirevet pourtant une importance fbndamentale chez leurs voisins shuar(Pellizzaro 1978b). Par ailleurs, comme tous les autres types de rapportsa la surnature etablis par les Achuar, les rituels de plantation sont priveset domestiques, realises discreternent dans l'intimite du jardin.

Etant donne son importance symbolique, il est logique que le maniocreceive une attention rituelle toute particuliere lorsde la premiereplantation d'un jardin. Avant de mettre ses boutures en terre, chaquefemme prepare done dans une calebasse un melange d'eau et de roucoupile, parfois rallonge par des zestes rades du bulbe de keaku cesa (« fleurrouge»), une plante sauvage a la belle floraison incarnat. On plongerales nantar du manioc dans cette infusion de facon a la « suractiver II ;

cette eau rougie par Ie roucou est tres explicitement assirnilee a du sang,substance necessaire a la croissance du manioc. La femme verse ensuitece sang metaphorique sur les fagots de boutures, en exhortant le manioc

257

Page 133: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

a boire son soul. Ce rite est concu par les Achuar comme un exercicesubstitutif, permettant tout a la fois de pourvoir aux necess.it~s perverse~

du manioc et de se premunir contre sa ten dance au vampinsme, en lUIfournissant par avance une large ration de sang. Lorsqu'une jeune epouseeplante son premier jardin, l'infusion de roucou est versee sur les b.outu[{~S

de manioc par une vieille femme particulierement anentin et expenm.e~tee

dans les techniques de jardinage 20. D'une facon generale; les vle~llesanentin sont censees realiser mieux que les jeunes femmes desplanrationsreputees difficiles a reus sir comme le semis des arachides en. poq~ets.

Etant wea, ces femmes agees ont une vaste experience des manipulationsrituelles et une profonde intimite avec Nunkui, qui leur p~rmetd'ac~om­plir a coup sur ces semis delicats et supposernent ale~tOlres ; ~ne Jeunefemme demandera done ordinairement a sa mere de bien vouloir planterles arachides a sa place. Mais comrne le svsterne de la magie n'est jamaisunivoque et obeit le plus souvent a des logiques co?curreti~eset ~pp~rem­ment contradictoires, il est egalement des plantations qUI ne reussissentbien que lorsqu'elles sont realisees par d~s enfants o~ ~es adol~scents.Dans ce dernier cas, en effet, on table moms sur la maitrtse acquise avecrage que sur l'energie vitale propre a la jeunesse, dont on espere q~'ellese transmettra aux plantes. Les hornmes ages dont les forces declinentdemanderont ainsi a de jeunes gar'10ns de planter pour eux les calebas-

siers, 1a wayus ou la maikiua. ,Si la jeunesse est symbole de vitalite, le sang l'e.st tout autan~ et, a ce

titre, le rouge se trouve associe a to utes les pratiques symbol~ques dujardinage. Ainsi, les composantes de l'infusion versee sur le ~amo~ son~­

elles caracterisees par le rouge, couleur dont Ie roucou constitue 1 arche­type. Lors des semailles et des plantations ou pour manipuler leur na.ntar:les femmes se peignent le visage de dessins au roucou aftn de plane aNunkui, qui est reputee apprecier particulierement le ro.ug~: A~-del~ ~el'hommage a Nunkui, la peinture au roucou permet auss.I.d.etre lde~tlfi:ea coup sur comme une semblable par les esprits auxlhal.r~s d~ jardindont la couleur dominante est le rouge (nantar, uiapau et Ikwnchlm). Ens'assimilant aces etres tutelaires sur la plan du chrornatisme, la maitressedu jardin previent les equivoques et instaure la p~ssibilite d'une rec~n­

naissance immediate par mimetisme. Surtout prariquee pour le manioc,la ceremonie du transfert de sang peut aussi etre realisee lors de laplantation d'autres cultigenes comme l'igname, le taro, ~a patate douceou les arachides. La necessite n' en est pourtant pas aUSSI pressante quepour le manioc, puis que ces plantes n'ont pas de tendances vampiriques

20. Cette ceremonie existe egalement chez les Shuar (Karsten 1935 : 127-30) et chez lesAguaruna (Brown et Van Bolt 1980 : 177-79).

258

Le monde des jardins

et qu'elles ne menacent pas de s'abreuver de sang humain. D'une facongenerale, les rites de plantation sont done fort peu spectaculaires et ilsemble loisible de les ranger dans cette categoric dont les anent forme­raient le modele, et qui englobe l'ensemble des moyens directs decontroler et d'influencer l'existence anthropornorphisee des etres naturels.

Les prohibitions alimentaires qui doivent etre respectees lors desplantations obeissent a une logique symetrique mais inverse a celle desanent et de toutes les formes d'operations rituelles sur la nature. En effetil ne s'agit plus de susciter chez les plantes cultivees des qualites positives'mais au contraire d'ernpecher 'par Ie jefme et l'abstinence la transmissionaccidentelle de caracteristiques negatives. Ces tabous alimentaires sontainsi fondes sur I'idee extrernernent classique que la consommation d'unanimal caracterise par certains attributs originaux provoquera la trans­mission de ces attributs a la plante qui est sernee de facon concomitarite.Ainsi, lo.rsqu'on plante des bananiers, ne doit-on manger ni Ie poissonkanka: ~l les lar~es d~ charencon des palmiers muntish, sinon les plantspourriraient aUSSI rapidement que ce poisson et ils seraient truffes deverso Le kanka est un poisson a la chair blanche un peu fade, depourvude dents et affectionnant la vase. 11'a la reputation d'etre geophage,comme le ~er. de terre dont i1 serait une sorte de pendant aquatique ; lekanka sert amsi souvent de support metaphorique a I'idee de pourriture 21.

La, p~ohi.bition sur les .larves muntish s'applique egalemenr, et pour lameme raison, aux sernailles du mais et elle s'assortit, dans ce dernier casd'une interdiction de manger des singes - pour eviter que les plants nesoient courbes, comme si des singes s'y etaient balances - ainsi que desp~caris,. p.ou: ~r~venir I'incursion d'une harde de ces animaux quiviendrait irremediablement pietiner ila plantation. Lorsqu'on seme lesa~ac?ides en poq.uets, i1 faut encbre s'abstenir de manger du piment,amsi que de la viande ayant ete directement au contact de la fumee oudu feu, de facon a ce que les graines ne soient pas brfilees. Cette derniereprohibition recouvre une categoric assez large, puisque en dehors de 1aviande grillee et fumee, elle englobe de fait tous les mammiferes donton br~le ordinairement Ie pelage avant de les mettre a bouillir (singes,agoutis, pacas, rongeurs ... ). .

En sus de ces prohibitions alimentaires categorielles, que 1'0n doitrespecter pendant les quelques jours OU durent les plantations, il estr~commande d'etr~ a jeun pour effectuer la mise en terre proprementdite et done de s'alimenter seulement Ie soir, apres les travaux du jardin,

21. Selon Karsten, Ia prohibition sur Ie kallka chez les Shuar vient de ce que ce poisson estassimile, aun.e tet~ redu~te ';all,za (Kar~ten 1935 : 192). Les Achuar - qui ne pratiquent~as .et n ont Jamals pratIque, semble-t-d, la reduction des tetes - ignorent tout de cetteeqUIvalence.

259

Page 134: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Comme on l'a deja vu, le jeune (ijiarmatin) et la frugalite sont des vertuscardinales chez les Achuar, qui considerent malseant d'entreprendre desactivites delicates avec l'estornac plein. La satiete produit la torpeur ducorps et de l'esprit, et elle engendre des processus incontrolables defermentation interne, toutes choses incompatibles avec les dispositionsalertes qu'exige la mobilisation des facultes physiques et spirituelles,Enfin, tout commerce sexuel doit, en principe, etre suspendu lors desplantations. Cette abstinence tient en partie a ce que l'acte sexuel estcense causer une perte tres temporaire d'energie vitale, laquelle doit etreeconomisee pour la plantation. Mais cette derniere prohibition a surtoutson fondement dans l'idee que les jeux amoureux nocturnes sont incom­patibles avec l'activite onirique et qu'ils empechent donc toute commu­nication par le reve avec les esprits tutelaires du jardin. Or, il estparticulierement important d'et;blir un contact etroit avec Nunkui et sesauxiliaires lors de cette phase cruciale du jardinage qu'est la plantation;on sacrifiera done volontiers les douceurs d'un commerce sexuel entreepoux au benefice d'un commerce visionnaire avec les esprits.

Les prohibitions alimentaires que les Achuar s'imposent lors desplantations semblentdevoir s'articuler sur une logique des qualitessensibles hypostasiees dans des processus physiologiques et des especesanimales ernblematiques. Chaque prohibition specifique fonctionnecomme un signe designant l'une des trois categories d'attributs nefastesa la vie harmonieuse des plantes : le pourri, signifie par le poisson kanka,la larve muntish et la fonction digestive en general; le brulant, signifiepar Ie piment et par la viande directement exposee au feu; le gracile,signifie par le balancement des singes sur des branches flexibles. Certainesespeces animales ou vegetales sont mieux appropriees que d'autres pourjouer le role de signifiant symbolique, car elles possedent des caracteresdistinctifs notables qui invitent l'observateur indigene a exercer ce queLevi-Strauss a appele un « droit de suite l), c'est-a-dire a postuler queleurs qualites visibles sont le signe de proprietes invisibles (Levi-Strauss1962 : 25). Les tabous alimentaires sont ainsi un point de passage entrele systerne des qualites et le systeme des proprietes, un nceud deconnexion oblige entre un mode de connaissance et un mode de lapraxis. Quant a la prohibition sur le pecari, elle semble reposer sur uneautre logique, puisqu'elle se presente explicitement comme une conjura­tion directe. Contrairement aux tabous precedents OU l'espece prohibeeest differente de celle qui menace les plantations - les larves muntish nes'attaquent pas aux bananiers et les singes ne se balancent pas sur desplants de mats - le pecari est ici capable de produire lui-memo le resultatIacheux que l'on cherche a prevenir en evitant ,de le manger. n s'agitdone d'etablir une sorte de convention avec l'animal, au terme de laquelle

260

Le monde des jardins

celui-ci aura la vie sauve temporairement pour qu'il epargne les planta­tions. Bien que la mise a mort et la consommation paraissent autornati­quement liees dans les prohibitions alimentaires, elles sont ici disjointespar la logique indigene. La premiere categoric de tabous porte plus surl'incorporation directe des qualites sensibles, c'est-a-dire sur l'interdictiond'absorber certains aliments, tandis que le tabou sur le pecari se referemoins a l'interdiction de le consommer qu'a l'interdiction de le tuer.

Le caractere original de tous ces interdits alimentaires, du point de vuede la theorie achuar de la division du travail, c'est qu'ils ne s'appliquentpas seulement aux individus qui realisent effectivement les plantations,mais qu'ils concernent l'ensemble de la cellule domestique, enfantscompris. La reussite des semis et des plantations est done considereecomme etroitement dependante de I'autodiscipline familiale, la moindreinfraction - meme accidentelle - d'un membre de l'unite domestiqueetant reputee entrainer des consequences desastreuses. Ce point estimportant et permet d'entrevoir une constante dans la representation queles Achuar se font des conditions symboliques gouvernant la bonnemarche d'un proces de travail: aucun individu ne peut controler person­nellement la totalite des conditions symboliques reputees necessaires ausucces de I'activite dans laquelle il s'engage. Comme on le verra de faconplus detaillee dans l'analyse des representations du travail (chapitre 8), lerapport aux esprits tutelaires qui gouvernent l'effectivite respective desdifferentes activites productives est clairement individualise et dichoto­mise entre les sexes, mais certains des moyens de ce rapport (respect desta?ous, ~eves-pres.ages: etc.) son~ en partie controles par l'action volon­taire ou involontaire d autrui.

La forme la plus extreme de cette incontrolahle incidence d'autrui surles conditions de realisation d'uin proces de travail s'exprime dans lessorts malveillants que les femmes jalouses jettent sur les beaux jardins.Ces sorts (yuminkramu) sont vehicules par des anent appropries - anentqu'aucune informatrice achuar n'a jamais admis connaitre - et ils sontsupposes provoquer le pourrissement et/ou le dessechemenr de certainesplantes cultivees, notamment le manioc et Ie bananier. La femme dontles plantations sont ainsi affectees identifie la jeteuse de sort par unexercice d'anarnnese visant a se rememorer le comportement passe desvisiteuses de son jardin. Celle qui se sera extasiee avec le plus d'enthou­siasme sur la beaute et la vigueur des plants aura ainsi toute chance d'etrela fautive, car elle aura manifeste implicitement sa jalousie par l'excesrnerne de ses louanges. II existe des anent de conjuration qui permettentde renvoyer les sorts dans [e jardin de l'attaquante, sans que celle-ci enprenne immediatemenr conscience. Ce systeme de renvoi automatique aI'expediteur de principes ou de substances nefastes est au fondement de

261

Page 135: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

I'activite chamanique achuar, laquelle sert ainsi de modele conccptuel al'exercice - d'ailleurs fort limite - de la « magie noire» (voir sur cepoint Descola et Lory 1982).

,Au terme de ce survol des techniques d'action magique utilisees dans

la culture des plantes, il est sans doute possible de reexaminer l'objet denotre interrogation initiale. Celle-ci etait suscitee par le fait que lesAchuar - et les Jivaro en general - sont l'une des tres rares societesindigenes du Bassin amazonien a pratiquer une magie des jardins.Pourquoi done estiment-ils necessaire de doubler une pratique techniqueobjectivement efficiente par une pratique magique apparemment super­flue? Pourquoi se representent-ils le travail de l'horticulture comme uneentreprise aleatoire et dangereuse, alors qu'ils se donnent par ailleurs tousles moyens techniques pour en eliminer les elements de peril et dehasard ? II faut d'abord clairement distinguer ces deux questions, dont lapremiere s'adresse aux conditions generales de 1'exercice de la magie,tandis que la seconde s'adresse au contenu specifique des representationsachuar de la magie des jardins.

La premiere question est deliberernent mal posee ; formulee ainsi, ellea, toutefois, le merite de faire immediatement apparaitre la vacuite desinterpretations fonctionnalistes de la magie, en soulignant l'absenced'effets pratiques de la magie achuar des jardins. En effet, depuis lespremiers articles de Malinowski jusqu'aux theses les plus recentes dupseudo-materialisme ecclogique, la rationalite utilitariste a toujours poseque la pratique symbolique avait en derniere analyse un rendementmateriel objectif. Dans cette perspective, la magie devient une sorte demecanisme d'optimisation, permettant d'assurer le plein succes d'uneoperation sur la nature. Cette optimisation fonctionne de deux manieres :soit objectivement, parce qu'elle remplirait de facon non apparente uneindispensable fonction econornique, ecologique ou biologique, soit sub­jectivement, parce qu'elle constituerait une sorte de tranquillisant insti­tutionnel propre a temperer le sentiment d'insecurite engendre par desconditions de production precaires, Dans tous les cas, l'mterpretationfonctionnaliste de la magie vise a demontrer - avec une louable intention,d'ailleurs - que des coutumes a priori bizarres et insensees possedent enrealite une fonction pratique et positive eminente. Or, Ie cas achuar offreune eclatante demonstration a contrario de l'inadequation de ce type decausalite fonctionnaliste qui veut que seules des activites aleatoires requie­rent un appareil rituel et symbolique compensatoire (voir, par ex. White1959: 272). C'est par cet axiome general qu'on a parfois expliquel'abondance des rites de chasse et l'absence correlative de rites horticoles

262

Le monde des jardins

dans 1'aire amazonienne (ainsi Carneiro 1974 : 129). Mais, l'horticulturedes Achuar n'est objectivement ni perilleuse,ni aleatoire, et ceux-cidominent parfaiternent toutes les conditions techniques qui permettentd'en obtenir un rendement optimum. Le caractere hasardeux de lamanipulation des plantes cultivees est donc .induit par un complexeculturel qui tend a introduire du hasard et du danger la ou, initialement,il n'y en a pas. Les conditions symboliques et rituelles posees commenecessaires a la reussite de l'horticulture sont, sans nul doute, desreponses fonctionnelles, mais ces reponses visent a pallier des aleasobjectivement imaginaires.

Plutot que de s'interroger dans une perspective utilitariste sur lerendement pratique de la magie des jardins, on pourrait s'interroger surson rendement logique, c'est-a-dire sur sa capacite a produire du sensdans un contexte donne. En d'autres termes, s'il est admis que les Achuarse representent effectivement la nature comme un monde de puissancesanthropomorphes, serait-il concevable qu'ils se privent des moyens d'agiravec ou sur ces puissances? Si 1'on considere que l'existence des plantescultivees et de leurs esprits tutelaires est regie par les lois sociales del'humanite, n'est-il pas normal que cette humanite la pense son rapporta l'univers du jardin sous la forme d'un continuum et non d'une cesure ?La ou s'abolissent les distinctions entre nature et surnature, la OU lasociabilite universelle s'adjoint les plantes et les animaux, pourrait-onimaginer que les Achuar soient suffisamment schizophreniques pour sepenser simultanement comme homo faber exploitant un environnementmuet et comme une espece parti5uliere d'etres de la nature en sympathieavec toutes les autres. Comme 1'a note Levi-Strauss, la religion (au sensde l'anthropomorphisme de la qature) et la magie (au sens du physio­morphisme de 1'homme) sontl deux elements toujours copresents,quoique leurs dosages respectifs soient variables (Levi-Stauss 1962 : 293).S'il est impossible d'affirmer une anteriorite genetique de la religion parrapport a la magie ou de la magie par rapport a .la religion, il est parconsequent impossible d'affirmer que c'est la volonte pragmatique quiengendre la volonte de connaissance ou vice versa, 1'une et l'autre etantdonnees simultanement, Si les Achuar estiment pouvoir influer sur ladestinee des plantes par la magie, c'est que leur mode de connaissancede la nature est ainsi structure qu'il admet sur le merne plan la logiquetechnique et la logique « religieuse I). Lorsqu'on postule que les plantescultivees sont des etres animes, il est evidemment normal de tenterd'etablir avec elles des rapports sociaux harmonieux, en utilisant pour cefaire les moyens de seduction magiques (les anent) qui servent egalementa cette fin dans les rapports entre les humains. Ce qui fait problerne, cen'est pas la presence d'une magie horticole en l'absence de conditions

263

Page 136: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

techniques precaires, mais bien au contraire son absence eveutuelle dansdes societes qui se representeraient le processus agricole comme depen­dant de forces surnaturelles.

Ceci pose, on peut encore questionner - comme nous l'avons indique- le contenu me me des representations de la pratique horticole, c'est-a-;­dire ne plus s'mterroger sur le pourquoi de la magie, mais sur lepourquoi des images de la religion. Pourquoi le jardin est-il concu,contre toute vraisemblance, cornme un lieu dangereux ou menace levampirisme ? Pourquoi le jardinage est-il represente sous I'aspect d'untriangle de consanguinite (Nunkui-femme-plantes cultivees) ? Pourquoila manipulation efficace des plantes cultivees est-elle conditionnee par unacces inegalitaire a certains types de connaissances magiques? Cesproblemes debordent le terrain des representations de I'horticulture ausens strict et s'inscrivent dans la thernatique plus generale des conceptionsachuar de la division du travail selon les sexes. Nous nous contenteronsdone ici d'indiquer I'amorce de quelques pistes qui serontexplorees plusa loisir dans Ie chapitre 8.

En presentant le jardinage comme une activite eminemment perilleuseet aleatoire, tout se passe comme si la pensee achuar cherchait a posercomme equivalents sur Ie plan du risque le champ paradigmatique despratiques feminines et celui des pratiques masculines. Convertir une tachemanifestement routiniere et empreinte de dornesticite en une entreprisehasardeuse ou ron engage sa sante et sa vie, c'est denier simultanementa la chasse toute possibilite de preeminence dans un svsteme de valori­sation des statuts qui serait fonde sur une hierarchisation des fonctionsproductives selon les risques qu'elles comportent. Si doivent etre valori­sees les taches exigeant l'affrontement du danger etla maitrise des aleas,alors le jardinage - tel qu'il est concu par les Achuar - est une activitequi merite tout autant de consideration que les exploits cynegetiques desgrands chasseurs. Accroupie quotidiennement dans un desherbage obs­cur, la femme achuar ne pense pas son travail dans l'ordre du subalternehi sa fonction economique dans l'ordre de la subordination.

Le deuxierne trait original des representations du jardinage, c'estI'humanisation des rapports aux plantes cultivees selon l'axe de larnaternite, On peut evidemment voir dans le personnage de Nunkui uneillustration marginale du theme dassique de la terre-mere feconde etnourriciere, tel qu'il s'illustre notamment dans la figure andine de laPacha Mama. Onnotera incidemment que cette representation de laterre-mere est a peu pres inconnue en Amazonie hors des zones d'in­fluence culturelle quichua et qu'elle indiquerait peut-etre un lointain foyerd'origine de la culture jivaro dans les Andes meridionales de I'Equateur(sur .ce point, voir Taylor 1985, chap. 3). Mais ce theme de la maternite

264

Le monde des jardins

chthonienne nous interesse moins iei par les pistes diffusionnistes qu'ilpourrait ouvrir, ou par les touches qu'il permettrait d'ajouter a unarchetype. deja bien comrnente, que. par Ie modele qu'il offre desoperations feminines sur la nature. En s'identifiant a Nunkui, la femmeachuar s'approprie de facon putative la relation de maternite entreNunkui et les plantes cultivees, Nunkui n'est done pas une terre-mereaupres de laquelle il faut quemander des fruits, mais le modele d'unrapport social qui vient constituer le jardin en un univers de consangui­nite. Ainsi, ce n'est pas tant le theme de la maternite .qui sembleimportant ici, que l'idee d'une consanguinisation de la sphere domestiquecontrolee par les femmes. L'idee de consanguinite ne prend naturellementtout son sens qu'opposee a son pole symetrique ; une bonne logiquestructurale devrait ainsi nous permettre d'accueillir sans etonnement lanotion que la chasse est pensee par les Achuar comme un rapport avecdes affins (voir chapitre 6).

L Jespace domestique

Si le jardin est le lieu ou s'exerce une consanguinite putative, il estaussi le foyer quotidien de la maternite effective et constitue uneextension hors de l'ekent de I'espace de sociabilite devolu a cette petitecellule que forme la mere avec ses enfants. On se souviendra, en effet,quela matrice d'organisation de I'espace degagee dans latopologie de lamaison s'organise autour de principes de conjonction et de disjonction,qui distribuent les aires de sociabilite par paires symetriques et permu­tables. Or, nous avons vu que, t~nt dans la representation topographique(concentrique), que dans la representation schernatique (tangentielle) deces aires de sociabilite (doc. 15), le jardin est le seul espace circonscritqui reste identique dans son affectation selon les usages qu'on lui assigne :il est toujours un lieu de disjonction, que ce soit la disjonction entre lessexes au sein de la maisonnee ou la disjonction entre le groupe domes­tique et les etrangers.

Lieu de disjonctionentie les sexes, le jardin rest a un double titre,dans l'ordre de la diachronie, comme dans I'ordre de la synchronie. Dansle deroulement chronologique de sa constitution, Ie jardin est d'abordabattis, territoire exdusif des hommes et de Shakaim, avant de devenirplantation, territoire exdusif des femmes et de Nunkui. C'est seulementpendant la tres breve periode du brfilis, lorsque l'aja devient un espaceliminal qui n'est plus tout a fait la foret mais pas encore lejardin, queles sexes sont temporairement conjoints dans son enceinte. Cette disjonc­tion diachronique, qui se reproduit perpetuellement dans chaque processpecifique de production d'un jardin, vient fonder la disjonction synchro-

265

Page 137: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

nique qui constitue Ie jardin en espace typiquement feminin. Certes, ils'agit la d'un modele ideal et, dans la realite quotidienne, les hommesfont des incursions sporadiques dans Ie jardin de leurs epouses pour '!prelever quelques feuilIes de: tabac ou quelques cosses de roucou. Maisleur visite en ces lieux est toujours breve et conjoncturelIe, me me lorsdes occasions exceptionnelIes ou leurs femmes les y aceueillent pour uncommerce sexuel. Cette occurrence exempIaire de la conjonction dessexes est toutefois bien rare dans un jardin, pour des raisons decomrnodite plutot que de tabou explicite. Dans une rnaisonnee polygynenotamment, il est a peu pres exclu que des ebats erotiques puissent avoirIe jardin pour theatre : la parcelIe de chaque co-epouse etant generalementlimitrophe de celIes des autres, elIe n'offre aucune garantie d'isolem~nt.

II arrive que les hommes occupent Ie jardin de facon plus svstematiquc,pour y construire un piege, par' exemple, ou pour s'y poster la nuit a1'affUt d'un agouti ou d'un paca. Mais, dans cecas, non seulement leshommes utilisent Ie jardin en dehors des heures « ouvrables I) de 1'horti­culture et sans que les femmes y soient presentes, mais encore Ietransforment-ils en un terrain de chasse temporairement assimile a laforet, Lors de 1'affUt, les hornmes exploitent 1'essart comme des preda­teurs et non comme des jardiniers, ils Ie font glisser par un detournementtemporaire du statut d'appendice de la maison a celui d'appendice de laforet. II est done loisible d'affirrner que Ie jardin est Ie seul espaceabsolument feminin au sein du systeme de topographic sociale achuar, Ieseullieu ou s'exerce reellement une hegemonie materielle et symbolique

des femmes.Plus encore qu'un espace d'ou sont exclus les hommes, le jardin e~t

un espace d'ou sont exclus les autres : domaine feminin, certes, marsdomaine exclusif d'une seule femme. Sous cet aspect, Ie jardin differe del'ekent, car non seule~ent l' ekent autorise la conjonction nocturne dessexes mais, dans une maisonnee polygame, il enferrne aussi dans ~n

perimetre restreint plusieurs celIules matricentrees dont Ie seul P?l~td'ancrage individualise est un lit peak. En ce sens, chaque parcelIe cultiveepar une co-epouse constitue comme une projection hors de la maison dece petit territoire d'usage exclusif qu'est Ie peak. Lorsqu'une jeune filIeprend un epoux, son autonomie nouvelle sera symbolisee par son droitsimultane a disposer en propre d'un peak et d'un jardin. Ainsi, Ie peak etIe jardin sont aux femmes rnariees ce que Ie tabouret chimpui est auxhommes adultes, les instruments d'un marquage personnel de I'espacecollectif, denotant un statut tout autant qu'un lieu d'exclusion.

Le peak est un endroit prive rnais non clos et ce ne sont pas les lattesdisjointes qui Ie ceinturent parfois qui vont soustraire ce qui s'y passeaux yeux des autres co-epouses. Par contraste, chaque parcelle cultivee

266

..

Le monde des jardins

circonscrite par ses bosquets de bananiers offre un abri qui, sans etresuffisamment isole pour permettre l'intimite charnelIe, assure au moinsune relative protection des regards d'autrui. Le jardin est done un espaceprivilegie ou la femme achuar vient trouver refuge sans craindre d'etreimportunee, C'est la qu'elle s'enfuira apres une grave crise conjugale, sielle a ete insultee ou battue par son epoux, C'est la qu'elle viendrasecreternent pIeurer I'absence d'un fils parti au loin pour prendre femme.C'est la qu'elle exteriorisera son chagrin apres la mort d'un enfant oud'un proche parent, chantant pendant des heures la me me poignantemelopee funeraire. Dans les jours qui suivent un deces, les jardinsresonnent continuellement de ces voix feminines enrouees par les larmeset la fatigue. C'est que I'expression visible des sentiments les plus fortsest plutot malseante dans I'enceinte de la maison ; s'il est convenable dedonner a entendre son chagrin, il n'est pas convenable de Ie donner avoir. Le jardin est done Ie lieu de refuge intime ou ron peut debonderson emotion de maniere vocalement ostentatoire, a 1'abri du regardscrutateur des autres.

C'est dans Ie jardin que les femmes accouchent, engendrant periodi­quement de nouveaux etres humains Ia ou, quotidiennement, ellesreproduisent des etres vegetaux. Des qu'apparaissent les premieres con­tractions, 1'on erige rapidement un petit portique compose de deuxpoteaux fiches en terre, sur lesquels repose une perche. Pendant lesderriieres phases du travail - ordinairement assez bref - la parturianterestera accroupie au-dessus d'une feuille de bananier, agrippee par lesmains a la barre horizontale d9 portique situee au-dessus de sa tete.L'accouchement est une affaire de femmes, effectue dans un domainefeminin, et il est de regle qu'aucun homme ne soit present dans Ie jardinpendant le travail et I'expulsiont fU.t-il Ie pere de 1'enfant a naitre, Laparturiante est assistee par une au deux autres femmes, de preference samere, si elle est toujours en vie, ses sceurs ou les co-epouses de sonmario Ce sont elles qui construisent Ie portique, surveillent la delivrance,coupent Ie cordon ombilical et lavent Ie nouveau-ne. On voit done queIe jardin s'oppose clairement a la foret sous cet aspect, puisque la jungleest le lieu ordinaire de la conjonction des sexes realisee dans la copulation,tandis que Ie jardin ternoigne d'une rigoureuse exclusion des hommes,symbolisee par ce paradigme de la condition feminine qu'est l'accouche­ment. Le droit de maternite putative s'exercant sur les plantes cultiveess'enracine ainsi tres concreternent dans Ie lieu me me ou la maternitereelle s'inaugure,

Le caractere d'espace prive confere au jardin correspond evidernmenta une norme ideale ; tout comme les hommes de la rnaisonnee penetrentparfois dans cet espace feminin, sans pour autant en bouleverser la

267

Page 138: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

nature de meme arrive-t-il que des femmes soient admises dans unjardin 'qui n'est pas le leur, sans que cela ne remette en ,question un droitd'usage exclusif. En etTet, ce n'est pas seulement lors d un accouche~~nt

que des femmes d'une meme maisonnee se rendent mutuellement visitedans leurs parcelles respectives. La pratique est courante entre parent~s

intimes (sceurs, mere et fille), rnais plus discontinue entre des co-epousessans lien de gerrnanite, chez qui la graine de la jalousie ne demande qu'agermer. La visite peut etre purement recreative et elle offrira l'occa.siond'un bavardage oisif et detendu ; elle debouche parfois sur un tra.vall encommun de quelques heures, excellent pretexte pour poursmvre laconversation. C'est dans ces moments que se font les confidences et quese transmettent certaines informations techniques, sur le comportementet les exigences d'un nouveau cultigene ou d'un nouveau cultivar, par

a~~.. .II arrive egalement que des femmes etrangeres, venues pour pl~sle~rs

jours en visite avec leurs maris, soient in:itees a travailler.dans !es.j~rdms

de la maisonnee. En effet, la representation achuar des roles femmms etle protocole de I'hospitalite veulent qu'une visite~se sejourn~nt ~uel~ue

temps dans une maison contribuepar son travail dans les jardins a laproduction collective de nourriture. Tandis que son epoux sera' alimentepar les femmes de la maisonnee et prendra ses repas de concert avec lechef de famille, elle-meme devra, des le deuxierne ou troisierne jour desa visite, aller recolter du manioc dans le jardin de ses hotes, On luiallouera un foyer dans I'ekent, afin qu'elle cuisine ses repas et ceux de sesenfants, et qu'elle puisse egalement offrir une contribution, ~eme

symbolique, aux repas communs de son epoux et du maitre de matson,Ainsi dans les circonstances tres codifiees d'une visite, une femmeetrangere dispose d'une sorte de droit d'acces temporaire a un jardin ~uin'est pas le sien. Ce droit d'acces decoule de I'idee qu'une femme va~lde

ne saurait sans deroger se faire nourrir systematiquement par autrui etqu'il faut done lui donner les moyens d'assurer sa propre alimentation.

Ce dernier point semble pourtant contredire l'idee precedemmentavancee que le jardin est le lieu d.'une disjo~ction stricte ent~e l~ group.edomestique et les etrangers. Or, il faut souhgner que ce droit d usufruitdu jardin n'est pas automatique et qu'il ne devient effectif qu'a 1a suited'une invitation formelle de la femme qui Ie cultive ordinairement. C'esten sa compagnie, et selon ses instructions, que la visiteuse recoltera cequi lui est necessaire et c'est sous sa protection qu'elle se place~a

explicitement, afin d'etre epargnee par Ie manioc et les nantar vampl­riques. II y a donc un principe clairement etabli, selon lequel nul etrangera la maison ne doit penetrer dans un jardin sans la permission expressede son usagere legitime. La disjonction est ici principielle, en ce qu'elle

268

Le monde des jardins

temoigne .d.'une norme qui n'est pas invalidee par les sejours occasionnelsque les visiteuses font dans les jardins. II en est exactement d •

l' k' . . .' e meme~our e ent, l~eu ~e ,dlSjOnctIOn stricte entre le groupe domestique et lesetr;nger~, rnaIS ou 1on pourra toujours faire penetrer un chamane pourq~ il traite un malade alite. Dans un cas comme dans l'autre, l'exceptionn mfirme pas la regIe.

L'exclusion des etrangers .d~ jardin doit etre entendue au sens large,notamment parce que des vrsiteurs doivent necessairemenr traverser unessart pou~ a,tteind.re. une rnaison, celle-ci etant toujours cernee par unespace cultive, Mals ils prennent bien soin de suivre le chemin d' ,1 .. 1 acces,arge et VISIb ernent trace, sans se risquer dans les plantations ou lesguett~nt ~e ~anioc assoiffe de sang. Dans de nombreux jardins, leChemI? d acces est remplace, comrne on l'a vu, par de grands troncscouches form~nt passerelle, qui permetrent ainsi aux visiteurs de pro­~ress~r ~ors d a~tem.te des att~~chements nefastes du manioc. Les dangersIm~~maIre.sduja~dm sont d adleurs renforces par un danger bien reel,qur mte~dIt effectIvement l'entree. subreptice dans un essart lorsqu'unefe~me.s y tr~u~e. En effet, des chiens de garde batifolent en liberte dansle ja~dm, ou d.s accomp~gn~~t leur maitresse chaque fois qu'elle ytravadle: Ces a?~maux,.partIcuherementferoces sont dresses a attaquer enm,eute, immobilisanr 1 ~ntrus dans un cercle menacanr, et ils decouragenttres efficacement les Importuns exterieurs a Ia maisonnee, La visitec~a~destine d'un ~tranger d~ns un jardin temporairement inoccupe estd adl~urs p~ur lui tout aUSSI perilleuse car, si son passage est decele _par 1empremte de ses pas - une falerte risque de se declencher sur-le­champ. La. trace d'u~e tel~e incur~ion - immediatemenr signalee par lafemme, qui hurlera a plusleurs reprises « shuar nawe » ! (( des empreintes~Jho~me » !) - ~e peut en effet ~ignifier qu'une chose; il s'agit d'uneclaireur ennerru venu effectuer une reconnaissance des lieux avantI'at~aque de 1a maison. Un visiteur anirne d'intentions ostensihlementamicales annonce son arrivee de loin, en poussanr un cri mod l'". , ues,tereotype ou en soufflant a plusieurs reprises dans la coquille evidee de1 e~cargot kunku. Un homme qui rode dans les jardins en dissimulant sapresence ne peut qu'etre anime d'intentionsmauvaises et les hommes dela maisonnee se. lanc;eront immediatement sur sa piste pour Ie tuer.

II ~st toute~Ols un autr~ type de rodeur qu'une epouse se gardera biende sIgnaler a son man et dont la decouverte eventuelle aura desconsequences tres Iacheuses pour elle. Les femmes achuar rec;oivent eneffet le~rs amants dans leurs jardins, car c'est Ie seul lieu accessible OUelles SOlent plus ou moins assurees d'etres seules. Dans la maison memeu~e femme .es~ a peupres toujours en societe et elle ne peut jamais s;deplacer sohtatrement en foret, etant toujours accompagnee soit de son

269

Page 139: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

mari, lors de la chasse et des voyages, soit d'une bande de femmes etd'enfants, lors des promenades de cueillette. Par necessite, le jardin estdone le seul endroit OU puissent etre arranges des rendez-vous galants.Ceux-ci sont fixes en laissant des messages irnprimes avec les dents surdes feuilles d'arbres, en des lieux convenus a la lisiere du jardin. Le codeest preetabli et repertorie en quelques figures simples toutes les situationsprevisibles. Mais l'entreprise est extremernent dangereuse, car le jardinn'offre qu'un refuge illusoire, suffisamment illusoire en tout cas pourqu'il soit considere impropre a abriter commodement la sexualite conju­gale. Par ailleurs, 'les hommes sont de remarquables pisteurs, habitues aobserver sans cesse les moindres signes d'une presence humaine ouanimale. II est done rare qu'une liaison clandestine puisse se prolongertres longtemps sans eveiller la suspicion du mari, qui prendra alors toutesles dispositions pour surprendre les fautifs en flagrant delit, S'il yparvient, la sanction immediate est la mort des deux amants, assassinessur-le-champ par le mari offense.

De prime abord, ces aventures adulterines semblent constituer uneremise en cause du principe de la disjonction des sexes dans le jardin,puisque si cet endroit n'accueille qu'assez exceptionnellement uncommerce sexuel entre epoux, il est en revanche l'unique theatre detoutes les copulations illicites. En outre, l'adultere forme une sorted'antinornie absolue du proces de consanguinisation du jardin, puisqu'ilest la consommation d'une alliance possible mais non autorisee. Les jeuxamoureux des amants dans le jardin conduisent ainsi a une rupture totalede la norme sociale, puisqu'ils conjoignent les sexes la OU ils devraientetre disjoints et qu'ils etablissent une affinite clandestine la OU devraitregner la consanguinite maternante. Mais les amours illegitimes ne sontpas une habitude tres systematique chez les Achuar et, comme entemoigne la sanction encourue, elles sont l'objet d'une severe reprobationde principe. II semble ainsi que l'occupation episodique du jardin a desfins adulterines produise un renversement syrnetrique si exemplaire desmodes normaux d'usage d'un tel lieu que, loin de les contredire, elle lesrenforce par antithese, En operant cette inversion spectaculaire despratiques ordinaires, l'infraction occasionnelle ne fait done que renforcerla norme.

Lieu de disjonction et d'exclusion, terroir d'une maternite exclusivequi s'annexe les plantes cultivees, le jardin est aussi un espace OU l'hommesemble faconner la nature sans la subir. L'essart s'opposerait ainsiglobalement a la foret environnante, dont il constituerait la reductionordonnee, symbole d'une conquete ephemere de la culture sur la nature.Or, certains elements de la representation achuar du processus horticoleinvitent a corriger quelque peu cette image, devenue classique dans la

270

,

i

,

1

Le mondc des jardins

litterature ethnograph' A" 1 .

:'espace defriche n'est I;~s\ec~~:I~ir::::~~~:o:~eete~~~:~'~fc~:t~:::i:agetet

p~a~::~i~netd~a ~~l~r~, si ~on accepte a la lettre l'idee que la foret :s~ ~~sauva es Sh k . a ~Im. ertes, en ta~t qu'esprir tutelaire des plantes"1 .g d' a aim echappe aux contramtes ordinaires des mortels M .

s I VIt ans un monde . . . aISoccidentale, il est nea~:~;::r~:~n~r: Ide surn.aturel par la glosel'h . , e ous es attnbuts culturels de

umam~e. Ce grand jardinier de la foret possede une forme humainecomm~mq~e avec les hommes et entretient avec Nunkui un ra t dep~rente qUI, po.ur etre imprecis dans sa nature (affinite ou gerr;;:;~ite)en en .est pas moms patent pour tous. En se re resentanr la . 'une Immense plantation realisee et geree par ~n es rit an/ungle commeIe,s Achuar constituent done leurs propres jardins ~n mod~::~omorpheidune nature non travailIee par l'hom E d' onceptuen' me. n autres termes Ie jardin

est pas tant pour eux la transformation culturelle d'une p t"' d'nalturel, que l'homologie culturelle dans I'ordre humainordI,on e~p;c:cu turelle de me me statut dans I'ord h' une rea ite

. re sur umarn Compli d 1en.tre~nse ,de socialisation du monde, Nunkui e~ Shakai~esfo:;s eur

prm~Ipe d un co~tinuum culturel, dans lequel chaque essart dome:~t ~~

dPar 1h~mme devient la realisation temporaire des virtualires d' q

omestIque. une nature

271

Page 140: Descola -  La nature domestique.pdf

6Le rnonde de la foret

Page 141: Descola -  La nature domestique.pdf

..

La nature domestique

A la lisiere du jardin, une haute muraille vegetale delimite l'espace queles hommes n'ont pas fa<;onne. Tandis que le jardin se plie de bon~egrace aux volontes de ses createurs, la foret conserve une autonomietetue a l'egard de ceux qui la parcourent. Elle dispense ses ressourcestour a tour avec largesse ou parcimonie et impose aux Achuar les reglesd'un jeu qu'ils controlent imparfaitement. La foret n'admet que deuxconduites extremes: ou bien elle s'abolit completement pour donnerplace au jardin, ou bien elle conserve son integrite et n'autorise que desprelevements superficiels. Si la chasse et la cueillette sont le~ for,~escanoniques de cette predation occasionnelle, leurs statuts sont loins d etreidentiques pour les Achuar. En tant qu'elles n'impliquent aucune trans­formation deliberee de la nature, chasse et cueillette peuvent certes etreconsiderees comme des medea homologues d'acquisition de ressourcessylvestres ; leur juxtaposition dans ce chapitre consacre au monde de laforet reflete done le point de vue analytique de l'observateur et lesnecessites d'une certaine economie de l'exposition. Pourtant, les Achuarne placent pas ces deux activites sur un merne plan: le ramassa?e desfruits sauvages, des escargots ou des palmes pour le chaume du toit s~nt

des entreprises de ponction debonnaire qui n'exigent pas de contrep~r.tle ;en revanche, la chasse est une conduite de predation dont les conditionsd'exercice et les consequences possibles ne dependent pas du seul tal,entde celui qui la pratique. Quant ala peche, elle s'apparente beaucoup a lachasse en ce qu'elle est egalement une technique d'acquisition de res­sources supposant une mise a mort. Toutefois, le monde aquat.i~uepossede son autonomie propre et les etres qu'il recele sont en oppositionantithetique aux creatures sylvestres. La riviere n'est done pas le prolon­gement de la foret, rnais constitue un univers a part meritant a lui seul

un chapitre autonome (voir chapitre 7).

Les techniques de la predation

Si la foret est un grand jardin sauvage, elle est aussi le lieu deconjonction par excellence, OU se melent les sexes et s'affrontent lesennemis. Ces activites ne sont pas prises ala legere par les Achuar, et laforet n'est done ni un but de promenade oiseuse ni un terrain ludiquepour les enfants. On s'y enfonce toujours avec un motif bien particulieret pour y accomplir une action bien precise. Dans .cet espace ou s'exe~cent

de maniere privilegiee le rapport a l'autre et Ie Jeu avec la mort, 11 estdes hates qui meritent consideration. Cajoles et seduits comme desfemmes, traques et abattus cornme des ennemis, les animaux exigent

274

T~

iI

Le monde de la foret

dans leur commerce toute la gamme des facultes conciliatrices et belli­queuses dont les hommes sont capables. Avec l'amour physique et lague~re, ~a cha.sse forme ainsi le troisieme pale de ces rapports deconJ~nctIO~ qm ont 1a ~o~et pO,ur theatre. Elle participe des deux premierstout a l~ fois pa~ les plaisirs qu elle offre et par les cornpetences techniqueset magiques qu elle requiert.

La chasse

, Repr.e?ant pour l,a chasse la distinction provisoire employee dans1exp~s1tlon du proces de travail horticole, nous nous occuperons en unpremier temps des seules procedures techniques. Comme dans touteentreprise cynegetique, celles-ci sont fondees sur la maitrise cornbineedes instruments d~ mise ~ mort et des techniques de traque et d'approche.11 faut donc examiner brievernent les armes utilisees par les Achuar et lesmoyens qu'ils se donnent pour etre en situation de les utiliser.

La prin~i?ale a~me .de chasse est la grande sarbacane (uum), un tubefin .et ,rect1lIgne, d envlto? ~rois metres de long, au moyen duquel sontpr~Jetee~ des flechett.es legeres et effilees. Cette arme magnifique, d'unno~r umfor~e et satine, est particulierernent difficile a fabriquer. Con­tralte,ment a ce que I'elegante simplicite de son apparence pourraitsuggerer, la sarbacane achuar est en fait constituee de deux sections detubes ~yme~ri~ues en bois de palmier, faconnees pour s'ajuster exacte­ment 1une a 1autre dans le sens de la longueur. Ces demi-tubes evidesa l'interieur sont ligatures avec des lianes, puis recouverts d'un enduitnoir abase de eire d'abeille. Le bois des palmiers utilises - principalementle chonta, Ie chuchuk (Syagrus tessmanni) et le tuntuam - est extremementdur et peu sensible a 1a deformation, car les fibres sont longues et tress,errees. On prend .d'ailleurs la precaution d'attendre presque un an entreI abattage du palmier et Ie debut du degauchissage, afin de laisser au boisle temps de secher parfaitement.

En raison meme de sa densite, ce bois exige un gros effort de~egrossiss.age et de polissage, surtout pour le creusage de l'ame, qui doitetre parfaitement ronde et rectiligne. Lorsque les deux sections de tubes~videes sont superposees, il faut polir !'arne au sable pendant plusieursJOurs avec une tige-ecouvillon, La surface externe de la sarbacane estaussi rabotee delicaternent afin d'obtenir un arrondi parfait. Pour tousles travaux de faconnage de la sarbacane, les Achuar utilisent, en sus dela machette polyvalente, deux outils specifiquement destines a cet usageet confectionnes avec de vieilles lames de machettes montees sur desmanc?es en ~o~s. L~ premier est constitue d'une lame triangulaire, dontla pointe affutee fait office de gouge pour rainurer la gorge de I'arne.

275

Page 142: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

L'autre est un radoir au tranchant en demi-Iune utilise comme un rabot.L'emmaillotage des deux sections de tube avec une liane doit etre faitavec une extreme precision, car le moindre jeu rendrait la sarbacaneinutilisable. Lorsque la sarbacane est ligaturee, il faut encore l'enduired'une enveloppe de eire chaude (sekat) , puis ajuster un embout faconnedans un segment de femur de jaguar' ou de pecari I. Si 1'0n compte Ietemps passe a collecter des materiaux en foret et a mettre sur pied lestrois montants formant etabli, la confection d'une belle sarbacane exigeentre cinquante et soixante heures de travail.

Tous les hommes achuar savent fabriquer des sarbacanes, rnais tousne les reussissent pas avec un egal bonheur. Une excellente sarbacanedoit satisfaire ades exigences difficiles aconcilier : il faut qu' elle soit fineet legere en merne temps que parfaitement rigide. Certains hommes sontparticulierement reputes pour leur savoir-faire dans ce do maine et ilsacquierent de ce fait l'une des rares formes de specialisation techniquepropre a cette societe. Plutot que d'utiliser une sarbacane mediocre de sapropre confection, on viendra voir ces experts de loin afin d'obtenir unearme de qualite, C'est aeux 'qu'on s'adresse egalement pour remettre enetat une vieille sarbacane qui n'est plus parfaitement rectiligne, la pluspetite courbure de l'ame suffisant a faire devier la flechette de latrajectoire prevue. Tous les chasseurs prennent naturellement un soinextreme de leur arme pour eviter de lui faire subir la moindre deforma­tion. Au repos, la sarbacane est toujours amarree verticalement a unpilier de la maison; a l'exterieur, il faut la proteger de l'expositiondirecte au soleil qui fait travailler Ie bois. En depit de ces precautions,une sarbacane finit fatalement par se gauchir, obligeant le chasseur apratiquer une correction de visee achaque tiro

Les meilleurs experts en fabrication de sarbacanes peuvent en confec­tionner jusqu'a une dizaine par an, convertissant ainsi leur savoir-faire enune source de valeurs d'echange. Quoique cette valeur d'echange aitcours au sein du groupe achuar en raison des differences individuellesdans la qualite d'execution des sarbacanes, sa production est principale­ment destinee au commerce intertribal. En effet, les groupes indigenesvoisins des Achuar (Shuar et Canelos) sont eux aussi des utilisateurs desarbacanes, encore que pour des raisons diverses ils aient cesse d'enfabriquer eux-mernes. Les sarbacanes achuar jouissent d'une excellentereputation et elles sont particulierement valorisees par ces ethnies limi­trophes qui en font une importante consommation. Au nord du Pastaza,

1. Pour une description plus detaillee du processus de fabrication de la sarbacane, on sereportera au petit fascicule abondamment illustre d.e C. Bianchi (1976a : ~-49) .. Sonexposition de la chaine opera toire se refere ala technique shuar, mars celle-ci ne differede la technique achuar que par des variantes tout a fait minimes.

276

jI Le monde de la foret

par exemple, les sarbacanes forment Ie principal moyen de paiement parlequel lesAchuar acquierent des biens manufactures aupres des IndiensCanelos. On notera incidemment que cette specialisation conferee auxAchuar dans la division regionale du travail est fondee sur des facteursplutor socio-economiques que techniques. Comme c'est souvent Ie casdans Ie commerce intertribal en Amazonie, la rarete d'un bien est iciartifioiellement suscitee afin d'engendrer la necessite d'un echange, Lesmateriaux et Ie savoir-faire necessaires a la fabrication des sarbacanesn'ont disparu ni chez les Shuar ni chez les Canelos ; simplement, ceux­ci trouvent plus commode d'acquerir chez leurs voisins un produitartisanal d'excellente qualite a un cout tres bas, puisqu'ils sont lesintermediaires obliges entre les Achuar et les centres de commercialisationdesproduits manufactures.

Les projectiles utilises dans la sarbacane sont des flechettes fines et trespointues, d'une trentaine de centimetres de long, appelees tsentsak. Ellessont faconnees dans les nervures des palmes de kinchuk et iniayua. Unefois obtenue la matiere premiere, la confection des tsentsak est uneoperation facile; on peut en tailler une quarantaine en deux heures. C'estdire que ces flechettes sont d'un usage particulierernent economique etqu'un chasseur n'a pas besoin de menager ses projectiles. Comme lasection de ces tsentsak est inferieure a celIe de l'ame de la sarbacane, onento~re leur extremite d'une bourre de kapok de forme rhornboide, quiobture completernent Ie conduit lorsqu'elles sont engagees en position detir. Les flechettes sont placees dans un petit carquois (tunta) , que Iechasseur porte en bandouliere. Cycarquois est forme d'un segment debambou Guadua angustifolia, aI'interieur duquel on a dispose un faisceau(chipiat) constitue par une serie dejlamelles decoupees dans les palmes dukinchuk et ligaturees les unes auxl autres. Ce faisceau est assezdense etles fiechettes qui y sont introduites se maintiennent en position verticalesans balloter durant la marche. Une calebasse ronde, mati (Crescentiacujete) , est amarree sur Ie carquois ; evidee et percee d'un trou, celle-cisert a entreposer une petite provision de kapok pour la confection desbourres. Autour du point d'amarrage de la calebasse est enroulee unelongue tige flexible, japik, qui fait fonction d'ecouvillon pour recurerl'ame de la sarbacane, Le dernier accessoire du tunta est une moitie demachoire inferieure de piranha suspendue aun fil de coton. Les dents dece poisson sont coupantes commedes rasoirs et elles permettent de faireune encoche juste en dessous de l'exrremite pointue des flechettes. Cettedisposition est fort ingenieuse, car lorsqu'un singe recoit une fiechetteenduite de curare, sa reaction est d'arracher Ie projectile; si celui-ci estentaille, il se brisera net et la pointe restera fichee dans l'animal suffisam­ment longtemps pour que Ie poison agisse.

277

Page 143: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Comme la plupart des ustensiles achuar, la sarbacane et Ie carquoissont des objets d'une elegante simplicite, dont la beaute depouillee est Ieproduit d'une adequation parfaite entre une forme et une fonction. Cesceuvres d'art sont particulierement bien adaptees a leur usage et lesqualites balistiques de la sarbacane font de celle-ci une arme de chassetout a fait redoutable. La visee peut etre tres precise car l'arme est munied'une petite excroissance servant de cran de hausse, situee a environtrente centimetres de l'embout. Une serie d'experiences rnenees avec deschasseurs reputes nous a permis de mesurer exactement l'efficacite du tira la sarbacane. En tir horizontal, la portee utile des projectiles estd'environ cinquante metres. Cette portee est amplement suffisante pourla chasse, car dans la luxuriance de la jungle, il est rare que l' on puissedisposer d'un tel recul pour atteindre un gibier sans rencontrer d'obstaclessur la trajectoire. La precision de' la sarbacane est aussi tres satisfaisante,puisque la grande rnajorite des chasseurs reussit a atteindre une cible devingt centimetres de diametre a une distance de trente metres. Silen­cieuse, precise et economique al'usage, la sarbacane est sans doute l'armetraditionnelle 13 mieux adaptee a la chasse du petit gibier sous couvertforestier.

