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22 e année – n°755 ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES LETTRE D’INFORMATION – Mardi 9 juin 2020 1940 / 2020 : d’étranges constantes derrière deux traumatismes très différents Éric Roussel Membre de l’Académie des sciences morales et politiques A première vue, la défaite de 1940 et la crise sanitaire que la France vient de traverser sont deux épisodes très différents. Il y a quatre-vingts ans, tout donnait à penser depuis des mois, voire des années, que le Reich hitlérien attaquerait un jour nos frontières. Tout au long des semaines de confinement, la France a, tout au contraire, présenté l’aspect d’un pays dont les diverses composantes se montraient disciplinées tandis que les structures étatiques tenaient bon. Alors que l’on sortait d’une période agitée, tendue, marquée par la révolte des gilets jaunes et l’âpre débat sur la réforme des retraites, on aurait pu s’attendre à moins de discipline, à davantage de désordres au sommet. Sans doute y a-t-il eu des défauts de prévoyance. Globalement, on peut cependant affirmer que "l’archipel français" que l’on disait miné par tant de fractures a tenu bon. On a remarqué que la confiance de nos concitoyens envers leurs gouvernants avait subi une très notable érosion – très supérieure à celle observée dans des pays voisins au vécu comparable. Mais on connaît aussi la propension proverbiale des Français à exhaler leur mauvaise humeur et à stigmatiser ceux auxquels ils demandent de les conduire. Déjà, de Gaulle avouait parfois son fatalisme en butte aux variations d’un peuple à ses yeux ingouvernable. Cet état de l’opinion n’a pas empêché en tout cas les institutions de fonctionner normalement. On a même noté d’heureuses initiatives des autorités locales qui, dans une certaine mesure, ont apporté un correctif utile à certaines 1

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22e année – n°755

ACADÉMIE DES SCIENCES

MORALES ET POLITIQUES

LETTRE D’INFORMATION – Mardi 9 juin 2020

1940 / 2020 : d’étranges constantes derrière deux traumatismes très différents

Éric RousselMembre de l’Académie des sciences morales et politiques

A première vue, la défaite de 1940 et la crise sanitaire que la France vient de traverser sont deux épisodes très différents. Il y a quatre-vingts ans, tout donnait à penser depuis des mois, voire des années, que le Reich hitlérien attaquerait un jour nos frontières. Tout au long des semaines de confinement, la France a, tout au contraire, présenté l’aspect d’un pays dont les diverses composantes se montraient disciplinées tandis que les structures étatiques tenaient bon. Alors que l’on sortait d’une période agitée, tendue, marquée par la révolte des gilets jaunes et l’âpre débat sur la réforme des retraites, on aurait pu s’attendre à moins de discipline, à davantage de désordres au sommet. Sans doute y a-t-il eu des défauts de prévoyance. Globalement, on peut cependant affirmer que "l’archipel français" que l’on disait miné par tant de fractures a tenu bon. On a remarqué que la confiance de nos concitoyens envers leurs gouvernants avait subi une très notable érosion – très supérieure à celle observée dans des pays voisins au vécu comparable. Mais on connaît aussi la propension proverbiale des Français à exhaler leur mauvaise humeur et à stigmatiser ceux auxquels ils demandent de les conduire. Déjà, de Gaulle avouait parfois son fatalisme en butte aux variations d’un peuple à ses yeux ingouvernable.

Cet état de l’opinion n’a pas empêché en tout cas les institutions de fonctionner normalement. On a même noté d’heureuses initiatives des autorités locales qui, dans une certaine mesure, ont apporté un correctif utile à certaines décisions gouvernementales. La tendance naturelle du pouvoir central a été, comme on pouvait s’y attendre en France, d’imposer partout des dispositions souvent très restrictives des libertés. Ainsi, des plages désertes, où le silence n’était troublé que par le cri des mouettes et des goélands, ont-elles été interdites à la circulation de manière autoritaire au motif que le virus meurtrier aurait pu s’y promener… Or ce sont les maires qui, pour la plupart, ont fait pression afin que cette incongruité prenne fin. D’une manière générale, discipline et civisme se sont manifestés – même finalement dans les quartiers dits sensibles où les conditions de vie étaient pénibles. Si la peur de la maladie a évidemment joué un rôle dans ce résultat, les optimistes y verront une manifestation de cet esprit de responsabilité que l’on disait avoir déserté la France.

Ajoutons enfin au chapitre des bonnes nouvelles que l’état de droit a vite trouvé des défenseurs efficaces, en dépit d’un puissant courant contraire. Le Conseil d’État, notamment, s’est illustré en enjoignant au gouvernement de mettre fin dans les délais les plus brefs aux contraintes pesant sur les manifestations religieuses.

En dépit de ces constats rassurants, il reste que la crise sanitaire de ce printemps 2020 a révélé malheureusement certaines constantes du tempérament national. Il y a même quelque chose de fascinant à observer qu’en dépit de tous les changements, si nombreux et si profonds, qui ont affecté la société française depuis près d’un siècle, des réflexes, inconnus ou moins sensibles dans d’autres pays, ont resurgi à l’occasion de ce traumatisme.

