vivre son corps

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VIVRE SON CORPS JOIES ET TOURMENTS DU CORPS le sport, le chant, la course ... LE KINÉSITHÉRAPEUTE NON AUX TRAFICS D'ORGANES CORPS ET RÉSURRECTION MALADIE ET ÉCRITURE Bimestriel/ N° 1 64 Juillet/ Août 1986

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Page 1: VIVRE SON CORPS

VIVRE SON CORPS •

JOIES ET TOURMENTS DU CORPS le sport, le chant, la course ...

LE KINÉSITHÉRAPEUTE

• NON AUX TRAFICS D'ORGANES

• CORPS ET RÉSURRECTION

• MALADIE ET ÉCRITURE

Bimestriel/ N° 1 64 Juillet/ Août 1986

Page 2: VIVRE SON CORPS

,

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(") A la demande de nombreux amis, le numéro 158, sur «Les soins palliatifs et l'accompagnement des mourants» a été réédité. Le demander au secrétariat du C.C.M.F. 42 F franco.

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WJEIDlll©JJlNJE <8 J])JE J1~WCDWWJE Revue du Centre Catholique des Médecins Français

BIMESTRIEL

RÉDACTEUR EN CHEF pr Claude LAROCHE.

CONSEIL DE RÉDACTION

MM. les Docteurs BARJHOUX (Chambéry), BOISSEAU (Bordeaux),

BREGEON (Angers), DEPIERRE (Paris), Mme le or GONTARD (Paris),

MM. les ors MALBOS (le Mans), MASSON (Bar-sur-Aube), GAYET (Dijon),

LIEFOOGHE (Lille), de SAINT-LOUVENT (Paris),

SOLIGNAC (Perpignan), VIGNOLES (Tours), MERCAT (Château-Renault).

COMITÉ DE RÉDACTION

M. ABIVEN-F. GOUST M.J. IMBAULT-HUART - J.M. JAMES

J. MASSELOT - J.M. MORETTI H. MOUROT - A. NENNA

ADMINISTRATION RÉDACTION

Centre Catholique des Médecins Français

5, avenue de !'Observatoire 75006 Paris

Tél.: 46-34-59-15

SERVICE PUBLICITÉ

158. bd Malesherbes Paris 178

Tél. : 47-63-23-92

ABONNEMENTS

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Le numéro franco: 42 F C.C.P. : C.C.M.F. 5635-34 T Paris

N° 164 - JUILLET-AOÛT 1986

SOMMAIRE • Liminaire

par le pr André D. Nenna 2

• Vertus thérapeutiques du sport par le pr Michel Rieu .................................. . 5

• Connaissance du corps et kinésithérapie par le or J.N. Heuleu ................................. . 10

• Plaisir du corps

- Plaisir de chanter par le or Colette Comoy .......................................... . 14

- Plaisir de courir par le or François Robert et Mme M. France Robert . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

• Interdiction du trafic des produits biologiques humains par le or Louis René .................................. .

• Avec le corps des autres entretien avec le Père Dominique Nicolas

• Textes inédits de Maurice Zundel ................... .

• Le corps et la résurrection par le Père G. Martelet, S.J.

• Corps malades et salut par lécriture par Fr. Laplantine .................................... .

• Notes de lecture ..................................... .

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LIMINAIRE

par le P' André D. NENNA

Le médecin est un témoin éclairé des merveilles que recèle un corps en bonne santé. Il y découvre la précision et la puissance des structures osseuses, musculaires, viscérales, nerveu­ses de l'homme.

Le généticien enregistre l'extraordinaire complexité des chromosomes et de l'hérédité. Accoucheur et pédiatre connaissent l'étonnant dynamisme de l'embryogénèse et de la crois­sance. Chaque jour, t_put homme peut s'émerveiller de la qualité des régulations des humeurs et de l'incessant flux d'informations, de pensées et d'actions qui traversent l'organisme. Il peut aussi constater que sous l'apparente généralité des structures et fonctions se manifeste une irréductible singularité. Aussi bien par ses groupes sanguins et tissulaires que par sa mor­phologie, sa main et son œuvre, son regard, sa parole, chaque homme est unique.

Cette singularité est éclatante dans la diversité des visages que REMBRANDT, VAN GOGH ont si profondément saisie sur leur propre visage comme sur ceux des passants. De cela peut naître la reconnaissance dans le corps de l'homme de quelque chose de plus grand que lui.

«Car il a montré sa gloire aux témoins qu'il avait choisis le jour où son corps semblable au nôtre fut revêtu d'une grande lumière. Il préparait ainsi le cœur de ses disciples à surmonter le scandale de la Croix. Il laissait transparaître dans sa chair la clarté dont resplendira le corps de son église» dit la préface de la Transfiguration. Nous sommes loin des corps-objets que dénonce PAUL dans l'épître aux Corinthiens. Nous sommes aussi loins du mépris du monde et de la vie terrestre, de l'acte sexuel et du corps, autour de l'an mil qui ont été étudiés si magistralement par Jean DELUMEAU dans son livre« La peur et le péché du xmc au xvm• siècle».

Ce numéro de Médecine de l'Homme réunit des articles se rapportant aux joies et aux tourments du corps. Michel RIEU étudie la vertu thérapeutique du sport.

«Le goût de /'activité physique s'intègre dans un grand élan contemporain lié à la redé­couverte du corps. Dans notre civilisation robotisée, l'intelligence et la beauté du geste repren­nent leurs droits en partie grâce au sport».

HEULEU montre comment la kinésithérapie impose au kinésithérapeute une bonne connaissance de son propre corps. Cette prise de conscience par le malade du corps <loulou-

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reux établira une coopération du patient et du kinésithérapeute pour tenter de supprimer les tensions et apprendre à mieux utiliser son corps.

La course marathonienne qu'évoquent nos confrères François et Marie-France ROBERT s'accompagne de bien-être, d'une joie liée au triomphe de la volonté, et ouvre l'âme à une méditation sur le corps. Colette COMOY, médecin et cantatrice nous montre comment il faut connaître et maîtriser son corps pour créer la merveille qu'est le chant humain, art créateur de ravissement et de communion. '

Le coureur sent la régularité de son pas, de son cœur et sent le contact avec la terre-mère. Le chanteur et ceux qui l'écoutent, le peintre, le sculpteur et l'œuvre qu'ils donnent, l'extase de la danse, situent le corps comme un objet reconnu par les autres dans une communication, un message, un échange. L'homme et la femme appelés par l'amour vivent une expérience, où, restant soi-même, chacun s'achève par l'autre, elle les imprègne profondément, et jalonne la compréhension et la tendresse.

Toutes ces activités du corps font découvrir les rythmes et les alternances du pouls et de la respiration, de l'activité et du repos, de la veille et du sommeil. Tous ces rythmes marquent l'interface entre le corps individuel et l'ensoleillement, les saisons, l'univers. On a récemment individualisé un médiateur dont le rapport avec cette activité rythmique semble établie. Mais si l'on connaît les conséquences de la rupture des rythmes (vie des spéléologues, des sous­mariniers, des cosmonautes, etc.), on reste à la fois ignorant des modalités de fonctionnement de ces étranges horloges et interrogé par cette intégration de chaque corps humain dans son biotope.

La singularité du corps ressentie et sa dépendance vont de pair avec la découverte de l'al­térité et du monde. La dignité du corps humain, fondée sur cette singularité et l'interdiction du trafic des produits biologiques d'origine humaine sont étudiées par le Président Louis RENÉ. D'une certaine façon, le juriste est le censeur des excès qui se produisent dans certains trafics scandaleux. Ce numéro n'étudie pas les sévices, mutilations, brimades, violences que subissent les corps des hommes (enfants martyrs, prostitution, corps misérables disloqués par les bombes, tueries, écartèlement ... ) présents dans l'actualité. Ceci apparaît comme l'antino­mie de la douceur, de l'harmonie, de la tendresse.

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Il n'envisage pas non plus l'Idolatrie du Corps qu'élaborent avec un déferlement médiati­que la corruption des mœurs et l'appât du gain. Comme est profonde la différence entre l'en­traînement du corps sain et l'adulation effrénée dont ce même corps peut être l'objet.

Le Père NICOLAS, paraplégique en fauteuil, nous livre sa méditation sur son corps mutilé, l'expérience permanente de mort partielle et d'incessante résurrection qu'il a vécues. Il en tire une reconnaissance pour ceux qui l'ont aidé et célèbre les puissances de vie qui l'ha­bitent.

Le Père MARTELET a bien voulu nous donner sa réflexion sur le corps et la résurrection. Le chrétien n'attend pas l'immortalité. Il sait qu'il subira la violence de la mort mais sa foi lui fait attendre la résurrection.

« De même que le Père qui est vivant m'a envoyé, et que moi, je vis par le Père, de même aussi, celui qui me mangera vivra par moi. Tel est le pain qui descend du ciel: il n'est pas comme celui que vos pères ont mangé : eux ils sont morts. Celui qui mange ce pain vivra éter­nellement».

(Jean 6, 57-58).

Alors, grâce au ressuscité révélé dans l'histoire, nous dit le Père MARTELET, «La nature se verra dépouillée de son pouvoir de mort ; elle n'entrera en composition essentielle avec nous par le corps qu'en vue de notre identité de vivant glorieux et non pas aux fins d'une vie abîmée par la mort».

Nous remercions Lumière et Vie d'avoir autorisé Médecine de l'Homme â reproduire le texte de François LAPLANTINE, «Corps Malades et salut par l'écriture» paru en 1984. Dans une cinquantaine d'écrits contemporains de malades, on voit la maladie être considérée comme une expérience de communication avec les autres et un dépassement de soi-même, mais aussi constituer une voie de salut, protestation de liberté et droit de disposer de soi­même.

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LES JOURNÉES NATIONALES DU C.C.M.F. auront lieu cette année en coopération avec nos AMIS DE L'ASSOCIATION FRANÇAISE

DES PHARMACIENS CATHOLIQUES (A.F.P.C.)

« Médicaments du cerveau et Liberté spirituelle »

les 25/26 octobre 1986

au Centre Eugénie Milleret-Assomption 17, rue de r Assomption - 75016 Paris

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VERTUS THÉRAPEUTIQUES DU SPORT

par le pr Michel RI EU *

« Galentement se exercens les corps comme ils avaient les ames auparavant exercé.»

Depuis une décennie, nos compatriotes font leur la sentence du vieux maître. En effet, si l'on en croit les statistiques, ils sont plus de dix millions à, régulière­ment courir, sauter, s'exercer à des versions amélio­rées du jeu de paume, à manipuler des ballons de for­mes et de volumes variés, à s'affronter en des corps à corps acharnés selon des règles diverses, à projeter des petites balles dans des petits trous lointains au moyen de cannes appropriées ...

Pourquoi tant d'agitation? Vogue passagère ou phénomène de société ? La médecine doit-elle, peut-elle rester étrangère à cette explosion des activités physi­ques dont il s'agit désormais de partager les bénéfices et les méfaits : en effet, thérapeutique sociale favori­sant l'épanouissement individuel, le sport n'est pas exempt d'abus, voire de perversions contre lesquels chacun d'entre nous, comme homme et plus encore comme médecin, doit s'élever afin d'éviter que cette reconquête du corps, inespérée de la part de notre civi­lisation intellectualisée, ne soit remise en question et que le mépris de la carcasse ne reprenne bientôt le dessus.

LE DÉVELOPPEMENT DU SPORT ET SES CONSÉQUENCES

En France le développement du sport représente un fait social que quelques chiffres assurent : en 1967, d'après une enquête de l'INSEE, 12,9 % de personnes, tous âges confondus, pratiquaient un sport de manière régulière; en 1973, le chiffre s'élevait à 17,6 % et en 1981 à 26, 1 %. En 1983, une étude réalisée par la SOFRES sur un échantillon de 1 000 adultes représen­tatifs de la population française, montre que 17 % de sujets déclarent pratiquer régulièrement du sport.

Cet engouement relève-t-il d'une vogue ? En fait, quelques arguments nous permettent de penser qu'il s'agit plutôt d'un phénomène de société dont les raci­nes sont profondes.

En premier lieu, il est troublant de constater que notre civilisation industrielle se trouve confrontée à une situation totalement originale: l'inactivité physique. En

(*) Service d'exploration fonctionnelle. Hôpital Cochin -Paris.

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Vertus thérapeutiques du sport

effet l'urbanisation sans cesse croissante (selon les démographes, six français sur sept vivront en l'an 2000 dans une ville de plus de 20 000 habitants) s'accompa­gne d ' une mécanisation presque totale des moyens de transport et de travail. A ce propos. il convient de souli­gner l'observation de K. Cooper : en 1840, 1 / 3 de l'énergie assurant le fonctionnement des manufactures trouvait sa source dans la contraction musculaire. A l'heure actuelle, celle-ci contribue pour moins de un pour cent à la marche des usines.

Aussi n 'est-il pas absurde de formuler l'hypothèse que le besoin d'exercice puisse répondre à une réaction spontanée de l'espèce contre la sédentarité.

Un autre facteur joue certainement un rôle appré­ciable : la diminution progressive du temps de travai l, l' abaissement de l'âge de la retraite, et l' augmentation globale du niveau de vie donnent en effet une grande importance aux loisirs. Phénomène dont la dimension a été reconnue et prise en compte depuis 1936 par les pouvoirs publics sous la forme de ministères d 'appella­tions diverses. Culture, tourisme, sport sont habituelle­ment associés dans la même démarche qui a pour but de fournir à nos concitoyens les possibilités leur per­mettant de jouir pleinement du « temps libre » qui doré­navant leur échoit. Ainsi, de nombreux stades. parcours de randonnées, clubs sportifs ont-ils vu le jour au cours de ces vingt dernières années . Les séjours aux sports d ' hiver sont devenus tradit ionnels pour beaucoup de familles. Dériveurs et planches à voile font communé­ment partie de l'arsenal du vacancier. Les conséquen­ces économiques qui découlent de cette situation ne sont évidemment pas négligeables .

Aussi la promotion du sport se confond-elle sou­vent avec le coup le «c réation de marc hés­développement des entreprises».

