dÉmocratie, rÉpublique et citoyennetÉ À...

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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2016/2017 1 DÉMOCRATIE, RÉPUBLIQUE ET CITOYENNETÉ À L’ÉPREUVE 1 Approche sociologique et historique INTRODUCTION Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, les commenta- teurs ont largement mobilisé des notions comme démocratie, valeurs de la République, citoyenneté et laïcité. Des manifestations, notamment celle du dimanche 11 janvier 2015, d’un niveau sans précédent dans notre pays, ont suivi ces attentats et se sont placées sur le terrain de la défense des « valeurs républicaines » au prix d’une confusion avec « valeurs démocratiques ». La liberté d’expression et les droits de l’homme sont en effet défendus aujourd’hui par des régimes de nature diverse. Les Pays- Bas, la Grande-Bretagne et le Danemark par exemple ne sont pas des ré- publiques et néanmoins il s’agit de démocraties. 2 Il importe donc de mettre en évidence en quoi démocratie et répu- blique se distinguent. De plus, la notion de citoyenneté ne peut se com- prendre sans renvoyer aux valeurs démocratiques et républicaines. On ne peut appréhender le présent qu’à condition d’en sortir. Le détour his- torique s’impose donc, une nouvelle fois, ici pour saisir la différence en- tre démocratie et République et comment la citoyenneté se nourrit de chacune de ces deux dimensions. L’approche se veut résolument sociolo- gique et historique pour tenter de relier ces trois notions, mais aussi de les mettre à l’épreuve, à l’épreuve notamment des problèmes d’aujour- d’hui. L’objet du propos portera sur quatre points. Dans un premier temps, il s’agira de cerner les deux sens du mot démocratie, régime politique mais aussi état social (I). Ensuite, il conviendra de montrer que la démo- cratie en France a pris une forme républicaine (II). De son côté, la ci- toyenneté ne peut se comprendre qu’en référence à la démocratie et à la République (III). Enfin, un certain nombre de questions en suspens font l’objet de controverses (IV). 1 - Cette intervention présente une version remaniée et enrichie de la conférence donnée au lycée René Cassin de Bayonne, le 18/05/2016, et devant le Cercle Condorcet le 01/06/2016. 2 - Gérard Noiriel, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Bayard, 2015.

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DÉMOCRATIE, RÉPUBLIQUE ET CITOYENNETÉ

À L’ÉPREUVE 1

Approche sociologique et historique INTRODUCTION

Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, les commenta-

teurs ont largement mobilisé des notions comme démocratie, valeurs de la République, citoyenneté et laïcité. Des manifestations, notamment celle du dimanche 11 janvier 2015, d’un niveau sans précédent dans notre pays, ont suivi ces attentats et se sont placées sur le terrain de la défense des « valeurs républicaines » au prix d’une confusion avec « valeurs démocratiques ». La liberté d’expression et les droits de l’homme sont en effet défendus aujourd’hui par des régimes de nature diverse. Les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et le Danemark par exemple ne sont pas des ré-publiques et néanmoins il s’agit de démocraties.2

Il importe donc de mettre en évidence en quoi démocratie et répu-blique se distinguent. De plus, la notion de citoyenneté ne peut se com-prendre sans renvoyer aux valeurs démocratiques et républicaines. On ne peut appréhender le présent qu’à condition d’en sortir. Le détour his-torique s’impose donc, une nouvelle fois, ici pour saisir la différence en-tre démocratie et République et comment la citoyenneté se nourrit de chacune de ces deux dimensions. L’approche se veut résolument sociolo-gique et historique pour tenter de relier ces trois notions, mais aussi de les mettre à l’épreuve, à l’épreuve notamment des problèmes d’aujour-d’hui.

L’objet du propos portera sur quatre points. Dans un premier temps, il s’agira de cerner les deux sens du mot démocratie, régime politique mais aussi état social (I). Ensuite, il conviendra de montrer que la démo-cratie en France a pris une forme républicaine (II). De son côté, la ci-toyenneté ne peut se comprendre qu’en référence à la démocratie et à la République (III). Enfin, un certain nombre de questions en suspens font l’objet de controverses (IV). 1 - Cette intervention présente une version remaniée et enrichie de la conférence donnée au lycée René Cassin de Bayonne, le 18/05/2016, et devant le Cercle Condorcet le 01/06/2016. 2 - Gérard Noiriel, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Bayard, 2015.

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I/ DEUX SENS À LA DÉMOCRATIE

Quand on veut définir la démocratie, on peut s’en tenir à l’étymologie, « pouvoir du peuple », mais on reste à un niveau tellement général qu’il en devient peu opératoire. Si l’on pense immédiatement à la démocratie comme caractéristique d’un régime politique, il convient de lui donner un deuxième sens à partir de la lecture de Tocqueville. Pour ce dernier, la démocratie est certes un régime politique, mais elle est surtout un état social. Commençons par ce deuxième aspect des choses, nous évoquerons le premier ultérieurement.

A/ LA DÉMOCRATIE EN TANT QU’ÉTAT SOCIAL

Pour Alexis de Tocqueville (1805-1859), un précurseur de la sociolo-gie, la démocratie est davantage un état de la société qu’un régime politi-que même si l’un ne va pas sans l’autre. Au retour d’un voyage d’étude, avec son ami Gustave de Beaumont, sur le système pénitentiaire améri-cain il écrit De la démocratie en Amérique (1835). Un second tome para-îtra en 1840. Il avoue avoir cherché dans l’Amérique plus que l’Amérique et s’être livré à une réflexion sur la démocratie en général.

1/ Démocratie et égalité des conditions 3

Le fait générateur du changement social réside pour Tocqueville

dans l’avènement de la démocratie. La démocratie se définit comme « l’égalité des conditions ». Il faut entendre par là un état social dans le-quel les obstacles à la mobilité sociale ont été supprimés. La stratification sociale ne repose plus sur les ordres (noblesse, clergé, tiers-état) au fon-dement desquels on trouvait, non pas la richesse, mais le prestige. Com-battre pour la noblesse et prier pour le clergé apparaissait plus presti-gieux que travailler (tiers-état). Les marchands qui appartenaient au tiers-état étaient souvent plus riches que les nobles.

Avec la démocratie, la position sociale ne dépend plus de la nais-sance, les individus sont juridiquement égaux et la possibilité de la mobi-lité sociale pénètre leur imaginaire. Si la société démocratique est une société égalitaire dans laquelle il n’existe plus de hiérarchie héréditaire entre les individus, toutes les positions sociales sont ouvertes. La société démocratique s’oppose donc à la société aristocratique organisée en or-dres relativement fermés. Elle s’oppose à l’aristocratie en tant que classe héréditaire.

3 - Les citations du développement sur Tocqueville sont extraites de De la démocratie en Amérique, 1840, Paris, Robert Laffont, 1986.

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2/ Les conséquences de la démocratie

La première conséquence de l’égalisation des conditions est l’existence d’une forte mobilité sociale. De plus, on observe une réduction du nombre des très riches et des très pauvres. « Les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire » Il se développe une classe moyenne composée d’artisans, de commerçants, d’employés salariés. Les membres de cette classe sont moyens en tout, richesse mais aussi éducation et intelligence. S’agissant de l’Amérique, « l’égalité s’étend jusqu’à un certain point sur les intelli-gences elles-mêmes ». « Il se rencontre donc une multitude d’individus qui ont le même nombre de notions à peu près en matière de religion, d’histoire, de sciences, d’économie politique, de législation de gouverne-ment ».

Dans une société démocratique, les relations sociales ont perdu leur caractère obligatoire (au contraire d’une société aristocratique) et de-viennent éphémères. Les individus ont donc tendance à se désintéresser de leurs relations sociales et des affaires publiques pour porter un intérêt exclusif à leurs affaires personnelles. La montée de cet individualisme (les individus « s’habituent à se considérer toujours isolément ») permet à un État centralisé et tout puissant de réglementer la vie des citoyens et de supprimer la liberté sans opprimer violemment : c’est le despotisme démocratique.

Si tous les hommes se valent, toutes les opinions se valent. Le seul moyen de les hiérarchiser consiste à mesurer le nombre de personnes qui les soutiennent c’est-à-dire à dégager une majorité qui a toujours raison alors que la minorité a toujours tort. L’opinion publique devient toute-puissante et chacun cherche alors à s’y conformer mais, ce faisant, l’individu abdique sa liberté et renonce à exercer son autonomie. C’est la tyrannie de la majorité.

3/ Les contrepoids de la démocratie

C’est en Amérique que Tocqueville découvre les contrepoids de la

démocratie. La décentralisation (« Dans aucune des républiques améri-caines, le gouvernement central ne s’est occupé que d’un petit nombre d’objets dont l’importance attirait ses regards »), l’existence de nom-breuses associations, la liberté de la presse et la religion contribuent au ciment social des sociétés démocratiques.

Avec la religion, la société démocratique se donne une limite à elle-même. Aux yeux d’un Tocqueville incroyant, la religion est utile. Elle mo-

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dère le matérialisme démocratique, c’est-à-dire l’attachement aux seuls biens terrestres, consolide les mœurs et fixe des limites morales. La force des États-Unis est d’avoir pu concilier esprit de liberté et esprit de reli-gion. Ce qui est important pour la société n’est pas qu’une religion soit vraie mais que les citoyens en aient une.

Tocqueville pointe néanmoins le danger, avec l’industrialisation, de reconstitution d’une aristocratie industrielle avec des accents que l’on pourrait prêter à Marx. L’ouvrier échappe à la loi démocratique de la mo-bilité sociale et Tocqueville dénonce une exploitation consciente de la part des industriels. L’aristocratie industrielle recrée une « humanité à part », une classe héréditaire.

B/ L’ÉGALITÉ DES CONDITIONS N’EST PAS CELLE DES SITUA-

TIONS NI CELLE DES CHANCES

La plupart des sociétés développées affirment la valeur d’un principe d’égalité, celui d’une égalité des individus. Il s’agit ici de l’égalité démo-cratique, au sens de Tocqueville, mais la multiplication des inégalités so-ciales réelles met en tension le principe démocratique. Les causes sont multiples, elles ne se réduisent ni à la naissance, ni à la position de classe, mais la multiplication de ces inégalités met à l’épreuve le fondement dé-mocratique de notre société. Si les inégalités des conditions, au sens de Tocqueville, semblent inacceptables et vécues comme injustes, en revan-che les inégalités des situations sont souvent justifiées comme des inéga-lités de talent, de mérite et d’implication au travail.

