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182 | La Lettre du Psychiatre Vol. IX - n o 6 - novembre-décembre 2013 DOSSIER Actualités des psychothérapies Les thérapies narratives Narrative therapies J.M. Havet* * Pôle de psychiatrie des adultes, CHU Robert-Debré, Reims. D epuis son apparition à la fin des années 1950, la thérapie familiale n’a cessé d’évoluer. De nombreux modèles en rapport avec des théo- ries spécifiques sur la place et la fonction de l’individu psychiquement malade au sein de sa famille ont permis au clinicien de diversifier sa compréhension des processus psychopathologiques, d’enrichir ses modalités d’intervention et d’accroître sa capacité à aider les patients et leur entourage à évoluer favo- rablement. Il a été souvent reproché à ce type d’approche d’accorder une place trop importante au contexte dans lequel se manifestent les troubles, effaçant ainsi en quelque sorte le sujet, ou tout au moins le tenant pour négligeable. Dernière-née du courant des thérapies familiales, l’approche narrative rompt partiellement avec la vision purement systémique des conceptions précé- dentes étant donné la place qu’elle accorde à la ques- tion de la construction de l’identité, et redonne ainsi un statut central au sujet au sein de son entourage, tout en maintenant à ce dernier un rôle essentiel dans cette construction identitaire. Les références théoriques Si les thérapies narratives ont essentiellement une origine anglo-américaine, nombre des auteurs auxquels les fondateurs se réfèrent sont d’origine française et ont connu leur heure de gloire aux États- Unis au cours des 3 dernières décennies du xx e siècle, leurs travaux étant regroupés sous l’appellation de French theory (1). Jean-François Lyotard (2) a popularisé le terme de postmodernisme pour désigner la réflexion sur la vali- dité des connaissances et des pratiques. Il annonce la fin des grands récits (la liberté, les droits de l’homme, la raison universelle, etc.), qui avaient jusqu’ici pour fonction de légitimer le “travail du savoir”. La critique postmoderne va, en outre, porter sur l’idée d’un sujet doté d’une identité unique et sur la promesse d’un progrès constant rendu possible par la science. Michel Foucault (3) servira de point d’appui à l’ana- lyse du changement de la nature du pouvoir qui, sous sa forme traditionnelle, était fondé sur le juge- ment moral, s’exerçait à partir d’un lieu défini, du haut vers le bas, le projecteur étant braqué sur ses détenteurs ; tandis que le pouvoir moderne est fondé sur un jugement normalisant, s’exerce sous forme d’autodiscipline, d’autoévaluation permanente et met le projecteur sur les individus qui le subissent. Le terme de déconstruction sera emprunté à Jacques Derrida (4). Il s’agit d’une notion complexe, dont l’usage est assez souvent détourné de son sens originel. La déconstruction n’est ni une méthode, ni une technique, ni une analyse, ni une opération néga- tive : il ne s’agit pas de détruire mais de rechercher les structures sédimentées qui forment l’élément discursif. Il est nécessaire d’interroger les oppositions implicites à partir desquelles nous construisons le réel (homme et femme, culture et nature, raison et émotion, etc.) en privilégiant toujours l’un des 2 termes, et qui structurent nos discours. Selon Nancy Huston (5), les narrations sont ce qui différencie l’homme de l’animal : “Nous seuls percevons notre existence comme une trajectoire dotée de sens (signification et direction). Un arc. Une courbe allant de la naissance à la mort. Une forme qui se déploie dans le temps avec un début, des péripéties et une fin. En d’autres termes : un récit.” Jérôme Bruner (6) , après avoir abandonné ses recherches sur la cognition, est devenu l’un des grands théoriciens de la narration. Il repéra dans tout récit 2 dimensions : le paysage de l’action (les événements) et le paysage de l’identité (les valeurs, les croyances, les intentions, tout ce qui fait que l’action menée a un sens et tout ce qui constitue notre identité). Il faut enfin citer les théoriciens du constructionisme social, comme Kenneth J. et Mary Gergen, pour lesquels “tout ce que nous considérons comme réel est construit socialement. Ou, plus directement, rien n’est réel avant que les Hommes ne s’accordent à dire qu’il en est ainsi” (7).