La recherche du bouc émissaire, la soif de vengeance, un fort appétit pour la dénonciation se sont ainsi manifestés. Indépendamment de la perte déjà évoquée de la confiance des citoyens envers l’Exécutif, des plaintes ont été très vite déposées et les supposés coupables visés. Sur les réseaux sociaux, la chasse aux fautes et aux manquements a connu une période faste, alors qu’un phénomène identique ne semble pas avoir affecté d’autres pays – au moins avec une telle intensité. On a vu aussi des populations locales en province désigner à la vindicte publique des citoyens venus de la capitale vivre leur confinement dans leur résidence secondaire. Tags "anti-Parisiens", crevaisons de pneus, dénonciations anonymes se sont multipliés. Plus abject et inquiétant encore, nombre de personnels soignants se sont vus attaqués par leurs voisins, sommés de déguerpir afin de ne pas propager le virus. Face à ces agissements, comment ne pas penser à ce qui s’est passé dès l’été 1940 quand le gouvernement de Vichy, pour détourner l’attention de ses turpitudes, pointa du doigt les ex-responsables de la IIIe République censés avoir, par faiblesse et imprévoyance, rendu inéluctable le naufrage de juin 1940. Ainsi, Paul Reynaud, Léon Blum, Édouard Daladier, Georges Mandel notamment se virent-ils arrêtés et traduits devant une juridiction d’exception pour un procès – qui tourna d’ailleurs si vite à la confusion du pouvoir qu’il dut être interrompu.

Soyons justes : toute période de trouble suscite malheureusement des phénomènes de ce genre. Mais la France semble particulièrement prédisposée à verser dans ces excès en raison de son Histoire et de sa culture. La Révolution de 1789 a laissé dans l’inconscient collectif des traces quasi indélébiles. La Terreur n’a pas été condamnée aussi énergiquement qu’on aurait pu le croire. Mona Ozouf, qui a beaucoup œuvré aux côtés de François Furet pour une relecture critique de la période révolutionnaire, s’afflige aujourd’hui de constater que le travail accompli il y a quarante ans sous l’autorité du grand historien est de plus en plus contesté, y compris à l’intérieur de l’université. Des épisodes récents tels que la révolte des gilets jaunes ou les mouvements de contestation de la réforme des retraites ont fait resurgir tout un vocabulaire empreint d’une sourde violence. La chasse au coupable paraît décidément inscrite dans l’ADN national. Et elle n’épargne aucune famille politique. Pour un bon nombre de Français, beaucoup de responsables sont nécessairement coupables. Et la raison ne peut pas grand-chose face à un tel état d’esprit, comme l’a démontré autrefois l’affaire du sang contaminé. Les réseaux sociaux ont en outre donné un développement considérable à cet état d’esprit.

En l’absence d’enquêtes sérieuses qui viendront en leur temps et se dérouleront, espérons-le, en toute sérénité, on se gardera donc de tout réquisitoire. Mais cela n’interdit pas de constater que, à l’instar de la défaite de 1940, la crise sanitaire du printemps 2020 a constitué un extraordinaire révélateur des fragilités du pays, de ses retards et, pour tout dire, de son déclassement.

La France de 1940 faisait encore bonne figure en Europe et dans le monde, en dépit de rudes coups que lui avait infligés la crise économique de 1929, les scandales politico-financiers à répétition du début des années trente et la montée des ligues d’extrême droite. Le pays vivait encore sur les illusions de la victoire de 1918. On avait d’ailleurs vite oublié que ce rétablissement in extremis face à l’Allemagne de Guillaume II n’avait été obtenu, en dépit de l’héroïsme de nos soldats, que grâce à l’entrée en guerre des États-Unis. La vie politique, sans doute, montrait clairement un dérèglement des institutions. La IIIe République, en dépit d’une instabilité gouvernementale certaine, avait fonctionné plutôt bien jusqu’à la Grande Guerre. Assez vite, une sorte de modus vivendi informel avait été conclu entre les milieux d’affaires et les élites républicaines, de sorte que le régime avait pu tirer le meilleur profit du considérable essor économique du tout début du XXe siècle. La performance apparaissait si incontestable qu’un historien proche de l’Action Française, Jacques Bainville, n’hésitera pas à saluer "la combinaison très rare de la démocratie et de la liberté". Le personnel politique, enfin, était de bon niveau. Après Gambetta et Ferry, Waldeck-Rousseau, Poincaré, Caillaux et Clemenceau faisaient plutôt bonne figure. Or, après 1929, tout parut se déliter. Les gouvernements se mirent à tomber à une vitesse accélérée et les hommes qui se succédaient au pouvoir ne semblaient plus du même niveau. Herriot, Laval, Chautemps, Albert Sarraut, Flandin faisaient plutôt pâle figure, comparés aux Pères fondateurs. Des personnalités de valeur comme André Tardieu, à droite, Léon Blum, à gauche, ou encore Paul Reynaud au centre-droit réussissaient à émerger sans pour autant s’imposer vraiment. Le système paraissait les détruire à mesure qu’ils s’affirmaient. Dans tous les camps, on préférait les mots aux actes, les sentiments aux décisions.

Si la France paraissait encore un grand pays, c’était en partie parce que Paris restait une capitale intellectuelle et artistique dont l’attrait s’exerçait dans le monde entier.

Malheureusement, cette façade se révéla fragile et trompeuse. Quand sonna l’heure de vérité au moment de l’offensive allemande du 10 mai 1940, l’armée donna tout de suite des signes de faiblesse malgré le comportement courageux de nombreux soldats. L’encadrement se révélait déficient. Alors que l’Allemagne nazie s’était réarmée à tour de bras, se dotant en particulier d’avions et d’unités blindées, la France n’alignait que de rares chars de combat et trop peu d’avions. In extremis, un effort de réarmement avait été entrepris – insuffisant toutefois pour faire échec aux forces ennemies. En quelques jours, les forces françaises furent donc submergées par l’ennemi, à la stupéfaction du monde entier qui croyait encore que l’armée française était la plus redoutable. Le 17 juin, Pétain, appelé au pouvoir en catastrophe, demandait un armistice à Hitler. Le 22, le document consacrant la défaite française était signé à Rethondes, à l’endroit même où, un peu plus de vingt ans plus tôt, l’Empire allemand avait capitulé.