Les médias tiennent une p lace considérable dans cet essor. Tout d'abord en diffusant des spectacles de qualité à un public de plus en plus étendu et en assurant un complément sensationnel aux jeux du stade par 1· éclosion d'un vedeta riat auquel ne se révèle pas insen­sible un peuple sevré de héros et toujours en quête d 'identification. Par une voie plus insidieuse, les médias exerce un autre type d'influence en privilégiant et en institutionalisant certains canons de la beauté corpo­relle, tels qu'ils transparaissent en particulier au travers des images publicitaires : la dynamique sportive s' intè­gre pleinement dans ce « look » contemporain propre à nos pays industrialisés.

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LA SÉDENTARITÉ EST-ELLE NUISIBLE?

Cette question mérite d'être posée d'autant que plusieurs enquêtes de la SOFRES sur les raisons de la pratique sportive, effectuée au cours des années 1980-8 1 à léchelon national et européen. révèlent qu'un des motifs les plus fréquemment invoqués est : « pour la santé, la condition physique». A cela il faut ajouter une autre étude du même institut de sondage qui montre que le français place le sport en 68 position parmi les moyens les plus efficaces permettant d 'amé­liorer l'état sanitaire de la nat ion .

Pourtant s'il est incontestable que depuis 150 ans la sédentarité se soit accrue. il n' en est pas moins vrai que lespérance de vie a grandement augmenté en France durant cette période, passant de 41 ans à 74-78 ans. Les mesures d 'hygiène et de salubrité publi­que, la disparition des famines, la diminution de la mor­talité infantile, les grandes avancées thérapeutiques, les campagnes de vaccinations sont sans nul doute à l'ori­gine de cette évolution favorable. Mais n'est-i l pas pos­sible de progresser encore. en particulier dans le domaine du « m ieux vivre » ?

De nombreux travaux ont ete consacrés dans le monde, à l'analyse des effets de la sédentarité. Certains sont de nature expérimentale comme ceux de l école suédoi$e qui montrent les conséquences néfastes d 'un repos forcé au lit sur les fonctions cardiaques et muscu­laires. On peut y rattacher les études réalisées sur les spationautes chez lesquels à la réduction d'activité se surajoutent les effets de l'apesanteur. D' autres sont de caractères épidémiologiques et mettent bien en évi­dence les relations existant entre la sédentarité et cer­tains types de morbidité. A insi en est-il des maladies cardio-vasculaires qui sont au premier rang des causes de décès dans notre pays. En effet , des enquêtes anglo-saxonnes comparant des sujets actifs et inactifs au sein d'un même contexte professionnel (par exem­ple : facteurs et employés de guichet) concluent à l ' in­fluence néfaste de la sédentarité sur le système cardio­vasculaire. Citons aussi les observat ions réalisées à Fraimingham qui révélaient que l 'obésité, associée à une faible capacité vitale et à une tachycardie de repos (tous facteurs accentués par la sédentarité) quintuplent le risque de décès par infarctus du myocarde dans un délai de douze ans. Rappelons encore l'étude de Paffen­barger ( 1978) conduite sur 16 936 anciens élèves d 'Harvard . âgés de 35 à 74 ans: les hommes ayant une activité physique hebdomadaire inférieure à 2 000 kg­calories, ont un risque d 'accident cardiaque 64 % plus élevé que les sujets qui témoignent d'une activité physi­que plus intense. De plus l'accroissement de celle-ci entraîne à elle seule un pourcentage de diminution d'ac­cident ca rdiaque fatal de 48,8 %, chiffre qui s'élève à 64 % si on y ajoute l'arrêt du tabac. Sur le plan locomo­teur on sait que la sédentarité a une action nuisible, en particulier sur la statique vertébrale et d'une façon plus générale au niveau du système ostéoarticulaire. En outre elle favorise lostéoporose sénile. Par ailleurs , l'inactivité musculaire comme on peut l'observer sur les sujets alités est à l'origine de troubles variés tels qu'une perte d'élasticité des tissus de soutien et conjonct if , un bilan azoté négatif avec réduction de la masse muscu­laire et une atteinte des cartilages articulaires.

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A contrario, des études soviétiques rapportées en 1976 ont mis en évidence que la pratique régulière d'une activité physique réduisait le nombre de journées de travail perdues pour cause de maladie, la durée des arrêts de travail, de même que le nombre d'accidents professionnels et élevait la capacité de travail de 5 à 15 %. Ces résultats confirmaient des expériences menées antérieurement aux U.S.A. par la NASA et la Public Health Service portant sur une population de 259 hommes âgés de 35 à 55 ans et d'autres s'étalant sur 5 années concernant 84 7 employés des d~parte­ments d'éducation et du service civil d'Albany (Etat de New York) révélant que les facteurs des risques cardio­vasculaires se réduisent lorsque la quantité d'activité physique augmente. En outre celle-ci exerce une influence positive sur la productivité. Aussi peut-on conclure, que la sédentarité associée à la disnutrition, au tabagisme et à l'alcoolisme qui forment le cortège qui volontiers lentoure, représente un élément patho­gène redoutable.

LES ASPECTS AVANTAGEUX DE L'ACTIVITÉ SPORTIVE

Les physiologistes savent depuis longtemps qu'un entraînement physique bien conduit améliore de nom­breuses fonctions organiques : respiratoire, en favori­sant les échanges gazeux ; cardiaque, en améliorant le rendement du cœur et en développant la circulation coronaire ; vasculaire, en élevant la perfusion sanguine périphérique au niveau des muscles striés squeletti­ques ; métabolique en augmentant les capacités oxyda­tives de la fibre musculaire. De même la force muscu­laire s'accroît ainsi que la souplesse du système musculo-tendineux et articulaire. Une réduction de la tension psychique accompagne ces effets avec diminu­tion de l'anxiété. En outre le sport permet d'acquérir une meilleure perception de son corps. Les satisfac­tions qui naissent de la découverte des possibilités de celui-ci, d'en mesurer les limites et d'assurer la maîtrise du geste sont profondes et irremplaçables.

Par ailleurs la pratique de la compétition, même à un faible niveau, complète l'épanouissement de l'indi­vidu. En effet la sensation d'utiliser à plein son énergie réalise un sentiment de« bien être», un sentiment d'eu­phorie que le sportif essaiera constamment de retrou­ver.

A cela, il faut ajouter l'affirmation de soi face aux autres, dans une lutte sans échappatoire et l'accomplis­sement de soi face à soi-même, car volonté et persévé­rance sont à la base du perfectionnement sportif dont chaque étape est le fruit d'efforts répétés. Enfin les effets bénéfiques de lentraînement physique trouvent aussi leur complément dans le fait que la pratique du sport met bien en lumière les effets nocifs des abus ali­mentaires, de tabac ou d'alcool.

Toutes les populations peuvent profiter de ces avantages. Les enfants, bien sûr, et les vertus éducati­ves de la pratique sportive sont maintenant bien recon­nues. De même, chez l'adulte en période d'activité, le rôle favorable des activités physiques et sportives (A.P.S.) n'est plus à démontrer. C'est pourquoi de nom­breux pays ont cherché à développer cette pratique depuis ces vingt dernières années. Ainsi les USA ont

plus particulièrement orienté leur politique vers le sport dans l'entreprise. La promotion des A.P.S. fut alors incluse dans le « Forward Plan for Health ». A ce jour, plus de 300 compagnies ont engagé à plein temps un « fitness director ». D'après un rapport de la N.l.H. une diminution significative de la mortalité par ischémie myocardique serait apparue entre 1968 et 1975 en coïncidence avec une modification des habitudes ali­mentaires, une diminution du tabagisme et le dévelop­pement de l'activité physique. D'autres pays ont mené une politique semblable dans leurs objectifs sinon dans les modalités d'application: le Québec (programme Kino), le Japon (gymnastique de pose et exercices de groupes sur les lieux de travail), la Scandinavie (pro­gramme TRIM), la Suisse (parcours VIT A) ...

La pratique du sport rend de grands services tant sur le plan organique que psychique à d'autres types de populations, telle que celles des handicapés moteurs et mentaux : des fédérations spécifiques se sont ainsi créées ayant acquis une dimension internationale avec l'organisation périodique de« Jeux mondiaux».

Par ailleurs de nombreux clubs et associations de gymnastique volontaire se sont ouverts en France au profit des personnes âgées. La rééducation des corona­riens ou des insuffisants respiratoires tire aussi grand bénéfice des méthodes de réadaptation progressive à l'effort. L'Institut de K. Cooper à Dallas est l'un des pre­miers établissements parmi les plus célèbres à avoir appliqué sur une grande échelle ses méthodes de « remise en condition physique » sous contrôle médical ayant pour principal but de lever les inhibitions qui empêchent le sédentaire ou !'handicapé de s'adonner aux joies du sport ou même simplement à celles des activités de loisirs telle que la randonnée à la marche ou en vélo, le ski de fond, ou même encore le jardinage, etc.

LES FACTEURS DE RISQUES

Cependant, les accidents liés au sport sont multi­ples et de gravité variée, pouvant aller de la simple contusion musculaire aux traumatismes crâniens ou vertébraux les plus dramatiques, du simple malaise à la mort subite. Les chiffres montrent que la fréquence de cette pathologie s'accroît de façon non négligeable en arrivant même à grever quelque peu le budget de la Sécurité Sociale.

Sans en nier le côté aléatoire, il n'en est pas moins vrai que même dans le domaine de la traumatologie, la survenue d'un accident est très favorisée lorsqu'existe une grande disparité entre le niveau d'aspiration d'un sujet et son niveau de condition physique. En effet, en cas de déséquilibre flagrant apparaît lors de leffort une diminution de la vigilance avec perte de la maîtrise du geste.

Il est donc nécessaire pour le médecin de savoir très précisement évaluer laptitude physique de ses patients, tout particulièrement lorsqu'ils s'inscrivent dans le cadre d'une situation à risque. En effet le risque peut se rattacher à la nature de la population elle-même (sédentaires confirmés, personnes âgées, jeunes enfants, handicapés ... ); ou au type de sport pratiqué (sport de contact: rugby, hockey sur glace ... ; sport de

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Vertus thérapeutiques du sport

combat : boxe, judo ... ; sport acrobatique : gymnasti­que, trampoline ... ) à l'environnement (hyperbarie: plon­gée ; altitude : sport de montagne ; températures extrê­mes, etc ... ) ; ou encore à la quantité et à l'intensité de l'entraînement (de quelques heures par se,maine à six par jour chez le sportif de haut niveau). Evidemment tous ces facteurs de risques sont cumulables et les contraintes physiologiques que représente chacune des situations auxquelles ils correspondent doivent être bien connues afin que puisse être apprécié le risque glo­bal. Seule une telle connaissance peut permettre d'orienter un sujet vers l'activité physique la plus adap­tée à ses possibilités.

LE SPORT DE HAUT NIVEAU

Cet aspect mérite un chapitre à part compte tenu des missions que le médecin est appelé à remplir en ce domaine: aider l'athlète et son entraîneur à établir le programme d'entraînement le plus efficace possible sur le plan de la performance tout en prés~rvant la santé, et/ou en sachant la rétablir au mieux et au plus vite lors­qu'~lle est compromise.

Mais dans le domaine du sport de haut niveau, l'obligation de résultat est une règle de survie, non seu­lement pour le champion mais aussi pour tous ceux qui lentourent. Cadres techniques, dirigeants de clubs et fédérations, organisateurs de spectacles, médias, hom­mes politiques, pouvoirs publics ... forment ainsi une longue chaîne de pression à laquelle le médecin a par­fois bien du mal à résister pour exercer son métier en toute indépendance. Trois domaines sont particulière­ment sensibles : le respect du secret médical ; la lutte contre le dopage ; la préparation à la haute compétition du jeune enfant.

En effet le secret médical est une contrainte sou­vent mal perçue par les entraîneurs qui acceptent diffici­lement de voir s'instaurer entre le médecin et « leur athlète », des relations privilégiées dont ils se sentent exclus. D'autre part le dopage apparaît chez de nom­breux cadres sportifs comme un mal nécessaire pour «gagner » . Or cette tricherie ne doit en aucun cas rece­voir de couverture médicale, malgré la distinction sub­tile que certains tentent d'établir entre le dopage et une

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« rééquilibration biologique de l'entraînement»: n:'~I définie et basée sur des arguments pseudo sc1ent1f1-ques. Le recours aux procédés ~rtificiels représente u~e pollution redoutable pour l'avenir du sport, car cette fic­tion ne se limite pas au sport de haut niveau. La tour­nure d'esprit « hors de la pharmacologie point de vic­toire possible » se généralisant, on comprend bien que même lors des compétitions subalternes (mais néan­moins importantes pour la promotion sportive des concurrents en présence) les boîtes de produits phar­maceutiques, heureusement le plus souvent inoffensifs, jonchent le sol des vestiaires et remplissent les sacs de sport des participants, marne (et surtout) des plus jeunes.

Enfin il est parfois difficilement supportable pour le médecin d'observer lentraînement intensif auquel sont soumis les enfants dans certaines disciplines où l'extrême jeunesse se révèle être l'une des conditions indispensables de la réussite. Là encore, il doit conseil­ler, contrôler, interdire parfois, afin de sauvegarder léquilibre organique et psychique des apprentis cham­pions.

Pour toute ces raisons, le rôle joué par le médecin, dans le cadre de la surveillance de lentraînement, ne le rend pas toujours populaire auprès des techniciens et des dirigeants sportifs. Un praticien dont le rôle serait réduit à celui de «réparateur de dommage», c'est-à­dire dont l'intervention se situerait en aval de l'accident pathologique au lieu d'apparaître en amont serait sans doute moins dérangeant. Aussi ne faut-il pas s'étonner si quelques influences s'exercent pour souhaiter confier les secteurs évaluation de l'aptitude et surveillance de lentraînement à des corps professionnels autres que médicaux et par la suite moins tributaires de règles déontologiques contraignantes.

CONCLUSIONS

Le sport, après avoir été longtemps une activité réservée, est maintenant devenu l'affaire de tous: quelle satisfaction de voir dans les vestiaires et sur le stade, côte à côte, adversaires ou équipiers, évoluer dans une convivialité acharnée des acteurs issus des milieux des plus divers. Convivialité passagère ? Peut­être, mais l'éphémère laisse sa trace dont la rémanence peut contribuer à éclairer les rapports sociaux d'une manière plus douce.