En depit de ses qualites propres, la sarbacane serait sans doute: d'unemploi plus marginal, si son efficacite n'etait multipliee par l'utilisationdu curare dont on enduit ordinairement la pointe des flechetres. Curareest un terme generique qui sert a designer les poisons de chasse utilisespar les societes amerindiennes et, a ce titre, il recouvre une rnultiplicitede preparations toxiques differentes, generalement a base de plantes dugenre Strychnos. Le curare achuar (tseas) est toujours confectionne apartirdes deux memes ingredients fondamentaux : la liane machapi (Phoebe sp.)et les fruits de l'arbre painkish (Strychnos jobertiana). Pour renforcer lapuissance du poison, certains chasseurs ajoutent a ces deux substancesd'autres elements vegetaux preleves sur une demi-douzaine de plantesnon identifiees : yarir, tsaweimiar, nakapur, tsarurpatin, kayaipi et tsukankainiai. Chaque homme possede sa propre recette, generalement heritee enligne agnatique, et ceux qui fabriquent Ie curare Ie plus efficace conser­vent jalousement Ie secret de sa composition. Quoi qu'il en soit, Ieprincipe actif dominant du tseas est toujours la strychnine, qui provoqueune violente tetanisation, puis une paralysie generalisee engendrant lamort aplus ou moins breve echeance,

La confection du curare est une tache exclusivement masculine qui serealise en foret, dans un petit abri erige pour la circonstance a quelquedistance de la maison. Pendant toute la duree de l'elaboration du poison,les abords de cet abri sont strictement interdits aux femmes et auxenfants. Une fois recoltes, les differents ingredientssont mis acuire sur

278

Le monde de la foret

un feu doux dans une marmite en terre (ichinkian) ; la decoction doitmijoter toute une journee avant d'acquerir la consistance poisseuse et lacouleur noire intense caracteristiques du tseas. Durant la cuisson, leshommes chantent des anent speciaux destines a fortifier Ie curare. Cesincantations s'adressent directement autseas sur un mode vocatif pourl'enjoindre de « boire Ie sang» des animaux contre lesquels il sera utilise,chaque espece de gibier etant nommee tour a tour. La fabrication dupoison de chasse exige en outre un jeune rigoureux et une totaleabstinence sexuelle du preparateur, rant pendant la collecte des ingre­dients que pendant la cuisson proprement dite. Ces dispositions sontcourantes dans toutes les entreprises reputees difficiles areussir, ainsi quenous avons eu l' occasion de Ie voir pour les semis.

Comme dans certaines phases du travail horticole egalement, l'effica­cite du curare est liee au respect de prohibitions alimentaires imposeesnon seulement a l'homme qui Ie confectionne, mais a tous les membresde sa famille. Pendant la fabrication du tseas et durant un delai d'aumoins une semaine apres son elaboration, il est interdit a toute lamaisonnee de consommer des aliments sucres, et tout particulierernentdes cannes a sucre et des papayes. La logique des contraires est iciclairement aI'eeuvre, puisque ces deux fruits sont les antidotes reconnusdu curare et qu'ils doivent etre absorbes en grandes quantites pourcontrecarrer ses effets en cas d'accident de manipulation. Quoiqu'elledevienne moins contraignante une fois passes les delais reglementaires,cette prohibition du sucre se maintient en partie pour Ie seul usager ducurare. Les chasseurs ne mangent rn effet pratiquement jamais d'alimentssucres et ils s'abstiennent de consommer du miel, la degustation de cenectar etant des lors reservee aux femmes et aux enfants. Le miel estrepute affaiblir Ie poison de chasJe et engluer les poumons, la perte desouffle qui en resulte rendant impossible l'emploi d'une sarbacane.

A l'autre extreme de l'eventaildes saveurs, il est egalement interdit atous de manger sale Ie gibier tue avec du curare afin que Ie poison neperde pas sa vigueur. Une prohibition identique porte sur l'usage dupiment durant la confection du tseas. II semble done que les produitscondimentaires , symboles par excellence de l'aspect culturel des prepara­tions culinaires, soient irremediablernent antithetiques au curare. Lalogique du tabou serait ici plutot achercher dans l'annulation reciproquedes effets que produit la conjonction de substances structurellementisomorphes. Ainsi que l'indique Levi-Strauss, en effet, Ie poison dechasse est pense dans les cultures amerindiennes comme une intrusion dela nature dans la culture, en ce qu'il est un produit naturel qui vientrendre possible une activite culturelle (Levi-Strauss 1964 : 281-82). Or,de ce point de vue, les assaisonnements sont dotes des memes proprietes

279

Page 144: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

et il parait congruent que le sel et le piment abolissent l'efficacite naturelledu curare. Tout comme la sarbacane, le tseas est perc;u par les Achuarcomme un etre autonome, au comportement parfois fantasque et dont ilconvient done de menager la susceptibilite, Lorsqu'un poison de chasseperd sa puissance, le plus souvent dit-on parce qu'un tabou a ete enfreint,il faut lui chanter des anent afin de stimuler a nouveau sa soif de sanganimal. En outre, comme le tseas se nourrit du sang du gibier, on nes'en servira pas contre des animaux non comestibles, car l'absorption desang « nauseabond » le rendrait malade et par consequent inutilisable.

C'est peut-etre parce qu'il est presque impossible de s'assurer que tousles membres de la maisonnee ont bien respecte les prohibitions alimen­taires liees a la fabrication du curare que les Achuar attribuent une plusgrande efficacite au poison de chasse en provenance du Perou qu'a celuiqu'ils confectionnent eux-memes, La pratique la plus courante consiste aacquerir du curare peruvien pour le melanger pour moitie avec du tseasde fabrication domestique. Avec le sel, le curare est depuis longtempsl'objet d'un commerce interregional tres actif dans tout le haut Amazoneet les Achuar occupent uneposition strategique dans sa diffusion vers lesShuar qui n'en fabriquent pas eux-memes (Taylor 1985, chap. 2 et 4).Selon les Achuar, le meilleur curare provient actuellementdes Llamistasdu rio Mayo et de la region d'Iquitos, ou il est manufacture sur unegrande echelle par des artisans specialises. Le produit est ensuite relayepar divers circuits jusque chez les Achuar du Perou, d'ou il est diffusepar des chaines de partenaires commerciaux chez les Achuar de l'Equa­teur. Ceux-ci a leur tour approvisionnent les Shuar, en leur fournissantun melange de curare peruvien et de curare de fabrication locale.Parallelement aces reseaux d'echange indigenes, le curare est aussinegocie par des cornmercants metis itinerants (regatones) qui forment desententes de part et d'autre de la frontiere. Le curare du Perou est unproduit tres cofiteux, surtout depuis que les regatones ont reussi as'assurerune part importante de sa diffusion commerciale. Au nord du Pastaza, letaux d'echange fixe par les commercants itinerants de Montalvo est d'unecuilleree asoupe de curare peruvien contre vingt peaux de pecaris, 11 estvrai qu'a elle seule'une telle quantite permet d'enduire une soixantaine defleches, et merne beaucoup plus si elle est melangee avec du tseas local.

Jusque dans les annees trente, la seule arme utilisee par les Achuarpour la guerre et la chasse au gros gibier etait la lance en bois de palmier,nanki. On ne se sert en effet jamais de la sarbacane pour tuer des hommeset il ne semble pas qu'on l'ait fait non plus dans le passe. Mesurant apeu pres deux metres vingt de long, la lance etait employee pourl'escrime au combat rapproche, comme epieu et comme arme de jet.Dans ces deux premiers usages, elle etait dotee d'une pointe aceree en

280

-- - ._~---

Le monde de la foret

forme de triangle ou de losange, (patu nanki), taillee dans la masse ouforrnee d'une piece de metal rapportee, Forgees specialement pour l'usageindigene, .les pointes de lance faisaient alors l'objet d'un commerceintense dans le haut Amazone. La lance de jet etait employee pour lachasse et possedait generalement une extrernite barbelee et un leger ren­flement sur le bas de la hampe permettant d'assurer la prise. Depuis laDerniere Guerre mondiale, la lance a ete supplantee par les armes a feu,qui remplissent une fonction identique avec beaucoup plus d'efficacite.

Les Achuar se trouvent actuellement situes au point d'intersection dedeux aires de diffusion d'arrnes a feu de types distincts. Le modele leplus archaique est le fusil a baguette avec chien apparent (akaru, del'espagnol arcabuz) , fabrique artisanalement dans la Sierra de l'Equateur.Ce fusil a petit plomb qui se charge par la gueule est obtenu par echangeavec les Shuar contre des sarbacanes ou du curare. D'autre part,. desfusils de chasse a un coup (de calibre seize) ont commence a se repandredans les annees cinquante, introduits en Equateur par des Achuarperuviens en contact avec les Blancs. A quelques exceptions pres, tousles hommes achuar possedent un fusil d'un type ou d'un autre. En reglegen.erale, le fusil a baguette (shuar akaru) est en usage dans la portionOCCIdentale du territoire, la ou sont maintenus des echanges reguliersavec les Sh~ar, tandis que Ie fusil a chargement par la culasse (maynaka~~,. « fusil des Maynas ») equipe plutot les Achuar orientaux, quimamtiennent des contacts avec le Peron. Le fusil a car touche est considerea juste titre par les Achuar comme plus fiable et efficace que le fusil abaguette, car le fonctionnement de ce dernier est souvent fort capricieux.Expose a une pluie diluvienne, ub fusil a baguette risque fort de ne paspouvoir etre utilisable au mome?t decisif si l'amorce ou la poudre sontmouillees. 11 est, par ailleurs, tres long a recharger, ce qui constitue unhandicap particulierement grave lorsqu'on est sous le feu de l'ennemi oul?rsqu'une premiere volee de plomb a fait se disperser une troupe desmges ou une harde de pecaris, En revanche, et si les plombs sontap~ropries a leur cible, la force d'impact des deux armes differe peu ;pUlsque, a la chasse comme a la guerre, on tire toujours en positionrapprochee. . .

L'inconvenient principal des armes a feu c'est qu'ilest evidernmenrdifficile de se procurer des munitions lorsqu'on est a I'ecart de toutcentre de negoce et qu'on depend donc pour son approvisionnement decircuits d'echanges aleatoires, Ainsi, une cartouche de calibre seizemanufacturee en Equateur est echangee par les regatones contre une peaude pecari ; c'est-a-dire que son cout est exacternent auto-amorti, rnais ala condition, toutefois, qu'on ne l'utilise pas contre un gibier plus petitou sans valeur cornmerciale. Le fusil a baguette se revele plus economique

281

Page 145: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

a 1'usage, bien qu'il faille la aussi s'assurer d'une source stable de plombs,de poudre et d'arnorces, grace a un partenaire commercial shuar vivanta proximite du front de colonisation. Confrontes a cet etat de choses, lesAchuar preferent done employer leurs fusils en priorite pour la guerre etmenager leurs munitions, afin de n'etre pas depourvus de puissance defeu en cas d'attaque de leur maison. Par ailleurs, 1'usage privilegie desfusils dans la guerre entraine par contrecoup une consequence inattenduesur les modalites de leur emploi dans la chasse. La consommation detout gibier ayant ete abattu par un fusil precedemment utilise pour tuerun homme est en effet interdite par un tabou appele kindumiartin.L'infraction de cette prohibition alimentaire est reputee engendrer descoliques extrernement douloureuses. En d'autres termes, lorsqu'unhomme a assassine un ennemi, i! ne peut plus se servir de son fusil pourla chasse; il doit donc essayer de l'echanger contre un autre, depreference grace a des intermediaires qui le feront parvenir dans uneregion lointaine OU les motifs de sa cession seront ignores. Tout meurtremet ainsi un fusil temporairement hors circuit (ou plusieurs dans Ie casd'un tir de salve) et prive celui qui 1'a commis de 1'usage d'une arme afeu pour la chasse.

Les consequences de cette suspension d'usage ne sont pas dramatiques,car si les Achuar ont immediatement per«u 1'immense superiorite desfusils sur les lances dans les affrontements guerriers, en revanche 1'avan­tage qu'ils assurent dans la chasse n'est pas decisif La sarbacane est bienadaptee a la chasse sous couvert forestier et il est peu d'animaux qui nepuissent etre tues -aisement avec des flechettes au curare. Certainsinformateurs evoquent 1'emploi dans un passe indetermine d'arcs et defleches, tant pour la chasse que pour la guerre. Bien qu'il existe un termeachuar pour designer 1'arc, tashimiuk, son usage chez les Jivaro en generala du etre extremernent marginal, car sa presence est tres rarementmentionnee par les chroniqueurs et les ethnographes. Selon les Achuar,1'arc serait tornbe en desuetude par suite de la multiplication du nombredes sarbacanes, celles-ci etant reputees plus efficaces et commodes amanier. Cette hypothese est plausible, contrairement a ce que 1'onpretend parfois (par exemple, Ross 1978 : 12) ; la sarbacane est une armepolyvalente, qui peut etre employee avec autant d'effet contre les grosmammiferes terrestres (a 1'exception du tapir) que contre Ie petit gibierarboricole. Le facteur critique est ici Ie degre de toxicite du poison dechasse et non la portee de 1'arme ou sa puissance d'impact, Si elles sontenduites d'un bon curare, deux flechertes logees dans Ie flanc d'un pecarisuffisent a provoquer sa mort dans un delai de cinq a dix minutes. Or,un chasseur experimente peut tirer une demi-douzaine de flechettes enquelques secondes et cribler ainsi 1'animal avant qu'il ne prenne la fuite.

282

Le monde de la foret

. La densite d~ couvert vegetal et la faible portee des fusils a baguettennposent par ailleurs un tir tout aussi rapproche avec une arme a feuqu'avec une sarbacane. Le fusil n'est vraiment avantageux que lorsqu'ondispose d'un curare de mauvaise qualite ou lors d'une poursuite directede 1'animal. La sarbacane est en effet incommode a manoeuvrer quandon doit traquer un gibier a la course a travers l'enchevetrement du sous­?ois. D'~ne part, sa longueur est telle qu'il est difficile de -I'ajustermstantanement au moment opportun pour effectuer un tir tendu. D'autrepart, c'est une arme assez lourde qui doit etre saisie a deux mains presde 1'embout ; en position de tir horizontal, tout son poids repose alorsexclusivement sur les bras du chasseur. La sarbacane est beaucoup plusfacile a utiliser verticalement, c'est-a-dire pour atteindre un gibier brancheen se pIa«ant directement sous lui: en renversant la tete en arriere Iechasseur fait supporter Ie poids de 1'arme par tout son corps.' L'autreavantage evident que presente la sarbacane pour le tir du gibier- branche- notamment les troupes de singes - est son silence absolu, qui permettrade toucher mortellement plusieurs individus avant que 1'alerte ne soitdonnee ; ce n'est evidemment pas Ie cas pour une arme a feu dont Iepremier coup fait. s'eparpiller tous les animaux. Si 1'on compare lesrnerites respectifs de ces deux types d'armes pour la chasse - et en tenantcompte de la situation de penurie endernique de munitions que connais­sent les Achuar - il apparait ainsi que 1'un des seuls avantages decisifs dufusil sur la sarbacane est sa plus grande maniabilite lorsqu'il s'agitd'ajuster rapidement un animal au cours d'une poursuite. Or, c'est laune circonstance que les Achuar cherchent a eviter, l'essentiel de l'art dela chasse s'exprimant justement Idans l'approche silencieuse qui permetde se mettre a portee de tir d'un animal immobile. Les chasseursmaladroits donnent l'eveil au gibter et ne sont pas en mesure de l'ajustercornmodement ; c'est alors que la possession d'un fusil devient un atoutindispensable si l'on veut malgre tout pouvoir abattre la proie en fuite.

En sus des armes actives, les Achuar emploient aussi des armespassives, c'est-a-dire des pieges. Leur usage est toutefois peu courant eton s'en sert surtout pour exterminer les rongeurs qui commettent desdepredations dans les jardins. Pour tuer les agoutis, il existe ainsi undi~positif in?enieux, ?o~me thinia, que l'on place sur le chemin que cesall1~aux survent ordinairement avec regularite, II s'agit de deux petitespalissades formant un couloir etroit, dont la couverture est un troncpesant susp~ndu a une liane. Lorsque l'animal penetre dans Ie piege, ilheurte un baton,net place en travers de sa route qui libere la liane et faitchitter Ie tronc sur lui. Un autre piege (wash imp) est utilise pour capturerles tatous lorsqu'ils emergent de leur terrier. Pour ce faire, les Achuarrecouvrent Ie trou de sortie d'un cone de lattes de bois qu'ils bourrent

283

Page 146: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

de lianes et de feuilles. En debouchant a l'exterieur, l'animal se trouveinextricablernentemmele dans ces debris vegetaux et tous les efforts qu'ilfait pour s'en dCgager n'aboutissent qu'a obturer l'entree du terrier,rendant ainsi toute retraite impossible 2. Enfin, pour pouvoir abattre lesjaguars et les ocelots a bout portant sans abimer leur peau - afin de lavendre au meilleur prix - certains Achuar construisent aussi des encloscouverts munis d'unesorte de porte a guillotine. On traine alors unepoule morte sur Ie 5()1 afin de constituer une trace, puis on la deposecomme appat dans l'enclos ; lorsque Ie felin penetre dans l'enceinte, ildeclenche un dispositif qui clot la porte d'acces, A l'exception duwashimp , les pieges sont longs a armer et les Achuar justifient leurmanque d'interet pour ces engins en disant preferer Ie plaisir de la chasseau travail fastidieux que requiert leur construction.

Les chiens sont des auxiliaires privilegies du chasseur achuar et 1'0npeut a juste titre les inclure dans la me me categoric que les armes, carils sont dresses a tuer certains des animaux qu'ils poursuivent. Dans lasociete achuar, comme chez tous les Jivaro en general, les chiens sonttoutefois dotes d'un statut tres special qui n' est pas reductible a leurfonction instrumentale dans la chasse. D'une part, Ie chien est Ie symboleme me de l'animal domestique (tanku) et il forme partie integrante del'univers social de la maisonnee dans laquelle il reside, II s'oppose auxanimaux de basse-cour en ce qu'il n'est pas eleve pour etre consomme etaux animaux sauvages apprivoises en ce que sa socialisation est constitu­tive de son essence et non Ie produit d'un accident. D'autre part, il estclasse taxinomiquement avec les felins et certains autres mammiferescarnivores, dont il est repute partager la ferocite native et Ie gout pourla chair crue. A l'intersection de la nature et de la culture, l'ambiguite dece statut convertit les chiens en supports d'une sauvagerie dont leshommes auraient detourne l'usage a des fins sociales. Mais Ie chien estaussi situe au centre d'une autre conjonction, puisqu'il forme un despoints d'articulation entre la praxis masculine et la praxis feminine.

Le premier paradoxe de la ,socialisation domestique du chien, est quecet animal, dont la fonction principale est de collaborer avec les chasseursdans la capture du gibier, est entierernent place sous la dependance desfemmes. Les chiens sont des biens precieux dont l'usufruit est exclusive-

2. Ces deux pieges son decrits en detail et avec de nombreux schemas explicatifs dansl'ouvrage de C. Bianchi sur les pieges shuar (1976b : 2-20). Ce livre presente egalementune dizaine d'autres pieges en usage actuellement ou autrefois chez les Shuar, maisdont nous n'avons jamais note l'emploi chez les Achuar. .

284

Le monde de la foret

ment feminin, me me si les hommes peuvent parfois s'en servir, avecl'accord de leurs epouses, comme moyen d'echange dans une transaction.Dans ce cas, la femme escompte que son mari lui procurera un nouveauchien en remplacement dans une transaction ulterieure ; en aucun cas unhomme ne pourrait-il disposer d'un chien sans Ie consentement explicitede sa rnaitresse. Transmis en ligne uterine, les chiens peuvent etre donnesou echanges entre fenimes, notamment lors de la venue d'une portee.Les chiens ne spnt pas des biens rares et chaque femme achuar en possedequelques-uns, parfois jusgu'a une demi-douzaine; en' depit de cetteabondance, ils sont extraordinairement valorises et peuvent atteindre descours tres cleves. Ainsi, il n'estpas inhabituel qu'un tres bon chien dechasse soit echange contre une grande pirogue monoxyle ou contre unfusil a chargement par la culasse.Comme c'est Ie cas pour beaucoupd'autres biens materiels ou symboliques chez les Achuar, la valeur d'unchien augmente a l'aune de la distance de son origine, et cela indepen­damment de ses qualites physiques apparentes. II en resulte que les chiensshuar se trouvent fort valorises aux yeux des Achuar et vice versa, tandisque les chiens canelos sont particulierement prises tant par les Achuarque par les Shuar. Quant aux inaccessibles chiens de race que les Achuaront parfois l'occasion d'apercevoir en compagnie de missionnaires ou desoldats, ils sont percus comme des animaux merveilleux permettant auxBlancs d'accomplir toutes sortes de prodiges.

Les > chiens sont tout autant estimes pour leurs qualites intrinseques(beaute, fecondite, intelligence, flair, pugnacite... ) que pour leurs apti­tudes. cynegetique.s effec~ives. Ainsj av?ns-~ous ete sur~.ris de constaterparfois que des chiens qUI ne chassaient jamais - parce qu 11s appartenaienta des veuves, par exemple - faisaient pourtant I'objet de commentairestreselogieux de la part des femrrles. C'est que chaque chien est doted'une personnalite individuelle qui: peut etre corrigee ou inflechie par Ietravail de l'education. Cette personnalisation du chien est d'abord sensibledans Ie fait que, seul de tous les animaux domestiques et apprivoises, ilrecoit un nom propre tout comme les .hommes. On Ie nornmerageneralementpar reference a sa couleur, a une caracteristique physiqueou a une qualite qu'il possede ou qu'on souhaite lui voir acquerir ; ainsi:wampuash (kapok) s'il est blanc, ou makanch (serpent fer-de-lance) s'il estagressif et rapide a l'attaque.

Occupant un lit a plate-forme adjacent a celui de leur maitresse, leschiens sont eduques, nourris et disciplines par elle avec Ie meme soinque celui consacre aux enfan~. Dans la maison meme, les chiens sontattaches a leur couche par des laisses en ecorce de shuwat ou en fibres depalmier chambira, afin que les meutes des differentes co-epouses ne sebattent pas entre elles. S'ils sont separes de leur mere, les chiots sont

285

Page 147: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature dornestique

eleves au sein, puis nourris a la becquee avec du manioc mastique (na~ik)et tout Ie monde dans la maisonnee leur temoigne une grande aa:ectlon'.II faut pourtant enseigner aces jeunes ~hiens 1'0b~issance,et la contmen,ce,une entreprise generalement couronnee de succes, car il es~ rare qu unchien adulte vole de la nourriture ou s'oublie dans la maison. II fautegalement les endurcir pour les preparer a leurs futur~s taches ; ~~~r c?faire on jette par exemple les chiots dans l'eau froide de la nviere al'aube et on les contraint a nager jusqu'a ce qu'ils soient au bord de

l'epuisement. ., , .' , ' 'Les chiens beneficient d'un regime alimentaire culturel, c est-a-dire

resultant d'une preparation culinaire elaboree. On le~r donne tr~s ra~~­ment de la viande crue ; lorsqu'ils re«oivent une partIe de la prole qu ilsont chassee, c'est Ie plus souvent les membres, rotis sur ~e foyer: D'unemaniere generale, les Achuar- considerent qu'il vaut rrueux pnver leschiens de viande afin de les rendre plusagressifs a la chasse. La base deleur alimentatio~, servie dans des carapaces de tortues evidees, e~tconstituee par des purees bouillies de manioc et de patates douces,. parf?ISaccornpagnees de papayes .. Lorsqu'une maisonnee compte une vmgtainede chiens comme c'est sou vent Ie cas, une part non negligeable de laproductio~ quotidienne du jardin est consacree a leur no~rriture.,~'estla un facteur que 1'0n tend a negliger dans la plupart des etudes d input­output consacrees aux societes amazoniennes, mais qu'il faut pourtantprendre en compte dans une analyse de la productivite du syst~meeconomique (voir chapitre 9). Enfin, tout comme les hom~es, les C~I~nsdoivent respecter des tabous al~mentaires ; cert~ins des ammaux s~eClfi­quement prohibes Ie sont aUSSl pour les humains, comme la sangue ­qui est reputee transmettre la gale - tandis que d'autres ne pr~sentent. u,ndanger mortel que pour les chiens, tels les ayachui dont la chair est pnsee

par les Achuar. . , , 'La maladie d'un chien est une affaire seneuse et la pharmacopee

indigene compte plusieurs remedes desti?es a combat.tre ,les d!fferentstroubles qui peuvent affecter la gent canine. Dans Ie jardin me~,e" lesAchuar cultivent ordinairement une variete de piripiri et une vanete demaikiua, specialement appropriees a la confection de drogue~. pour leschiens. La premiere plante medicinale est une, sor~e de p~nacee polyva­lente, tandis que la deuxieme est un h~lluCl.nogene puissant dont ~esproprietes sont identiques a celles des decoc,t1ons, de Datura employeespar les hommes. Ce narcotique permet au chien d entrer en contact av.ecIe monde des doubles dematerialises, afin d'y developper les connais­sances et les aptitudes propres aen faire un bon ch~sseur. Bie~ ~u'o~ nefasse pas appel aux chamanes pour soigner les chiens, on utIlise, nean­moins sur eux des techniques de guerison magiques homologues a celles

286

Le monde de la foret

dont on se sert chez les humains pour traiter les affections benignes dontla cause n'est pas imputee a une action chamanique. Dans les deux cas,en effet, les Achuar postulent que des dereglements physiologiquespeuvent etre produits par des maledictions lancees deliberement, ou pardes conjonctions fortuites de hasards malheureux. Il faut alors employerdes techniques conjuratoires stereotypees et connues de tous, mais dontl'efficacite augmente lorsqu'elles sont pratiquees par des hommes et desfemmes dont tout Ie monde s'accorde a reconnaitre la maitrise sur k:;conditions symboliques de la praxis. Les responsables des mauvais sortsqui affectent les chiens sont Ies animaux chasses et il faut alors con vierpour les conjurer une femme experimentee dans l'elevage canin. Cel1e-cisouffle sur de l'eau de pluie contenue dans une feuilJe en calice et declareau chien malade : « Je balaye Ie sort que t'a lance Ie pecari » ; il convientde repeter cette formule, en nommant chaque fois une nouvelle especede gibier potentiellement responsable.

Comme presque tous Ies secteurs de Ia vie quotidienne achuar,l'elevage des chiens requiert en effet non seulement des connaissancestechniques, mais aussi un savoir magique tres elabore, lei encore, Ieschants incantatoires anent jouent un role fondamental et une femme dontIe beau jardin est per«u comme un temoignage de ses facultes anentinpossedera aussi tres certainement une meute faisant l'admiration envieusede tous. II existe des anent appropries a toutes Ies circonstances critiquesde lavie du chien, avec une emphase particuliere sur la naissance desportees, Lorsque Ies chiots sont nombreux, il est important que Ia merepuisse tous Ies nourrir et beau coup d'anent sont destines a augmenter Iamontee du lait, Dans ce dernier cas, Ia chienne est metaphoriquementassimilee a des animaux reputes pour leurs capacites d'allaitement, telsIes tapirs. Comme dans Ie jardinage, Ies anent s'adressent soit directementaux sujets con cernes, en l'occurence Ies chiens, soit a un esprit tutelaire,appele yampani nua, « Ia femme yampani », Cette maitresse des chiensconcede leur usage aux femmes et Ie sort de ses pupilJes depend done enbonne part des relations qu'on entretient avec elle.

Yampani est un esprit d'importance tres secondaire, mais dote d'unecaracteristique originale, qui eclaire Ie statut ambigu du chien chez IesAchuar. Selon Ia mythologie, Yampani est un homme transforrne enfemme par son sae (mari de la sceur et cousin croise bilateral pour un egomasculin), afin d'assouvir un desir sexuel qui n'avait pas d'autre exu­toire ; en ce ternps-la, en effet, Ies femmes n'existaient pas encore. DansIe mythe, la relation d'affinite preexiste al'objet qui l'actualise ; l'echangeest pose comme une virtualite, avant meme que Ies femmes ne soientengendrees par la copulation de deux affins. La premiere femme est doneun homme transsexue et ee n'est sans do ute pas un hasard si elle preside

287

Page 148: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

aux destinees de la gent canine. Possede, eleve, nourri et cO,ntrole pa,r le~

femmes le chien est utilise par l'homme dans une entrepnse de mise amort d'oii sont exclues les femmes, mais au elles restent presentes malgretout grace a ces creatures domestiques qu'elles ant deleguees a le,u~s

epoux. Les qualites du chien sont etroitement dependantes des capa~I~es

de sa maitresse et la femme joue done un role fondamental, quoiqueindirect dans le deroulement de la chasse. Ainsi, par son detournementde sexe' initial, Yampani est parfaitement appropriee a symboliser cettecompenetration des roles masculins et feminins qui caracterise l'usage duchien chez les Achuar.

Les chiens sont classes en differentes categories selon leur degre decompletude cynegetique, c'est-a-dire selon le type de gibier ca~rant ~u'i~s

sont capables de poursuivre et ,eventuelIeme~t de tuer. Les mo~ns esnmes- en termes de valeur d'echange tout au moms - sont ceux qUI ne saventtraquer que les petits rongeurs, camme les agoutis (kayuk) o~ les ac~uchis

(shaak). Dans la categoric superieure prennent place Ie,s chiens qUI sontaussi capabies d'attaquer les tatous et le~ ~ongeurs de t~Ille m~ye?n:" telsles pacas (kashai). Beaucoup plus valonses sont les ChIens qUI n hesitentpas a courser les pecaris, a forcer un animal hors de la ,harde et surtouta le tuer en l'egorgeant. Le pecari a levres blanches (pakl) est en effet unanimal extrernernent dangereux, car il fait front en s'adossant a un arbrelorsqu'il est attaque, Pour parvenir a le prendre a la gorge, le chien doitesquiver ses defenses coupantes qui provoquent des blessures le plussouvent mortelles. Au sammet de la hierarchic canine, les Achuar placentles chiens qui ant la temerite de traquer les ocelots et merne les jaguars,obligeant ces felins a se refugier dans un arbre au le chasseur pourra lesabattre. Pour renforcer la combativite de ces chiens d'elite, on leur donnea manger la totalite de la carcasse des felins ~u'ils ant co~tribue ~ chasse~.

Comme ils sont habituellement sevres de viande, ce festm carne apparaitcomme une recompense et les chiens deviennent des lors extrernementferoces lorsqu'ils apercoivent un Win.

Chacune de ces categories d'aptitudes peut etre consideree camme unpalier dans le dressage d'un chien, ,enc?re que bie~ peu disposen~ desqualites naturelles leur permettant d acceder au degre de chasseur d oce­lot. On entraine un jeune chien novice en l'integrant dans un~ meutedeja constituee, au il apprend par imitation les techniques de pIstage etde traque. Ce processus de dressage est realise conjointement par leshommes et par les femmes, car si ces dernieres ne ~ortent ~as d'a~me~

et ne participent jamais a la mise a mort, elles contmuent neanmoms aexercer un controle sur leurs chiens jusque durant la chasse. En effet,lorsqu'un homme decide de chas~er avec des chi:ns - ce q~i ,n'est pastoujours Ie cas - il invite alors 1une de ses co-epouses, generalement

288

Le monde de la foret

celIe avec laquelle il vient de passer la nuit, a Ie suivre en foret encompagnie de sa meute, Les chiens sont tenus en laisse par leur maitressej~s~u'au point au Ie mari commence a chercher des traces de gibier, OnlIb,ere alo,rs la meute ,et lorsqu'un chien Haire l'odeur caracteristiqne d'unanimal, il se met a aboyer sur un mode determine' sa maitressel' I' ,

encourage en appelant par son nom et en repetant « sik, sik, sik ), laf~rmule stand,ard pour la?cer un chien courant sur une piste. Toutefois,d,~s que Ie chien est parn sur la trace, Ie role cynegetique de la femmes mterrompt ; elle reste sur place et c'est l'homme qui se consacre a latraque en suivant la meute au pas de course, En terrnes de venerie onpourrait sans d~ute, dire que l'homme joue Ie role de piqueur, tandis'queIa femme se VOlt devolue la tache de valet de chiens.

. La cOrriplementarite de l'homme et de la femme se maintient pourtanrjusque dans la traque, par la mise en commun de leurs rnaitrisessvmboliques ~espectives. En effet, durant toute la poursuite du gibier, Iem~n et son epouse chan tent separemenr des anent afin de stimuler leschiens ~t de les proteger d'une attaque soudaine de I'animal traque, Onpourra juger des deux registres respeetifs par les exemples qui suivent.

Anent feminin

Mon chien de patukmai (repete quatre fois), maintenant que I'aube se leve jete Ikhe sur Ie gibier (his) ,Maintenant je te fais donner de la voix (his)T:ay~n~ libere de la laisse, je te, fais poursuivre ta proie (ter)Ainsi t ayant ernmene, mo? c~l~n de patukmai, j 'ai vu I'aube en te Ikhant (his)Ma petite personne noire, Je tal emmene avec moi (his).

, (Chan~ par Mamays, femme du Kapawientza,)Anent masculin I

Mon chi~n de patukmai (r~pete quat~e fois), etant ainsi meme (his), pourquoidone? (hIS), pou~ quelle ~alson vie~srtu ici ? me dis-tu (his)Tout en, allant (hIS), Je ,val~ sans qu on puisse triompher de moiMon ch,~n d~ patukmai (hIS), tout en' allant (his), je vais terrifiant les animauxMon petl,t chien (~is), toi a~.lSSi etant d'une folie intrepidire, toi qui sais risquer,tu vas survre la piste en faisanr « jau, jau, jau n,

Tout en allant (his), tu me dis « quand je vais ainsi, tu me voles rna femme ».

(Chante par Taish, homme du Kapawientza.)

Dans ces deux cas, comme dans la majorite des anent destines ae,ncourager les, c~i~n~ laches su~ un gibier, Ie chien courant est metapho­nquement assImtle a un « chIen de patukmai ), c'est-a-dire un chiensylvestre (Speothos venaticus). En effet, ces animaux carnivores sontreputes pour chasser en meute avec beaucoup de pugnacite et d'intelli­genc~ tactiq~e; en depit d.e leur petite taille, il n'est pas rare qu'ilsparvIennent a tuer des pecans et parfois me me de jeunes tapirs.

Selon les ,Ac~uar, Ie Speothos est a peu pres impossible a apprivoiseret la domestIcatIon de ses qualites sauvages n'est rendue possible que par

289

Page 149: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

leur transfert putatif au chien courant. Ce dernier chasse pour ses maitres,alors que le chien sylvestre chasse toujours pour son c~m~te. Comm~

dans tous les anent sans exception, ceux-ci sont adresses directernent aun individu en particulier, en l'occurrence le chien qui mene la, meute.Par ailleurs, la complernentarite des roles sexuels e~,t tres ,clal~e~,ent

marquee dans ces anent: la femme evoque surtout 1impulsion initialequi lance le chien sur la piste du gibier, ta~~is, que l'homme brode sur leparallele dans l'audace qui fonde la cornplicite entre le chef de meute etlui.

La traque du gibier courant (pecaris et gros ~ong~urs) es~ la seuletechnique de chasse OU l'usage d'une meute soit utile, quoique ?onindispensable. Les Achuar ne chassent donc pas toujours avec des chienset il fut merne une epoque, avant l'arrivee des Espagnols, OU il~ enignoraient jusqu'a l'existence. D'ailleurs, nous avons vu qu'un ammaldebusque est difficile a atteindre en pleine course. avec un~ sarbacane etqu'il vaut mieux employer une lance ou un fusil pour 1abattre av;ntqu'il ne soit au reduit. Lorsqu'un chasseur part avec une m~ut~, c estdone presque toujours muni d'un fusil et afi~ de chasser des pecans dontil a prealablernent repere les traces. Les chiens achuar ?e ~ont pas, des

.chiens d'arret et s'ils sont fort utiles pour forcer un pecan hors d,u,neharde ils sont en revanche un inconvenient en cas de rencontre de gibierbranche car leurs aboiements donnent l'eveil aux singes et aux oiseaux.S'il ne desire pas utiliser son fusil- pour menager ses munitions - ~t s'iln'a pas 'repere de signes recents de gibier courant, un ~o~me lals~era

son epouse et sa meute a la maison afin de ~hass,er. sohta~rement a lasarbacane. Comme il est previsible dans un habitat SI disperse, les Achuarne font en effet ni battues, ni chasses collectives et chaque hommeparcourt la foret pour son propre compte et celui de sa ma.isonnee. ,

Lorsqu'ils n'emmenent pas de chiens, les Achuar pratiquent soit lachasse a l'affUt soit la chasse al'approche, cette derniere technique etantde loin la plus 'courante. Dans les deux cas, les perio~es l~s pl~s. propicesde la journee sont Ie debut de la matinee ~t lao fin de 1apres-mldl, l?rsquetous les animaux diurnes et nocturnes s actlVent de concert apres leurreveil ou avant leur coucher. Quand on veut chasser assez loin de lamaison, il est donc imperatif de se mettre en route aux premieres lue~r~

de l'aube pour se trouver a pied d'a:uvre au moment opport~n. P~rtl ~

l'aurore un chasseur restera generalement absent toute la Journee, amoins ~u'il n'ait eu la chance d'abattre tres tot un ~e~ari.; s'il ne. tuequ'un singe, un oiseau ou un tatou au cou~s d~ la ~~tmee, tl poursU1;rases recherches jusque dans Ie courant de 1 apres-mldl afin de completer

290

Le monde de la foret

sa prise".En revanche, la chasse precrepusculaire se deroule aux abords~e la matson et elle constitue plutot une maniere de distraction avantI ?eur~ du c~u~~er, qu'un~ ~echnique cynegetique efficace. La proximite?un lieu habite eloigne generalement Ie gros gibier (pecans et singes) etil es~ done rare qu'on puisse tirer autre chose que ces petits oiseauxc~asses par le~ Achuar dans la categorie chinki. II s'agit presque d'un jeud adresse, qui p~rmet de s'entrainer avec des flechettes sans curare et quiprocure accessouement quelques friandises carnees pour Ie diner si lamatson manque de viande.

La chasse al' affUt se fait done principalement aproximire de la maisonou dans les essarts, »:otamment lorsqu'il faut tuer des rongeurs nocturnes-, su~to~t les agouns et les acouchis - qui viennent commettre desdepredations dan~ les, plantat!ons. Nous avons vu au cours du chapitreprecedent que le jardin fonctlOnne un peu comme un immense appat etque certains ,arbressont me~e deliberement epargnes lors de I'essartage,c~r leurs fruits, ~on comestibles pour les hommes, attirent cependant lesoiseaux. ~es pe~ltes cahutes OU l'on enferme les poules durant la nuitsont aUSSl regulierement visitees par des predateun carnivores, tels lesocelots o~ les tayras. Les prelevements operes sur la basse-cour lors dec:s agressions nocturnes sont toutefois contrebalances par la possibilire~ a~attre un ocelot, dont la peau possede une bonne valeur marchande _e~mva!e~te, par ~xemple, a une quarantainede cartouches de calibreseize. ~ un~ certal.ne facon, Ie poulailler sert done d'appat au rneme titre~ue Ale Jardl~, mars po~r ~es finalites differentes. Enfin, si la chasse a1 ~ffut des olsea~x du .jardin contripue fort peu a l'alimentation quoti­dienne, e!le possede neanmoms une fonction propedeutique tres impor­ta?te. C est, en effet, en s'exercanr a tirer sur Ies moineaux quifrequentent Ie,S essarts ~ue les garcons, encore trop jeunes pour accom­pagn,er leur pere en foret, apprennenr les rudiments de I'art du chasseur.Postes pendant des h~ures pres du meme arbre, ils acquierent peu apeuquelques vertus cardmales : approche silencieuse, observation du com­portem~nt des ~nimaux, rapidite et precision du tir ala sarbacane.

11 arnve aUSSl parfois qu'un chasseur se poste en affut dans la f At' d I' , 1 bl ore,

pres e, l~UX p:ea a ement reconnus dont il sait qu'ils .sont frequentes~ar,l: glbler. C est Ie cas, par exemple, des salines, qui sont ~n nombre~lm~t~ et dont les Achuar connaissent bien les emplacements. Selon lesIndIgenes, chaque espece animale utiliserait un gisement different et lestr?us a sel sont donc distingues en· fonction du type de gibier qui lesfreq~ente. Les pl~s c?uramment surveillees sont les salines apecaris (pakiw,eerl: « s~l d~ pecar~ »), les salines a stentors et les salines a penelopes.L affut pres dune saline donne toutefois des resultats hautement aleatoireset les Achuar prererent se poster aproximite de lieux OU ils ont repere

291

Page 150: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

des signes d'activites animales recent:s : b?uges de ~ec~ris, ~ccumulatio~

d'excrements de singes-hurleurs au pled dun arbre, POInt d ~au per~urbe.

il y a peu, terriers d'agoutis fraic~e~ent creuses ... ~ Pour fau~ sortir lesagoutis de leur terrier, les Achuar imitent leur cn .a la pe~fectlOn (~ kru,kru kuru kru») parfois a l'aide d'un appeau triangulaire en bOIS debal~a ou ~n ecor~e de pitiu. D'une maniere generale, la. chasse a l'~ffUtn'est pas consideree comme une activite tres excitante et SI ~ous POUVIO~S

nous permettre une analogie metaphorique avec not~e umvers culturel,nous dirions que les Achuar ne I'estiment pas « sportive ».

La chasse la plus difficile, celle qui exige la parfaite maitrise de l'artcynegetique et procure en retour les plus grand~ plaisirs,. ~'est la cha~se a

·la trace ou a I'approche. Indispensable pour tirer le gibier branche, lachasse a I'approche est aussi, en I'a~sence de chiens, une n~c~ssite absoluepour tirer le gibier courant. Le pistage de la trace e.st generalement unprealable a l'approche du gros gibier terrestre, car il est ra~e qu'on lerencontre inopinernent sans avoir auparavant rep ere ses empremtes, Tousles gibiers courants laissent des trac~s caracteri~tique-s ; l~s pecans, ~ar

exemple, empruntent apeu pres toujours les memes coulees. Lor:quunchasseur tombe sur l'une de ces coulees ou sur une parcelle de foret dontle sol a ete foui par les pecaris pour y trouver ~e la no~rrit~re, il ~ui f~ut

interpreter tres precisement les traces pour reperer la direction qu a pnsela harde estimer le temps ecoule depuis son passage' et le nornbred'anima~x qui la composent. Les tatous, les agoutis, les cervides. et lespacas laissent aussi des traces caracteristiques de leur passage, mars ellessont plus difficiles a apercevoir car ces animaux ne se deplace~t pas enbande. Le chasseur doit alors etre attentif aux indices les plus infimes :quelques empreintes apeine visibles sous la litiere de feu~lles mortes, u~e

branche cassee des excrements frais... Le gibier arboncole ne produitpas de traces susceptibles d'etre pistees, mais il dep?se neanmoins ~a etIa sur Ie sol des temoignages de son passage. Les smges-hurleurs et lessinges-laineux evacuent, pa.r exemple, des ~~ines do~t. 1:odeur tres forteimpregne durablement Ie.pled des. arbres qu tis ont VIsltes.

Dans la majorite des cas, toutefois, Ie gibier branche ~e repere au son:soit par Ie signal sonore caracteristique de l'espece, Sott dans Ie cas dessinges, par Ie bruit qu'ils font en sedepla~ant d'une branche al'autre. Lereperage auditif est donc fondame~tal dan~ ceo type de chasse et unhomme se deplace toujours en foret avec 1orellle aux aguets et de lafa~on la plus silencieuse possible. Ceci explique qu 'un Achuar n~ partpratiquement jamais a la chasse si' la jour~ee s'annonce tres pluvleus:,puisque Ie bruit des gouttes frappant les feuilles est suffisant P?ur couvnrtous les autres sons. Des que Ie gibier est rep ere al'oreille, sOlt au hasar~

de la rencontre, soit apres avoir suivi sa trace, l'approche aportee de tIr

292

Le monde de la foret

comm~nce. C'est la phase la plus delicate de la chasse. qui debute alors,celIe ~u les chasseurs experimems, temoignent de leur superiorirs. Eneffet, il f~u~ non seulement se deplace- tres silencieusement pour appro­c~e~ le gibier le pl~s pres possible - sous son vent lorsqu'il s' agit degibier courant - mars il faut aussi prevoir toutes ses reactions si on luidonne l'eveil.

L'essentiel de l'art cynegetique chez les Achuar, comrne dans de~om?re~s~s autre~ societes (Laughlin 1968), ne reside pas tant dans1habtlete a se servir des arrnes que dans la connaissance approfondie desmreurs et du comportement des animaux chasses. Ce qui differencie unchasseur age et experimenre d'un chasseur jeune et maladroit, ce n'esrpas que le premier tire mieux a la sarbacane - meme I'ethnologue finitpar acquerir ce savoir-faire - mais qu'il a eu Ie temps de devenir unr,emarquable ~?ecialiste de l'ethologie animale; c'esr dans le pistage et~ a~pro~he qu u m:ttra ses c?nn~issances a profit. II sait, par exemple,muter a la perfection les ens d alar me des petits ou des femelles enchaleur de n'importe quelle espece, afin d'attirer les parents ou les malesaportee de sarbacane. II sait immediatement distinguer le male dominantdans une troupe de singes-hurleurs et le tuer en premier; les femellesrestent alors sur place, pour Ie « pleurer » dit-on, et il devient facile deles abattre, II prend soin de ne pas tirer sur les laies pleines ou suiteesafin ~e maintenir Ie potentiel reproductif d'une harde de pecans. CornmeIe cu.ra.re n'agit pas instantanement, il prevoit aussi la reaction probabledu gibier blesse : le pecari a levres blanches fait front et pent charger Iepecari a colli~r se refugie dans drs trous ou des arb res creux, Ie pacatente de se Jeter a l'eau, le singe-laineux et le capucin arrachent la~echett~ et s'enfu.ient rapidernent, tandis que Ie singe-hurleur resteimmobile, convulslvement agripp~ aune branche.

n n'est pas toujours possible de! recuperer un animal fleche au curare'les oiseaux peuvent mobiliser leurs dernieres energies pour s'envoler e~retomber dans des fourres impenetrables, les singes restent agrippes aleur branche, les rongeurs vont mourir au fond de terriers inaccessiblesles pacas coulent a pic dans la riviere... Les Achuar disent qu'un animaiblesse, qu'ils n'ont pas reussi a retrouver, va voir Ie chamane de sonespec.e pour ~e faire s?igner. Lorsqu'un gibier qui vient d'etre tue presentedes slgnes dune anClenne blessure, ils commentent d'ai1leurs avec beau­coup de prec~s~on l~ fa~on dont s'est formee la cicatrice, la graviteprobable des leSIons mternes et leurs consequences sur l'activite du sujet.

Vne fois que l'animal touche par un dard a ete finalement recupere, itfaut encor~ Ie rame~er ~ la maison. Si Ie chasseur est seul et que la proieest volummeuse (pecan et grand singe), il portera l'animal en tier apresl'avoir sommairement etripe, Ie chargeant sur son dos avec un bandeau

293

Page 151: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

de poitnne. Chaque espece de mamrnifere est arnarree avec des lianes,selon une technique de portage adaptee a sa morphologie. Les oiseauxsont irnmediatement deplumes et portes en bandouliere, generalementattaches par un nceud coulant autour du cou. Lorsqu'une femme estpresente, c'est elle qui portera la prise dans son panier-hotte chankin, afinque Ie chasseur puisse conserver sa liberte de mouvement. S'il s'agit d'ungros gibier, l'epouse commencera a Ie depecer sur place pour faciliter Ieportage dans la hotte, chaque morceau etant enveloppe separement dansdes feuilles. Les Achuar des deux sexes possedent generalement uneextraordinaire resistance physique; il n'est pas rare de voir un hommerevenir de la chasse en portant deux pecaris a lev res blanches d'unetrentaine de kilos chacun, accompagne de sa femme qui en charge untroisieme dans sa hotte. Quand les prises sont trop lourdes pour etreramenees par un homme seul, 'on suspend sur place une partie du gibierafin de venir Ie chercher plus tard. .

Lorsqu'un homme polygame part a la chasse avec I'une de ses femmes,c'est elle qui partagera Ie gibier au retour et distribuera equitablement lesmorceaux de viande aux autres co-epouses ; si elle est jeune, toutefois,elle reservera generalement les meilleurs morceaux a la tarimiat (premiereepousee), pour lui temoigner son respect. Quand I'homme est partichasser en solitaire, il depose Ie gibier sans un mot aupres du foyer de latarimiat ou, parfois, de la femme avec laquelle il a passe la nuitprecedente. C'est elle qui devra alors distribuerla viande, puis en grillerimmediatement quelques morceaux, si c'est un gros gibier, afin de lesservir a son mari au retour de la baignade qui conclut la partie de chasse.

Dans la mesure ou la maitrise des techniques de chasse passe essentiel­lement par la connaissance des mceurs du gibier, l'educationcynegetiquedes garcons consiste surtout ales familia riser avec Ie monde animal. Desleur age Ie plus tendre, les garcons apprennent a distinguer les differentstypes de comportement animaux en ecoutant attentivement les intermi­nables recits de chasse qui forment la matiere principale des conversationsentre les hommes. Lorsqu'un gibier est rapporte a la maison, les enfantsfont cercle autour de I'animal et examinent minutieusement ses caracte­ristiques anatomiques externes et internes, guides dans leurs observationspar les commentaires des adultes .. En outre, presque toutes les maisonsachuar abritent des animaux sauvages plus ou moins apprivoises et lesenfants apprennent certainement beau coup sur leurs reactions en jouantquotidiennement avec eux. Des I'age de dix ans, enfin, les jeunes garconsaccompagnent occasionnellement leurs peres a la chasse et recoivent ainsiun enseignement pratique irremplacable. C'est dire qu'avant rneme decommencer I'apprentissage du maniement des armes, les garcons sontdeja familiarises avec les animaux qu'ils vont chasser. Lors de I'identifi-

294

Le monde de la foret

cation des oiseaux sur des planches ornithologiques, nous avons etefrappes de constater que des garcons ages d'une dizaine d'annees etaientcapables de reconnaitre et de' nommer plusieurs centaines d'especes,d'imiter leur chant et de decrire leurs moeurs et leur habitat.

Le premier entrainernent au tir se pratique sous une forme .ludique,generalement avec un petit tube a piston qui projette des boulettes parcompression de I'air a I'interieur du tuyau. Avec ce jouet, nornmepapaisnanku, et avec des sabarcanes miniatures confectionnees .en evidantdes bambous, les garcons s'exercent a toucher de menuescibles vivantes :papillons, coleopteres, grenouilles... Par la suite, et sous la surveillanced'un homme, on les autorise a s'essayer au tir sur une cible fixe avecune vieille sarbacane.: Vers l'age de douze ans, Ie pere fabrique pour sonfils une veritable sarbacane, modele reduit de celle des adultes. C'estavec cette arme, deja fortefficace, que Ie jeune garl<0n accompagnedesorrnais son pere a la chasse ou qu'il s'entraine seul a tirer les oiseauxdu jardin. L'apprentissage du maniement du fusil se fait plus tardivement,encore que I'observation fascinee et distante de son mode de fonctionne­ment debute des la plus tendre enfance. De fait, nous n'avons jamais euconnaissance qu'un enfant ait ete tue ou blesse accidentellement enmanipulant une arme a feu chargee laissee a sa portee, Enfin, si un jeunehomme participe rarement a une expedition belliqueuse avant d'avoirpris une epouse, il est neanmoins certain que son apprentissage desmethodes de chasse Ie prepare efficacement a devenir un guerrier. DepuisIe pistage jusqu'au maniement du fusil, toutes ces techniques qu'ilapprend de son pere pour chasser des animaux lui serviront un jour pour

d h d,,.I . ,

tuer es ommes et essayer e n etre pomt tue par eux.I,

i

Au centre de son jardin, chaque maisonnee s'arroge I'usage de la foretqui I'entoure avec une exclusivite decroissante a mesure que I'on s'elolgnevers l'exterieur. En regle generale, Ie territoire de predation d'une uniteresidentielle isolee affecte la forme d'une aire concentrique a I'espacedefriche. Chaque maison assigne des limites approximatives - materiali­sees par des cours d'eau - au territoire qu'elle exploite en propre et queson chef a balise d'un reseau de sen tiers de chasse (charuk). Etant donneel'extreme dispersion de I'habitat, il n'existe pas de competition pour lesterrains de chasse entre les unites domestiques achuar et ilest exception­nel que la zone de predation exclusive d'une maisonnee soit inferieure aquarante kilometres carres 3. Les techniques d'usage de I'espace forestier

3. Les mecanisrnes complexes qui assurent la regulation de 13 territorialite, et donc larepartition des zones de chasse, sont analytiquement exterieurs au domaine des forces

295

Page 152: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

varient selon la proximite de la maison. Dans un rayon de un a deuxkilometres a partir du jardin, se situe l'aire de cueillette intensivefrequentee par tous les membres de l'unite domestique. C'est encore unespace hautement socialise, accessible par une courte promenade, inti­mement connu de tous et parcouru sans contraintes. Au-dela de ce cerclefamilier, ou il est rare que le gros gibier s'aventure, commence la zonede chasse proprement dite. Elle s'etend sur un rayon d'environ cinqkilometres a partir de chaque maison et demeure le domaine privilegiedes hommes. Les femmes ne se deplacent dans cette zone qu'en compa­gnie de leurs epoux et les enfants n'ont pas le droit d'y penetrer sanssurveillance des adultes. Alors que le perimetre de foret bordant le jardinest encore un lieu domestique OU se prolonge la vie quotidienne dufoyer, cet espace de la chasse est un univers proprement masculin.