La France du printemps 2020 n’a heureusement pas connu pareille catastrophe mais, à l’occasion de la crise sanitaire, on a pu constater des carences, des rigidités, des erreurs comparables, dans une certaine mesure, à celles que l’on avait observées quatre-vingts ans plus tôt. Les conséquences d’une mauvaise gestion des deniers publics d’abord. Comme avant 1940, la France est lourdement endettée. Le dernier budget en équilibre date de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Depuis, le poids de l’État s’est accentué et, avec lui, celui de l’impôt – le pays détenant à cet égard un record. Cette situation malsaine, aggravée par la crise financière de 2008, a entraîné des coupes budgétaires au détriment des équipements hospitaliers. Les transferts sociaux massifs n’ont nullement empêché une dégradation de l’un des services publics les plus fondamentaux. D’où des aberrations comme la gestion calamiteuse des stocks de masques, le manque de lits de réanimation. La France effarée a découvert à l’occasion de l’épidémie sa dépendance à l’égard de pays comme la Chine. Partout s’est fait sentir aussi, de l’avis général, le poids d’une bureaucratie, à la fois imprévoyante et peu réactive, qui paraît avoir adopté cette maxime du Cardinal de Richelieu : "Un mal qui ne peut arriver que rarement est présumé n’arriver point". Conséquence de tout cela, les pouvoirs publics n’ont eu d’autre choix que de confiner la population de manière particulièrement rigoureuse. Le pire – c’est-à-dire la saturation des hôpitaux – a été ainsi évité mais les conséquences économiques ont été lourdes. L’irruption de la pandémie était imprévisible, dira-t-on, et n’a guère été anticipée dans d’autres pays. C’est vrai. Mais une comparaison entre la situation dans laquelle s’est trouvée la France et celle qu’a connue l’Allemagne est éloquente. Outre-Rhin, l’État n’est pas plus puissant, mais il semble mieux géré. Les finances publiques bien tenues ont permis à la population de se voir dotée de lits de réanimation et de tests en nombre suffisant pour éviter un confinement trop strict, générateur de catastrophes économiques.

Comme en 1940, la France s’est trouvée aussi confrontée en 2020 à des problèmes relatifs à ses structures d’encadrement et de commandement. Le fonctionnement des instances scientifiques mises en place pour affronter la pandémie a été mis en cause et leur autorité a été contestée. Ceux qui avaient prouvé leur compétence face au sida se sont trouvés promus au premier rang pour affronter le COVID. Toujours cette prime donnée à l’âge ; les enquêtes diront si cette stratégie était justifiée.

Plus troublante enfin a été la tendance des spécialistes à prendre quasiment le pouvoir pendant la pandémie. En 1940, face à des politiques dont l’autorité était faible, les chefs militaires ont quasiment imposé leur choix avec le résultat que l’on connaît. Presque un siècle plus tard, l’état-major médical a tenté un moment une sorte de coup de force en prônant avec énergie le confinement sans fin de la partie la plus âgée de la population. La diffusion de la nouvelle a heureusement porté un coup fatal à ce projet que même Orwell aurait eu du mal à imaginer. Cette tentative avortée atteste en tout cas la fragilité assez nouvelle de nos institutions : malgré le renforcement de l’Exécutif en 1958 et l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, le risque de voir le pays s’en remettre à des techniciens apparaît loin d’être illusoire.

Article à retrouver sur le site de l’Académie

Le bien public mondial, au-delà des mots

Lettre à propos du Covid-19 le 3 juin 2020

Thierry de MontbrialMembre de l’Académie des sciences morales et politiques

Au moment où j’écris ces lignes, l’évolution de la pandémie de COVID-19 semble donner raison à ceux des épidémiologistes ou virologues qui nous annoncent depuis un certain temps que la vague est en train de passer. Si tel est le cas, cela ne signifie pas que nous sommes à l’abri d’une deuxième vague et d’autres encore, mais seulement que des répliques ne sont pas imminentes. L’intérêt de continuer de rechercher avec acharnement des solutions thérapeutiques et si possible des vaccins adaptés à ce virus pas comme les autres est incontestable. Mais une éventuelle accalmie devrait aider celles et ceux qui pensent, définissent ou mettent en œuvre les politiques publiques en matière de santé à préciser ce qu’il faut entendre par des expressions comme « un vaccin est un bien public mondial ».

Mon objectif ici n’est pas de commenter le concept de bien commun (celui de bien public est beaucoup plus précis), mais d’attirer votre attention sur le fait que tout impératif catégorique s’y rapportant – même le plus convaincant sur le plan éthique – reste creux en l’absence d’une organisation internationale aux règles précises et acceptées par tous, capable de définir des stratégies et de veiller à leur exécution. Cette remarque va bien au-delà des médicaments et des vaccins. Elle vaut pour la prévention des pandémies comme pour la limitation de leurs conséquences lorsque néanmoins elles surviennent.

Et même cela paraît trop restrictif. Qui pourrait désapprouver Philippe Descola – un anthropologue réputé, disciple de Claude Lévi-Strauss – quand il réclame une « politique de la Terre » imaginée comme une « maison commune » (entendez : à tous les êtres vivants)*  ? Pour un spécialiste des relations internationales, la référence à la « maison commune » fait irrésistiblement penser aux appels de Mikhaïl Gorbatchev qui, encore Secrétaire général du Parti communiste de l’URSS, cherchait vainement à convaincre les Européens de l’Ouest de partager avec les Soviétiques une maison commune… Je pense aussi à l’avertissement d’Édouard Bard, un climatologue lui aussi de réputation internationale, selon lequel « la pandémie de COVID-19 préfigure en accéléré la propagation du réchauffement climatique ». Cet auteur déplore les comportements individuels ou collectifs chaotiques face à l’actuel « crash test ». Le COVID-19 n’est sans doute pas d’origine climatique, mais on a de fortes raisons de penser que le changement climatique provoquera de nouveaux genres de pandémies. Chacun à sa façon, ces deux scientifiques éminents, comme bien d’autres dans le monde, soulignent la totale impréparation du système international à des types de catastrophes dont pourtant on doit considérer l’avènement comme certain.