Enfin, le goût de l'activité physique s'intègre dans un grand élan contemporain lié à la redécouverte du corps, qui alimente largement notre environnement culturel. Dans notre civilisation robotisée, l'intelligence et la beauté du geste reprennent leurs droits en partie grâce au sport. En effet, lorsque toutes ses facultés de réflexion se concentrent sur la maîtrise du mouvement, l'homme peut atteindre une sorte de perfection dans le déplacement harmonieux de ses lignes. Par là même, lacte sportif accompli rejoint lart dans ce petit quelque chose d'indéfinissable fait de volonté et de sensations réalisées, qui transcende la condition humaine. •

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CONNAISSANCE DU CORPS ET KINÉSITliÉRAPIE

par le 0' J.N. HEULEU (*)

La kinésithérapie ou textuellement rééducation par le mouvement tient une place privilégiée dans la réédu­cation fonctionnelle. Celle-ci représente, en effet, une spécialité médicale tout à fait particulière puisqu'elle est essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, théra­peutique.

La rééducation fonctionnelle, au sens large du terme, est donc constitué: de la kinésithérapie, de l'er­gothérapie et de l'appareillage sous toutes ses for­mes.

La kinésithérapie est particulièrement privilégiée puisqu'elle est constituée d'un certain nombre de tech­niques s'adressant directement à l'ensemble du corps, muscles et articulations.

Il faudrait, pour être plus précis, parler de masso­kinésithérapie.

Depuis 1946, un diplôme d'État National sanc­tionne les 3 années d'études qui comportent non seule­ment la kinésithérapie mais également le massage.

De tous les para-médicaux·; le masseur­kinésithérapeute a une position privilégiée par rapport au médecin ou au chirurgien prescripteur. Il est bon de ·rappeler que les actes de massa-kinésithérapie doivent être prescrits par un chirurgien ou un médecin, spécia­liste ou non, afin que les malades qui en sont bénéficiai­res soient remboursés par les caisses de Sécurité Sociale.

Le masseur-kinésithérapeute doit donc, au cours de ces trois années d'études, acquérir les connaissan­ces nécessaires à la pratique de son art et en matière de masso-kinésithérapie, il n'est pas abusif de parler d'art thérapeutique.

L'anatomie et plus particulièrement celle des os, articulations et muscles, est étudiée très en détail au cours de ces études ainsi que la physiologie et la bio­mécanique articulaire et musculaire.

Le masseur-kinésithérapeute doit posséder très exactement toutes ces connaissances afin de mieux uti-

(*) Ancien Interne des Hôpitaux de Paris. Ancien Chef de Clinique à la Faculté. Médecin Directeur du C.R.R.F. La Châtaigneraie, 95180 Menucourt.

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liser les techniques de rééducation. Ces techniques peuvent se résumer de la façon suivante : massages, mobilisations passives et mobilisations actives, analyti­ques et globales. A cela, il faut adjoindre des t echni­ques sédatives où le massage prend une place prépon­déran te. Il est bon de signaler que le masseur­kinésithérapeute, lors de ses études, doit appliquer sur lui-même tous les exercices qu'il fera ensuite réaliser aux malades ou aux accidentés qui lui seront confiés.

c· est peut-être l'un des privilèges de cette profes­sion que d'appliquer sur elle-même les éléments théra­peutiques dont elle est dispensatrice. Ceci ne se retrouve ni en médecine ni en chirurgie et cette consta­tation se passe de commentaire !

Ce préambule nous conduit donc au vif du sujet que nous souhaitons aborder : la connaissance du corps.

De même qu'un professeur d'éducation physique ou un professeur de danse, le masseur-kinésithérapeute doit parfaitement maîtriser la connaissance de son corps s'i l veut aboutir, chez son malade, à la meilleure connaissance de ses muscles et articulations. Le renfor­cement musculaire, le gain d'amplitude art iculaire et la sédation des douleurs ne sont pas, en effet, les seuls buts que l'on puisse se fixer. En kinésithérapie, on doit obtenir d'un malade une meilleure utilisation de tout son appareil locomoteur (muscles, articulations des mem­bres et du tronc). Il ne sert à rien de renforcer un muscle si celui-ci ne retrouve pas les sensations profondes, dites proprioceptives, qui le caractérisent . Notre corps qu'il soit au repos ou en mouvement est, en perma­nence, soumis à des sollicitations qui permettent de m ieux l orienter et, par conséquent, de mieux le contrô­ler. Ces sensations sont perçues grâce à des récepteurs nerveux sensitifs, largement représentés au sein des ligaments, des capsules articulaires, des tendons et des muscles.

C'est dans ce domaine que la kinésithérapie accède à une meilleure connaissance et à un meilleur contrôle de son corps.

L'expérience nous a montré que bien des malades se représentent très mal leur corps dans l'espace. Il semble qu'il leur manque une dimension que nous avons appelée, en rééducation, la sensibilité proprio­ceptive. Les exemples venant confirmer cette hypo­thèse ne manquent pas et les meilleurs sont certaine­ment ceux qui se rattachent à tous les malades souffrant de douleurs intéressant leur colonne verté­brale : cervicale, dorsale ou lombaire. La grande majo­rité des lombalgiques lorsqu'on les examine cl inique­ment, présentent une méconnaissance de leur segment lombaire de telle sorte qu'ils l'utilisent à mauvais escient et souvent contre tout bon sens anatomo­physiologique .

Il est très diffici le d'enseigner ce sens kinesthési­que ou proprioceptif . La maladresse corporelle s'ob­serve très couramment, plus volontiers, bien sûr, chez les sédentaires mais aussi chez un certain nombre de sportifs d'occasion ou de loisir. Il est un aphorisme qui nous paraît justifi é: « un geste bien exécuté ne peut être

agressif ». Il convient donc d'utiliser cet atout essentiel en kinésithérapie: de redonner ou, plus souvent, de donner une meilleure utilisation des muscles et des arti­culations. Cette notion va même très loin car elle per­met de dépasser le seul schéma corporel pour aboutir à un meilleur équilibre psychologique . Certes, la kinési­thérapie ne se veut pas méthode psycho-thérapique, mais un sujet qui est bien dans son corps est déjà mieux armé pour combattre certa ines difficultés psy­chologiques. Il n'est pas dans notre propos de re lancer l'éternelle discussion de la pathologie ou de la maladie, psycho-somatique mais nous constatons quotidienne­ment qu'un mieux être corporel va souvent de pair avec un meilleur ressenti psychologique .

Revenons-en à l'exemple déjà ci té d'un sujet lom­balgique chronique. La douleur lombai re quasi­permanente, présente depuis parfois plusieurs années, a nécessairement une répercussion sur le moral et le psychisme. Un grand nombre de nos patients lombalgi­ques sont de petits dépressifs. Sont-ils dépressifs parce qu'ils sont lombalgiques? Où sont-ils lombalgi­ques parce que dépressifs ?

A cette question, nous n 'avons pas la prétention de répondre mais comme il est possible par une kinési­thérapie bien comprise d'améliorer le schéma corporel. de diminuer les réactions douloureuses, nous pouvons estimer que cette amélioration du bien-être, purement somatique, va dans le sens d 'une dédramatisation, d'une démystification de la douleur rachidienne et du handicap qu'elle entraîne avec elle.

Nous voyons ainsi que la kinésithérapie ne peut pas se contenter de simples règles mécaniques et physiolo­giques aussi importantes et essentielles soit -elles mais qu'elle doit prendre en compte l'ensemble du sujet et être v igilante à des réactions parfois t rès irrationnelles de la part du malade .

Le masseur-kinésithérapeute traite son patient deux à trois fois par semaine et parfois pendant quel­ques mois. Il est donc mieux à même que le chirurg ien ou le médecin tra itant à connaître, au sens le plus large du t erme, la personne qui lui est confiée. Il n'est pas simple de fa ire passer ce message auprès non seule­ment des thérapeutes mais également des malades. T out ce que nous venons d'exprimer n'est certaine­ment pas très cartésien. Nous avons prononcé le t erme d 'irrationnel et nous le maintenons. Ce n ·est pas uni­quement parce qu'un sujet est atteint d'une déviation rachidienne ou d'une anomalie congénitale ou acquise qu'il en souffre.

Les radiographies que nous demandons systémati­quement lors des examens de nos patients nous appor­tent parfois matière à réflexion . Tel sujet lombalgique a des radiographies sensiblement ou pratiquement nor­males ; chez tel autre sujet, on constate des signes très évolués d 'arthrose, de dégénérescence discale sans que pour autant les réactions douloureuses qu'il pré­sente soient importantes ou invalidantes.

A notre avis, il n'existe pas toujours de parallélisme entre le vécu douloureux, l'incapacité d'un lombalgique

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Connaissance du corps et kinésithérapie

et les images radiographiques qu'il nous montre, et ce n'est pas la survenue récente du scanner ou tomo­densitométrie apportant des documents inédits et de grand intérêt qui modifiera cette opinion.

Essayons de formuler, par un raccourci, les diffé­rentes phases de la kinésithérapie d'un lombalgique.

Dans un premier temps, il est capi tal de diminuer. voire même de supprimer les phénomènes douloureux qui sont très fréquemment musculaires et ligamentai­res.

Les différentes techniques de massages y pour­voient quelquefois mais, très certainement, le contact profond ou léger de la main du kinésithérapeute sur des zones mal uti lisées a déjà un rôle de formation et d'ap­prentissage. On reconnaît la zone qui est massée et cela avec d'autant plus d'efficacit é que les réactions douloureuses s' amenuissent. C'est déjà un très grand progrès que de comprendre que le massage n'a pas qu'un rô le passif contre la douleur mais un rô le actif sur le sens kinesthésique des régions massées. Cette meil­leure sensation corporelle va permettre au sujet doulou­reux de mieux ressentir, en loccurrence ici, sa région lombaire et d'aborder avec plus d'efficacité les exerci­ces qui vont être effectués. Ces exercices sont basés sur un renforcement musculaire s'i l en est besoin mais, parfois à l'inverse, sur une détente musculaire . Ils peu­vent également améliorer une statique défectueuse mais ils ne seront réellement efficaces que si le sujet ressent , dans la profondeur de ses muscles, tendons et ligaments. les sensations proprioceptives ou kinesthé­siques dont nous parlions au début.

La participation dans cette kinésithérapie est indis­pensable. Le patient qui se confie à son kinésithéra­peute en attendant le geste miracle qui va le débarras­ser définitivement de ses problèmes, n'obtiendra jamais le résultat escompté.

Cette notion nous éloigne des thérapies largement répandues ces toutes dernières années (chiropraxie. vertébrothérapie, ostéopathie, acupuncture, auriculo­thérapie, magnétothérapie, mésothérapie, etc.) qui sont peut-être efficaces - et notre sujet n'est pas d'entamer une polémique - mais ne représentent que des traite­ments passifs avec un objet : le malade et sa douleur. L'attente du geste miracle est ici la pierre d'achoppe-

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ment car, si une amélioration est obtenue, notre expé­rience nous a montré qu ·elle était peu durable et liait, d'une façon tacite, le malade à son thérapeute. L'au­thentique kinésithérapie doit se fixer un tout autre but.

Quelle que soit la région handicapée, quelle que soit la pathologie responsable (nous excluons, bien sûr, les grandes infections, les tumeurs et toutes les maladies graves). il est indispensable que le malade participe à son traitement. C'est vrai en médecine, ce l'est encore plus en kinésithérapie.

Certes, on ne peut exiger de tout kinésithérapeute une connaissance complète ou parfaite de la psycho­thérapie mais il doit connaître l' impact qu'elle repré­sente sur son malade.

Une très grande variété d 'exercices va lui permettre d'améliorer le vécu et le schéma corporel en tenant compte, bien sûr, pour chaque patient et à chaque séance, des réactions ressenties. Cette approche parti­culière s'éloigne, on le constate. d'exercices stéréoty­pés et systématiques. Il est faux de penser que toute kinésithérapie recherche un renforcement musculaire ; parfois, à l 'inverse, el le doit s'efforcer de diminuer un tonus musculaire trop important. En fait, elle recherche une eutonie. De nombreuses écoles de kinésithérapie se sont basées sur cette eutonie, ce meilleur vécu pro­prioceptif : Gerda Alexander, B. Dolto, Mézières. «Je sens bien mon corps, je le maîtrise mieux et si mes dou­leurs n'ont pas totalement disparu, elles restent au second plan et n'entraînent plus l'incapacité tant redou­tée».

En fait, nous recherchons à ce que le malade traité ne soit plus diminué par la région corporelle qui l 'incom­mode mais la contrôle. Cet objectif est très ambitieux , souvent bien difficile à atteindre, nécessitant patience, compréhension. confiance non seulement du patient mais aussi de son thérapeute.

B. Dolto a dit et écrit qu' il s'ag issait d'un dialogue permanent entre ces deux acteurs. Tous deux sont essentiels mais le rôle du kinésithérapeute est de per­mettre au malade qui lui est confié de pouvoir. grâce à un meilleur vécu corporel, se passer de ses soins. Dans la pratique, cette notion est souvent oubliée ou négli­gée. Pourtant, la masso-kinésithérapie crée un cordon ombilica l assez fréquent nécessitant des renouvelle­ments incessants de prescript ions.

Cette meilleure uti lisation du corps qui fait l 'objet de cette réflexion n ·entraîne pas, fort heureusement , de la part d'un sujet quelconque, des connaissances ana­tomiques précises.

Quelques muscles à t itre d 'exemples peuvent être cités :

Dans la région lombaire, une utilisation ajustée du muscle psoas et du muscle carré des lombes permet de mieux contrôler ce segment important qui va de la char­nière dorso-lombaire au sacrum. Ces muscles peuvent parfaitement être intégrés dans un schéma corporel ou une image motrice chez des sujets ignorants de toute anatomie : il est possible de faire de la prose sans le savoir.

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A l'épaule, un petit groupe de muscles est essen­tiel : ceux que l 'on appelle les muscles de la coiffe des rotateurs de l'épaule ; mal utilisés, ils peuvent conduire à des dégénérescences prématurées de ces t endons. Un meilleur apprentissage de la fonction et de l'utilisa­tion de ces muscles n'entraîne pas obligatoirement la connaissance précise et biomécanique de leur activité.

Il est heureux qu'il en soit ainsi. D'ailleurs, un bon nombre de médecins et de chirurgiens, parfaitement compétents en cette matière, se révèlent parfois fort

La Faculté Catholique de Médecine de Beyrouth étant traditionnellement très liëe à /'Université Française. nous publions cet appel en faveur des étudiants en méde­cine libanais qui effectuent leurs études aussi bien en France qu'à Beyrouth.

maladroits dans l'utilisation de leur appareil musculo­ligamentaire.