Au-dela de l'aire de quarante a cinquante kilometres carres danslaquelle un chasseur confine ordinairernent ses courses, debute une sortede no man's land, a l'etendue variable selon la plus ou moins grandedensite de l'habitat. Les territoires de chasse sont rarement tout a faitcontigus ; dans le biotope interfluvial, OU les maisons sont tres dispersees,il arrive sou vent que ces zones forestieres interstitielles soient fort vastes.C'est tout particulierement le cas lorsqu'elles forment un tampon entreles aires territoriales de deux nexus endogames engages dans des hostilitesouvertes (voir Descola 1981a : 626-34 et 1982b). Ces zones-tampons deplusieurs centaines de kilometres carres ne sont exploitees par personneet constituent des refuges temporaires pour la faune nomade ayant etesoumise ~ un moment donne a une grande ponction cynegetique. Entraversant ces no man's lands, on est immediaternent frappe par l'extremeabondance d'un gibier devenu peu farouche, car deshabitue de la presencehumaine. Ces regions intersticielles fonctionnent done un peu commedes reserves, permettant une reproduction optimale des populationsanimales dans un milieu depourvu de predateurs humains, Quelle quesoit la pression localement exercee par des chasseurs sur Ie gibier, lapresence de ces reserves naturelles garantit amoyen terme sur l'ensembledu territoire achuar le maintien d'un equilibre dynamique entre lespopulations animales et ceux qui les chassent.

Comme on le verra ci-apres en examinant la productivite de la chasse,il semble bien qu'un territoire de quarante a cinquante kilometres carressoit amplement suffisant pour assurer l'approvisionnement regulier d'une

productives, puisqu'ils dependent de I'ensemble des rapports sociaux qui intentionnel­lement ou inintentionnellement organisent les proces d'appropriation de la nature. Laterritorialite achuar est donc hors du champ de cette etude, mais elle sera specifique­ment traitee dans un futur travail voue a I'analyse des rapports de production et dereproduction.

296

~J-.'!l:i~•~.1:•-,

Le monde de la foret

maison par un ou deux chasseurs. Ross (1976: 231) propose le chiffrede cent cinquante kilos par kilometre carre comme une estimation de cequi peut etre preleve annuellernent sur les populations de mammiferes etd'oiseaux amazoniens sans mettre en danger le taux de reproduction dela faune ; ainsi, un territoire de chasse moyen chez les Achuar pourraitsupporter une ponction annuelle d'au moins 6000 kg de biomasseanimale potentiellement comestible, soit approximativement une quin­zaine de kilos de gibier par jour et par maison. 11 est vrai que ce genred'estimation de la capacite de charge d'un territoire est relativementarbitraire, car elle est le produit de l'enchainement d'hypotheses approxi­matives, a commencer par l'estimation initiale de la composition de labiomasse animale en Amazonie avancee par Fittkau et Klinge (Fittkau etKlinge 1973: 2 et 8), sur laquelle Ross fonde ses calculs. Mais cesdonnees offrent neanmoins un ordre de grandeur tres general qui permetde se faire une idee du rapport entre la dimension de la zone de chassed'une maison achuar et sa productivite theorique en terme de gibier.

Au cours d'une journee de chasse, un homme parcourt en moyenneentre trente et quarante-cinq kilometres, dont une dizaine pour traverserl'espace de cueillette intensive dans les deux sens. En raison des accidentsde terrain, les distances effectivement parcourues sont doubles ou triplesdes distances avol d'oiseau et il faut done generalement plus d'une heurepour gagner la limite de la veritable zone de chasse depuis la maison.Lorsque celle-ci est situee au centre du territoire de predation, les briseesde chassecharuk forment un reseau multidirectionnel ayant l'apparenceramifiee des cristaux de neige (doc. 34). Parti le matin avec une orienta­tion precise, [e chasseur emprurite d'abord la branche principale qui lemene dans la zone OU il a decide; de chasser. 11 explore alors le terrain enparcourant une large boucle q~i le ramene au chemin suivi pour ledepart. 11 n'y a done pas de qua9rillage de l'espace, mais urie progressionlineaire en arrondi, au cours de laquelle le chasseur balaye trois ou quatrekilometres carres de terrain dans la journee, soit a peu pres un dixiemede son territoire global. Beaucoup moins productive qu'une battuecollective, cette technique de parcours individuel fragmente possede enrevanche le merite d'equilibrer la ponction cynegetique sur tout le terrainde chasse. D'autre part, etant donne la m"obilite de la plupart des especesde gibier, les chances de rencontre sont statistiquement identiques achaque sortie dans une direction differente,

Le territoire de chasse d'une maison est souvent Iegerement excentrepar rapport a celle-ci et il faut alors parcourir une certaine distance pours'y rendre. Ceci arrive, par exemple, lorsqu'une unite domestique isolees'est maintenue dans le rnerne perimetre local pendant une vingtained'annees, en y construisant deux ou trois demeures successives; Ie

297

Page 153: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

varient selon la proximite de la maison. Dans un rayon de un a deuxkilometres a partir du jardin, se situe l'aire de cueillette intensivefrequentee par tous les membres de l'unite domestique. C'est encore unespace hautement socialise, accessible par une courte promenade, inti­mement connu de tous et parcouru sans contraintes. Au-dela de ce cerclefamilier, ou il est rare que Ie gros gibier s'avenrure, commence la zonede chasse proprement dite. Elle s'etend sur un rayon d'environ cinqkilometres a partir de chaque maison et demeure Ie dornaine privilegiedes hommes. Les femmes ne se deplacent dans cette zone qu'en compa­gnie de leurs epoux .et les enfants n'ont pas Ie droit d'y penetrer sanssurveillance des adultes. Alors que Ie perimetre de foret bordant Ie jardinest encore un lieu domestique OU se prolonge la vie quotidienne dufoyer, cet espace de la chasse est un univers proprement masculin.

Au-dela de l' aire de quarante a cinquante kilometres carres danslaquelle un chasseur confine ordinairement ses courses, debute une sortede no man's land, a I'etendue variable selon la plus ou moins grandedensite de l'habitat. Les territoires de chasse sont rarernent tout a faitcontigus ; dans Ie biotope interfluvial, OU les maisons sont tres dispersees,il arrive souvent que ces zones forestieres interstitielles soient fort vastes,C'est tout particulierernent Ie cas lorsqu'elles forment un tampon entreles aires territoriales de deux nexus endogarnes engages dans des hostilitesouvertes (voir Descola 1981a : 626-34 et 1982b). Ces zones-tampons deplusieurs centaines de kilometres cartes ne sont exploitees par personneet constituent des refuges temporaires pour la faune nomade ayant etesou mise a un moment donne a une grande ponction cynegetique, Entraversant ces no man's lands, on est immediatement frappe par l'extremeabondance d'un gibier devenu p~u farouche, car deshabitue de la presencehumaine. Ces regions intersticielles fonctionnent done un peu commedes reserves, permettant une reproduction optimale des populationsanimales dans un milieu depourvu de predateurs humains, Quelle quesoit la pression localernent exercee par des chasseurs sur Ie gibier, lapresence de ces reserves naturelles garantit amoyen terme sur I'ensembledu territoire achuar Ie maintien d'un equilibre dynamique entre lespopulations animales et ceux qui les chassent.

Comme on Ie verra ci-apres en examinant la productivite de la chasse,il semble bien qu'un territoire de quarante a cinquante kilometres carressoit amplement suffisant pour assurer l'approvisionnement regulier d'une

productives, puisqu'ils dependent deI'ensemble des rapports sociaux qui intentionnel­lement ou inintentionnellement organisent les proces d'appropriation de la nature. Laterritorialite achuar est done hors du champ de cette etude, mais elle sera specifique­ment traitee dans un futur travail voue a I'analyse des rapports de production et dereproduction.

296

Le monde de la .foret

maison par un ou deux chasseurs. Ross (1976 : 231) propose le chiffrede cent cinquante kilos par kilometre carre comme une estimation de cequi peut etre preleve annuellement sur les populations de mammiferes etd'oiseaux amazoniens sans mettre en danger Ie taux de reproduction dela faune ; ainsi, un territoire de chasse moyen chez les Achuar pourraitsupporter une ponction annuelle d'au moins 6 000 kg de biomasseanimale potentiellement comestible, soit approximativernent une quin­zaine de kilos de gibier par jour et par maison. II est vrai que ce genred'estimation de la capacite de charge d'un territoire est relativementarbitraire, car elle est le produit de I'enchainernent d'hypotheses approxi­matives, a commencer par l'estimation initiale de la composition de labiornasse animale en Amazonie avancee par Pittkau et Klinge (Fittkau etKlinge 1973: 2 et 8), sur laquelle Ross Conde ses calculs, Mais cesdonnees offrent neanmoins un ordre de grandeur tres general qui permetde se faire une idee du rapport entre la dimension de la zone de chassed'une maison achuar et sa productivite theorique en terme de gibier.

Au cours d'une journee de chasse, un homme parcourt en moyenneentre trente et quarante-cinq kilometres, dont une dizaine pour traverserl'espace de cueillette intensive dans les deux sens. En raison des accidentsde terrain, les distances effectivement parcourues sont doubles ou triplesdes distances avol d'oiseau et il faut done generalernent plus d'une heurepour gagner la limite de la veritable zone de chasse depuis la maison,Lorsque celle-ci est situee au centre du territoire de predation, les briseesde chassecharuk forment un reseau multidirectionnel ayant I'apparencerarnifi€e des cristaux de neige (doc. 34). Parti Ie matin avec une orienta­tion precise, Ie chasseur emprunte d'abord la branche principale qui lemene dans 1a zone OU il a decide de chasser. II explore alors Ie terrain enparcourant une large boucle q~i Ie rarnene au chemin suivi pour Iedepart. II n'y a done pas de quadrillage de l'espace, mais une progressionlineaire en arrondi, au cours de laquelle Ie chasseur balaye trois ou quatrekilometres carres de terrain dans la journee, soit a peu pres un dixiemede son territoire global. Beaucoup moins productive qu'une battuecollective, cette technique de parcours individuel fragmente possede enrevanche le merite d'equilibrer la ponction cynegetique sur tout Ie terrainde chasse. D'autre part, etant donne la mobilite de la plupart des especesde gibier, les chances de rencontre sont statistiquement identiques achaque sortie dans une direction differente.

Le territoire de chasse d'une maison est souvent legerement excentrepar rapport a celle-ci et il faut alors parcourir une certaine distance pours'y rendre. Ceci arrive, par exemple, lorsqu'une unite domestique isolees'est maintenue dans Ie meme perimetre local pendant une vingtained'annees, en y construisant deux ou trois derneures successives; Ie

297

Page 154: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde de la foret

34. Organisation spatiale schematique des territoires de chasse

MAISON ISOLEE

territoire immediaternent environnant a ete intensivement exploite durantcette periode et, faute de deplacer la maison, c'est l'espace de predationqui doit etre etendu, Le cas se presente egalement lorsque deux ou troisrnaisonnees forment un petit agregat residentiel et que 1'0n doit alorsclairement separer les zones de predation de chacune d'entre elles(doc. 34). Comme l'acces du territoire de chasse requiert alors unemarche d'approche beaucoup plus longue, les Achuar construisent ausein de ce territoire une petite loge de chasse qui permet de dormir loinde la residence principale pendant une ou plusieurs nuits. Cette loge dechasse est beaucoup plus qu'un abri temporaire (pankat jea), tel ceuxqu'on monte en quelques minutes lorsqu'il faut passer la nuit en foret,C'est une veritable maison en miniature, dotee de quelques ustensiles decuisine et parfois entouree d'un petit jardin de manioc qui permetd'assurer un ravitaillement minimum. Situee a une distance variant entrecinq et douze kilometres de la residence principale, cette loge de chasseest appelee etenkamamu (litteralernent : « ce qui est au centre )) ; ce nomdenote bien la fonction qui lui est devolue : elle permet en effet d'etre apied d'oeuvre au cceur meme de la zone giboyeuse.

Dans la region d'habitat disperse traditionnel, a peu pres une maison­nee sur quatre possede une loge de chasse construite en dur et utiliseeregulierement, D'apres tous nos informateurs, c'est la une institutionancienne, sans rapport avec Ie systerne de double residence adopte parles Achuar du Perou afin de pouvoir passer une partie de l'annee en foreta reunir des bois precieux pour Ie compte des exploitants forestiers metis(Ross 1976: 96). Karsten men~ionne deja l'usage des loges de chassechez les Jivaro dans les annees trente, c'est-a-dire a une epoque OU ceux­ci n'etaient soumis a aucune pression neo-coloniale (Karsten 1935 : 79).11 existe une institution un peu analogue chez les Indiens Canelos, maissa generalisation chez eux repond sans doute a des contraintes sociales etecologiques issues de la proximite du front de colonisation. Vivant envillages parfois tres populeux, les Quichua pratiquent en effet Ie systemede purina (litteralernent : « longue marche »}, qui consiste a partir pourdes periodes de plusieurs semaines dans des residences secondaires parfoisetablies tres loin de leur habitat coutumier (Whitten 1976: 17 et passim).Alors que tout gibier a pratiquement disparu autour des villages d'ori­gine, ces maisons de foret permettent aux Canelos de chasser et de segorger de gibier durant au moins une partie de I'annee, Le purina est unmodele typique de double residence saisonniere, puisque generalementtoute la maisonnee se deplace en bloc d'un site d'habitat a l'autre.

Contrairement aux Quichua, les Achuar n'effectuent que de tres courtssejours dans leurs loges de chasse, car les conditions de confort n'y sontpas aussi bonnes que dans la residence principale toute proche. L' etenka-

o 5 km, ,

echelle approximative

Leboralolre de grephlqu8 . EHESS

Maison

Loge de chcs se

Sentier de chasse

AGREGAT RESIDENTIEL AVEC LOGE DE CHASSE

AB

~ Aire de cueilletle inlensive

1~:~nn:~:~1 Aire de chasse

298 299

Page 155: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique Le monde de la foret

299

territoire immediaternent environnant a ete intensivement exploite durantcette periode et, faute de deplacer la maison, c'est l' espace de predationqui doit etre etendu. Le cas se presente egalement lorsque deux ou troismaisonnees forment un petit agregat residentiel et que l' on doit alorsclairement separer les zones de predation de chacune d'entre elles(doc. 34). Comme l'acces du territoire de chasse requiert alors unemarche d'approche beaucoup plus longue, les Achuar construisent ausein de ce territoire une petite loge de chasse qui permet de dormir loinde la residence principale pendant une ou plusieurs nuits. Cette loge dechasse est beaucoup plus qu'un abri temporaire (pankat jea), tel ceuxqu'on monte en quelques minutes lorsqu'il faut passer la nuit en foret.C'est une veritable maison en miniature, dotee de quelques ustensiles decuisine et parfois entouree d'un petit jardin de manioc qui permetd'assurer un ravitaillement minimum. Situee a une distance variant entrecinq et douze kilometres de la residence principale, cette loge de chasseest appelee etenkamamu (litteralernent : « ce qui est au centre ») ; ce nomdenote bien la fonction qui lui est devolue : elle permet en effet d'etre apied d'oeuvre au cceur rnerne de la zone giboyeuse.

Dans la region d'habitat disperse traditionnel, a peu pres une rnaison­nee sur quatre possede une loge de chasse construite en dur et utiliseeregulierement. D'apres tous nos informateurs, c'est la une institutionancienne, sans rapport avec le systeme de double residence adopte parres Achuar du Perou afin de pouvoir passer une partie de l'annee en foreta reunir des bois precieux pour le compte des exploitants forestiers metis(Ross 1976: 96). Karsten rnentionne deja l'usage des loges de chassechez les Jivaro dans les annees trente, c'est-a-dire a une epoque OU ceux­ci n' etaient soumis a aucune pression neo-coloniale (Karsten 1935 : 79).II existe une institution un peu analogue chez les Indiens Canelos, maissa generalisation chez eux repond sans doute a des contraintes sociales etecologiques issues de la proxirnite du front de colonisation. Vivant envillages parfois tres populeux, les Quichua pratiquent en effet Ie systernede purina (litteralernent : « longue marche »), qui consiste a partir pourdes periodes de plusieurs semaines dans des residences secondaires parfoisetablies tres loin de leur habitat couturnier (Whitten 1976 : 17 et passim).Alors que tout gibier a pratiquement disparu autour des villages d'ori­gine, ces maisons de foret permettent aux Canelos de chasser et de segorger de gibier durant au moins une partie de l'annee. Le purina est unmodele typique de double residence saisonniere, puisque generalernenttoute la rnaisonnee se deplace en bloc d'un site d'habitat a l'autre.

Contrairement aux Quichua, les Achuar n'effectuent que de tres courtssejours dans leurs loges de chasse, car les conditions de confort n'y sontpas aussi bonnes que dans la residence principale toute proche. L'etenka-

o 5km, -----J

echelle approximative

Laboratolre de graphique . EHESS

298

Maison

Loge de chcs s e

Sen tier de chasse

MAISON ISOLEE

AGREGAT RESIDENTIEL AVEC LOGE DE CHASSE

34. Organisation spatiale schernatique des terri toires de chasse

AB

~ Aire de cueillette intensive

U~~nn~:~1 Aire de chasse

Page 156: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

mamu n'est jamais situe aplus d'une journee de marche de la maison ; iln'y a done pas discontinuite veritable entre l'espace forestier familier quienvironne immediaternent la demeure et Ie territoire OU est erigee la logede chasse (doc. 34). Un sejour ordinaire a l' etenkamamu dure generale­ment deux ou trois jours ; Ie chasseur est accompagne par l'une de ses

. epouses, qui porte les bagages et les provisions de bouche. Dans unemaisonnee polygyne, la loge de chasse permet ainsi de preserver unespace d'intimite conjugale et charnelle qui fait defaut dans la. grandemaison commune. D'ailleurs, de meme qu'un homme prend bien soind'effectuer une rotation equitable entre les lits de ses differentes epouses,de me me invite-t-il tour a tour une femme differente a Ie suivre a lachasse. En passant la nuit au cceur de la region giboyeuse, un chasseurpeut consacrer plus de temps a battre la foret pour chercher du gibierque lorsqu'il doit faire une marche d'approche prealable de plusieursheures afin d'atteindre Ie territoire de chasse. Ainsi, s'il rencontre despecaris Ie premier jour et en tue un ou deux, illui est encore possible deretrouver la harde Ie lendemain et d'abattre quelques animaux supple­mentaires avant qu'ils ne se soient trop eloignes,

Quand un chef de maisonnee decide de faire une tete de boissoncollective, par exemple pour inviter des parents a l'aider dans unessartage, il faut prevoir non seulement de la biere de manioc enabondance, mais aussi beaucoup de viande afin de recevoir les hates avecmunificence. S'il possede un etenkamamu, il s'y rendra juste avant la fetepour une periode de chasse intensive de quatre ou cinq jours. Le gibierquotidiennement accumule est boucane par sa femme au fur et amesure,sur une claie de bois vert construite au-dessus du foyer. Lorsqu'elle estbien boucanee, la vena ison peut se conserver pendant une dizaine dejours, notamment les cuissots et l'echine. Passe ce delai, eile commencea etre infestee de vers blancs dont on se debarrasse en la faisantlonguement bouillir. II est rare toutefois qu'on en vienne a cette extre­mite, car les Achuar apprecient peu la viande tres faisandee,

La loge de chasse permet aussi parfois d'exploiter une niche ecologiquedistincte de celIe de la residence ordinaire. C'est Ie cas dans les zoneslimitrophes entre un biotope interfluvial et un biotope riverain. UnAchuar etabli dans les collines de l'interfluve disposera ainsi d'un etenka­mamu a proximite d'un aguajal ou d'un bras de fleuve, qui lui permettrade venir pecher de gros poissons, de ramasser des ceufs de tortue ou dechasser les pecans, annuellement attires par les fruits du Mauritia jiexuosa.Inversement, une maisonnee installee dans une region marecageuse etinfestee de moustiques construira parfois une loge de chasse dans lescollines voisines, afin d'y beneficier episodiquement d'un climat moinsmalsain ; ce sejour offrira aussi l'occasion de chasser intensivement des

300

Le monde de la foret

singes, puisque, d'apres les Achuar, ces animaux preferent la foret del'interfluve aux regions riveraines. Cette complernentarite mutuelle netouche pas que les ressources naturelles : si un petit jardin est adjacent ala loge de chasse, on utilisera la differenciation pedologique afin de semerdes plantes qui viennent mal dans les sols de la residence principale.Ainsi, une maisonnee riveraine plantera du poison de peche timiu autourde son etenkamamu situe dans les collines, tandis qu'inversement unemaisonnee de l'interfluve plantera du poison de peche masu sur les solsalluviaux de sa loge de chasse riveraine.

Enfin, l' etenkamamu sert sou vent de poste avance pour la reconnais­sance d'un nouveau site d'habitat, En parcourant Ie territoire de chassedans ses confms les plus eloignes, parfois a deux journees de marche dela maison principale, Ie chasseur est attentif a reperer de nouveaux sitespotentiels pour relocaliser sa maisonnee, S'il decide de concretiser sonprojet, Ie chef de famille utilise alors la loge de chasse comme un relaispour I'etablissernent d'un essart pionnier Uatenka) , premiere etape d'unchangement de residence. L' etenkamamu permet ainsi d' allonger sensible­ment Ie rayon ordinaire des relocalisations de maisons en l'etendant aplus d'une journee de marche de l'ancien habitat. La loge de chassedevient alors un lieu de transit qui rend plus commode Ie transport desboutures et la surveillance des nouvelles plantations dans un jardinpionnier particulierement distant.

II est fort malaise d'analyser tn finesse l'effet des contraintes ecolo­giques et techniques sur la productivite de la chasse. Etant donne soncaractere hautement aleatoire, cette activite se soumet en effet plusdifficilement que I'horticulture Ia des generalisations statistiques. Lacompetence des chasseurs est inegale, l'accessibilite du gibier peut fluctueren fonction de variations climatiques de faible amplitude ou de differencesentre les niches ecologiques exploitees ; enfin, Ie rythme des sorties dechasse est tres irregulier car des circonstances contingentes peuvent Ieralentir (maladie, guerre, visites, construction d'une maison, essartage... ).Le seul moyen d'analyser I'efficacite potentielle de la ponction cynege­tique, en tenant compte de toutes les variables qui influent sur elle, estd'etudier un echantillon des tableaux de chasse realises par un grouped'hommes representatifs, Pour constituer un tel echantillon, nous avonsretenu tous les animaux tues par 21 chasseurs differents, repartis entre14 unites domestiques distinctes, au cours de 84 sorties individuelles, sedecomposant en 74 sorties d'une journee (duree moyenne: 8 h 30minutes) et 10 sorties d'une demi-journee (duree moyenne : 4 h). Sontexclus de ce tableau de chasse les animaux qui n' ont pas etc rues au

301

Page 157: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

35. Ordre de frequence des prises selon le type de gibier

total pour-

nombreen kg centage

ordre de typepar du total

fre- de composition detype des prises

quence gibier pnsesde par type

gibier de gibier

15 toucans15 cracides divers7 agarnis

46 64 43,51 oiseaux 7 oiseaux divers(poids inferieur a500 g)

2 tinamo~s

14 pecans a levres27 626 25,52 pecaris blanches

13 pecaris a collier

11 singes-laineux6 capucins

141 18,03 primates 1 saki a tete blanche 191 tamarin a

moustache

4 agoutis 5 35 4,7

5 ecureuils 4 3 3,7

6 tatous 2 22 1,9

7 tapir 1 242 0,9

8 daguet gris 1 18 0,9

9 caiman noir 1 49 0,9

Total 106 1200 100

cours d'une sortie de chasse, c'est-a-dire les oiseaux ou les petits rongeurstires occasionnellement dans les jardins. Ces 84 sorties individuelles ontete etudiees au cours d'une enquete systematique de 181 jours, fracti~nnee

en 14 periodes de 12 jours, reparties ,~ur l'a?nee 1:77 et une partH~ del' annee 1978 afin de couvrir tout 1eventad possible des fluctuations

, , l'climatiques et saisonnieres. Les unites domestiques co?cernee~ ~ar en-quete etaient situees dans une variet~ de niches eCOl?gIq~es d~stm~tes (8rnaisonnees dans l'habitat interfluvial et 6 dans 1habitat riverain) et

302

Le monde de la foret

comptaient des chasseurs aux cornpctenccs tres inegales, II n'a pas etepossible d'equilibrer absolument 1'effectif des sorties de chasse par habitatet, dans cet echantillon, les rnaisonnees de 1'interfluve sont mieuxrep resentees gue celles du biotope riverain (58 sorties contre 26).

Le tableau 35 expose en detail le tableau de chasse global et presentedone une moyenne generale de la productivite cynegetique dans les deuxbiotopes. Un premier fait s'impose d'emblee : Ie nombre tres limite desespeces de gibier effectivement tuees de facon courante. Alors que lesAchuar reconnaissent comme comestibles environ 150 especes distinctesde mammiferes et d'oiseaux, seulement 25 especes sont representees surce tableau de chasse de 106 prises. Encore faut-il noter qu'une de cesespeces est ordinairement tabou (le tapir) et gue d'autres (5 especes depetits oiseaux) comptent pour bien peu en masse dans la composition dutableau de chasse. L'alimentation carnee guotidienne provient done d'ungroupe de gibier extremernent restreint ; ce tableau ne fait gue confirmer1'impression subjective de 1'observateur gui, jour apres jour, voyaitrevenir les memes animaux dans son assiette : pecans, toucans, cracides,agamis, singes-Iaineux, capucins et agoutis.

Dans la mesure ou les Achuar ne sont pas des chasseurs specialisesdans un type de gibier et qu'ils cherchent a abattre indifferemment tousles animaux reputes comestibles (kuntin) , il faut done bien admettre queles especes les plus communernenr tuees sont aussi celles que 1'onrencontre le plus communement lorsde chague sortie en foret. Onnotera incidernment gue ces especes sont diurnes en grande majorite, Iegibi~r ~e mceurs pri?cipale~e~t.n9cturnes semblant etre beau,c~up mieuxprotege de la ponction cynegetique. Ce tableau ne perrnet evidemmenrpas d'inferer des conclusions generales sur la composition proportionnellede la biomasse animale dans la region achuar, mais il indique au moinsque les pecaris, les singes-Iaineux, rles capucins, les toucans et les cracidesn'y sont pas rares. La chair de cesanimaux est particulierernenr apprecieedes Achuar et, en depit de la ponction intensive a laguelle ces especessont soumises, rien n'indique qu'elles soient en voie de rarefaction. Lecas achuar n'est d'ailleurs pas unigue et chez les Siona-Secoya de1'Amazonie equatorienne ce sont egalementles pecans, les singes-laineuxet les cracides qui constituent, dans cet ordre de frequence, la tres grandemajorite des prises de chasse (Vickers 1976 : 140).

Par le nombre de prises, ce sont les oiseaux qui forment le gibier Ieplus couramment tue dans une sortie de chassse (43,5 % du total desprises), suivis assez loin derriere par les deux especes de pecans (25,5 %).Mais si 1'on analyse les prises en terme de quantite de viande rapportee,force est de constater que les pecans dominent largement toutes lesautres especes, puisqu'ils representent a eux seuls plus de la moitie du

303

Page 158: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

poids total de gibier obtenu dans les 106 prises du t~bleau de chasse. P~.railleurs, si 1'0n considere, d'une part, que le tapir est tabou et qu ~lconstitue done un gibier hors normes et, d'autre part, qu~ le cai'~an. ~ouest tres rarement tue et que 1'0n ne mange que sa queue, 11 parait loisiblede soustraire ces deux prises, soit environ 290 kilos, du poids total degibier, afin de se rapprocher d'une serie de prises normales. Dans cetableau de chasse ainsi corrige, les pecans representeraient alors plus desdeux tiers de la masse de· viande obtenue a la chasse. lei encore,l'impression subjective de l'observateur se trouve confirmee par lesdonnees quantifiees, car dans la grande majorite des maisonnees achuarou nous avons sejourne au moins une semaine, il no us a ete donne le

plaisir delicat de manger du pecari,

36. Productivite differentielle de la chasseen fonction des biotopes

interfluve riverain

nombre de prises par sortie58 26- sorties de chasse

- prises 74 32

- prises par sortie 1,27 1,23

prises des principales especes ( % sur Ie total)25,6 25- proportion de pecaris

- proportion de primates 21,6 3_ proportion d'oiseaux de 1 kg et plus 31 50

probabilites de rencontre par sortie pour lesprincipales especes ( %)

32 30- pecaris- primates 27,5 11,5

- oiseaux de 1 kg et plus 39,5 61

L'exploitation par les Achuar de deux niches ecologiques differencieessouleve Ie problerne de la productivite differentielle de la chasse enfonction des biotopes. En premiere approximation, et comme le mo~trele tableau 36, il n'y a pas de difference dans le nombre moyen de. pns~spar sortie entre l'habitat interfluvial (1,27 prises) et l'habitat nveram(1,23 prises). En revanche, la composition des ta~leaux de chasse n~estpas identique dans les deux cas. Pour les deux biotopes, la propornonde pecaris sur le total des prises est equivalente .(25,6 % et 25 O~o), unresultat assez previsible dans la mesure OU ces arumaux ont des aires denomadisme tres vasteset ne s'attachentdonc pas a un habitat specialise.

304

Le monde de la foret

Les pecaris peuvent etre plus concentres en certaines saisons danscertaines localites - notamment lors de la fructification des colonies deMauritia fiexuosa - mais aucune region du territoire achuar n'est delaisseepar eux. 11 est possible toutefois que les zones riveraines soient plusfrequentees par les pecans que les zones interfluviales - c'est ce quepretendent certains Achuar - mais notre echantillonnage n'etait probable­ment pas assez ample pour faire apparaitre ce phenomene, Quoi qu'il ensoit, le facteur critique dans la chasse au pecari est beau coup plus lacompetence du chasseur et de ses chiens que la nature du biotope,puisque c'etaient toujours les memes hommes qui ramenaient des pecans,independarnment des conditions ecologiques particulieres a leurs terrainsde chasse.

Pour ce qui est des singes, la disproportion des prises est notable, avecun pourcentage plus de deux fois superieur dans le biotope interfluvial aceIui de l'habitat riverain. Le contraste est en realite beaucoup plusmarque encore, car tous les singes du tableau de chasse des maisonneesriveraines ont ete abattus lors d'expeditions dans les collines de l'inter­fluve limitrophe. Cette indication semblerait done confirrner l'opiniongenerale des Achuar qu'il y a beaucoup plus de singes dans la foretaccidentee de l'interfluve que dans les plaines alluviales. La disproportions'inverse lorsqu'on passe aux oiseaux, puisqu'ils predorninent nettementdans les prises des maisonnees riveraines. (50 %), en particulier lesdifferentes especes de cracides. Ces donnees recoupent la aussi l'obser­vation indigene, seIon laquelle les Penelopes et les tinarnous affectionnentparticulierernent les terrasses des rgrands fleuves.

Une conclusion importante peut etre degagee de ces resultats : lesmaisonnees etablies dans le biotope riverain ne beneficient pas d'uneaccessibilite superieure en gibier socialement comestible par rapport auxrnaisonnees de l'interfluve. En effet, toutes les especes de mammiferesbien adaptees a l'habitat riverain, mais plus rares ou parfois introuvablesdans l'interfluve (tapirs, cabiais, paresseux, daguets rouges) sont frappeesd'un interdit permanent de consommation. Cet interdit est parfoistransgresse dans le cas du tapir, mais ce n'est pas la une pratiquesuffisamment systematique pour etre significative; d'autant qu'une trans­gression occasionnelle a autant de chance de se produire dans l'interfluve,OU le tapir n'est pas inconnu (c'est merne la qu'a ete tue ceIui figurantdans le tableau de chasse), que dans les regions riveraines. Les seulsmammiferes legitimement comestibles dont l'habitat soit typiquementriverain sont les daguets gris (suu japa) ; ces animaux nocturnes, faroucheset tresveloces sont d'une rencontre exceptionnelle et pesent moins lourdqu'un pecari a levres blanches. Quant au caiman noir, il est tres difficilea chasser: il est nocturne lui aussi, il doit etre tire avec un fusil, de

305

Page 159: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

preference depuis une pirogue et il tend a couler a pic lorsqu'il esttouche. En definitive, l'avantage adaptatif potentiel que confere auxAchuar riverains la presence dans leur habitat d'une faune specifique demammiferes ripicoles n'est pratiquement pas exploite. Cette constatationapporte ainsi un premier element de reponse - pour ce qui est de laproductivite cynegetique tout au moins - ala ques,tion. de s~voir .pou~qu?itous les Achuar ne se sont pas con centres dans I habitat nveram : il n ya pratiquement pas de differences entre les deux biotopes du point devue de l'accessibilite des especes animales definies comme gibier par les

Achuar.Les fluctuations saisonnieres et climatiques ont certainement des inci-

dences plus notables sur la productivite cynegetique que les differencesde biotopes. La saison de « la graisse de singe-Iaineux » qui s'etend demars ajuillet n'amene pas une augmentation constatable du nombre ~esprises, mais se traduit seulement par une elevation tres r,e~ative du pOl.dsmoyen de certains animaux abattus. En revanche, des penodes de pluiesintensives et continues ont des effets nefastes sur la chasse, car e1lesobligent les hommes a rest~r chez eux et poussent l~s hardes de pecar~samigrer. C'est durant ces periodes, s'etendant parfois sur deux ou troissemaines, qu'une maisonnee risque de manquer de viande, d'autant quela crue des rivieres rend generalement la peche impossible. De tellescalamites sont toutefois exceptionnelles et se reproduisent rarement plusd'une fois au cours d'un cycle annuel. A l'inverse, la saison de l'etiage(kuyuktin) entraine de novembre a janvier un net ralentissement, voireune suspension de la chasse dans I'habitat riverain. La raison n'en est pasune moindre accessibilite du gibier, maisune plus grande accessibilite dupoisson, qui autorise des prises tellement abondantes (a la ligne ~t auharpon) que les Achuar trouvent alors beaucoup plus commode de

pecher que de chasser. . 'Sur les 84 sorties enregistrees dans le tableau de chasse, il en est 9 ~m

se sont soldees par un echec complet (10,7 %), tandis que 34 sorties(40,5 %) ont permis de ramener au moins deux prises. Mais pourreplacer ce taux de reussite dans le contexte, il faut savoir q~'au sei~ del'echantillon ce sont presque toujours les memes chasseurs qm revenalen~

bredouilles - des jeunes gens en majorite - et les memes chasseurs qmramenaient un pecari a chaque sortie. L'inegalite de competence .atoutefois moins d'incidence sur l'economie domestique qu'on ne pourraitle penser, car les mauvais chasseurs etaient generalement de jeunesgendres residant chez leurs beaux-peres. L'essentiel de l'approvisionne­ment de la maisonnee en gibier etait realise par ces derniers, chasseursages et experimentes. Par ailleurs, tous les hommes revenus bredouillesd'une sortie de chasse etaient armes de sarbacanes et ils justifiaient leur

306

Le monde de la Foret

echec en disant que les animaux qu'ils avaient fleches avaient reussi as'enfuir, car leur curare etait de mauvaise qualite, Jamais n'avons-nousentendu un chasseur affirmer qu'il n'avait pas rencontre de gibier aucours d'une sortie de chasse; notre modeste experience personnelleconfirme qu'il est difficile de passer une journee entiere en foret sansavoir .l'occasion de tirer un coup de fusil, On peut done legitimementsupposer que tous les chasseurs bredouilles auraient pu ramener au moinsun animal s'ils avaient dispose d'un curare efficace ou d'un fusil. Endefinitive, it est hors de doute que la region achuar est encore tresgiboyeuse et que, lorsque la densite d'occupation humaine est inferieurea un habitant par kilometre carre, la foret amazonienne, de l'interfluvecomme des zones riveraines, recele d'importantes potentialites de prele­vement cynegetique. On est loin ici de cette situation de rarete generaliseedu gibier presentee par certains auteurs comme la norme pour tout IeBassin amazonien (voir notamment Gross 1975 et Ross 1978).

La productivite moyenne de la chasse pour l'ensemble de l'echantillonest tres honorable: 14,2 kg de gibier brut par sortie individuelle, dont65 % effectivement comestible (selon le mode de calcul de Nietschmann1972 : 74), soit 9,2 kg de viande. Si 1'0n retire le tapir (tabou) de lamasse totale des prises afin d'obtenir un tableau de chasse plus conformea la realite ordinaire, on obtient encore 11,4 kg de gibier brut par sortieindiyiduelle, soit 7,4 kg de viande comestible. Encore doit-on noter quesont exclus de ce . decornpte les oiseaux et les petits rongeurs tiresregulierement a la peripherie de la maison. A titre comparatif, laproductivite moyenne des chassfurs achuar est deux fois superieure acelie des chasseurs yanomami, qui rapportent entre 3,5 et 5,5 kg degibier par sortie individuelle d'Jne journee (Lizot 1977: 130). Si 1'0naccepte le chiffre de 15 kg de gibier brut par jour et par rnaisonneecomme une estimation tres grossiere de la capacite de charge cynegetiqued'un territoire de dimension moyenne, on voit donc qu'avec une dou­zaine de kilos par sortie, les Achuar ne prelevent qu'une fraction dugibier potentiellementaccessible, puisqu'ils sont loin d'aller a la chassetous les jours.

Le rythme des sorties de chasse est en effet extremement inegal etdepend d'une multitude de facteurs. La principale motivation qui pousseun homme apartir ala chasse est l'absence de viande ou de poisson dansla maison. Le repas principal qui se prend vers la fin de I'apres-rnidi estconsidere comme incomplet si 1'0n n'y sert pas de viande (namank) oude poisson (namak) ; les produits du jardin sont concus plutot commedes garnitures (apatuk, litteralement : « accompagnement )1) que commedes plats de resistance. C'est pourtant le manioc qui est le paradigme del'aJiment ; lorsqu'un chef de maison invite un hote a manger, il lui dit

307

Page 160: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

'generalement « mange du manioc» ! (mama yuata), meme si l'assiettequ'on lui offre est abondamment pourvue en venaison. Le gout tresmarque pour la viande dont temoignent les Achuar est en effet censuredans le discours et dans les manieres de table. II est, par ailleurs, malseantde donner a entendre a son hote qu'on lui offre un morceau de choix,puisque souligner la valeur d'un don est pour les Achuar d'une rareindelicatesse. Mais cette litote institutionnalisee ne doit pas dissimuler ladifference de statut entre le manioc et la viande : Ie premier est l'alimentde base indispensable a la survie biologique, tandis que la seconde est lacontribution majeure au bien-etre, Selon les Achuar, la privation continuede viande rendrait l'existence bien peu digne d'etre vecue et leur lexique- comme ceux de nombreuses autres cultures amazoniennes - distingueclairement entre « j'ai faim » (tsukamajai) et « j'ai envie de viande»(ushumajai). Les femmes etant reputees controler fort mal leurs pulsions,c'est chez elles que ce desir se manifeste de la facon Ia plus nette ; c'estnotamment sur la venaison que se cristallisent leurs « envies » lorsqu'ellessont enceintes. On comprendra donc aisernent que le devoir imperatifd'un homme est de ne jamais laisser ses epouses et ses enfants depOUfVUSde gibier, ou tout au moins de poisson.

A la suite d'une chasse tres productive, un homme peut passer unehuitaine de jours sans chasser, ou merne beau coup plus quand la saisonest favorable a la peche ; s'il revient bredouille, en revanche, il repartirades le lendemain. Lorsqu'un chasseur rarnene une maigre prise (un petitvolatile, par exemple), il se remettra generalement en chasse le surlende­main ou le jour d'apres, afin de ne pas laisser ses femmes sans viandeplus d'un jour ou deux. En prevision d'une fete, enfin, un homme peutchasser pendant quatre ou cinq jours successifs afin d'accumuler de lavenaison boucanee. La decision d'aller chasser est prise individuellementet en toute souverainete apparente, mais derriere leur feinte indifferenceles hommes sont attentifs aux rumeurs du gynecee ; aucun d'entre euxne prendra le risque de mecontenter ses epouses trop longtemps, en lesprivant de cette viande de gibier dont elles sont si friandes.

Si les hommes .pretendent chasser pour satisfaire leurs epouses, lesfemmes battent aussi la foret avec leurs maris. Dans a peu pres deux cassur trois, un homme part chasser avec l'une de ses femmes et celles-cisont done loin de jouer un role negligeable dans cette entreprise. Letableau de la division sexuelle du travail dans la chasse (doc. 37) faitclairement apparaitre que les femmes sont directement concernees partous les moments de la chaine operatoire, a l'exclusion de la traque et dela mise a mort des animaux. Par ailleurs, Ie controle materiel etsymbolique que celles-ci exercent sur les meutes est un element strate­gique de ce proces de travail et il est explicitement per~u comme tel par

308

Le monde de la foret

37. Division sexuelle du travail dans la chasse

travail hommes femmes

fabrication et manipulation des armes, pieges etappeaux +educationct controle des chiens +traque, affut et mise a mort +portage du gibier abattu + +depecage du gibier a poil +deplumago + +lavage des bas-rnorceaux +depouillement et traitement des peaux +distribution de la viande +

les Achuar.. Les connaissances feminines en matiere de zoologie etd'ethologie animaIe sont presque aussi etendues que celles des hommeset il est done loisible de dire que, chez les Achuar, la complementaritedes sexes est tout aussi presente dans la chasse que dans l'horticulture.Le fait merite d'etre souligne, car ce role cynegetique des femmes estexceptionnel dans les societes de chasseurs, que ce soit en Amazonie oudans Ie reste du monde. II importe peu ici que cette collaborationfeminine ne soit probablement Prs aborigene - puisque liee al'apparitiondes chiens - car il n'existe, detoute facon, aucune necessite techniqueimposant que les meutes scient menees par les femmes. En d'autrestermes, la presence des femmes achuar dans 1a chasse n'est pas le produitd'une contrainte materielle, mais une illustration du type de rapports tresparticuliers que les sexes entretiennent dans leur pratique de la nature.

La cueillette

L'aire de cueillette intensive, c'est-a-dire cette portion de foret familierede cinq ou six kilometres carres qui borde immediatement le jardin, estparcourue tout au long de I'annee par les femmes et les enfants qui yprelevent une grande variete de ressources naturelles. En raison del'extrerne diversite des cultigenes et de l'abondance du gibier et dupoisson, la cueillette alimentaire est surtout une activite d'appoint desti­nee a varier l'ordinaire plutot qu'a se substituer a lui. II est .neanmoinsdifficile de souscrire a l'affirmation de Karsten, lorsqu'il pretend que lesproduits de cueillette sont insignifiants chez les Jivaro, en raison du tres

309

Page 161: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

38. Les plantes sylvestres ausage alimenta ire

Nomidentification botanique

partievernaculaire comestible

achu palmier Mauritia fiexuosa fruits et cceur

apai Grills tesmannii (lecythidacee) fruits

awan palmier Astrocaryum huicungo suedesfruits

chaapi palmier Phytelephas sp. fruits

chimi Pseudolmedia laevigata (moracee) fruits

iniaku Gustavia sp. (lecythidacce) fruits

iniayua palmier Maximiliana regia cceur

ishpink Nectandra cinnamonoides (lauracee) fleurs sechees

kamancna palmier Aiphanes sp. fruits

katiri palmier non identifie coeur

kawarunch Theobroma sp. (sterculiacee) fruits

kinchuk palmier Phytelephas sp. fruits

kinkiwi palmier Euterpe sp. fruits

kuchikiam Herrania mariae (sterculiacee) fruits

kunapip Bonafousia sananho (apocynacee) fruits

kunchai Dacryodes aff. peruviana (burseracee) fruits

kunkuk palmier ]essenia weberbaueri cceur et fruits

kupat palmier Iriartea exorthiza (?) fruits

kuyuuwa palmier non identifie cceur

mata palmier Astrocaryum chambira fruits

mirikiu Helicostylis scabra (moracee) fruits

munchij Passiflora sp. fruits

naampi Caryodendron orinocensis (euphorbiacee) fruits

pau Pouteria sp. (sapotacee) fruits

penka Rheedia macrophylla (guttiferacee) fruits

310

Le monde de la foret

38. Les plantes sylvestres ausage alimentaire (suite)

Nomidentification botanique

partievemaculaire comestible

pitiu Batocarpus orinocensis [moracee) fruits

sake palmier Euterpe sp. fruits

sampi Inga sp. (legumineuse) : 6 especes fruitsdistinctes

sekut Vanilla sp. (orchidee) fruits

shawi Psidium sp. (myrtacee) fruits

shimpi palmier Oenocarpus sp. fruits

shimpishi Solanum americanum (solanacee) fruits

sharimkuit Marilea sp. (guttiferacee) fruits

shuwinia Pourouma tessmanni (moracee) fruits

suach arbre non identifie fruits

sunkash Perebea guianensis (moracee) fruits

taishnumi arbre non identifie fruits

takitki Cupania americana (sapindacee) fruits

tanish naek Patagonia pyramidata (bignonacee) fruits

tauch Lacmella peruvian» (apocynacee) fruits

terunch arbre non identifie fruitsi

tserempushI

Inga marginata (Iegumineuse) fruits

tuntuam palmier Iriartea sp, cceur et fruits

uwis arbre non identifie fruits

wampushik Inga nobilis (Iegumineuse) fruits

wayampi arbre non identifie fruits

wishiwish Protium sp. (burseracee) fruits

yaasnumi Pouteria camito (sapotacee) fruits

yantunma arbre non identifie fruits

yurankmis Physalis sp. (solanacee) fruits

yutuimias Sabacea sp. (rubiacee) fruits

yuwikiam arbre non identifie fruits

311

Page 162: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

petit nombre de plantes sylvestres dormant des fruits dans cette regiondu haut Amazone (Karsten 1935 : 116). On pourra aisement seconvain­ere du contraire en consultant Ie tableau 38, qui donne une liste,probablement incomplete, de 52 especes sauvages d'arbres et de palmiersdont les fruits ou les cceurs sont regulierement consommes par lesAchuar.

La plupart de ces especes ne donnent des fruits que pendant la saisonneretin qui s'etend de decembre a mai ; mais durant cette periode, it n'estpas une maisonnee achuar OU l'on ne mange quotidiennement quelquesfruits de collecte. -Une douzaine d'especes sont largement dominantes,parce qu'elles sont les plus cornmunement rencontrees en foret et lesplus appreciees pour leur saveur : athu, apai, chimi, iniaku, kunkuk, mata,mirikiu, naampi, pau, pitiu, lauch et les differentes especes d'Inga. Bienque beaucoup de ces fruits de cueillette ne se mangent pas crus maisbouillis ou rotis, ils ont le meme statut que les fruits du jardin, c'est-a­dire qu'ils ne sont pas servis avec les repas et sont consideres comme desfriandises occasionnelles, du meme ordre que les confiseries dans notreculture. A ce titre, les fruits sauvages sont surtout consommes par lesfemmes, les hommes affectant de considerer la gourmandise comme unefaiblesse indigne d'eux. Ils ne dedaignent pourtant pas .d'y gouter etapprecient tout particulierernent les fruits du palmier kunkuk, dont lachair extremernent huileuse comble l'attrait prononce de tous les Achuarpour les matieres grasses animales et vegetales. L'aire de cueilletteintensive est connue dans ses moindres recoins de tous les membres dela maisonnee et 1'emplacement de chaque arbre ou palmier susceptible dedonner des fruits est done exactement repere. 11 est rare que sur une airede cinq a six kilometres carres, il n'en existe pas au moins une douzained'especes differentes et la foret proche joue done le role d'une sorte deverger annexe au jardin.

Lors de la saison des fruits, les femmes et les enfants vont reguliere­ment visiter les principaux arbres et palmiers de leur dornaine, se dormantainsi I'occasion de petites promenades qui viennent rompre la monotoniedes labeurs quotidiens, On part generalement au debut de l'apres-midi,juste apres les travaux du jardin, et 1'0n se dirige toujours vers un arbreou un groupe d'arbres bien particulier. Les Achuar surveillent etroitementla periode de fructification de chaque plante et Ie degre de maturation deses fruits ; les promenades de collecte sont donc organisees de facon aoperer des rotations regulieres entre les especes, entre les differentsindividus au sein d'une merne espece et entre les divers moments de laperiode productive d'un meme sujet. Les fruits sont soit gaules avec unegrande perche soit rarnasses sur le sol; si l'ascension est possible, lesjeunes garcons montent secouer les branches principales et cueillir ce

312

Le monde de la foret

qu'il est possible d'atteindre, La recolte reste modeste et il est rare qu'onrarnene plus de deux ou trois kilos de fruits en une sortie.

Les especes sylvestres a usage alimentaire ne sont pas exclusivementexploitees dans l'aire de cueillette intensive, d'autant que certaines d'entreelles doivent etre detruites pour etre consornmees. C'est le cas de tousles palmiers dont on mange le coeur : ils sont abattus a la hache, afind'en extraire la partie comestible situee ala base des palmes. Lorsque cespalmiers donnent egalement des fruits et qu'ils sont relativement prochesde la maison, les Achuar auront tendance ales epargner afin de pouvoirvenir regulierement les gauler. L'extraction des cceurs de palmier serealise done plutot comme une activite annexe, a1'occasion d'expeditionsde chasse ou de peche, ou encore lors de sorties en foret orientees versune autre operation specifique (ramassage de palmes pour le toit, abattagede bois de charpente, fac;onnage d'une pirogue... ). 11 arrive aussi que ronorganise une expedition a seule fin de recueillir des cceurs de palmiersquand ces derniers poussent en colonies assez denses, comme c'est le caspour les achu et les tuntuam. Les Achuar sont tres friands de cet alimentqu'ils consomment cru ou bouilli en soupe, parfois agremente des larvesde charancon qui y elisent domicile. Si la portion de foret entourantimrnediatement la maison est effectivement soumise a une ponctionsystematique et planifiee de la part des femmes et des enfants, la eueillettene se borne donc pas exclusivement a cet espace familier. Lorsque lescirconstances s'y pretent, on prendra en tout lieu le loisir de s'arreterquelques instants afin de ramasser des fruits ou d'abattre un palmier.

Les usages des ressources veg~tales naturelles sont multiples. Certainsfruits sauvages servent a faire 'des preparations culinaires appreciees,notamment ceux du shimpishi, de 1'apai, de 1'achu et du kamaruha, que1'0n emploie pour confectionnerl de savoureuses boissons ferrnentees enles additionnant a la biere de. manioc. D'autres especes, comme Ietaishnumi et Ie yaasnumi, sont explicitement concues comme des « arbresde survie I), car elles sont relativement abondantes et leurs fruits permet­tent de s'alimenter lorsqu'on est perdu en foret. Ce sont les premiersarb res qu'on enseigne a reconnaitre aux enfants et a l'ethnologue novice.En outre, les Achuar considerent comme .comestibles une demi-douzainede champignons qui sont manges bouillis par les femmes et les enfants.Ces cryptogames au gout assez fade sont une metaphore du sexe femininet leur ingestion est reputee inappropriee pour les hommes. 11 faut enfinnoter que les fruits sylvestres n'ont pas une destination exclusivementalimentaire, puisqu'une trentaine d'especes au moins sont utilisees dansla pharrnacopee, les preparations cosmetiques, la confection de poisons,de vernis pour la poterie, etc. Par ce qu'elle offre de ressources alimen­taires vegetales, la foret n'est certes qu'un espace economique de cornple-

313

Page 163: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

ment, al'importance tres secondaire par rapport au jardin. Mais la varietedes produits sylvestres, s'ajoutant a la variete des produits cultives, faitsans doute la difference pour Ies Achuar entre la simple satiete resultantde l'abondance et cette forme de luxe rare que constitue la jouissancepossible d'un grand eventail de saveurs et de mets.