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182 | La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 6 - novembre-décembre 2013

DOSSIERActualités

des psychothérapies

Les thérapies narrativesNarrative therapies

J.M. Havet*

* Pôle de psychiatrie des adultes, CHU Robert-Debré, Reims.

Depuis son apparition à la fin des années 1950, la thérapie familiale n’a cessé d’évoluer. De nombreux modèles en rapport avec des théo-

ries spécifiques sur la place et la fonction de l’individu psychiquement malade au sein de sa famille ont permis au clinicien de diversifier sa compréhension des processus psychopathologiques, d’enrichir ses modalités d’intervention et d’accroître sa capacité à aider les patients et leur entourage à évoluer favo-rablement.Il a été souvent reproché à ce type d’approche d’accorder une place trop importante au contexte dans lequel se manifestent les troubles, effaçant ainsi en quelque sorte le sujet, ou tout au moins le tenant pour négligeable.Dernière-née du courant des thérapies familiales, l’approche narrative rompt partiellement avec la vision purement systémique des conceptions précé-dentes étant donné la place qu’elle accorde à la ques-tion de la construction de l’identité, et redonne ainsi un statut central au sujet au sein de son entourage, tout en maintenant à ce dernier un rôle essentiel dans cette construction identitaire.

Les références théoriques

Si les thérapies narratives ont essentiellement une origine anglo-américaine, nombre des auteurs auxquels les fondateurs se réfèrent sont d’origine française et ont connu leur heure de gloire aux États-Unis au cours des 3 dernières décennies du xxe siècle, leurs travaux étant regroupés sous l’appellation de French theory (1).Jean-François Lyotard (2) a popularisé le terme de postmodernisme pour désigner la réflexion sur la vali-dité des connaissances et des pratiques. Il annonce la fin des grands récits (la liberté, les droits de l’homme, la raison universelle, etc.), qui avaient jusqu’ici pour fonction de légitimer le “travail du savoir”. La critique postmoderne va, en outre, porter sur l’idée d’un sujet doté d’une identité unique et sur la promesse d’un progrès constant rendu possible par la science.

Michel Foucault (3) servira de point d’appui à l’ana-lyse du changement de la nature du pouvoir qui, sous sa forme traditionnelle, était fondé sur le juge-ment moral, s’exerçait à partir d’un lieu défini, du haut vers le bas, le projecteur étant braqué sur ses détenteurs ; tandis que le pouvoir moderne est fondé sur un jugement normalisant, s’exerce sous forme d’autodiscipline, d’autoévaluation permanente et met le projecteur sur les individus qui le subissent.Le terme de déconstruction sera emprunté à Jacques Derrida (4). Il s’agit d’une notion complexe, dont l’usage est assez souvent détourné de son sens originel. La déconstruction n’est ni une méthode, ni une technique, ni une analyse, ni une opération néga-tive : il ne s’agit pas de détruire mais de rechercher les structures sédimentées qui forment l’élément discursif. Il est nécessaire d’interroger les oppositions implicites à partir desquelles nous construisons le réel (homme et femme, culture et nature, raison et émotion, etc.) en privilégiant toujours l’un des 2 termes, et qui structurent nos discours.Selon Nancy Huston (5), les narrations sont ce qui différencie l’homme de l’animal : “Nous seuls percevons notre existence comme une trajectoire dotée de sens (signification et direction). Un arc. Une courbe allant de la naissance à la mort. Une forme qui se déploie dans le temps avec un début, des péripéties et une fin. En d’autres termes : un récit.”Jérôme Bruner (6), après avoir abandonné ses recherches sur la cognition, est devenu l’un des grands théoriciens de la narration. Il repéra dans tout récit 2 dimensions : le paysage de l’action (les événements) et le paysage de l’identité (les valeurs, les croyances, les intentions, tout ce qui fait que l’action menée a un sens et tout ce qui constitue notre identité).Il faut enfin citer les théoriciens du constructionisme social, comme Kenneth J. et Mary Gergen, pour lesquels “tout ce que nous considérons comme réel est construit socialement. Ou, plus directement, rien n’est réel avant que les Hommes ne s’accordent à dire qu’il en est ainsi” (7).