En conclusion, il nous paraît certain que la kinésithé­rapie ne se résume pas à une seule approche bioméca­nique des régions à traiter mais qu 'elle doit tenir compte de tous les paramètres, parfois fort complexes, qui peuvent intervenir dans l'explication d'une zone déficiente.

c· est une dimension passionnante qui ouvre un vaste champ, non seulement d'études, mais aussi d'ef­ficacité dont il faudrait davanage tenir compte. . ... •

PROJET

DE PARRAINAGES D'ÉTUDIANTS LIBANAIS

EN FRANCE

Suite à la visite effectuée au Liban par le Cardinal Decourtray en 1985, à son ini­tiative et à celle de la Conférence épis­copale française, le Comité Notre­Dame du Liban a été créé. Dans le cadre de ce groupe de travail présidé par le Cardinal Decourtray et coordonné par Mgr Harfouche, vicaire patriarcal maronite, plusieurs actions en faveur du Liban ont été définies, dont :

- une action de parrainages d'étu­diants libanais en France.

les étudiants libanais en Europe sont au nombre de 12 000. 8 500 d'entre eux poursuivent leurs études en France. Ils sont soit boursiers de l'État libanais. soit d 'une instance du pays d'accueil, soit aux frais de leurs familles.

les boursiers du pays d'accueil ne connaissent pas une situation de détresse ; ceux de l'État libanais, par­tiellement, puisque leurs bourses sont libellées en monnaie libanaise mais légè­rement corrigées (cette correction n 'est pas du tout en commune mesure avec le taux d'inflation : 600 % en 18 mois).

Mais ceux qui sont en France aux frais de leurs familles connaissent une situa­tion des plus dramatiques car en l'es­pace d 'un an et demi, la livre libanaise a perdu six fois sa valeur sur le marché des changes. En d'autres termes. un étudiant qui recevait l'équivalent de 2 000 F. il y a un an et demi, ne reçoit plus que 300 F par mois.

l e nombre de ces étudiants en situation de détresse est de près de 1 200. leurs parents - le plus souvent des familles réfugiées au Liban ou démunies - ne peuvent pas augmenter leurs envois.

Afin d 'aider efficacement ces étudiants et assurer un jour la relève dans notre pays, le Comité Notre-Dame du Liban serait heureux de pouvoir trouver à leur profit des parrainages auprès des orga­nismes d 'Eglise, des Ordres religieux, des communes, des paroisses, etc.

le Comité Notre-Dame du Liban vous saurait infiniment gré de pouvoir comp­ter sur votre aide pour cette action.

A titre indicatif, un parrainage = 2 000 F. environ par mois.

Vicariat Patriarcal Maronite -15, rue d ' Ulm - 75005 Paris

Téléphone 43.29.47 .60 Télex 205 556 Franlib -C.C.P. 7 627 27 G Paris

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PLAISIRS DU CORPS

PLAISIR DE CHANTER

par le D• Colette COMOY

Je suis à la fois M édecin et Cantatrice.

Il faut préciser que j'ai abandonné la médecine pour me consacrer à l'art du chant et je suis actuellement professeur de chant et d'interprétation à !'École Nor­male de Musique. Je travai lle comme cantatrice solist e, soit avec un ensemble de musique de chambre, soit avec un orchestre, soit carrément t oute seule.

J'ai créé avec Noël A lexandre, flûtiste le groupe de musique de chambre Vetera et Nova de Paris, avec lequel je donne des concerts depuis une dizaine d'an­nées.

Je répondrai donc à la question :

Chanter fa it-il du bien ?

Eh bien oui, je réponds absolument oui ; chanter fait du bien.

Tous les gens qui chantent le disent. il s'agit évi­demment d 'essayer de comprendre pourquoi.

Il y a beaucoup de raisons à cela, mais la première raison est une raison physique. Le chant met en jeu la respiration, le souffle ; autant dire qu'il s'agit de quelque chose de vita l ; par là même, la respiration se trouve contrôlée, amplifiée, ce qui donne une sensation de plus grande liberté ; à l' inspiration, le mouvement des­cendant du diaphragme se trouvera amplifié par le jeu des muscles intercostaux qui en gonflant davantage la cage thoracique permettra d 'accumuler une plus grande quantité d 'air, par conséquent d'avoir un grand souf­fle.

Je note au passage que le chanteur est amené a essayer d 'écarter les côtes flottantes et de ne pas met-

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tre en jeu les mouvements du haut de la cage thoraci­que, à savoir de ne pas lever les épaules.

li lui sera donc demandé d'avoir une respiration que l'on nomme basse . Pour l' expiration il s'agit d'augmen­ter le mouvement ascendant du diaphragme par la pres­sion exercée sur les viscères de l 'abdomen par les mus­cles abdominaux . Cette pression s'exerce selon la demande ; si le son doit être très fort et très aigu, la pression exercée est extrêmement forte et peut être ressentie jusque dans les muscles du périnée.

Je dirai maintenant un mot de l'ensemble de l' équi­libre physique du chanteur. Le chanteur doit tenir bien sur ses deux jambes.

Ça paraît une chose peut-être banale, mais on chante avec tout son corps et le fa it de ressentir cette bonne assise du corps, de ressentir un équil ibre parfait de son corps est extrêmement important.

En somme le chant bien conçu commence avec l 'équilibre des pieds, des jambes. des cuisses, du tronc, du cou et de la t ête.

Il s'agit donc d'un mouvement général.

Je compare très souvent le chant au ski, ou à la danse, où les mouvements doivent être harmonieux et où le centre de gravité du corps doit se trouver en bonne position.

L'air passant sur le larynx est ensuite traité par les voies aériennes supérieures avant de sortir de la bou­che. C'est encore un temps essentiel dans le chant puisque c'est là que le son va devenir musical.

Le son musical est un son en somme interprété jus­tement par toutes les cavités de la tête : les cavités de la boîte crânienne, du sinus, les voies nasales et la bou­che.

Il s'ag it donc maintenant de savoir comment émet­t re ce son. C'est alors qu'interviennent t ous les mouve­ments de la cavité buccale, en particulier les mouve­ments du voile du palais, de la langue. des joues. des lèvres.

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Je n 'ai pas parlé des mouvements propres du larynx qui échappe à notre observation directe, mais on sait la complexité de tout ce système musculaire et ner­veux que représente le larynx .

Quand on imagine que je n'ai parlé encore que de la simple fabrication d 'un son , on est loin de là à I' expres­sion arti stique d'un chant parfaitement accompli : le chanteur possède en lui-même son instrument, c 'est ce qui le différencie des autres instrumentistes musiciens, et aussi de là que viennent t outes les difficultés inhéren­tes à la technique du chant .

Si l 'on parle du bienfait du chant on ne peut disso­cier le mot bienfait du mot plaisir.

Ce sera la deuxième partie de mon propos . Le chant fait du bien parce qu ' il fait plaisir. Il est d 'ailleurs assez curieux de constater que le chanteur ressent du plaisir, même s ' il ne chante pas très bien. Mais il a exté­riorisé quelque chose de lui-même, il a effectué des sons qui à son gré ne sont pas tout à fait aussi beaux qu'i l le voudrait. mais enfin qui représentent une sorte de création. Je dirai création et agression. Effective­ment, je rapprocherai le chant du tir à l'arc: le son qui sort de la bouche peut être identifié à la flèche. Il s'agit là d'atteindre les orei lles du prochain; donc de mettre en branle l'organisme même du prochain - l'organisme auditif et aussi évidemment de provoquer en lui une réaction de l'ordre de l'émotion artistique.

J'en arrive maintenant à 1· efficacité du chant en tant que «art», en tant que moyen d'émotion, en tant que moyen de communication. Je pense que les chanteurs ont une grande notion de la communication immédiate et directe qu'ils effectuent par leur chant. contrairement aux artistes qui exercent les arts plastiques ; le chanteur agit directement sur son auditoire. Et lorsque l 'auditoire est réceptif, je dirai que le but est att eint et que le résul­tat est bienfaisant pour tout le monde. Le chanteur a ému, le chanteur est heureux. Dans la mesure où le chant fait intervenir à la fois toute une composante phy­sique très importante, une composante de l'ordre de la communication artistique, de l'expression verbale puis­qu'il y a pratiquement toujours avec le chant, la parole , le chant est d 'abord une parole, une parole chantée.

Eh bien, le chant est un élément de distraction considérable. Pendant que l'on essaie de chanter, on ne pense plus à d 'autres soucis , on oublie tout , on est totalement dans son chant. A partir du moment où on a commencé à chanter, on veut toujours progresser, encore un élément de distraction, de passion, d'intérêt, de motivation extrêmement forte où on a envie de se surpasser, de faire mieux et donc de mieux servir la musique, de mieux communiquer et d'être mieux aimé. Oui, mieux aimé, le chant est véritablement un acte d' Amour. D'ailleurs, si j'ai insisté beaucoup sur le côté physique du chant, sur le travail que cela représente sur le corps, c'est parce qu'à beaucoup d'égards il rappelle l'acte d' Amour. Il s'agit d 'un acte d' Amour sublimé; et qui ne conviendra que l'Amour fait du bien ? Pour termi­ner, je dirai que chanter fait du bien parce que le chant est l'expression de la beauté . La plupart du temps il s'agit de textes composés par de gr.ands poètes mis en musique par de grands musiciens. Il s'agit donc d'un message de beauté dans lequel on s' élève forcément par le fait même de cette tension vers le beau, vers le mieux, vers le bien. •

MAIS APRÈS OUOI COURENT-ILS DONC? OU LE PLAISIR DE COURIR

par le 0' François ROBERT (*) et Marie-France ROBERT

Quel est celui d 'entre nous qui n 'a pas vu ces« jog­gers fous». courir tout seuls entre les voitures, dans le froid, sous la pluie, ou par la chaleur la plus torride.

La question leur est alors infailliblement venue à lesprit : mais après quoi courent-ils donc ? Pour qui n ·a jamais fait l'expérience, il semble y avoir quelque maso­chisme malsain à la base de leur ef fort inuti le. Les médias se sont d 'ai lleurs fait l'écho de cette question après l' impressionnante arrivée de la Suissesse Gabrielle Andersen Schiess au marathon olympique. Quel plaisir peut-on éprouver à pratiquer un sport qui vous amène aux limites de la résistance humaine ?

- Et pourtant, le jogging semble avoir pris ces der­nières années un développement sans précédent . Des foules d'hommes et de femmes anonymes déferlent sur les capitales européennes et internationales pour les grandes épreuves de marathon et de semi-marathon.

La question se pose de savoir ce qui peut bien les y pousser.

C'est un lieu commun de dire que nous vivons depuis plusieurs décennies dans une civilisation totale­ment sédentaire. Tous, nous utilisons des moyens de t ransport motorisés pour nous rendre sur le lieu de notre travail, en vacances, et même souvent en prome­nade. Pour nous, l' utilisation des véhicules a représenté un progrès énorme par rapport à ce que vivaient nos ancêtres, nous a permis de connaître le monde et de communiquer. Mais nous commençons seulement depuis quelques années à en mesurer les conséquences néfastes . La sédentarité nous rend tous un peu infir­mes. Les médecins connaissent d'ailleurs bien les pro­blèmes qu'elle engendre : prise de poids, douleurs lom­baires, et autres symptômes. Notre corps devient alors «difficile à porter », facteur de dysharmonie dans notre vie. En association, nous ressentons souvent fatigue, nervosité, sentiments négatifs d'agressivité ou d 'inadé­quation .

c· est alors que, pour différentes raisons quelque­fois anecdotiques au départ, certains d 'entre nous , ont un jour chaussé les célèbres « Nike » et revêtu le short. Au départ, c' est souvent seulement pour faire comme

(•) Blois

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Plaisirs du corps

un copain , ou «pour voir », ou parce que c'est encore l'un des sports les plus faciles à pratiquer; point n 'est besoin d'équipements coûteux ou compliqués et il est inutile de se rendre à un endroit éloigné de son domicile pour le pratiquer ; il suffit en fait, de sortir de chez soi et de mettre un pied devant l'autre. Il semble donc que ce sport soit à la portée du moins sportif d 'entre nous.

« Après une journée ou une semaine de travail diffi­cile et bousculée, je quitte mes vêtements habituels et souvent contraignants pour revêtir le short ou le jogging qui vont me laisser la liberté de mouvements. J'ouvre la porte, je sors, et je laisse derrière moi mes préoccupa­tions quotidiennes, voire mes soucis. Les premiers mètres sont difficiles. Ce corps qui, souvent, n'a pas bougé de la journée, ou qui n'a accompli que des mou­vements limités dans l'espace et dans le temps, se met en marche. J'ai l'impression d'une machine rouillée. La respiration est difficile, les muscles sont froids et les articulations sont raides. Mais. au bout de quelques kilomètres, la respiration devient régulière et facile, les mouvements se développent sans problème, j'ai l' im­pression que mes jambes courent toutes seules. Les douleurs ont disparu. Un sentiment de liberté m 'enva­hit. Mon corps n'est plus un poids, ni une contrainte. Je retrouve l'intégrité de mon être : corps et âme. J'ai laissé derrière moi tous mes soucis, mes douleurs, mon mal-être. Mon esprit se vide et se rend disponible. Je commence à contempler ce qui m'entoure . Lorsque j'ai la chance de courir dans un cadre naturel, je m · émer­veille de la création qui m'entoure. Je me découvre en harmonie avec moi-même, avec la nature et avec les êtres. La course m'a débarrassée de toutes mes nuisan­ces. Je retrouve mon être profond, et une grande joie m'envahit. Des paroles de louange pour le Créateur qui m 'a donné ce corps et cette vie me viennent spontané­ment aux lèvres .

A lors, seulement, ma pensée revient vers les autres, ceux de mon entourage. Mais tous mes senti­ments négatifs ont disparus. J 'ai envie de leur faire par­tager mon bien-êt re, ma joie, ma disponibilité. Tout ce qui me paraissait difficile a repris sa juste place sous le regard du Créateur, au rythme de mes pas et de la nature. »

Il me semble que l 'expérience du coureur l 'amène toujours à une forme de méditation ou de prière. Bien évidemment, elle prendra des formes différentes selon les convictions. L'homme de foi ne peut s'empêcher de penser aux paroles du Seigneur : « Lorsque tu veux

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prier, retire-toi au désert ou dans ta chambre». De nos jours, prier dans sa chambre , lorsque tout nous ramène à nos préoccupations, ne serait-ce que le t éléphone qui peut sonner à tous moments, c'est souvent bien diffi­cile. Par contre, en quittant les lieux de notre vie quoti­dienne, nous créons certaines des conditions dont l'Évangile nous parle.

