caveau de famille - numilog

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CAVEAU DE FAMILLE

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MICHEL LEBRUN ŒUVRES

PLEINS FEUX SUR SYLVIE J'ai lu 1599** L'AUVERGNAT J'ai lu 1460***

LOUBARD ET PÉCUCHET HOLLYWOOD CONFIDENTIEL

LE GÉANT AUTOROUTE

UN SILENCE DE MORT L'O.P.A. DE 4 SOUS

LA MONNAIE DE LA PIÈCE EN ATTENDANT L'ÉTÉ J'ai lu 1848***

LES OGRES DANS MON JOLI PAVILLON

FORFAIT AU MARIAGE UN REVOLVER

C'EST COMME UN PORTEFEUILLE CAVEAU DE FAMILLE J'ai lu 2033**

Etudes

L'ALMANACH DU CRIME LE ROMAN CRIMINEL

MA VIE EST UN ROMAN LE CRIME PARFAIT

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MICHEL LEBRUN

CAVEAU DE FAMILLE

ÉDITIONS J'AI LU

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© Presses de la Cité, 1969

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VINCENT

Le livre offrait une apparence pitoyable. Sans couverture, sans pages de garde, feuil- lets détachés cherchant à s'évader, cahiers retenus par des fils à bout de force, c'était une épave qui, manifestement, allait bientôt se perdre à tout jamais.

Sans doute avait-il fait les boîtes de multi- ples bouquinistes avant d'achever sa carrière dans ce lot de vieilleries que Vincent avait acheté la veille dans une vente après saisie.

Une caisse, dans laquelle, en vrac, voisi- naient un sucrier fêlé, quelques jouets som- maires et une tasse à moustache.

Vincent avait enlevé le tout pour huit francs - neuf soixante avec les frais - à cause de la tasse à moustache, qui prendrait place dans la collection de ses semblables, sur l'étagère du bureau.

Par acquit de conscience, Vincent avait tenu à inventorier le contenu de la caisse avant de le mettre aux ordures.

Maintenant, il feuilletait ce bouquin sans nom d'auteur. Un petit livre, de deux cents pages à peine, en caractères larges, facile à lire sans lunettes.

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En haut de chaque feuillet, un faux-titre que Vincent déchiffra : Caveau de famille.

Un bouquin populaire, d'après le papier bon marché.

Vincent avait toujours eu le respect de la chose imprimée, aussi ne voulut-il pas jeter le misérable volume sans lui avoir donné une dernière chance.

Attirant son fauteuil près de la fenêtre, car le jour commençait à décliner dans la pièce, il commença sa lecture, se promettant de l'abandonner au premier signe d'ennui.

Page 1, chapitre premier. Le livre disait ceci :

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LE LIVRE

1

J'ai quitté l'autobus au carrefour pour écono- miser un ticket, relevé le col de mon pardessus, commencé à marcher vite. Inutilement, puisque plus personne ne m'attend, mais l'habitude me fait agir malgré moi. Depuis que je les ai tués, j'essaie de me convaincre que je ne suis plus le même, en vain. Je n'ai pas changé. Je me hâte toujours vers la maison, pataugeant dans la même flaque, butant sur la meme pierre, allumant ma cigarette dans la même encoignure. Voici l'épi- cerie, la librairie-mercerie, la boulangerie. Voici la palissade couverte d'affiches démodées. Ici, dans le coin sombre, les deux amoureux. Là, dans la lumière jaune du réverbère, la vieille au chien. Il n'a pas encore fait sa crotte. Il ne la fera que lorsque j'aurai tourné dans ma rue.

Ma rue. Obscure depuis le début de l'hiver parce que des gamins ont brisé les lampadaires qui ne seront remplacés qu'au début de sep- tembre prochain. Ma rue n'a qu'une seule rangée de maisons. De l'autre côté, le remblai du chemin de fer. Je suis à l'heure, le train de dix-neuf heures cinquante va passer. Il passe dans le. fracas habituel, avec ses fenêtres éclairées der- rière lesquelles on joue à la belote. Sur ma gauche, les silhouettes sombres des pavillons défi- lent. Les volets métalliques soigneusement clos

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filtrent des tirets parallèles d'électricité. Des bouffées de musique s'en échappent parfois, plus souvent des bribes de disputes.