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La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 6 - novembre-décembre 2013 | 183

RésuméDernier en date des courants de la thérapie familiale, la thérapie narrative trouve son origine dans des concepts philosophiques comme le postmodernisme, la déconstruction ou l’analyse du pouvoir. Sa pratique consiste en la transformation des récits qui constituent notre identité grâce à l’externalisation du problème et à la recherche d’exceptions.

Mots-clésThérapie narrativeRécitsIdentitéPostmodernismeDéconstructionPouvoirConstructionisme social

SummaryNarrative therapy is the latest movement within the family therapy field. It is supported by philosophical concepts such as postmodernism, deconstruction or power analysis. The thera-pist helps the subject to modify the stories that build up his/her identity by externalising the problem and searching for exceptions.

Keywords Narrative therapy

Story

Identity

Postmodernism

Deconstruction

Power

Social constructionism

Les acteurs

Le développement de cette nouvelle forme de thérapie est essentiellement le fait de 2 auteurs.Mickael White, qui exerçait à Adélaïde (Australie), et trop tôt disparu (à 60 ans en 2008), est certainement le plus connu et le plus représentatif de ce mouvement. Il a fourni aux thérapeutes les éléments leur permet-tant d’organiser leur travail de façon structurée (8).David Epston, qui poursuit son activité à Auckland (Nouvelle-Zélande), l’a accompagné tout au long de l’élaboration de cette pratique. Il est en particulier à l’origine de lettres adressées aux patients après les séances pour en renforcer l’impact (9).

La pratique

La façon de définir un problème et sa solution peut être en elle-même source de difficultés, sinon en empêchant, du moins en réduisant les possibilités d’une évolution favorable. Si l’on considère que le problème du patient a une origine extérieure à celui-ci et que sa solution dépend également d’une source externe, cela conduit à définir le sujet en souffrance comme impuissant, et à blâmer celui qui est la cause de ce problème et qui est seul en mesure de le faire cesser. Si le problème est défini comme interne au patient avec une solution dépendant de l’extérieur, le sujet attendra passivement son salut de celui qui détient la solution. Si le problème et la solution dépendent du patient, cela engendrera culpabilité et désespoir, le sujet devant se battre contre lui-même.En revanche, si le problème est extérieur à un sujet considéré comme agent du changement, cela ouvre un espace propice à l’action : le sujet pourra lutter contre le problème.Les patients qui consultent en psychiatrie sont en général convaincus que les problèmes auxquels ils sont confrontés sont en rapport étroit avec leur propre structure de personnalité – leur caractère, leur iden-tité –, ou bien avec celle des autres, ou encore avec la nature des relations qu’ils entretiennent avec ceux-ci. Leur manière même de parler traduit cette conviction que le problème est inhérent à leur personne : “Je suis déprimé, je suis angoissé…”, voire “Je suis schizophrène.” L’emploi du verbe “être” induit cette définition de soi.

Le point de vue des thérapeutes narratifs est bien évidemment à l’opposé de celui que nous venons de décrire. Leur credo peut se résumer ainsi :

➤ Le problème est le problème ; la personne est la personne. La personne n’est pas le problème. Le problème doit être séparé de la personne, il n’est pas le reflet exact de son identité.

➤ Personne ne désire ni ne choisit d’avoir des problèmes : le problème est une contrainte.