Si la joie et le bien-être ressentis pendant la course ne sont pas aussi parfaits à tous moments, - car les coureurs le savent, il y a aussi les passages à vide, où l 'on souffre - l 'arrivée, elle, est toujours délicieuse. Après quelques minutes de récupération, une grande euphorie fait oublier la souffrance et les difficult és que l 'on a pu ressentir. On pense déjà que l'on recommen­cera à courir dès que possible pour se sentir aussi b ien. La médecine a montré que la libérat ion d'endorphines, pendant la course, était à 1· origine de l'euphorie du cou­reur. Pour certains, elle est tellement intense que la course devient un besoin quotidien . Elle remplace très avantageusement toutes les cigarettes, l' alcool, les tranquillisants ou même la drogue. Elle permet d'affron­ter avec sérénité toutes les difficultés du quotidien. Elle devient indispensable dans l 'équilibre de vie. L'attitude par rapport à l'alimentation et au sommeil s'en trouve modifiée. Le désir d'une alimentation saine se fait sen­tir. En effet , le coureur a besoin d'énergie, de vitamines, mais ne souhaite pas absorber d'aliments trop riches ou copieux - la course s'en trouvant rendue difficile. En ce qui concerne le sommeil, plus n'est besoin d'avoir recours aux somnifères dont tant de nos concitoyens font usage.

Peut-être, au travers d 'un sport aussi simple que la course à pied . ret rouvons-nous tout simplement ce que la sagesse popu laire a toujours connu depuis I' A nti­quité : « mens sana in corpore sana». Il ne s'agit pas de tomber dans un culte outrancier du corps, mais de retrouver par des moyens propres à notre civilisation, l 'équilibre qu'avaient nos ancêtres. Nous pourrions conclure en plagiant un adage bien connu « Qui a couru, courra !». . ... .... . ... ... ...... . .... . ..... . .... . . •

Liste des annonceurs

TÉLÉ-ASSISTANCE 9

PFIZER ...... ... . .. .. . . . . ... . IV

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Samedi 25 et dimanche 26 octobre 1986

Journées nationales d'études Centre Catholique des Médecins Français et Association Française des Pharmaciens Catholiques

1 LES MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES ET LA LIBERTÉ DU MALADE

La découverte dans les années 1950 en France des médicaments psychotropes a transformé la condition d 'exercice et les concepts de la psychiatrie et des troubles mentaux. Leur utilisation n 'est pas exempte de difficultés. Leur usage abusif comporte des risques. La liberté des malades se trouve ici restaurée, ailleurs menacée.

Les pharmaciens des laboratoires de recherche et des officines ont un rôle fondamental dans l'invention et la distribution et le contrôle de ces médicaments prescrits par le psychiatre et par les généralistes.

Sur ce terrain où l'agilité mentale, la vigilance, l'humeur et les émotions sont intimement liées à l'exercice de la liberté de l'homme, pharmaciens et médecins se rencontrent. Réunis et éclairés par une même Foi au Christ, ils tentent de trouver en elle la juste mesure et la force nécessaires à la pratique de la vie quotidienne, spécialement en santé mentale.

CENTRE EUGÉNIE MILLERET-ASSOMPTION 17, rue de ]'Assomption - 75016 PARIS

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PROGRAMME

Samedi 25 octobre 1986

9 h 30 Réception des participants.

10 heures: Historique et méthodes d'études pharmacologiques des produits psy­chotropes,

par M. BLANCHARD, Directeur de Recherche au Centre de Recherche de Rhô­ne-Poulenc-Santé, responsable du programme des psychotropes.

10 heures : Indications des psychotropes et respect de la liberté du malade,

par le Professeur Thérèse LEMPERIERE.

12 h 15

14 h 30

Déjeuner.

Délivrance des médicaments psychotropes,

par M. Joanny VAYSSETTE, pharmacien à Paris.

16 h 30 Carrefours.

18 h 30 : Assemblée Générale du C.C.M.F. Assemblée Générale de l'A.F.P.C.

Dimanche 26 octobre 1986

9 h 30 : Compte-rendu des Carrefours.

10 heures : Liberté et Itinéraire des Chrétiens en santé mentale,

par le Père PH. DESCHAMPS, ancien aumônier de !'Hôpital Sainte-Anne.

11 heures : Eucharistie.

12 h 15 Déjeuner.

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... ... RENSEIGNEMENTS GENERAUX

Lieu de la réunion: Centre Eugénie Milleret-Assomption, 17, rue de !'Assomption, 75016 Paris, Tél. (16) 46.47.84.56.

Secrétariat : C.C.M.F., 5, avenue de !'Observatoire, 75006 Paris, Tél. (16) 46.34.59.15, C .C.P. Paris 5635 34 T. Toute demande de renseignement ou inscription doit être adressée

au Secrétariat National du C.C.M.F. avec la mention «Journées Nationales d'Etudes 1986 ».

Participation financière :

Membres du C.C.M.F. (inscription, et repas compris) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 350 F

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BULLETIN D'INSCRIPTION DÉFINITIVE

à adresser dès que possible et au plus tard le 10 octobre 1986 au secrétariat du C.C.M.F. - 5, avenue de !'Observatoire, 75006 Paris

Le Docteur, M., Mme, Mlle

Adresse

S'inscrit aux Journées d'Études et sera accompagné de ... personnes

Il règle par chèque ba.ncaire ou par C.C.P. la somme de: à l'ordre du C.C.M.F.

Je participerai aux repas du:

- samedi midi : nombre de places

- dimanche midi : nombre de places

Je désire ........ . fichets de réductions de S.N.C.F. de 20 %.

OUI

OUI

NON

NON

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, DIGNITE DU CORPS HUMAIN ET INTERDICTION DU TRAFIC DES PRODUITS BIOLOGIQUES D'ORIGINE HUMAINE

par le D' Louis RENÉ(* )

Les progrès de la thérapeut ique ont imposé l'utili­sation de plus en plus fréquente de produits biologiques d'origine humaine dont l 'obtention nécessite une atteinte plus ou moins sérieuse à l' in tégrité du corps humain. Par la qual ité de leur action substitutive d 'une ou plusieurs fonctions du corps humain ils représentent un apport thérapeut ique salva teur en l 'état actuel de la science. Le plus connu et le plus communément uti lisé est le sang et ses dérivés ; le plus spectaculaire (histori­quement pa rlant) : le rein transplanté chez l'insuf fisant rénal grave.

A des degrés divers, tout prélèvement suppose une atteinte plus ou moins spectaculaire à l'intégrité du corps humain : il s'agit toujours de méthodes « invasi­ves» avec leur inéluctable et exceptionnel risque d'acci­dent. Ceci est v rai de la collecte du sang ambulatoire devenue si banale, au prélèvement sous anesthésie générale de moëlle osseuse, ou de prélèvements d'or­ganes ent iers (foie, cœur, rein) chez des sujets morts, arti f iciellement et très temporairement maintenus en vie, en vue de transplantation .

La constatat ion du décès d'un sujet soumis à réani­mation prolongée se base sur l' existence de preuves concordantes de l' irréversibilité des lésions incompat i­bles avec la vie : notamment sur le caractère destruc­teur et irrémédiable des altérations du système nerveux central dans son ensemble. Les organes prélevés à ce moment sont susceptibles de garder leur valeur fonc­tionnelle après t ransplantation . Le principe même de cette atteinte corporelle a pu apparaître à certains comme une mutilation sacrilège intolérable.

Certes. le corps humain, même après la mort . était investi à certaines époques, d'une dignité telle, qu'y porter att einte était une profanation justiciable des plus lourdes peines. La dissect ion de cadavre a été long­temps un crime. Aujourd'hui encore le corps humain ne peut être considéré et traité comme une chose. une mine de matériaux: que l' on se rappelle la réprobation soulevée par la découverte des « réserves » dans les charniers des camps de concentration. Le sentiment du respect dû au corps de l'homme est toujours solide­ment ancré dans la conscience col lective.

Mais pousser les principes les mieux fondés à l'excès aboutit à l 'absurde et donc en souligne la fragi-

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) Président de la Commission d'Éthique du Conseil National de !'Ordre des Médecins.

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Produits biologiques d'origine humaine

lité. Si l 'évolution de la société, la structure spécifique de la science médicale naissante ont amené - pour reprendre l'exemple précédent - à biaiser puis à lever l'interdit absolu frappant la dissection du cadavre humain , c'est que lon avait pris conscience d'une hié­rarchie des devoirs humains (sans pour autant « jeter le bébé avec l eau du bain » pour uti liser une expression familière : la violation de sépulture est toujours sévère­ment punie!).

L'atteinte à l'intégrité du corps humain était justi­fiée par une raison prééminente : l'amélioration des soins au service de l'homme.

C'est cette même nécessité de secourir la vie. pré­valant sur tout autre considération doctrinale qui a très tôt justifié latteinte à l ïntégrité du vivant, la, mutilation dans un but thérapeutique ; et seulement dans ce cas, et pas dans n'importe quelle condition, le respect des données actuelles de la science médicale est un impéra­tif auquel le juge est très attaché.

Troisième phase de l'évolution : l'évolution et les progrès mêmes des possibilités thérapeutiques ont amené l 'acceptation de l'atteinte à l'intégrité physique du vivant (et du mort) pour traiter une tierce personne (souvent d'ailleurs inconnue du donneur et du préle­veur). Le fait justificatif est ici encore: soigner efficace­ment. Mais un autre que celui sur qui on attente à l'inté­grité corporelle ! c· est ce but précis qui fut retenu par des juges pour disculper ceux qui avaient réalisé sur un vivant (ayant bien sûr donné un consentement éclairé) l'ablation d 'un rein sain au profit d 'un malade ; le prélè­vement avait malheureusement entraîné un accident mortel. La Loi du 22 .1 2 .1976 et le décret d 'application de mars 1978 sur les prélèvements en vue de « gref­fes» d'organes officialisèrent cette position.

Dans cette optique, des circonstances impératives ont amené une dérogation très précise à une règle générale de respect du corps humain . Il faut distinguer cette position de celle soutenue par un courant de pen­sée contemporain : celui-ci revendique - en tant que règle de conduite - le droit illimité à disposer de soi­même ; c 'est-à-dire à l 'atteinte volontai re et consciente de l' intégrité physique de son corps, en dehors de toute justification thérapeutique; ceci au nom de l'autonomie individuelle érigée en principe directeur et aboutissant à la revendication du droit à leuthanasie active ou au sui­cide par exemple.

L'une et l'autre position posent le problème des limites du pouvoir de l' homme sur l'homme et de la

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valeur des fondements des interdits qui le restreignent . Ce serait à nos yeux une position réductionniste de les ramener aux postulats d 'une société à un moment de son histoire devant une situation spécifique, dans notre monde pluraliste où s'abstenant volontairement de toute référence métaphysique, le respect de la dignité de l' homme, mérite de commencer par celui de la dignité inaltérable (au sens étymologique) de sa chair .

Jean Hamburger confie avoir reçu nombre de let­tres écrites par des « donneurs » dénués de toute res­source et offrant - contre rémunération - leur rein à greffer sur l'acheteur éventuel. La même détresse se retrouverait dans les « petites annonces » de journaux dans certains pays où les« paumés» mettent à l 'encan qui sa cornée, qui son rein . Et l'on connaît le marché du sang prélevé de façon dangereusement répétitive chez des populations part icul ièrement démunies .

L'opinion française s' élève contre de pareils trafics, sentimentalement, viscéralement. Car l 'on touche ici à une des bases de notre civi lisation humaniste . La connotation péjorative du terme trafic vient assombrir le terme neutre de «commerce ».

Ce refus est-i l autre chose que le témoin du respect de la dignité de la personne ? Celui-ci postule que l'homme ne soit pas traité en objet.

Et lorsque pour des raisons prééminentes que nous exposons plus haut , il devient licite de porter atteinte à l' intégrité corporelle au bénéfice d'un tiers, cette déro­gation est soumise en outre :

• à /'exigence du consentement du sujet chez qui l'on fait le prélèvement : consentement totalement éclairé chez le vivant, consentement tacite chez le sujet décédé, prévoit la loi : cette argutie juridique n 'est d'ailleurs pas appliquée dans nombre de centres de prélèvements d'organes : pour des raisons psycholo­giques induites, les médecins préfèrent s'assurer de l'aval de la famille.

• à /'exigence des précautions médicales pour amenui­ser le plus possible les risques courus par le donneur vivant . En France, le rythme et l 'importance des pré­lèvements au cours des collectes de sang par exem­ple est strictement limité . Moralement le bilan ris­ques/ avantages doit être très rigoureusement pesé sans privilégier le receveur.

• à /'exigence, en France tout au moins, de la gratuité du don. Aux yeux des juristes, le corps humain ne peut faire l'objet d 'un commerce; le Code Civil l'indi­que : c' est sur lui que l'on s'appuie pour affirmer la nullité des contrats de locations d'utérus ou de louage de services des mères de substitution. La loi de 1976 sur les prélèvements d 'organes précise dans son article 3 : « les prélèvements visés aux arti­cles précédents ne peuvent donner lieu à aucune contrepartie financière».

C'est l'honneur de Robert Debré d'avoir dès l'orga­nisation des « banques» du sang en France, convaincu les autorités de la nécessité morale du don gratuit dès qu'il s'agit d 'un produit d'origine humaine, participant pour une part à la dignité du corps. La France rompait

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ainsi avec la coutume du XIX" siècle (encore maintenue de nos jours) de la vente et de l'achat du lait humain .

Certes, le don même peut n' être pas totalement désintéressé : et la générosité peut n'être qu'appa­rente, masquer un désir de puissance ou d'autres fan­tasmes, selon la signification, les symboles dont est porteur l 'organe, ou le produit d'origine humaine donné.

Mais la gratuité ne présente pas seulement des avantages symboliques et éthiques ; elle a aussi des avantages médicaux, en facilitant par exemple , les investigations génétiques et médicales, ce qui pose aussi d ' autres problèmes tels que l'information. la révé­lation au donneur d 'une maladie ou d 'une tare.