Pour ceux qui croient à l’ordre par le droit, cette impréparation est choquante, puisque la mise en place de l’Organisation des Nations Unies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale eut justement pour but d’organiser les relations internationales dans le souci du bien commun. Dans les circonstances de l’après-guerre, le bien commun, c’était la paix. Le «  multilatéralisme » est le nom qu’on a donné à une méthode destinée à en renforcer les chances, fondée sur la recherche en commun de solutions face aux situations susceptibles de mettre la paix en danger. Une méthode avec des règles (le droit international) et tout un système d’institutions facilitatrices, comme l’Organisation Mondiale de la santé (OMS) sur la sellette depuis le surgissement de l’actuelle pandémie. Quels que soient ses défauts, l’ONU ne pouvait pas faire mieux que ce qu’elle a fait pendant la guerre froide, avec un système international hétérogène à l’extrême, dans lequel aucun des principaux acteurs n’entendait renoncer à sa souveraineté et à ses ambitions. Le droit international n’en a pas moins joué un rôle d’amortisseur au cours de nombreuses crises, et c’est déjà beaucoup. L’ONU a aussi servi de caisse de résonance pour la propagande des uns et des autres. Quant à la prise de conscience de la finitude de la planète Terre, elle a commencé à s’imposer dans le dernier tiers du XXe siècle en raison de l’explosion démographique et de la pression exercée par la croissance économique sur les ressources naturelles et l’environnement. Avec peu de conséquences opérationnelles jusqu’à ce jour. Que le multilatéralisme onusien ait échoué, du moins par rapport à l’utopie sous-jacente, me paraît évident. Je n’en déduis pas que l’ONU soit inutile. Le cadre est là. Le manque est politique. Et l’on peut espérer que les drames comme les guerres, les catastrophes naturelles, les pandémies ou autres favorisent la conscientisation et donc l’action positive. A condition que ne l’emportent pas les forces obscurantistes à l’œuvre dans toutes les grandes épreuves. Celle du COVID-19 ne fait pas exception.

Seul l’approfondissement du multilatéralisme permettra de mieux en mieux prendre en compte le bien commun. Quand on parle de multilatéralisme, les juristes entendent « droit international ». Dans le domaine des relations internationales, les politologues pensent d’abord en termes de rapport de force, en donnant au mot « force » son acception la plus large. S’agissant des rapports entre nations souveraines, c’est à mon avis au sein du système d’alliances formé autour des États-Unis dans le contexte de la guerre froide que s’est trouvée en pratique la meilleure approximation de l’idée du multilatéralisme. Y compris avec les institutions comme le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale, ou encore l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Il a fallu pour cela le leadership américain face au défi posé par l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.

L’érosion du multilatéralisme a commencé, lentement d’abord, après la chute de l’Union soviétique. Aussi bien sous sa forme globale, onusienne, que sous sa forme occidentale (ou « trilatérale », avec le Japon ou la Corée). Les alliés des États-Unis n’ont pas osé regarder cette réalité en face. Quant à la puissance ascendante, la Chine, son intérêt était de faire patte de velours vis-à-vis des Occidentaux qu’elle avait l’ambition de rattraper puis de dépasser, comme jadis le Japon après 1868 (révolution Meiji). En même temps, les Chinois développaient leurs tentacules partout sur la planète, et s’efforçaient habilement de modifier en leur faveur les rapports de force au sein des organisations internationales.

Et nous en revenons au coronavirus. A-t-il changé le système international ? Evidemment non. La crise n’a fait qu’accélérer des tendances déjà largement en œuvre sous George W. Bush et Barack Obama. L’orage couvait. Le démiurge Trump l’a fait éclater et, avec lui, la rivalité sino-américaine a pris une tournure globale. A la veille du surgissement de la crise sanitaire, on pouvait encore croire à une accalmie, au moins dans l’ordre commercial. Mais avec la pandémie sont revenus l’orage et la foudre. Les deux derniers épisodes tournent autour de l’OMS et de Hong Kong. La rivalité entre les États-Unis et la Chine ne pouvait que s’exacerber. Mais avant l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, on n’imaginait pas que l’érosion du multilatéralisme risquerait d’aller aussi vite jusqu’à sa destruction tant au niveau onusien qu’au niveau occidental. Il n’est pas encore mort, mais le danger est réel, à une époque où les défis globaux, impensés sinon impensables naguère encore, imposeraient au contraire un immense effort pour développer l’action collective.