1/ L’inégalité des situations

La démocratie se définit comme l’égalité des conditions. Elle

s’oppose à l’aristocratie (existence d’une classe héréditaire) plutôt qu’à la monarchie (un seul détenteur de la puissance souveraine). Elle met fin à une société d’ordres et supprime les obstacles à la mobilité sociale. L’inégalité des conditions renvoie à une inégalité de droits et de statuts, notamment héréditaire, à l’existence de barrières juridiques et symboli-ques entre les conditions (on parlait de « condition noble » ou de « condition roturière »).

Depuis la Révolution Française et la suppression des ordres et des privilèges, depuis que la République a inscrit au fronton de ses édifices l’égalité comme l’une des trois composantes de sa devise (à côté de la li-berté et de la fraternité), notre société s’est orientée vers la démocratie telle que l’entendait Tocqueville. Celle-ci n’a cependant pas supprimé l’inégalité des situations ou, selon l’expression de François Dubet,

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l’inégalité des places.4 Il s’agit de l’inégalité des conditions de vie (d’où le risque de confusion avec l’inégalité des conditions dont parlait Tocque-ville, il vaut donc mieux parler d’inégalités des situations ou d’inégalités des places). Ce sont des inégalités économiques ayant pour enjeu l’accès aux ressources, aux biens et aux services (par exemple, les inégalités de salaires, de revenus, de patrimoine ou encore les inégalités d’accès à l’école).

2/ L’égalité des chances

Une société démocratique ne reconnaît pas simplement l’égalité des droits mais aussi la nécessité d’une égalité des chances. Dans une pre-mière définition, l’égalité des chances permet à chaque individu d’accéder à n’importe quelle position sociale (la méritocratie). Chacun doit pouvoir accéder à tous les emplois en fonction de son mérite et non plus de sa naissance. C’est le sens qu’il faut donner au décret d’Allarde de mars 1791qui supprime les corporations et à la loi Le Chapelier de juin 1791 qui interdit les coalitions : la circulation des individus dans l’espace social doit se faire en fonction de leur seul talent. L’abolition des privilè-ges, dans la nuit du 4 août 1789, annonce cette égalité des chances. Les inégalités sociales ne sont pas mises en cause, mais chaque individu a « la possibilité de prétendre à toutes les positions sociales, aussi inégales soient-elles ». 5

Dans une deuxième acception, l’égalité des chances suppose que « les individus se répartissent équitablement à tous les niveaux de la structure sociale »6 quelle que soit leur origine sociale. Ainsi, l’égalité des chances dans une société composée de 50 % de femmes, de 30 % d’ouvriers, de 10 % de minorités visibles devrait reproduire ces différen-tes proportions, par exemple, parmi les dirigeants politiques ou les élèves des grandes écoles.7 Cette conception de l’égalité, plus exigeante que la précédente, suppose l’abolition de l’héritage qu’il soit économique ou culturel. Cependant, une société qui assurerait l’égalité des chances peut-elle permettre de laisser sur le bord du chemin ceux qui n’ont pas su sai-sir leur chance ?

4 - Dubet (François), Les places et les chances, Paris, Seuil, 2010. 5 - Dubet (François), op cit. 6 - Ibid 7 - Ibid

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C/ LA DÉMOCRATIE COMME RÉGIME POLITIQUE La façon la plus habituelle de définir la démocratie revient à en faire

un régime politique. Cependant démocratie comme état social et démo-cratie comme régime politique vont de pair.

1/ La démocratie régime de liberté politique

La démocratie s’entend également comme un régime politique dans

lequel la souveraineté est détenue par le peuple : ce dernier peut choisir ses représentants. Plus près de nous, au vingtième siècle, Norberto Bob-bio la définit comme une forme de gouvernement dans laquelle le pou-voir n’est pas dans les mains d’un seul ou d’une minorité, mais de tous ou mieux de la majorité. Elle « s’oppose aux formes autocratiques comme la monarchie ou l’oligarchie ».8

Il n’y a donc pas de démocratie sans libre choix des gouvernants par les gouvernés, sans pluralisme politique. Alain Touraine rejoint Norberto Bobbio en soulignant que les choix à faire doivent être réels et que l’on ne peut parler de démocratie si les électeurs n’ont le choix qu’entre deux fac-tions de l’oligarchie.

Il apparaît donc logique que l’état social égalitaire, l’égalité des conditions, affecte la nature du régime politique qui reconnaît aux ci-toyens la faculté de choisir leurs gouvernants. La démocratie politique est donc le régime adapté à une société où règne l’égalité des conditions, c’est-à-dire l’égalité des hommes en droits. « Souveraineté du peuple et démocratie sont deux mots parfaitement corrélatifs ; l’un présente l’idée théorique, l’autre sa réalisation pratique ».9

2/ Démocratie et constitution

La démocratie est donc le régime de la liberté politique. Elle repose sur un ensemble de règles qui déterminent qui est appelé à prendre les décisions collectives et selon quelles procédures. Elle est donc toujours constitutionnelle. La constitution est un texte qui décrit les mécanismes gouvernementaux : rôle du Président de la République, du Gouverne-ment, du Parlement, des rapports entre Parlement et Gouvernement par exemple. Elle situe le pouvoir sur un plan tel que les gouvernants en ont l’exercice mais non la propriété.

Elle subordonne les gouvernants au respect de leur statut constitu-tionnel. Nul ne peut donc exercer le pouvoir s’il n’y est appelé dans la 8 - Norberto Bobbio, Libéralisme et démocratie, Paris, Les Éditions du cerf, 1996. 9 - Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, Paris, Robert Laffont, 1986.

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procédure prévue par la Constitution. La Constitution est une des condi-tions de l’état de droit. La constitution organise la séparation des pou-voirs (le terme limitation des pouvoirs conviendrait sans doute mieux), notamment entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.

Le pouvoir législatif appartient au Parlement : “la loi est votée par le Parlement” (article 34 de la Constitution de la Cinquième république). Il est concurrencé par le gouvernement qui peut agir par décret dans tous les domaines que la Constitution n’a pas désignés comme relevant de l’action parlementaire.

Le pouvoir exécutif appartient au gouvernement : « le gouverne-ment détermine et conduit la politique de la nation » (article 20). Les attributions du Président de la République, surtout lorsqu’il dispose d’une véritable majorité parlementaire, lui confèrent un véritable pouvoir gouvernemental. Il joue donc un rôle important dans le domaine exécu-tif.

Au total, si la démocratie se définit par l’égalité des conditions donc

des droits, on peut se demander si, malgré l’affirmation de l’égalité entre les hommes, la multiplication des inégalités (salaires, revenus, patrimoi-nes) ne met pas à l’épreuve le caractère démocratique de la société fran-çaise contemporaine. Les enquêtes de mobilité sociale (ce que deviennent les fils par rapport à leurs pères) nous révèlent que les positions sociales atteintes ne sont pas indépendantes de l’origine sociale. Si l’on définit la démocratie comme un régime politique, force est de constater que tous les intérêts particuliers ne disparaissent pas devant la volonté générale et que le maintien des oligarchies enlève toute réalité au peuple que la dé-mocratie suppose souverain.10 II/ EN FRANCE, LA DÉMOCRATIE PREND UNE FORME RÉ-PUBLICAINE

On utilise souvent les termes de démocratie et de République de manière indifférenciée. Pourtant, ils ont une signification différente. Si la démocratie est définie comme un état social, elle s’oppose à l’aristocratie (classe héréditaire) alors que, définie comme un régime politique, elle s’oppose à la tyrannie quand un seul homme exerce le pouvoir. En revan-che, la République s’oppose à la monarchie et le terme désigne le régime qui a remplacé la monarchie.

Depuis 1789, la France a connu cinq Républiques, c’est-à-dire cinq régimes politiques, différents certes, mais qui avaient en commun de ne pas confier l’exercice du pouvoir à un seul homme. Dans notre pays, la

10 - Alain Touraine, Qu’est ce que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994.

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République est une démocratie. On doit remarquer que toute république n’est pas une démocratie. La République Populaire de Chine n’est guère démocratique, les élections n’y sont pas libres et le parti communiste est unique. Par ailleurs, une démocratie ne prend pas forcément la forme ré-publicaine. Personne ne conteste aux monarchies constitutionnelles scandinaves par exemple le qualificatif de démocratie. Le pouvoir exécu-tif y est exercé par un Premier Ministre désigné au sein du parti ou de la coalition de partis qui a gagné les élections et un Parlement, élu au suf-frage universel, y fait la loi.

Au cours du dix-neuvième siècle, en France, s’est diffusée une théo-rie de la République qui la fait reposer sur cinq piliers : la mémoire de la révolution, l’attachement à la nation, le rejet des factions, la laïcité et l’école.11

A/ LA MÉMOIRE DE LA RÉVOLUTION

La République française se réfère à la Révolution, à ses rites comme à son universalisme.

1/ La référence à ses rites

Les républicains se reconnaissent dans l’œuvre de la Révolution. Ils en adoptent le langage (utilisation du terme citoyen), les emblèmes (la Marseillaise en 1879, le drapeau tricolore qui date de 1794, le buste de Marianne, figure allégorique de la République en 1877, dans toutes les mairies). C’est encore la Troisième République qui fera, en 1880, du 14 juillet, la fête nationale qui célèbre non pas la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, mais la fête de la fédération, le 14 juillet 1790. La devise de la République (liberté et égalité) trouve son origine dans l’œuvre révolu-tionnaire. La fraternité, entendue comme solidarité, sera rajoutée en 1848 par la deuxième République.

2/ Une mission universelle

La République reprend l’universalisme de la révolution et de sa dé-claration des droits de l’homme et du citoyen qui pose, d’entrée, comme principe que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Clémenceau, au lendemain de la victoire du 11 novembre 1918, n’hésitait pas à s’écrier : « La France soldat de Dieu hier, aujourd’hui 11 - J’emprunte les cinq piliers de la République à Michel Winock, « Démocratie et Républi-que » in La démocratie occidentale au XX e siècle : enjeux et modèles, sous la direction de Jacques Marseille, Association pour le développement de l’histoire économique, 2000.

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soldat du droit, soldat de l’humanité toujours ». La République est donc universaliste. En même temps, elle manifeste son attachement à la na-tion, ce qui apparaît contredire son universalisme.