Les bénéfices psychologiques pour le donneur sont aussi à prendre en compte. Une étude du C.E.C.O.S. a montré que pour celui-ci , le fa it d'être rémunéré lui procurait le sentiment d 'être traité comme un étalon, enlevant ainsi toute valeur symbolique au don, avec ce que cela comporte de revalorisation personnelle.

Devant cette exigence de don, de gratuité, on est écartelé entre l 'idéal qu'elle traduit et l'efficacité qu'elle obère . Car depuis peu , les organismes responsables se préoccupent d'une véritable « crise du don » qui sévit et dont les conséquences sur la santé peuvent être gra­ves. Deux exemples pour illustrer :

• les collectes de sang deviennent insuffisantes pour couvri r les besoins malgré des indications de plus en plus strictes dans l'utilisation des produits san­guins.

• les transplantations rénales restent - faute de gref­fons - dramatiquement peu nombreuses, maintenant trop d'insuffisants rénaux graves dans la dépendance d ·épurations instrumentales tri-hebdomadaires très coûteuses ; ceci risque de poser à brève échéance des problèmes de financement insupportables pour la nation.

Des « réalistes » proposent le paiement des prélè­vements : le corps humain ne fait-il pas l 'objet du prix codifié en matière de responsabilité ?

N'existe-t-il pas un «forfait greffon»: 8 600 F en 1983 pour les prélèvements de reins humains destinés à la greffe?

Ne jouons pas sur les mots : ce forfait vise le rem­boursement des frais occasionnés par les prélèvements d 'organes et non «la marchandise» reçue . De même, ce sont les frais de conditionnement du sang (et de ses fractions) qui sont f acturés (et fort cher étant donné la complexité des techniques nécessaires) ; mais nulle­ment la «denrée» d 'origine humaine. Un glissement sémantique n' est jamais innocent : ainsi a-t-on vu à l'in­verse assimiler à tort le placenta, élément annexe, au fœtus proprement dit, dont le statut de « personne humaine potentielle » requiert - lui - le respect.

Il n 'est pas jusqu 'à la condamnation de tout « tra­fic » des organes du corps humain qui ne puisse être équivoque. Oter tout caractère clandestin, inavouable ou déshonorant, à la vente de cette marchandise. que serait un organe ou un produit d'origine humaine. n'en­lèverait rien à son caractère moralement condamnable. Lors d'un récent sondage 83 % des personnes interro­gées se sont prononcé pour le maintien de la gra­tuité.

Mais énoncer clairement des normes souhaitables et obligatoires ne peut dispenser de contrôle de leur mise en œuvre et de leur adaptation à la réalité des situations concrètes. Confier à des formations officielle­ment habilitées (sur des critères objectifs précis) la charge d'effectuer les prélèvements et d'en effectuer le conditionnement , vérifier la séparation des équipes de prélèvements et d'utilisation, assurer par des mesures strictes la protection des mineurs et des incapables, sont des mesures qui ont fait preuve de leur efficacité dans les domaines où elles ont été appliquées.

Sans doute convient-il de l 'étendre aux nouvelles formes de don de produits biologiques d'origine humaine. •

Sa maison contre un rein pour son fils

Un Sicilien a offert sa maison en échange d'un rein pour son fils de six ans, dont l'état nécessite une greffe d'organe.

Giuseppe Antonai de Licatai, près d ' Agri­gente, avait lu dans un journal de Trévise une petite annonce d'un habitant de la ville qui se déclarait prêt à sacrifier l'un de ses reins pour trouver un toit.

Il a confié au journal «La Sicilia » que si l'au­teur de la petite annonce. V incenzo Agnoletto. quarante-quatre ans, ne veut pas s'établir en Sicile, il est prêt pour sa part à vendre la maison et à lui verser le produit de la vente, si le rein pro­posé peut être greffé sur le petit Gioacchino, l' avant-dernier de ses huit enfants .

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AVEC LE CORPS DES AUTRES Entretien de Jean Mansir avec le Père Dominique Nicolas (*) à l'Hôpital Raymond-Poincaré de Garches(**)

e Père Dominique NICOLAS, quinze ans après, vous nous retrouverez ici pour terminer le Carême que vous nous prêchez depuis cinq dimanches... A lors, quel bilan?

- L'Hôpital ... L'Hôpital, les hôpitaux ... Garches, ça a été le grand moment où j'ai pris ma rééducation à bras le corps. J'y suis resté ... J 'y suis resté plus d 'an, auparavant j'avais eu des hôpitaux en Algérie.

L'hôpital. .. /'hôpital, cela reste un des temps ... un des temps qui marquent, qui façonnent, qui fabriquent.

C'est il y a quinze ans ... Je suis différent, ou je suis le même qu 'à /'époque, et /'hôpital ce n 'était pas ce qui m 'était le plus essentiel.

L'hôpital, c 'est un lieu où l'on se refait, c 'est une usine. L'hôpital, c 'est ... On se remet d 'aplomb. J 'ai été très impressionné par tout ce qui peut permettre que l'on remette quelqu'un debout, qu'on lui redonne la possib!'lité d'utiliser son corps, qu 'on lui permette de revivre.

Le corps s 'en va tout seul. On est bien obligé de le laisser partir et on s 'aperçoit à ce moment-là, qu'on y tenait. On s 'aperçoit que c 'était tout à fait indispensable d 'avoir un corps et qu 'on a été bien bête de ne pas s 'en occuper davantage.

Le corps revient en force parce qu 'il est exigeant. il faut le remettre d'aplomb, il faut se bagarrer pour que ça reste, pour que ça revienne, pour qu 'on en refasse le meil­leur usage possible.

e Donc, se battre avec et pour son corps, ça a un sens?

- Se battre avec son corps, utiliser tout ce qu'il veut bien vous laisser.

Se battre contre lw: parce qu 'il vous a fait une sale blague et que l'on n 'admet pas les sales blagues quand elle vous ... quand elles vous suppriment des choses impor­tantes.

Se battre pour lui. parce que le corps tout seul aurait tendance à se laisser aller. Le corps tout seul, il a tendance à mourir, à s 'en aller, il a tendance à ... ficher le camp. Le corps il a tendance à se laisser ... à ne pas bouger. Et il faut se battre pour qu 'il veuille bien entendre raison.

- Sans /'existence des autres, mon existence ne serait pas aussi intéressante. J 'ai découvert ça aussi, par la dispari­tion de mon petit moi, de mon autonomie à moi.

(*) Prêtre du diocèse de Dijon.

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J 'ai découvert dès le début, combien, si d 'autres n 'étaient pas à mes côtés, je n 'existerais pas aussi ... aussi directement, aussi facilement. Ça a été les << kinési )i , ça a été les aides-soignants, ce sont des gens qui m'ont été tout à fait essentiels. Ce sont tous les amis depuis le début de ma maladie, la famille. Ça a été ... actuellement, ce sont encore les amis avec qui je peux vivre.

S 'il n 'y avait pas des gens qui me supportent, qui sup­portent mon corps, qui me remplacent, qui servent de corps pour moi: je ne vivrais pas.

S'il n 'y avait pas les corps des autres. ma résurrection ne fonctionnerait pas pareillement.

J 'ai un tout petit peu .. un tout petit peu vécu /'expé­rience de la mort, puisqu 'il y a un peu de mon corps qui est parti. A ce moment-là il vaut la peine de se dire : c'est la vie qui gagnera. Et quand on est malade, quand on est ... avec tous les problèmes de santé qu'on a pu avoir. on s 'aperçoit que c 'est vrai. c 'est la vie qui /'emporte quand même, et qui ne l'emporte pas d'une façon extérieure, d 'une façon artificielle, on redécouvre que la résurrection n 'est pas quelque chose qui tombe du ciel, comme par accident, mais qu'elle se prépare, qu'elle se fabrique.

La résurrection passe par /'ensemble du monde. Je comprends beaucoup mieux, maintenant, pourquoi on dit que le Christ. pénètre tout /'univers. après avoir moi-même découvert la nécessité qu'il y ait du matériel, qu'il y ait des instruments. qu 'il y ait des ... instruments de rééducation, qu 'il y ait des instruments pour la vie quotidienne du mal­ade ou de /'handicapé, qu'il y ait de quoi vivre normale­ment. C'est l'ensemble du monde qui va dans ce sens-là.

J 'aime la vie, j'ai vraiment envie que chacun puisse recevoir tout ce qu 'il est.

Si mon expérience de malade m 'a servi à quelque chose, c 'est à me faire découvrir que chacun a en lui une dose extraordinaire de vie, qui est souvent ensevelie. qui est engloutie par des conventions, par des idées, par des normes, des interdits parfois aussi qui n 'est pas aidée cor­rectement, qui n 'est pas soutenue. Souvent. il y a beau­coup de personnes qui me semblent avoir beaucoup de vie en elles, qui auraient besoin d 'attelles aussi, qui auraient besoin d 'être épaulées.

Il me semble qu 'on aurait gagné notre pari d 'hom­mes, d'êtres humains, et notre pari de chrétiens. si l'on était capables de faire jaillir cette vie qui est en chacun.

C'est peut-être là, la résurrection pour moi.

- Il n 'y a que la vie qui m 'intéresse. Il n'y a que la vie, avec la banalité de la vie, le caractère sacro-saint de la vie toute banale.

Je constate qu 'il y a un hymne à la vie, il y a une musique possible.

Je constate qu'il est possible de s'aimer, je constate qu 'il est possible, malgré tout envers et contre tout de rire. qu 'il est possible de découvrir /'univers.

... malgré tout il est possible d 'être heureux, et il est possible d 'être heureux ensemble. •

(**) Nous remercions les animateurs de l'émission de « Jour du Seigneur » qui, chaque dimanche de 10 h 30 à midi sur TF1 , depuis 1 949 assure une présence des Catholiques à la Télévision. Nous souhaitons encourager leur tâche,

voici ladresse : Comité Français de Radio-Télévision 121, av. de Villiers 75849 Paris Cedex 17. C.C.P. Paris 7706- 91 N

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QUELQUES TEXTES INÉDITS DE MAURICE ZUNDEL {Extraits de sermons, de conférences, de retraites ... )

A /'occasion du 1 O" anniversaire de la mort de l'abbé Zundel, un colloque s'est tenu les 30-31 mai et 1"' juin à /'Institut catholique de Paris. Il a permis à beaucoup de découvrir la personnalité exceptionnelle d'un homme vénéré comme un saint, dont la mystique réaliste reste tout à fait d 'actualité. Le Père de Boissière, qui nous a procuré les textes ci-dessous, se tient à la disposition des personnes intéressées par les écrits de Zundel (42, rue de Grenelle, 75007 Paris. Tél. : 45.48. 15. 44).

... L'âme est le dépassement lisible d'un corps qui ne cesse de s'inventer en dessinant l'univers dont il est le projet .

L'éducation chrétienne nous a malheureusement engagés dans un dualisme intolérable, qui nous amène à penser que ce corps est mauvais, corrompu, et qu'i l faut donc le mettre entre parenthèses ( ... ) . Ce dualisme n'est ni biblique ni évangélique. Il est platonicien , et pro­vient d'une spiritualité désincarnée, d'une prétention à être de purs esprits. Mais l'esprit n'est plus alors qu 'une quintessence insaisissable, impossible à prou­ver, à laquelle le corps échappe. L'esprit devient un mythe , et le corps, opaque et charnel. Même un Gandhi a versé dans cette erreur de déprécier le corps.

Bien au contraire, notre corps est le lieu d 'une transcendance divine. Nous sommes notre corps , et c'est en lui que la transcendance divine doit exprimer que nous sommes les temples de Dieu .

(1957)

* L'homme n'est jamais donné tout fait, /'homme est

une possiblité. Un petit enfant est un faisceau de possibili­tés infinies; elles ne sont pas réalisées, il faudra qu 'il choi­sisse, qu'il accomplisse, qu'il se crée lui-même selon les potentialités qu'il porte en lui.

Nous avons à façonner notre corps, à le modeler, à imprimer en lui le visage de Dieu, à le libérer, à nous libé­rer tout entiers de nos attaches cosmiques, c'est-à-dire à nous déprendre de toutes les forces obscures qui sont à /'œuvre dans /'univers, dans le monde minéral, végétal, animal. Nous avons à surmonter toutes ces forces, c'est-à­dire à les transfigurer, à les libérer, à leur donner un visage afin qu'en nous tout /'univers devienne une offrande et un élan libre et joyeux vers /'Éternel Amour.

Le corps humain est un corps qui se fait. un corps qui devient, un corps qui se spiritualise, qui devient esprit, qui s'immortalise, qui respire Dieu et qui le révèle. Et c'est pourquoi saint Paul rappelle que nos corps sont les mem­bres de Jésus Christ et qu'ils sont par là même les temples du Saint Esprit ; ils ont une beauté, une grandeur, une dignité divines; il faut les respecter comme le sanctuaire de la Divinité.

(1 960)

L'homme est esprit. Qu'est-ce que cela veut dire? Qu'i l est appelé à se faire. Au lieu de se subir, il est appelé à se créer. Au lieu d'être soumis aux impulsions de son inconscient, il est appelé au contraire à harmoni­ser les plus ultimes racines de son être, à transfigurer toutes ses cellu les, pour que son être tout entier soit vraiment sa création propre , pour que son être tout entier respire une liberté divine. Il faut comprendre cela, c'est capital : nous avons à créer notre corps aussi bien que notre pensée, à le créer dans la dignité humaine.

.. .Pour saint Paul, le mystère de la résurrection est le mysère de notre vie ; non pas seulement au dernier jour, quand l'histoire sera consommée, mais aujourd'hui et à tous les instants de notre vie. C'est aujourd'hui qu'i l faut ressusciter, qu'il faut entrer dans ce mystère qui va transfigurer toute notre vie, pour que la Résurrection de Jésus nous apparaisse comme un moment essentiel de !'Histoire humaine et de la nôtre.

... La vie de ressucité nous concerne. elle s'adresse en nous à ce qu'il y a de plus intime, elle nous révèle à nous-mêmes notre dignité, elle nous invite à réa liser un chef-d'œuvre de lumière et d'amour dans toutes les fibres de notre être ; elle veut du même coup glorifier ce corps en le divinisant; le glorifier. c'es t-à-dire lui donner un rayonnement pacifique et lumineux. La vie ressusci­tée à laquelle nous sommes appelés correspond donc à ce qu 'i l y a de plus intime en nous.