Je m’abstiendrai de spéculer sur les chances immédiates du multilatéralisme. Mais la sagesse commande en particulier à nous, sur le vieux continent, de capitaliser sur la construction européenne pour donner crédit à une troisième voie entre les États-Unis, cette grande démocratie qui se veut toujours libérale, et la République Populaire de Chine qui se dit toujours communiste. La plupart d’entre nous voulons rester proches de la démocratie américaine, mais nous refusons de devenir ses vassaux, notamment à travers une Alliance atlantique reformatée dans ce but. Il y a urgence à clarifier les objectifs réellement partagés de l’OTAN. Quant à l’Union européenne, en dépit de toutes les pleurnicheries des dernières semaines, elle continue de progresser dans les tempêtes, comme ce fut toujours le cas. Les avancées les plus spectaculaires au mois de mai ont été franco-allemandes. Comme toujours également. L’arrêt de la Cour de Karlsruhe, au début du mois, a stupéfié ceux qui méconnaissaient la loi fondamentale allemande et n’avaient jamais remarqué son rôle critique à chaque étape de la construction européenne, notamment à propos de la Banque Centrale (BCE). Face à cet arrêt, la présidente – allemande – de la Commission n’a pas hésité à menacer de poursuivre Berlin, cependant que la chancelière contournait habilement l’obstacle en s’engageant fort loin avec le président français pour une forme de mutualisation de la relance, et qu’à la tête de la BCE Christine Lagarde poursuivait imperturbablement son chemin.

S’il existe une région dans le monde où le multilatéralisme profond avance malgré d’innombrables obstacles, c’est l’Union européenne. Il faudra encore bien des décennies, en Europe et a fortiori à l’échelle planétaire. Mais c’est le sens de l’histoire, car l’alternative est le suicide collectif. Pour ce qui est de l’avenir proche, le monde subira inéluctablement le réchauffement climatique, des pandémies et des guerres plus ou moins intenses. Du moins peut-on espérer limiter les dégâts, ce qui fut somme toute le cas pendant la guerre froide. Soyons convaincus de la responsabilité de l’Union européenne à cet égard.

* Article de Philippe Descola dans Le Monde, 21-22 mai 2020

Lettre à retrouver sur le site de l’Académie et sur le site de Thierry de Montbrial

Le virus, le droit et l’administration

Bernard Stirn président de section au Conseil d’Étatmembre de l’Académie des sciences morales et politiques

Ce texte est destiné à préfacer, avec d’autres contributions, le Manifeste pour le Monde d’après, une initiative associant le Cercle Orion, Génération Start (Jeunes Diplômés d’HEC) et Sciences Po Alumni que Bernard Stirn a accepté de parrainer. La publication du Manifeste est prévue avant le début de l’été (voir la Lettre d’information n°748).

L’épidémie provoquée par le covid-19 appelle à la fois à l’humilité, à la reconnaissance et à la réflexion.

À l’humilité car nul n’avait pu prédire ni même envisager une telle crise sanitaire. Pour lutter contre elle, les moyens ont été définis de manière empirique au fur et à mesure que l’expérience apportait des enseignements. L’horizon médical et scientifique demeure largement impossible à discerner à l’avance.

La reconnaissance est due au dévouement, à l’engagement, à l’efficacité de tous ceux qui sont intervenus pour combattre l’épidémie, en prenant des risques et sans compter leur fatigue ni leur temps. Tous les acteurs de la santé, du public comme du privé, des différents métiers, ont fait preuve d’une mobilisation exemplaire. De nombreuses autres professions ont su remplir des tâches essentielles à la vie de tous.

La réflexion s’impose devant les enjeux d’un monde d’après qui ne sera plus le monde d’avant mais dont il est encore difficile de cerner les contours, de définir les priorités, de dessiner le cadre. Sans doute depuis mai 1968 n’y avait-il pas eu un tel mouvement d’analyse, un tel besoin de parole, un tel élan de proposition. Dans ce contexte, le travail approfondi et diversifié entrepris par le Cercle Orion, les jeunes diplômés d’HEC et Sciences Po Alumni est à la fois bienvenu et prometteur. Assurant la participation des jeunes à des débats dont ils ont vocation à être les responsables, il éclaire et prépare l’avenir de la meilleure façon.

Du point de vue du droit et de l’action administrative, la crise a souligné que trois équilibres délicats sont à rechercher, entre les contraintes de la sécurité sanitaire et le respect des droits fondamentaux, entre les stratégies nationales et la différenciation territoriale, entre les responsabilités nationales et l’horizon européen.

Les exigences de la lutte contre le terrorisme avaient entraîné, de 2015 à 2017, la mise en vigueur de l’état d’urgence institué par la loi du 3 avril 1955. Un état d’urgence sanitaire a été défini par la loi du 23 mars 2020 puis prolongé, jusqu’au 10 juillet, par la loi du 11 mai 2020. Une prolongation au-delà de cette date est envisagée. Déclaré « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population », l’état d’urgence sanitaire confie, afin de combattre l’épidémie le plus efficacement possible, des pouvoirs exorbitants aux autorités de police administrative, éclairées par les avis des spécialistes scientifiques.

Comme toutes les mesures de police, les décisions prises dans ce cadre doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. La problématique est toutefois en partie inédite. Il ne s’agit pas, comme dans le cas de la lutte contre le terrorisme, d’apprécier le comportement individuel de personnes susceptibles de mener ou d’aider des activités terroristes mais d’édicter des dispositions de caractère général propres à limiter la diffusion de l’épidémie. Pour dépister, tester, mettre le cas échéant en quarantaine ou à l’isolement des personnes susceptibles de porter le virus ou d’être atteintes par lui, des traitements informatiques de grande ampleur sont en outre nécessaires mais leur mise au point soulève des interrogations en termes de protection des données personnelles et de respect du secret médical.