Ma maison. Immense, comparée aux autres. Hideuse, comparée aux autres pourtant hideuses. Pour moi, sinistre, menaçante. Cette maison a été le témoin de mes trois crimes. Dans cette maison maléfique a pris naissance mon malheur. Je ne lui en veux pas; elle me fait peur, c'est tout. Si un jour l'envie lui prenait de parler, de tout raconter... Pour l'amadouer, je 1 habite au maximum, passant d'une pièce à l'autre, allu- mant toutes les lampes, faisant du feu un peu partout. Elle ne m'en a aucune reconnaissance, me glace comme un tombeau, grince tant qu'elle peut, fuit de toutes ses canalisations. Elle n'at- tend de moi qu'une défaillance.

J'ouvre la grille, la referme à clé derrière moi. Le jardin verglacé craque sous mes pas. Les sept marches du perron. Je sonne. Personne ne viendra m'ouvrir, mais je sonne, comme avant. Le timbre retentit, se propage du vestibule dans l'escalier, de l'escalier dans les pièces du haut, s'éteint. J'entre, dépose mon pardessus d'il y a deux ans à la patère, allume une autre cigarette. J'ouvre toutes les portes, fais deux pas dans les pièces glaciales, éclaire, jette un regard circulaire, me retire. De jour en jour, la poussière s'accu- mule, matelas d'oubli. Dans la cuisine, devant la fenêtre, la machine à coudre suinte l'hostilité. Un bout de tissu saumon traîne encore à terre. Je n'ai touché à rien. Sur le buffet de la cuisine, la radio. Ce soir, je ne tournerai pas le bouton, je ne veux pas. Ma main tourne le bouton. Le cadran s'allume, le poste chauffe en bourdon- nant, une voix annonce : « Ici Radio Luxem- bourg. Voici nos informations. » Il est huit heu- res, comme toujours.

Depuis dix ans la routine a pris possession de moi à tel point que ma montre est superflue,

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mon réveil aussi, que je règle chaque soir sur sept heures moins le quart.

Je ne ressens aucune tristesse; rien qu'une extrême lassitude. Les événements continuent à me dominer. Les événements, la fatalité, qu'im- porte ! Un jour pourtant, j'ai commandé aux événements. J'ai été le maître de la vie et de la mort. Cela n'a duré qu'un jour.

Je sors, laissant lumières allumées, poste en marche. C'est la seule dérogation à mes habitu- des, qui est devenue une habitude nouvelle. Mon pardessus humide s'enfile difficilement. Mes gants sont collés. Je me dirige vers le bistrot.

Le bistrot a un nom que je n'ai jamais su, que je ne saurai jamais. Pour Georgette et moi, c'était « le bistrot »; pour moi tout seul, il n'y a aucune raison pour que cela change. Afin d'atteindre le bistrot, je marche cinquante mètres, tourne à gauche, cent mètres encore, m'y voilà. Une forte ampoule brillant au-dehors indique qu'il est ouvert. Je ne l'ai encore jamais vu fermé. Il faut monter cinq marches, pousser la porte vitrée.

Je sais à l'avance la sensation que je vais ressentir : la chaleur humaine, l'odeur complexe des gens et des alcools, le brouhaha des conver- sations, qui cesseront net à mon entrée. Le patron, instinctivement, vérifiera sur la pendule publicitaire que je ne suis ni en retard ni en avance, avant de me saluer d'un faussement jovial :

- Bonsoir, monsieur ! - Messieurs-dames ! J'ai répondu, forçant légèrement ma voix, ai

gagné ma place à moi, près du radiateur, d'où je peux contrôler entrées et sorties, me suis assis avec mon pardessus. On cesse de me regarder. Les conversations reprennent, moins fort, mais le ton va monter peu à peu. La serveuse émerge de la cave, portant deux assiettes.

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- Bonsoir, monsieur. - Bonsoir. - Comme d'habitude ? Sa question, c'est toute ma vie. Comme d'ha-

bitude, je réponds : « Comme d'habitude », sans pouvoir me défendre d'une certaine ironie des- tinée à moi seul.

La fille porte des souliers à talons trop hauts, au-dessus desquels enflent ses chevilles. Elle dis- paraît dans la cuisine, commence à me préparer mon sandwich au jambon.

Au comptoir, un banlieusard type, casquette, blouson de cuir, joues couperosées, tonne contre le gouvernement « qui ne pense qu'à pressurer l'ouvrier et l'artisan au lieu de s attaquer aux gros de la finance. » Le patron approuve vigou- reusement.