B / L’ATTACHEMENT À LA NATION La conception républicaine de la nation doit beaucoup à Ernest Re-

nan (1823-1892). Ce dernier s’interroge sur ce qu’est la nation dans une conférence tenue en Sorbonne le 11 mars 1882 et intitulée Qu’est-ce qu’une nation ? Réflexion de grande qualité, cette conférence est aussi un texte de combat. Il s’agit de s’opposer à certains intellectuels allemands (Mommsen et Strauss) qui justifient l’annexion de l’Alsace et la Lorraine, en prétextant notamment qu’elles sont de culture allemande (race et lan-gue).

1/ La nation ne se réfère à aucune ethnicité, aucune foi, aucune paternité monarchique

De manière très pédagogique, Renan commence par réfuter certai-

nes conceptions de la nation sans citer leur origine (allemande). La na-tion ne peut reposer sur la race, ni sur la langue. Il met en cause ici la conception allemande de la nation, mais jamais il ne désigne ses adver-saires. Pourtant s’il s’emploie à démontrer que ni la race, ni la langue ne peuvent servir de fondement à la nation, c’est parce que des savants al-lemands avaient avancé cet argument au moment de l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine.

La constitution des nations modernes ne procède pas de la race. La France par exemple est « celtique, ibérique, germanique » et l’Allemagne « germanique, celtique et slave ». Comme une race pure n’existe pas, faire reposer la nation sur la race « est une chimère ». Il en va de même de la langue. On peut parler la même langue et ne pas former une nation. C’est la volonté qui prime malgré la diversité des idiomes. La considéra-tion exclusive de la langue enferme dans une culture déterminée. « Rien de plus mauvais pour l’esprit, rien de plus fâcheux pour la civilisation ». La religion ne peut pas servir de base à la nation moderne. « On peut être Français, Anglais, Allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La religion est devenue chose indivi-duelle ; elle regarde la conscience de chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe plus ». La géographie ne saurait s’imposer comme principe de la nation : pourquoi le Rhin plus que la Seine comme frontière ? Les fleuves peuvent tout aussi bien réunir les hommes plutôt que les diviser.

Même si la nation a pu procéder, dans le passé, d’une dynastie, elle peut exister sans principe dynastique. La disparition de la dynastie

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n’entraîne pas celle de la nation qui peut continuer à exister. Après la ré-futation de ces supposés fondements de la nation, Renan expose sa conception.

2/ La nation est un principe spirituel

« Une nation est une âme, un principe spirituel », une idée qui s’enracine dans le passé, mais se perpétue dans le présent. Le passé ren-voie à un héritage de souvenirs communs, dans le présent la nation re-pose sur « le désir de vivre ensemble », sur « la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Un long passé d’efforts, de sacrifices, de dévouements ont conduit à la nation. La solidarité est au fondement de la nation. « L’existence de la nation est un plébiscite de tous les jours », une jolie formule pour indiquer l’importance du consentement et comment ne pas penser aux territoires perdus d’Alsace et de Lorraine quand Renan avance qu’une nation n’a pas intérêt à annexer un pays contre sa volon-té ? Bien sûr la nation n’a rien d’éternel, Renan pense même qu’une confédération européenne, un jour, la remplacera.

Au total on doit considérer que « l’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes ». L’agrégation des cœurs et des es-prits crée une conscience morale que l’on désigne sous le terme nation. Si un doute surgit sur les frontières de la nation, il s’avère nécessaire de consulter les populations concernées.

Quand Renan fait de la volonté la source de l’identité nationale, il re-prend à son compte un principe posé par la Révolution et il s’inscrit dans une tradition qui remonte à Jules Michelet (1798-1874) dont il reprend les mots mêmes : « une âme », « un principe spirituel », « une grande solidarité », « le sentiment des sacrifices que l’on a fait et ceux qu’on est disposé à faire encore ».12 Sa conférence affiche une proximité avec les thèses de Fustel de Coulanges (1830-1889)13, moins célèbre que Michelet, mais cependant l’un des grands historiens du dix-neuvième siècle. Dans un texte intitulé L’Alsace est-elle allemande ou française ? Fustel de Cou-langes écrivait en effet : « Ce qui distingue les nations, ce n'est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur coeur qu'ils sont un même peuple lorsqu'ils ont une communauté d'idées, d'intérêts, d'affections, de souvenirs et d'espérances ».

12 - Philippe Forest, « Pistes de lecture » in Qu’est-ce qu’une nation ? Littérature et identité nationale de 1871 à 1914, Paris, Pierre Bordas et fils, 1991. 13 - Numa Denis Fustel de Coulange, professeur d’histoire à l’Université de Strasbourg en 1860, enseignant à l’École Normale Supérieure en 1870, directeur en 1880, a influencé le père fondateur de la sociologie française Émile Durkheim qui lui dédia sa thèse. Il a laissé son nom au lycée le plus prestigieux de Strasbourg qui jouxte la Cathédrale.

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La France est donc une construction politique et la République a montré son attachement à cette conception de la nation comme « principe spirituel ». Ernest Renan, sans être conservateur ou réaction-naire, n’est pas pour autant révolutionnaire. Il s’est rallié à tous les régi-mes (monarchie, Empire, République), mais ne s’est donné à aucun. En fait, Renan était élitiste. Une société qui n’a pas d’aristocratie pour la guider est vouée, selon lui, à sa perte. Il a pu trouver des effets positifs à la guerre, l’esclavage, l’inégalité. Renan ne s’est rallié à la Troisième Ré-publique qu’à l’hiver de sa vie et il craint que la démocratie ne soit qu’une forme de décadence.14

C / LE REJET DES FACTIONS On retrouve les origines révolutionnaires de la notion de République

par l’aversion qu’elle porte aux factions.

1/ La volonté générale contre les intérêts

La République a réussi à faire ce que la monarchie n’avait pas for-cément tenté de faire, élaborer un ensemble unifié qui dépasse les parti-cularismes locaux. La langue de la République, le Français, transcende le particularisme de chaque « patois ».

C’est ainsi que la langue a pu être l’expression de la volonté générale, même si Renan avait pu déclarer que la langue, pas plus que la « race », ne pouvait servir à expliquer ce qu’est la Nation. La centralisation procé-dait d’un désir d’unification et permettait à la République d’être « une et indivisible ».

2/ La République une et indivisible

Si la nation repose sur un principe politique, l’union des citoyens animés de la volonté de vivre ensemble, elle conduit au mythe de l’unité et du rassemblement. La République est « une et indivisible ». Au-jourd’hui, elle l’est dans son principe seulement.

Par exemple, l’Alsace-Lorraine vit encore sous le régime du concor-dat entre le pape et Napoléon Premier dans une République laïque (voir D). Les républicains qui ont cherché à revenir sur la situation de l’Alsace-Lorraine se sont heurtés à la très forte hostilité des Alsaciens qui avaient pourtant manifesté leur attachement à la France.

14 - Philippe Forest, op cit.

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D/ LA LAÏCITÉ

La République est laïque. Dans la Constitution de 1958, ce principe est affirmé dès son article 2 : « la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La loi de séparation des églises et de l’État a concrétisé le principe en 1905. La France est quasiment seule (avec la Turquie mais pour combien de temps encore ?) à s’affirmer laï-que. Qu’entend-on par laïcité ?

1/ La religion doit être une affaire privée

La laïcité française s’est affirmée contre la domination de l’église ca-tholique dans les affaires publiques, contre l’Église qui avait condamné la doctrine des droits de l’homme et qui, au dix-neuvième siècle, apparaît antilibérale et antimoderne. Il s’agit de remettre l’église à sa place, en de-hors de l’éducation et des affaires publiques : « la coutume en France (…) veut toujours que la foi religieuse soit une affaire privée ». 15 La laïcité renvoie à un principe individualiste dans la mesure où elle accorde des droits aux individus et non aux groupes religieux. On connaît la phrase célèbre du député révolutionnaire Clermont-Tonnerre à propos des juifs : « Il faut tout refuser aux juifs en tant que nation, et tout leur accorder en tant qu’individus ».

Les promoteurs de la laïcité sont rarement athées, souvent protes-tants, mais ils sont anticléricaux dans la mesure où l’Église s’oppose à la République. À chaque élection de la fin du dix-neuvième siècle, les évê-ques réitèrent leur soutien aux candidats d’opposition qu’ils soient roya-listes, bonapartistes ou simplement conservateurs.16 Jules Ferry, par exemple, est marqué par le positivisme, la foi dans le progrès et dans la science.17

La laïcité devient un instrument d’intégration. La République repose en effet sur un contrat implicite, il s’agit d’intégrer toutes les traditions, tous les intérêts divergents.18 Deux grands textes législatifs ont établi la laïcité républicaine : les lois scolaires des années 1880 et la loi de sépara-tion des églises et de l’État même si cette dernière n’emploie jamais le mot de laïcité.

15 - Patrick Weil, La République et sa diversité, Paris, Seuil, 2005. 16 - Gérard Delfau, Radicalisme et République : les temps héroïques (1869-1914), Paris, Bal-land, 2001. 17 - Michel Winock, « Démocratie et République » in La démocratie occidentale au XXe siè-cle-Enjeux et modèles, sous la direction de Jacques Marseille 18 - Ibid

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2/ Concrétisation : la loi de séparation des églises et de l’État (1905)

Le concordat entre le pape Pie VII et Bonaparte avait été, pour ce

dernier, une façon de clore le chapitre de la Révolution au lendemain du coup d’État du 18 brumaire (9 novembre 1799). Le concordat est en effet signé le 15 juillet 1801 et il apparaît comme une transaction. Si le catholi-cisme ne redevenait pas une religion d’État, il n’en demeurait pas moins celle d’une majorité de Français.

Pourtant, bien qu’ils soient d’accord sur le principe de la séparation, les républicains hésitent. Le concordat est un contrat et en vertu des obli-gations qui s’imposent au clergé n’est-il pas un moyen de contrôler ses penchants les plus réactionnaires ? En effet, l’État dispose du pouvoir de nomination des évêques et, pour se faire respecter, peut menacer évêques et curés d’une suspension de salaires. Émile Combes (1835-1921) lui-même, qui incarne aux yeux de l’Histoire une laïcité intransigeante (il fit voter la loi qui, en juillet 2004, interdisait d’enseignement tout membre de congrégations) défendait le budget des cultes en 1903 : « un peuple n’a pas été nourri en vain, pendant une longue série de siècles, d’idées religieuses, pour qu’on puisse se flatter d’y substituer en un jour, par un vote de majorité, d’autres idées répondant à celles-là ».