La cueillette ne se limite pas aux plantes et l'on peut egalement incluredans ce champ d'activite Ie ramassage de plusieurs especes d'animaux etde leurs produits. Sont en effet classes comme comestibles une trentained'especes de petits amphibiens (principalement des grenouilles), sixespeces de crustaces (cinq especes de crabes et une espece de crevette),trois especes d'escargots, les larves de trois especes de coleopteres, dedeux especes d'abeilles et d'une espece de termite, deux especes defourmis, une espece de coleoptere, quatre especes d'annelides, Ie miel detrois especes d'abeilles, sans cornpter Ies oeufs de plusieurs especesd'oiseaux et de quatre especes de tortues. La capture des batraciens, descrustaces, des escargots et des vers est essentiellement l'affaire des jeunesgarcons et elle prend plus l'allure d'un jeu que d'une activite systematiquede subsistance. C'est l'occasion pour eux de mimer en tous points lecomportement du chasseur, notamment lorsqu'ils reviennent ala maisond'un air important pour confier la cuisson de leur prise a leur jeunesceur, Quand celle-ci a fait bouillir la grenouille ou la poignee decrevettes, Ie jeune couple de germains consomme son petit repas avec ungrand serieux en imitant I'etiquette des adultes. Ces derniers encouragentd'ailleurs fortement ce genre d'attitude, qui prelude aux roles futurs queIes enfants des deux sexes auront ajouer.

Bien que Ies enfants y prennent part, la capture en grand nombre desgrenouilles Iors de la saison du puachtin est une entreprise organisee parles adultes ; il en est de merne pour la recolte du miel et des diversessortes de Iarves. Depourvues d'aiguillon, Ies trois especes d'abeillesmelliferes nichent dans Ies creux des arb res ; il suffit alors de les enfumerpour prelever un miel (mishik) tres fort et parfume, La coutume veutqu'on depose une touffe de cheveux dans la cavite avant de repartir, afinque Ies insectes refassent leur ruchee au meme endroit. Les Iarvesd'abeilles et de termites sont recoltees en decoupant Ies nids en Iamellesdans le plan des couches d'alveoles ; chaque morceau est ensuite exposeau feu, puis secoue sur une feuille de bananier afin d'en faire tomber IesIarves, qui sont mangees bouillies. Mais la friandise achuar par excellence,Ie met delicat que l'on offre aux invites de marque, ce sont les troisespeces de Iarves de coleoptere (muntish, charancham et puntish) qui. viventdans Ie cceur des palmiers. Approximativement de la taille du pouce, cesIarves sont mangees bouillies accompagnees d'une soupe de cceur depalmier, ou meme toutes crues et encore vivantes. Dans ce dernier cas,

314

Le monde de la foret

il faut leur croquer la tete et sucer lentement Ia masse de graIssegelatin~use do~t elles sont a peu pres exclusivement composees,

~Iusleurs salsons. de. l'annee sont nommees par le type de produitanimal ~ont elles indiquenr la periode de recolte ; ce codage de latemporah~e mon.tre assez bien l'importance symbolique que les Achuardonlll~nt a. c~rtames ressources natureIles. Les plus significatives sontwe~.ktl~, « s~Ison des fourmis volantes », au moins d'aofit, et charapanujintri, « saison des ceufs de tortue aquatique », d'aout adecembre, Cesdeux t.ypes de ressources n'ont pas Ie meme ordre d'importance, car lesfourrnis volantes sont toutes capturees en une seule fois et constituentdone une f~iandise tres passagere, tandis que les ceufs de la tortue charapsont accessibles durant plusieurs mois, Inversement, Ies fourmis weeksont presen.tes sur tout Ie territoire achuar, tandis que les tortues charapsont excluslVem~nt ca?tonn~es au c?urs. inferieur du Pastaza. Sauf pourIes quelques maisonnees qUI sont etablies sur Ies rives memes du basPast~za, le r~massa~e des <r~fs. de tortues implique ainsi une expedition:n PIr?g~: d au m~ms un~ dizaine de jours, expedition qui peut rarementetre repetee plus dune fOIS au cours de Ia saison. A dire vrai, seuls IesAchuar de I'habitar riverain ayant un acces direct aIa plaine alluviale duPastaza utilisent systematiquement cette ressource. Pour atteindre Iesbanes de sable OU pondent les tortues, Ies Achuar de l'interfluve devraienten ~ffet parcourir, de Iongues distances dans des territoires eloignes ethostiles, ~e ~u: tres p~u d'entre eux sont disposes a faire, II reste que,pour Ies indigenes qUI peuvent Ies exploiter, ces gisements d'eeufs detortue constituent l'assurance d'un approvisionnement abondant etdurable en proteines animales. A~ec un peu de chance et d'habilere uneexpedition d'une semaine peut livrer entre deux et trois mille ~ufs'ceux-ci sont ensuite bouillis et fumes, ce qui permet de Ies conserve;pendant une dizaine de semaines.,

La capture de~ deux especes de tortues terrestres comestibles (kunkuim ..Geochelone denticulata et tseertum) peut egalement etre inclue dans Iedo maine de la cueillette animale, car ces animaux Ients et maladroits nefont pa: ~~rtie de Ia categoric du « gibier » (kuntin). Les femmes peuventdone legitimement Ies attraper et Ies tuer a coups de machette de Iameme maniere qu'eIles tuent un crabe ou une volaille de basse-cour, Cequi differencie .Ie gibier chass~. par Ies.~ommes des animaux ramasses parles femmes, c est en effet I mcapacite de ces derniers de se defendreefficacement ?u de fuir rapidement. Les tortues terrestres depassentrar,e~ent 5 kilos et leur chair assez dure n'en fait pas une ressourcespecialement recherchee. En revanche, Ies grosses tortues aquatiquescharap et pua charap (Podocnemis unifilis) sont considerees comme un vraigibier : leur mise a· mort est du ressort exclusif des hommes, qui Ies

315

Page 164: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

chassent depuis une pirogue soit au fusil soit au harpon. La cha~r de cesanimaux est particulierement fine et certains sujets peuvent atteindre :0 .kilos. Ces tortues aquatiques sont toutefois difficiles a tuer et leur pnseest relativement plus facile sur terre que dans l'eau.

Si 1'0n excepte les tortues charap et leurs ceufs - et ceci ?ou~ quelquesmaisonnees de l'habitat riverain seulement - la contribution de .lacueillette a l'alimentation se definit plutot en termes de qualite que dequantite, Dans certains cas pourtant, les produits de cueillette peuventjouer un role plus important qu'a l'ordinaire, s'ils font l'~bjet~'une,quetesystematique. C'est ce qui arrive notamment dans les maisonnees depour­vues de chasseurs, soit parce que Ie chef de maisonnee est absent dansune visite lointaine, soit parce qu'il est tres malade ou blesse grievement.Les femmes doivent alors s'arranger toutes seules pour se procurer dessubstituts au gibier, en exploitant intensivement toutes l~~ ressourcesanimales qui leur sont accessibles. C'est dans ces CO?dltlOnS qu~ .1:ramassage des larves, des crustaces et des batraciens devient une actlv~te

quotidienne tres productive. II faut par exemple savoir qu:un seul palmierpeut abriter jusqu'a quatre-vingts larves de charancon, sOI~.entre 7 et 8~0grammes d'une matiere comestible dont Ie contenu protelque est supe­rieur a celui de la plupart des gibiers. L'exploitation des larves decharancon peut rneme prendre parfois l'apparence d'un veritable elevage ;il , suffit pour cela d'abattre svstematiquement un grand nombre depalmiers et d'attendre que Ie tsampu vienne pondre des oeufs dans lescceurs en voie de decomposition. On visitera alors regulierement .l~sdifferents palmiers afin de surveiller les colonies de larves et les recueillirlorsqu'elles auront atteint un developpement adequa~. .

Cette aptitude des femmes aremplacer dans certaines circonstances lesproduits de la chasse par ceux de la cueillette ou de la peche ,au harneconentraine une importante consequence. En effet, alors ~u u~ hom~etemporairement sans femme ne possede aucune autonorme alirnentaire,car il serait impensable qu'rl aille lui-rnerne jardiner et pre.parer sanourriture, une femme temporairement sans homme peut SUbslst~r fortcornmodement grace aux recoltes de son jardin et auxpetits amma~x

qu'elle-meme et ses enfants rarnassent. La rnaitrise de l'espace forestierdontles hommes se targuent d'avoir l'exclusivite est finalement tresfragile; si les femmes ne s'aventurent dans l~ jungle que p~ur desentreprises apparemment subalternes - la cueillette, Ie controle ~esmeutes et Ie portage du gibier - elles y sont rnalgre tout momsdependantes de leurs epoux que ces derniers ne le sont d'elles.

316

Le monde de la foret

La nature affinale

La cueillette est une activite debonnaire et totalement profane : pretexteau jeu ou a une agreable promenade, son issue est finalement sansconsequence. Aucune indignite ne s'attache au fait de revenir d'une sortiede cueilletteavec un maigre butin. La chasse en foret profonde est uneentreprise autrement hasardeuse qu'aucun homme n'est jamais assure demener a bien. II arrive que Ie gibier elude obstinement Ie chasseur, quela trace pourtant si fraiche disparaisse inexplicablement et que Ie dardbien ajuste manque son but. L'art du chasseur est done un requisitnecessaire mais non suffisant pour neutraliser l'aleatoire, et le savoir-fairen'est efficace que s'il est combine au respect de deux series de conditions.Certaines de ces conditions constituent Ie prealable contraignant de lapratique cynegetique en general, tandis que d'autres, de nature pluscontingente, sont indispensables au succes ponctuel de chaque sortie dechasse.

Pour pouvoir chasser efficacement, tout homme doit entretenir desrapports d'intelligence avec Ie gibier et avec les esprits qui Ie controlent,selon un principe de connivence que 1'0n retrouve a l'ceuvre de faconplus ou moins explicite dans toutes les . societes cynegetiques arnerin­diennes. Ces esprits sont appeles kuntiniu nukuri (litteralement : « lesmeres ~ du gibier .»), et ils sont concus comme exercant sur Ie gibier uncontrole identique a celui que les Achuar exercent sur leurs enfants ousur leurs animaux domestiques. Le consortium tutelaire des « meres dugibier » est constitue de plusieurs classes d'esprits, tres differencies tantdu point de vue de leur morphologic que de leur mode de comportemental'egard des hommes. Les trois varietes predominantes d'esprits protec­teurs du gibier sont Shaam, AmJsank et Jurijri. Les Shaam sont despersonnages qui ressemblent a des Ihommes et a des femmes ordinaires,mais qui portent leur cceur en bandouliere sur la poitrine (hectopia cordis) ;ils vivent dans les parties les plus impenetrables de la foret et dans lesgrands marigots. Amasank est generalement represente comme unhomme solitaire chassant Ie toucan a la sarbacane ; son habitat prefereest la vofite de la foret ou les arbres creux. Quand aJurijri c'est un blancbarbu, cannibale et polyglotte qui glte en famille sous la terre. II porteun costume evoquant ce1ui des conquistadors - morion, corselet, botteset rapiere - et sa bouche devoratrice est situee sur la nuque, dissimuleepar les cheveux.

En depit de leur heterogeneite apparente, tous ces esprits ont encommun une me me arnbiguite fondamentale : ils sont a la fois chasseurset protecteurs des animaux qu'ils chassent, lIs se comportent done al'egard des animaux sauvages comme les humains a l'egard de leurs

317

Page 165: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

animaux domestiques. A l'instar des Achuar qui tuent et consomme.ntleurs volailles tout en les protegeant des predateurs animaux, ces espntstuent et consomment le gibier, tout en Ie protegeant des predateurshumains.Pour que la chasse soit possible, il faut done trouver un modusvivendi avec ces « meres du gibier» et former avec elles une ententetacite 4.

Un Achuar ne peut prelever du gibier sur Ie troupeau heteroclitecontrole par les esprits tutelaires qu'a la condition de respecter deuxregles : d'une part, il doit rester modere dans son prelevement - c'est-a­dire ne jamais tuer plus d'animaux qu'il n'est necessaire - e~ d'autre ~~rt,

ni lui ni sa famille ne doivent manquer de respect aux ammaux qu il atues, L'examen attentif des caracteristiques anatorniques du gibier abattufait certes partie integrante de la pedagogic cynegetique ; il n'est paspour autant permis aux enfants de )o.uer i~considerem~nt avec A ladepouille, De meme, le chasseur ne doit-il ~as Jete~ ~ux chiens Ie, cranedu gros gibier, mais le conserver dans la marson, ou 11 restera fic~e dansIe chaurne du toit. Ces guirlandes de cranes qui ceinturent les vohges del'avant-toit temoignent bien sur de l'habilete du chef ~e maiso~, .maisleur fonction depasse celIe d'un simple trophee. En. evitant au gibier ~a

profanation d'etre livre aux chiens et en conservant pieusement une partiede son squelette, le chasseur n'est pas loin de rendre a l'animal chasseune forme d'hommage funeraire.

La prescription de respect a l'egard de l'animal abattu pre~d une vale~r

tout a fait emphatique lorsqu'il s'agit du singe-laineux, qUI apparait tresclairernent comme le paradigme du gibier. Les chasseurs incapables de semaitriser, parce que trop hilares ou trop zeles, sont ~e~aces d'u~einversion des roles, c'est-a-dire d'etre devotes par les jurijri, les espritscannibales tout particulierement charges de veiller. sur les singes. l'e~la­tant courroux du maitre du gibier lorsque les hommes tournent ses sujetsen derision est une figure classique de l'univers cynegetique amerindienqui prend chez les Achuar une forme mythologique exemplaire.

4. Les Achuar septentrionaux ne referent .presque ja~ais leur prat~que cynege~ique aupersonnage mythologiqued'Etsa (<< Sole!l ).), en,qUi l~s Shuar ~OIentle paradlgme d.uchasseur (Pellizzaro s.d. [1]). Etsa apparalt certes a plusleurs.repflses .dans!a mytholog~e

achuar comme une grande figure de chasseur, mais son mtercesslOn dlrecte est .tresrarement imploree pour la chasse,' oil so.n .influence semble neglig.eable en comparaisonde celIe des amana el des « meres du glbler ». On notera, par adleurs, que.Ie groupedes .« meres du gibier» (Shaam, Amasank el J.urijri).sem~leetre un trait culture!propre aux Achuar septentrionaux, car ces eSP.flts. seralent mconnus des Achuar dubassin du Huasaga,et du bas Macuma (communIcations personnelles de L. Bolla et A.Colajanni)

318

Le monde de la foret

Mythe d'Amasank et des JurijriDans une maisonnee achuar, plusieurs chasseurs etaient revenus d'une sortie

de chasse a la sarbacane en rarnenant de nombreux singes-laineux. Pendantqu'elles boucanaient les singes, les femmes les traitaient avec derision. Elles:etaient jeunes et folatres et jouaient a se bornbarder avec les excrements qu'ellesretiraient des tripes. Sur ces entrefaites arriva Amasank, qui prit une des femmesapart pour lui faire des rernontrances : « Pourquoi vous moquez-vous tellementde mes fils au lieu de les manger normalement ? Ceci n'est pas un jeu et il nefaut pas manquer de respect aux singes-Iaineux. » Amasank annonca alors acettefemme que les Jurijri viendraient cette nuit rneme pour charier les hornmes deleur conduite indecente a l'egard des singes: « Si tu veux etre sauvee de leurvengeance, cache-toi dans un trou et obture bien I'orifice avec une terrnitiere.•)Ayant fait part aux autres des menaces qui pesaient sur la maisonnee, la femmen'est crue par personne et se voit accablee de moqueries. La nuit venue et alorsque tous dorrnaient, la femme avertie entend au loin la voix des Jurijri. Elletente de reveiller les autres en faisant un vacarme infernal, en les pincant, en lesbrulant avec un tison, mais rien n'y fait. Elle court alors se refugier dans sontrou, qu'elle obture avec une terrnitiere comme illui avait ete recommande. LesJurijri devorerent tous les membres de la maisonnee, Le lendemain, la femmeepargnee alIa prevenir des parents de ce qui s'etait passe et I'on decida d'organiserune expedition pour exterminer les Jurijri. En suivant les traces sanglantesqu'avaient laissees les Jurijri, ils arriverent devant un grand arbre creux quiservait manifestement d'entree a leur demeure. Mais les hommes etaient frappesde terreur et ils revinrent sans avoir livre combat. On convoqua alors leschamanes les plus puissants, et tout particulierement unturu (Ie heron tigreTigrisoma fascia tum) pour regler Ie problerne. Devant l'arbre des Jurijri, ceux-cifirent un feu dans lequel ils jetaient des piments, afin d'enfumer les espritscannibales. A mesure que lesJurijri sortaient de leur taniere, ils etaient exterrninespar les Achuar ivres de rage. Amasanf etait aussi dans l'arbre mais il en sortitpar la cime et gagna l'arbre voisin en. faisant une passerelle avec sa sarbacane,s'eloignant petit a petit grace ace precede. Les Achuar l'apercurent et voulurentIe tuer egalement, mais il leur cria ide l'epargner en racontant son role demessager avant Ie massacre par les Jurijri. Ils Ie laisserent partir.

J

On voit done que si la mise a mort des singes et leur consommationne sont pas condamnables en soi, la derision a i'egard de leur depouilleest une faute grave sanctionnee par un terrible chatiment. Qu'un telchatiment puisse se reproduire presentement est mis en doute par certainschasseurs. Neanmoins, tous les Achuar s'accordent sur Ie fait que les« meres du gibier » dispo sent de nombreux moyens de retorsion moinsspectaculaires, Ie plus couramment evoque etant la morsure d'un serpent.Par ailleurs, 1'on voit clairement apparaitre dans ce recit Ie theme de lacondamnation du zele et de 1'exces, leitmotiv de 1'enseignement moraltransmis par les mythes achuar. La chasse est certainement une pratiqueloisible, mais les « meres du gibier » sont la pour rappeler en permanencequ'elle ne doit pas etre un acte gratuit.

Les esprits « meres du gibier » ne sont en principe visibles que des

319

Page 166: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

chamanes aqui ils servent d'auxiliaires, en compagnie de plusieurs autresraces d'esprits depourvues d'influence sur les animaux. L'opinion generale- des chamanes comme des profanes - est pourtant que ce commercefamilier avec les « meres du gibier » n'avantage aucunement les chamanesdans la chasse. Dans le do maine de la pratique cynegetique, il sembleque les interventions chamaniques directes permettent plutot l'amplifica­tion des capacites techniques du chasseur que la seduction des animauxet de leurs esprits tutelaires. C'est ainsi que les chamanes ont Ie pouvoird'augrnenter la puissance attractive de certains charmes de chasse, facultequ'ils exercent au profit de ceux qui leur en font la demande. De me mepeuvent-ils insuffier des fiechettes magiques dans la bouche et le larynxdes chasseurs, afin de les aider a souffier plus puissamment dans leursarbacane. Dans ces deux occasions, l'intervention du chamane estassimilee a une cure normale et elle doit done etre retribuee en conse­quence. Dans un cas dont nous avons ete le temoin direct, un chamanerepute qui avait execute une seance de cure pour restaurer le « souffie »d'un chasseur, n'a pas hesite a reclamer une couronne de plumes tawaspaen paiement de ses services. Or, cet ornement prestigieux - qu'on lui ad'ailleurs donne - est Ie bien le plus precieux d'un Achuar et sa valeurd'echange surpasse celle d'un fusil.

Les chamanes sont aussi reputes capables d'exercer sur les animauxune influence indirecte d'ordre purement negatif On pretend, en effet,qu'ils ont le pouvoir de faire magiquement disparaitre les couleestraditionnellement empruntees par les pecans dans le territoire de leursennemis, ce qui a pour resultat d'eloigner les hardes de la region. Ainsi,et comme c'est souvent le cas dans les cultures arnerindiennes, le chamaneachuar controle certains des elements magiques de la chasse, mais cetacces privilegie n'est jamais converti en avantage personnel. De fait, lesmeilleurs chasseurs sont tres rarement des chamanes, d'autant qu'enraison de leur pratique, ces derniers menent souvent une existenceincompatible avec une grande activite cynegetique.

Si les chamanes ne tirent aucun benefice dans la chasse de leurfamiliarite avec les « meres du gibier », c'est sans doute aussi parce quele rapport de connivence directe avec les animaux chasses y est finalementplus important que l'invocation de leurs esprits tutelaires, Du point devue des conditions ideelles de la pratique, on est ici dans une situationinverse de celle du jardinage, puisque c'est au contraire l'intercession deNunkui qui permet la bonne intelligence avec ses enfants vegetaux. Lachasse est une entreprise etemellement recornmencee de seduction desanimaux dont l'issue n'est jamais certaine. Avec chaque espece distinctede gibier le chasseur doit etablir un lien personnel d'alliance qu'ils'efforcera toute sa vie de renforcer. C'est ainsi, par exemple, qu'un

320

Le monde de la foret

homme ne doit jamais lui-meme manger l'animal qu'il vient de tuerpour la premiere fois au cours de son existence. La relation entre Iechasseur et les individus de cette espece nouvellement rencontree estencore tres tenue et, s'il mangeait l'animal abattu, toute cornplicite futurerisquerait d'etre compromise. Degoute d'un tel comportement, Ie gibierde cette espece ferait tout dans l'avenir pour se derober aux approchesdu chasseur indelicat.

Chaque espece de gibier peut-etre representee comme une collectiond'individus solidaircs, car chaque espece est dotee d'un chef qui, primuminfer pares, en surveille les destinees, Nornme amana, cet animal est unpeu plus grand que ses congeneres et i1 se dissimule si bien dans la foretqu'il est exceptionnel de l'apercevoir. Beaucoup plus que les « meres dugibier », ce sont les « amana du gibier )1 (kunt;n;u amanarij qui constituentles interlocuteurs privilegies des chasseurs. Bien qu'invisibles pour Iecommun des hommes, les esprits tutelaires et les amana du gibier sonten effet accessibles par le biais des incantations anent qu'on leur adresse.II existe des series d'anent tres specifiquemenr adaptces a chacune dessituations que l' on rencontre ala chasse, depuis les chants qui perrnettentde retrouver une piste interrompue, jusqu'aux chants qui font qu'un singeconvulsivement agrippe a une haute branche a la suite de son agonie,puisse finalement lacher prise et tomber aux pieds du chasseur. Commeon pourra en juger par les quelques exemples qui suivent, ces anent dechasse sont sans doute encore plus esoteriques que les anent de jardinage..

Petit beau-frere (repcte quatre fois), voyons-voir ou done je vais te faire voleren moreeaux

Petit beau-frere (b;s), Ie petit hornme shunt est sur tes traces, petit beau-frere(bis), ou done vais-je te transpercer :Mon bcau-Irere a moi, je vais te tucr en des terres lointainesO~ dO,ne vais-je, te ~ranspereer (rep~te quatre fois) petit singe-Iaineux, voyons­voir ou done (blS), Je vats te transpereer ? (repete einq fois).

Adresse au singe-laineux, cet anent presente l'animal comme un beau­frere (sae, qui correspond pour un ego masculin a la categoric : mari dela sreur, frere de l'epouse, fils de la soeur du pere, fils du frere de lamere), s~l~n la convention adoptee dans toutes les incantations dirigeesvers le gibier, Le chant est destine a faire survenir une troupe de singes,et le chasseur s'y compare a une chenille shun; pour indiquer qu'il estaussi determine dans sa traque que cet animal notoirement adherent.

Petit amana (repete quatre fois), si nous sommes tous deux des amana commentallons-nons faire ? (ter)Je m'obscurcis comme Ie Shaam (bis)Petit amalia, envoie-moi tes enfants (repete quatre fois)Sur ee plateau rnerne, qu'ils fassent churururui, qu'ils fassent uraanta en remuantles branches (ter).

321

Page 167: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Cet anent est une requete a l'amana des singes-Iaineux pour que celui­ci fasse, comme dans 1'incantation precedente, survenir une troupe de sescongeneres a la rencontre du chasseur, qui se presente lui-meme commeun amana, c'est-a-dire comme un homme proeminent, La metaphoreevoquant Ie Shaam fait reference au fait que ces esprits tutelaires dugibier sortent de leurs gites a la tornbee de la nuit. Quant aux deuxonomatopees, elles evoquent les cris de frayeur stereotypes des singes­laineux (churururui) ou le bruit des branches qu'ils agitent (waanta).

Petit beau-frere (fer), incline vers moi Ie bambou wachi (bis), 11 toi-meme (bis) ,je t'eleve (repete quatre fois)Du petit harnecon, de la petite flechette (bis) , comment-done pourrait devierla trajectoire ? (repete quatre fois).

Encore dirige vers un singe-Iaineux qualifie de beau-frere, cet anentdoit etre chante rnentalementIorsque le chasseur tire sur 1'animal a lasarbacane, afin que le dard atteigne son but sans faillir. La metaphore duharnecon evoque le fait que la flechette doit crocher dans Ie singe sansque celui-ci parvienne ala retirer.

Petit beau-frere (ter), petit tireur d'elite (bis) , tes petites sceurs (bis) venant parici (repete quatre fois) feraient waanta, uraantaElles viennent (repete quatre fois) en se reveillant, faisant chianeai (ter).

, Dans cet anent, la relation putative d'affinite est poussee a sa limiteextreme, puisque les sceurs du beau-frere singe-Iaineux sont aussi lesconjointes possibles du chasseur. II s'agit donc de convaincre l'animald'avoir a livrer ses soeurs a l'homme pour une union necessairementletale, - Dans cet echange pipe, puisque sans contrepartie, Ie rapportd'alliance assume pleinement l'enjeu d'un pari tragique.

La plupart des anent de chasse sont adresses a deux beaux-freresprivilegies, le singe-Iaineux et Ie toucan, dont on a vu qu'ils etaient aussiles animaux les plus communement tues par les Achuar, apres les pecaris.Ces especes de gibier sont egalement emblematiques de la vie de famille :on se souviendra que Ie toucan est un modele de conjugalite, tandis quele singe-Iaineux est repute respecter scrupuleusement les prescriptions demariage avec sa cousine croisee bilaterale, II faut egalement noter que,selon les Achuar, Ie Lagothrix est Ie seul singe qui ne s'accouple pas more.ferarum, mais face a face comme les humains. Generalement transmis depere a fils ou, plus rarement, de beau-perc a gendre, les anent de chassesont des tresors aussi jalousement gardes que les anent de jardinage. Maisle rapport etabli avec les etres de la nature est bien different dans cesdeux spheres de la pratique: la femme entretient ses enfants vegetauxdans 1'illusion de la consanguinite, alors que l'homme mene aupres deses beaux-freres animaux une entreprise permanente de seduction affinale.Le ton des anent de chasse est donc plus enjoleur que celui des anent de

322

Le monde de la foret

jardinage, 1'horticulture se deployant dans l'univers d'un ideal entre-soid'ou sont absentes les susceptibilites que l'homme doit menager dans sonrapport aux allies.

En. sus de la connaissance d'un vaste repertoire d'anent, la possessionde divers types de charmes est aussi une condition utile, mais nonindispensable, a l'exercice de la chasse. Certains de ces charmes serventa renforcer les capacites ..du chasseur, tandis que d'autres sont utilisespour. attirer !es. animaux a lui '. Parmi les premiers figure Ie tsepeje, unparasite de 1 red du toucan qUI, selon les Achuar, perrnet a cet oiseaud'augrnenter considerablement son acuite visuelle. On dit que certainschasseurs se mettent ce parasite dans I'oeil afin que, par un phenomenede transfert symetrique, ils puissent eux-memes devenir invisiblespourles toucans lors de l'approche a portee de tiro L'absorption d'un narco­tique leger tire de l'arbre chirikiasip renforce l'aptitude a utiliser lasarbacane et· constitue une classique technique preparatoire a une grandesortie de chasse.

Les charmes employes pour seduire les animaux sont de nature rresv.ariee. Les poux des toucans (temaish) doivent etre recuperes sous lesaIle.s et ~a. q.ueue de 1'0i~eau tant qu'il est encore chaud et places dans depetits recipients bouches a la eire, Ces charmes, que Ie chasseur serredans sa sacoche (uyun) lorsqu'il va ala chasse, sont censes attirer tous lestypes de gibier. Pour que ces poux du toucan conservent leur efficaciteIe ~h'asseur do.it re~pecter les memes prohibitions alimentaires que lors~qu II a confectionne du curare: interdiction du sale et du sacre, Ce tabousuggere ~insi cla~rement I'idee qu~, dans la chasse, il existe une certaineau~onomle de~ instruments a l'elgard des utilisateurs, que ces agentsscient destruc.tIfs. (le curare) ou atrractifs (tsepeje). La dent d'un dauphinboutou est principalemenr employee comme charme de peche, mais soneffet propre. peut etre arnplifie et affecter alors tous les gibiers, si unchamane lUI souffle dessus selori une procedure speciale, Un charmeextre~ementpuissant, tant pour la chasse que pour la peche, est fabriqueen pilant .du roucou avec le coeur et Ie cerveau d'un anaconda Iepre~at:ur Ie plus polyvalent du genre animal. Pour acquerir les qualitesmtnnseques de ce concurrent direct, les hommes se peignent Ie visageavec ce melange avant de partir a la chasse. L'ornement au roucou _~ve~ ou sans, visceres .d'anacon~a - est de to~te' facon un prealableindispensable a Ia sortie en foret, car les motifs dont le chasseur secouvre Ie visage servent aseduire les animaux en deguisant son humainenudite,

Les charmes les plus valorises, et qui correspondent dans l' ordre de lachasse ace que sont les pierres nantar dans 1'ordre du jardinage, sont desbezoards appeles namur (litteralement : « testicules »), De meme qu'il

323

Page 168: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

_-----,_-----------------;------------ .-- I

Le monde de la foret

existe une pierre de Nunkui pour chaque espece principale de cultigenes,il existe un namur approprie a chaque type de gibier ; l'heritage de cescharmes precieux s' opere en ligne agnatique, tout comme les nantar ~ont

transmis en ligne uterine. Une caracteristique originale des namur qUi lesdifferencie des nantar, c'est que le mode de fonctionnement de ,cesbezoards obeit a une sorte de chiasme entre leur origine et leur destina­tion. En effet, les bezoards trouves dans les poissons sont cons iderescomme des namur de chasse, tandis que les bezoards trouves .dans lesoiseaux et les mammiferes sont consideres comme des namur de peche.Tous les bezoards ne sont pas necessairernent des namur et 1'on se doutebien que la presence de petits cailloux dans le gesier des oiseaux n'estpas interpretee comme un evenement exceptionnel. Pour qu'un namursoit considere comme tel,. il faut done que, de la me me facon que pourles nantar, 1'annonce des conditions de sa trouvaille et de la nature de sonusage ait ete faite au cours d'un reve. Ces namur, que Ie chasseur portesur lui enfermes dans un petit recipient hermetiquement scelle, sontdoues d'une vie autonome du meme type que celle des pierres deNunkui, mais sans leurs proprietes vampiriques. Cornme les autresespeces de charmes, leur fonction est d'attirer Ie gibier et le poisson touten facilitant leur capture.

La seduction du gibier, de ses amana et de ses esprits tutelaires par lesdiverses techniques que nous venons d'examiner forme la conditiongenerale 'd'exercice de la chasse, condition que tous les hommes. nemaitrisent pas egalernent. Parmi les hommes, tout autant que parmI lesfemmes, il existe en effet des individus plus particulierement anentin ;c'est par leurs facultes eminentes de controle du ehamp symboliqu~ d~ ~a

chasse que les Achuar expliquent ordinairement les succes de ces indivi­dus en ce domaine. Mais en sus de ce prealable ala pratique cygenetique,il existe des conditions particulieres et contingentes a chaque sortie dechasse, lesquelles doivent se renouveler periodiquement, La plus impor­tante de ces conditions particulieres est Ie reve premonitoire, Dans lamesure ou Ie reve est un voyage de I'arne, au cours duquel celle-ci semet en rapport avec les ames des esprits et des etres de la nature,l'interpretation de chaque songe permet de delimiter precisernent lesconditions dans lesquelles un projet est realisable ou non, sur la base desinformations recueillies durant les excursions de l'arne. Les Achuardistinguent plusieurs types de reves prernonitoires selon la nature desevenements qu'ils annoncent, mais nous ne no us interesserons ici qu'aune seule categoric, Ie reve-presage de chasse ou kuntuknar.

Le principe du kuntuknar est Ie meme que celui des namur, c'est-a-dire

324

qu'il fonetionne generalement selon un chiasme systematique des champsde representation. La distribution des inversions vsymerriques y est,toutefois, beaucoup plus complexe que dans le cas des namur et elles'exerce sur un registre tres ample. Une premiere categoric de kuntuknarreproduit exactement le chiasme entre contenu et destination a l' ceuvredans les charrnes-bezoards. Lorsqu'un homme reve qu'il peche a la ligneou au harpon, cela apparait comme un presage favorable pour la chasseau petit gibier branche et reciproquement. Ce premier type de songepremonitoire, qui est toujours reve par les hommes, est done fonde surl'equivalence symetrique de deux proces de travail distincts, rnais internesau champ des pratiques masculines, s'exercant dans deux niveaux de1'univers physique opposes par 1'axe haut-bas.

Une deuxieme categoric de kuntuknar joue sur l'inversion entre lemonde des humains et le monde des animaux. 11 s'agit d'un systemebipolaire dans lequel les comportements animaux sont anthropomor­phises et les comportements humains naturalises, cette regle de transfor­mation formant le principe interpretatif qui fonde 1'aspect premonitoiredu reve, Ainsi, rever de rencontrer une troupe de guerriers sur Ie cheminde la guerre est un bon presage pour la chasse aux pecans (l'interpretationachuar s'appuie sur 1'homologie de comportement et Ie danger letal querepresentent l'un et l'autre groupe). Rever d'apercevoir un groupe defemmes et d' enfants en pleurs est un signe de bon augure pour la chasseaux singes-laineux (il s'agit, ici aussi, d'une homologie de comportementfondee sur le desespoir que semblent manifester les femelles d'une troupede singes, lorsqu'un des males est abattu). Rever d'une femme nue etdodue qui s'offre, consentante, al'acte sexuel est per<;u comme un indicefavorable pour la chasse aux pecaris (homologie entre l'image d'unefemme couchee et exposant son sexe et l'image de la carcasse de l'animaleventre), au bien encore, revet qu'on est toise intensernent par unhomme immobile au visage bellement orne de motifs au roucou constituele presage de la rencontre et de la mise a mort d'un jaguar ou d'unocelot (homologie avec la fourrure tachetee des felins et l'attitudetamassee qui les caracterise lorsqu'ils se preparent a bondir). A l'inverse,il est interessant de noter que les reves premonitoires d'affrontementsannes (mesekrampra) sont fondes sur I'interpretation de situations oni­riques qui mettent en scene Ie monde animal. Ainsi, par exemple, reverde rencontrer une horde de pecaris furieux est le signe d'une prochaineescarmouche avec tine troupe de guerriers, selon un chiasme exactementsymetrique a celui des kuntuknar de chasse et fonde sur la merneinterpretation homologique.

Une troisieme categoric de kuntuknar, enfin, se distingue des deuxprecedentes en ce que les reves prernonitoires y sont exclusivement

325

Page 169: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

feminins. Le mode operatoire du systeme augural est egalernent fondesur l'inversion, mais les chiasmes entre contenu et destination s'organi- .sent ici au .sein meme du champ des pratiques feminines et ils jouent surune dialectique entre l'autonome et le subalterne, Ainsi, pour une femme,rever de porter un panier rempli de racines de manioc signifie que l'onaura bientot a porter la depouille d'un pecari tue par son epoux. Reverqu'on enfile des pedes de verre annonce qu'on lavera prochainement lesintestins d'un animal abattu. Rever que l'on file un echeveau de cotonpresage que l'on plumera bientot une Penelope (Ie Pipile pipile possedeun plumage tachete de blanc). L'interpretation est fondee, ici aussi, surdes homologies evidentes, mais les champs inverses opposent clairement,au sein des taches feminines, ce qui ressort proprement d'un universspecifique aux femmes (manipulation et traitement du manioc, fabricationde certains types de colliers, filage et tissage du coton), de ce qui estdependant de l'univers masculin (portage et manipulation des animauxtues par les hommes).

Une analyse detaillee du systeme augural achuar n'a pas ici sa place etmerne l'etude approfondiedu complexe des kuntuknar depasserait consi­derablernent notre propos. Toutefois, il n'est peut-etre pas inutile depreciser des maintenant certaines specificites remarquables des presagesconcernant la chasse. En premier lieu, il faut noter que les kuntuknar nesont pas du seul ressort masculin, puisque les femmes, les chiens et lesanimaux predateurs (felins, anacondas, aigles... ) sont eux aussi visitespar des reves premonitoires de meme ordre. Les Achuar ne pretendentpas connaitre le contenu exact des kuntuknar d'un anaconda, mais ilsaffirment neanmoins que, tout comme pour les humains, ces reves sontla condition necessaire et prealable pour que les animaux predateursreussissent a capturer leur proie. Quant aux songes premonitoires deschiens, ils sont consideres comme etant de la plus haute importance pourle bon deroulement de la chasse. Si un chien n'a pas ete visite par unkuntuknar, il se revelera incapable de pister et de traquer le gibier courant,quelles que soient par ailleurs ses aptitudes intrinseques. Les kuntuknardes chiens sont caracterises, dit-on, par une premonition directe : lors­qu'ils s'agitent dans leur sommeil et que leur estomac gargouille, ils sonten train de rever qu'ils mangent le gibier qu'ils vont contribuer a tuer.Par ailleurs, a defaut d'un kuntuknar reve par un homme, le songepremonitoire de son epouse - bien que statistiquement moins frequent ­sera considere comme un presage suffisamment explicite pour autoriserune partie de chasse.

La pratique meme du kuntuknar n'est donc pas suffisante en soi pourassigner la chasse comme un proces de travail dont les preconditionsrelevent de la seule sphere des representations masculines. En revanche,

326

Le monde de la foret

si l'on examine attentivement le contenu des kuntuknar feminins, ons'apercoit qu'ils sont fondes sur une serie de deplacements opposant deuxa deux des pratiques feminines d'ordre different. 11 semble done qu'onpuisse percevoir, a I'eeuvre dans l'mterpreration des kuntuknar feminins,un principe logique de differenciation des contenus qui indique metapho­riquement l'opposition entre pratique autonome (horticulture) et pratiquesubalterne (chasse), principe dont nous pensons qu'il constitue l'une desmanifestations de la categorisation indigene des proces de travail.

En second lieu, il convient d'insister sur le fait que Ie systeme achuardes presages - ou plutot la partie de ce systerne qui concerne la chasse _est caracterise a la fois par sa systematicite et par son automatisme ; Iereve est toujours presage de quelque chose et il constitue toujours lacondition initiale de l'action. Un homme hesitera a partir a la chasse silui, ou son epouse, n'ont pas eu un kuntuknar favorable la nuit prece­dente. En effet, autant Ie songe premonitoire n'est pas une conditionabsolument necessaire a Ia chasse au petit gibier branche, autant il estindispensable d'avoir eu un kuntuknar pour tuer le gros gibier. Dans lecas contraire, le chasseur apercevra peut-etre une harde de pecaris, maisil se reveler a incapable d'abattre un seul animal. Face a ce deterrninismeextreme de l'action humaine qu'introduit Ie reve-presage, les hommes nesont pas completement demunis ; avant de se coucher, ils peuventtouj?urs interpreter sur la viel1e arawir des anent specifiquement destinesa « appeler » un kuntuknar. Par ailleurs, il existe une grande norrnativitedes in~er~retations et a chaque situation onirique specifique correspond,en pnnCIpe, un presage partic9Jier. Selon un principe courant dansl'univers culturel arnazenien 5, l'interpretation des kuntuknar se fondegeneralement sur l'inversion ou le renversement, parfois syrnetrique, depoles notionnels dichotornises, soit par l'axe fondamental nature/culture(humains ~ animaux), soit par! des oppositions plus discretes au seinmeme de Ia praxis humaine (chasse ~ guerre, chasse ~ peche, horticul­ture ~ chasse, sexualite ~ chasse).

Etudiant les presages apinaye, Da Matta a interprete cette regie detransformation qui humanise la nature et naturalise la culture comme lemoyen de resoudre la juxtaposition soudaine, dans le reve, de traitsappartenant normalement a deux mondes nettement distingues, C'estcette juxtaposition qui, selon lui, engendrerait le caractere premonitoiredu reve, dans la mesure OU elle est accidentelle et exceptionnelle, et quel'insolite ainsi produit ne peut etre interprete qu'en projetant dans le

5. A propos de I'inversion dans I'interpretation des reves prernonitoires, on pourra se~1>~rter aux exemples des Maku (Reid 1978: 15) et des Apinaye (Da Matta 1970 :

327

Page 170: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

futur la discontinuite eprouvee dans le reve (Da Matta 1970). Or, chezles Achuar, il ne semble pas que l'inversion entre le contenu du reve etson message postule soit per«ue comme le signe d'une conjonctionanormale, introduite par une homologie bizarre. En effet, loin d'etreexceptionnels, les kuntuknar sont quasi quotidiens et ils annoncent, pourl'essentiel, un resultat positif et desirable qui n'est pas susceptible d'etreinterprete comme une discontinuite. Certains types de presages, notam­ment ceux qui annoncent une mort brutale, pourraient sans doute etreanalyses selon I'hypothese que propose Da Matta; en revanche, lasystematiqueaugurale a l'ceuvre dans les kuntuknar est d'un ordre plusgeneral.

Les deplacements symboliques operes dans les interpretations deskuntuknar sont assignables aux modes elementaires (homologie, inversion,symetrie... ) selon lesquels la pensee indigene opere une mise en ordre durnonde ; ils ne requierent done pas, a notre sens, une explicitation. Cesoperations de classement cosmologique sont simplement rendues ici plusmanifestes qu'a 1'ordinaire, parce qu'elles ont un fondement onirique etque le principe general du codage de 1'inconscient en termes de processusprimaires donne au reve cette caracteristique de travailler sur les systemesde relations du sujet a son environnement physique et social et non passur le contenu empirique de ces relations (Bateson 1972: 138-43). 11parait ainsi normal que le repertoire indigene des tableaux oniriquesstereotypes constitue une matrice privilegiee permettant la mise enconjonction des differents systemes relationnels possibles. On noterad'ailleurs qu'en posant une equivalence dans l'interpretation des revesentre le rapport aux hommes et Ie rapport aux animaux, les Achuar sonten accord avec leur postulat d'une sociabilite anthropocentrique des etr~s

de la nature.Le chiasme des representations, dans les charmes ou dans les reves,

n'a done d'interet pour nous qu'en ce qu'il ordonne clairement les termesqu'il inverse et qu'il nous permet par la rneme d'identifier des « paquets )hornogenes de representations, symetriquement equivalents. Or, commeon l'a vu precedernment pour les kuntuknar feminins, ces « paquets » derepresentations sont des unites discretes definissant le champ d'extensionde pratiques specifiques et ces unites n'apparaissent en tant que telles queparce qu'elles sont mises en relation 1'une a 1'autre. La chasse, la pecheou la manipulation des plantes cultivees affieurent done a un niveauimplicite - et non inconseient - comme proces de travail specifiques, sil'on admet que ces pratiques forment des noyaux permutables au sein dela sphere des representations de leurs conditions de possibilite,

La derniere condition, dans 1'ordre chronologique, formant un requisitindispensable au succes de la chasse est 1'occultation des intentions du

328

Le monde de la foret

chasseur, occultation rendue necessaire par la presence postulee d'unstock fluide de malveillance jalouse et depersonnalisee qui se cristalliseraitsoudain sur le chasseur, si celui-ci affichait explicitement ses projets. LesAchuar pensent egalement qu'en annoncant une sortie de chasse, unhomme donnera l'eveil aux animaux par 1'exposition trop crue de cequ'il compte accomplir. On comprendra done qu'il n'existe pas de termespecifique pour denoter la chasse, car son emploi circonstanciel avantune sortie en foret provoquerait necessairement l'echec du projet envi­sage. Les expressions en usage pour annoncer une partie de chasse sontvagues et polyserniques, tel que « je vais en foret ), « je vais meprornener . ou « je vais chercher ». Lorsque, parfois, deux hommeschassent de concert - un pere et son fils adolescent, par exemple - ils nepeuvent se communiquer des informations relatives au gibier que par unlangage code. Si l'un des chasseurs a entendu une troupe de singes, ildira done simplement a 1'autre : « 11 y a beaucoup de petits oiseaux pariei. ) n existe, en revanche, une expression couramment employee,shimpiankayi, qui signifie tres exactement : « Je reviens bredouille de lachasse car j'avais manifeste trop explicitement mon intention d'allerchasser. ) Le double sens, le sous-entendu et Ie jeu de mots regnent enmaitres dans la chasse, car la seduction des affins animaux peut difficile­ment s'accorder avec l'annonce du sort final qui leur est reserve.

Une remarque incidente permettra de clore le chapitre des representa­tions de la chasse. Contrairement a ce que l'on pourrait escompter, lesrepresentations de la chasse et les representations de la guerre ne sontp~s" chez les Ach~ar, completemfnt h~~?thetiqu~s. La comparaison desdifferents chants mcantatoires anent utilises dans I une et l'autre circons­tance est tres revelatrice a cet Fgard. Dans les deux cas, ennemis etgibiers sont souvent presentee comme des affins: beau-frere pour Iegibier et nuasuru .(litteralement : ,« donneur de femmes )) pour les enne­mis. Mais, alors que, dans la guerre, la felure introduite par 1'alliance estconsomrnee de facon irreversible par la mise a mort des affins, dans lachasse, 1'alliance se maintient a travers l'espece de contrat implicite passeavec les amana et les esprits protecteurs des animaux. Ce traitementdifferencie de la representation des etres que l'on met a mort - represen­tation d'un objet ideal, doit-on preciser, car, dans la pratique, il arriveque 1'on tue des consanguins classificatoires avec I'aide de ses affins - estparticulierement manifeste dans les anent de guerre OU le chanteurs'identifie a un felin pret· a bondir sur sa proie, une assimilationmetaphorique que 1'on ne rencontre jamais dans les anent de chasse.

La guerre devient done une activite identique a la predation animale,dans la sauvagerie de laquelle s'abolissent les obligations habituelles de1'alliance. La chasse, en revanche, est fondee sur un gentlemen's agreement

329

Page 171: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

et elle implique une seduction des affins animaux qui, quelle que soit lanature de son issue, leur reconnait au moins le merite d'une existencesociale, deniee par ailleurs aux ennemis humains. On reconnaitra la uneinversion du champ des representations, deja identifiable dans le chiasmeentre reves de chasse et reves de guerre, selon laquelle un type derelations entre les humains apparait comme un rapport entre les animaux,tandis qu'un rapport des humains aux animaux apparait comme un typede relations entre les humains. La chasse et la guerre sont des entreprisespredatrices, mais les protocoles symboliques de mise a mort les distin­guent dans leur essence. Extension de la sphere domestique au gibier, lachasse se vit, sur le mode de la comrnensalite litterale, comme une formeaffectueuse d'endo-cannibalisme, Par l'expulsion de l'ennemi dans I'ano­mie animale, par son renvoi periodique dans l'alterite de la nature, laguerre se pense comme le paradigrne ideal d'un introuvable entre-soidelie des contraintes de l'alliance. Espace de conjonction entre leshommes et les femmes et entre les hornmes et les animaux, la forec estun monde affinal OU sont sans cesse remis en jeu les principes memesqui fondent la societe.

330

7Le monde de la riviere

Page 172: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Le monde clos du jardin et le monde ouvert de la Ioret s'opposentterme a terme dans une serie de couples antithetiques qui nr correspon­dent que tres partiellement aux figures dualistes ordinaires. Ce ne sontpas, en effet, les antinomies classiques du sauvage et du cultive ou dumasculin et du feminin qui dominent ici la representation de l'espace,puisque la foret est pour les Achuar une plantation surhumaine d'ou lesfemmes ne sont pas exclues (voir Ie role de Shakaime, pp. 251-52). Lesreseaux d'oppositions topographiques sont moins organises par les attri­buts que ron confere aux lieux que par les pratiques qui s'y deroulent.A l'espace de disjonction des sexes ou se donne libre cours la consangui­nite maternante correspond un espace de conjonction voue aux jeuxdangereux de 1'alliance. AQ jardinage domesticateur des enfants vegetauxs'oppose la chasse seductrice des affins animaux. Entre ces lieux definischacun par une praxis distincte, est-il place pour un monde de la riviere,troisierne terme autonome qui ne serait pas une extension du jardin oude la foret ?

On se rappellera sans doute que, «a et Ia dans les meandres de notreexposition, la riviere s'est donnee a voir sous des figures bien diverses.Axe topographique et cosmologique, le reseau hydrographique structurel'espace dans une orientation d'amont en aval et rythme Ie temps par leperi ple aquatique des Pleiades qui, tous les ans, viennent y trouver mortet renaissance. En postulant que la rnaison achuar est idealement traverseepar un cours d'eau, nous avons egalement pose une equivalence entre lemonde aquatique et le monde domestique, chaque demeure isolee etantenchainee aux autres dans un grand continuum par ce flux invisible.Metaphore d'un bol alimentaire passant dans la maison comme dans unsysteme digestif, la riviere est aussi Ie lieu d'une fermentation cosmiquequi fait monter et baisser son niveau au cours des crues saisonnieres, Lescours d'eau sont done moins des espaces autonomes, comme la foret oule jardin, que des instruments de mediation, articulant sur leur axe et auniveau de chaque maison, la totalite des etages cosmologiques.

Ce statut privilegie de mediation apparait de maniere exemplaire dansla rnultiplicite des usages sociaux combines dont la riviere est le theatre.En effet, celle-ci ne peut pas etre reduite a une fonction binaire, car elletranscende dans ses emplois 1'opposition entre conjonction et disjonctionqui gouverne ordinairement la definition spatiale tant des rapports entreles sexes au seinde l'unite residentielle que des rapports entre lamaisonnee et les etrangers. Sur ce dernier plan, la riviere peut etre per«uecomme une combinaison de conjonction - par le lien qu'elle etablit entremaisons distinctes le long d'un me me cours d'eau - et de disjonction ­par 1'usage domestique prive d'un segment de riviere, Dans Ie cadre dela rnaisonnee, la riviere est a la fois lieu de conjonction des sexes

332

Le monde de la riviere

(baignade des conjoints et peche a la nivree) et lieu de disjonction(baignade des jeunes gens a I'aube, defecation solitaire des hommes,nettoyage de la vaisselle et lessive des femmes).

Cet espace mediateur n'est pas seulement un support symbolique demetaphores cosmiques, il est aussi une ressource qui pour n'etre pointrare n'en est pas rnoins d'une capitale importance. La riviere est en effetsimultanernent ce sur quoi 1'on navigue, ce dans quoi ron lave le corps,les vetements et les ustensiles et ce que ron boit, grace ala transforma­tion lexica Ie qui convertit I'eau terrestre impure, entza, en eau celesteeulinaire, yumi, des qu'elle a ete puisee. Enfin, la riviere est egalementl'habitat exclusif d'etres tres particuliers, puisque leur existence quoti­dienne est cachee aux yeux des hommes. Parmi ces « etres de 1'eau )(entsaya aents) , dont la nature est antithetique tout autant a celle deshumains qu'a celle des « etres de la foret . (ikiamia aents) , il est unepopulation qui, sous Ie nom de namak (( gros poissons ») ou de tsarur(( fretin »}, presente un interet tres pragmatique. Dans cette region fortpoissonneuse du haut Arnazone, la peche est en effet beaucoup plusqu'un substitut de la chasse et les Achuar pratiquent cet art presquequotidiennement avec grand plaisir.