➤ Le contexte de vie de la personne, son entourage, contribue de façon significative, même involontai-rement, à la vie du problème.C’est pourquoi l’externalisation du problème va être au cœur des pratiques narratives. Elles reposent sur l’objectivation du problème et se différencient donc radicalement des pratiques culturelles habituelles d’objectivation des personnes. Le thérapeute va aider le patient à “nommer” précisément le problème afin de lui attribuer une identité propre.L’étape suivante consistera à reconstituer l’histoire de l’influence du problème sur la vie du patient (quand a-t-il commencé ? quand a-t-il été le plus important ? le moins important ? etc.) et à en évaluer les effets.Parallèlement seront recherchées des exceptions à l’histoire problématique dominante, les moments où le sujet a pu résister au problème et ce que cela dit de ses valeurs, ses compétences et ses qualités relationnelles.Ainsi, peu à peu, une nouvelle histoire de vie va se dessiner, mettant en lumière une identité plus satis-faisante pour le sujet. C’est à partir de là que vont devoir intervenir les membres de son entourage : on ne change pas seul son identité ; la façon dont les autres nous perçoivent contribue largement à la construction de celle-ci. Ce sera la fonction des “conversations de regroupements” (re-membering), qui donneront aux patients la possibilité de rema-nier la liste des membres de son “club de vie” (les personnes importantes pour lui). Ce sera également le rôle des “cérémonies définitionnelles” permettant de célébrer et de solidifier la nouvelle identité.

La fonction du thérapeute

Au cours des séances, le thérapeute adopte un posi-tionnement à la fois décentré et influent, c’est-à-dire

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Les thérapies narratives

DOSSIERActualités

des psychothérapies

qu’il laisse le rôle principal au patient mais l’aide, par ses questions, à écrire une nouvelle histoire de vie plus positive en se reconnectant à ses connaissances et ses compétences, que l’histoire problématique l’avait conduit à oublier. Cela suppose que le thérapeute quitte le rôle de deus ex machina chargé de résoudre les problèmes du patient, ce dernier étant le seul en position de savoir quels changements il envisage et en mesure de redevenir auteur de sa vie. Ainsi, le théra-peute s’abstiendra bien évidemment de donner des conseils, mais également de faire des compliments ou de prodiguer des encouragements. De cette façon, il sera moins en danger de réécrire l’histoire du patient selon ses références et sa conception personnelle de l’existence, attitude foncièrement inefficace.Le thérapeute conservera sa neutralité, essentiel-lement grâce à une attitude de curiosité authen-

tique, c’est-à-dire en posant des questions dont il n’a pas présupposé la réponse. Il aidera le patient à percevoir les effets du problème dans les différentes sphères de son existence (comportements, relations interpersonnelles, émotions, etc.). Il permettra ainsi au patient de se distancier de son histoire problé-matique et de se remémorer les expériences qui reflètent davantage ses valeurs.

Conclusion

Par le nouveau regard qu’elle propose sur les rapports entre les problématiques psychiatriques et de l’iden-tité, la thérapie narrative, profondément humaniste par son aspect collaboratif, ouvre des perspectives de prise en charge pleines d’espoir. ■

1. Cusset F. French theory. Paris : Éditions La Découverte, 2003.2. Lyotard JF. La condition postmoderne. Paris : Les Éditions de Minuit, 1979.3. Foucault M. Surveiller et punir. Paris : Gallimard, 1975.4. Derrida J. L’écriture et la différence. Paris : Seuil, 1967.5. Huston N. L’espèce fabulatrice. Arles : Actes Sud, 2008.

6. Bruner J. Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Paris : Retz, 2002.7. Gergen KJ, Gergen M. Le constructionisme social, un guide pour dialoguer. Bruxelles : Satas, 2006.8. White M. Cartes des pratiques narratives. Bruxelles : Satas, 2009.9. White M, Epston D. Les moyens narratifs au service de la thérapie. Bruxelles : Satas, 2003.

Références bibliographiques

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.