En décembre 1905, la République abolit donc le régime de Concor-dat qui régulait les relations entre l’État et les « religions communes ». Dans ses deux premiers articles, la loi de séparation assure la liberté de conscience et le libre exercice du culte. En revanche, elle ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Cette loi est fondée sur l’idée que seule la sé-paration garantit le respect de tous les citoyens qu’ils soient croyants ou non croyants. S’ils sont croyants, ils sont respectés quelle que soit leur religion. La laïcité découle du principe juridique d’égalité. Qui dit égalité dit également neutralité de l’État et de la puissance publique. La laïcité représente donc le principe d’égalité appliqué aux affaires religieuses.19

Le camp républicain n’est pas homogène, une aile droite qui ne bas-culera en faveur de la séparation qu’en 1904, une aile gauche parlemen-taire très active autour de Maurice Allard, Édouard Vaillant, et Jean Al-lemane, liée à la libre-pensée et à la franc-maçonnerie, qui voit dans la séparation une occasion de « briser le bloc romain ».20 L’habileté d’Aristide Briand et l’autorité de Jean Jaurès permettront de dégager une majorité. La loi de séparation apparaît tout autant comme une « réaction de défense du régime républicain » et de la souveraineté nationale face à une puissance étrangère, le Vatican, que comme « une conquête assumée

19 - Cécile Laborde, Français encore un effort pour être républicains !, Paris, Seuil, 2010. 20 - Maurice Allard, séance du 10 avril 1905.

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de la liberté de conscience ». 21 La séparation entre religion et État apparaît cependant incomplète

car elle fait place au compromis, aux accommodements. L’État finance les aumôneries, entretient les édifices religieux construits avant 1905, ac-corde des avantages fiscaux aux associations religieuses en vertu de la loi de 1901, subventionne les écoles privées confessionnelles sous contrat d’association. La loi de 1905 ne s’applique pas à l’Alsace et à la Lorraine, allemandes au moment de la loi de séparation. Le clergé y est donc ré-munéré par l’État et les établissements publics dispensent un enseigne-ment religieux. Enfin, la laïcité n’a pas renié les soubassements culturels de la France, « fille aînée de l’Église », dans la mesure par exemple où le nombre de jours fériés catholiques est toujours aussi important. Certains emploient un terme évocateur pour désigner cette réalité, la «catholaïci-té».22

La loi de séparation n’est pas un épisode isolé de la vie politique

française. C’est au contraire le point d’aboutissement d’une idée, avancée sous la Révolution, mûrie sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, ressurgie lors de l’éphémère deuxième République en 1848 qui devient un thème majeur chez les républicains. Elle figure dans le « programme de Belleville » de Gambetta en 1869.23

E/ L’ÉCOLE La première étape sur le chemin de la séparation concerne l’école.

Elle sera l’œuvre de Jules Ferry (1832-1893) ministre de l’Instruction pu-blique, voire Premier Ministre, pratiquement sans discontinuer, dans les gouvernements qui se sont succédé entre 1879 et 1885.

1/ Former des citoyens

Les lois scolaires de Jules Ferry, en rendant l’instruction primaire obligatoire pour les garçons et les filles âgés de 6 à 13 ans, n’avaient pas pour objectif d’apprendre à lire aux Français. Une majorité de français savaient en effet lire à cette époque. Il s’agit plutôt de former des répu-blicains et de soustraire les enfants à l’influence de l’Église. L’école publi-que est laïque et gratuite, l’école primaire va jouer un rôle déterminant dans la diffusion des valeurs républicaines. L’enseignement religieux dis-paraît, il est remplacé par l’instruction civique et morale.

21 - Gérard Delfau, op cit. 22 - Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, 2010. 23 - Aux élections du printemps 1869, Gambetta était candidat à Bellevillle.

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En 1887, l’arrêté du 18 janvier fixe le programme de morale pour le cours moyen, c’est-à-dire pour les enfants de 9 à 11 ans : devoirs envers la famille, devoirs envers la patrie, devoirs envers soi-même, devoirs envers les autres, devoirs envers Dieu (sic). Sans s’occuper des prescriptions spéciales aux différentes religions, l’instituteur doit s’attacher à faire comprendre à l’enfant que « le premier hommage qu’il doit à la divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison ». 24 Un républicain peut penser n’importe quoi à condition de penser par soi-même en s’appuyant sur la raison. Les élèves du cours supérieur (de 11 à 13 ans) étudient les devoirs envers la famille, la société, la patrie. Le livre contient des définitions, des textes, des récitations et des sujets de rédaction. Ainsi après l’étude des principes généraux de la morale, les écoliers étaient invités à réfléchir au sujet suivant : « dites ce qu’il ne faut pas faire pour être un honnête homme, dites ce qu’il faut faire » ou encore « choisissez dans l’histoire deux personnages de conduite opposée, l’un honnête et vertueux, l’autre immoral et, par leur exemple, montrez que la vertu anoblit l’homme autant que le vice le dé-grade ».

Une autre matière contribue à former le citoyen, c’est l’histoire. Si l’on ouvre le manuel écrit par Ernest Lavisse (1842-1922), fondateur de l’histoire positiviste, celui que Pierre Nora désigne joliment comme « l’instituteur national », on apprend, qu’avant la République, les rois ont fait la France. On y apprend aussi qu’après la nuit du 4 août 1789, « tous les Français furent égaux entre eux », que l’Assemblée nationale constituante a été la bienfaitrice de la France, qu’elle lui a donné libertés et égalité certes, mais aussi qu’elle lui a légué une organisation adminis-trative. « Ainsi cette grande assemblée, qui a détruit l’ancien régime, a constitué la France nouvelle ». Le dernier chapitre, consacré à la Répu-blique depuis 1870, se termine par une référence aux territoires perdus : « personne de nous pourtant n’a oublié que plus de quinze cent mille hommes qui étaient de bons Français ont été obligés de devenir alle-mands en 1871, et nous gardons un souvenir fidèle et profond à nos frè-res exilés de la patrie » (le compte à rebours de la revanche ?). Ernest Lavisse pense que « l’histoire ne s’apprend pas par cœur, mais par le cœur » et qu’elle doit inculquer l’amour de la patrie. La gauche lui repro-chera longtemps ses propos sur la Commune de Paris décrite comme « une révolte criminelle entre toutes, car elle força le gouvernement français à attaquer la capitale de la France sous les yeux de l’étranger vainqueur, et heureux de nous voir nous déchirer nous-mêmes ».

Le Tour de la France par deux enfants (de G.Bruno, pseudonyme d’une femme de lettres Augustine Fouillée), véritable roman scolaire, ra- 24 - Louis Boyer, Le livre de morale des écoles primaires, Paris, Librairie Classique interna-tionale.

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conte l’histoire de deux jeunes frères orphelins lorrains (les territoires perdus mais toujours présents dans les esprits), André et Julien, qui par-tent à la recherche d’un oncle. Dans leur tour de la France, ils appren-dront à connaître les valeurs morales de la patrie qu’ils ont choisie, son histoire, sa géographie (et les écoliers avec eux). Il s’agit de deux lorrains, la remarque n’est pas anodine, qui ont choisi la France. Le tour de la France par deux enfants apparaît comme le manuel du parfait citoyen, mais pendant près d’un quart de siècle, le mot République n’apparaît pas dans les différentes éditions. Ce ne sera le cas qu’en 1906.

2/ Permettre la promotion sociale

Le modèle scolaire républicain s’est donc mis en place progressive-ment sous la Troisième République et perdurera jusqu’aux années 1960 qui ouvrent une première phase de massification de l’enseignement se-condaire. Il s’agit d’un modèle enchanté, mais profondément inégalitaire.

L’élitisme républicain offre la possibilité aux bons élèves d’origine populaire d’accéder au collège, beaucoup plus rarement au lycée, réservé aux héritiers, donc aux enfants des classes aisées. Albert Camus (1913-1960) et Pierre Bourdieu (1930-2002) incarnent, chacun à sa manière, la figure du « boursier ». Le premier rendit souvent hommage à son maître d’école, Louis Germain, à qui il écrivit à propos de son prix Nobel de lit-térature : «quand j'ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous ». Quant à Pierre Bourdieu, il fit l’expérience, au lycée Louis Barthou à Pau, au lycée Louis le Grand à Paris, à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, d’un monde particulièrement dur envers ceux qui n’y sont pas nés. Le système donne la possibilité à cer-tains, au-delà de ces deux exemples exceptionnels, de devenir les « sous-officiers de la République ».25 Les bons élèves d’origine populaire peu-vent ainsi tenter le concours d’entrée à l’École normale et, en cas de suc-cès, se destiner à une carrière d’instituteurs.

Ce ne sont cependant pas les performances scolaires qui détermi-nent les parcours, mais l’origine sociale. Les enfants de milieux aisés fré-quentent le lycée (ils y entrent dès la sixième, parfois dès le cours prépa-ratoire, classe de onzième du petit lycée), les enfants des classes moyen-nes suivent une scolarité courte au collège (jusqu’en troisième), les jeu-nes issus des classes populaires n’ayant qu’une scolarité de type primaire (jusqu’à l’âge de quatorze ans). Les lycées avaient vocation d’amener leurs élèves jusqu’au baccalauréat et à l’enseignement supérieur. Les meilleurs élèves des classes populaires pouvaient poursuivre jusqu’au brevet après quatre ans d’études, dans des collèges ou des cours com- 25 - François Dubet, « Existe-t-il une justice scolaire ? » in Paugam (Serge), Repenser la soli-darité, Paris, PUF, 2007.

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plémentaires. La grande majorité des élèves achevait cependant ses étu-des dans les classes de fin d’études des écoles primaires en vue d’obtenir le certificat d’études primaires.26 Cette architecture de l’école prévaut en-core au sortir de la deuxième guerre mondiale.

Le modèle républicain est donc un système dual. La grandeur de

l’école républicaine procède de l’égalité d’accès de tous à l’école élémen-taire. Sa fonction consiste à instituer la République en instaurant le règne de la Raison, des Lumières et du Progrès qui doit façonner le futur ci-toyen. Ce long détour par la Démocratie et la République s’avérait néces-saire pour comprendre la notion de citoyenneté telle qu’elle est conçue en France. III/ LA CITOYENNETÉ

Dans les pays démocratiques, depuis quelques années, le terme de citoyen est revenu à la mode. On parle de rencontre citoyenne, d’action citoyenne, de café citoyen. Au sens très large, il peut signifier « non pro-fessionnel », « social », voire « amical » ou « sympathique ».27 Il est donc nécessaire de rappeler la signification du terme et que le citoyen n’est pas un individu concret, qu’il appartient à une communauté qui re-lève d’une fiction théorique et qui évoque une forme de transcendance.