Les techniques halieutiques

Les Achuar sont des pecheurs specialises, en ce sens que chacune deleurs techniques de capture est fdaptee a un type specifique de coursd'eau et a la population de poissons qu'il abrite. Sur les 78 especes depoissons identifiees par un terrne vernaculaire et recensees par nous, iln'en est guere que deux qui soient considerees non comestibles: legymnote electtique tsunkiru et le minuscule poisson parasite kaniir (Van­dellia wieneri). Les 76 autres especes - et quelques-unes encore qui ontcertainement echappe a notre recensernent - livrent une chair estimableet d'une grande variete, depuis l'enorme paits, jusqu'au modeste poisson­hachette titim (Carnegiella strigata) , en pass ant par la grande famille despoissons-chats, representee par une quinzaine d'especes, C'est dire qu'iln'est pas un ruisseau ou un marigot qui, apres quelques minutes ouquelques heures d'efforts, ne livrera certains de ses hotesau pecheurdetermine. Pour ce faire, les Achuar peuvent choisir parmi un arsenaltres diversifie : la peche a la nasse, la peche au harpon et au filet, lapeche a la ligne et la peche a la nivree,

La peche a la nasse se pratique avec une sorte de claie ou de cannisserectangulaire d'environ 60 ern de haut sur 1,50 m de large, confectionneeavec de tres fines baguettes provenant, comme les dards de sarbacane,

333

Page 173: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

du stipe du palmier Maximi/iana regia. Nommee washimp , cette claie esttres souple et peut etre enroulee sur elle-merne pour former un engin depeche cylindrique ressemblant a la nasse-tambour, c'est-a-dire largementouvert a une extremiteet presque clos a l'autre. Dans son usage normal,le washimp est pose dans les petits rus a l'eau claire dont la largeurn'excede pas un metre (kisar). L'ouverture la plus large est orientee versl'amont et quelques pierres sont entassees en barrage de part et d'autrede I'entree de la nasse, de facon a obliger les poissons a s'y engouffrer.Une fois qu'ils y ont penetre, ils se trouvent inexorablement coinces parle retrecissement du washimp. Cet engin, que les hommes posent dansles rus proches de la maison, ne permet de capturer que du fretin tsarur.La productivite de cette technique de pecheest done faible, les prisesconsistant surtout en petits cichlides dont la taille excede rarement unedouzaine de centimetres. '

La peche au harpon et au filet est en revanche tres productive, maiselle ne peut se pratiquer que durant les trois ou quatre mois d'etiage etdans des sites bien particuliers de l'habitat riverain. Lorsque les eauxbaissent, certains chenaux secondaires du Pastaza se trouvent en effettemporairement isoles du chenal principal et forment done des sortes depetits lacs OU les gros poissons du fleuve sont retenus prisonniers etpeuvent etre facilement harponnes, Le harpon, puya, est forme d'unehampe en bois de palmier d'environ deux metres de long a I'extremitede laquelle est fixee une pointe metallique barbelee, generalement facon­nee par les hommes a partir d'un gros clou de charpente obtenu parechange avec les Shuar. Cornme dans tous les harpons de peche, lapointe est mobile, enfoncee a force dans un orifice menage a un bout dela hampe et maintenue en place par une cordelette enroulee qui la rendsolidaire de son support. Tressee en fibres de chambira, cette cordelettede plusieurs metres de long est enroulee autour de la hampe jusqu'a mi­hauteur. Lorsque le poisson est harponne, la pointe se libere de la hampeet la cordelette file alors tout son jeu jusqu'a ce que Ie pecheur ramene alui sa prise fretillante. Le filet, neka, est aussi confectionne a partir decordelettes de chambira. II affecte la forme d'un grand rectangle d'envi­ron un metre de haut sur cinq ou six metres de long, avec des maillesen losange de quatre a cinq centimetres de large. La partie inferieure dufilet est lestee avec une rangee de petits galets, tandis que la partiesuperieure est munie d'une serie de flotteurs en bois de balsa.

Lorsqu'un homme a repere un chenal prometteur, facilement identi­fiable par les gros poissons qui y bondissent en tous sens, il s'approchetres silencieusement pour poser son filet dans Ie secteur qui lui parait Ieplus poissonneux. Le filet sert en effet a isoler bord a bard une petiteportion du chenal afin de barrer toute possibilite de fuite aux poissons.

334

Le monde de la riviere

II ne reste plus qu'a entrer dans l'eau peu profonde pour harponner lespoissons pris au piege comme dans un vivier, ceux qui tentent des'echapper se prenant dans les mailles du filet. Lorsque tous les poissonsretenus: captifs dans Ie secteur delimite par le filet ont ete harponnes,celui-ci est deplace vers un autre segment du chenal afin de recommencerl'operation. Cette technique peut egalement etre employee dans les lacsen defluent, lorsque leur canal d'alimentation est asseche et que lespoissons du fleuve s'y trouvent done retenus captifs comme dans unchenal secondaire.

Pratiquee par un homme seul, cette forme de peche donne des resultatsexceptionnels a condition de bien choisir son plan d'eau. En effet, etantdonne la taille du harpon et la dimension des mailles du filet, seuls lesgros poissons peuvent etre captures par cette methode et il faut doncreperer soigneusement au prealable les sites propices. Les prises les pluscourantes dans cette sorte de peche sont les penke namak (Ichthyoelephashumeralis) , des poissons edentes a la chair savoureuse, dont le poidsmoyen approche du kilo. Dans les deux cas OU nous avons assiste a despeches au harpon et au filet, le volume des captures fut respectivementde 35 kilos en six heures et de 37 kilos en cinq heures. II faut toutefoisnoter que seuls les Achuar etablis a proximite du Pastaza sont a mernede pratiquer ce type de peche et que tres peu d'entre eux possedent parailleurs un filet, dont la fabrication exige beaucoup de travail. On peutcertes pecher exclusivement au harpon en se dispensant du filet, maisc'est la une entreprise particulierement difficile, car il faut soit attendredans une immobilite totale quiun poisson passe a proximite, soit lepoursuivre en tous sens dans une course frenetique.

Bien que la peche a la ligne ne soit pas une technique aborigene, ellefut adoptee avec enthousiasrne' par tous les Amerindiens, des qu'ilspurent disposer d'harnecons metalliques, Jusque dans les annees cin­quante, les Achuar fabriquaient eux-mernes leurs hamecons (tsau) avecdes clous qu'ils obtenaient par echange avec les groupes ethniquesvoisins ; les lignes etaient tressees avec des fibres de palmier chambira.C'est seulement depuis une dizaine d'annees qu'ils ont un acces reguliera des harnecons manufactures et surtout au fil a peche en nylon,indispensable pour ramener les prises les plus lourdes. Le tres gros fil denylon, capable de supporter des tensions superieures a 80 kilos, est unbien extrernement valorise dont l'emploi est encore peu repandu. Cetype de ligne constitue, en effet, le seul moyen accessible aux Achuarpour pecher commodement les arapaimas et les gros pimelodides (tun­kau). Les techniques de peche au harnecon peuvent etre distinguees selonIe degre de resistance de la ligne employee et l' endroit OU elle estmouillee,

335

Page 174: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

La peche aux tres gros poissons en eaux vives est une entrepriseexclusivement masculinerequerant l'usage d'une pirogue et d'une lignede fort calibre. Generalement pratiquee a deux, en raison des exigencesde maniernent de la pirogue, cette methode de peche demande souventdes expeditions de plusieurs jours. 11 faut en effet mouiller les lignes dansles bas-fonds de la riviere, des depressions circonscrites dont la profon­deur depasse sou vent une trentaine de metres et qui se signalent par destourbillons superficiels a la rotation assez lente. Or, ces bas-fonds, quiconstituent l'habitat prefere des gros pimelodides, ne sont pas tellementcommuns sur le cours d'une riviere ; pour en exploiter plusieurs, il fautdone compter quelques jours de navigation. Lorsque la pirogue a etestabilisee tant bien que mal sur le tourbillon, on mouille en profondeurdes lignes appatees avec des larves de palmier ou des morceaux deviande. L'hamecon est attache 'a un gros fil metallique, lui-mente fixe ala ligne de nylon; cette methode d'amarrage permet d'ernpecher que laligne ne soit coupee par un piranha gobant violemment l'appat. Pour cetype de peche il est indispensable de disposer d'un fil extremernentresistant, car il n'est pas rare de ferrer des poissons de plus de 50 kilos,tels l'aparaima (paits) ou lejuunt tunkau (Pimelodus ornatus). Pour remonterde tels monstres, il faut done a la fois une grande force physique, uneserieuse competence de nautonier et une bonne conriaissance des reactionsdu poisson ferre. Certains hommes possedent ces aptitudes au plus hautdegre et manifestent une tendance marquee a delaisser la chasse pour sespecialiser dans la peche au gros poisson. Ce ne sont d'ailleurs pasnecessairernent des Achuar de l'habitat riverain, car la peche en eauxvives peut se pratiquer toute l'annee sur n'importe queUe riviere irnpor­tante, a condition qu'elle ne soit pas en crue et done impossi~le anaviguer en raison des remous.

Alors que la peche a la pirogue est reservee aux hommes, car elleimplique que soit livre un veritable combat avec l'animal, la peche aupetit poisson depuis la berge est plutot per«ue comme une forme decueillette que les femmes et les enfants peuvent pratiquer de manierelegitime. Le fil employe ne permet de capturer que des poissons de taillemodeste dont Ie poids oscille entre 300 grammes et 2 kilos. Les lignessont fixees au bord de la riviere a la tombee du jour et on les laissesouvent mouillees toute la nuit. Les appats sont surtout des vers de terreet des insectes, parfois des morceaux de viande lorsqu'on veut attirer unpiranha. Munis d'une petite ligne attachee a une perche, les adolescentsexplorent systematiquement les bons sites de peche a proximite de lamaison et reviennent rarement bredouilles. La productivite de ce type depeche est ponctuellement assez faible (moins d'un kilo par jour et parrnaison en moyenne), mais d'une grande regularite puisque, si les femmes

336

Le monde de la riviere

et les enfants d'une maisonnee disposent de fil et d'hamecons, ilsmouillent des lignes journellement. Tout au long de l'annee, l'approvi­sionnement quotidien de ces maisonnees en poisson repose en faitbeaucoup plus sur cette petite peche que sur les autres techniqueshalieutiques. 11 reste que nombreuses sont encore les unites residentiellesisolees qui ne possedent pas d'harnecons ou qui les ont perdus sanspouvoir les remplacer.

Contrairement aux methodes precedentes, la peche a la nivree (entzanijiatin, litteralement : « laver la riviere ») est une entreprise collective alaquelle participent conjointement tous les membres de la maisonnee, 11arrive merne parfois que plusieurs unites domestiques voisines collaborentdans une grande peche communautaire necessitant l'erection d'un barragesur une riviere importante. Les techniques de peche a la nivree peuventetre distinguees selon la nature des piscicides localement accessibles etselon les cours d'eau OU ils sont deverses, On se souviendra, en effet,que les plantes utilisees comme poisons de peche sont differentes dansles deux biotopes. Tandis que les Achuar de l'habitat interfluvial cultiventexclusivement Ie timiu, ceux de l'habitat riverain ne peuvent faire pousserdans leurs jardins que Ie masu. Or, ces piscicides sont loin d'avoir lameme efficacite : le masu est beaucoup moins puissant que Ie timiu adoses egales, et il ne peut etre employe que pour capturer du fretin.C'est pour pallier cet inconvenient que certains Achuar riverains etablis­sent des petites plantations isolees de timiu dans les sols ferrallitiques descollines, a plusieurs heures de marche de leur residence principale. Lesdeux poisons de peche agissent toutefois de facon identique en modifianttres temporairement I'equilibre cltimique du cours d'eau, ce qui provoqueune suffocation des poissons. :

Le masu se presente sous la fdrme d'un petit arbuste dont on recolteles feuilles au coup par coup, avant chaque expedition de peche a lanivree. Seuls les hommes peuvent manipuler les plantes piscicides ~t c'estdone aeux de depouiller trois ou quatre pieds afin de reunir suffisammentde feuilles pour remplir un panier chankin aras bords. Le masu est utilisependant la periode d'etiage, dans les chenaux secondaires isoles du litprincipal du Pastaza et dans les petits marigots de l'habitat riverain. Unefois arrives sur place, les hommes pilent les feuilles jusqu'a les reduire enpulpe, en les martelant avec une pierre ou un morceau de bois. IIspenetrent alors dans l'eau peu profonde en immergeant a demi Ie panierde masu, qu'ils remuent violemment jusqu'a ce que Ie sue laiteux desfeuilles ait ete entierernent dilue dans l'eau. Au bout de quelques minutesles poissons commencent aressentir les effets de l'asphyxie et remontentala surface ; femmes et enfants rejoignent alors les hommes dans Ie petitchenal et y pataugent en tous sens pour ramasser les poissons etourdis.

337

Page 175: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Le masu peut aussi etre employe pour la peche dans les rus ; tandis queles hommes mettent le poison a1'eau, les femmes attendent son arriveedans 1'aval, recueillant au passage les petits poissons qui derivent,

Pratiquee dans des plans d'eau de tres faible profondeur, la peche aumasu ne livre generalernent que du menu fretin classe dans l'ethno­categoric tsarur : surtout des nayump (loricariides), des kantash (cichlides),des poissons-crayons kusum (anostomides), des putu (cichlides), des shuwi(Ancistrussp.) et des gros tetards (wampuch). La productivite est faible etil est rare que ron rarnene plus de quatre ou cinq kilos de poissons parsortie. Dans 1'habitat riverain, toutefois, la peche au masu est plutotconsideree par les Achuar comme une agreable distraction familiale quecomme une technique intensive de subsistance. C'est 1'occasion pourtous les membres de la maisonnee de realiser une excursion d'une demi­journee, placee so us Ie signe de 1'amusement etde la bonne humeur. Onpeut egalernent se servir de masu pour capturer des poissons plusvolumineux dans les lacs en croissant (kucha) jouxtant le cours desrivieres de 1'avaI. Lorsqu'on s'est assure qu'un de ces lacs renferrne denombreux poissons de taille respectable, le petit canal d'alimentation estbarre avec une claie washimp et de tres grosses quantites de masu sontdeversees dans le lac - six a huit paniers au minimum. Les hommesparcourent alors le lac en pirogue pour harponner les gros poissons quiremontent a la surface. Ces petits lacs forment parfois de veritablesviviers et la peche au masu y devient alors tres productive.

C'est dans 1'habitat interfluvial et grace a 1'usage du piscicide timiu,que la peche a la nivree donne les resultats les plus spectaculaires.Comme le masu, le timiu est une plante arbustive, mais son sue actif, larotenone, est contenu dans les racines et non pas dans les feuilles. Pourmettre en ceuvre le poison de peche, les hommes doivent done arracherle plant et remettre simultanement en terre une partie de la racine, defacon a en assurer la reproduction vegetative. Ceci explique pourquoil' on rencontre ordinairement une grande quantite de pieds de timiu dansles jardins de 1'interfluve, chaque peche ala nivree exigeant la destructionde plusieurs plants. Dans la region interfluviale, la peche au timiuimplique la construction d'un barrage temporaire, puisque le debit rapidedes cours d'eau n'y permet pas le ramassage nonchalant des poissons telqu'il est pratique dans les lacs et les bras morts de 1'habitat riverain. Lebarrage, epeinmiau, peut prendre plusieurs formes selon la largeur et leregime du cours d'eau, rnais sa structure de base reste toujours identique.

La plupart des peches au timiu se pratiquent dans des petites rivierespeu profondesdont la largeur excede rarement quatre ou cinq metres.Le barrage est erige par les hommes dans un retrecissement du lit, enfichant dans le fond de la riviere quatre ou cinq chevalets triangulaires

338

Le monde de la riviere

faisant office de piles. Paralleles au sens du courant, ces chevalets sontrendus solidaires les uns des autres par des perches transversales, elles­memes reliees aux berges. A ces perches transversales sont ligatures despieux en serie qui forment une sorte de plan vertical Iegerement inclinevers 1'amont. La partie inferieure de ce plan sert de retenue d'eau,I'etancheite relative etant assuree par 1'accumulation de plusieurs couchessuperposees de larges feuilles. Au milieu du barrage un espace libre estmenage, occupe par une petite plate-forme surplombant le bief aval,rnais situee au me me niveau que le bief amont. Le denivele entre lesdeux biefs est d'environ un metre et la plate-forme joue le role d'undeversoir permettant Ie libre passage du trop-plein d'eau. Cette plate­forme est generalement constituee d'une claie washimp montee sur uneossature tabulaire et ce type de barrage avec deversoir est done usuelle­ment appele washimpiamu. En 1976, lors d'une expedition de peche autimiu, il avait fallu une journee de travail adeux hommes pour eriger unbarrage washimpiamu sur une riviere de cinq metres de large.

Lorsque la peche proprement dite debute, la plate-forme deversoir estfermee a l'extremite dormant sur 1'aval, afin d'y retenir les poissons quideriveraient au fil de 1'eau. Les racines de timiu sont ecrasees par leshommes, qui les mettent a1'eau dans des paniers a environ 600 metresen amont du barrage. Les hommes progressent ensuite lentement versl'aval, en trainant avec eux les paniers immerges d'ou s'ecoule le suetoxique. A mi-parcours, on a generalement prepare sur la berge un petitdepot de racines de timiu prealablement martelees, qui sont alors mises a1'eau par les hommes dans leuq descente vers l'aval. Toute la riviereprend bientot une teinte laiteuse ,caracteristique et le piscicide commencea faire son effet : le fretin rernonte a la surface en fretillant et finit parechouer dans la vegetation aquatique des berges, tandis que les grospoissons bondissent en tous sens de facon maladroite dans un effortdesespere pour echapper a I'asphyxie, Au niveau du deuxieme depot detimiu, tout le monde se met a 1'eau et progresse lentement vers lebarrage; les hommes harponnent les gros poissons et les femmesramassent Ie fretin le long des berges dans des paniers employes commeepuisettes. Une fois arrives au barrage, hommes et femmes se postentau pied de la retenue d'eau, dans Ie bief amont, pour capturer lespoissons qui derivent encore, tandis qu'un homme recueille au fur et amesure les poissons retenus captifs sur la plate-forme du deversoir.Lorsque la peche est terminee, le barrage est demantele, afin qu'iln'obstrue pas dans la suite la circulation des poissons.

Dans ce type de peche, les Achuar capturent a peu pres autant depoissons lors de la descente le long de la riviere qu'au pied du barragede retenue. La productivite de la peche au timiu est elevee : en 1976, sept

339

Page 176: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

adultes et cinq enfants de plus de huit ans avaient recueilli 70 kilos depoissons en barrant une riviere de cinq metres de large, tandis qu'en .1978, quatre adultes et quatre enfants en avaient rccueilli 25 kilos dansun cours d'eau de trois metres de large. Dans la mesure ou l'effet dupiscicide est tres temporaire et qu'il n'affecte qu'un petit segment deriviere, il est possible de repeter l'operation tous les ans dans chacun descours d'eau proches d'une maisonnee, Durant la saison des basses-eaux,seule periode ou la peche au timiu avec un barrage soit praticable, uneunite domestique de l'habirat interftuvial organise une peche a la nivreeapproximativement toutes les trois semaines. Le poisson capture estimmediatement vide, puis mis a boucaner par les femmes, ce quipermettra sa conservation pendant quatre a cinq jours. Ainsi, lors destrois mois d'etiage, la plupart ,des maisonnees de l'interftuve s'assurentun total de deux a trois semaines d'approvisionnement en poisson graceal'ensemble des peches ala nivree,

Beaucoup plus rares, en revanche, sont les tres grandes peches collec­tives au timiu pratiquees dans les rivieres importantes dont la largeurpeut depasser quinze metres. L'erection d'un barrage dans un tel coursd'eau exige une importante force de travail masculine qui ne peut etrerennie qu'en combinant les ressources d'une demi-douzaine d'unitesresidentielles. Techniquement, les grands barrages ne different des petitsque par l'absence d'une plate-forme deversoir, mais ils doivent etreconstruits en eau profonde, ce qui requiert done l'usage de pirogues etde radeaux. La taille de la riviere demande aussi l'emploi de tres grandesquantites de timiu et chaque maisonnee participante doit ainsi fournir unequote-part a peu pres equivalente. Lorsque le poison est mis a l'eau parles hommes a plusieurs kilometres en amont du barrage, ce sont parfoisjusqu'a quarante personnes qui s'echelonnent le long de la riviere, Lesfemmes et les enfants se postent sur les haut-fonds ou ils peuvent pechera la corbeille en gardant pied, tandis que les hommes harponnent le grospoisson en se laissant deriver jusqu'au barrage dans les pirogues et lesradeaux. Dans ces grandes peches collectives, comme dans toutes lespeches ala nivree en general, chacun conserve les prises qu'il a lui-memecapturees et les membres de chaque unite domestique s'efforcent donede recueillir le plus grand nombre possible de poissons. La productiviteglobale d'un tel type de peche semble tres importante, rnais resteimpossible a quantifier, vu le nombre de participants et l'absence deprocedure de partage des prises. L'erection d'un grand barrage estun evenement malgre tout exceptionnel, qui ne s'est produit que deuxfois (sur le Kapawientza) au cours de notre sejour chez les Achuarseptentrionaux. .

La peche a la nivree est une technique halieutique originale, dont la

340

Le monde de la riviere

chaine operatoire semble etre decomposable de maniere identique danspresque toutes les cultures du Bassin amazonien. A peu pres partout, cesont les hommes qui manipulent le poison de peche, tandis que lesfemmes se contentent de recueillir les poissons filant ala derive. Dans ceproces de travail, la complementarite des sexes est techniquement neces­saire en raison de l'importante main-d'oeuvre qu'il faut mobiliser pourpouvoir recueillir tous les poissons asphyxies, Le piscicide (courammentappele barbasco dans l'espagnol de la montana) est un instrument permet­tant la capture du poisson au meme titre que le barrage, mais il n'est pasvraiment par lui-meme un agent leta!' En provoquant une suffocationprogressive des poissons, le barbasco les rend plus facilernent accessiblessans pour autant les tuer completement ; en eaux vives, ceux qui ontechappe a l'attention des pecheurs recuperent souvent leurs faculteslorsque la nappe de sue toxique s'est diluee, Par consequent, l'erectiondu barrage et la manipulation du poison. de peche sont les conditions dela neutralisation du poisson et peuvent etre assimilees aux autres formesd'interventions predatrices masculines sur la nature. Mais pour que laneutralisation soit complete, il [aut encore harponner les prises -- unetechnique de mise a mort du meme ordre que celles employees par leshommes dans la chasse et la guerre - ou bien les ramasser dans unpanier, tache feminine qui se rapproche d'une entreprise de cueillette. Larepartition du travail dans la peche ala nivree reproduit done la divisiondes roles assignes aux sexes dans les autres modes d'exploitation de lanature.

II n'existe d'ailleurs pas de tefme generique denotant l'ensemble despratiques halieutiques et la peche I se trouve done atornisee dans le lexiqueachuar en autant d'expressions singulieres qu'ily a de methodes decapture des poissons, Si l'on examine de maniere synoptique la divisionsexuelle du travail dans la peche (doc. 39), on constate pourtant quel'opposition chasse/cueillette ne gouverne pas seulement la peche a lanivree, mais qu'elle fournit egalement un paradigme general de l'assigna­tion sexuelle des taches dans les diverses techniques halieutiques. Toutce qui est de l'ordre du ramassage (peche ala corbeille, lignes mouilleesdepuis la berge) est attribue aux femmes, tandis que tout ce qui relevede la construction et de l'usage de pieges (barrages, peche a la nasse,filets), de l'emploi d'arrnes perforantes (harpons) et de la lutte physiquedangereuse (peche au gros poisson en eaux vives) reste du ressort deshommes.

On notera enfin que la productivite theorique de la peche dans lesdeux biotopes s'equilibre plus ou moins en raison de l'efficacite differen­tielle des techniques employees. En effet, l'absence de tres gros poissonsdans l'habitat interftuvial est compensee par les tres bons resultats qu'on

341

Page 177: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

39. Division du travail dans la peche

travail hommes femmes enfants

peche 11 la nivreea) construction du barrage en eaux vives et

manipulation du poison vegetal +b) ramassage du poisson 11 la corbeille + +c) harponnage du poisson +peche 11 la nasse (wash imp) +peche au harpon et au filet +peche au harnecona) gros poissons peches d'unc pirogue en eaux

vives +b) petits poissons peches de la rive en eaux

calmes + +..

ecaillage, vidage et boucan des poissons +

y .obtient avec le timiu, comparativement aux prises modestes qu'autoriseIe masu dans l'habitat riverain. La peche a la ligne aux gros poissons estpraticable partout sur les rivieres importantes des deux biotopes et Ieseul avantage significatif de l'habitat riverain est la possibilite d'utiliser lacornbinaison harpon-filet dans les bras morts des fleuves et dans lesmarigots. Si Ie potentiel ichtyologique de I'habitat riverain est sans douteglobalement plus important que celui de l'habitat interfluvial, il reste queles techniques halieutiques differentes employees dans chacun des deuxecotypes compensent a peu pres les disparites dans l'accessibilite dupoisson.

Le lit conjugal

Cornme dans toutes les spheres strategiques de la pratique, Ie bonexercice de la peche exige que soient respectees un certain nombre deconditions propitiatoires, La petite peche a la ligne feminine est uneactivite dont on a vu qu'elle etait assimilable a la cueillette et qui, toutcomme elle, se situe done entierernent dans Ie monde du profane. Enrevanche, les preconditions symboliques de la peche a la nivree (activitecollective a preponderance masculine), de la peche au harpon et de la

342

Le monde de la riviere

peche au harnecon en eaux vives (activites exclusivement masculines)apparaissent, sous une forme attenuee, comme structurellement iden­tiques a celles de la chasse. L'emploi de techniques magiques est reputebeaucoup moins important dans la peche que dans la chasse et l'attractiondes poissons se realise a travers des adjuvants autonomes et non pas dansun contact dialogique direct avec eux. Alors que les hommes peuventcommuniquer avec certains des « etres de l'eau : (loutres, anaconda,jaguar melanique... ) dont l'habitat est mi-aquatique et mi-terrestre, illeur est impossible d'etablir une relation interlocutive avec les poissonsqui menent une vie entierement subaquatique. Les Achuar n'adressentdone pas d' anent aux poissons et se reposent pour les attirer sur l'actiondes charrnes de peche.

L'eventail des charrnes de peche est restreint et il recoupe partiellernentcelui des charrnes de chasse. Lesbezoards namur employes pour la pechesont, comme on l'a vu, dans une relation de chiasme avec les namur dechasse, puisque leur destination (les poissons) est symetriquement inversea leur origine (les entrailles des animaux terrestres). lIs servent a la pechemasculine solitaire, sont transmis en ligne agnatique et possedent toutesles proprietes attribuees aux namur de chasse. La dent de dauphin estaussi censee exercer une attraction magique sur les poissons, et il faut enfrotter soigneusement la ligne et l'hamecon avant de les mouiller pourune peche en eaux vives. Chaque sortie de peche individuelle estconditionnee par des exigences con tingentes de meme type que celles dela chasse. Le pecheur doit, en principe, avoir fait un reve-presagekuntuknar dont Ie contenu annopce par antinornie la premonition duresultat, puisque Ie kuntuknar de peche evoque une scene de chasse.Toutefois, et contrairement auj songes premonitoires de chasse, leskuntuknar de peche ne semblent pas etre strictement indispensables ausucces. Enfin, et a I'exception de la peche a Ia nivree, qui requiertnecessairernent une planification prealable, I'interdiction d'afficher sesintentions nut tout autant pour la peche que pour la chasse. Si Iepecheur n'occulte pas ses projets, il court Ie risque de voir Ie poissonechapper au filet ou ne pas ferrer une fois qu'il a mordu.

La peche a la nivree pose un probleme analytique tres particulier, carson champ de representation est completernent original par rapport acelui des autres techniques de subsistance achuar : il est axe sur lacomplementarite des sexes et non pas, comme a l'ordinaire, sur lacompetence symbolique individuelle de I'homme et de la femme. Cettecomplementarite, objectivement constatable dans le deroulernent duproces de travail, s'exprime sur Ie plan du symbolisme par une referenceconstante a la thematique de la sexualite, Au niveau Ie plus immediat,cette equivalence entre commerce sexuel et peche a la nivree est deja

343

Page 178: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

perceptible dans Ie jeu de mots standard que font les hommes entrel'expression vernaculaire qui designe cette technique, entza nijiatin (<< laverla riviere II) et entza nijirtin (<< copuler avec la riviere )1). II n'estevidem­ment pas difficile de voir une analogie immediate entre le sperme et lesuc laiteux du poison de peche exclusivement verse par les hommes. Lesfemmes n'ont pas le droit de toucher aux plantes piscicides car ce contactferait perdre tout pouvoir au timiu et au masu ; il leur est specialernentinterdit d'ecraser les feuilles et les racines, operation qui peut etreassimilcc metaphoriquernent a une ejaculation. Mais cette analogie nerepose pas seulement sur des identites superficielles et la mythologieachuar opere tres specifiquernent une equivalence entre les poisons depcche et le penis.

My the de Timiu et de MasuII y avait autrefois deux jeunes 'gens celibataires, Masu et Timiu, qui endui­

saient des flechettes avec du curare, car ils se preparaient a aller a la chasse.Tandis qu'ils realisaient cette operation, ils entendent Kaka (une petite grenouillede couleur marron) qui chantait : « kakaa ... kakaa ... » tout pres de la maison. lisse disent alors I'un a I'autre: « Elle doit certainement etre terriblement enchaleur; comme j'aimerais l'etreindre et copuler avec elle jusqu'a l'eventrer. »

Kaka pretait I'oreille et avait tout entendu. Masu et Timiu prennent leurssarbacanes et sortent a la chasse. En chemin, ils rencontrent une jeune femmebien en chair, couchee au milieu du chemin avec les cuisses ecartees et Ie sexeexpose. Timiu la regarde a peine et poursuit sa route, car c'est lui qui allaitdevenir Ie plus virulent. Masu marchait derriere lui, et voyant la femme quis'offrait, il se sent tout ernoustille. II se debarrasse alors de sa sarbacane et de soncarquois en s'exclamant : «Je vais I'essayer pour voir! I) Mais apres avoir copule,Kaka saisit la verge de Masu dans sa bouche pour la sucer, puis s'enfuit dans unarbre en bondissant de branches en branches. La verge de Masu s'etirait tant etplus. Tout en s'eloignant, Kaka s'exclarne avec derision: « kakaa ... kakaa ... tudisais que tu allais ru'eventrer kakaa ... kakaa... et tu ri'as pas reussi ... kakaakakaa ... I) Kaka continue agrimper et finit par aboutir sur un wasake (une planteepiphyte de la famille des brorneliacees). La, elle ouvre la bouche et libere laverge de Masu qui, considerablement allongee, retombe en un grand tas sur Iesol. Masu love alors sa verge en un rouleau qu'il met sur son epaule et quitte Iesentier en abandonnant sarbacane et carquois. II arrive finalement au bord d'uneriviere ou vivaient de nombreux Wankanim (Ioutre geante Pteronurai. Masus'assied accable sur la plage, environne par des nuages de mouches qu'attiraientI'odeur pestilentielle de sa verge immense. Sur ces entrefaites, les Wankanimsortent de l'eau, joliment pares, en s'esclaffant devant Ie spectacle ridiculequ'offrait Masu. Cclui-ci se demandait : « Mais qui sont done ces gens-Ia ? I) Undes Wankanim s'adresse alors aMasu : « Qu'est-ce qui t'es arrive? I) C'est parceque j'ai copule avec Kaka. I) « Bon, je vais examiner ca plus tard. » Puis IeWankanim fait cuire des poissons et les sert a Masu en disant : « Mange et nepleure pas car je vais te guerir. I) Apres qu'ils eurent mange, Wankanim prend lamesure de son propre penis et raccourcit la verge de Masu en la coupant a lamerne dimension que cet etalon, Wankanim fractionne ensuite Ie long morceaude verge en segments de dimensions identiques qu'il entasse dans des paniers.

344

Le monde de la riviere

Accompagne de son epouse, Wankanim part alors en pirogue pour jeter lesfragments de la verge de Masu dans tous les cours d'eau OU ils se transforment

. incontinent en anacondas. Autrefois, il n'y avait pas d'anacondas et I'on dit qu'ilssont tous issus de la verge de Masu que Wankanim et son epousc ont jetee dansles lacs et les rivieres. Pour avoir copule avec Kaka, Masu a perdu sa force et ilest devenu micha (Iitteralernent : « froid », « cru » ou « flaccide »). Timiu, quantalui est tres virulent (( tara » s'emploie pour caracteriser les piments forts), parcequ'il s'est abstenu de copuler. C'est pour cette raison que, quand un hommepeche ala nivree apres avoir eu un commerce sexuel, Ie poison n'est pas efficace.

Ce my the, donne ici dans l'une des trois variantes que nous avonsrecueillies, souleve des problernes complexes d'interpretation, surtoutlorsqu'on le met en regard des analyses que Levi-Strauss a consacrees ala thernatique du poison de peche en Amerique du Sud '. II n'est toutefoispas question ici d'en explorer tous les detours, mais simplement desuggerer quelques elements significatifs propres au symbolisme achuarde la peche a la nivree. En premier lieu, il apparait que l'efficacitedifferentielle du timiu et du masu est interpretee en termes culinaires : parson incontinence sexuelle Masu est devenu « cru », c'est-a-dire ravale al'univers de la nature, tandis que Timiu est reste virulent, comme lepiment qui donne de la saveur aux aliments. L'interpretation de la pecheala nivree comme une copulation allegorique dont le resultat n'est positifque si elle a ete precedee d'une periode d'abstinence effective estclairement soulignee par la morale finale du my the. Le respect de ceprecepte est considere par les Achuar comme la condition absolue dusucces et doit etre mis en rapport avec l'idee que des crues inexplicables- rendant impossible la peche a ~a nivree - sont causees par la conduitedeplacee de certains couples quise livrent a des jeux amoureux lors desbaignades. L'abstinence permet ~insi le transfert metaphorique au poisonde peche deverse dans la riviefe de l' energie puissante que I'hommeaccumule en bridant son desir, L'erection est· ordinairement denotee parl'expression «Ie penis est en colere » et la virulence du piscicide setrouve done etre proportionnelle a la violence de l'impulsion sexuellecontenue.

Le my the suggere aussi un rapport tres particulier entre le monde dela chasse et le monde de la peche, puisque toutes les variantes insistentsur les preparatifs initiaux prealables ala sortie de chasse et sur l'abandonde ses armes par Masu, apres qu'il eut copule avec Kaka. Tirniu poursuit,quant a lui, sa quete du gibier et devient simultanernent, grace a sacontinence sexuelle, Ie plus fort des poisons de peche, II n'y a done pas

1. Voir, en particulier, l'analyse du groupe des mythes « a grenouille ,), OU l'origine dupoison de peche est attribuable a la crasse physique ou morale d'une femme folle decuisine (Levi-Strauss 1964 : 261-87).

345

Page 179: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

d'antinornie entre la chasse au curare et la peche au timiu, deux activitesou s'exprirnent concurremment les cornpetences masculines dans lamanipulation des poisons vegetaux. En revanche, le renoncement a lachasse condamne a l'exercice d'une peche peu productive et peu valori­sante, car les hommes ne se distinguent pas des femmes lorsqu'ilsramassent dans des paniers le fretin asphyxie par le masu. On pourranoter enfin que le peuple des loutres geantes (wankanim) exerce sur lespoissons une predation directe, dans la mesure OU ces « gens de.I'eau I)

s'alimentent exclusivement des poissons qu'ils pechent. Or, ce rapportdes wankanim a leur gibier aquatique est tres symptomatique du statutsecondaire des poissons dans la representation achuar des etres de lanature et du monde de la riviere,

Bien que cela ne soit pas precise dans le mythe, les wankanim sontordinairement une metamorphose des esprits des eaux Tsunki; si cesderniers se nourrissent de poissons, ils n'exercent pas pour autant sureux une protection bienveillante, comme les esprits tutelaires du jardinet de la foret le font sur les plantes cultivees et Ie gibier. Les populationsaquatiques peuvent ainsi etre clairement distinguees en predateurs etproies. Les predateurs sont les Tsunki et leurs animaux familiers (anacon­das, caimans, jaguars melaniques, ratons-crabiers ... ), avec lesquels leshommes etablissent des communications durant leurs reyes. Les proiessont les poissons, masse indistincte parfois qualifiee de « blattes deTsunki », au sein de laquelle chacun effectue des prelevernents a sa guise.11 ne semble pas que les Achuar attribuent une arne aux poissons 2 ; lapeche n'implique done pas une entreprise de seduction du me me ordreque celle qui est menee vers le gibier terrestre. Lorsque les humains semettent en contact avec ces etres de l'eau qui vivent au milieu despoissons, ce n'est pas, comme dans le cas de la chasse et du jardinage,afin de maximiser le resultat des entreprises de peche par une dernanded'intercession. Le rapport des hommes aux Tsunki est en particulierdenue de preoccupations utilitaristes immediates et il revet Ie plus souventla forme d'une alliance de mariage.

On se souviendra qu'au cours de notre description du monde de lamaison, nous avions etabli un parallele entre la sociabilite domestiquedes Tsunki et la sociabilite domestique des Achuar, la premiere fournis­sant une sorte de modele normatif de la seconde. Cette analogie estparticulierement bien exprimee par une anecdote, que nous avons deja

2. A I'exception de deux gros poissons-chats, juunt tunkau (Pimelodus omatus} et aakiam(Pseudoplatysoma jasciatum), dont la capture ,particulierement difficile est reservee auxpecheurs courageux et experimentes, Bien que fort prises par les Achuar, ces poissonssont eux-rnemes de redoutables predateurs du menu fretin et i1s jouissent a ce titred'un statut special (cf. Conclusion).

346

Le monde de la riviere

brievernent evoquee, et qui nous a ete racontee de maruere a peu presidentique par des hommes differents, en des lieux differents et dans descirconstances differentes, Chacun des narrateurs expliquait complaisam­ment comment il avait rencontre une tres-belle jeune femme Tsunkisortant de la riviere pour l'inviter a faire l'amour. Cette premiereexperience I'ayant comble, il decidait alors de la revoir regulierement.Au bout d'un certain temps, la femme Tsunki le con viait a venir sousl'eau pour rencontrer son pere, un homme bienveillant et majestueuxtronant sur une tortue charap dans une belle maison. Le Tsunki demandaitalors au narrateur de rester a demeure et de prendre legitimement sa fillecomme epouse. Lorsque l'homme repondait qu'il avait deja des epouseshumaines qu'il ne pouvait pas abandonner, le Tsunki l'autorisait a nefaire chez lui qu'un service marital episodique et lui proposait de partagerson temps entre sa famille terrestre et sa famille aquatique. Chacun desconteurs decrivait precisement la double vie qui s'etait ensuite instauree,donnant le nom de ses enfants aquatiques ou vantant la cuisine de sonepouse Tsunki. Parfois celJe-ci vena it rencontrer son epoux humain surla berge, pour lui tenir des discours tend res en adoptant l'apparenced'une loutre wankanim.

Si no us qualifions d'anecdote cet ensemble de recits a la trame narrativeidentique, c'est parce que, contrairement aux mythes, les evenements ysont toujours presentes comme une aventure personnellement arrivee auconteur, Or, cette anecdote recurrente presente une similitude troubJanteavec un mythe shuar dont nous n'avons jamais trouve l'equivalent chezles Achuar 3. 11 est fort possiblel qu'un mythe analogue soit connu dequelques Achuar, auquel cas l'anecdote en serait une sorte de glosestereotypee oublieuse de la le«oG originale, de la me me facon que lesanent operent des rearticulations de mythemes extraits d'un contexte quidemeure souvent inconnu des chanteurs. Quel que soit Ie statut exact dece recit, il est interessant de noter que sa version mythique shuar estutilisee par les indigenes comme un commentaire didactique sur lesdevoirs du mariage et notamment sur les obligations a respecter a l'egardde l'epouse et du beau-perc (Pellizzaro 1980a: 3-7 et passim). Leparadigme de l'alliance avec les Tsunki precise done l'identite de statutentre l'espace de la maison et l'espace de la riviere, mondes enmiroir OUse vit quotidiennement la dornesticite conjugale.

Par ses connotations sexuelles et conjugales, J'univers aquatique sedefinit bien comme ce lieu de mediation dont nous avions deja esquisse

3. Le mythe shuar de I'alliance avec les Tsunki (Pellizzaro 1980a : 9-113) est naturellementbeaucoup plus riche que I'anecdote achuar qui lui correspond; il contient notammentune version du deluge primitif provo que par les mauvais traitements que les epouseshumaines delaissees font subir ala femme aquatique.

347

Page 180: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

les caracteristiques, En accentuant la metaphore par un jeu de mots, ilserait me me loisible de parler de la riviere en terme de lit conjugal,symbole et abri discret dumariage avec la belle Tsunki, tout comme lamaison l'est d'une union avec d'humaines epouses. Merrie clandestine, lavie domestique avec une Tsunki n'est pas assimilable a une ephernereliaison adulterine, puis que l'etiquette minutieuse qui regle Ie rapport avecles beaux-parents aquatiques est scrupuleusement respectee et que lesenfants nes de cette alliance sont reconnus. Or, le mariage, operation demediation s'il en est, c'est finalement cet acte social par lequel deuxaffins se conjoignent pour produire des consanguins. Entre le monde deconsanguinite du jardin et le monde d'affinite de la forer, la riviere peutdone etre per"ue comme le lieu d'une articulation allegorique, planinterrnediaire ou regne une ideale paix domestique denuee d'ambitionspragmatiques.

348

8Les categories de la pratique

Page 181: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

QueI que soit le theatre de leur accomplissement ou la for,m.e ~e, leursprecedes techniques, les modes d'usage de la nature sont mediatises parle travail de 1'homme. Cette evidence apparemrnent incontestable n'estpourtant pas depourvue de prejuges et eIle exige quelqu.es clarific~tions

prealables. Ainsi que Marx le notait deja au milieu du siecle derm~r, letravail comme entire autonome conceptuellement isolable du travailleurqui Ie supporte est une idee relativement nouvelle. La notion de « travail·en general » n'a pris toute son extension qu'avec le dev.eIoppem~nt dusalariat dans un sysrerne productif ou la force de travail devenait unevaleur marchande alienable I. Pierre angulaire de l'economie politiquedepuis Adam Smith, la categoric de travail est historiquement deterrnineepar un certain stade de I'evolution des formes socio-econorniques. Chezles Achuar, comme dans beaucoup de societes non marchandes, il n'existepas de concept de « travail en general », definissable comme ~ne form.ed'activite distincte des autres manifestations de la pratique sociale. Est-ilpour autant legitime d'ignorer cette composante des modes d'usage ~: ~a

nature? Si personne ne met en doute 1'existence dans toutes les secretesde modeles abstraits norrnant la division du travail" certains repugnent aadmettre que les peuples archai'ques puissent avoir une conscience clairedu type et du volume d'effort qu'il est loisible d'accorder a chaque tache.Or, n'existe-t-il pas partout un secteur du systeme des representationsqui definit plus ou moins explicitement 1'allocation differentielle de laforce de travail, l'intensite et le rythme de la depense d'energie seIon lestaches ou la valorisation hierarchisee qu'on leur prete ?

11 est, par exemple, hors de doute que les Achuar ont u~e idee precisede la quantite d'efforts que demandent chacune des techniques produc­tives qu'ils pratiquent. Cette depense energetique n'est evidemment paspensee sous la forme d'une allocation quantifiable de travail integrant lacomposition des facteurs de production. Cela ne signifie pas pour. a~tantque l'effort physique tres concret par lequeI les Achuar socialisentcertaines portions de la nature soit represente par eux co~me uneentreprise. ludique ou comme le moyen d'une vague· communion .avec1'univers. 11 nous semble done inexact d'affirmer que le travail seconstitue en realite objective dans les seules societes ou il est per«ucomme une categoric specifique de la pratique. Le travail achuar est non

1. Ce double statut de la notion de travail est bien exprirne dans un passage de laContribution ii la critique de l'iconomie politiq~e: « ~e, travail semble ~tre un~ ~ategorie

toute simple. L'idee de travail dans cette universalite :- comme t~avail e? general - estelle aussi des plus anciennes. Cependant; co?<;u du pOIll.t de vue econorruque sous cett~

forme simple, Ie .. travail .. est une categone tout aUSSI moderne que les rapports qUiengendrent cette abstraction simple» (Marx 1972 : 167).

350

Les categories de la pratique

aliene, parce que sa finalite et ses moyens sont con troles par celui qui1'accomplit ; mais ceIa ne veut pas dire qu'il est un non-travail. 11 n'estpas inopportun de le rappeIer, pour rectifier 1'image idealisee de cessocietes arnerindiennes, dont on s'est parfois plu a dire qu'elles vivaientleur heureuse destinee sur le mode du refus du travail 2. C'est uneentreprise legitime que de critiquer la projection indiscriminee descategories de l'economie politique sur des societes ou n'existe aucune desinstitutions pour 1'analyse desquelles ces categories ont ete forgees. Maisit moins de se condamner au solipsisme, cette operation salutaire ne doitpas aboutir it eliminer tous les concepts analytiques des sciences socialessous pretexte qu'ils ne sont pas construits en tant que teIs dans lesrepresentations vernaculaires.

L'etude des categories de la pratique chez les Achuar pose done undouble probleme. Un probleme de quantite d'abord, qui revient its'interroger sur 1'allocation differentielle de l'effort de travail selon lesages, seIon les sexes, seIon les fonctions de producteur et de non­producteur, selon les spheres de subsistance, seIon les ressources dechacun des types d'habitat et seIon la composition de la force de travailde chaque unite residentielle. Mais cette etude de l'investissement entravail ne peut prendre un sens que si eIle est referee au modele indigenede la division du travail, lequeI norme les modalites etles proportionsde cet investissement en fonction d'imperatifs culturels en grande partie :independants des contraintes materielles. Ce modele indigene estcongruent avec l'idee que le groupe domestique isole se fait de lui-memecomme un microcosme ,cultiva~t son indepen~ance so.ciale et ,econo­mique : il est logique qu un systeme de production aUSSl marque par lavolonte autarcique soit organise autour de la division sexuelle des taches.Le lecteur aura eu l' occasion de Constater dans les pages qui precedent itquel point hommes et femmes de l'unite domestique se trouvaientenserres dans un rapport etroit et reciproque de dependance et decomplementarite par rapport aux conditions materielles de leur reproduc­tion. Toute la question est alors de savoir si la division sexuelle dutravail est un operateur qui permet une dichotomie tranchee des procesde travail ou si, au contraire, la necessaire complementarite des tachesmasculines et des taches feminines n'induit pas un systerne de represen­tations plus complexe, dont il faudra alors debusquer la logique.

2. C'est Ie cas de Clastres, notarnrnent, lorsqu'ilecrit : « Les societes primitives sont bien,comme l'ecrit J. Lizot a propos des Yanomami, des societes de refus du travail»(Clastres 1974 : 167).

351

Page 182: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

L'ordre de la quantite

Avec une rernarquable constance, observateurs et ethnographes s'ac­cordent depuis quatre siecles a souligner le caractere industrieux desJivaro. Sous la plume des missionnaires, cette disposition au travail.estfavorablement comparee a l'indolence supposee des ethnies environ­nantes; elle alimente leur regret qu'un peupleaussi naturellement labo­rieux puisse demeurer insolemment retif a la conquete et au travail force,a la difference de voisins indigenes plus nonchalants rnais moins belli­queux. II est de fait qu'une grande maison achuar, surtout a la fin de lajournee, donne toujours l'impression d'une ruche bourdonnante d'acti­vite. On ne voit pas la ces grands hamacs en enfilade dans lesquelshommes, femmes et enfants se balancent paresseusement, selon l'evoca­tion reveuse et stereotypee du bon sauvage arnazonien, Mais ce sontsurtout les femmes qui suscitent cette impression d'affairement domes­tique ; dans leur maison, les hommes offrent plutot l'image d'une grandeoisivete. Ce contraste apparent tient a la structure differenciee du travaildans l'un et l'autre cas.

Le dornaine d'intervention masculin est pour l'essentiel exterieur a lademeure; chez lui, un homme passe le plus clair de son temps dansl'inactivite, a boire de la biere de manioc en parlant librement avec sesepouses et ses enfants, Les seuls travaux qu'il accornplisse dans la maisonsont d'ordre artisanal (vannerie, fabrication de sarbacane, travail dubois... ) et leur frequence est tres discontinue. A I'inverse, la presquetotalite des travaux domestiques et des obligations menageres incombentaux femmes (preparation des aliments, confection de la biere de manioc,balayage de la maison, nettoyage de la vaisselle et des vetements, corveed'eau, entretien des foyers, soins aux enfants et a la basse-cour), en susde la fabrication des objets qu'elles realisent a l'abri du toit (filage,tissageet poterie). La frequence du travail rnasculin est tres irreguliere, rnais lerythme de chaque activite est soutenu pendant longtemps sans flechir,tandis que Ie travail feminin est parcellarise en une multitude de tachesdiscontinues et regulierement repetees, Lorsqu'il va a la chasse, qu'ilrealise un abattis ou qu'il confectionne une sarbacane, un hommeconsacre a peu pres toute la journee a chacune de ces entreprises, enentrecoupant son effort par des pauses assez breves. Apres une journeeainsi employee de maniere intensive, il passera generalemerit un ou deuxjours a se reposer dans une quasi-inactivite, episodiquement ponctuee dequelques taches secondaires, telles qu'effiler la pointe de ses flechettes,aller chercher des gros troncs pour le foyer ou reparer un panier. Lesfemmes ont, au contraire, un agenda de travail qui se repete quotidien­nement de maniere presque indentique. Elles vont au jardin, .selon une

352

Les categories de la pratique

sequence moyenne de trois jours sur quatre, pour y accomplir toujoursles memes taches; une fois revenues a la rnaison, elles reprennent lasempiternelle routine des travaux domestiques. II n'y a done riend'etonnant a ce qu'un visiteur accidentel retire l'impression que lesfemmes achuar menent une vie extremernent laborieuse. Toutefois, sil'on examine les temps de travail dans le detail et sur une longue duree,force est de constater que les Achuar en general ne sont pas mal lotis surIe plan des loisirs et que les femmes en particulier ne travaillent pasbeaucoup plus que les hommes.

Afin d'etudier l'allocation differentielle de travail, nous avons constitueun echantillon de huit maisonnees (quatre dans I'habitat interfluvial etquatre dans l'habitat riverain), au sein desquelles ont ete notes les tempsde travail de tous les adultes ages de plus de seize ans, pendant une dureeglobale d'enquete de 87 jours. L'echantillon des quatre m"aisonnees del'interfluve est fonde sur l'analyse de 216 journees de travail individuellesrealisees par cinq hommes et treize femmes, contre 124 journees detravail individuelles pour l'habitat riverain, effectuees par six hommes ettreize femmes. Les moyennes des temps de travail ont done ete faites surun effectif total de 340 journees individuelles, reparties sur toutes lesperiodes de l'annee, afin de tenir compte d'eventuelles variations saison­nieres, si minimes soient-elles. On notera enfin que, dans tous les cas,mon epouse et rnoi-meme etions les hates des maisonnees enquetees ; endepit de notre participation maladroite aux activites de subsistance, cesdeux bouches supplernentaires a nourrir ont certainernent entraine unleger surcroit de travail. Ce surtravail provoque par notre presence estprobablernent plus sensible dans Ie dornaine des activites masculines, carles hommes achuar se font un p(#nt d'honneur de ne jamais laisser leursinvites manquer de viande. Nos ~ejours ont donc certainement provoqueune augmentation de la frequence des sorties de chasse. II reste que lesvisites de plusieurs jours sont un evenement frequent chez les Achuar etque la situation que nous avons suscitee se repete suffisarnment souventpour n'etre point consideree comme exceptionnelle.

L'examen de la moyenne du temps journellement passe dans lesdifferents lieux de travail par les hommes et par les femmes (doc. 40),apporte une confirmation empirique aIa connotation sexuelle des diffe­rents dornaines de la praxis. La maison est bien cet espace privilegie dela sociabilite domestique que nous decrivions auparavant, puisque c'estla qu'hommes et femmes passent le plus clair de leur temps, c'est-a-direentre 80 et 90 % d'une journee de vingt-quatre heures. Les autres lieu xsont en revanche clairement marques par une preponderance soit de lapresence masculine,. soit de la presence feminine. En effet, les hommespassent cinq fois plus de temps en foret que les femmes, tandis que

353

Page 183: Descola -  La nature domestique.pdf

]VlCnI

"'0

l/") <'"l N~ 0' 00 N' 00

00 0......V>0

S ~ 0- I ...... IS S N <'"l

~

...c: ...... N I """.S N N

'"...0> r-- 00 l/")

'C ~ ..t N N 0000 ...... 0......

V>0

S § 0- ......I IS ......

"""0,...c:

...c: 0 I <'"l

"""... N N

'".';::.D

'" l/") 0- \0...c:~ -.6 0' <"'i' 00

00 0......V>0

S § ~N N IS N l/")

~

-; ...c: 0 N I """'> N N

.:a..."l 0 r-,0...

~ N -.6.S ...... 0000 ...... 0......

V>0

S § N 00 I IS <'"l N0...c:

...c: 0- I """ """...... N

'0.';::

e 'B:.:::l'"::a

~0 ;§ ...V> '3.;;; <0... ...S '" ..B B.......

Les categories de la pratique

celles-ci passent quatre a cinq fois plus de temps au jardin que leshommes. Encore doit-on noter .que la presence masculine dans les jardinsest ici amplifiee, du fait que nous avons indus le temps passe dans unessartage, c'est-a-dire une activite se deroulant dans un lieu qui n'est pasencore tout a fait legitimement un jardin.

Le tableau 41 detaille la moyenne du temps consacre quotidiennementaux differents secteurs de production et permet de souligner en donneescomptables les indications generales fournies jusqu'ici sur la structure desactivites de subsistance selon les sexes et selon les habitats. II [auttoutefois noter que le decoupage categoriel des differentes activites estnecessairernent arbitraire, notamment dans le cadre des travaux domes­tiques ou la definition de ce qui est travail et non-travail demeurehautement arnbigue, Ainsi, ce sont les femmes qui servent la biere demanioc aux hommes et, lorsque leur epoux recoit des visiteurs, ellesrestent debout ala limite du tankamash avec une calebasse pleine, ecoutantles conversations masculines et y participant a l' occasion, dans l' attentequ'on leur demande de remplir a nouveau les boIs pininkia dans lesquelsboivent les hommes. Or, les visites sont frequentes et ces libations durentparfois plusieurs heures. Est-il alors legitime de considerer ce servicedomestique comme un travail,ou bien doit-on l'assimiler a une formede sociabilite feminine, puisque c'est a travers l'offrande de la biere demanioc que les femmes participent aux rencontres entre les hommes del'unite domestique et les etrangers ? Face acette difficulte typologique etdevant l'impossibilite pratique de quantifier exactement tous les jourscette serie d'operations discontinufS en quoi consiste Ie travail domestiquedes femmes, nousavons dt1 nous rabattre sur des estimations globalespour la rubrique des soins au ~enage et des activites culinaires. Enrevanche, il nous a paru impossible de comptabiliser precisement le« service de la table » (offrir la biere de manioc, par exemple) ainsi queles soins aux enfants (allaitement, toilette, epouillage... ); ces deuxrubriques sont done induses dans la categoric « repos et loisirs », ce quireproduit assez fidelement I'interpretation des femmes achuar.