... C'est précisément parce que le corps est si pré­cieux, parce qu 'il est appelé à vivre éternellement, qu'il doit vivre dès maintenant d'une vie divine, c'est à cause de tout cela qu'il faut le tra iter comme on traite une cathédrale, un tabernacle ou un ciboire. •

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LE CORPS ET LA RÉSURRECTION

par le Père G. MARTELET, s .j. (*)

Propos recueillis par le Père Moretti

Aux graves questions que la mort pose au médecin comme à tout homme, le chrétien répond à la lumière de la Révélation. Celle-ci, loin de dispenser d'une réflexion humaine, la revendique et la stimule. Car, s'il est vrai que « notre foi est vide si le Christ n'est pas res­suscité » ( 1 Cor XV, 4 7). la foi en la Résurrection n' ob­tient pas sa véritable maturité en nous sans avoir à pas­ser par les assolements de l 'inquiétude humaine ou le ferment des interrogations de l'homme davant la mort.

Loin de négliger les lumières de sa foi, le médecin chrétien, autant sinon plus que tout autre, a besoin d'y ent rer tout entier. L'expérience que sa profession lui donne de la mort , pour être le plus souvent celle de ses mult iples clients, n'en est pas moins prégnante. Sans doute doit-il se protéger d 'une identification harassante et malsaine avec chacun des drames rencontrés . Mais peut-il pourtant se soustraire au souci que fai t peser sur lui la rencontre permanente du problème limite de I' exis­tence humaine ?

• Qu'entendez-vous par ce problème limite?

C'est évidemment celui que pose et impose le fait inéluctable de la mort. Considérons-le sous le seul angle où il est humainement accessible. La mort nous appa­raît alors comme l'arrêt total des relations avec autrui qui définissent, socialement parlant , notre vie d'hom­mes. Il y aurait silence seulement et non pas mort, si les relations, interrompues avec les autres, ne l'étaient pas empiriquement avec soi-même. Quiconque se tait, en écoutant de la musique par exemple, n'est pas mort. Mais s'il y a mort, c'est que le silence alors réa lisé est un silence non de ruissellement mais de source : le mort ne communique plus avec personne parce que la mani­festation de lui-même est tarie en son principe. Il y a silence par absence, - non pas partielle mais totale . non pas momentanée comme dans un coma mais définitive, non pas relativement mais absolument incurable - , de toute communication possible. La mort, à nos yeux, c'est cela : la fin d'une interrelation avec autrui par sup­pression totale du sujet de cette relation . L'intersubjec-

(•) Professeur de théologie au Centre Sèvres-Paris.

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tivité ne joue plus avec le défunt, faute en lui désormais de manifestation possible du sujet . Le mort est un inter­locuteur qui fait à tout jamais défaut, pour avoir physi­quement et irrécusablement défaill i.

D'où la détresse terrib le de la mort, qui prive ceux qui restent de la présence de l'autre, frappé par l'irré­médiable arrêt de ses modalités d'expression. Le corps est devenu de marbre, son si lence est celui d 'une pierre, qui ne t ardera pas d 'ailleurs à se décomposer. Celui ou celle dont la chair, le visage, le corps tout entier auparavant parlait , c'est-à-dire exprimait d'une manière ou d'une autre sa personnalité, sa présence, sa vie, est comme disparu .

• Sans doute, mais quoi de spécifique en cela aux yeux du médecin ?

Rien, a priori et c'est normal. La mort pour le méde­cin serait-elle d'abord autre chose que ce qu'elle est pour tous? Et pourtant, le rapport professionnel qu 'il entretient avec ses malades fait que la mort prend à ses yeux un caractère spécial. Semblable au terme à ce qu 'elle est pour tous, elle apparaît comme le point final , redouté, combattu, plus ou moins longuement différé , d'un processus biologique au dénouement inévitable . Au regard du praticien , la mort par voie de maladie, devenant tôt ou tard incurable, n 'a rien de surprenant . Si grande que soit donc la part qu'un médecin puisse prendre, à la douleur des parents et amis du défunt, le caractère biologiquement irrémédiable de la mort demeure pour lui une évidence. Devant la détresse des proches, il possède ainsi un point d'appui qu'on p'eut dire naturel et technique, dont les parents sont privés et dont ils ne sauraient pour l'heure éprouver la valeur.

• Est-ce à dire qu 'JÏ est quitte de toute épreuve person­nelle devant la répétition d'un tel phénomène et d'une telle issue ?

Nullement, mais cette épreuve passe pour lui par le crible technique de sa vision professionnelle et en porte la marque. Sans prétendre tout dire, je me permettrais donc de signaler ceci . A force de concentrer son atten­tion et ses efforts sur le fonctionnement ou le dysfonc­tionnement de r organisme humain, le médecin ri sque de voir avant tout dans la mort son caractère biologi­que. Sans doute la mort est-elle toujours pour lui un échec, mais à plus ou moins longue échéance l'échec paraît inévitable. Sans doute encore, son dévouement et son combat vont-i ls aussi loin que possible pour évi­ter ou retarder l' inévitable, avec lequel il demeure finale­ment tôt ou tard confronté. De là, chez le médecin . le type de souci et le type de calme qui lui sont propres. son type de philosophie aussi, un peu courte parfois, ce qui ne veut pas dire exempte d ' un secret désespoir, professionnellement refoulé.

Alors que pour les parents , en effet, la mort met un terme à tout un univers de relations que lêtre ainsi « parti » ne pourra plus jamais entretenir, creusant dans lexistence quotidienne des siens un vide désormais impossible à combler, pour le médecin, en revanche, cette mort risque d'être seulement un cas de plus dans l'expérience qu' il fait des défaillances ultimes du corps humain, objectivement considéré. Cet adverbe suggère à lui seul la différence entre le regard présumé du prati-

cien et celui des parents sur un même défunt. Pour le premier, le corps du mort est avant tout saisi sous son aspect d'objet. non pas qu'un tel corps-objet ne soit le corps de personne, mais un médecin le voit plutôt comme l'objet désormais périmé de ses soins; pour les parents, l'échec objectif des derniers traitements sur le défunt qu 'ils pleurent, met fin à tout rapport de l'ordre des sujets. Sans doute est-ce bien comme objet pris dans le cours du monde que le corps du défunt est tou­ché par la mort , mais ce que la mort vient de détruire en lui. c'est avant tout le pouvoir subjectif d'être là , de sou­rire, de parler, d'aimer et d 'être aimé des multiples manières dont s'irradie t out vivant .

• Où voulez-vous en venir avec ces remarques ?

Excusez la longueur d'un chemin . nécessaire sem­ble-t-il, pour détruire les cl ichés que l' habitude inter­pose entre la réalité et nous-mêmes. C'est un fait, le regard du médecin sur la mort , pour froidement objectif qu' il soit, a quelque chose d'incontestable , auquel les parents du défunt voudraient se refuser tout en pleurant de ne pouvoir le faire. Ils diront , eux aussi, tôt ou tard, à propos de leur cher disparu:« C'est la vie!» . Et c'est vrai : la mort fait partie de la vie ! Oui, mieux qu'un médecin , le sait? Et cependant, l'énoncé de cette loi élémentaire ne suffi t pas pour parler réellement de la mort. Car si normale que soit la mort, d'un point de vue biologique. elle demeure néanmoins inhumaine et, pour tout dire, relationnellement into lérable. Et s'en prenant au corps-objet qui ne peut se soustraire à l'extinction biologique propre à tous les v ivants, cette panne abso­lue de la vie qui frappe le corps-objet s'en prend du même coup au corps-sujet ; elle paralyse à tout jama is l'expression de quelqu'un qui, aux yeux de l'amour qu 'il suscite, ne peut pas , ne doit pas disparaître à jamais. Malgré toute sa normalité b iologique, la mort, vue du versant où elle anéantit l'expression du sujet , est et sera donc toujours une inacceptable violence .

• Ne prenez-vous pas la mort trop au tragique ? Objective­ment irrémédiable, la mort doit être subjectivement inté­grée?

C'est vrai, si l'on entend par là qu'il faut savoir la regarder en face et en prendre la mesure véritable, chose qu'on ne fait d'ailleurs qu'à partir de la mort de l'autre. Mais cette mesure bien prise doit nous permet­tre de ne pas prendre notre parti de son aspect irrémé­diable. Car si le corps ne faisait pas partie intégrante de la subjectivité personnelle de l'homme, on pourrait se consoler, sans t rop de peine peut-être, de sa suppres­sion objective. Mais ce n'est pas le cas. Seul de tous les vivants au surplus, l'homme sait qu'il meurt et qu 'il perd ainsi, sinon tout pouvoir d'existence, du moins tout moyen d'expression.

• Soit. mais est-ce si tragique ? Regardez du côté de Socrate, et vous verrez la paix à /'approche de la mort lorsque l'esprit est bien vivant.

C'est vrai . Mais le courage de Socrate devant la mort peut aussi nous induire en erreur. Sentant la mort envahir son corps, il demeurait dans une parfaite tran­quillité d'esprit . A le voir mourir, on avait l'impression

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Le corps et la résurrection

que le corps n 'est r ien et que finalement seul compte l esprit qui échappe à la mort , en transcendant par son savoir la nature qui l'écrase, comme l'a vu Pascal. L'atti­tude de Socrate est donc tout à la fois profonde et non satisfaisante. Profonde, parce qu'elle nous dit que nous ne sommes pas réductibles à notre seul corps ; insatis­faisante pourtant, car pour Socrate, le corps (sôma) est finalement une prison (sèma), ce qui n'est vrai qu'au regard d 'une philosophie pour laquelle le corps ne fait pas intrinsèquement partie de l'homme comme esprit et sujet. Or c'est une erreur, ou du moins un oubli. A preuve, le fait que la mort interrompt bel et bien la com­munication de Socrate et des siens . C'est donc que Socrate comme sujet n 'est pas lui-même sans son corps, qui n'est pas en surnombre par rapport à l'esprit, mais qui, en vérité, le constitue aussi.

Le corps n ·est donc pas un objet extérieur à moi­même que je quitte à ma mort : il est principe d 'expres­sion de moi-même, élément essent iel et « basal » de ma vie de sujet. Je ne peux pas réduire mon corps à 1· ob­jectivité de fonctions biologiques, je dois l'intérioriser à la subjectivité de l 'esprit qui fait de moi une per­sonne.

• Alors. le corps est une sorte d 'instrument de rela­tion?

Le mot « instrument » est inadéquat. Un instrument reste toujours extérieur à celui qui l 'utilise. Or, entre le corps et l'esprit existe, - je m'inspire ici d 'une donnée de la foi pour approfondir une réflexion phi losophique élémentaire- , ce que l'on reconnaît exister dans le Christ ent re sa divinité et son humanité. Entre les deux, nous dit la foi , il y a «communication des idiomes» (le mot idiomes désigne dans ce cas les caractères pro­pres d 'une nature) . Il y a communication et non pas juxtaposition des idiomes ; sinon, le Christ serait une sorte de monstre, vivant en partie double, moitié homme, moitié Dieu. Tout au cont raire, en Lui, le propre de l 'homme est devenu le propre de Dieu pour que le propre de Dieu devienne le propre de l' homme. C'est la merveille du médiateur. Pour mieux nous comprendre nous-mêmes, nous pouvons prendre le mystère du Christ comme modèle analogique de notre vérité. Tou­tes proportions soigneusement gardées, nous dirons donc qu'en chacun de nous, le propre du corps (que l'on croirait purement biologique) devient le propre de l'esprit pour que le propre de l 'esprit pénètre et s'ap­proprie le spécifique même du corps qui, dans le main-

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t ien, les mains, le visage, la parole et tout l'ensemble expressif de nous-mêmes, devient le langage vivant et la révélation particulière de la personne et de l esprit.

On peut alors comprendre la violence que constitue la mort. Elle n'est pas seulement la suppression d'un corps-objet soumis aux lois biologiques ; elle pétrifie avant de le détruire le corps-sujet qui devient incapable de tout genre spontané d'expression. Sans être réduit au néant, - puisqu 'aucun homme n 'est jamais réducti­ble au seul corps-sujet-, l 'individu dont la mort s'em­pare est réduit, néanmoins, au si lence, en se trouvant privé de la communication essentielle avec les autres dans le monde.

A moins de dire que le type d 'existence que nous expérimentons dans la vie n'a aucune importance pour notre identité, force nous est de dire que la mort est empiriquement scandaleuse, et que tout en étant inévi­table, - comment vivre biologiquement sans devoir mourir? - elle soulève dans le cœur du sujet le désir qu 'un pareil désastre, si naturel soit-il , ne reste pas irré­médiable.

La passion de guérir qui définit le médecin doit ici nous servir de modèle pour affronter le scandale de la mort ; cette passion peut et doit nous aider à désirer, par delà nos propres et nos seuls pouvoirs. une nou­velle thérapie qui, au lieu de céder devant la maladie suprême et pour nous incurable de la mort, se livre à des ressources qui, sans être de nous, deviennent nôtres cependant : un « plus que nous » se mettant au service ultime et bienheureux d 'une mortalité humaine autrement invincible.

• Voulez-vous dire par là que la revendication de l'homme devant la mort serait comme un appel du côté où parle la Révélation et où nous oriente la foi?

Évidemment ! La foi nous dit, en effet, du point de vue que nous prenons ici pour en abordér le message , que la détresse de la mort, pour incurable qu'elle soit humainement parlant, ne l'est pas en tout état de cause, si du moins on veut bien accepter, - accueil par ailleurs tout à fa it raisonnable-, que l'homme, n'étant en rien le principe dernier du monde et de soi-même, n 'est pas davantage l'ultime mesure de lui-même et du monde. Dès lors, la possibilité d ' un thérapeute transhumain de notre mort humaine n'est pas à rejeter a priori ; elle est bien plutôt dans le prolongement et la logique de notre identité ; elle vise à bon droit un médecin qui serait, dans son genre, absolu et qui peut délivrer d'un mal lui aussi absolu . Grâces soient donc rendues au Seigneur, souverain thérapeute de notre mort de finitude 1

• Comment le Seigneur nous sauve-t-il alors de la mort ? Notre corps-objet peut-il devenir à tout jamais un corps­sujet ?