A/ ËTRE CITOYEN Joseph de Maistre (1753-1821), penseur contre-révolutionnaire, écri-

vait à propos de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que s’il avait vu des Français, des Italiens et des Russes, il n’avait, en revan-che, jamais rencontré l’homme. En le parodiant, on peut dire qu’on ne rencontre pas plus le citoyen que l’homme de la déclaration. Le citoyen est un sujet de droit, il dispose en effet de droits civils et politiques.28 La démocratie moderne a hérité de Rome une conception de la citoyenneté définie en termes de droits.

1/ Ses droits

Parmi ses droits civils, on peut citer ceux qui relèvent des libertés in-dividuelles : la liberté de conscience, d’expression, d’association, la liber-té d’aller et venir, de se marier, d’être présumé innocent en cas 26 - Eric Maurin, La nouvelle question scolaire : les bénéfices de la démocratisation, Paris, Seuil, 2007. 27 - Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté, Paris, Gallimard, 2000. 28 - Ibid

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d’arrestation par la police, d’avoir un avocat pour se défendre, d’être trai-té de manière égale pour tous par la justice.

Parmi ses droits politiques, le citoyen peut participer à la vie politique et être candidat à toutes les fonctions publiques : droit de vote, droit d’éligibilité. Ces droits sont susceptibles d’être retirés par décision judi-ciaire en raison de la gravité de certains crimes ou délits.

On peut ajouter aujourd’hui des droits socio-économiques, ceux qui sont liés à la protection sociale (droit à la sécurité sociale, affirmé dans la Constitution, c’est-à-dire au remboursement des frais médicaux) et au travail (assurance-chômage, retraite, RSA, congés de maternité, salaire minimum).

Depuis 2004 et la Charte de l’environnement, on parle du droit « de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » en relation avec la notion de développement durable. Le principe de précau-tion est inscrit dans la Constitution.

2/ Ses devoirs

Si le citoyen a des droits, il a aussi des devoirs. Il doit respecter les lois, participer aux dépenses collectives en s’acquittant de ses impôts, dé-fendre la société dont il est membre si elle est menacée.

Plus généralement, chaque citoyen se doit de respecter les droits des autres qui sont identiques aux siens. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 proclame, dans son article 4, que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux au-tres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Il a donc, par exemple, droit au respect de sa vie privée et le devoir de respecter celle des autres.

La civilité, c’est-à-dire la politesse et le respect des autres tant dans leurs idées que dans leur intégrité physique, rend supportable la vie en société. Manquer à ces règles élémentaires revient à affaiblir la notion de citoyenneté.

3/ Il ne suffit pas d’avoir des droits pour être citoyen

Dans la tradition républicaine française, il ne suffit pas d’avoir des droits. L’égalité civile, celle des droits, de la définition anglaise (au-jourd’hui américaine) du citizenship est insuffisante pour définir le ci-toyen au sens plein du terme. Encore faut-il qu’il participe à la vie de l’État ! Le citoyen n’acceptera d’obéir aux lois qu’à condition de contri-buer à leur élaboration.

Participer à la vie de l’État impose le devoir de défendre la nation quand elle se trouve menacée. La mobilisation des citoyens pour défen-

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dre la patrie en danger serait la principale cause de la victoire de Valmy dans la tradition républicaine.29

En 1789, l’abbé Sieyès définit la nation « comme un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par le même législateur »30 Les citoyens exercent collectivement leur souveraineté en déléguant leurs pouvoirs aux représentants du peuple. Cette souveraineté s’exerce à tra-vers la communauté des citoyens qui s’inscrit dans la filiation aristotéli-cienne.

B/ LA COMMUNAUTÉ DES CITOYENS Les communautés rassemblent, en général, de manière concrète, des

individus qui se ressemblent. Des personnes peuvent former une « communauté linguistique » quand elles parlent la même langue, une « communauté historique » quand elles sont unies par la même origine et le même destin, une « communauté religieuse » quand elles partagent les mêmes croyances sur le destin de l’homme, une « communauté ou-vrière » quand elles connaissent la même condition sociale et le même projet de vie. Quand elles sont de taille réduite, leurs membres entrent en relations directes, intenses, de manière positive ou négative. La commu-nauté des citoyens n’est pas une communauté au sens dont nous venons de parler.31

1/ Elle ne rassemble pas des personnes physiques

La communauté des citoyens ne rassemble pas des personnes physi-ques, mais des sujets de droits. Le citoyen n’est pas un personnage concret, on ne peut le rencontrer tout comme Joseph de Maistre ne pou-vait rencontrer l’homme de la déclaration.

On peut dire de la communauté des citoyens qu’elle est une fiction théorique. Le citoyen ne peut se ramener à un sujet de droits individuels car il détient une part de la souveraineté politique.

2/ Le citoyen est détenteur d’une part de la souveraineté politi-

que C’est en effet l’ensemble des citoyens, constitués en collectivité politi-

que, qui choisit les gouvernants par l’élection et les sanctionne éventuel-lement au scrutin suivant. Les gouvernés reconnaissent la légitimité des 29 - Gérard Noiriel, Qu’est-ce qu’une Nation ?, Paris, Bayard, 2015. 30 - Emmanuel-Joseph Sieyès, 1789, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, Paris, Flammarion, 2009. 31 - Dominique Schnapper, « La communauté des citoyens, utopie créatrice », Le Monde, 12 avril 2004.

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gouvernants parce qu’ils les ont choisis démocratiquement. La souverai-neté émane de l’ensemble des citoyens et chaque citoyen ne dispose que d’une part de cette souveraineté.

L’expression « communauté des citoyens » apparaît contradictoire, elle est un oxymore. Une communauté évoque la chaleur de liens directs tissés par la proximité concrète d’individus autour d’un projet, d’une conviction, d’une histoire réelle ou fictive. En revanche, le citoyen est une abstraction, mais une abstraction créatrice.

Les individus ne se mobilisent pas à partir d’idées aussi abstraites. Ils ne s’intègrent que sur la base de réalités concrètes, de valeurs et d’intérêts partagés. Les institutions, au sens large du terme, entendues comme des manières collectives de penser, de sentir et d’agir, sont char-gées de les intégrer.

3/ Le vote comme symbole de la souveraineté du citoyen

Le droit de vote est l’instrument et le symbole de la souveraineté du citoyen. Il permet à la communauté des citoyens de choisir les gouver-nants, mais il amène les gouvernants à anticiper les réactions des gou-vernés. L’élection contribue à résoudre les conflits entre groupes sociaux par le débat et le compromis plutôt que par la violence.

Symbole du nouveau sacré (l’urne, dans le bureau de vote est assimi-lable à un autel), celui de la société politique, le vote manifeste concrète-ment l’espace politique dans lequel chaque citoyen est l’égal de l’autre : « un homme, une voix ». C’est à l’occasion du vote que la communauté des citoyens, source de la légitimité politique, se constitue de manière fugitive et symbolique.

On remarquera que le suffrage dit universel n’a pas concerné les femmes jusqu’en 1944. Ces dernières n’accédaient au politique que par le canal domestique, à travers leurs maris. Pendant longtemps, les républi-cains ont craint que l’expression de leurs suffrages ne subisse l’influence du clergé.

C/ LA TRANSCENDANCE PAR LA CITOYENNETÉ La citoyenneté entend dépasser tous les enracinements communau-

taires, elle relève de l’ordre politique rationnel, mais l’arrachement aux appartenances concrètes n’est jamais complètement réalisé.

1/ Le dépassement des différences

Renvoyant en ce sens à la République, la citoyenneté évoque une forme de transcendance. Il s’agit d’intégrer à l’ordre politique des indivi-

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dus indépendamment de leurs appartenances ethniques, territoriales, sociales ou religieuses. Les citoyens sont traités de manière égale et la citoyenneté, du fait de cette égalité peut se référer à la démocratie. Pas de droits spécifiques pour les basques, les corses, les bretons, les occitans, les juifs, les catholiques, les protestants ou les musulmans, mais pour chacun d’eux, les droits du citoyen.

Pour donner corps à cette communauté abstraite des citoyens, l’État travaille à l’homogénéisation des cultures pour donner le sentiment d’appartenance à une entité politique. C’est ce à quoi, par exemple, l’école s’est toujours employée en dispensant une langue, une culture, une his-toire qui tissent les liens entre futurs citoyens. L’école, sur le modèle de la société politique, forme un espace fictif comme celui de la citoyenneté dans lequel on traite les élèves, de manière égale, sans prendre en consi-dération leurs caractéristiques sociales, familiales ou communautaires. « L’abstraction de la société scolaire doit former l’enfant à comprendre et à maîtriser celle de la société politique ».32

Par-delà les fidélités communautaires, respectables tant qu’elles demeurent dans l’ordre du privé, l’individu doit parvenir à dépasser ses enracinements particuliers, légitimes tant qu’ils ne sont pas contraires à la liberté et l’égalité pour « entrer en communication avec les autres grâce à ce paradoxe qu’est la communauté des citoyens ». 33

2/L’arrachement aux appartenances concrètes n’est jamais

complètement réalisé

La communauté des citoyens est « imaginée » alors que les commu-nautés particulières sont des donnés qui relèvent d’une nature prescrite : on est basque ou occitan, catholique ou juif. La communauté des citoyens est, en revanche, construite. On ne peut pas entrer dans le « peuple » corse si l’on n’en fait pas partie par sa naissance alors que l’on peut dis-poser de l’ensemble des droits du citoyen français si l’on a obtenu la na-turalisation.

Cependant, du type idéal de la citoyenneté aux formes concrètes qu’elle peut prendre, il existe une marge. Ces formes concrètes ne sont jamais conformes à l’ambition rationnelle de la citoyenneté. Si la ci-toyenneté est une idée, elle n’est jamais complètement réalisée. La pure citoyenneté individuelle, dans la mesure où elle est une idée, ne décrit jamais la réalité sociale.