Sur la base de cornptages effectues ponctuellement, on peut estimerque la preparation des aliments, la confection de la puree de maniocfermentee pour la biere - selon une sequence trihebdomadaire enmoyenne -, Ie balayage, la lessive, la vaisselle et la cor vee d'eaurepresentent un investissernent par femme et par jour qui oscille entre130 et 170 minutes, etant entendu qu 'une part importante du tempsemploye a la preparation culinaire (peler et nettoyer les tubercules) estcomptabilisee dans les temps de jardinage, puisque ces activites prolon­gent la recolte et se realisent in situ. En tenant compte de cette estimation,il est alors permis d'affirmer que les femmes achuar ne travaillent pas

355

Page 184: Descola -  La nature domestique.pdf

:J2. <'"l r-. ....... <'"l C'l 00 trl0 00 <::5 ...... <::5 ...... ...... ..0...... r--

'"<1)

s c 0 '-D trl r-- 0 C'l8 S I ...... ...... ...... trl C'l~

.S ...<:: C'l I I I I C'l 00......

'"...<1)

> 00 '<t tn.. '<t trl '<t'I:: :J2. N ..0 <::5 I <'"i0 trl ......00

'"<1)

S § '-DS ...... C'l 0 ...... I'<t <'"l C'l C'l0

...<::

... ..p I ...... ...... I I I 0

'"C'l....s

'" '-D...<:: :J2. 0"- '-D 0 0"- 00 00 000

~ N <::5 <::5 <::5 ...... ~'"

......<1)

S § C'l 00 ...... <'"l C'l 0 ~S C'l <'"l ...... ...... trl~

--;...<:: C'l I I I I C'l r--'> ......

::lce~ :J2. 0 0 r-, trl trl <'"l

.S 0 N trl <::5 <::5 .,.f I ~......'"<1)

S§ 00 '-D C'lS 00 trl ...... IC'l <'"l ...... <'"l

0...<::

...<:: I <'"l I I ...... I 00. ......

'"<1)...'"

';;I... j<1)

:E' ::l0 u

'<1) ;, '"... ... '<1) :-;::l::l '> d ...

'> <1)

tl '€ 0 s';;;l ';;;l<1) '" '" u S'" . ... '"'"0 '" 0c, of '"'<1) OJ) ......

'"<1)... d '"<1)

<1) '<1) ,!:;... d S '"::l 0 :.9... ~"8 ';;;l ::l...'" '"<1) <1) vi''E '"

<1) a u'"'" "€ 'I:: ,S 0

'" <1) ..0 c,0 ...<:: (<1) 8 <rl 0 <1)

...<:: u c.. '" ...

Les categories de la pratique

beaucoup plus que les hommes. En effet, ces derniers consacrent enmoyenne 284 minutes par jour aux taches de production, contre 187minutes pour les femmes. Si l'on rajoute aces 187 minutes Ie tempsconsacre aux travaux domestiques, soit un maximum de 170 minutes,on obtient pour les femmes un temps de travail global quotidien moyende 357 minutes, c'est-a-dire superieur de 73 minutes seulement a ceIuides hommes. En definitive, les hommes achuar consacrent environ cinqheures de leur temps moyen quotidien a assurer l'existence materielle dela maisonnee, contre a peu pres six heures pour les femmes 3. Le restedu temps est libre et les Achuar l'emploient aux repas, aux conversations,au sommeil, aux baignades, aux visites, aux danses, aux expeditionsguerrieres et aux jeux amoureux.

Toutefois, etant donne la difference des rythmes d'activite seIon lessexes, Ie partage du temps entre le travail et les loisirs ne se fait pas' surdes bases identiques pour les hommes et pour les femmes. Les hommessont plutot inactifs de facon continue, c'est-a-dire toute la journee,puisque lorsqu'ils travaillent, c'est de facon soutenue pendant huit a dixheures d'affilee. A l'inverse, les loisirs des femmes sont aussi fragmentesque leur sequence de travail et ils prennent generalernent la forme depauses plus ou moins prolongees entre les diverses taches qu'ellesaccomplissent. Hommes et femmes ne partagent les memes loisirs demaniere vraiment durable que pendant les visites a longue distance etsurtout lors des fetes de boisson, durant lesquelles toute activite autreque culinaire s'interrompt completement pendant deux, voire trois jours.

L'examen de l' allocation differentielle de travail seIon les secteurs deproduction et seIon les types de biotope exploites (doc. 41) fait apparaitrel'incidence des parametres ecologiques sur la repartition des taches. Onconstate d'emblee que les proportions du temps employe a la chasse et ala peche s'inversent dans les deux habitats; les hommes de la foretinterfluviale consacrent moins de temps a la peche que ceux des regionsriveraines (0,7 % du temps contre 5,5 %), alors que ces derniers passentmoins de temps a la chasse que les premiers (6,4 % contre 15 %). Letemps de travail dedie a la chasse est toutefois legerement surrepresentedans I'echantillon de la zone interfluviale, car dans une des quatre

3. On peut difficilement souscrire a l'affirmation de Rivet, lorsque, reprenant un prejugeethnocentriste comrnun, il presente la vie des femmes jivaro comme un esclavagepermanent au service de leurs epoux oisifs (Rivet 1908 : 69). L'excellent observateurqu'etait Karsten avait deja critique cette vision simpliste, en notant a que! point lafemme jivaro est independante dans Ie controle de sa sphere propre d'activite etnotamment dans l'estimation de la contribution en travail qu'elle estime necessaire defournir aux pratiques de subsistance, Bien que n'etant pas fondee sur des donneesquantifiees, sa discussion de I'assignation differentielle des taches faisait ressortir que ladivision sexuelle du travail n'est pas defavorable aux femmes (Karsten 1935 :' 253-56),

357

Page 185: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

maisonnees ou nous avons sejoume, le chef de famille avait entreprisune grande expedition afin d'accumuler des stocks de venaison enprevision d'une tete. En depit de ce correctif, la difference entre les partsrespectives de travail assignees a la chasse et a la peche dans les deuxbiotopes n'est pas inattendue, au vu du contraste dans l'accessibilitedesressources naturelles. .

Si, comme on l'a vu, la productivite par sortie de chasse dans les deuxbiotopes est a peu pres equivalence, en revanche le temps moyen passedans chaque sortie individuelle est plus bref dans l'habitat riverain quedans I'habitat interfluvial. En d'autres termes, et pour une productionidentique, les chasseurs des collines de l'amont consacrent plus de temps(en moyenne deux a trois heures supplernentaires) pour ramener dugibier que les chasseurs des plaines de l'aval. Cette disproportion syste­matique est probablement a mettre en rapport avec cette affirmation desAchuar selon laquelle les pecaris sont plus fortement concentres dansI'habitat riverain que dans I'habitat interfluvial. Cette disparite ne pouvaitpas apparaitre en donnees comptables dans notre analyse de la producti­vite par sortie de chasse car, quel que soit le nombre de pecans que peutrencontrer un chasseur, celui-ci est necessairernent limite dans sa ponctionpar la capacite de portage qu'il peut mobiliser. Du point de vue del'accessibilite en pecaris, l'avantage adaptatif de I'habitat riverain se'traduit donc par le fait qu'un homme doit en moyenne se deplacer moinsloin pour rencontrer une harde et qu'il consacre en consequence moinsde temps a la chasse que ses congeneres de l'habitat interfluvial. Ce gainde temps n'entraine pourtant aucun profit en termes d'une possiblereallocation des moyens de travail ainsi economises : a la conclusiond'une sortie de chasse, un homme n'entreprend generalement aucuneautre activite importante avant le lendemain, merne s'il est rentre chezlui au debut de l'apres-midi. Quant a la disproportion des temps depeche, elle est parfaitement explicable par la difference des techniqueshalieutiques employees dans l'un et l'autre biotope. On se souviendra,en effet, que la peche a la nivree se pratique tres episodiquement dansI'habitat interfluvial durant la saison d'etiage OU seuls quelques hommesse consacrent de maniere privilegiee a la peche a la ligne en eaux vives.Dans l'habitat riverain, en revanche, et pendant la periode des basses­eaux, la peche sous toutes ses formes constitue une activite presquequotidienne de toutes les maisonnees,

Le surcroit de travail horticole masculin que 1'0n peut noter dansl'habitat riverain n'est pas significatif au niveau de cet echantillon, car ilresulte de la simple repercussion statistique d'une augmentation ponc­tuelle de travail due au commencement de realisation d'un abattis dans

.une maisonnee riveraine. Dans la longue duree, il est evident que ce sont

358

Les categories de la pratique

au contraire les hommes de l'habitat interfluvial qui depensent le plus detravail dans I'horticulture, puisqu'ils defrichent plus souvent et doiventabattre des arbres plus gros que leurs congeneres de I'habitat riverain.Toutefois, la quantite exacte de travail supplementaire ainsi realisee estparticulierement difficile a estimer, etant donne le nombre de variablesqui rentrent en ligne de compte. En extrapolant sur la base de la dureemoyenne de defrichement a I'hectare et de la duree moyenne de vieproductive d'un jardin dans l'un et l'autre habitat, on peut probablementavancer avec une certaine vraisemblance que l'exploitation d'un habitatriverain confere aun homme une economie moyenne de travail horticolede l'ordre d'une dizaine de minutes par jour. En revanche, la legerediminution du travail feminin consacre au jardinage dans I'habitat riverainpar rapport a l'habitat interfluvial (22 minutes) est le reflet d'un avantagebien reel: la plus grande facilite d'arrachage des plantes adventices dansles jardins des terrasses alluviales. A surfaces egales, il est plus rapide dedesherber un jardin de l'habitat riverain qu'un jardin de l'habitat interflu­vial.

Dans le do maine des activites de predation, le rapport differentiel quis'etablit entre les deux biotopes pour les temps de travail masculin serepercute de facon identique sur les temps de travail feminin. Les femmesde l'habitat riverain passent moins de temps a la chasse que leurscon.sreurs de I'habitat interfluvial et plus de temps a la peche que cesdernieres. Dans tous les cas, on constate que la participation des femmesa la chasse n'implique pas un grand travail de leur part, puisque lageneralisation de la polygynie ventile les sorties de chasse entre plusieursco-epouses, Meme dans le cas aes unites domestiques monogames, lesurcroit de travail engendre par l~obligation d'accompagner regulierementun epoux ala chasse est relativement faible.

C'est ce que 1'0n peut constater en examinant Ie tableau 42, qui detaillel'allocation en travail d'une femme en fonction du nombre de co-epousesque compte I'unite domestique OU elle reside. C'est effectivement dansles foyers monogames de l'habitat interfluvial que le pourcentage detemps feminin cons acre aux secteurs de production non horticole est leplus eleve, un resultat congruent avec. l'impossibilite de repartir lessorties de chasse et la confection reguliere de biere -de manioc entreplusieurs femmes. Mais le surcroit de travail ainsi enregistre est relative­ment faible si on le compare au temps moyen alloue a des tachesidentiques dans les foyers polygynes du me me habitat. Quant aux tempsde travail correspondants dans I'habitat riverain,· ils connaissent plutotune progression reguliere en correlation avec l'augmentation du nombred'epouses, tout au moins jusqu'a la serie des foyers avec plus de troisco-epouses, ou ils declinent alors en dessous du niveau des foyers

359

Page 186: Descola -  La nature domestique.pdf

Les categories de la pratique

4. Ces conclusions semblent done infirmer la fameuse « regle de Chayanov », dontSahlins fait un usage central dans sa definition du mode de production domestique etqui pourrait etre forrnulee de la rnaniere suivante : l'intensite de travail dans un systernede production domestique de valeurs d'usage varie de facon inversement propottion­nelle avec la capacite de travail relative de l'unite de production (Sahlins 1972 : 91).Outre que la paysannerie russe de l'ere prerevolutionnaire qu'a etudiee Chayanovconsacrait rnalgre tout une partie de sa force de travail ala petite production marchande(Chayanov 1966), on ne peut manquer d'etre etonne que Sahlins adopte aussi aisementune interpretation marginaliste completernent cantradictoire avec sa propre positiontheorique. au bien, en bonne logique marginaliste, l'unite domestique paysanneoptimise ses moyens de production et economise son travail comme un bien rare, ainsique l'affirme Chayanov (ibid. : 75-76), ou bien la composition et la depense de la forcede travail dependent de specifications culturelles, ainsi que Sahlins l'ecrit ailleurs (1972 :55), et il ne peut alors y avoir d'ajustement automatique de l'intensite du travail a ladimension de l'unite de production, puisque Ie produit du travail individuel estculturellement valorise dans une echelle de prestige.

monogarnes. Quant aux quantites moyennes de travail employees a laproduction agricole, elles auraient plutot tendance a augmenter avec lenombre d'epouses, quelle que soit par ailleurs la nature des biotopesexploites. Ceci est fort comprehensible, puisque chaque femme adulteconstitue une petite cellule autonome de production et que son travaildans une parcelle du jardin est done independant du travail des autresfemmes dans les parcelles voisines. En regle generale, done, on ne peutpas dire que l'augmentation de la force de travail feminine dans uneunite domestique implique correlativement une diminution moyenne dutravail pour chacune des femmes qui la composent 4.

C'est une conclusion apparemment plus surprenante qui s'impose, si1'0n tente de mettre en correlation la quantite moyenne de travail feminininvesti dans le jardinage avec la dimension des parcelles cultivees, Nousavons en effet deja cons tate que la taille relative des jardins individuelle­ment travailles par une femme ne dependait ni de facteurs ecologiques,ni du nombre de consommateurs de l'unite domestique. Les grandshommes Uuunt) possedent generalernent de nombreuses epouses et cha­cune d'entre elles s'efforce de contribuer a la renommee de la maison encultivant de vastes parcelles. On pourrait penser qu'une telle quete deprestige coute cher en travail et que la culture d'un grand jardin absorbedone beaucoup plus de temps que la culture d'un petit. Or, Ie tableau 43montre qu'il n'en est rien. Ce tableau met en correlation le temps moyenquotidien consacre au jardinage par seize femmes dans seize parcelles dedimensions differentes, regroupees pour la commodite en six seriesechelonnees. Chaque serie englobant plusieurs parcelles de tailles a peupres comparables est mise en rapport avec un temps de travail, obtenuen faisant la moyenne des temps de travail quotidien de chacune desfemmes qui cultivent ces parcelles, On cons tate ainsi que le tempsquotidien consacre au jardinage reste a peu pres constant pour toutes les

:3~ ,~~ l:l" >W 'I::.S W

a.a.~ .0.0 ..,a..cII II_c:<:

~ r-. 0-0 0~

............

~0- 0-

0 ...... ..,f- ......

~ <'1 -.00

~ -.6 ..,f

~ '<T Lf)0

0\ <"i-~ 0 <'10 0 <"i~ ......

~r-. N

0 0 trl- ......

~ 00 N0

~00 C'f

~ 0 Lf)0 -.6 trl-

<I)VIbtl

~...::l

5 <I)...u <I) u... ... <I)

::l B VI

0 "8VI

A.. <I)...'f ...

::l0 '"~

VI

..!::l... ...::l ::l0 0A.. A..

......Lf)

Lf)......

N

N

N

o<'1

<I)...B"8'f..8

u ~~ :J'" 0... ,fr I--I--I------l<I) I>-0c8 u

<'1

<I)

... ~~~I--I--I-----1

c8 §S

u ~~ ::l'" 0... ,fr 1--1_-1_--__1

~bc8 u

N

~tlo

:EVIo

S8

361

Page 187: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature dornestique

series, independarnment de la dimension des pareelles. En d'autrestermes, alors que le rapport dans la dimension des jardins est de 1 a 13,le travail fourni reste identique : il ne faut done pas treize fois plus detravail pour eultiver un jardin treize fois plus grand.

43. Rapport entre la dimension des pareelles et le temps moyenquotidien consacre au jardinage par une femme adulte

dimension de la parcelletemps quotidien consacre

en m-au jardinage

h mn

1000 - 2 000 2 39

2 000- 3 000 2 10

3 000- 4000 2 14

4 000- 6000 1 45

6 000- 8000 2 11

8 000 - 13 000 2 30

Ce resultat paradoxal necessite naturellement une explication. Enpremier lieu, n'apparaissent pas dans ce tableau les contributions en

. travail des fillettes et des jeunes filles qui aident leurs meres dans lestravaux du jardin. 11 ne faut pourtant pas surestimer cette contribution,d'autant que, dans cet echantillon, seules deux femmes adultes disposaienten permanence de l'aide de deux fillettes chacune. L'une de ces femmesse situait dans la serie des jardins de 8 000 a 13 000 m" (avec une parcellede 10600 m-), tan dis que l'autre se situait dans la serie de 4 000 a6000 m" (avec une parcelle de 5 960 m"), Sur les sept femmes cultivantdes parcelles entre 4 000 et 13 000 m-, il n'y en a done que deux quibeneficiaient regulierement d'une :contribution additionnelle en travail.La de de eette anomalie apparente se situe ailleurs, dans Ie rapport entrela superfieie plantee et Ia superficie effectivement exploitee pour laproduction quotidienne de tubercules. Seule une faible part des especesplantees dans les tres grands jardins est reellement recoltee, le resteconstituant un enorme surplus qui demeure en terre et n'est jarnaisutilise.

On objectera que, meme s'il est partiellement exploite, un grand jardinexige malgre tout plus de travail qu'un petit pour etre plante, entretenuet desherbe. En effet, les grands jardins sont minutieusement desherbes,y compris dans les portions qui ne sont pas intensivement cultivees. Si

362

J

Les categories de la pratique

la plantation et Ie desherbage des grands jardins n'impliquent pas uneaugmentation des temps de travail, c'est que, comme nous avons eumaintes fois l'occasion de le constater, les femmes qui les exploitenttravaillent plus vite que leurs consceurs qui cultivent de petits jardins.Les premieres sont generalement des femmes d'age mfir, horticultricesexperimentees et dures a la peine qui, a temps de travail egaux, abattentbeaucoup plus de besogne que de jeunes epouses nonchalantes cultivantdes petites surfaces. L'intensite differentielle du travail est done unelement important a prendre en compte dans l'analyse des facteurs deproduction, d'autant que c'est l'intensite du travail et non sa duree quiest socialement sanctionnee, A quantites exactement egales de temps detravail horticole quotidien, une femme sera taxee de paresseuse parcequ'elle ne cultive qu'une petite superficie, tandis qu'une autre seraadrniree car elle arrive a maintenir en culture un tres grand jardin.

11 reste a examiner un dernier probleme, celui de l'effet produit sur letemps de travail d'un homme par le nombre de ses epouses. Pourvoyeursde gibier et de poisson, les hommes portent seuls le poids de laproduction dans ce secteur particulierement valorise de l'alimentationquotidienne ; il semblerait done logique que l'augmentation du nombredes bouches anourrir dans une famille se traduise par une augmentationdu temps devant etre consacre a la chasse et a la peche, Le tableau 44detaille le temps moyen employe chaque jour par un homme a ces deuxsecteurs d'activites en fonction du nombre d'epouses que comportel'unite residentielle. Or, la encore, les variations n'apparaissent pas tressignificatives ; dans l'habitat interfluvial, on constate une legere augmen­tation des temps de travail malsculin, correlative a l'augmentation dunombre d'epouses, alors qu'on 'n'enregistre pratiquement aucune diffe-rence dans l'habitat riverain. i

Cette stabilite des temps de travail alloues aux pratiques de predationest en grande partie attribuable:a l'inegale aptitude des chasseurs et a sarepercussion sur le statut matrimonial. 11 est de fait que les hommeshyperpolygames sont generalement les meilleurs chasseurs et qu'ilsrarnenent en moyenne plus de gibier par sortie que les jeunes monogamesinexperirnentes. On rencontre ici un phenornene parallele a celui dujardinage chezIes femmes : a temps de travail equivalent, la productivitecynegetique et halieutique d'un grand homme depasse considerablementcelle d'un jeune homme recemment marie. Ceci renvoie encore une foisa la necessaire distinction entre la duree du travail, a peu pres identiquepour tous, et la variabilite de son efficacite productive. Le critere dehierarchisation est moins iei I'intensite relative du travail, comme dans lejardinage, que I'inegalite des cornpetences techniques.

11 est vrai pourtant que certains hommes dotes de plusieurs epouses se

363

Page 188: Descola -  La nature domestique.pdf

§ r-- r-,

tn ~'<')

::J '" 0:::o..g ...c: C'1 ......u p..

~ 'b§... u C'1 I

~<')

<S~......

...c: "<t- I

§ r-- .0......U '" 0:::

:::l u UU U '" ..c: ...... C'1'0 > ::J

«I 05 p..

:'5! ~'b § It')~'" ......

'u <S u...<') ......

'u... ...c: "<t- I

~U § \0 "<t-

"0 <') C'1

r:: u l3 0:::0

U '":E > ::J ...c: <') I

'" «I 00 p..p..

~'b § <')S It') I0 <S uu C'1 ......

...c: <') I

§ <')~It')

U 0:::S ...c: I C'1... «I

U bJl>'0

<S r:: § ~It')0 ......

S ......

...c: <') I

'u::l '~

~ 'eU «I"';'

U U'"'" -5«I..r:: <Uu c,

:J2. It')0 .n0::: ......

:J2. 000 -D...... ......

:J2. \00 c<10::: ......

:J2. "<t-o

~......

:J2. \00 -D0::: ......

:J2. C'10 ,..;...... ......

:J2. C'10 .n0::: ......

:J2. It')0 ............

'"~'"~

"0

'0

Ul3>bJl ,S£I r::r:: 5 ,gU

u :.a «I...::J 'o~0 0 ...p..

::J c,O"u","0p..",S '2:!2:!'>U 'e

"0 «I

jJ

j1

Les categories de la pratique

revelent etre de pietres chasseurs et que leurs femmes et leurs enfantsmangent en moyenne moins de gibier et de poisson que dans d'autresrnaisonnees plus favorisees .. Cette disparite est tres clairement perc;ue parles epouses frustrees de leur ration de venaison ; sans jamais recrirninerexplicitement, elles ne laissent jarnais passer une occasion de manifesterleur mauvaise humeur au mari accable, La situation domestique orageusequi s'instaure alors - et qui peut aboutir a l'abandon du foyer conjugalpar une ou plusieurs epouses - n'engage pourtant pas ces hommesmalchanceux ou maladroits a chasser ou a pecher plus souvent afin demaximiser leurs chances. C'est qu'on touche ici a un point crucial de larepresentation achuar de l'allocation de la force de travail, que l'onpourrait exprimer sous la forme d'une regle generale : quelles que soientles capacites individuelles de chacun, il existe pour tous une rnerne limitesuperieure a la depense moyenne de travail. En d'autres termes, l'evalua­tion par un individu, homme ou femme, de la quantite moyenne detravail qu'il doit fournir est independante de la productivite empirique­ment constatable de ce travail; cette evaluation est entierement deterrni­nee par la norme indigene de la repartition du temps entre le travail etles loisirs. On ne peut manquer d'etre frappe, en effet, de ce que tousles hommes et toutes les femmes achuar consacrent au travail a peu presla me me duree de temps moyen quotidien, sans qu'on puisse enregistrerdans aucune maisonnee des excedents ou des deficits notables en travail.Chez les Achuar, l'intensification du travailne se realise done pas sousla forme d'un allongement de sa duree mais d'une optimisation de sesconditions de realisation. I

L'idee que l'investissement en: travail est socialement limite dans saduree entraine naturellement des: consequences theoriques interessantes,D'une part, il faut bien supposer qu'en l'absence de toute procedureindigene de quantification du temps de travail et face a la diversiteindividuelle des rythmes et des sequences qui peuvent affecter lesrnodalites de sa depense, il doit bien exister un scheme conceptuelrelativement precis qui organise la vie quotidienne de chacun afin quel'equilibre global entre le travail et les loisirs soit toujours respecte demaniere identique pour tous dans la longue duree, D'autre part, et outrele faitqu'il devient desorrnais absurde de parler de « refus du travail » apropos de societes qui ont une conscience intuitive aussi claire de. laquantite de travail qu'il est legitime .de fournir, on peut penser quel'institution d'une limite a l'augmentation des temps de travail constitueun facteur determinant pour expliquer ce que l'on a coutume d'appelerl'homeostasie des forces productives dans les societes archaiques. Sil'intensification de la production passe historiquement par une augmen­tation progressive de la duree moyenne de la journee de travail, il est

365

Page 189: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

clair que tout obstacle socialement institue a. cette augmentation aurapour consequence soit de maintenir les forces productives au merneniveau, soit d'orienter leur developpement vers un progres du systernetechnologique. Lorsque, pour des raisons diverses, les conditions ne sontpas reunies pour que des mutations technologiques fondamentalesseproduisent aun niveau endogene, le systeme productif existant aura alorstendance a. se perpetuer sans modification aucune sur de tres longuesperiodes, pourvu qu'il continue a. remplir les objectifs qui lui sontsocialement assignes.

Pour en revenir au cas achuar, on comprendra des lors pourquoi il n'ya pas de differences majeures dans les temps de travail entre les biotopes,entre les unites domestiques et me me entre les sexes, puisque la represen­tation d'une limite a. la depense de la force de travail est partagee partous. Les ajustements individuels se font en termes d'intensite d'effortrelative et d'aptitudes inegales, mais ils n'affectent pas la structure globaledu partage du temps entre le travail et le non-travail. On comprendraegalement qu'il y a toujours un equilibre entre les fractions de tempsallouees aux differents secteurs de production, en fonction des ressourcesalternatives des biotopes et des saisons, puisque la quantite totale detravail fourni doit rester identique, quelles que soient les operationsspecifiques qui le composent. L'analyse quantitative des temps de travaillivre ainsi des resultats qu'une approche plus impressionniste n'aurait paspermis de degager ; ils vont a. l'encontre aussi bien d'une applicationnaive de 1a « loi du moindre effort» que de l'extension a toutes lessocietes du principe d'optimisation des moyens rares.

L'ordre de la qualite

Pour des raisons de commodite typologique, nous avons jusqu'iciclasse les secteurs de la pratique achuar a. partir des categories de notrepropre pratique, en incluant dans la rubrique du travail toutes les acti­vires ayant pour finalite un approvisionnement alimentaire. Le bien­fonde de notre demarche s'est d'ailleurs trouve empiriquement confirmepar le fait que tous les Achuar operent une repartition identique de leurtemps entre deux domaines, dont nous ne savons pas encore commentils sont definis par les indigenes, mais que nous avons choisi d'appelertravail et non-travail. II reste pourtant a voir si les Achuar se repre­sentent les divers proces de travail comme des champs autonomesd'operations et si le modele indigene de 1a division des taches attribuedes valences distinctes aux differents secteurs d'activites, rendant ainsil' accomplissement de certaines taches plus ou moins desirable selon

366

VI

:=J-Les categories de la pratique

qu'elles sont percues comme plus ou moins faciles, penibles, agreablesou valorisantes.

Cette derniere interrogation se pose tout particulierernent au sujet dela chasse et de l'horticulture, deux proces de travail bien contrastes, tantdu point de vue materiel que symbolique, et qui pourraient de ce faitjouer le role d'une matrice paradigmatique de la division des taches. LaIitterature ethnographique sur le haut Amazone presente en effet genera­lement la chasse et l'horticulture comme deux elements clairementantinomiques inseres dans une chaine de dichotomies distribuant, de partet d'autre de l'axe de la division des sexes, l'opposition entre le jardin etla foret, entre le groupe domestique et les etrangers, entrel'animal et levegetal, entre lapredation exercee sur la nature et la transformation dela nature, entre l'imposition de la mort dans la guerre et dans la chasseet la production de la vie dans l'enfantement et dans I'horticulture, entrela reproduction biologique et la reproduction sociale. Dans cette serie decouples opposes, la dichotomie de la chasse et de l'horticulture renvoied'ordinaire l'horticulture et les femmes qui la pratiquent dans le mondedevalorisant et profane du travail penible, tandis que la chasse et laguerre apparaissent comme des activites ludiques, chargees d'emotiviteet de danger, dont l'accomplissement requiert la connaissance et l'usagede techniques rituelles esoteriques, A ce stereotype commode prenantvale':lr de modele, les Achuar offrent, comme nous l'avons vu, quelquescorrectifs inattendus qui invitent a. questionner certains des presupposesde l'homothetie entre dichotomie sexuelle et division du travail.

II convient en ~remier l~e~ de s9 demander si les Achuar se rep resen tentquelque chose qUI pourrait etre analogue au concept moderne de travail,tel que nous le concevons. Or.] identiques en cela a. 1a majorite dessocietes precapitalistes, les Achuat ne disposent d'aucun terme ou notionqui synthetiserait l'idee de travail en general, c'est-a-dire l'idee d'unensemble coherent d'operations techniques visant a. produire tous lesmoyens materiels necessaires a. leur existence. La langue ne comporte pasnon plus de termes designant des proces de travail au sens large, commela chasse, l'horticulture, la peche ou l'artisanat et nous nous trouvonsd'ernblee confrontes au probleme de I'intelligibilite de categories indi­genes qui decoupent les procesde travail d'une facon tout a fait distinctede la notre. Cette non-correspondance des champs sernantiques obligedone a. une rapide exploration des regions notionnelles qui se deploient,dans la langue vernaculaire, autour des pratiques productives.

Le lexerne indigene dont Ie champ semantique est le plus proche d'undes usages contemporains du mot travail est takat, la forme substantivedu verbe taka, qui designe une activite physique penible, mobilisant unsavoir-faire technique et la mediation d'un outil. Dans son usage perfor-

367

Page 190: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

matif, takat est presque toujours explicitement associe a des notionscomme la peine, la souffrance physique et la sueur, et son champd'application privilegie est le travail horticole, qu'il soit masculin (essar­tage) .ou feminin (plantation, recolte et desherbage), En ce sens, takat estassez proche du grec panos et du latin labor, car il designe moins unecategorie definie d'activites qu'un mode d'effectuation de certaines taches.En effet, takat signifie aussi toucher, manipuler, et porte I'idee d'uneaction directe sur la nature visant a la transformer ou a reorienter safinalite, Ceci est tres clair dans les connotations sexuelles du terme,puisqu'on emploie la merne expression takamchau, « non travaillee I),

pour designer une jeune vierge et une portion de foret climacique quin'a jamais ete essartee, lei, takat s'enrichit done d'une determinationapproximativement equivalente a celle du francais « besogner », I'ideeetant que les virtualites productives de la femme et de la foret ne sontrien sans le travail de socialisation qui permet a l'une et a l'autre derealiser ses potentialites, On voit qu'au contraire d'une des denotationstraditionnelles du travail, courante en Europe depuis la Grece classique,takat ne designe pas le travail de la parturition,mais bien au contrairecelui de la fecondation.

Le takat est done un mode de la pratique dont le travail horticolefournit le modele sans en epuiser les significations; mais il est aussi unequalite personnelle, inegalement repartie entre les individus, et qui sembledouee d'une certaine autonomie. On dit, en effet, « mon travail travaille )(winia takatrun takaawaI) avec le sens de « je suis pousse au travail, je suisagi par rna qualite de travailleur I), dormant par la a entendre que l'agentest d'une certaine facon exterieur au domaine de la volonte. Cetteconception du travail comme attribut de la personne derive naturellementd'une situation dans laquelle il existe une inseparabilite conceptuelle dutravail et du travailleur, le travail ne faisant pas l'objet d'un echangemarchand et ne pouvant done etre concu comme une entire autonome.11 est d'ailleurs interessant de noter que, dans les quelques cas exception­nels ou des Achuar avaient travaille comme ouvriers non qualifies pourdes compagnies petrolieres, ces hommes faisaient reference a leur activitesalariee en utilisant le terme espagnol trabajo (travail) plutot que le termetakat, lequel recouvre pourtant de facon adequate le champ semantiquedes operations techniques qu'ils effectuaient au service de ces entreprises(ouvrir des pistes a la machette pour des lignes de sondages sismiques).En depit de cela, takat leur semblait manifestement une notion inappro­priee pour designer une tache fondee sur un echange marchand et dontils ne controlaient pas la finalite, c'est-a-dire une tache qui faisait soudainapparaitre dans toute sa erudite l'exteriorite nouvellement acquise de leurforce de travail. Chez les quelques Achuar qui avaient fait cette expe-

368

Les categories de la pratique

rience, on trouvait done une co-existence implicite de deux representa­tions contrastees d'un rnerne type d'activite technique: le takat commetravail-qualite et le trabajo comme travail-marchandise, cette co-existencen'etant rendue possible que par l'usage de deux termes appartenant a deslexiques distincts et renvoyant a deux types de realite incompatibles.

11 n'existe pas de terme achuar qui designe la qualite d'etre un bontravailleur, mais on pourrait cerner assez precisernent le contenu d'unetelle representation en le deduisant de sa figure antonyme postulee, naki,« le paresseux ». La paresse est, en effet, clairement definie comme lemediocre accomplissement de certaines obligations qui incombent a tous :un homme est paresseux s'il va rarement a la chasse et s'il fait de petitsessarts, une femme est paresseuse si elle cultive mal 'son jardin et fait peude biere de manioc. La paresse confere un statut social devalorise,probablement merne le seul statut social explicitement devalorise au seinde cette societe, par ailleurs extremement egalitaire. Lorsqu'on est affliged'un conjoint, homme ou femme, publiquement reconnu comme pares­seux, il est parfaitement loisible de l'abandonner, puisqu'on estime qu'iln'a pas tenu son role normal dans la necessaire complementarite destaches productives.

Mais la paresse est rare et si elle est devalorisante, en revanche le faitd'etre un bon travailleur ou une bonne travailleuse ne confere aucunstatut en soi, puisque cela consiste simplement a effectuer normalementles t5ches assignees par la division sexuelle du travail. En d'autres termes,les qualites positivement valorisees dans l'ordre de la complementaritedes sexes ne se reterent pas a un rsymetrique inverse de la paresse, c'est­a-dire ne se referent pas seulement a l'intensite du travail ou a la quantitequi en est fournie, rnais se fondent sur I'evaluation d'aptitudes dont letravail-takat n'est qu'une composante mineure. Les qualites d'une « bonneepouse ) comprennent ainsi tout, aussi bien la capacite d'elever de beauxchiens de chasse ou d'etre experte dans le tissage et la poterie quel'obligation de fournir en abondance a son epoux une onctueuse biere demanioc. Concue sous l'angle des qualites par lesquelles elle contribue ala reproduction domestique, tine « bonne epouse . sera ainsi qualifieepar son mari de l'epithete umiu [« obeissante I), au sens de « qui necherche pas a echapper a ses obligations »). Au sein des conjointespossibles, la femme desirable se definira tant par cette vertu d'acquiesce­ment tacite aux obligations de sa charge que par sa conforrnite auxcanons indigenes de la beaute physique. Syrnetriquement, et pour unefemme, le penke aishmank (( l'homme complet ») est celui qui nonseulement satisfait les besoins biologiques de son epouse (sexuels etcarnes), mais aussi qui contribuera, par sa preeminence dans la guerre, aetablir le prestige de sa maisonnee tout entiere,

369

Page 191: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Le takat a done un statut ambigu: pour une part, il n'est pasparticulierernent valorise, puisqu'il est synonyme de peine et de souf­france et qu'il ne represente pas la condition exclusive d'une appreciationpositive des capacites individuelles, rnais d'autre part, le non-takat estfortement devalorise, lorsqu'il est systematique et qu'il prend la forme,socialement definie, de la paresse. Curieusement, le takat parait ainsi tresproche d'une representation contemporaine du travail comme un malnecessaire, mais dont personne ne saurait se dispenser sans deroger. Cemal necessaire n'a pas toujours existe et la mythologie nous enseigne quec'est l'exces de zele dans le travail qui a valu aux humains la maledictiondu takat penible. Une sequence du mythe de Colibri, que nous pres entonsici sous une forme resumee, est fort instructive a cet egard :

Colibri ayant abattu un grand essart, les deux sceurs Wayus et Mukunt,(Sickingia sp., une rubiacee) deciderent d'y faire des plantations et elles serendirent done dans l'essart avec des fagots de boutures de manioc. Lesapercevant, Colibri declare: « Inutile de planter! laissez-done les 'boutures dansl'essart ! il me suffira de souffier sur les boutures pour que tout soit plante en uninstant I), puis il quitte l'essart. Tres sceptique quant aux capacites de Colibri derealiser sa promesse, Wayus, l'une des deux soeurs, s'empare d'un pieu a fouirpour commencer a arneublir la terre avant la plantation; au premier coup depieu, celui-ci est brutalement aspire dans Ie sol et Wayus, qui ne l'avait pas lache,se retrouve la tete fichee en terre et incapable de se degager, Revenant sur cesentrefaires dans I'essart, Colibri comprend immediatement que Wayus lui adesobei et qu'emportee par son zele, eUe n'avait pas accorde credit a sa promessed'une plantation sans effort. Colibri condarnne Wayus a se transformer en sonhomonyme vegetal (une plante cultivee exclusivement par les hommes) ; tres encolere, Colibri declare: « Je voulais que ce soient les hommes qui effectuent lesplantations en souffiant sur les boutures et les semis et je voulais aussi que cesoient les hommes qui desherbent en souffiant sur les mauvaises herbes,' rnaispuisque Wayus m'a desobei, desormais I'essartage constituera un takat peniblepour les hommes, tandis que la plantation et Ie desherbage constitueront un takatpenible pour les femmes. Tous les hommes qui n'abattent pas de grands essartset toutes les femmes qui desherbent mal seront l'objet de la reprobationpublique. » Pour empirer les choses, Colibri eparpille des touffes de son duvetdans les jardins OU elles se transforrnent incontinent en mauvaise herbe chiri-chiri.

Ce mythe synthetise remarquablement les representations achuat dutakat, en fournissant une sorte de fondement tout ala fois al'inaugurationdu takat horticole et asa division actuelle entre les sexes, double momentdont la responsabilite est assignee au zele intempestif d'une femme. Cezele a eu pour consequence l'instauration des deux taches les plus peniblesque les femmes aient maintenant a affronter, la plantation et le desher­bage, taches dont elles auraient pu etre dispensees, puisqu'elles etaientoriginellement du seul ressort des hommes. On voit aussi que l'opprobrecollective qui s'attache au paresseux est correlative a l'emergence du

370

Les categories de la pratique

travail penible et n'aurait pas de raison d'etre sans lui. Le mythe deColibri est encore un element de ce vaste ensemble de mythes achuarfondes sur la thernatique du zele intempestif, lequel vient instaurer uneactivite penible ou dangereuse qui, sans ce zele, n'aurait pas eu de raisond'etre. C'est le cas, notamment, de la construction des maisons et de lafabrication des pirogues, deux activites qui auraient pu s'effectuer toutesseules si les hommes, en mettant la main a la pate, n'avaient provoqueune malediction qui les oblige maintenant a de durs efforts. C'est le casegalement du danger de devoration par les Jurijri qui plane desorrnaissur les hommes depuis qu'ils ont tourne le gibier en derision.

De merne, le mythe d'origine des plantes cultivees introduit unesequence temporelle en trois moments, distingues par la presence oul'absence de takat horticole. A l'epoque prehorticole, OU l'alimentation 'etait fondee sur la cueillette, la vie etait rude, non point parce qu'il fallaittravailler durement, mais parce que les gens avaient constamment faim.Puis, grace a Nunkui, les hommes purent avoir l'usage des plantescultivees et ce fut alors une periode d'abondance et de repos, car ilsuffisait d'appeler les plantes par leur nom pour qu'elles apparaissent.Enfin, a la suite de l'offense que les gens firent subir a Nunkui, celle-cileur retira le privilege de l'oisivete et les condamna a travailler pourcultiver leurs jardins.

On voit done que le takat horticole et la malediction qui l'inaugure nesont pas sans rapport avec cette conception occidentale du travail,enracinee dans le christianisme et l'Ancien Testament, qui considerecelui-ci comme un mal necessaiqe engendre par une transgression. Maisla transgression est ici d'un ordre different et le theme mythique del'exces de zele forme, en realit6, I'antithese du principe normatif de lamoderation et du controle de s6i, dont on a vu maintes fois qu'il etaitau fondement de rapports harrnonieux avec la nature. S'il y a done unmarquage indubitable du takat par I'horticulture, on cons tate neanmoinsque ni le takat, ni I'horticulture ne sont entierernent du cote des femmeset que, dans la configuration indigene des valeurs, le fardeau du travailpenible n'est pas exclusivement feminin. Mythologiquement attestee, larepartition du takat horticole entre les' sexes indique assez que, dansl'esprit des Achuar, I'horticulture est une activite fondamentalementcomposite qui repose sur la complementarite entre travail masculin ettravail feminin. Cette complementarite s'exerce dans la diachronie plutotque dans la synchronie, rnais elle n'en est pas moins pen,ue commenecessaire ala realisation globale du proces de travail.

Si 1'0n se tourne vers l'univers sernantique de la chasse, a present, onconstate qu'elle n'est certes pas representee dans la categoric du takatpuisqu'on emploie toujours pour la designer des expressions vagues et

371

Page 192: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

polyserniques comme « aller en foret », « aller chercher II ou encore« aller se promener », C'est dire que la chasse n'est pas identifiable dansla langue. par un lexeme autonome qui permettrait de lui conferer unespecificite univoque. Sa specificite linguistique lui vient en quelque sortepar defaut, dans la mesure ou, pour les raisons que nous avons vues, lachasse est la seule des activites executees en foret qui n'est pas explicite­ment annoncee avant d'etre entreprise. Les expressions memes que 1'0nutilise pour designer metaphoriquement la chasse indiquent assez quecelle-ci n'est pas concue comme un travail penible, meme si l'observationparticipante pratiquee par l'ethnologue Ie met bien en peine de distinguerpersonnellement en quoi la chasse sera it physiquement moins penibleque le defrichement, Forcer un pecari a travers marecages et fourresepineux n'est certes pas une activite de tout repos et pourtant jamais unhomme, au retour de la chasse, n'admettra sa fatigue, alors qu'il en faitspontanement l'aveu apres quelques heures de maniement de la cognee,

La chasse est un proces de travail ou les femmes jouent un roleauxiliaire non negligeable, d'autant que cette pratique offre traditionnel­lement la meilleure occasion possible d'un commerce sexuel licite. II estdone clair que si nous nous rep resen tons la chasse comme un proces detravail unitaire, schernatiquement definissable comme l'ensemble desoperations par lesquelles on approvisionne le groupe domestique enanimaux sauvages destines a la consommation, ce proces de travail, toutcomme I'horticulture, fait appel a la complementarite des sexes. Cettecomplementarite est d'autant plus marquee ici qu'elle est physiquementreaffirmee par la sexualite,

La peche pose egalement un problerne de flou sernantique, car ellen'est pas non plus representee sous une categoric unitaire, rnais se trouveatomisee dans le lexique en autant d'expressions qu'il y a de techniquesdifferentes de capture des poissons (harpon et filet, lignes et peche a lanivree). De to utes ces techniques, c'est la peche a la nivree qui, commeon l'a vu, manifeste le mieux la cornplementarite des sexes. La pechen'est jamais concue comme un takat penible, mais plutot comme unedistraction agreable venant rompre la monotonie quotidienne. La pechea la nivree, en particulier, se deroule dans une atmosphere generale debonne humeur et d'emulation reciproque qui tranche singulierernent surle formalisme regissant ordinairement les rapports publics entre lessexes.

La cueillette est egalement perc;ue sur Ie mode d'une distraction, a cetegard tres semblable au ramassage des champignons sous nos latitudes.Aucun terme general ne definit la cueillette comme un proces unitaire etcelle-ci est donc toujours specifiee en fonction des fruits ou des insectesparticuliers qu'on se propose de ramasser. En effet, 1'0n entreprend presquetoujours une promenade de cueillette en sachant tres exactement quel type

372

Les categories de la pratique

de produit de saison 1'0n va se procurer et l'action est alors enoncee enfonction de son objectif propre et delimite (par ex. : « aller chercher desfruits de sapo~ier » ou bien « aller chercher des larves de palmier»).

Nous terrmnerons ce survol des categories linguistiques vernaculairespar une analyse terminologique des notions qui recouvrent ce que nousappelons d'ordinaire la production artisanale. L'idee du faire s'exprimed~n~ la langu~ par d~ux suffixes, dont l'un sert a designer tout ce qui serealise sans I aide dune force externe, tandis que l'autre est employepour denoter tout ce qui se realise a la suite d'une action exercee par unagent exterieur, Les Achuar se servent done generalement de ce deuxiemesuffixe, accole au nom d'un objet artificiel, pour exprimer la chainecomple~e des operations aboutissant a la facon de cet objet (par ex. : jea,« la marson » donne jeamjai, « je fais une maison »). On peut aussi dis tin­guer,. a l'i~t~rieur du proces de fabrication, des moments particuliers quisont Identifies dans la langue par des lexemes ad hoc : ainsi « je tresse leslobes des palmes pour la toiture» (napimjai) forme une unite discretelinguistiquement specifiee au sein du proces general « je fais une maison I).

Or~ il existe un .ter~e general qui subsume bon nombre de ces procestechniques de fabrication et qui eclaire l'idee que les Achuar se font dela production des objets. Ce verbe, najana, signifie operer une transfor­mation, c'est-a-dire changer consciemment une forme, sans modifier soncontenu ou son essence. A ce titre, najana est Ie terme courammentemploye dans la mythologie pour designer le processus par lequel unetre d'apparence humaine se voit transforme, a la suite d'une malediction,en une plante ou un animal. L'esrence de cet etre, deja presente dans sonnom avant la transformation, se: realise pleinement dans un changementde forme, sans que ses caracteristiques spirituelles ne disparaissent, pourautant, dans l'operation. C'est, Ipar exemple, Ie cas de Wayus dans Iemythe de Colibri, laquelle, dans son nouvel avatar vegetal, conserveneanrnoins la meme arne (wakan) que lors de son existence humaine.

Dans le domaine de la production materielle, najana est surtout utilisepour designer la fabrication de la poterie par les femmes et la vanneriepar les hommes, deux activites "artisanales a bien des egards paradigma­tiques. En effet, s'il est communernent admis qu'il existe une inegalitede cornpetences au sein de la sphere de fabrication assignee a chacun dessexes et qu'en consequence certains hommes sont plus reputes qued'a~tres dans lao fabrication des sarbacanes ou certaines femmes plushabiles dans Ie tissage des ceintures de coton, en revanche la poterie et~a ~annerie sont considerees comme des techniques elementaires qu'il estindispensable a tous de savoir maitriser. La fabrication artisanale n'estdone pas une production, et encore moins une creation, rnais la reitera­tion periodique d'un patron immuable, reiteration qui n'admet ni devia-

373

Page 193: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

tion ni enjolivures. II est significatif, d'ailleurs, que ce soit Ie memeterme, emesra (( gater »), qui soit utilise lors d'un accident de fabrication- lorsqu'une poterie se fend a la cuisson, par exemple - et dans lesmythes, lorsqu'une erreur ou un exces vient bouleverser irremediable­ment l'ordre du monde.

Si 1'0n tente de synthetiser les acquis de ce rapide parcours sernantique,plusieurs constatations s'imposent avec evidence. En premier lieu, il estmanifeste que Ie lexique indigene des activites productives n'etablit pasde division claire et distincte entre les taches masculines et les tachesfeminines et qu'ilreste extrernement flou en ce qui concerne Ie decoupagedes proces de travail, lesquels sont soit atornises en une multituded'operations singulieres, soit occultes derriere des termes d'une grandegeneralite, Des categories comme takat et najana ne designent aucunementdes proces de travail specifiques, mais des modes d'effectuation dutravail, des formes differenciees de l'action humaine.

Par ailleurs, il n'y a pas, a proprement parler, de valorisation ou dedevalorisation differenciees au sein des diverses activites de production,selon qu'elles sont effectuees par les hommes ou par les femmes. Seullenon-travail est socialement condamne, que celui-ci soit masculin oufeminin. Un bon chasseur accumule certes du prestige,' mais une culti­vatrice experte en accumule aussi et leurs cornpetences sont complernen­taires et interdependantes au sein de l'unite domestique. A ce titre, il estdifficile de concevoir un bon chasseur marie a une mauvaise cultivatriceet inversement. Leur complementarite se manifeste tout autant dans unesorte d'emulation reciproque investie dans leurs spheres d'activitespropres que dans la necessaire combinaison de leurs cornpetences pourcertaines taches, comme I'horticulture. Certes, les femmes comparentparfois leur sort a celui des hommes, en notant que ceux-ci ont la partbelle dans l'existence, mais ce qu'elles signifient par Ia, ce n'est pas queIe jardinage est devalorise par rapport a la chasse, mais qu'ilest, selonelles, physiquement plus penible,

On se trouve done confronte ici a un problerne d'articulation logique.Si rien dans les categories manifestes de la langue ne permet de decouperun ou plusieurs proces de travail et si, par ailleurs, cette absence dereification lexicale se trouve confirmee empiriquement par l'apparentecomplernentarite des sexes dans certains proces de travail, qu'est-ce quipermet done aux Achuar - et a l'ethnologue qui les observe - de penserIe rapport entre la chasse et I'horticulture en terme de dichotomiesexuelle ? Qu'est-ce qui autorise, en definitive, a postuler que les Achuaroperent une categorisation de leurs activites productives en termes deproces de travail clairement differencies ?

Cette difficulte logique disparait si 1'0n prend conscience que les

374

Les categories de la pratique

Achuar se representent la diffferenciation des proces de travail d'unefacon a peu pres exclusivement implicite, c'est-a-dire non comme uneseriation de chaines operatoires concretes subsurnees au sein de categorieslinguistiques singulieres, mais sous l'aspect des differentes preconditionsspecifiques necessaires a l'effectuation de chacune de ces chaines d'ope­rations. En effet, les Achuar ne concoivent pas Ie travail comme nous Iefaisons, c'est-a-dire sous 1a forme du prelevement et de la transformationdes entites naturelles qui sont necessaires a la satisfaction des besoinsmateriels, mais comme un commerce permanent avec un monde dominepar des esprits qu'il faut seduire, contraindre ou apitoyer par destechniques symboliques appropriees, Le savoir-faire technique est doneindissolublement lie au savoir-faire symbolique, ces deux domainesn'etant pas analytiquement distingues dans l'esprit des Achuar. Or, cesesprits controlent chacun des spheres tres specifiques de la praxis humaineet ils exigent en retour un traitement personnalise et adequat a leurdomaine d'influence. C'est-a-dire qu'un certain nombre de proces detravail qui ne sont me me pas distingues comme pratique autonome dansIe discours quotidien sont neanmoins definis tres precisement a traversles manipulations symboliques et rituelles qui constituent leur necessairecondition d'effectivite.

Les chaines d'operations techniques n'ayant pas d'existence lexicale,. elles emergent comme categories latentes de representation a travers Iesysteme coherent de leurs preconditions. Toutefois, c'est seulement auxyeux de l'ethnologue que ces preconditions apparaissent comme telles ­c'est-a-dire comme separees de cy qu'elles conditionnent - car, pour lesAchuar, elles forment partie integrante de ce qu'elles rendent possible.L'unicite du champ de representation d'un proces de travail se trouveainsi rendue manifeste par l'unicAe des representations de ses conditionsde possibilite. Comme no us avons eu l'occasion de Ie constater dans lespages qui precedent, toutes les formes de production alimentaire, al'exception de la cueillette, voient leur realisation et leur succes dependreetroitement d'un ensemble complexe d'exigences propitiatoires.

II faut maintenant essayer de thernatiser les elements constitutifs dessystemes de preconditions de la chasse et du jardinage, afin de justifiernos pretentions ales caracteriser comme deux categories clairementdistinguees dans Ie systeme de representation indigene. Les Achuar ne sefont pas de la chasse une idee tres differente de la notre, puisqu'ils laconcoivent comme une entreprise dont Ie but consiste a decouvrir desetres qui se derobent et ales tuer, afin de les manger. En revanche, laculture des jardins a pour objet de maintenir presents des etres quipourraient disparaitre soudainement, en evitant d'etre rue par eux avantqu'ils ne soient consommes. On pourrait juger artificielle cette syrnetrie

375

Page 194: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

inversee entre Ie chasseur prenant la vie des animaux et Ie manioc prenantla vie des humains, puisque Ie chasseur excessif est tout autant menacepar Ie cannibalisme. Mais il faut noter que Ie vampirisme du maniocdiffere de la menace de devoration par les « meres du gibier », en ce queIe premier est un fait quotidien incontournable (la mort des nourrissonslui est souvent attribuee), tandis que la seconde apparait aux Achuarcomme tout a fait hypothetique. II n'y a done pas equivalence entre lesrisques immediats d'anernie (putsumar) imputes a la manipulation dumanioc et la tres improbable sanction qu'entraine une tuerie excessive dugibier.