- Voilà, monsieur. - Merci. La serveuse vient de déposer devant moi une

tasse de Viandox et, sur une soucoupe, le sandwich. Elle n'a pas apporté le sel de céleri. Je vais le lui demander. La hardiesse de cette entreprise me décourage soudain. Demander le sel de céleri, cela implique qu'il me faudra élever la voix, peut-être taper sur la table, me faire remarquer. La pensée que ces têtes vont se tourner vers moi m'est insupportable. Après tout, il se peut qu'elle me l'apporte. Elle l'a oublié, mais va s'en apercevoir... Elle jette vers moi un regard fatigué. Elle va me voir... Non. Elle tourne la tête. Il ne me reste qu'à avaler le Viandox sans sel de céleri. Or, j'aime le Viandox précisément à cause du sel de céleri. Elle me voit à nouveau, c'est le moment de lui faire signe : dites donc, et mon sel de céleri ? Trop tard. Elle rince les verres. Avec dégoût, j'avale le liquide tel quel. Avec dégoût pour moi. Pour ma timidité. J'ai quand même tué trois personnes !

Loin de me réconforter, cette pensée m'acca-

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ble. Je me bluffe. Je n'ai pas tué trois personnes. À peine une. Le sandwich n'a pas plus de goût que les précédents. Lentement, je mastique cet amalgame de choses molles, pour essayer d'y trouver quelque saveur.

La fille passe près de moi, se dirigeant vers un nouvel arrivant. Sa hanche effleure mon coude. Sur cette pression infime, je bâtis aussitôt une aventure entre la servante et moi. Dans l'arrière-salle - pourquoi l'arrière-salle ? - elle s'étend sur une banquette recouverte de moleskine, tend les bras vers moi. Ma main droite - pourquoi droite ? - s'empare de sa che- ville épaisse, remonte lentement vers le genou, glissant sur la soie du bas, atteint le genou, entame la cuisse. La fille se laisse faire, tout comme Georgette, tout comme Annie...

Impuissant à maîtriser mon cerveau, je le sens qui se vide d'un côté, qui se remplit de l'autre, lentement, comme une baignoire commune entre deux occupants. L'eau tiède du présent s'écoule, laissant la place aux souvenirs. À quoi bon lut- ter ?

J'ai connu Georgette au restaurant bon marché où nous déjeunions chaque jour. Nous nous sommes vus longtemps avant que j'ose lui parler. Un jour, elle vint avec une robe neuve sur laquelle je l'ai complimentée. J'ai tout su d'elle. Elle avait vingt-quatre ans, cadette de quatre enfants. Elle vivait seule en compagnie de son père dans une maison de banlieue. Elle était vendeuse, se levait tôt pour faire son ménage, se couchait tard pour préparer le repas du vieux.

Elle m'a plu par son côté ingénu. - Vous ne vous mariez pas ? - Je ne peux pas laisser mon père. - Mais vos frères et soeurs ? - Ils ont fait leur vie autrement. Elle ne se plaignait pas. Jamais elle ne s'est

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plainte pendant les six ans de notre vie commune. Elle portait sur un corps bien proportionné

une jolie tête ronde couronnée de cheveux blonds. Elle m'a plu. J'ai commencé par l'accom- pagner jusqu'à son magasin. Ensuite, je l'ai attendue le soir, l'ai conduite au métro.

Moi aussi, j'ai parlé de moi. J'étais courriériste dans une administration, avec espoir d'avance- ment rapide. Mais cela ne m'intéressait pas. Je voulais écrire. Je deviendrais un grand romancier.

- Avez-vous écrit beaucoup ? - Deux romans, mais ils ne sont pas publiés. Pas encore. J'ai abandonné le bouquin que j'étais en train

d'écrire pour rester plus longtemps avec elle. Un dimanche de mai, elle s'est rendue libre. Je l'ai emmenée au cinéma.

En entrant dans la salle, derrière l'ouvreuse, je me demandais si je l'embrasserais tout de suite. Nous nous sommes assis côte à côte. Le film était presque fini. Une histoire sans grand intérêt. Je lui ai pris la main, qu'elle a laissée dans la mienne. Je l'ai caressée longtemps, dou- cement.