À l’intérieur de toutes les nations civiques, il subsiste des formes de solidarité ethniques, claniques ou familiales alors qu’elles auraient dû 32 - Dominique Schnapper, « La communauté des citoyens, utopie créatrice », Le Monde, 12 novembre 2004. 33 - Ibid

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s’effacer devant le respect des règles de l’égalité individuelle et de l’ordre politique. L’arrachement aux appartenances concrètes, qui caractérise la communauté des citoyens en tant que transcendance, n’est jamais com-plètement réalisé.

Par bien des aspects, ces trois notions sont imbriquées. C’est le mo-

dèle démocratique et républicain en tant qu’idéal-type qui vient d’être présenté. On a évoqué, chemin faisant, les tensions auxquelles il doit faire face, mais aussi les accommodements auxquels il a donné lieu. Ce modèle doit-il et peut-il évoluer ? Pour finir, plusieurs questions se po-sent elle font souvent l’objet de controverses. IV/ CONTROVERSES ET QUESTIONS EN SUSPENS

Plusieurs questions restent en suspens et les différentes façons d’y répondre provoquent des controverses parfois au sein même du camp laïque.

Doit-on par exemple faire évoluer le républicanisme classique fondé sur une conception stricte de la laïcité vers un républicanisme « tolérant » reposant sur une conception plus « ouverte » de la laïcité ? 34 Faut-il revenir sur l’interdiction des signes religieux à l’école au motif qu’une laïcité bien comprise n’interdirait pas l’expression de religions différentes, mais les tolérerait toutes ?

Le statut de l’Alsace-lorraine doit-il être revu au regard de la loi de séparation de l’Église et de l’État et s’impose-t-il de mettre fin à son par-ticularisme du fait qu’en 1905 ces territoires étaient allemands ? En 1905, l’islam était peu présent sur le territoire français. Ce n’est manifestement plus le cas et, au nom d’accommodements passés avec le catholicisme no-tamment, faut-il lui accorder les privilèges concédés aux autres reli-gions ?

Dans un autre registre, est-il possible de reconnaître des droits culturels à certains groupes de population alors que la République ne prend en considération que des citoyens détachés de leurs appartenances territoriales ?

A/ LAÎCITÉ ET SIGNES D’APPARTENANCE RELIGIEUSE Les signes d’appartenance religieuse ne manquent pas, du foulard à

l’école au menu de substitution à la cantine, en passant par la burqa ou le burkini dans l’espace public.

34 - Jean Bauberot préfère aujourd’hui l’expresssion de «laïcité apaisée» pour désigner une stratégie inclusive, plus proche de l’esprit de la loi de séparation de 1905, plutôt qu’exclusive.

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1/ L e foulard à l’école

La question du voile s’est posée en octobre 1989, en banlieue pari-sienne, dans un collège de Creil, trois élèves qui refusaient d’ôter leur foulard islamique sont exclues. Le principal, Ernest Chénière, ne veut pas « se laisser infester par la problématique religieuse ».35 Lionel Jospin, Ministre de l’éducation nationale, penche pour un compromis en préco-nisant le dialogue entre l’administration des établissements scolaires, les parents et les élèves concernés pour leur expliquer les fondements de la laïcité et les convaincre de renoncer à manifester leur appartenance reli-gieuse par le port du foulard. Si les familles persistent dans la volonté d’afficher ce signe religieux, les jeunes doivent être quand même être ac-cueillis dans l’établissement public dont la vocation est d’intégrer et non pas rejeter.

Alain Finkielkraut, Élisabeth Badinter, Régis Debray, Élisabeth de Frontenay, Catherine Kintzler interpellent le ministre en lui rappelant « qu’il est permis d’interdire » plutôt qu’ «exclu d’exclure». Négocier, se-lon eux, en annonçant à l’avance que l’on va céder revient à une capitula-tion. Le Conseil d’État annule l’exclusion des jeunes filles et le commis-saire du gouvernement justifie cette décision en affirmant que la neutra-lité de l’école concerne les personnels mais ne s’impose pas directement aux élèves.36 Le Conseil d’État confie cependant le soin aux chefs d’établissement d’apprécier si les signes religieux relève du prosélytisme de la propagande ou de l’exagération.

Dans une circulaire adressée en 1994 à tous les chefs d’établissement, François Bayrou, ministre de l’éducation nationale, ad-met le port par les élèves de signes religieux discrets alors que sont inter-dits les signes ostentatoires. Comment tracer la frontière entre signes discrets et signes ostentatoires ? Le problème demeure entier. C’est pourquoi, en juillet 2003, le Président de la République, Jacques Chirac charge Bernard Stasi de présider une commission de réflexion sur le principe de laïcité dans la République.37 Après plusieurs mois d’audition, un rapport comprenant la recommandation de vingt-six mesures diffé-rentes est adopté. L’une d’entre elles porte sur l’interdiction des signes et des tenues religieuses ostensibles dans les écoles publiques.

Alors que la majorité des membres de la commission est opposée à l’interdiction, elle la recommande néanmoins dans la mesure où autori-ser le port du foulard dans les établissements scolaires publics mettrait

35 - Ibid. 36 - Alain Finkielkraut, op cit. 37 - Cette commission comprenait dix-neuf membres, chefs d’établissement scolaires, profes-seurs, chercheurs, fonctionnaires, hommes d’affaires, parlementaires aux origines, croyances et opinions politiques diverses.

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sous pression les jeunes filles musulmanes qui refuseraient de le porter. Si le port du voile est autorisé, celles qui ne le portent pas sont des « mauvaises musulmanes », des « putains » et auront à subir insultes et violences physiques. Les témoignages remontant du terrain emportèrent la conviction de membres de la commission généralement hostiles a priori à l’interdiction.38

Des pays comme les États-Unis, la Pologne, l’Angleterre condam-nent l’attitude de la France au nom de la liberté religieuse et dénoncent une discrimination ou une offense faite aux individus. En France même, certaines voix s’élèvent depuis, au nom d’une conception « ouverte », « tolérante », « apaisée » de la laïcité. Jean Bauberot retrouve, dans la question du foulard, les échos du débat sur le port de la soutane au début du vingtième siècle.39 Un député radical-socialiste, Charles Chabert, élu de la Drôme,40 déposait pendant les débats sur la loi de séparation un amendement proposant d’interdire le port de la soutane dans l’espace public avec des arguments qui sont les mêmes que ceux qu’utilisent les opposants au foulard. La soutane, signe plus politique que religieux, symboliserait la soumission et l’impossibilité de penser librement. Aris-tide Briand refuse d’entrer dans une logique d’interdiction au motif que la loi de séparation doit être une loi de liberté et finit par conclure avec humour : « tout le monde a le droit de porter une soutane même les prê-tres ». La République n’a pas à « prêter un sens à des vêtements reli-gieux ».41 Aujourd’hui, poursuit Jean Bauberot, si l’on interdit le voile, il faut également interdire la soutane et la kippa, puisque la laïcité est par définition égalitaire, et entrer de ce fait dans un engrenage qui porterait atteinte aux libertés. Comment les musulmans pourraient-ils se définir en tant que citoyens, s’ils sont en permanence suspectés d’être de mau-vais républicains ?

C’est avec des arguments proches de ceux qui voulaient interdire la soutane que Caroline Fourest prend parti pour la loi d’interdiction du foulard au sein de l’école publique. Même si l’on peut admettre que la plupart des femmes qui portent le voile le font de manière volontaire, rien n’interdit de penser que ce soit peut être conditionné ou suggéré. Il faut en effet distinguer la « signification individuelle du voile », de sa ré-sonance collective qui concerne chacun d’entre nous. Le Coran n’oblige pas à porter le voile et ce sont les islamistes qui ont transformé les consi-gnes faites aux femmes du prophète (rabattre un voile sur leur poitrine

38 - Patrick Weil, La République et sa diversité. Paris, Seuil, 2005. 39 - Jean Bauberot, « La loi de 1905, étape fondamentale de la laïcisation de la République française est libérale et tolérante » in Le Monde, 13 octobre 2016. 40 - Charles Chabert (1852-1923) fut député de la Drôme de 1899 à 1908 puis sénateur du même département de 1908 à 1923. 41 - Jean Bauberot, op cit.

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de manière à ne pas être vues par leurs ennemis quand elles sortaient la nuit pour leurs besoins) en obligation de se couvrir les cheveux de ma-nière à ne pas ressembler à des occidentales et à en faire un signe de soumission.42

Quant à Régis Debray, il se contente dans son « guide pratique de la laïcité » (2016) de pointer les dangers qu’il y aurait à étendre l’interdiction du foulard à l’Université (Manuel Valls, alors premier mi-nistre s’y est déclaré favorable), fréquentée contrairement aux établisse-ments de l’enseignement secondaire par des majeurs (exception faite, dans les lycées, des élèves des classes préparatoires aux grandes écoles) auxquels on ne peut imposer une restriction de liberté vestimentaire. Une telle interdiction ne ferait que renforcer la solidarité étudiante au détriment de la conviction que le foulard symbolise l’oppression des femmes. Dans ces conditions, elle serait porteuse de désordre.

Certains font, comme l’écrit Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, une fixation sur le voile, ce qui ne va pas sans provoquer parfois des incidents dont sont victimes celles qui le portent. Il s’agirait d’étendre le domaine de la neutralité aux universités, aux entre-prises, aux crèches privées, aux mères lors des sorties scolaires, voire à la rue. Cela relèverait, toujours selon Jean-Louis Bianco, d’une « police ves-timentaire » incompatible avec un État de droit.43 Ce qui vaut pour le foulard vaut également pour le burkini.

L’interdiction du voile ne se situe pas, contrairement à ce qu’affirment certains, dans la continuité du traitement de l’islam dans l’Algérie française. Officiellement, la loi de séparation de 1905 s’appliquait à l’Algérie, mais son application y fut suspendue jusqu’en 1962. Les autorités françaises choisissaient les imams et les autorités islamiques, guidées par le Coran, gouvernaient les droits civils et reli-gieux des musulmans algériens en appliquant la charia. Les femmes se trouvaient donc dans l’obligation de porter le voile et de respecter les coutumes du Coran.44

C’est à l’occasion de l’attitude à adopter face aux manifestations

d’appartenance religieuse que s’affrontent deux conceptions de la laïcité qui oppose des laïques à des laïques s’accusant mutuellement d’intégrisme. La première, attachée à la stricte neutralité religieuse dans l’espace public, est incarnée par Élisabeth Badinter qui ne craint pas pour cela d’être taxée d’islamophobie. La seconde insiste sur l’article premier de la loi de 1905 qui assure la liberté de conscience et s’oppose à gommer

42 - Caroline Fourest, Génie de la laïcité, Paris, Grasset, 2016. 43 - Jean-Louis Bianco, La France est-elle laïque ?, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2016. 44 - Patrick Weil, Nicolas Truong, Le sens de la République, Paris,2015.