Mobilisées, les différentes garanties juridictionnelles de l’état de droit ont assuré leur office. Le juge administratif des référés a été saisi de très nombreuses requêtes dirigées contre les mesures réglementaires prises. Les débats lors des audiences de référé ont permis de préciser la portée de plusieurs dispositions, de définir des précautions dans leur mise en œuvre et de rappeler des limites. Plusieurs injonctions ont été adressées à l’administration, comme celle de reprendre l’enregistrement des demandes d’asile en Ile-de-France, de mettre fin à l’usage de drones qui étaient déployés sans les garanties nécessaires à la protection des données personnelles, ou de lever, après le déconfinement, l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte. La loi du 11 mai 2020, éclairée par la décision du Conseil constitutionnel du même jour, a confié au juge des libertés et de la détention les compétences requises à l’égard des mesures individuelles de quarantaine et de mise à l’isolement. Plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité, transmises les unes par le Conseil d’État, les autres par la Cour de cassation, sont en instance d’examen devant le Conseil constitutionnel, dont les décisions viendront éclairer certains aspects de la répression pénale durant le confinement et préciser les exigences de la liberté de choix des électeurs dans le contexte du report du second tour des élections municipales. Par ses arrêts du 26 mai 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation a défini les limites de la prolongation de plein droit des gardes à vue durant la première période de l’état d’urgence sanitaire. La Commission nationale de l’informatique et des libertés et les formations consultatives du Conseil d’État ont veillé à ce que les traitements informatiques respectent les exigences européennes et nationales relatives à la protection des données personnelles.

La lutte contre l’épidémie appelle une stratégie nationale mais aussi des différenciations territoriales. Par une ordonnance Commune de Sceaux du 17 avril 2020, le juge des référés du Conseil d’État a décidé que l’état d’urgence sanitaire impliquait une articulation particulière entre le pouvoir de police générale du Premier ministre pour l’ensemble du territoire et le pouvoir de police du maire dans la commune. En règle générale, selon les principes posés par l’arrêt du 18 avril 1902, Commune de Néris-les-Bains, le maire ne peut pas réduire les contraintes imposées à l’échelle nationale mais il peut les aggraver si les circonstances locales propres à sa commune le justifient. Durant l’état d’urgence sanitaire, le maire conserve un pouvoir de police sur le territoire de la commune mais son usage est davantage encadré : il ne peut édicter des mesures aggravant celles qui ont été arrêtées au niveau national qu’à la double condition de pouvoir se fonder sur des « raisons impérieuses liées à des circonstances locales » et de « ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par les autorités de l’Etat ». Exiger le port de masques dans l’ensemble de l’espace public excède le pouvoir ainsi reconnu au maire.

Dans ce cadre général, le besoin de différenciations territoriales est apparu indispensable pour que les mesures prises correspondent au mieux à la réalité des risques et à la diversité des situations. Les dangers ne sont pas les mêmes partout, comme le montre la distinction entre départements « verts », « rouges » ou « oranges ». La réalité locale est à prendre en compte, qu’il s’agisse de l’ouverture, avec les précautions appropriées, de certains marchés ou de l’accès aux plages. Pour combiner au mieux la stratégie nationale, qui garantit la cohérence et évite les surenchères, dans un sens ou dans l’autre, avec la prise en compte des particularités locales, la France dispose de l’atout important que constitue le dialogue fortement ancré dans sa culture administrative entre le préfet et le maire. Représentant unique du gouvernement dans la région ou le département, le préfet porte l’ensemble des politiques de l’État. Mais le métier préfectoral repose fondamentalement sur des échanges réguliers et confiants avec les élus locaux. La crise sanitaire a souligné combien le couple préfet-maire était adapté pour conjuguer le respect d’impératifs définis à l’échelle nationale et l’adaptation des mesures aux circonstances locales.

Tout en révélant des insuffisances dans la capacité de réaction de l’Europe, la crise sanitaire a aussi plus que jamais fait ressentir le besoin d’Europe.

Au début de la crise, les frontières se sont fermées. Seuls compétents en matière de santé publique, les États ont dans un premier temps réagi chacun à sa manière, sans coordination. Dans le domaine économique, les habituelles tensions sont apparues entre pays du Nord, soucieux d’abord des équilibres budgétaires, et pays du Sud, davantage dépensiers. S’agissant des droits fondamentaux garantis, dans le cadre du Conseil de l’Europe, par la Convention européenne des droits de l’homme, peu de contraintes ont été ressenties et la majorité des États n’ont même pas éprouvé le besoin de faire usage de la possibilité, ouverte par l’article 15 de la convention, de déroger temporairement à ses exigences « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation ». En Hongrie, des pouvoirs exceptionnels et très peu encadrés ont été attribués au gouvernement, au moins jusqu’au 20 juin 2020.

Ainsi le projet européen a pu paraître mis entre parenthèses par l’épidémie. Dans ce contexte, et même si elle traitait d’une affaire sans rapport avec la crise sanitaire, la décision de la Cour de Karlsruhe du 5 mai 2020 intimant à la Banque centrale européenne de justifier du caractère proportionné des rachats de dette publique auxquels elle peut procéder est venue sonner comme une sirène d’alarme sur la solidité de l’édifice juridique européen.

Des réactions bienvenues se sont toutefois manifestées. La Banque centrale européenne a ouvert une ligne de crédit au sein du Mécanisme européen de stabilité pour financer l’action sanitaire liée au virus, affecté 200 milliards d’euros au Fonds pan-européen de garanties constitué par la Banque européenne d’investissement, permis le financement d’actions en faveur de l’emploi. L’Allemagne et la France ont proposé un programme ambitieux de solidarité budgétaire portant sur 500 milliards d’euros en trois ans. Le projet de relance présenté par la Commission européenne s’inscrit dans cette perspective.