Quoique la nature de leur aleatoire soit syrnetriquement inverseeautour de deux poles (presence desiree du gibier/absence redoutee desplantes et auteur de la mise' a mort/sujet du vampirisme), la chasse et Iejardinage sont neanmoins concus tous deux comme des entreprisesrisquees aux resultats imprevisibles, Le caractere hasardeux de la chasseet du jardinage impose done qu'on etablisse un commerce permanent etindividuel avec les esprits tutelaires qui controlent leurs conditionsrespectives de realisation. Mais les modalites de ce commerce sont fortdifferentes selon qu'on traite avec les esprits de la foret ou avec 1'espritdu jardin. La liaison postulee entre une femme et Nunkui etant fonda­mentalement un rapport d'identification, la relation qui s'etablit entrecette femme et les plantes qu'elle cultive doit etre concue comme undoublet du rapport de maternite que Nunkui entretient avec ses enfantsvegetaux. II en est tout autrement pour la chasse, dont l'effectivite estfondee sur 1'interaction de trois elements: 1'homme, les truchements(( meres du gibier » et « amana du gibier I») et les animaux chasses. Lerapport de connivence et de seduction que Ie chasseur entretient avec lestruchements est tres similaire a celui qui prevaut dans ses relations avecles beaux-freres animaux. Par ailleurs, et a 1'inverse du jardinage, lamenace cannibale ne provient pas des etres que ron consomme, mais deleurs protecteurs, qu'il est done irnperatif de menager. Comme on l'avu, certains de ces protecteurs ont, a regard de leur troupeau animal,une attitude tres ambigue, en ce que leur maternite est litteralementdevorante. Alors que Ie modele de sociabilite du jardinage se constitueautour de deux rapports identiques de consanguinite a un me me objet(Nunkui-plantes cultivees et femme-plantes cultivees), celui de la chasses'articule autour de deux rapports identiques d'affinite a deux objetsdistincts (chasseur-truchements et chasseur-gibier) qui sont eux-memesdans un rapport de consanguinite run a l'autre, Ainsi, alors que Nunkuiest un paradigme auquel on s'identifie, les truchements sont des inter­mediaires avec lesquels on negocie,

Cette opposition relativement tranchee entre les modeles du rapport

376

Les categories de Ia pratique

aux esprits tutelaires se redouble dans la differenciation des moyenssymboliques qui rendent possible ce rapport, selon qu'on s'adresse aNunkui ou aux truchemerits. Le reve de chasse est la condition immediated'une pratique effective, mais son contenu n'est jamais explicitementidentique a la pratique qu'il annonce. En revanche, Ie reve de jardinageest Ie signe direct d'une condition de realisation de la pratique (localisa­tion des charmes), car il designe explicitement la condition de la pratique,sans etre lui-mente cette condition. Bien que chaque type de reve soitassigne preferentiellement a un genre sexuel specifique, cette assignationest reversible. Les anent de chasse et les anent de jardinage sont desconditions necessaires de la pratique, qui ont Ie merne type d'efficace etle rneme type d'origine, mais qui sont dairement differencies tant parleur destination que par Ie sexe de ceux et de celles qui les utilisent.Enfin, les nantar et les namur sont des conditions utiles de la pratique,qui possedent la merne nature materielle, mais qui n'ont ni Ie merne typed'efficace, ni la me me origine, ni la merne destination. Les moyenssymboliques des rapports a la surnature sont tous puises dans Ie me merepertoire limite. Mais si tous les charmes sont formellement identiques,si tous les anent sont bien des chansons ayant la merne structuremelodique et si tous les reyes sont bien des voyages de I'ame, ils n'ensont pas moins clairement distingues par des caracteristiques propresselon les champs symboliques ou ils sont employes.

En definitive, la mise a mort des animaux sauvages et Ie jardinagesont bien representes comme deux proces clairement distingues par1'ensemble des preconditions specifiques qui les rendent respectivementpossibles. L'analyse de ces preconditions permet, par ailleurs, de recons­truire Ie modele coherent de ce fa quoi les preconditions renvoientimplicitement, c'est-a-dire Ie systeme particulier des interactions avec lasurnature sur lequel se fonde chacun de ces deux proces, Ces modelesd'interaction ne forrnent pas des representations canoniques partagees partous les sujets, et ils ne constituent des totalites qu'aux yeux de1'observateur qui les construit, piece par piece, apartir des indices que Iesysteme des preconditions lui livre. II faut done distinguer dairemententre les modalites implicites du commerce avec les esprits tutelaires, quidefinissent tres precisement la sphere d'interaction symbolique assignee achacun des sexes et les conditions contingentes et explicites de possibilitede ce commerce qui, bien que formellement specifiees par la naturepropre de leurs media, sont souvent dependantes de la collaborationentre les sexes.

On se souviendra en effet que les conditions symboliques gouvernantla bonne marche d'un proces de travail echappent partiellement aucontrole de ceux ou celles qui Ie realisent, Si Ie rapport aux esprits

377

Page 195: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

tutelaires qui commandent l'efficacite respective de la chasse et dujardinage est clairement individualise et dichotornise dans ses conditionsd'exercice, certains des moyens de ce rapport sont etroiternent subor­donnes ala cooperation entre les hommes et les femmes. C'est [e cas, demaniere exemplaire, pour les interdits alimentaires s'appliquant a l'inte­gralite de la cellule domestique, lors de la confection du curare ou lorsdes plantations par les hommes et par les femmes, toutes operations dontle succes devient alms dependant de l'autodiscipline de chacun. C'est lecas egalement des charmes de chasse et de peche namur qui, de par leurnature meme de bezoards, sont necessairement procures aux hommespar les femmes, puisque ce sont toujours les femmes qui vident lespoissons et lavent les entrailles du gibier. C'est Ie cas aussi des songesprernonitoires, dont on a vu qu'ils se rapportaient moins au sexe dureveur qu'aux conditions generales de realisation d'un proces de travail.Enfin, il est possible de concevoir la malveillance qui fait echouer lachasse et qui devaste les jardins comme la forme extreme de l'incidenceincontrolable d'autrui dans les preconditions de realisation d'un procesde travail. II s'agit la, en quelque sorte, du modele de ce que la non­collaboration peut produire lorsqu'elle prend la figure de l'animositesystematique. On a done un processus par lequel les conditions mate­rielles de realisation des proces de travail sont transposees sur le plan desconditions ideelles, puisque la necessaire complementarite des sexes dansl'accomplissement de certaines preconditions symboliques des proces detravail n'est qu'un rappel de la complementarite requise dans la realisationconcrete de ces proces,

Contrairement a beaucoup d'autres societes, la division sexuelle dutravail n'est pas ici fondee sur une theorie discriminatoire qui viendraitdernontrer l'incapacite des femmes a chasser et l'indignite pour unhomme de vaquer aux travaux du jardin, mais sur l'idee que chaquesexe realise pleinement ses potentialites dans la sphere adequate a sonchamp de manipulation symbolique. Bien qu'apparernrnent tenue, ladifference est de taille, car la representation achuar de la division dutravail n'engendre ainsi aucune conception d'une disparite hierarchiseeentre les sexes. Non seulement le jardinage n'est pas devalorise parrapport a la chasse, mais la capacite des femmes de se reproduiresymboliquement comme cultivatrices est largement independante ducontrole masculin. Divises par les configurations ideelles de leurs pra­tiques respectives, hommes et femmes se rencontrent neanmoins dans lesespaces complementaires ou ces pratiques se realisent : en foret, dans laconjonction immediate d'une quete pimentee d'erotisrne, et au jardin,dans la conjonction successive des etapes qui menent a la domesticationvegetale,

378

9

Les criteres du bien-vivre

Page 196: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

L'efficacite d'un systeme economique n'est pas tant fonction de laquantite de richesses qu'il engendre que de sa capacite a satisfaire lesobjectifsqu'on lui assigne. Dans les societes ou la production est orienteeprincipalement vers les valeurs d'usage, ces objectifs sont culturellementlimites et sans alternative. Ainsi, pour les Achuar, la finalite principaled'un bon usage de la nature n'est pas l'accumulation infinie d'objets deconsommation, mais l'obtention d'un etat d'equilibre qu'ils definissentcomme le « bien-vivre ) (shiir waras). Decoupe nettement dans le cadreimmuable de la maisonnee, le paysage du bien-vivre s'est deja dessine enfiligrane dans les pages qui precedent. C;a et la sont apparus les lineamentsde quelques convictions rustiques a quoi l'on pourrait reduire unephilosophie achuar de l'existence quotidienne. La pierre angulaire d'unevie harmonieuse est sanS auoun doute la paix domestique, ce petit rienqui donne a telle ou telle maison une atmosphere aimable dont l'ethno­logue se deprend toujours a regret. Contrairement a un cliche repandu,le degre de concorde conjugale n'est pas inversement proportionnel aunombre des epouses. Epouser des sceurs est me me Ie meilleur moyend'avoir la paix au foyer; une affection reelle lie alors les co-epouses etles empeche d'entrer en competition pour obtenir les bonnes graces deleur mario Cette paix 'dornestique est confinee dans un microcosme, mais

,les Achuar y attachent d'autant plus de prix que ce monde clos est leurseul refuge, face a un environnement exterieur constamment traverse parde tres graves tensions sociales. On comprendra aisernent que dans unesociete ou le rapport a autrui est principalement mediatise par la guerre,il soit vital pour I'equilibre psychologique de convertir sa demeure en unhavre de paix.

La definition du bien-vivre ne se laisse done pas enfermer dans lesseules categories de l'economie ou de I'hedonisme, puisque la paixdomestique est l'une des conditions de la satisfaction des besoins enmeme temps que son resultat partiel. L'harrnonie conjugale se donnelibrement a voir lorsque l'abondance de venaison assure la bonne humeurdes epouses et que des libations repetees de biere de manioc viennentetancher la soif immense des epoux. Dans cette situation, il faut uncaractere singulierement grincheux ou l'ombre d'un adultere pour que ladiscorde vienne s'installer dans la maison. Mais l'entente entre lesconjoints est aussi un element de la productivite d'une maisonnee, carelle est la condition d'une collaboration efficace des sexes dans les activitesde subsistance. Ces belles intentions ne convertissent pas pour autant lesAchuar en une societe idyllique ou regnerait l'harmonie generalisee entreepoux. II est de fait que la domination masculine s'y exerce parfois surles femmes de .maniere excessivement brutale, notamment lorsque leshommes sont pris de boisson. Dans certaines maisonnees, les epouses

380

Les criteres du bien-vivre

sont regulierement battues par leur rnari, parfois jusqu'a ce que morts'ensuive. Le suicide feminin n'est pas exceptionnel et constitue I'arrne laplus drarnatique pour protester contre les mauvais traitements repetes,Dans les foyers ou sevit la guerre des sexes - force brutale contre oisiveterecriminante - il regne une atmosphere morose cornpletemenr antithe­tique au bien-vivre. Ces rnaisonnees faisaient fonction d'ilotes, lorsquedes informateurs medisants les citaient a l'ethnologue comme une illus­tration des mefaits de la mesentente conjugale.

La paix domestique n'est done pas universelle et elle n'est pas nonplus une condition absolue de I'efficacite de l'approvisionnement alimen­taire, car les caracteristiques du systeme productif sont telles que mernela plus grande discorde ne suffira pas a desorganiser la vie economiqued'une maisonnee, Dans sa composante sociale, le bien-vivre est une sorted'horizon normatif de la vie domestique, un objectif optimum qui n'estni voulu ni atteint par tous les Achuar. L'observateur ne peut l'apprehen­der que de maniere tres subjective, par Ie plaisir ou Ie deplaisir qu'ileprouve a vivre avec ses hotes, Dans sa composante strictement econo­mique, le bien-vivre se laisse en revanche definir par des criteres aisernentobjectifiables: la productivite du travail, le taux d'exploitation desressources ou la composition quantitative ou qualitative de l'alimentation.C'est done a ce domaine sansernbuches que nous cantonnerons notreanalyse, laissant aux Achuarle soin de decider eux-rnemes s'ils connais­sent 'ou non la felicite domestique.

La sons-exploitation des ressourcesI

L'une des facons les plus commodes d'analyser l'efficacite d'un systemeeconomique oriente vers la production de valeurs d'usage est d'exarninerle taux d'exploitation reel de sa capacite productive, c'est-a-dire la margede securite qu'il se donne pour realiser ses objectifs. Deux facteursintrinsequement lies sont ici a considerer : la productivite potentielle dusysteme des ressources et son degre d'actualisation en fonction de laproductivite potentielle du systeme des moyens. II est deja clairementapparu dans Ie chapitre precedent que les Achuar utilisent une fractionminime de la quantite totale de travail qu'ils pourraient mobiliser. Si l'ons'en tient aux seules activites ayant pour but l'approvisionnement alimen­taire (hors les operations de transformation), la duree moyenne de travailindividuel qui leur est consacree se monte a trois heures et demi (206minutes) par jour; ainsi, en prenant pour base une journee de travail dedix heures, les Achuar accordent seulement 35 % de leur temps quotidiena la production de subsistance. II est done hors de doute qu'il reste en

381

Page 197: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

rheorie de larges possibilites d'intensification du travail, possibilites quine sont pas exploitees en raison des limites socialement instituees 3 la .depense de la force de travail. Si le travail n'est pas une ressource ra~e

au niveau individuel, il ne l'est pas non plus sur le plan collectif,puisqu'un segment entier de la population potentiellement productivereste systematiquement inactif. ]USqU'3 rage du mariage, les adolescentspassent en effet presque toutes leurs journees dans une complete oisivete ;alors que les fillettes sont employees tres tot dans les travaux du jardin,personne ne songerait 3 exiger d'un gar~on qu'il participe 3 l'effort desubsistance de la maisonnee. Tant les rnodalites de la depense de travail,que la composition specifique de la force de travail, sont ici determineespar des schernas culturels et non par des contraintes physiques, puisquede robustes jeunes gens se voient dispenses des taches de production.

La sous-exploitation des capacites productives n'est pas perceptibleuniquement dans Ie domaine du travail humain, elle apparait egalementde facon eclatante dans la sous-utilisation de certains types de ressources.C'est dans l'horticulture que I'estimation du taux de sous-utilisation estla plus facile 3 realiser, en raison du caractere mesurable de la productiviteagricole. Toutefois, etant donne ['extrerne diversite des cultigenes plantespar les Achuar, il est 3 peu pres impossible d'operer une analysequantifiee de la productivite des jardins pour tous les produits horticoleseffectivement exploites. Nous limiterons done nos demonstrations aumanioc, puisqu'on se souviendra que c'est 13 le cultigene dominant dansles jardins achuar en terrne de nombre de plants (64 % des plants enmoyenne). Cette preponderance du manioc dans les plantations corres­pond bien evidemment au role fondamental qu'il joue dans l'alimentationquotidienne. Ainsi, lorsqu'on classe les principaux cultigenes achuar selonla masse brute moyenne recoltee quotidiennement (doc. 45), il apparaitimmediaternent que le manioc vient tres largement en tete, puisqu'ilconstitue 3 lui seul 58,5 % de la production horticole totale I. Les autresplantes cultivees - notamment les musacees et les patates douces ­viennent tres loin derriere en ordre d'importance. De plus, la majeure

1. Ce tableau, comme toutes les donnees quantifiees presentees dans cechapitre, est fondesur l'analyse d'un echantillon de six maisonnees en habitat disperse (quatre, ~ansl'habitat riverain et deux dans l'habitat interfluvial) etudiees pendant une penodeglobale de 66 jours. La duree minimum de sejour dans une maisonnee a ete de 8 jourset la duree maximum de 18 jours. Cet echantillan a ete selectionne pour sa represen­tativite au sein d'une serie plus large d'enquetes portant sur quatorze maisonneesdurant 'une periode globale d'etude de 163 jours. Dans toutes ces maisonn~es ont e~emesurees quotidiennement la production alimentaire et la duree du travail. Les SiX

maisonnees retenues pour constituer l'echantillon definitif ont ete choisies parce quelesperiodes d'enquetes etaient equitablement reparties au long du cycle saisonnier et queles resultats rnoyens y etaient les plus proches des moyennes generales. .

382

-=Les criteres du bien-vivre

partie ~e la recolte q~otidienne de patates douces est employee 3 laconfection de la nournture des chiens et doit done etre soustraite duvolume assigne 3 la consommation humaine. On notera incidemmentque le tableau 45 fait apparaitre des differences significatives entre lesbiotop:s p~ur :e qui es.t de la composition de la production des jardins.Dans 1 habitat interfiuvial, les produits horticoles sont moins diversifiesque dans l'habi~at riverain (absence de mats et d'arachide) et le manioc yoccupe en c~nsequence une place beau coup plus importante. Ces resultats?c sont pas mattend~s, au vu des contraintes pedologiques distinctes quiinfluent sur les techmques de culture dans l'un et I'autre biotope.

45. Ordre d'importance des principaux cultigenes dansl'alimentationselon le volume brut recolte quotidiennement

habitat

cultigene interfluvial riverain

kilos % kilos %

manioc 19,5 69,7 22,3 51,2

musacees 3 10,7 6,8 15,6

patates douces 2,4 8,6 6,4 14,8

tubercules divers 3,1 11 7 16,1

mai's 0 f 0 0,9 2

arachides 0 I 0 0,04 0,01

total 28 i 100 43,44 100

Quoi qu'il en s?it d~ ces differences proportionnelles, il reste que,dans to utes les maisonnees achuar, le manioc assure au moins 50 % duvolume de l'alimentation d'origine vegetale et que sa culture revet ainsiune importance strategique dans I'equilibre du systeme productif. 11 estdone legitime de s'interroger sur le taux de couverture des besoins enmanioc, c'est-3-d~re sur le ~apport entre la capacite productive des jardins~t la ,~o.nsom~atI~n, effect~v~. Nous ~vons constate 3 plusieurs reprisesJus.qu ICI les dIsparIt~s considerables existant entre les maisonnees pour ceq~I est ,des supe~fi~Ies effectivement mises en culture et regulierementdesherbees. La difference des surfaces exploitees par diverses unites de~rod~ction s'echelon;nait dans un rapport de 1 3 13, sans qu'on puisseI exphquer par des ajustements 3 la dimension de l'unite de consomma-

383

Page 198: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

tion, II fallait bien admettre alors une sous-utilisation par certainesrnaisormees de leur capacite productive horticole et postuler que Ies ecartsimportants entre .les superficies mises en culture etaient attribuab,les endernier ressort a une quete de prestige. Le tableau 46 mon~re a quelpoint cette sous-utilisation est considerable et permet de souh~~er q~e,me me dans Ies plus petits jardins, il reste encore une marge .d intensifi­cation potentielle de la production. Ainsi, la maisonnee qUI adapte leplus etroitement ses capacites productives a ses capacites. d'autocon~om­marion, n'exploite pourtant que 79,9 % de son potentiel productif .enmanioc. Quanta la maisonnee dont le taux de couverture des besOl~~est assure a 581 %, elle n'utilise effectivement que 17,2 % de sa capacIte

productive.

46. Taux d'expl~itationdu potentiel productifdans la culture de manioc

habitat riverainhabitat

.:

interfluvial

1 2 3 4 5 6

superficie du jardin9655 15409 22642 9729 31820

(en m2)

2437

productivite du jardin18102 28892 42452 14594 47730

(en kg)* 4570

consommation annuelle 8212(en kg)** 3650 8760 10585 8935 6497

taux de couverture 581des besoins (en %) 125 206,6 273 475 224

taux d'exploitation dupotentie1 productif

48,4 36,6 21 44,5 17,2(en %) 79,9

*.Pr6ductivite brute (racines non pelees) estirnee sur la base de 0,75 plant de manioc ~u ~2 (m.oyen.nede 3 carres de densite) er d'une masse moyenne d~ racines par ~Iant de 2,~ kg. dans.1 ha~llat nveram,contre 2 kg dans I'habitat interfluvial (les racmes des cultivars de I habitat rrveram sonr plus

volumineuses en moyenne que celles de l'habitat interfluvial). . .** Consommation estimee sur la base de l'app[Ovisionnement moyen quotidien de chacune des

maisonnees en racines de manioc non pelees.

Les donnees que livre le tableau 46 perrnettent de preciser. un .certainnombre de traits distinctifs de l'hornculture achuar. En premIer lieu, lesquantites de manioc plantees dans chaque essart sont telles qu'il en resulte

384

Les criteres du bien-vivre

toujours necessairernent un enorme surplus potentiel, formant selon lescas entre 20 % et 80 % de la capacite productive desjardins, II est vraique, contrairement au manioc amer, Ie manioc doux n'est stockablequ'en pied: une partie des jardins peut done jouer un role de « magasinde reserves I), OU il est toujours possible de venir puiser en cas d'accidentimprevisible, Mais on peut s'interroger sur la necessite de constituer dessurplus d'une telle ampleur, dans la mesure OU aucune catastropheenvisageable n'est a meme d'arnputer gravement la production d'unjardin. L'absence de maladies graves du manioc dans la region achuar etl'extrerne stabilite climatique sont des garantiesevidentes contre la pertedes recoltes ; aucun precedent Iacheux n'engage done a pre voir une aussigrande marge de securite, Le seul accident grave qui pourrait mettre enperil toute la production d'un jardin serait l'invasion d'une tres impor­tante harde de pecans venant manger racines et tubercules. Or, un televenement est inconcevable lorsque Ie jardin est a proximite de lamaison ; il ne peut se produire que dans les essarts pionniers tres eloignesde la residence et laisses sans surveillance apres la phase de la plantation.Dans ce dernier cas, absolument exceptionnel d'ailleurs, la dimension dujardin ne constitue en aucun cas une garantie, puis que les pecaris senourriront dans Ie jardin aussi longtemps qu'ils ne seront pas deranges.

La surcapacite productive des jardins n'a done pas pour finaliteexpl~cite la constitution d'un surplus de securite, lequel n'est au demeu­rant jamais exploite, C'est encore une fois le principe de prestige quidoit etre ici invoque pour rendre compte des disparites entre les surfacesmises en culture par chaque rnaisonnee. II ne s'agit pas chez les Achuard'un prestige fonde sur l'intensifi~ationde la production horticole et sursa redistribution a un reseau d'obliges, comrne c'est le cas pour les big­men rnelanesiens, puisque les plus grands jardins sont au contraireexploites au minimum de leur capacite, Comme nous le notions dejadans Ie chapitre consacre a l'horticulture, la simple etendue des jardinsentourant une maison permet a I'ceil averti d'un visiteur de mesurerl'idee qu'une maisonnee se fait de sa propre importance sociale.

D'autre part, les differences de biotopes ne jouent aucun role dans laproduction du manioc, car quelles que soient par ailleurs les contrainteslocales de l'ecosysteme, la surface plantee est toujours considerablernentsuperieure a la surface effectivement exploitee. Certes, les jardins del'habitat riverain sont qualitativement plus riches en especes, ~t laproductivite par plant y est generalement plus elevee que dans l'habitatinterfluviaJ. Mais, si 1'0n considere que la sous-exploitation du maniocest generalisee, iJ n'y a aucun avantage quantitatif particulier a cultiverles terres les plus fertiIes des plaines alluviales. Que ce soit dans Iedomaine du travail ou dans celui de la gestion des ressources, ce sont

385

Page 199: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

des specifications sociales et culturelles, et non pas des contraintesecologiques, qui determinent la sous-exploitation d~s ca~acitesproduc­tives. Le benefice symbolique engendre par le surdlmenslonnem~nt desjardins ne coute qu'une legere intensification de l'effort de tr,avall, ,sansallongement de sa duree, puisque c'est le resultat ostentatOlre qu~ est

valorisant et non le moyen de l'atteindre. .II est un dernier domaine ou la sous-exploitation des capacites produc­

tives parait hautement probable, mais reste impossible a demontr~r, endonnees comptables, c'est celui des ressources naturelles. Faute de cnteresscientifiques permettant l'evaluation precise de la capacite de c~arg,ecynegetique et halieutique, on ne peut que supposer, sur la base d esti­mations impressionnistes, que les Achuar pourraient capturer plus degibier et de poisson, s'il leur prenait l'envie de le faire. En depit de laproductivite elevee de la chasse et de la peche (789 g en, ma~se b.rute ,degibier et de poisson par jour et par consommateur dans 1habitat rrveram,contre 469 g dans l'habitat interfluvial), il ne semble pas que les Achuaroperent une ponction excessive sur leurs ressources naturelles. Tous lesinformateurs concordentsur le fait que, de mernoire d'homme, ils n'ontjamais vu s'arnenuiser le gibier ou diminuer les prises d~ pech,e.dans lesregions ou ne s'exerce pas une conCurrence des ethmes voismes. Endefinitive, l'un des criteres du bien-vivre c'est de reussir a assurerl'equilibre de la reproduction domestique en n'exploitant qu'u~e faiblefraction des facteurs de production disponibles. Pour ce qm est del'economie institutionnalisee des moyens, les Achuar ternoignent mani­festement d'une grande reussite ; reste a savoir si le degre de satis~actionde leurs objectifs est a la mesure de cette elegante economle des

ressources.

La productivite du svsteme

Dans le cas present, l'efficacite productive s'evalue par l'analyse de lastructure de la consommation alimentaire, puisque les valeurs d'usagesrrategiques sont ici celles qui fournissent l' energie necessaire au bonfonctionnement de la machine physiologique. Nous avons deja eul'occasion de constater que l'alimentation achuar offrait une grandevariete de saveurs et qu'en depit de la preeminence du manioc, elle etaitloin de presenter. un tableau gastronomique monotone. Au vu desdonnees quantitatives partielles deja presentees, le lecteur soupconneraegalement que les Achuar ne sont pas des familiers de la disette. Encorefaut-il le confirmer grace a un bilan nutritionnel, qui permettra des'assurer que l'abondance est equitablement repartie et qu'aucune defi-

386

-Les criteres du bien-vivre

cience proteique ne vient produire des carences alimentaires. C'est un telbilan qui est presente dans le tableau 47, ou sont detaillees les contribu­tions quotidiennes per capita, en kilocalories et en grammes de proteines,fournies par la chasse, la peche et l'horticulture.

47. Contribution quotidienne per capita a l'alimentationselon les differents secteurs de production

secteur d' activite

chasse peche horticulture totalhabitat

kilo- pro- kilo- pro- kilo- pro- kilo- pro-calo- teines calo- teines calo- teines calo- teinesnes (g) nes (g) ries (g) nes (g)

1047 102,0 106 19,0 3404 30,0 4557 151,0

666 65,0 98 17,5 2958 26,0 3722 108,5riverain

0 0,0 196 35,0 2111 19,0 2307 54,0

988 96,0 227 40,0 3016 26,0 4231 162,0

498 49,0 71 12,0 2024 18,0 2593 79,0interlluvial

429 42,0 43 8,0 2567 23,0 3039 73,0

moyennegenerale 3408 104,5

1

Ce tableau est realise a partir d'un echantillon de six maisonnees(quatre dans l'habitat interfluvial1et deux dans I'habitat riverain), au seindesquelles ont ete peses tous les produits alimentaires qui rentraientquotidiennement pendant une duree totale d'enquete de soixante-sixjours. L'effectif des consommateurs par maisonnee a ete calcule encomptant tous les adultes des deux sexes comme consomrnateurs a partentiere (y compris, dans chaque cas, mon epouse et moi-merne) etcomme demi-consommateurs tous les enfants de moins de dix ans et deplus d'un an. L'effectif global pour les six rnaisonnees est de 56,5consommateurs, avec une moyenne de 9,5 consornmateurs par maison­nee. Seuls les aliments destines a la consommation humaine ont ete prisen consideration, la part reservee aux animaux domestiques (mai's pourles poules et patates douces pour les chiens) etant quotidiennementsoustraite du volume de la production. Pour operer la conversion de lamasse brute a la masse comestible, c'est-a-dire pour calculer la proportionmoyenne des dechets de chaque type de produit, nOUS avons constitue

387

Page 200: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestiqueLes criteres du bien-vivre

48. Moyenne de la consorrimation de calories et de proteinesdans cinq populations amazoniennes jivaro et non jivaro

I

de l'apport quotidien indispensable en calories et en proteines pour unindividu moyen, la valeur la plus forte etablie par Lizot pour lesYanomami, soit une population relativement proche des Achuar par saconstitution physique et par son mode de vie. Dans une analyse detaillee,Lizot (1978 : 94-95) calcule que Ie maximum des besoins energetiquesper capita se monte a2600 kcal. (pour un adolescent de dix adouze ans),tandis que le maximum des besoins proteiques est de 27,4 g par jour(pour un homme adulte). On peut done supposer que si la consommationmoyenne d'un Achuar approche de cette norme maximale yanomami,les besoins seront adequatemenr couverts, A la lecture du tableau 47, onconstatera que dans toutes les maisonnees de notre echantillon la consom­mation moyenne depasse largement ces deux valeurs, En d'autres termes,un Achuar moyen consomme beau coup plus de calories et de proteinesque ce qui est necessaire chez les Yanomami dans les groupes d'agesdont les besoins sont les plus importants. Avec 3 408 kcal. par jour surla moyenne de notre echantillon, les besoins energetiques sont couvertsa 131 % ; la moyenne de l'apport proteique est de 104,5 g, ce qui signifieun taux de couverture de 381 %. Dans ces conditions, on comprendraque nous n'ayons me me pas juge necessaire d'inclure les produits decueillette dans Ie bilan nutritionnel, en depit de l'apport non negligeablequ'ils representent durant certaines periodes de l'annee.

Pour remarquables qu'ils paraissent, ces resultats n'en sont pas pourautant extraordinaires et ils soutiennent la comparaison avec des donneesidentiques recueillies dans d'autres populations amerindiennes, jivaro etnon jivaro.

consomrnationmoyenne

population sourcekcal. proteines

(g)

Jivaro achuar de l'Equateur 3408 104,5 Descola, ce volume

Jivaro achuar de Perou 3257 107,7 Ross 1976 : 149

Berlin et MarkellJivaro aguaruna 3356 - 1977 : 12

Siona - Secoya 2215 80,9 Vickers 1976 : 135

Yanornami centraux 1 772 67,55 Lizot 1978 : 96

un tableau de coefficients standards de reduction. Pour les produitscultives ces coefficients ont ete obtenus a partir d'experiences empi­riques, ~andis que pour le gibier et le poisson nous nous somme~ servisdu travail de White (1953). La conversion de la masse comestible dechaque espece d'aliment en valeur energetique et proteique est fondeesurla table de composition nutritive de l'Institute of Nutrition of CentralAmerica and Panama (Wu-Leung et Flores 1961).

La methode employee pour etablir ce bilan nutritionnel present~ uninconvenient, en ce que Ie tableau detaille la composition de ce qUI estquotidiennement consommable dans une maiso~ne~ ?onnee et n~n pasde ce qui est effectivement absorbe par chaque individu en fonctl?n deson age, de son sexe et de son poids. Pour realiser une analyse vralmen,tscientifique de la nutrition, il aurait fallu peser a chaque repas, ,ou, ~

chaque prise de nourriture, tous les aliments que les membres de 1~mtedomestique s'appretaient aavaler, une tache bien evidernment impossible,tant pour des raisons techniques que d'evidente bienseance. Or, au ,vudes resultats obtenus, notamment dans le domaine de la consommationdes proteines d'origine animale, on se prend a douter que les Achuarpuissent absorber quotidiennement de tels ex~~dents par rapport. auxnormes usuellement prescrites. II fautdonc preClser que tout ce qu~ estconsommable n'est pas reellernent consomme, surtout pour ce qUI. est

'du gibier et du poisson. Apres une peche ou une cha.sse particuliereme~t

fructueuse, les quartiers de viande et les filets de poisson sont bouca~~s

et gardes en reserve dans un panier expose ala fumee du foyer. ~n depitde ces precautions et malgre les quantites incroyables de venalso~ queles Achuar sont capables d'engloutir en une journee, les reserves finissentpar se .gater et il faut alors se debarrasser de la chair ,avari~.e. ~ettefraction de 'la production ainsi soustraite a la consommatl?n n Imp~lque

pas pour autant une deficience temporaire de l'a~~ort prote,lque, pUlsqueIe chasseur se remet enquete des que les provisrons de viande ne sontplus consommables. En vouant une partie de le~r~ aliment.s au re~u,t" lesAchuar se donnent le me me luxe que les societes hypenndustnahsees,offrant ainsi un dementi eclatant a l'image traditionnelle de la societeprimitive tout entiere mobilisee dans sa lutte contre la faim '.

Cette apparente prodigalite se manifeste de fa«.on convamc~nte lors­qu'on examine Ie taux de couverture des besoms en calones et enproteines. Faute d'une enquete anthropometri~ue detai~Iee, il n,~ nous apas ete possible d'etablir precisement les besoms ,~alonco-pr~telques dela population achuar par sexe et par tranche d ~~e; ,~ar ailleurs, lesnormes generales moyennes proposees par les dletetICle~s ,sont ,a.ssezvariables et ne tiennent pas suffisamment compte du cout ener?e.tlquedes activites, Nous avons done choisi de retenir comme norme minirnale

388389

Page 201: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

On remarquera d'abord a quel point la composrtion moyenne del'alimentation est proche dans les trois groupes jivaro etudies, tant pourla valeur energetique que pour l'apport proteique, Cette similitude desresultats corrobore nos donnees et temoigne amplement du fait quel'abondance et la qualite de l'alimentation dans les maisonnees de notreechantillon n'etaient pas attribuables a des circonstances exceptionnelle­ment favorables. La configuration de I'alimentation dans ces cinq groupesde population contribue egalement a jeter la suspicion sur les interpreta­tions hyperdeterministes de certains theoriciens du materialisme ecolo­gique, qui voient dans l' accessibilite en proteines le facteur limitantabsolu de la densite demographique aborigene en Amazonie. Dansl'exposition la mieux argumentee de cette hypothese, D. Gross se livre ad'acrobatiques calculs pour montrer, sur la base d'un echantillon de dixsocietes amerindiennes, que I'apport proteique dans l'alimentation indi­gene se situe toujours en dessous ou a la limite d'un seuil minimal qu'ilfixe a 63 g par jour et par personne (Gross 1975 : 531-32). Lizot a dejacritique de fa~on convaincante le caractere arbitraire de la definition d'untaux aussi eleve (Lizot· 1977: 134-35); rnais quand bien merne onaccepterait 63 g comme un seuil minimal, il reste qu'au moins cinqechantillons de societes amerindiennes, pour lesquelles on dispose dedonnees sfires, depassent chroniquement ce taux d'apport proteique, Enrevanche, si l' on examine en detail la procedure employee par Grosspour fixer la contribution proteique dans chacune des dix societes de sonechantillon, force est de constater qu'il raisonne principalement sur desextrapolations hasardeuses et non pas sur des mesures precises et exten­sives. Sans mettre en doute le fait que certaines societes amazoniennespuissent connaitre des carences proteiques dans leur alimentation - toutparticulierement dans des situations de contact ou d'acculturation poussee_ on ne peut que s'interroger sur la validite des generalisations que Gross

tire d'un echantillon aussi peu fiable,A ce sujet, nous partageons les vues de Beckerman qui, dans un

cornmentaire critique de. I'article de Gross, avancait au contraire l'ideeque, seIon toute probabilite, les sources de proteines sont sous-exploiteespar les populations aborigenes de l'hylea amazonienne (Beckerman 1979 :533). Nos etudes sur les Achuar, comme celles de Lizot sur les Yano­mami, montrent bien que les societes amerindiennes dont les conditionsd'existence n'ont pas ete trop perturbees exploitent seulement une faiblefraction de leurs ressources naturelles ; eIles ne peuvent done pas etre« limitees II par I'accessibilite des proteines. A vrai dire, s'il existe queIquepart une carence, c'est sans doute plus dans les donnees sur lesquelles sefondent les interpretations ecologiques hyperdeterministes que dans I'ali­mentation des populations amazoniennes.

390

Les criteres du bien-vivre

Que les facteurs ecologiques jouent un role beaucoup moins determi­nant que ce qu'on a bien voulu le pretendre apparait de maniereexernplaire dans la faible difference observable entre les quantitesmoyennes de proteines consornmees par les Achuar selon la nature desbiotopes qu'ils exploitent. Au debut de ce travail, nous evoquions lathese dorninante chez de nombreux ethnologues et archeologues nord­arnericains, qui voient dans la plus grande accessibilite en proteines del'habitat riverain arnazonien un avantage adaptatif decisif, susceptible defournir une base materielle au developpement de societes complexes ethierarchisees. Or, chez les Achuar tout au moins, la disparite entre lesbiotopes ne semble pas tellement significative: la moyenne de I'apportproteique quotidien est de 76 g par personne dans les maisonnees del'interfluve, contre 119 g dans les maisonnees riveraines. II est vrai qu'unedifference de 43 g pourrait paraitre enorme, mais seulement a la conditionque ce deficit puisse faire descendre les Achuar de I'interfluve au-dessousdu seuil fatidique de 27,4 g ce qui n'est pas le cas ici. Ainsi, et en depitdu fait que les maisonnees de l'interfluve absorbent moins de proteinesque celles des plaines alluviales, la consornmation quotidienne qu'elles enfont est encore pres de trois fois superieure a la norme etablie, Lescollines de l'interfluve ne sont en rien un « desert proteique I) et si l'ondevait etablir un contraste entre les biotopes de ce point de vue, il sesituerait plutot entre I'abondance et la surabondance qu'entre la carenceet I'adequation aux besoins.

Dans la mesure ou ils contredisent des theories en vogue, ces resultatspourraient parairre suspects oq insuffisamment etayes, Or, ils sontparfaitement confirrnes' par le seul chercheur qui, a notre connaissance,ait pris Ia peine comme nous de mesurer precisement les differences deproductivite entre un biotope in~erfluvial et un biotope riverain, exploitesde maniere identique par une meme population arnazonienne. Dans sonessai sur le travail et I'alimentation chez les Yanomami, Lizot remarqueen effet que « ... la distinction des habitats ne merite pas d'etre conserveedans la presentation des resultats pour ce qui est des Yanomarni centraux,il se peut qu'elle soit utile pour d'autres regions» (Lizot 1978 : 96). II sepeut, sans doute, et nous devrons attendre des informations supplernen­taires sur d'autres groupes ethniques arnazoniens - s'il est encore tempsde les recueillir - avant de pouvoir former une opinion plus tranchee, IIreste que cette convergence objective entre deux societes arnazoniennes,si proches par bien des traits structuraux, inclinea recevoir avec la plusgrande prudence la theorie d'une differenciation des formes socialesengendree par une inegale accessibilite des proteines.

En conclusion de notre examen des differents tau x de la densitedemographique achuar seIon les biotopes (chapitre 2), nous nous inter-

39,1

Page 202: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

rogions sur un fait troublant : pourquoi, etant donne la tres faible densitede population dans l'habitat riverain (0,44 hab.Zkm"), tous les Achuar del'interfluve ne s'etaient-ils pas concentres dans cette zone des plainesalluviales, ou ils auraient pu trouver des ressources potentiellementsuperieures a celles dont ils disposaient dans l'habitat interfluvial ?, Lareponse a cette enigme apparait maintenant avec evidence. Outre le faitque l'avantage adaptatifde l'habitat riverain en matiere de ressourcesnaturelles n'est pratiquement pas exploite pour des raisons culturelles(tabous sur les gros mammiferes ripicoles), la productivite du systemeeconomique dans l'habitat interfluvial est telle que, pourvu que la densitedemographique s'y maintienne au tau x present, il n'existe pas de raisonsmajeures pour migrer dans l'habitat riverain, ou regne par ailleurs unemalaria endemique. II est de fait que l'actuelle densite demographiquedans l'interfluve peut sembler exceptionnellement basse (0,08 hab.Zkm") ;elle est pourtant a peine inferieure a l'estimation de 0,1 hab.Zkm" queDenevan propose comme le taux Ie plus probable pour ce type debiotope avant la conquete espagnole (Denevan 1976 : 228).

La surproduction generalisee des maisonnees achuar invite egalementa questionner l'universalite des inferences tirees par Sahlins de son analysedes constantes structurelles dans ce qu'il nomme Ie mode de productiondomestique (Sahlins 1972 : 41-99). Sahlins developpe de facon pertinente

, et argumentee l'idee que les societes primitives ne fonctionnent qu'auminimum de leurs capacites productives et il en conclut done que lasous-production est dans la nature des economies organisees exclusive­ment sur la base du groupe domestique et des rapports de parente entreles groupes domestiques. Une consequence ineluctable de cette sous­utilisation systematique des ressources serait, selon lui, l'impossibilitetempora ire eprouvee par certaines unites domestiques d'operer leur auto­approvisionnement de maniere totalement independante, impossibilitequi engendrerait l' obligation pour celles-ci de recourir a l' entraidecl'unites domestiques plus favorisees (ibid. : 69-74). Cet echec regulierd'au moins quelques unites de production serait done une contraintestructurale du mode de production domestique tel que Ie definit Sahlins.Les trois exemples ethnographiques proposes comme illustration de cetteten dance (les Iban, les Mazulu et les Yako sont sans doute insuffisantspour qu'on puisse fonder sur eux une loi universeIle, d'autant que l'und'entre eux est peu probant, puisque chez les Iban une part apparemmentassez importante de la force de travail domestique est employee a laproduction de valeurs d'echange au detriment de la production de valeursd'usage (ibid. : 71-72).

11 est bien evident qu'aucune unite domestique achuar n'est a l'abrid'un accident imprevu qui viendrait largement amputer sa force de

392

Les criteres du bien-vivre

travail. Les recits que faisaient certains informateurs des consequencesdramatiques d'une epidemic de rougeole dans les annees cinquantesuggerent assez que des maladies incapacitantes frappant la majeure partiedes producteurs d'une maisonnee peuvent avoir un effet catastrophiquesur le niveau de l'approvisionnement alimentaire. Par ailleurs, la genera­lisation du levirat et de la polygynie - mecanismes par lesquels s'opereconstamment le reajustement de la force de travail en cas de desorgani­sation de la capacite productive domestique par un deces - n'est passuffisante en soi pour empecher que certaines maisonnees ne puissentconnaitre temporairement des moments difficiles. En ce sens, il est exactque la menace d'une baisse provisoire d'approvisionnement causee par lamaladie ou la mort d'un membre strategique de l'unite domestique planetoujours sur les Achuar. Mais c'est la une menace universeIle, puisquedans toutes les societes historiques l'unite de consommation domestiqueest toujours dependante pour sa subsistance materielle du travail quefournissent ses membres. En cas d'interruption accidentelle du travail, ilfaudra alors compter sur la solidarite des parents dans une societeprimitive ou sur un systeme etatique de prestations sociales dans unesociete industrielle avancee, Ce type d'echec economique temporaire n'estdone pas propre au systeme productif du mode de production dOllles­tique, tel que Ie definit Sahlins. En revanche, si Sahlins veut dire quel'impossibilite pour certaines unites domestiques d'assurer normalementleur autosubsistance provient de leur incapacite structurelle a prevoirleurs besoins reels de consommation en raison d'une sous-utilisation tropsystematique des ressources productives, il n'est pas certain que cetteproposition puisse etre generalis~e. Elle ne s'applique pas en tout cas auxAchuar, dont on a vu a quel p~int ils savaient menager une large margede securite dans leur sous-exploitation du potentiel productif.

11 est donc loisible de dire q~e les composantes techniques de certainssystemes productifs - tels que ceux pratiques par de nombreuses societesindigenes du Bassin amazonien - rendent a peu pres impossible un echecchronique d'une fraction des unites domestiques, lorsque cet echec estattribuable exclusivernent a l'imprevoyance. Dans le cas achuar, lagarantie presque automatique de succes est assuree, non seulement par lasecurite qu'apporte la culture extensive du manioc dans un milieudepourvu de variations climatiques notables, mais aussi par la producti­vite elevee du travail dans tous les secteurs de subsistance. 11 suffit, eneffet, de 1 heure 22 minutes de travail individuel quotidien dans l'horti­culture pour produire 2 509 kcal. et 23,5 g de proteines, ou bien de1 heure 28 minutes consacrees ala chasse pour obtenir 602,5 kcal. et 59 gde proteines, En d'autres termes, avec un investissement moyen individueldans la chasse et I'horticulture inftrieur a trois heures par jour, on obtient en'

393

Page 203: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

retour 3 111,5 hal. et 82,5 g de proteines. Des resultats aussi remarquablesfont paraitre bien modeste en retour la productivite brute de la Franceagricole dans un dix-septierne siecle traverse par les grandes famines.

Lorsqu'on ordonne la productivite du travail dans chacune des activitesde subsistance en fonction de leur contribution energetique et proteiquea l'alimentation (doc. 49), on voit bien apparaitre la dimension symbo­lique de la valorisation attachee a chacun des proces de travail. Ainsiqu'il etait previsible, 1'horticulture est la technique d'approvisionnementalimentaire la plus productive en calories par unite de temps investie(78,3 % des kcal. pour 40 % du travail quotidien), alors que, plus

49. Productivite du travail dans chacune des activites de subsistanceen fonction de sa contribution a 1'alimentation

~o

25TRAVAIL

70

50

KILOCALORIES

2S

o

50

2SPROTEINES

Labor.tol... da grlphlqul . EHESS

394

Les criteres du bien-vivre

paradoxalement, c'est la peche qui est la plus productive en proteines parunite de temps depense (21 % des proteines pour 13 % du travailquotidien). Ce dernier point s'explique notamment par le fait que Iemouillage de lignes fixes depuis la berge ne demande que quelquesminutes par jour, tout en assurant un approvisionnement faible maisregulier en poissons. Bien qu'elle represente presque la moitie de ladepense moyenne quotidienne en travail (43 %), la chasse fournit a peineplus de la moitie de la contribution quotidienne en proteines (56,4 %).Si 1'on songe que la peche et 1'horticulture apportent a elles deux 45,5 gde proteines par jour, on pourrait donc dire que la productivite de lachasse n'est pas tres elevee ; en bonne logique marginaliste les Achuarpourraient s'arreter presque completement de chasser. II leur suffirait decultiver un peu plus de mats et de haricot, de pecher un peu plus depoissons ou de manger plus souvent les ceufs de leur basse-cour, pourmaintenir un taux d'apport proteique plus que suffisant. Ce seraitpourtant oublier que la chasse n'est pas seulement un moyen de seprocurer des proteines, mais qu'elle est aussi et surtout une source deplaisir, tant pour les hommes qui la pratiquent, que pour les femmes quise delectent du gibier. La logique de l'economie des moyens par le calculrationnel n'a pas sa place dans une societe OU tant les besoins que lesmoyens propres ales satisfaire ne pro cedent pas d'un choix deliberatifC'est ce dont on peut se convainere parfaitement en voyant la faibleproductivite de la cueillette vegetale, qui fournit seulement 0,5 % descalories et 0,2 % des proteines pour 4 % du travail quotidien 2. Or, lacueillette est concue par les Achuar comme une promenade de distractionet non pas comme un labeur ex'igeant ; il n'y a done pas plus de sens ataxer d'improductive cette technique d'approvisionnement alimentairequ'il y en aurait a condamner inotre ramassage dominical des cepes etdes girolles comme une perte de temps.

Dans un article devenu celebre, Sahlins developpait I'idee que leschasseurs-cueilleurs du neolithique, loin d'etre tous au bord de la faminecomme Ie voulait un prejuge courant, pouvaient etre legitimement

2. II faut noter que l'apport quotidien de la cueillette vegetale est largement sous-estimedans cet echantiilon, en raison de la brievete des periodes d' enquete et de leurrepartition tout au long de l'annee. Sur la base des enquetes plus extensives que nousavons rnenees, on peut considerer que, durant la saison neretin (c'est-a-dire pendant aumoins cinq mois de l'annee), les fruits sauvages contribuent entre 200 et 300 g iII'alimentation quotidienne per capita, soit approximativement 2 % des calories. Ce n'esttoutefois pas en terme de contribution energetique brute que l'on doit evaluerl'importance des fruits de cueillette, mais pour leur apport de certaines vitamines(notamment Ia vitamine A, la thiamine et la riboflavine) dont l'importance est critiquedans l'equilibre nutritif. Ces vita mines existent en quantites notoirement insuffisantesdans les principaux cultigenes et tout particulierement dans Ie manioc.

395

Page 204: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

consideres comme la « premiere societe d' abondance » (Sahlins 1968). Letableau se serait considerablement assombri au fur et a mesure del'evolution sociale et techno-economique de l'humanite, avec une aug­mentation progressive du temps de travail individuel et une baissecorrelative de sa productivite, L'exernple des Achuar, comme celuid'autres societes de chasseurs-essarteurs amazoniens, rnontre pourtantque la domestication des plantes n'est pas necessairernent Ie premier pasdans un engrenage productiviste menant ineluctablernent a I'alienationeconornique. Les Achuar ne travaillent pas plus que la majorite dessocietes de chasseurs-cueilleurs recensees par Sahlins et le niveau de leuralimentation est sensibIement meilleur en qualite et en quantite. Depuisau moins trois millenaires que des populations amazoniennes ont fait lechoix de la culture du manioc, cette mutation n'a apparemment engendreni la disette, ni la diminution des loisirs, ni l'exploitation de l'hommepar l'homme. Que ce choix ait ete Ie meilleur possible trouve sans douteune illustration dans la quasi-unanimite avec laquelle les societes de laforet equatoriale sud-arnericaine ont adopte la culture des tubercules. Onsait maintenant en effet que presque toutes les societes de chasseurs­cueilleurs historiquement attestees dans l'hylea amazonienne etaient aupa­ravant des horticulteurs et que Ies vsystemes de subsistance fondesexclusivementsur la predation doivent etre consideres comme des formes

,regressives ou des faux archaismes.L'opiniatre volonte heuristique que manifeste Sahlins est certainement

digne de louange et nous ne pouvons que souscrire a un programme derecherche qui se fixe pour objectif l'intelligibilite des mecanismes del'evolution sociale et economique de l'humanite. II faut toutefois segarder des dangers d'une interpretation trop unilineaire qui ferait del'agriculture le deus ex machina de la croissance exponentielle et de lastratification sociale 3. L'espece d'anarchie politique dans laquelle viventles Achuar porte amplement temoignage de ce qu'une economie agricoleefficiente n'a aucunement besoin de la chefferie ou d'une alienation dulibre-arbitre de chacun pour fonctionner adequatement.

3. Tout comme les evolutionnisres du dix-neuvierne siecle, Sahlins tend a voir dans larevolution agricole l'origine de la stabilite des formes politiques, la condition de lahierarchisation sociale et I'instrument initial de l'accumulation infinie des richesses.Ainsi: « L'agriculrure .. , a permis aux cornmunautes neolirhiques de maintenir unniveau eleve d'ordre social dans lequelles exigences de l'existence hurnaine avaient etesoustraites a I'ordre nature!' On pouvait engranger suffisamment d'aliments durantcertaines saisons pour pouvoir nourrir les gens lorsque rien ne poussait ; la stabilitesubscquente de la vie sociale etait devenue un facteur critique de son accroissementmateriel. De la, la culture est allee de triomphe en triomphe, dans une sorte decontravention progressive de la loi biologique du minimum.,. I) (Sahlins 1972 : 37, rnatraduction).

396

Conclusion

Page 205: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Dans les pages qui precedent nous nous sommes fait les compagnonsattentifs des Achuar, les suivant pas a pas dans tous les lieux qu'ilsfrequentent. Au terme de ce parcours en spirale, il reste moins arecapituler ce qui a ete progressivement etabli qu'a essayer d'en tirerquelques Iecons, 11 est vrai que la connivence de l'ethnographe avec1'univers familier qu'il decrit tend parfois a liiniter 1'ambition de sonpropos. Au-dela des informations qu'elle apporte, 1'entreprise monogra­phique n'est pourtant justifiee que si elle permet de s'elever inductive­ment du particulier au general. Toute societe singuliere propose sessolutions a des problernes universels et si 1'administration de la preuvedoit sans doute s'appuyer sur des generalisations comparatives, il n'estpas interdit de penser que chaque illustration particuliere puisse livrer samoisson d' enseignements.