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tout signe d’appartenance religieuse. Elle est incarnée par Jean-Louis Bianco qui préside l’Observatoire de la laïcité.

2/ La burka et l‘espace public

Le problème relatif à la burka, voile intégral qui masque le visage de celle qui la porte, semble quelque peu différent car, dans l’espace public, nul ne peut masquer son visage. Il ne serait pas plus admissible de porter une cagoule.

Le voile intégral est donc interdit dans la rue : « Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage » pré-voit la loi du 20 octobre 2010. L’interdiction ne se fait cependant pas au nom de la laïcité, mais de l’ordre public et de la sécurité.45

3/ Le porc dans le menu des cantines scolaires

Les enfants juifs ou musulmans ne mangent pas de porc par tradi-tion religieuse. Certains sont prêts, au nom de la laïcité, à forcer ces en-fants à ne pas déjeuner ou alors à leur promettre une double ration de frites.46 D’un autre côté, d’aucuns seraient enclins à mettre tous les en-fants aux menus « halal/casher ». Ces deux positions ne paraissent pas tenables.

80 % de la nourriture est également « halal et casher », c’est-à-dire compatible avec la tradition juive et musulmane : il s’agit des légumes, des œufs, de la plupart des poissons. La laïcité doit se révéler « inclusive » et montrer ce que les habitants de ce pays ont en commun avant de mettre le doigt sur les différences.47 Il revient alors aux cantines de proposer des repas alternatifs au carné qui répondent aux critères de bonne nutrition. « Le partage entre végétariens et les autres est moins porteur de dissensions que le partage entre les mange-du-porc et les au-tres ».48

B/ LE STATUT DE L’ALSACE-LORRAINE AU REGARD DE LA LOI

DE SÉPARATION DES EGLISES ET DE L’ÉTAT En 1905, lors de l’adoption de la loi de séparation de l’Église et de

l’État, l’Alsace et la Lorraine mosellane étaient allemandes. La loi de 1905

45 - Caroline Fourest, Génie de la laïcité, Paris, Grasset, 2016. 46 - Nicolas Sarkozy a fait cette proposition dans un meeting des primaires de la droite et du centre. 47 - Patrick Weil (avec Nicolas Truong), Le sens de la République, Paris, Gallimard, 2015. 48 - Régis Debray, Didier Leschi, La laïcité au quotidien : guide pratique, Paris, Gallimard, 2016.

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ne pouvait s’y appliquer. En 1918, quand l’Alsace et la Lorraine sont de retour dans la République française, la question de l’abrogation du con-cordat passé entre le Vatican et Napoléon se trouve posée.

1/ L’Alsace-Lorraine, allemande en 1905, vit toujours sous le

régime concordataire

Après l’armistice de 1918, le régime concordataire est maintenu (dé-cret du 6 décembre 1918 et loi du 18 octobre 1019). En 1924, le Cartel des gauches avec, à sa tête le radical Edouard Herriot, a bien tenté de mettre fin au particularisme alsacien et mosellan, mais il n’y est pas parvenu en raison de l’opposition des courants religieux ainsi que de celle du Conseil d’État qui a confirmé, en 1925, le régime concordataire dans ces trois départements. Robert Schuman qui sera, plus tard, considéré comme l’un des « pères fondateurs » de l’Europe sera un partisan résolu du maintien du concordat.49

2/ Quelles sont les conséquences du maintien du concordat en

Alsace-Lorraine ?

Les quatre cultes reconnus comprennent le culte catholique, les deux cultes protestants (luthérien et réformé, l’adjectif réformé désignant la volonté de se démarquer de la pensée de Calvin plus radicale que celle de Luther) et enfin le culte israélite.

Prêtres, pasteurs et rabbins ont un statut de fonctionnaire avec un niveau de rémunération aligné sur celle de la catégorie A de la fonction publique. Au total, 1000 prêtres, 300 pasteurs et 30 rabbins sont rému-nérés par le budget de l’État, pour un montant d’environ 60 millions d’euros à la charge de l’ensemble des contribuables.

Les établissements scolaires publics dispensent un enseignement re-ligieux et les familles qui ne souhaitent pas que leur enfant le suive doi-vent en faire la demande. Il est proposé à ceux qui n’assistent pas au cours de religion, des cours d’éducation civique. Au lycée, le cours de re-ligion est parfois appelé « philosophie ». Si, à l’école primaire, 60% des élèves suivent les cours de religion, ils ne sont plus que 25 % en collège et moins de 15 % au lycée.50

L’obligation de demande de dispense peut relever d’une discrimina-tion à l’encontre de non-croyants dans la mesure où elle laisse supposer que cette option spirituelle est inférieure à celle qui consiste à suivre les cours de religion. Sans doute faudrait-il parvenir à l’inversion de la pro-cédure et donc à se rapprocher de la loi républicaine, la norme devenant 49 - Georges Bringuier, La laïcité dans tous ses états, Toulouse, Éditions Privat, 2016. 50 - Georges Bringuier, op cit.

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la neutralité et l’option religieuse l’exception. Cette pratique est déjà ins-tallée, il reste à l’officialiser.51

L’université Marc Bloch de Strasbourg et Paul Verlaine de Metz as-surent la formation des prêtres et des pasteurs qui débouche sur des di-plômes d’État. Un CAPES d’enseignement religieux a été créé en 1999 par Claude Allègre, alors ministre de l’Éducation Nationale.

Bien que l’islam ne soit pas un culte reconnu, la construction d’une mosquée à Strasbourg a fait l’objet d’un financement public à hauteur de 26 %. Ce financement public provient de la ville de Strasbourg, du Conseil départemental et du Conseil régional.

On perçoit nettement, à travers ces exemples, en quoi la situation de

l’Alsace-Lorraine contrevient à la loi de 1905 et notamment à l’article 2 qui précise que la puissance publique ne salarie ni ne subventionne au-cun culte. La République n’est donc pas en pratique « une et indivisi-ble », elle n’est en effet pas laïque sur toute l’étendue de son territoire. Pourtant, la perspective de faire appliquer la loi sur l’ensemble du terri-toire se heurte à de fortes oppositions. On a déjà noté l’échec du Cartel des gauches en 1925, l’opposition du Conseil d’État ainsi que celle de Ro-bert Schuman et celle, plus inattendue, du parti communiste local d’alors. En 1933, alors que les associations laïques cherchent à obtenir la dispense des cours de religion, elles se heurtent à la colère des députés catholiques et des autonomistes soutenus par Maurice Thorez, le secré-taire général du parti communiste qui sous couvert de lutte contre l’impérialisme, s’écrie à la Chambre des députés : « vive la libre disposi-tion du peuple d’Alsace- Lorraine jusques et y compris sa séparation d’avec la France ».

Aujourd’hui, Christian Ries, maire socialiste de Strasbourg qui s’affirme alsacien et laïque n’hésite pas à se proclamer concordataire.52 En tant qu’Alsacien, il se dit très attaché à un héritage juridique compo-site, fait de lois françaises mais aussi de lois allemandes. En tant que concordataire, il se dit en phase avec la grande majorité des alsaciens qui soutiennent le concordat. Ce particularisme ne relève pour lui ni d’un droit à la différence ni d’une différence de droits mais d’une différence de fait qui prend racine dans les vicissitudes qui ont marqué l’histoire de l’Alsace.

51 - Ibid 52 - Christian Ries, « Pourquoi je suis alsacien, laïc et pour le concordat » in Le Monde, 10 février 2012.

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Quelques jours plus tard, un collectif d’universitaires répond à Christian Ries, dans les colonnes du même journal.53 Leur argumentation repose sur le caractère non inclusif du Concordat qui ne peut assurer le « vivre ensemble » dans la mesure où il ne reconnaît que quatre cultes et crée les « conditions d’une séparation communautaire organisées entre les religions elles-mêmes (en excluant tout autre culte que les quatre cultes reconnus) et d’autre part entre les croyants et les agnostiques ou les athées ». Au contraire la loi de séparation de 1905 apparaît comme une loi de concorde qui garantit liberté de conscience et liberté de prati-quer le culte de son choix. De plus, ils accusent les tenants du concordat de brouiller le débat en faisant du droit local de sécurité sociale (favora-ble aux salariés qui assument le supplément de charges) un corollaire du Concordat.

C/ DOIT-ON ACCORDER À L’ISLAM LES PRIVILÈGES CONCÉ-

DÉS AUX AUTRES RELIGIONS ? La loi de 1905 a prévu certains « accommodements », entendus

comme des exceptions à la loi, passés avec l’Église catholique notam-ment. Clémenceau se plaignait même de cette « caricature de sépara-tion». Quels sont ces principaux « accommodements » ? L’islam doit-il se voir accorder des privilèges semblables ?

1/ Les accommodements passés avec l’Église catholique

Certains sont passés dès 1905 : dans le deuxième paragraphe de l’article 2 de la loi. de la loi qui stipule que « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». Il est cependant précisé que sont inscrits au budget de l’État les dépenses relatives à des services d’aumônerie qui doivent assurer le libre exercice des cultes dans les éta-blissements publics tels que lycées, collèges, hospices, asiles et prisons. L’article ne mentionne pas l’armée car cela allait de soi et faisait l’objet de textes spécifiques.54 Le nombre de jours fériés catholiques est maintenu, le jeudi est libéré pour permettre aux écoliers de suivre le catéchisme (remplacé par le mercredi en 1972). D’autres viendront plus tard : ano-malie de l’Alsace-Lorraine, subventions versées aux écoles privées sous contrat d’association avec l’État.

Il est en effet possible de considérer que la loi Debré (1959) qui per-met à l’État de prendre en charge une partie du salaire des enseignants 53 - Jean-Claude Val, Alfred Wahl, Jean-Pierre Djukic, Yan Bugeau, Roland Pfefferkorn, Pierre Hartman, « Pourquoi nous sommes alsaciens, laïques et contre le Concordat » in Le Monde 17 février 2012. 54 - Régis Debray, Didier Leschi, op cit.