Même si l’action des États demeure première dans le champ de la santé et de la sécurité sanitaire, l’épidémie due au covid-19 a fait ressortir l’importance de l’Europe en matière de recherche médicale, de solidarité économique sociale, de stratégie d’ensemble. La lutte contre les épidémies rejoint les autres grands enjeux, asile et immigration, environnement et développement durable, numérique et protection des données personnelles, qui appellent des réponses européennes. La nécessaire approche européenne est à combiner avec la légitime diversité des réponses nationales, qui conservent toute leur pertinence. En matière sanitaire, comme sur tous les grands sujets, il est plus que jamais impératif de trouver la juste articulation entre la dimension européenne et les marges nationales.

Article à retrouver sur le site de l’Académie

Dans la presse et sur les ondes

Samedi 6 juin, sur France Culture, dans l’émission « Affaires étrangères » consacrée à « Trump face aux convulsions raciales », Christine Ockrent demandait à ses invités (Pap N’Diaye, Denis Lacorne, Pierre-André Chiappori, Barbara Steinschneider, Sarah Rozenblum) d’analyser la gestion par le président américain de la pire crise sociale de son mandat : comment expliquer l’explosion de colère qui touche une Amérique élargie après la mort de George Floyd ? Pour l’académicien, cette étincelle survient sur un baril de poudre car le Covid-19 a eu un impact très fort sur les minorités tout comme la crise économique qui s’en est suivie. En arrière-plan, il rappelle le fait marquant de l’évolution de la société américaine depuis cinquante ans : la ségrégation raciale tend à s’estomper mais la ségrégation sociale s’accroît, comme l’atteste une étude de l’Université du Michigan, mettant à bas l’image que les États-Unis se faisaient d’eux-mêmes de « terre des possibles » (land of opportunities) : les perspectives d’ascension sociale sont au point mort pour les plus modestes, non seulement à l’échelle de leur vie mais d’une génération sur l’autre. Or, si la stratégie du Président Trump, dès le lendemain de son élection, a consisté à apparaître comme le champion d’une excellente performance économique, la crise du Covid-19 a apporté la récession et un taux de chômage de 20% tandis qu’elle a révélé son manque de leadership du point de vue sanitaire. Alors qu’il semble avoir voulu, après la mort de George Floyd, se positionner comme le candidat de la loi et de l’ordre, il ne semble pas suivi par une partie de ses troupes ni par les grandes entreprises qui, mondialisation aidant, n’ont plus le même discours qu’en 1970. Si la société américaine est une société bloquée, cela ne doit pas s’entendre du point de vue racial mais du point de vue économique.

Émission à réécouter sur le site de France Culture

Dans un dossier de Pharmaceutiques (mai 2020) consacré à l’information en santé, Julie Wierzbicki revient, dans son article « Pouvoirs publics. Entre défiance et incertitude », sur les erreurs de communication du pouvoir politique pendant la crise sanitaire, peu aidé par les prises de parole contradictoires des médecins et des scientifiques, pour constater un périlleux mélange des genres entre médecins et politiques. Ainsi « l’avis des scientifiques » invoqué à plusieurs reprises par le gouvernement à l’appui de certaines décisions fait mine d’ignorer, comme le rappelle Jean-François Mattei, que pour le scientifique, « le doute est une qualité primordiale », ce qui n’est le cas pour le politique et que, ainsi que le rappelle Axel Kahn, la recherche scientifique avance précisément par débats et controverses. Sans doute, ajoute le Président de l’Académie de médecine, eût-il fallu également que les professionnels de santé fassent preuve d’un peu plus « d’humilité et de modestie » mais surtout, que le duo politique-scientifique s’ouvre à un troisième partenaire : le citoyen. « Le politique doit tenir compte des peurs (raisonnées ou pas), des oppositions citoyennes aux élites et au pouvoir » prévient-il.Dans la chronique qu’il tient dans La Croix le 4 juin, « Plus solidaires, plus attentifs, demain nous serons plus humains », Jean-François Mattei nous rappelle que l’épidémie nous a fait redécouvrir, loin des rêves de puissance technologique et de l’individualisme ambiant, à quel point nous sommes dépendants les uns des autres ; il pense que « Demain, nous saurons nous souvenir que la vie est bien la première valeur à respecter et que la modestie doit rester une valeur primordiale.»