- Il fait chaud, a-t-elle soufflé. Elle s'est mise en devoir d'enlever sa veste de fourrure. Dessous, ses bras étaient nus jusqu'aux épaules. J'ai repris sa main, ai commencé à remonter le long de son bras, mais ce n'était pas commode; alors, j'ai entouré ses épaules de mon bras droit et l'ai caressée de la main gauche. Ma main remontait sans difficulté jusqu'à son aisselle chaude. Je l'ai laissée là un moment. Contre le dos de ma main, je sentais battre sa poitrine avec violence. J'ai alors regardé son visage. Elle m'a fait face; dans la demi-obscurité ses lèvres brillaient, entrouvertes. Je l'ai embras- sée, passionnément.

- Dites, vous deux, vous pouvez pas aller à l'hôtel ?

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Le gars derrière a rouspété à haute voix. Des gens se sont mis à rire. Vite, nous nous sommes lâchés, sans oser nous faire signe.

Dans la rue, nous avons marché sans un mot, sa main serrant la mienne, jusque dans ma rue. Elle a semblé sortir d'un songe quand je me suis arrêté devant ma porte. - Où sommes-nous ?

- Chez moi ! Viens. Elle m'a suivi dans l'escalier pouilleux. Pre-

mier, second, troisième. Derrière les portes, un radioreporter, le même à chaque étage, décrivait un match de football. Quatrième. Elle s'est accro- chée à la rampe pour souffler un peu. Elle m'a demandé : « C'est encore loin ? » avec un sourire crispé. - Au sixième.

Pour la première fois, j'ai eu honte de ma chambre sans eau courante. Avec les autres filles cela ne m'avait jamais rien fait. Riant bêtement, j'ai dit :

- Nous y sommes. Voici mon palace. Son regard vif en a vite fait le tour. Le lit

d'abord, avec son couvre-pied mal tiré. La table supportant le poste de radio, les papiers, les dictionnaires. La fenêtre ouverte sur des toits. L'étagère à livres. La table de toilette.

Clac ! Sous l'effet du courant d'air, la porte s'est fermée. Georgette a dit :

- C'est comme ça que j'imaginais une chambre de garçon. - Défais-toi.

J'ai pendu sa veste, la mienne. - Assieds-toi. J'ai sorti la bouteille d'apéritif, le paquet de

petits-beurre. - Je n'ai pas soif. Comme elle me regardait fixement, je l'ai prise

dans mes bras pour un long baiser. C'est elle qui a fermé les persiennes..

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Dès la première fois, nous avons été enchaînés l'un à l'autre par l'habitude. Sans qu'un mot d'amour ait été prononcé entre nous, nous nous sommes revus tous les dimanches après-midi, avec accompagnement de reportages sportifs. Parfois, pendant que nous faisions l'amour, nous entendions en surimpression mes voisins qui en faisaient autant, sans la moindre pudeur. Un dimanche, elle n'est pas venue au rendez-vous. De rage, j'ai ramassé une putain sur le boulevard, la première venue, je l'ai emmenée chez moi. Le lendemain, je ne suis allé l'attendre ni à midi ni le soir. J'ai déjeuné dans un autre restaurant. Le mardi soir, elle est passée.

- Qu'est-ce qui t'a pris ? lui ai-je demandé méchamment. - Mon père est mort. Pour ne me causer aucune obligation, elle

s'était occupée de tout toute seule. Cette nuit-là, elle a dormi avec moi pour la première fois.

Le matin, elle m'a déclaré simplement : - Maintenant, je peux me marier. Ma chambre s'étant révélée inhabitable pour

deux, j'ai emballé mes affaires; nous vivrions chez elle. C'est à ce moment que j'ai fait connais- sance avec la maison.

Au premier instant, j'ai su que je ne m'y plairais pas. Je n'ai rien laissé deviner à Georgette qui y avait passé toute sa vie. La banlieue, gangrène de la ville, entourait la maison du flot hideux de ses pavillons en meulière. La maison était bien la plus vieille, la plus grande, la plus moche de toutes. Précédée d'un carré de jardin aux trois quarts mort, avec un tilleul en son centre, elle se dressait comme une forteresse. Deux étages, huit pièces, sous-sol, grenier.

Georgette m'a fait visiter la maison. Partout, dans les moindres recoins, elle y retrouvait des souvenirs plus ou moins attendrissants. Dans les meubles disparates sommeillait toute sa jeunesse.

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Pour moi, qui n'avais aucune raison de me souvenir, cette visite n'a été qu'un interminable supplice.