Par le cadre qu'elle s'esi assignee et par les analyses qu'elle a produites,cette etude s'est trouvee constamment marquee au sceau du domestique.En choisissant le foyer comme lieu de la pratique sociale, nous n'avonsfait qu'adopter le point de vue des Achuar, sans pour autant conferer audomestique le statut theorique qu'un courant de pensee lui a reconnudepuis Aristote jusqu'a nos jours. Ce n'est pas ici le lieu de dire a quelpoint nous parait problematique 1'usage typologique qu'on a bien voulufaire de cette configuration - diversement appelee stade de l' oikos oumode de production domestique - sauf apreciser que nous recusons sonemploi comme une categorie analytique. Si l'ecologie des Achuar peutetre qualifiee de domestique, c'est parce que chaque maisonnee se pensecomme un centre singulier et autonome OU est mis en scene de faconpermanente le rapport au milieu environnant. Or, cette multiplicitefragrnentee d'appariements avec le monde naturel est organisee par l'ideefondamentale que la nature est l'enjeu de rapports sociaux identiques aceux qui ont la maison pour theatre. La nature n'est donc ni domestiqueeni dornesticable, elle est tout simplement domestique.

Loin d'etre un univers incontrole de spontaneite vegetale, la foret estper~ue comme une plantation surhumaine dont la logique obeit ad'autresregles que celles qui gouvernent la vie du jardin. Cette spectaculairereduction du fouillis sylvestre a l'ordre horticole indique assez que Ierapport de la nature a la culture se donne moins a voir comme unecesure que comme un continuum. La progression concerrtrique quiconduit de la demeure a la foret n'apparait pas comme une traverseeprogressive vers la sauvagerie, des lors que peuvent s'etablir avec lesetres de la jungle ces rapports de sociabilite dont la maison fournitordinairement le cadre. Projete continfiment sur les animaux de la foret,le rapport d'affinite qui s'eprouve dans le tankamash pose sur le memeplan le jeu de la chasse et le jeu de 1'alliance. De prime abord, ces jeux

398

rJ Conclusion

semblent echapper a la sphere domestique, mais c'est oublier qu'autravers des visites qu'elle recoit une maisonnee tente constamment de sereapproprier l'univers etranger. La distinction entre ceux de la maison etles autres s'abolit d'ailleurs completernent dans le grand flux perpetuelpar lequel chaque foyer s'alimente en gendres, assimilation qui offre lemodele exemplaire d'une domestication reussie des affins. La guerresanctionne l'ineluctable echec de ce passage a la limite, ou l'on tente dese convaincre que l'hospitalite tempora ire accordee aux allies est unsubstitut adequat du vivre-ensemble. Le gibier devrait en savoir quelquechose, lui qui fait jour apres jour l'experience cruelle de la duplicite d'untel pari.

Les Achuar n'ont pourtant pas completement police la nature dans lesreseaux symboliques de la dornesticite. Certes, le champ culturel est icisingulierement englobant, puisque s'y trouvent ranges des animaux, desplantes et des esprits qui ressortent au domaine de la nature dans d'autressocietes arnerindiennes. On ne trouve done pas chez les Achuar cetteantinomie entre deux mondes clos et irreductiblement opposes: le mondeculturel de la societe humaine et le monde naturel de la societe animale.11 est quand merne un moment ou Ie continuum de sociabilite s'inter­rompt pour faire place a un univers sauvage irreductiblernent etranger a1'homme. Incomparablement plus reduit que le domaine de la culture, cepetit segment de nature comprend 1'ensemble des choses avec lesquellesaucune communication ne peut etre etablie. Aux etres de langage (aents) ,dont les humains sont 1'incarnation la plus accomplie, s'opposent leschoses muettes, qui peuplen~ des univers paralleles et inaccessibles.L'incornrnunicabilite est souvent attribuee a un defaut d'ame (wakan)affectant certaines especes vivantes : la plupart des insectes et des pois­sons, les animaux de basse-cour et de nombreuses plantes sont ainsidotees d'une existence machinale et inconsequente, Mais 1'absence decommunication est parfois fonction de la distance; infiniment eloigneeet prodigieusement mobile, I'arne des astres et des meteores reste sourdeaux discours des hommes.

Si c'est par le critere du langage que les Achuar discriminent la naturede la culture, ils n'en placent pas pour. autant tous les etre culturels surun me me plan. Les etres doues de parole connaissent une hierarchicsubtile dont les echelons inferieurs se distinguent a peine de l'etat denature. Toutefois, ce n'est pas un degre de competence enonciative quiordonne Ie continuum culturel mais un degre de sociabilite. Au sommetde ce parcours en degrade sont les « etres complets » (penke aents), c'est­a-dire les humains. La societe achuar est Ie paradigme de cette humaniteabsolue et ses norrnes servent d'etalon pour en mesurer Ies ecarts. Lesethnies voisines offrent Ia figure d'une humanite amoindrie, ou Ies

399

Page 206: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

principes qui regissent la vie sociale achuar n'ont pas toujou~s cours ;merne s'il est parfois possible de contracter avec eux des manages, cesIndiens sont deja entaches d'alterite, Bien que d'apparence inhumaine,certains etres sont encore tres proches des Achuar, car ils se conformenta des regles d'alliance identiques aux leurs. C'est Ie cas de ces esprits ~ lasociabilite exemplaire que sont les Tsunki, ou encore de plusieurs especesde gibier (singe-Iaineux, toucan... ) et de plantes cultivees (manioc,

arachides... ). .Un pas decisif vers la nature est franchi lorsqu'on arrive acette cl~ss~

d'etres qui se complaisent dans la promiscuite sexuelle et bafouent amsrconstamment le principe d'exogamie. Tellement humain par tant d'autresaspects de sa vie familiale, Ie singe-hurleur est Ie modele de ces animauxincestueux. Parmi ceux-ci, Ie chien figure en bonne place; au cceur de lavie la plus domestique, cet ' animal hautement socialise introduit Iedesordre de la bestialite. Chez ces etres aux mceurs indignes, l'inceste estmoins per~u comme l'infraction a une norme que comme son inversionsystematique. Ainsi, leur sexualite n'est pas completement sous l'empirede la loi naturelle, car elk est gouvernee par Ie renversement syrnetrique

des lois de la culture.Le dernier echelon de la hierarchic des etres de langage est occupe par

les solitaires; leur mise a l'ecart de toute vie sociale les confine a lajointure de la culture et de la nature. Incarnation de l'ame des morts, lesesprits iwianch sont condarnnes a une solitude desesperante qu'ils cher­chent a combler en enlevant des enfants. En rev.anche, les animauxpredateurs apprecient leur asociabilite, puis que celle-ci les delie de. to.utedette vis-a-vis de leurs proies. Les plus dangereux de ces tueurs solitairessont Ie jaguar et l'anaconda, avec qui seuls les chamanes arrivent a passe~

contrat. Comme les profanes sont incapables de s'allier aces etres qUirecusent les obligations de la vie sociale, la guerre sauvage qu'ils menentcontre l'humanite devient la meilleure illustration des effets de l'anomie.Pourtant, si eloignes qu'ils soient des lois de la societe ordinaire, lesjaguars et les anacondas sont bien les animaux familiers des chamanes,surveillant comme des chiens les abords de leurs maisons ; ils appartien­nent encore a l'ordre de la culture, puisque les maitres qu'ils servent nesont pas hors de la societe. Par le biais de cette subordination auxchamanes des predateurs solitaires, la pensee achuar domestique ainsi lesanimaux les plus sauvages de la jungle: la nocivite qu'on leur imputeest finalement socialisee au profit d'une fraction de l'humanite, '.

Si la foret est Ie theatre d'une entreprise toujours renouvelee dedomestication des autres, en revanche le jardin -et la riviere se definissentcomme ces lieux par excellence OU la maisonnee peut enfin maitriser sacompletude, Domaine d'une consanguinite maternelle, rendue neanmoins

400

Conclusion

possible par les efforts d'un epoux, ou scene metaphorique de laconjugalite reussie, ces deux mondes illustrent parfaitement la domesticitede la nature. Des lors, pourquoi parler de nature domestique, puisqu'onaura maintenant devine qu'a travers ces termes c'est ce que les Achuarconcoivent comme la culture que nous designons ? Au risque assumed'une possible equivoque, nous avons employe cette expression commeun artifice rhetorique afin de bien souligner que la part de materialite quin'a pas ete directement engendree par I'hommeet que nous appelonsordinairement nature peut etre representee dans certaines societes commeun element constitutif de la culture. II existe bien sur tout un secteur dela nature transforrne par I'homme et qui depend done de lui pour sereproduire : I'humanisation des plantes et des animaux domestiques estainsi un resultat previsible de la contrainte biologique qui subordonne laperpetuation de ces especes a l'intervention humaine. Mais, cornrne lesAchuar en offrent l'illustration, la domestication de la nature peuts'etendre dans l'imaginaire bien au-dela des frontieres concretes qu'etablitla transformation par les hommes de leur environnement materiel. Onpourrait merne avancer l'hypothese que la portion du regne naturelqu'une societe va socialiser de maniere fantasmatique sera d'autant plusvaste que la partie de la nature qu'elle est capable de transformereffectivement est plus reduite. Ce phenornene de transposition n'est pasreductible a une sorte de compensation ideologique de l'impuissance ;une 'telle approche serait eminemment ethnocentrique, puisqu'elle sup­poserait justement que toute societe, a l'instar de Ia notre, se representela nature comme un dornaine ~ conquerir. En dotant la nature deproprietes sociales, les hommes font plus que lui conferer des attributsanthropomorphiques, ils socialisent dans l'imaginaire Ie rapport ideelqu'ils etablissent avec elle. Cette socialisation dans l'imaginaire n'estpourtant pas completement imaginee : pour exploiter Ia nature, leshommes tissent entre eux des rapports sociaux et c'est Ie plus souvent laforme de ces rapports sociaux qui leur servira de modele pour penserleur rapport a la nature.

La pratique quotidienne des Achuar confirrne pleinement :cette ideequ'il existe une correspondance entre les modes de traitement de Ianature et les modes de traitement d'autrui (Haudricourt 1962). Cettecorrespondance est Ie fait d'une adequation generaIe entre les cadressociaux des usages de l'environnement et Ies formes de sociabiliteimaginaires dans lesquelles ces usages sont traduits. Ainsi, par exemple,l' autonomie domestique qui caracterise l'intervention materielle desAchuar sur la nature est transposee dans l'autonomie du controle desconditions ideelles qui sont reputees rendre possible cette intervention.Hommes et femmes d'une maisonnee sont a la fois independants les uns

401

Page 207: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

des autres dans leurs specialisations techniques et magico-rituelles, enme me temps qu'etroitement complementaires rant pour la realisation del'ensemblc du proces productif domestique que pour la mise en ceuvrede certaines preconditions symboliques qui commandent l'efficacite deleurs pratiques respectives. Ce melange tres particulier d'independance et.de cornplementarite entre les sexes reste limite a. l'unite domestique :aucune instance ou mediation supra-locale ne saurait menacer le privilegedes membres d'une maisonnee de pouvoir reproduire par eux-mernesleurs capacites symboliques d'intervention sur la nature. En definitive,cette idee d'autonomie domestique tant cherie des Achuar est beaucoupmoins le produit d'une autarcie materielle necessairernent impossible quela capacite reconnue a. chaque maisonnee de rnaitriser l'ensemble desconditions de sa reproduction symbolique.

Mais la socialisation syrnbolique de la nature va bien au-dela de sadomestication imaginaire, puisque chacun des proces d'exploitation dumilieu est concu par les Achuar comme un mode different de compor­tement social. Ainsi, la distinction entre la chasse et le jardinage s'ali­mente d'une opposition entre deux types de sociabilite : le maternageconsanguin exerce par les femmes sur les plantes cultivees et la seductionaffinale du gibier a. laquelle s'emploient les hommes. Or, ces deux formesde traitement d'autrui ne sont pas assignees au hasard a. ceux et cellesquiles pratiquent.Les Achuar ont en effet pousse tres loin la proprietede tout systerne de parente dravidien de dichotomiser l'univers social enallies et consanguins, dans la mesure OU ils s'efforcent de faire jouer a.cet axe classificatoire la fonction annexe d'un operateur de differenciationentre les comportements masculins et les comportements feminins.Certes, la nomenclature de reference distingue clairement, pour un egomasculin et pour un ego feminin, les termes qui designent les affins et lesconsanguins de chaque sexe et de chaque niveau genealogique. Maisl'etude contextuelle des formes d'adresse et des modes de comportementper met de montrer que les relations affinales passant par les femmestendent a. etre consanguinisees, tandis que les hommes adoptent vis-a-visde leurs consanguins eloignes l'attitude qui sied plutot a. l'egard des affins(pour Ie detail de cette analyse, voir Taylor 1983a). Cette manipulationrecurrente du systerne de parente semblerait indiquer que les Achuarassocient les femmes au monde de la consanguinite, alors qu'ils placentles risques et les obligations de l'alliance du cote des hommes. II n'est donepas surprenant que la chasse et Ie jardinage soient representes comme deuxformes distinctes de rapports sociaux avec des etres non humains, homo­logues aux deux formes dominantes de rapports sociaux avec les humainsdans lesquelles chacun des deux sexes est repute se confiner.

La projection de cette dichotomie des modes de traitement d'autrui

402

Conclusion

sur les formes d'exploitation de la nature n'est pas sans consequencespour les femmes. II est vrai que leur enfermement dans l'univers de laconsanguinite se voit renforce par le role maternel qu'on leur assignedans la culture des enfants vegetaux, Isolees dans leur retraite domes­tique, les maitresses du manioc sont completement coupees du domainereserve des hommes: la negociation des alliances par lesquelles ilsdisposent d'elles et la conduite de ces guerres OU il n'est pas rare qu'ellessoient tuees, Dans cette societe OU la domination des maris sur leursepouses s'exprime souvent avec une extreme brutalite, le jardinage offrepourtant une compensation a. la sujetion des femmes. Sans pretendre quela magie des jardins ait pour unique fonction de donner aux femmesl'illusion d'une autonomie qui leur serait deniee par ailleurs, il n'est pasinterdit de penser que la maitrise qu'on leur reconnait sur la vie desplantes cultivees contribue a. leur faire partiellement oublier la violencede la domination masculine. On se souviendra, en effet, que Ie jardinageest considere par tous comme une entreprise difficile et dangereuse, dontles fruits ne parviennent aux hommes que par la bonne volonte desfemmes. Grace a. la marge d'independance qu'elles se menagent encontrolant materiellement et symboliquement une sphere strategique dela pratique, les femmes disposent d'un refuge OU elles regnent sanspartage. C'est peut-etre Ia une admirable ruse pour qu'elles oublientd'envier aux hommes leur pouvoir.

S'il est vrai que « l'homme a une histoire parce qu'il transforrne lanature» (Godelier 1984: 10), il reste que certaines des idees qu'il s'estfait de cette transformation ont lorgtemps maintenu son histoire dansdes chemins de traverse. Ainsi, on a souvent explique l'homeostasie des

I

forces productives dans les « societes froides I) par l'idee que des besoinssocialement limites et parfaitement btisfaits n'offraient aucune incitationa. developper l'accumulation infinie ides richesses. Les Achuar offrent unebonne illustration de cette autocontention harmonieuse dans laquelle ladelimitation restrictive des objectifs n'engendre pas de frustration. A celail faut ajouter que l'un des moyens de l'accumulation des richesses estl'arnelioration de la productivite du travail par l'allongement de sa duree ;or, nous avons pu montrer dans ce livre que, contrairement auxpredictions de la theorie economique marginaliste, les Achuar n'ajustaientpas automatiquement leur volume de travail a. leurs objectifs de produc­tion. Lorsqu'il existe un consensus implicite entre tous les membresd'une societe acephale sur la quantite de temps maximale que chacundevrait normalement consacrer aux fonctions de production, il semblebien que l'allongement de la duree du travail ne peut etre obtenu sansune contrainte ideologique ou politique supra-locale, c'est-a-dire sans unbouleversement de l'organisation sociale egalitaire.

403

,~ ~

III

, IiIiI

I

Page 208: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

La mamere dont les Achuar socialisent la nature dans l'imaginairesuggere une troisieme hypothese, non exclusive des deux autres, pourinterpreter la capacite qu'ont certains systernes productifs de se perpetuera l'identique sur de longues periodes de temps. En effet, lorsqu'unesociete conceit l'usage de la nature comme homologue a un type derapport entre les hommes, toute modification ou intensification de cetusage devra passer par une reorganisation profonde tant de la represen­tation de la nature que du systerne social qui sert apenser metaphorique­ment son exploitation. Bien qu'elle puisse sembler abstraite dans saformulation, cette hypothese est directement issue de notre analysedetaillee de la reponse adaptative des Achuar adeux biotopes contrastes,analyse qui trouve done sa legitimation a posteriori dans les resultatstheoriques qu'elle suscite. Car" si elle est a elle-merne sa propre fin, lamesure des phenomenes sociaux n'aboutit le plus souvent qu'a donnerune forme statistique a des evidences. L'esprit de geometrie que nousinvoquions au debut de cet ouvrage ne constitue sans doute pas la pentela plus naturelle de l'investigation ethnologique et lorsqu'on s'y exercepar devoir, c'est muni de' raisons tres precises. Si nous nous sommesastreint a des quantifications meticuleuses et a des analyses ecosyste­miques detaillees, c'etait pour mesurer precisement les limites d'undeterminisme ecologique qu'une approche plus nonchalante n'aurait pasperrnis de mettre a jour. Face a cette multiplicite de facteurs limitantsque certains ethnologues decrouvraient en Amazonie, il fallait assignerprecisement le cadre du possible et done evaluer la marge d'une even­tuelle intensification de l'exploitation de la nature.

Le doute prealable que no us eprouvions al'egard des theses reduction­nistes de l'ecologie culturelle etait plutot d'ordre epistemologique ; or,les resultats qu'ont livres nos analyses de l'adaptation des Achuar a leurecosysteme sont venus amplement confirmer cette rnefiance initiale. Eneffet, nous croyons avoir clairement etabli qu'une difference bien reelledans les potentialites productives des divers biotopes exploites par lesAchuar n'engendrait pas necessairement une difference dans l'actualisationeffective de ces potentialites, En d'autres termes, dans les limites gene­rales des contraintes indubitables exercees sur une societe par l'ecosys­teme qu'elle exploite, il n'y a pas d'ajustement automatique des capacitesproductives aux ressources virtuelles. A peu pres identiques par lestechniques qui les organisent et par les representations du rapport a lanature qui les sous-tendent, les systernes d'exploitation du milieu mis enoeuvre par les Achuar de l'un et l'autre habitat possedent une productivitesensiblement egale, Pourtant, tandis que les caracteristiques ecologiquesdu biotope interfluvial n'autoriseraient qu'une intensification restreinte del'approvisionnement alimentaire, celles du biotope riverain permettraient

404

Conclusion

sans aucun doute un developpement considerable de la base rnaterielle desubsistance.

Sans, voul~ir trop specule~ sur les caprices du devenir historique, onpeut nea~moms su?poser qu une exploitation intensive de la capacite decharge dernographique de leur habitat aurait contraint les Achuar rive­r~ins a effectue.r quelques choix drastiques. Rapidement detruites par laVIOlence colomale, les societes hierarchisees des plaines alluviales del'Amazone constituent l'horizon historique de ce genre de choix. On saitpar les chrol~i~ueurs et les archeologue, qu'elles vivaient regroupees dansun c~rdon mm.te~ro~pu de villages densement peuples et que leurste~hmq~~s sophistiquees de culture du mais rendaient possible l'accumu­1,atI.on, d Imp?rtants su~~lus. On sait aussi que le stockage des alimentsetait a la fois la coAndItIon et le re~ultat de la domination politique dequelque~ chefs supremes aux pouvoirs etendus. Or, on peut difficilementconcevorr un mode de vie plus antithetique acelui qui presentement a lafaveur des Achuar. Non seulement l'idee d'une vie collective en commu­nau~es village.oises leur. fait ~rofondement horreur, mais encore la pertede 1auton?mIe symb.ohque Im~liqu~e par une planification politique dela produ~tIOn do.mestIqu: consntuerait la negation du bien-vivre tel qu'ils1: con50lv~nt. SI, malgre tous les atouts dont ils disposaient, les Achuarnverams n ont pas fait le choix du developpement de leur base rnateriellec'est ?onc peut-etr~,p~rce que le scheme symbolique qui organise leu;usag: d.e la n~ture n etait pas suffisamment flexible pour pouvoir absorberla reorientanon des rapports sociaux que ce choix aurait engendree.L'h?meostasie des « societes froi1es» de l' Amazonie resulterait alorsmoms du refus implicite de I'alienation politique dont Clastres creditait« les ,sauv~ges ) (1974 : 161-86) que de l'effet d'inertie d'un systerne depensee qUI ne peut se representer lIe proces de socialisation de la naturequ'a travers les categories norrnant le fonctionnement de la societe reelle,~u rebours du determinisme techrtologique sommaire dont sont souventimpregnees .les theories ev?lutionnistes, on pourrait ici postuler que latransforma~IOn pa~ une SOCIete de sa base materielle est conditionnee paru?e mutatI?n, prealable des formes d'organisation sociale qui serventd armature ideelle au mode materiel de produire,

La legitimite d'une telle induction est bien sur tres contestable carrien ne predispose les Achuar a devenir les garants involontaires d'unehistoire conjecturale. 11 reste que, rnerne chez le .chroniqueur le plus~crupuleux, l:obser:at~o~ attentive d'une societe exotique provoque tou­JO,urs un sentiment insidieux de regression dans le temps. Bien qu'ils s'endefend~nt le plus- souvent, beaucoup d'ethnologues sont anirnes dans leure.ntrepnse pa~ le desir inforrnule d'une quete des origines. Les vaticina­trons oraculaires et les decrets des dieux ont cesse de gouverner nos

405

Page 209: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

destins, mais l'illusion d'un retour au passe de l'humanite est tapie audetour d'un voyage. Cette illusion est a la source des metaphysiques dela nostalgie comme des errements de l'evolutionnisme retrospectif Maisc'est peut-etre un faible prix a payer pour Ie privilege de partagerl'intimite de certains peuples dont Ie devenir incertain est encore suspenduaux liens qu'ils ont tisses avec les etres de la nature.

406

Ouvrages cites

Page 210: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Acosta-Solis, M. 1966. Los recursos naturales del Ecuador y su conservacion, t. 2.Mexico: Instituto panamericano de geografia e historia.

Aldrich, S. 1970. « Corn culture », pp. 24-59 in G.E. Inglett (ed.), Corn:Culture, Processing, Products. Westport (Connecticut): AVI PublishingCompany.

Amadio, M. et d 'Emilio, L. 1982. « La alianza entre los Candoshi Murato delAlto Amazonas », communication presentee au 44' Congres international desamericanistes, Manchester, septembre 1982.

Arnalot,]. 1978. Lo que los Achuar me han ensehado, Sucua (Equateur) : EdicionesMnndo Shuar.

Athens, S. 1976. Reporte preliminar sobre eI sitio de Pumpuentza, manuscrit.Universite du Nouveau Mexique, Albuquerque.

Bailon, E. et Garcia-Rendueles, M. 1978, « Analisis del mito de Nunkui »,

Amazonia peruana, n" 2, pp: 99-158.Bateson, G. 1972. Steps to an Ecology of Mind. New York: Ballantine Books.Beckerman, S. 1978. (c Comment on Ro/~' food taboos, diet and hunting

strategy: the adaptation to animals in Amazon cultural ecology», CurrentAnthropology, vol. 19, nO 1, pp. 17-19.

- 1979. « The abundance of protein in Amazonia: a reply to Gross », AmericanAnthropologist, vol. 81, n° 3, pp. 533-60.

Beek, K.J. et Bramao D.L., 1969. « Nature and geography of South-Americansoils I), pp. 82-112 in E.]. Fittkau et al. (eds.), Biogeography and Ecology inSouth America. La Haye: Dr. W. Junk Publishers (Monographiae Biologicae,

, n° 18).Belzner, W. 1981. « Music, modernization and Westernization among the

Macuma Shuar », pp. 731-48 in N. Whitten (ed.), Cultural Transformation andEthnicity in Modern Ecuador. Urbana: University of Illinois Press.

Bennema, ].M. Camargo, N. et Wright, A.S. 1962. (c Regional contrast inSouth-American soil formation in relation to soil classification and soilfertility), International Society of Soil Science Transactions and Communications,n° 4-5, pp. 493-506.

Berlin, B. 1977. « Bases empiricas de la cosmologia aguaruna jibaro, Amazonas,Peru», in Studies in Aguaruna Jivaro Ethnobiology, Report n° 3. Berkeley:University of California.

Berlin, B. et Berlin, E.A. 1977. « Ethnobiology, subsistence and nutrition in atropical forest society: the Aguaruna jivaro », in Studies in Aguaruna JivaroEthnobiology, Report n° 1. Berkeley: University of California.

Berlin, E.A. et Markell, E. 1977. « Parasitos y nutrici6n : dina mica de la saludentre los Aguaruna Jibaro de Amazonas, Peru », in Studies in AguarunaJivaroEthnobiology, Report n" 4. Berkeley: Language Behavior Research Laboratory,University of California.

Bianchi, C. 1976a. Armas. Sucua (Equateur): Centro de documentaci6n einvestigaci6n cultural shuar (Mundo shuar, serie C, n" 6).

- 1976 b. Trampas. Sucua (Equateur) : Centro de documentaci6n e investigaci6ncultural shuar (Mundo shuar, serie C, n" 2).

Bidou, P. 1972. « Representation del'espace dans la mythologie Tatuyo (IndiensTucano) », Journal de la Societe des amiricanistes, n" 61, pp. 45-105.

408

Ouvrages cites

Bolla, L. et Rovere F., 1977. La casa achuar : estructura y proceso de construcdon.Sucua (Equateur) : Centro de documentaci6n e investigaci6n cultural shuar.

Botasso,]. 1980. Los Salesianos y los Shuar, analisis de una politica indigenista,Tesi di Laurea, Universite Pontificale grcgoricnne, Rome.

Brown, M. 1978. « From the hero's bones: Three Aguaruna hallucinogens andtheir uses I), pp. 119-36 in R.I. Ford (ed.), The Nature and Status ofEthnobotany.Ann Arbor (Michigan) : University of Michigan Press.

Brown, M. et Van Bolt M. 1980. « Aguaruna Jivaro gardening magic in theAlto Rio Mayo, Peru », Ethnology, vol. 19, n° 2, pp. 169-90.

Brown, P. et Brookfield H.C. 1963. Struggle Jor Land. Melbourne: OxfordUniversity Press.

Buffon, G.L. Leclerc, comte de. 1833-34. IEuvres completes. Pourrat Freres.Camargo, F. 1948. « Terra e colonisacao no antigo e novo Quaternario na zona

da Estrada de Ferro de Braganca, Estado de Para I), Boletim do Museo Para.Emilio Goeldi, n" 10, pp. 123-47.

- 1958. « Report on the Amazon region», pp. 11-24 in Problems of HumidTropical Regions. Paris: UNESCO.

Carneiro, R. 1957. Subsistence and social structure: an ecological study of theKuikuru Indians. Doctorat dissertation, University of Michigan. Ann Arbor :Xerox University Microfilms.

- 1960. « Slash-and-burn agriculture: a closer look at its implications forsettlement patterns», pp. 229-34 in A. Wallace (ed.), Men and Cultures.Philadelphia: University of Pennsylvania Press.

- 1961. « Slash-and-burn cultivation among the Kuikuru and its implications forcultural development in the Amazon Basin», pp. 47-64 in ]. Wilbert (ed.),The Evolution of Horticultural Systems in Native South America: Causes andConsequences. Caracas: Sociedad de Ciencias naturales La Salle.

- 1964. « Shifting cultivation among Ithe Amahuaca of eastern Peru», Viilher­kundliche Abhandlungen, 1964, nO 1, pp. 1-18.

- 1970. « The transition from huntin~ to horticulture in the Amazon Basin »,

Proceedings of the VIIIth International Congress of Anthropological and EthnologicalSciences, t. 3, pp. 244-48. Tokyo: Science Council ofJapan.1974. « Hunting and hunting magic among the Amahuaca of the peruvianmontana », pp. 122-32 in P. Lyon (ed.), Native south America: Ethnology of theLeast-Knoum Continent. Boston: Little, Brown and company.

Cassidy, N.G. et Pahalad S., 1953. « The maintenance of soil fertility in Fiji »,Fiji Agricultural Journal, n" 24, pp. 82-86.

C.E.R.M. 1970. Sur les socieus precapltalistes . . Textes choisis de Marx, Engels,Linine. Paris: Editions sociales.

Chagnon N. 1969. « Culture-ecology of shifting cultivation among the Yano­mamo Indians», Proceedings ofthe VIIIth International Congress ofAnthropologicaland Ethnological Sciences, pp. 249-55. Tokyo: Science Council ofJapan.

- 1974. Studying the Yanomamo, New York: Holt, Rinehart and Winston.Chayanov, A. 1966. The Theory of Peasant Economy. Homewood (Illinois):

Richard Irwin for the American Economic Association.Clastres, P. 1974. La Societe centre I'Etat. Paris: Editions de Minuit.

409

Page 211: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Cochran, D. 1961. Living Amphibians of the World. New York: Doubleday.Conklin, H. 1954-55. « An ethnoecological approach to shifting agriculture »,

Transactions of the New YorkAcad~.ItlY of Science, 2' serie, n° 17, pp. 133-42.1975 (1957). Hanunoo AgricultllYe: a Report on an Integral System of ShiftingCultivation in the Philippines. Northford: Elliot's Books Reprints (1" editionFAO, 1957).

Cours, G. 1951. Le manioc II Madagascar. Tananarive: Institut scientifique deTananarive (mernoires de l'Institut scientifique de Madagascar, serie B, t. 3,fasc. 2, pp. 203-400).

Da Matta, R. 1970. « Les presages Apinaye », pp. 77-99 in J. Pouillon etP. Maranda (eds) Echanges et Communications: Melanges o.fferts II Claude Levi­Strauss en son soixantieme anniversaire, vol. 1. Paris-La Haye : Mouton.

Davidson, S. et alia. 1975. Human Nutrition and Dietetics. Edimbourg : ChurchillLivingstone (6' edition).

Deler, J-P. 1981. Genese de l'espace.equatorlen : Essai sur Ie territoire et la formationde l'Etat national. Paris: Institut francais d'etudes andines - Editions ADPF.

Denevan, W. 1970. « The Aboriginal population of western Amazonia in relationto habitat and subsistence I), Revista geografica, n° 72, pp. 61-86.

- 1974. « Campa subsistence in the Gran Pajonal, eastern Peru », pp. 92-110 inP. Lyon (ed.), Native South Americans. Boston: Little, Brown and Company.

- 1976. « The aboriginal population of Amazonia I), pp. 205-34 in W. Denevan(ed.), The Native Population of the Americas in 1942. Madison: University ofWisconsin Press.

- .1978. « The causes and consequences of shifting cultivation in relation totropical forest survival I), pp. 61-81 in W. Denevan (ed.), The Role of Geogra­phical Research in Latin America. Muncie: Association of American Geogra­phers.

De Noni, G-L. 1979. « Commentaire de Ia carte pedo-gcomorphologique de Iaprovince de Pastaza I), document de travail aimablement communique parI'auteur. Quito: ORSTOM.

De Schauensee, R. et Phelps, W. 1978. A Guide to the Birds of Venezuela.Princeton: Princeton University Press.

Descola, P. 1981a. « From scattered to nucleated settlements: a process of socio­economic change among the Achuar », pp. 614-46 in N. Whitten (ed.) CulturalTransformation and Ethnicity in Modern Ecuador. Urbana: University of IllinoisPress.

- 1981b. « Limitaciones ecol6gicas y sociales al desarollo de la Amazonia: unestudio de caso en Ia Amazonia ecuatoriana », communication presentee au 1"Congres indigeniste des pays du Traite de cooperation amazonienne, Puyo(Equateur).

- 1982a. « Ethnicite et developpement economique : Ie cas de la Federation desCentres shuar », pp. 221-37, in Indianite, ethnocide, indigenisme en Ameriquelatine. Toulouse-Paris: Editions du CNRS.1982b. « Territorial adjustments among the Achuar of Ecuador I), Social ScienceInformation, vol. 21, n° 2, pp. 299-318.

Descola, P. et Lory, J.-L. 1982. « Les guerriers de I'invisible: sociologie

410

Ouvrages cites

comparative de l'agression chamanique en Amazonie (Achuar) et en Nouvelle­Guincc (Baruya) I), L'ethnographie, n" 87-88, pp. 85-109,

Descola, P. et Taylor, A.-e. 1977. « Contacts interethniques dans l'Orienteequatorien :un exemple d'acculturation mediatisee I), pp. 10-19, in La foretdam ses confins andins. Grenoble: universite de Grenoble-AFERPA.

- 1981. « EI conjunto jivaro en los comienzos de Ia conquista espanola del AltoAmazonas I), Bulletin de l'lnstitut fraufais d'etudes andines, vol. 10, n° 3-4, pp. 7­54.

Dresch, J. 1966. « Les paysages tropicaux humides », pp. 609-709, in Geographiegenerale, Encydopedie de la Pliiade. Paris: Gallimard.

Dreyfus, S. 1980-81. « Notes sur Ia chefferie Taino d'Aiti : capacites productrices,ressources alimentaircs, pouvoirs dans une societe precolornbienne de forettropicale », journal de la Societe des americanistes, n° 67, pp. 229-48.

Drown, F. et Drown, M. 1961. Mission amoug the Head-Hunters. New York:Harper and Row.

Dumont, L. 1975. Dravidien et Kariera : l'alliance de mariage dans l'Inde du sud eten Australie. Paris-La Haye : Mouton.

Eigenman, e. et Allen, W. 1942. Fishes of western South America. Louisville:University of Kentucky (2 vols.).

Palesi, I.e. 1974. « Soils of the Brazilian Amazon », pp. 201-29, in e. Wagley(ed.), Man in the Amazon. Gainesville: University of Florida Press.

Federaci6n de Centros shuar, 1976. Federacion de Centros shuar: una solucionorigina! a I", problema actual. Sucua (Equateur) : Imprimerie Don Bosco.

Fernandez de Navarrete, M. 1825. Coleccion de los viajes y descubrimientos quehicieron por mar los espaiioles desde el siglo XV, vol. 1. Madrid.

Firth, R. 1965 (1939). Primitive Polynesian Economy. Londres: Routledge andKegan Paul.

Fittkau, E.J. 1969. « The fauna of South America », pp. 624-58 in E.J. Fittkauet al. (eds.), in Biogeography and Ecologr in South America, vol. 2. La Haye : Dr.W. Junk Publishers (Monographiae Biologicae, n" 18).

Fittkau, E.J. et Klinge, H. 1973. « On biomass and trophic structure in theCentral Amazonian rain forest ecosystem », Biotropica, vol. 5, n° 1, pp. 2-14.

Flornoy, B. 1953. ]ivaro : among the Headshrinkers of the Amazon. Londres : ElekPublications.

Freeman, D. 1955. Iban Agriculture. Londres: Her Majesty's Stationary Office(Colonial Research Studies, n" 18).

Garcia-Rendueles, M. 1978. « Version primera y segunda del mito de Nunkuien aguaruna y espafiol », Amazonia peruana, n" '2, pp. 10-52.

Gasche, J. 1974. « L'habitat wi toto : "progres" et tradition », [oumal de laSociete des amiricanistes, n° 61, pp. 177-214.

Godelier, M. 1964. « Economie politique et anthropologie economique : aproposdes Siane de Nouvelle-Guinee I), L'Homme, vol. 4, n° 3, pp. 118-32.

- 1973. Horizons, trajets marxistes en anthropologie. Paris : Maspero.- 1984. L'idiel et le materiel: Pensee, economies, socihis. Paris: Fayard.Godelier, M. et Garange, J. 1973. « Outils de pierre, outils d'acier chez les

Baruya de Nouvelle-Guinee I), L'Homme, vol. 13, n° 3, pp. 128-39.

411

1

Page 212: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Goldman, I. 1963. The Cubeo Indians of the Northwest Amazon. Urbana: Univer­sity of Illinois Press.

Grenand, F. et Haxaire, C. 1977. (C Monographic d'un abattis Wayapi I), journald'agronomie tropicale et de botanique appliquee, vol. 24, n" 1.

Gross, D. 1975. (C Protein capture and cultural development in the AmazonBasin », American Anthropologist, n° 77, pp. 526-49.

Grubb, P., Lloyd, J. et Pennington, T. 1963. (C A comparison of montane andlowland rain forest in Ecuador, 1 : the forest structure, physiognomy andfloristics ». journal of Ecology, vol. 51, n° 3, pp. 567-601.

Grubb, P. et Whitmore, T. 1966. (e A comparison of montane and lowland rainforest in Ecuador, 2: the climate and its effects on the distribution andphysiognomy of the forest », journal of Ecology, vol. 54, n? 2, pp. 303-33.

Guallart, J.-M. 1968. (I Nomenclatura jivaro aguaruna de palrneras en el districtode Cenepa )1, Biota, vol. 7" n° 57, pp. 230-51.

- 1975. (C Contribuci6n al estudio de la etnobotanica jivaro aguaruna I), Biota,vol. 10, nO 83, pp. 336-51.

Guyot, M. 1974. (C La rnaison des Indiens Bora et Mirafia », journal de la Societedes amiricanistes, n° 61, pp. 177-214.

Hallowell, T. 1949. « The size of Algonkian hunting territories: a function ofecological adjustment I), American Anthropologist, n" 51, pp. 35-45.

Harner, M. 1972. The jivaro, People of the Sacred Waterjalls. Garden City (NewYork) : Doubleday-Natural History Press.

Harris, D. 1971. (C The ecology of swidden cultivation in the Upper Orinoco rain, forest, Venezuela I), The Geographical Review, vol. 61, n° 4, pp. 475-95.Harris, M. 1974. Cows, Pigs, Wars 'and Witches: the Riddles ofCulture. New York:

Random House.- 1979. « The Yanomarno and the causes of war in band and village societies »,

pp. 121-32 in M. Margolis et W. Carter (eds), Brazil, Anthropological Perspec­tives: Essays in Honor of Charles Wagley. New York: Columbia UniversityPress.

Haudricourt, G. 1962. « Domestication des animaux, culture des plantes, traite­ment d'autrui », L'Homme, vol. 2, n° 1, pp. 40-50.

Hegen, E. 1966. Highways into the Upper Amazon Basin: Pioneer Lands in SouthernColombia, Ecuador and Northern Peru. Gainesville: University of Florida Press.

Hester, W. 1953. (C Agriculture, economy and population densities of the Maya »,

Carnegie Institution Yearbook, n° 52, pp. 288-392. Washington: Carnegie Insti­tution.

Hodl, W. et Gasche, J. 1981. (C Die Secoya Indianer und deren Landbaumethoden(Rio Yubineto, Peru) )1, SitzungberiChte der Gesel/schaji naturjorschender Preundezu Berlin, nO 20-21, pp. 73-96.

Hugh-Jones, C. 1977. (C Skin and soul, the round and the straight: social timeand social space in Pira-Parana society, vol. 2, pp. 185-204, in Actes du 42'Congres international des amiricanistes. Paris, Societe des americanistes.

Johnson, A. 1974. « Carrying capacity in Amazonia: Problems in theory andmethod », communication presentee a la 73< reunion annuelle de l'AmericanAnthropological Association, Mexico.

412

Ti

Ouvrages cites

Kaplan, J. 1975. The Piaroa. Oxford: Clarendon Press.Karsten, R. 1935. The Head-Hunters of Western Amazonas: the Life and Culture of

the jibaro Indians of Eastern Ecuador and Peru. Helsinki: Societas ScientarumFennica (Cornmentationes Hurnanarum Litterarum [7]).

Kelekna, P. 1981. Sex Asymmetry in Jivaroan Achuar Society: a CulturalMechanism Promoting Belligerence. Doctoral dissertation, University of NewMexico. Ann Arbor (Michigan) : Xerox University Microfilms.

Klots, A.B. et Klots, E. 1959. Living Insects of the World. Londres : Hamilton.Lathrap, D. 1968. (C The hunting economies of the tropical forest zone of South

America: an attempt at historical perspective I), pp. 23-39, in R. Lee et I. DeYore (eds), Man the Hunter. Chicago: Aldine.

- 1970. The Upper Amazon. Londres : Thames and Hudson.Laughlin, W. 1968. (C Hunting: an integrating biobehavior system and its evolu­

tionary importance I), pp. 304-20 in R. Lee et I. De Yore (eds), Man theHunter. Chicago : Aldine.

Leach, E. 1958. « Magical hair I), journal of the Royal Anthropological Institute,vol. 88, n° 2, pp. 147-64.

Lee, R. et De Yore, I. 1968. « Problems in the study of hunters and gatherers »,

pp. 3-12 in R. Lee et I. De Yore (eds.), Man the Hunter, Chicago: Aldine.Levi-Strauss, C. 1950. (C The use of wild plants in tropical South America »,

pp. 465-86, in J. Steward (ed.), Handbook of South-American Indians, vol. 6.Washington: Smithsonian Institution.

- 1962. La Pensee Sauvage. Paris: PIon.- 1964. Mythologiques, t. 1, Le cru et Ie cult. Paris: PIon.- 1967. Mythologiques, t. 2, Du miel aux cendres. Paris: PIon.Lima, R. 1956. (C A agricultura nas varzeas do estuario do Amazonas I), Boletim

tecnico do Instituto agronomico, (Belern), 33, pp. 1-164.Lizot, J. 1977. (C Population, ressources et guerre chez les Yanornami II, Libre,

n? 2, pp.111-45.- 1978. « Economie primitive et subsistance : essai sur Ie travail et l'alimentation

chez les Yanornami I), Libre, n" 4, Jp. 69-113.Mader, E. et Gippelhauser, R. 1982. « New trends in Achuar economy»,

communication presentee au 44< Congres international des americanistes,Manchester, septembre 1982.

Malinowski, B. 1965 (1935). Coral Gardens and their Magic. Bloomington:University of Indiana Press (1< edition: 1935).

Marx, K. 1972. Contribution a la critique de l'iconomie politique. Paris: Editionssociales, '

Meggers, B. 1957. « Environment and culture in the Amazon Basin: an appraisalof the theory of environmental determinism », pp. 71-89, in Studies in HumanEcology. Washington: Pan American Union (Social Science Monographs,nO 3).

- 1971. Amazonia: Man and Culture in a Counterfeit Paradise. Chicago: AIdine.- 1975. (C Application of the biological model of diversification to cultural

distribution in tropical lowland South America », Biotropica, vol. 7, n" 3,pp. 141-61.

413

Page 213: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Ministere de la Cooperation, 1974. Memento de l'Agronome : techniques rurales enAftique. Paris: ministere de la Cooperation.

Miracle, M. 1966.Maize in Tropical Aftica. Madison: University of WisconsinPress.

Morley, S. 1956. The Ancient Maya. Stanford: Stanford University Press (3<~~. .

Murra, J. 1975. « Maiz, tuberculos y ritos agrfcolas », pp. 45-57, in Formacioneseconomlcas y politicas del mundo andino. Lima: Instituto de estudios peruanos.

Naranjo, M. 1974.' Etnohistoria de la zona central del Alto Amazonas: siglos16-17-18, Master's thesis, University of Illinois, Urbana.

Nietschmann, B. 1972. « Hunting and fishing productivity of the Miskito Indians,eastern Nicaragua n, pp. 69-88, in Actas y memorias del XXXIX Congresointernational de amerlcanistas, vol. 4, Mexico.

Odum, H. 1971. Environment, Power and Society. New York: John Wiley andsons.

Patzelt, E. 1978. Fauna del Ecuador. Quito: Editorial Las Casas.Pellizzaro, S. 1978a. La muerte y los entierros. Sucua (Equateur): Centro de

documentacion e investigacion cultural shuar.1978b. La celebracion de Uwi. Quito-Guyaquil : Publicacion de los Museos delBanco central del Ecuador.

- 1978c. Nunkui. Sucua (Equateur) : Centro de docurnentacion e investigacioncultural shuar (Mundo shuar, serie F, n" 8).1980a. Tsunki : mitos y ritos de la pesca. Sucua (Equateur) : Centro de documen­tacion e investigacion cultural shuar (Mundo shuar, serie F, n" 2).

- 1980b. Ayumpum: mitos de la cabeza cortada. Sucua (Equateur) : Centro dedocumentacion e investigacion cultural shuar (Mundo shuar, serie F, n" 5).

- s.d. (1). Shakaim. Sucua (Equateur) : Centro de documentacion e investigacioncultur;l shuar (Mundo shuar, serie F, n" 10).

- s.d. (2). Etza, defensor delpueblo shuar. Sucua (Equateur) : Centro de documen­tacion e investigacion cultural shuar (Mundo shuar, serie F,no 6).

Phillips, J. 1974. (e Effects of fire in forest and savanna ecosystems of sub­saharian Africa », pp. 435-77, in T. Kozlowski et C. Ahlgren (eds), Fire andEcosystems. New York: Academic Service.

Pierre, F. 1889. Voyage d'exploration d'un missionnaire domlnicain chez les tribussauvages de l'Equateur. Paris: Bureaux de l'Annee dominicaine.

Pospisil, L 1972 (1963). KapaukuPapuan Economy. New Haven: Human RelationsArea Files Press ,(2< edition).

Reid, H. 1978. « Dreams and their interpretation among the Hupdu Maku Indiansof Brazil », Cambridge Anthropology, vol. 4, n° 3, pp. 2-28.

Rivet, P. 1908. « Les Indiens Jivaros : etude geographique, historique et ethno­graphique n, L'anthropologie, vol. 19, n" 1-3, pp. 69-87.

Roosevelt, A. 1980. Parmana : Prehistoric Maize and Manioc Subsistence along theAmazon and Orinoco. New York: Academic Press.

Ross, E. 1976. The Achuara Jivaro: Cultural Adaptation in the Upper Amazon,Doctoral dissertation, Columbia University. Ann Arbor (Michigan) : XeroxUniversity Microfilms.

414

-------------

Ouvrages cites

- 1978. « Food taboos, diet and hunting strategy: the adaptation to animals inAmazon cultural ecology », Current Anthropology, vol. 19, n" 1, pp. 1-36.

Sahlins, M. 1968. « La premiere societe d'abondance n, Les temps modernes,n° 268, pp. 641-80.

- 1972. Stone Age Economics. London: Tavistock Publications.Salazar, E. 1977. An Indian Federation in Lowland Ecuador. Copenhague : Interna­

tional Work Group on Indigenous Affairs (IWGIA document n° 28).Salisbury, R. 1962. From Stone to Steel. Cambridge: Cambridge University

Press.Sanchez, P. 1976. Properties and Management of Soils in the Tropics. New York:

John Wiley.Santana, R. 1978. « Le projet shuar et la strategic de colonisation du Sud-Est

equatoricn », Travaux et memoires de l'lnstitut des hautes etudes de l'Ameriquelatine, n" 32, pp. 55-66.

Sastre, C. 1975. « La vegetation du haut et moyen Igara-Parana et les modifica­tions apportees par les cultures sur brulis I), pp. 31-44 in J. Centlivres,J. Gasche et A. Lourteig (ed.), Culture sur brulis et evolution du milieu forestieren Amazonle du nord-ouest. Geneve : Societe suisse d'ethnologie.

SCET International-PREDESUR, 1977. Mapa de aptitud de los suelos (zona Anorte, hoja n° 1). Quito: Programa regional de desarollo del Sur.

Schmidt, K. et Inger, R. 1957. Living Reptiles of the World. Londres : Hamilton.Schnell, R. 1972. Introduction ii la phytogeographie des paystropicaux. Paris:

Gauthier-Villars (2 t.)Seeger, A., Da Matta, R. et Viveiros de Castro, E.B. 1979. « A construcdo da

pessoa nas sociedades indigenas brasileiras I), Boletim do Museu nacional (Rio deJaneiro), vol. 32, pp. 2-19.

Sigaut, F. 1976. « La dynamique des systernes culturaux traditionnels en Ame­rique tropicale )l, pp. 397-407, i9 Actes du XLII' Congres international desamericanistes, vol. 3. Paris: Societe 'des arnericanistes.

Siskind, J. 1973. To Hunt in the Mor~ing. London, Oxford, New York: OxfordUniversity, Press. i

Sioli, H. 1950. « Das Wasser im A~azonasgebiet I), Forschungen und Fortschritte,n° 26, pp. 274-80.1954. « Beitrage zur regionalen Limnologie des Amazonasgebietes, 2 : der RioArapiuns I), Archiv fur Hydrobiologie, n° 49, pp. 448-518.

- 1957. « Sedimentation in Amazonasgebiet I), Geologische Rundschung, n" 45,pp. 508-633.

- 1964. « General features of the limnology of Amazonia », Verhandlungen desInternational Verei" Limnologie, n" 15, pp. 1053-58.

- 1973. «( Recent human activities in the Brazilian Amazon and their ecologicaleffects I), pp. 321-34 in B. Meggers, E. Ayensu et W. Duckworth (eds),Tropical Forest Ecosystems in Aftica and South America: 'a comparative review.Washington: Smithsonian Institution.

Smith, N. 1976. (e Utilization of game along Brazil's Transamazon Highway n,

Acta amazonica, vol 6, n" 4, pp. 455-66.3mole, W. 1976. The Yanoama Indians: a Cultural Geography. Austin: University

of Texas Press.

415

Page 214: Descola -  La nature domestique.pdf

La nature domestique

Sombroek, W. 1966. Amazon soils: a reconnaisance of the Soils of the BrazilianAmazon Region. Wageningen (Pays-Bas) : Centre de documentation et publi­cations agricoles.

Sourdat, M. et Custode, E. 1980a. Carta pedo-geomoifol6gica de la provincia deMorona-Santiago : injorme provisional. Quito: ORSTOM-PRONAREG.

- 1980b. La problematicadel manejo integral y el estudio morfo-pedol6gico de la RegionAmazonica Ecuatoriana. Quito: Ministerio de Agricultura y ganaderia-ORS­TOM.

Steward,]. 1948. (C Culture areas of the tropical forest», pp. 883-99 in J: Steward(ed.), Handbook of South American Indians, vol. 3, The Tropical Forest Tribes,Washington D.C. : Smithsonian Institution.

- (ed.) 1948. Handbook of South American Indians, vol. 3: The Tropical ForestTribes. Washington, D.C. : Bureau of American Ethnology.

Steward, ]. et Faron, L. 1959. Native Peoples of South America. New York:McGraw Hill. ,

Stirling, M. 1938. Historical and Ethnographical Notes on the [ivaro Indians.Washington: Smithsonian Institution.

Taylor, A-C. 1981. « God-Wealth: the Achuar and the Missions », pp. 647-77in N. Whitten (ed.), Cultural Transformation and Ethnicity ill Modern Ecuador.Urbana: University of Illinois' Press.

- 1983a. « The marriage alliance and its structural variations in jivaroan socie­ties », Information sur les sciences sociales, vol. 22, n" 3, pp. 331-53.

- 1983b. « Jivaroan magical songs: achuar anent of connubial love », Amerindia,nO 8, pp. 87-127.

- 1985. Le Travail de la difference: identites et alterites tribales dans la societe jivaro(1550-1950), these de doctorat d'Etat es-Iettres. Paris, Ecole des hautes etudesen sciences sociales.

Tschopp, H.]. 1953. « Oil explorations in the Oriente of Ecuador ». Bulletin oftheAmerican Association of Petroleum Geologists, vol. 37, n" 10, pp. 2303-47.

Tyler, E.]. 1975. Genesis of the Soils with a Detailed Soil Survey in the UpperAmazon Basin, Yurimaguas, Peru. Doctoral dissertation, Soil Science Depart­ment, University of North Carolina.

Up de Graff, F.W. s.d. Head Hunters of the Amazon: Seven Years of Explorationand adventure. New York: Garden City Publishing.

Varese, S. 1966. Los Indios Campa de la Selva Peruana en los documentos de los siglos16 y 17. Tesis de bachillerato en etnologia, Universidad Cat6lica, Lima.

Vickers, W. 1976. Cultural Adaptation to Amazonian Habitats : the Siona-Secoya ofEastern Ecuador, Doctoral dissertation, University of Florida. Ann Arbor(Michigan) : Xerox University Microfilms.

Wawrin. marquis de. 1941. Les ]ivaros riduaeurs de tetes. Paris: Payot.Wellman, F. 1977. Dictionary of Tropical American Crops and their Diseases.

Metuchen (New Jersey) : the Scarecrow Press.White, L. 1959. The Evolution of Culture: the Development of Civilization to the

Fall of Rome. New York: McGraw Hill.White, T. 1953. « A method of calculating the dietary percentage of various

food animals utilized by aboriginal peoples», American Antiquity, n" 4,pp.396-98.

416

l

Ouvrages cites

Whitten, N. 1974. Black Frontiersmen: a South American Case. New York:Halsted.

- 1976. Sacha Runa : Etllllicity and A'{Japtation of Ecuadorian ]Imgle Quicill/a.Urbana: University of Illinois Press.

Wu Leung, W. et Flores, M. 1961. Food Composition Table for Use in LatinAmerica. Bethesda (Maryland) : Interdcpartemental Committee on Nutritionfor National Defence. .

Ycngoyan, A. 1968. « Demographic and ecological influence on AboriginalAustralian marriage sections », pp. 185-99 in R. Lee et I. De Vore (eds.), Manthe Hunter. Chicago: Aldine.

417