Chronique à retrouver sur le site de La Croix

Chantal Delsol, dans une tribune parue le 3 juin dans Le Figaro, nous invite à tirer « une leçon de la crise sanitaire : réhabilitons les activités de l’attention ». L’aventure actuelle que nous traversons vient bousculer la distinction et la hiérarchie instaurées en Occident depuis longtemps entre activités de la production et activités de l’attention. Ces dernières concernent le soin porté aux êtres (enfants, malades, personnes âgées) et au vivant en général, en vue de leur préservation et de leur réparation. Elles ont pour objectif le maintien du monde. Les activités de la production concernent la fabrication ou la création et ont pour objectif d’augmenter le monde et d’instaurer du nouveau. Elles font l’objet d’une valorisation différente selon les cultures, alors que les activités de l’attention sont essentielles partout : une société ne peut les délaisser sous peine de disparaître. L’Occident a, par tradition, toujours accordé un prestige immense à la transformation et à l’action en général : les Occidentaux ne se contentent jamais du monde tel qu’il est, ils passent leur temps à l’augmenter et à le perfectionner. « Nous sommes des productivistes forcenés, des fils de Prométhée et de Faust. » Corrélativement, chez nous, « les activités de l’attention sont peu qualifiées et peu gratifiantes », et sont réservées aux femmes et aux clercs ; tandis que les activités de production, plus gratifiantes, sont l’apanage des hommes. Aujourd’hui encore, ceux dont le travail consiste en attention aux êtres sont les plus mal payés, les plus disqualifiés de l’échelle sociale, que ce soit la mère-éducatrice, l’aide-soignante ou l’enseignant, dont la première vertu est l’invisibilité. Or dans la crise que nous traversons, tout nous rappelle « à quel point importent les activités de l’attention » et que l’on a peut-être dramatiquement sous-évalué la sauvegarde du « monde commun » en privilégiant les activités de production et de création. C’est là que la crise sanitaire rejoint la crise environnementale : elles rappellent qu’il est vain de chercher à transformer le monde si nous ne le préservons pas d’abord et qu’elles ne trouveront de réponse « qu’en brisant le monopole arrogant des activités de production ». L’attention est davantage une vertu qu’une activité, une attitude presque spirituelle, qui consiste à rejoindre l’autre, parfois dans le silence, dans l’épreuve qu’il traverse – cette « solidarité des ébranlés » comme l’appelait Jan Patočka. La pensée contemporaine appelle cette attitude le « Care », mouvement que l’on semble redécouvrir alors qu’il est bel et bien au fondement de la marche du monde « dans le silence et la disqualification ». En effet, « que serait devenu le monde humain sans l’attention prodiguée à chacun d’entre nous pendant notre enfance et aux jours de nos faiblesses ? ». Or pour Chantal Delsol, « il est probable que l’Occident s’est fourvoyé dans sa fascination monopolistique pour les activités de la production ». L’adhésion au spirituel qui ne se fait que par la transcendance en Occident depuis deux mille ans a eu comme conséquence que la faillite de nos religions nous a livrés « à l’ivresse de la matière, de la consommation et de l’accumulation. Il nous faut courir le monde, édifier des empires et instaurer la dépense en mode de vie, pour nous sentir vraiment vivants. » Pourtant, les activités de l’attention constituent la partie immergée du monde, la plus vaste, la plus profonde et la plus substantielle. Elles sont facilement reconnaissables : ces activités qui consistent à veiller les êtres ou à veiller le monde ignorent l’angoissante question du sens, ne soulevant jamais de « à quoi bon ? », et manifestant par là leur « caractère spirituel ».

Dans une précédente tribune parue le 13 mai dans Le Figaro, Chantal Delsol met en garde contre le « en même temps » macronien qui incarne une « philosophie de l’inclusion » inadaptée aux temps tragiques que nous traversons, qui nécessitent au contraire de revenir à l’essence du politique, à savoir « l’éthique de la décision et la hiérarchie des priorités ». Cette philosophie de l’inclusion, inspirée par des écrivains comme Lyotard ou Derrida et qui se substitue aux grandes idéologies, fait que « tout est vrai à la fois (…) tout est bien, tout doit être voulu à la fois ». Ainsi, cela permet de demander aux Français d’être confinés ET d’aller voter, d’ouvrir les écoles ET d’assurer la sécurité des enseignants et plus généralement de libérer ET de protéger, d’être de gauche ET de droite. Dans la pensée post-moderne, « le vrai est un moment du faux, la notion de vérité n’a pas de sens (…) et les alternatives font partie des poubelles de l’histoire ». La pensée inclusive représente un courant de pensée très actif dans l’Occident contemporain, qui se décline et s’applique à de nombreux domaines, à commencer par celui de la famille. Le principe est de bannir toutes hiérarchies morales, celles-ci étant par trop discriminantes, et de poser comme bons, équivalents et égaux en valeur tous les comportements. Cette indistinction éthique a des retombées fortes sur l’éthique de la décision : puisqu’il n’y a plus de hiérarchie, alors il faut tout vouloir, choisir devient impossible. C’est la politique de l’inclusion, telle que conceptualisée par Ulrich Beck notamment, qui voulait ouvrir l’Union européenne à tous les pays candidats et permettre les appartenances multiples, ce qu’il appelait « le loyalisme polygame ». Cet appel à « tout choisir » qui traduit en réalité une incapacité du choix, révèle le caractère infantile de notre modernité. En effet, choisir c’est renoncer, et cela s’appelle aussi grandir. « Cette incapacité de choisir traduit le refus du caractère substantiellement tragique de l’existence ». Or nous sommes tous des personnages de la tragédie et si nous refusons cette dimension de la condition humaine, le destin, en décidant à notre place, se chargera de nous le rappeler. Si « la politique de l’inclusion peut apparaître comme l’expression de l’infinie tolérance et de l’amour universel (…) C’est en fait un état d’esprit flottant et dilatoire, qui relève du papillonnage immature et du refus des convictions profondes ». Chantal Delsol conclut en soulignant que « nous n’avons pas besoin d’infantilisme politique ». Nous avons besoins de dirigeants qui nomment leurs choix, en ayant conscience des choix appréciables qu’ils auraient pu faire, et qui assument « la responsabilité de leurs décisions discriminantes », c’est-à-dire, au sens étymologique, qui cherchent à « choisir le meilleur ».

Tribune du 3 juin et Tribune du 13 mai à retrouver sur le site du Figaro

A écouter et réécouter sur Canal Académie

La Lettre d’information n° 615 du mardi 2 juin de Canal Académies est consacrée à la guerre, un « fait social total et central » comme l’analyse Jean Baechler qui lui a consacré une grande enquête interdisciplinaire, avec le soutien de la Fondation Simone et Cino Del Duca, qui s’est traduite par la publication des seize volumes de « L’Homme et la Guerre » aux éditions Hermann. C’est l’occasion de réécouter la définition politique de la guerre que le sociologue donne de la guerre en ouverture du colloque international « Guerre et Politique » (17-19 janvier 2013), ainsi que d’autres communications dont celle de son confrère Alain Besançon sur « La Russie tsariste et la guerre ».

Communication de Jean Baechler (43’52’’) sur Canal Académie fichier mp3

Communication d’Alain Besançon (31’20’’) sur Canal Académie fichier mp3

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