- Michel, où préfères-tu notre chambre ? - En bas. La maison est tellement grande...

nous pourrons condamner le premier étage. - Comme tu voudras. La chambre du bas donnait sur le nord. Elle

était immense, glaciale. Pour comble de malheur, le vieux y était mort. J'ai fait des projets :

- D'abord, changer le papier. On mettra du papier uni, clair. Ensuite, les meubles. Le lit tombe en ruine...

Il nous a fallu quinze jours pour rendre la pièce habitable. Ensuite, je me suis attaqué à la cuisine vétuste, à la salle à manger pourrie. Entre-temps, nous nous étions mariés.

La cérémonie s'est déroulée dans la petite église du patelin. Georgette avait invité toute sa famille, qui est venue au grand complet avec des cadeaux et des mines curieuses. Présenta- tions :

- Mon frère Jean, ma belle-sœur Ginette, mon cousin Edouard, mon oncle et ma tante...

Comme parents, j'aurais pu avoir ma mère, mais je ne l'avais pas prévenue pour ne pas lui imposer un voyage trop fatigant depuis Nîmes. Alors, je me suis contenté de mes amis. Trois amis, très exactement. Ils sont arrivés le matin, un peu gênés, ont trouvé bien sûr Georgette charmante, puis se sont réfugiés dans un coin tranquille, me laissant me débrouiller avec ma nouvelle bande de beaux-parents. En sortant de l'église, toute la population de la ville s'est trouvée là, qui m'a inspecté des pieds à la tête sans la moindre bienveillance. Ainsi, c'était ce gars-là qui épousait la petite Georgette, la fille à Pierre ? Espérons qu'il ne lui mènerait pas la vie dure, parce qu'elle était bien méritante...

Le lunch a été expédié, les invités aussi. Je

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n'ai pas seulement eu l'occasion de dire un mot à mes copains. J'ai compris depuis que je ne comptais plus pour eux.

- Voilà votre demi, monsieur. - Merci. Je crois avoir sursauté. J'étais tellement loin

de maintenant. Comme sortant d'un sommeil, j'émerge peu à peu. L'ouate qui m'environnait se déchire, et je perçois des bruits familiers, une odeur connue. Mon sandwich est terminé. Le demi m'attend sous son épais cylindre de mousse. Le gros paysan de tout à l'heure a disparu, remplacé par un maigriot que je connais de vue. Il raconte avec force gestes héroïques ses exploits dans la Résistance :

- Je reçois un mot me disant : c'est pour cette nuit. Je me dis : bon. Et je prépare mon paquet de grenades. Les chleuhs se réunissaient dans un bistrot du port... Tiens, toi qui connais Tou- lon, c'est juste après le môle, dans la première rue à droite...

- Oui, dit le patron. Chez Chichois, je connais. - Chez Chichois, c'est ça. Je m'amène en rasant les murs... D'un trait, il vide son verre de rouge. Il

reprend : - Donc, je m'amène en rasant les murs

jusqu'au troquet en question. Y en avait deux devant la porte, qui montaient la garde. Bon.

La serveuse, soit attention, soit épuisement, vient s'accouder au comptoir aux côtés du héros. Elle se soutient tout entière par les coudes. Elle penche la tête.

- Je ne fais ni une ni deux - un autre rouge, patron - je m'abrite derrière le coin, je retire mes godasses, et en chaussettes je m'approche. Les deux gars, y n'y ont vu que du feu. En moins de deux, je te les ai descendus !

De la main droite, il évoque deux coups de poignard décisifs.

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Michel Lebrun Grand Prix de Littérature Policière pour Pleins feux sur Sylvie, paru aux éditions J'ai lu, il est Commandeur Exquis de l'Ordre de la Grande Gidouille et membre fondateur de l'Ouvroir de Littérature Policière Potentielle.

Au fur et à mesure qu'il avançait dans la lecture de ce roman découvert par hasard, Vincent éprouvait l'étrange sensation d'en connaître déjà les héros et l'intrigue.

Un couple paisible de banlieusards. Lui écrit pour se distraire et, pour arrondir les fins de mois, il installe à l'étage un écrivain célèbre et sa superbe épouse. Et c'est la collaboration littéraire du débutant avec l'auteur confirmé, que vient compliquer une liaison amoureuse à peine cachée... Tout cela ne pouvait se terminer que par un drame.

Mais pourquoi ce drame semblait-il tellement réel ? N'était-il pas pure fiction ? Pas vraiment, car soudain, Vincent se souvient !

"L'affaire Deruc", qui était le sujet du livre, avait bel et bien existé. Tout s'éclairait maintenant.

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