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ainsi qu’une part du budget de fonctionnement des établissements pri-vés, la plupart catholiques, ayant passé un contrat avec l’État, contrevient également à l’article 2 de la loi de 1905. La tentative du gouvernement de gauche en1982-1984 de créer un grand service public de l’éducation in-cluant, sans spoliation, l’enseignement privé sous contrat, a tourné court devant les manifestations organisées par la droite catholique qui y voyait une atteinte à la liberté de l’enseignement.

Au nom de cette laïcité « réelle » qui ne correspondrait pas à la laïci-té « imaginée », doit-on étendre à toute religion ce que l’on accorde à l’église catholique ? La droite de l’échiquier politique a toujours tendance à se montrer plus exigeante envers l’islam et la gauche, par crainte d’être étiquetée « islamophobe », envers l’Église catholique.

2/ Faut-il prendre des mesures compensatoires en faveur de

l’Islam ?

La « catho-laïcité » exercerait, selon Cécile Laborde, un effet de do-mination sur les musulmans, un effet discriminatoire. Sans céder sur les principes fondamentaux (citoyenneté laïque, égalité entre les sexes, liber-té de conscience, primauté du droit civil sur les règles religieuses), doit-on faire émerger un républicanisme critique qui remette en cause le statu quo « catho-laïque » ?55

Doit-on étendre aux musulmans les privilèges accordés aux autres religions ? La République a déjà répondu par l’affirmative en acceptant de passer des contrats d’association avec des établissements privés mu-sulmans. C’est le cas du collège-lycée Ibn Khaldoun à Marseille qui scola-rise 168 élèves dans 9 classes et emploie 42 enseignants. Doit-on faire bénéficier les musulmans de mesures de rattrapage au prétexte qu’en 1905, ils étaient peu présents sur le territoire métropolitain ? La puis-sance publique doit-elle, par exemple, aider à la construction de mos-quées en guise de compensation rétrospective ?

Pour Caroline Fourest, la République ne doit pas financer le culte. Une mosquée construite grâce au financement public serait, de toute fa-çon, illégitime aux yeux des salafistes radicaux qui ne tarderaient pas à y pendre le pouvoir après avoir renversé l’imam « vendu à la républi-que ».56 Selon elle, un islam alternatif pourrait voir le jour sans que la République ne finance le culte. La Fondation pour les œuvres de l’islam en France dont Dominique de Villepin avait posé les jalons et que Ber-nard Cazeneuve veut transformer en Fondation pour l’islam, sous tutelle de l’État, pourrait permettre de récolter les dons venus de l’étranger et 55 - La nécessité d’un républicanisme critique (de non domination) est au cœur de l’ouvrage de Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains ! , Paris, Seuil, 2010. 56 - Caroline Fourest, op cit.

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de les répartir entre les imams les plus respectueux de la République. D/ PEUT-ON RECONNAÎTRE DES DROITS CULTURELS ? La République ne reconnaît que des individus détachés de leurs ap-

partenances sociale, religieuse, territoriale. Peut-elle reconnaître des droits aux différentes cultures qui cohabitent sur le territoire ?

1/Après des droits politiques et sociaux, des droits culturels ?

Le dix-neuvième siècle fut celui des droits politiques, avec la conquête du suffrage universel qui ne s’achève cependant qu’en 1944 avec l’obtention du droit de vote pour les femmes. Le vingtième siècle fut celui des droits sociaux (à travers la mise en place de l’État-providence), le vingt et unième pourrait être celui de la reconnaissance des droits culturels 57

Cela ne reviendrait-il pas à l’instauration d’une « citoyenneté différenciée » ? Elle s’accompagnerait de conditions par exemple celle de ne pas être incompatible avec les valeurs globales de la société. La tradi-tion culturelle ne saurait être invoquée pour battre sa femme ou exciser sa fille. Les individus doivent rester libres d’entrer dans une collectivité culturelle ou de la quitter. Cela suppose la définition d’une hiérarchie des droits. Les droits culturels des minorités sont, selon François Dubet, légi-times mais ils ne peuvent être accordés que s’ils ne menacent pas les droits fondamentaux des individus et notamment celui de choisir son appartenance aux diverses communautés.58

2/ Le problème de la langue

Si l’on considère le seul problème de la langue, il va de soi que cha-

cun a le droit d’utiliser la langue de son choix dans la sphère domestique, mais qu’en est-il à l’hôpital, à l’école, devant la justice ou dans les instan-ces politiques ? La reconnaissance des droits culturels dans le domaine de la langue n’aboutirait-elle pas à une aggravation de l’inflation de tex-tes officiels que chacun s’accorde déjà à déplorer ces dernières années (en France 27 langues pourraient légitimement revendiquer d’être re-connues) ? 59

57 - Alain Touraine, Un nouveau paradigme : pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005. 58 - Dubet (François), Ce qui nous unit. Discrimination, égalité et reconnaissance, Paris, Seuil, 2016. 59 - Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000.

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CONCLUSION

On ne peut donc penser la citoyenneté sans faire référence à la dé-mocratie et à la République. Par bien des aspects, ces trois notions sont imbriquées. C’est du modèle démocratique et républicain en tant qu’idéal- type que nous sommes partis. Il courrait le risque d’apparaître « hors-sol » si l’on avait omis de le mettre à l’épreuve. On a évoqué, che-min faisant, les tensions auxquelles il doit faire face, mais aussi les ac-commodements auxquels il a donné lieu. Au nom de ces derniers se pose la question de son évolution.

De nombreux auteurs dénoncent le communautarisme c’est-à-dire l’enfermement des individus dans leur spécificité culturelle. La laïcité de la République propose aux individus de dépasser leurs appartenances communautaires pour aller vers ce qui nous réunit et nous permet de vi-vre ensemble. Cependant on peut s’interroger de manière abrupte : le communautarisme est-il soluble dans la République ?

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ANNEXE

RÉPUBLIQUE ET DÉMOCRATIE SELON RÉGIS DEBRAY Régis Debray est né à Paris en 1940. Ancien élève de l’École Nor-

male Supérieure, il part pour Cuba en 1965 et combat auprès de Che Guevara dans les forêts d’Amérique Latine. Arrêté, il connaîtra la pri-son et la torture entre 1967 et 1971. Libéré à la suite d’une campagne in-ternationale en sa faveur menée par Jean-Paul Sartre, il se réinstalle en France en 1973 après deux ans de résidence au Chili du temps de l’Unité Populaire de Salvador Allende. Entre 1981 et 1985, Régis Debray est chargé de mission auprès du Président de la République François Mit-terrand. En 1993, il entame une carrière universitaire qui le conduira à l’Université de Lyon III et à l’École pratique des Hautes Études. Ses re-cherches vont porter sur la médiologie c’est-à-dire sur la technologie de la transmission d’information.

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En 1989, Régis Debray cherche à distinguer l’idée de République qui

vient de la Révolution française à celle de démocratie telle que la conçoi-vent les anglo-saxons. Cependant, il se refuse à les opposer car opposer la république à la démocratie c’est la tuer de même que réduire la républi-que à la démocratie. La république tient l’homme pour un animal de rai-son, capable de délibérer, alors que la démocratie considère l’homme comme un animal productif, capable de fabriquer et d’échanger. En ré-publique, les meilleurs vont au prétoire ou au forum alors qu’en démo-cratie, ils font des affaires. En république, la fonction publique est source de prestige, en démocratie, c’est la réussite privée.

Si, en république, l’État est libre de toute emprise religieuse du fait de la séparation des Églises et de l’État, en démocratie les Églises sont libres de toute emprise étatique. En France, les Églises s’effacent devant l’État et aux États-Unis l’État doit s’effacer devant les églises.

L’universel régit la république qui, unitaire et centralisée, unifie par dessus clochers, coutumes et corporations, les poids et mesures, les pa-tois. Au contraire, la démocratie est pluriculturelle, fédérale et décentra-lisée et laisse se développer les particularismes et les égoïsmes.

En république, l’État surplombe la société, alors qu’en démocratie, la société domine l’État. Donc en république c’est la loi qui prime alors qu’une démocratie, c’est le contrat. Au règne des fonctionnaires s’oppose celui des juristes.

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Les deux endroits névralgiques de la république sont la mairie où les élus délibèrent du bien commun, ceux de la démocratie sont le temple ou le drugstore.

La république cherche l’homme dans l’enfant et parfois donc brime ce dernier. La démocratie, au contraire, flatte l’enfant dans l’homme avec la crainte de l’ennuyer si elle le traitait en adulte. La république aime l’école. La république aime l’école et la philosophie y est enseignée avant l’université au titre de matière obligatoire.

La république aime l’égalité, sans être égalitariste. L’égalité sociale ne relève pas de la démocratie qui peut se contenter de l’égalité des droits, l’égalité devant la loi mais la république ajoute obligatoirement une certaine équité des conditions matérielles.

En reprenant l’idée de Jaurès selon laquelle le socialisme c’est la République poussée jusqu’au bout, Debray pense que la démocratie poussée jusqu’au bout, renvoie au libéralisme. Les démocrates ne parlent que des « droits de l’homme » et un républicain ajoute « et du citoyen ».

Au jeu du « qui est quoi », on peut classer Jean-Pierre Chevènement et Pierre Joxe dans le camp des républicains, Jack Lang et Lionel Jospin dans celui des démocrates. François Mitterrand aurait été républicain dans l’adversité et démocrate par beau temps. Michel Rocard était le type même du démocrate. Le Monde fut longtemps un journal républi-cain, Libération est un journal démocrate. Si cette typologie est amu-sante, l’interpénétration des deux types conduit à l’erreur.

Dans la France de 1989, la République est devenue minoritaire et ne semble « plus mener que des combats d’arrière-garde ». Le démocrate a vaincu. Les plus âgés réagissent en républicains, les plus jeunes en démo-crates.

Régis Debray conclut en écrivant q’une « République française qui ne serait pas d’abord une démocratie serait intolérable » et « qu’une République française qui ne serait plus qu’une démocratie serait insi-gnifiante ».

(D’après un article paru dans Le Nouvel Observateur du 30 novembre 1989)

Bien qu’il affirme ne pas vouloir opposer république et démocratie, le texte de Régis Debray insiste tellement sur les différences entre dé-mocratie et république qu’il est difficile de ne pas le faire. La démocra-tie est assimilée à la forme prise par démocratie libérale américaine et la république est parée de toutes les vertus. Au jeu du «qui est quoi », on peut se sentir à la fois démocrate et républicain. La typologie sert sur-tout à dénoncer le libéralisme américain. Dire qu’en France la républi-que est devenue minoritaire semble relever de l’affirmation gratuite.