Dans le Christ, le corps-objet a b ien été touché, comme l'est le nôtre, par la mort. Le corps-sujet aussi. Descendu de la croix, enveloppé d'un linceul, mis au tombeau, entouré d 'aromates, il ne dit .r ien, il est passif. La douleur des siens est immense mais ne l'éveille pas, lui non plus. Ainsi le Christ est-il vraiment entré dans la profondeur de la mort qui, par le corps-sujet, atteint le sujet même, en sa plus humaine expression .

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Mais s'il est là, dans notre chair, c'est pour donner à cette chair ce que nous ne pouvons pas lui donner par nous-mêmes, ce dont nous avons le plus profond besoin et, par moments, le plus explicite désir, c'est-à­dire le pouvoir de résister aux puissances qui nous détruisent dans la mort. S'il est là parmi nous, l'un de nous, c'est pour nous redonner à tout jamais la vie, non pas sous la forme où la mort pourrait la dominer encore, mais sous une forme plus qu'humaine en sa source, encore que souverainement humaine en son résultat. Dans cette modalité d'existence sans mort, que le Christ entend inaugurer en Lui pour nous, nous pourrons découvrir une expression définitive de nous-mêmes, - expression bienheureuse, expression même glo­rieuse, puisque rien ne nous séparera plus, ni de nous­mêmes, ni des autres, ni de Dieu. Pas de Dieu tout d'abord, car c'est de Lui que tout dès lors dépend. N'a­t-il pas franchi dans le Christ la différence qui le sépare de nous, - Lui, l'lnfini qui se passe du monde sans ces­ser d'exister-, vers nous, la finitude, qui ne pouvons tenir debout et devenir nous-mêmes sans le secours d'un monde auquel notre corps nous relie de façon intrinsèque et vitale ?

• Exprimez-vous ici une simple hypothèse ?

Non, j'exprime le contenu étonnant de la foi en la résurrection tel que le mystère du Christ nous en révèle le contenu.

• Pouvez-vous préciser?

Il nous faut alors revenir à cette « communication des idiomes » que nous avons considérée plus haut comme une analogie, évoquant à nos yeux l'intime union de l'esprit (ou de l'âme) et du corps. Si profonde que soit cette union, elle est ébranlée par la mort, c'est­à-dire par ce pouvoir destructeur que la nature exerce tôt ou tard (par accident ou par maladie) sur tous nos corps. Le mal ici n'est pas d'avoir un corps, il est plutôt de ne pas l'avoir assez profondément, ou, mieux encore, de ne pas l'être si fortement que rien ne puisse plus nous disjoindre de lui et nous priver de cette condi­tion irremplaçable de notre vie et de notre expression. Or, si notre corps se trouve ainsi réduit à une« dépouille mortelle», - la bien-nommée puisque dans cet état nous sommes dépossédés de toute expression de nous-mêmes-, c'est que la nature nous a réduits à l'im­puissance. La mort nous révèle en effet notre propre limite. Loin de conditionner en profondeur la nature, - ce que nous faisons cependant quelque peu en vivant, agissant et créant-, c'est plutôt elle qui, finalement, nous conditionne. Que faire sans respirer, se nourrir, dormir et sans tirer du sein de la nature les matériaux de notre vie, l'objet de notre action ? La nature nous condi­tionne tellement que, ne pouvant nous passer d'elle,

c'est bien de nous qu'elle peut tout à fait se passer. Quel abîme d'espace et de temps où je ne fus et ne serai jamais 1

Ce qu'il faudrait dès lors, c'est que cette nature ne puisse plus se passer de nous, ou que, du moins, elle ne puisse jamais plus nous manquer; alors ce corps, qui dépend d'elle et qui constitue néanmoins notre identité de sujet, serait soustrait à son pouvoir de cor­ruption. Mais, n'étant pas les maîtres de la nature, pareil remède dépasse nos moyens. Loin d'être dominée par nous dans la vie, c'est elle qui nous domine dans la mort. La situation est sans issue, hors l'intervention de Celui qui, étant le Tout Autre que nous, vient dans le monde au secours de ceux dont Il fait son image. Tout Autre que nous, Dieu lest, par rapport à la nature elle­même, dont il n'a pas besoin pour« être», tout en étant par contre celui dont la nature ne peut pas se passer pour pouvoir exister. Dieu, en effet, - c'est de Lui qu'il s'agit-, s'il est réellement Dieu, n'est pas, comme nous le sommes, conditionné par la nature; c'est elle qui est conditionnée par lui. Conditionnant essentiel et caché de ce monde, il est le Créateur de toute la nature à l'égard de laquelle il est l'inconditionné même, ou encore le maître souverain.

Alors, si Lui veut bien venir dans notre condition, c'est-à-dire assumer l'existence humaine physiquement dominée par la nature et asservie à elle dans la mort, quelle transformation n'opèrera-t-il pas? Entrant de l'in­térieur dans notre condition, acceptant de se soumettre comme nous à la mort, il se met en état de renverser totalement la situation qui nous écrase ; non pas en supprimant le corps qui nous est essentiel, mais en changeant le sens de son rapport avec la nature : domi­nante jusqu'alors, elle deviendra dominée pour tou­jours. Le lieu de la défaite humaine sera celui de sa vic­toire. Dans le corps où la nature a régné par la mort, la nature elle-même se verra assujettie pour que l'homme y puisse régner dans la vie. Dieu dans le Christ peut le faire, puisqu'étant le Conditionnant suprême de ce monde, il peut en plier les structures aux vouloirs ulti­mes de son amour pour nous, lorsque ces structures auront servi le surgissement multimillénaire de notre humanité. Alors, grâce au Ressuscité révélé dans l'his­toire, la nature se verra dépouillée de son pouvoir de mort ; elle n ·entrera en composition essentielle avec nous par le corps, qu'en vue de notre identité de vivant glorieux, et non pas aux fins d'une vie abîmée par la mort.

Cependant, même si la Résurrection du Christ transfigure à ce point notre mort, elle ne dispense jamais le croyant de communier en vérité à la douleur de l'autre. Sans cette communion, tous les mots, même ceux de la foi, deviennent des facilités ou des formes de fuite qui augmentent Je vide où craint de sombrer le mourant. •

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CORPS MALADES ET SALUT PAR L'ÉCRITURE

par le pr Fr. LAPLANTINE (*)

Il semblerait acquis que la souffrance, /'infirmité et l'imminence de la mort attaquent le corps au plus vif, le murent dans la solitude et le livrent docilement aux mains de la médecine, supposées savoir et pouvoir guérir. Pour­tant, à partir d'une cinquantaine de témoignages contem­porains de malades, on découvre non sans étonnement que le droit à disposer de son corps exige de plus en plus fermement, face à la logique d'objectivation médicale, la réappropriation subjective de la maladie, laquelle peut être vécue non plus comme le mal absolu, mais comme moyen de communication avec autrui, comme découverte d'une nouvelle liberté et instrument de salut individuel. Dans cette approche paradoxale, qui reste encore très minori­taire, il ne faut pas sous-estimer le coefficient proprement littéraire. Quant au processus de surcompensation trop évident, il est d'autant plus intéressant de le voir à /'œuvre qu'il vise un salut des corps qui n'est ni médical ni reli­gieux.

La littérature française du XXe siècle est dans son ensemble une littérature de sentiments plus que de sen­sations. Une fois la parenthèse naturaliste refermée, le corps - à l'exception de quatre grands écrivains, Céline, Leiris, Simenon et Guérin - redevient le grand absent de notre paysage littéraire, et en particulier du roman, qui demeure pour l'essentiel un roman d'analyse psycholo­gique dont le prototype est incontestablement Adolphe de Benjamin Constant. Ce n'est que tout récemment, à partir des années 1970-1975, qu'il est pour ainsi dire redécouvert, en particulier par une nouvelle génération de femmes écrivains (Marie Cardinal, Chantal Chawaf, Hélène Cixous, Catherine Clément, Annie Leclerc, Viviane Forrester ... ) et par l'essor tout à fait spectacu­laire de ces autobiographies que sont les journaux de malades.

C'est sur ces derniers que nous allons concentrer notre attention - un corpus de cinquante et un ouvra­ges que nous avons analysés - parce qu'ils constituent, â notre avis, un phénomène social radicalement nou­veau et pleinement original. Depuis une dizaine d'an­nées, un nombre de plus en plus important de malades découvrent l'écriture à l'occasion d'une expérience pathologique qui bouleverse littéralement leur exis­tence, tandis que beaucoup d'écrivains décident, à l'instar de Raymond Guérin, de se faire« le propre scribe et comme Je témoin et le mémorialiste de nos maux » ( 1982, p. 29), de « tout noter des événements, tout pren­dre sur le vif, et mener un vrai reportage sur la maladie », comme l'écrit Alain Cahen (1983, p. 37).

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DE LA MALADIE EN TROISIÈME PERSONNE À LA MALADIE EN PREMIÈRE PERSONNE

Nous ne ferons aucune distinction entre des auteurs unanimement reconnus comme de grands écri­vains qui, tels Dostoïevski, Kafka, Katherine Mansfield, Virginia Woolf, Louis-Ferdinand Céline, Joë Bousquet, ont eux-mêmes vécu et analysé la maladie en des épo­ques précédentes, et des auteurs que lon dit « de seconde zone». Bien que nous partagions à propos d'un certain nombre de ces derniers l'avis exprimé par Julien Gracq dans La littérature à l'estomac, les textes que nous étudierons ici, qu'ils soient écrits par des malades-écrivains ou par des écrivains-malades, sont aussi révélateurs les uns que les autres des représenta­tions qu'une société se fait de la maladie.

Logiques de médecins, logiques de malades

Il est faux de prétendre, comme on l'affirme géné­ralement, que le corps est le refoulé de notre société. Notre médecine, qui est une biomédecine et tend à devenir, â bien des égards, l'idéal même de notre culture, s'est précisément constituée comme science objective du corps et de ses maladies. Mais le caractère « scientifique » de sa perception et de ses interventions est tout entier fondé sur la négation - clairement reven­diquée d'ailleurs - du rapport de ce corps â l'affectivité (du malade et du médecin), â la société et à l'histoire. La subjectivité, la vie fantasmatique, le désir (du médecin et du malade), la jouissance (du médecin et du malade), bref, la relation de la maladie physique au langage, à l'inconscient et à la question du sens, étant considérés comme autant de facteurs non mesurables, doivent être résolument éliminés ou à tout le moins neutralisés, car ils ne peuvent que perturber le mode d'objectivité que l'on postule au départ. Telle est la conséquence, à notre avis parfaitement logique, dont il n'y a vraiment pas lieu de s'étonner, d'un type d'objectivité par objectivation et de rationalité qui se veut l'application d'une science exacte, la biologie, et plus précisément aujourd'hui la biologie moléculaire ( 1).

( 1) Sur la perception (sélective) de la maladie par la méde­cine positiviste de l'Occident, on consultera évidemment M. Foucault, Naissance de la clinique (Paris, P.U.F., 1975), mais a~ssi louvrage beaucqup moins connu de V. Segalen, Les clini­ciens ès-lettres (Paris, Ed. Fata Morgana, 1980) qui montre que le discours médical consiste à « transformer le retentissement émotif en notions intellectuelles, à changer les images concrètes en éléments de diagnostic» (pp. 52-53).

(*) Prof. d'Ethnologie à l'Université de Lyon 2.

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Or tout l'intérêt des textes littéraires, en particulier autobiographiques, centrés sur la maladie est de nous révéler sous son plus fort grossissement ce qui est occulté précisément par ce savoir biomédical, le seul qui bénéficie à vrai dire d'une pleine et entière légitima­tion dans notre société et auquel la majorité d'entre nous adhère. Ce ne sont plus seulement des discours sur la maladie (disease), mais des discours de la maladie qui racontent l'aventure du corps souffrant dans un autre langage, qui l'approchent par d'autres voies, dont la caractéristique commune est d'adopter délibérément le point de vue « du dedans ».

« C'était à chaud qu'il fallait parler de la souffrance physique, écrit Raymond Guérin dans Le pus de la plaie. Rien de plus traÎtre, en effet que la souffrance physique, rien qui se dérobe mieux à /'analyse. C'est sur le champ même de son action, sur /'heure qu'il convient de la cap­ter. Dès qu'elle est calmée, dissipée, l'esprit n'est que trop enclin à oublier ou du moins à minimiser ce qu'elle fut. Si violente, si impérieuse que soit la souffrance physique, vient-elle à cesser, elle n'est plus, aussitôt, pour la mémoire qu'un mauvais souvenir. On ne saurait donc ni la décrire, ni analyser ses effets après coup. C'est dans /'ins­tant même où elle vous taraude, où elle vous ronge, où elle vous anéantit qu ïl est indispensable de la saisir. C'est pen­dant qu'on est malade qu'il faut parler de la maladie. Si on attend d'être guéri, les impressions qui resteront seront vagues, imprécises, sans vigueur et sans couleur. )) L' écri­vain ajoute un peu plus loin : «Il est indéniable qu'on ne saurait bien parler de la maladie qu'en étant dedans. Ce qui implique qu'on puisse profiter, pour noter tout ce qui vaut de /'être, des moindres moments où la souffrance fait quelque peu relâche. Mais quelle constance, quel entête­ment, quelle vigilance de tous les instants cela suppose » ( 1982. pp. 32, 34).

De son côté, Alain Cahen note dans son journal posthume: «D'autres parlent de la mort. Ils ne /'ont pas vue. Ils savent parler. Ils écrivent. Ils imaginent. C'est des branleurs. Ils parlent de la mort comme de /'Amazone ou de /'Islande ou d'une quelconque Patagonie. Ils en ont vu des cartes postales et prennent des visages de drame. Ils disent écrire sous la mort, sous sa pression. Ils prétendent à la souffrance et la revendiquent, mais ils ne la pratiquent pas. Ils font des phrases et puis ils posent. Ce sont des écrivains. Alors moi je suis autre chose. Moi, la mort est dans ma piaule. Elle m'a touché ... » (1983, pp. 68-69).

C'est donc encore et toujours le corps malade qui est en question, mais devenu cette fois-ci le sujet des énoncés ; la logique de la maladie ne se réduit plus, il s'en faut, à celle du médecin, comme c'est le cas. par exemple, dans le roman médical (2). Ces ouvrages racontent la maladie éprouvée, rêvée, fantasmée, c'est­à-dire vécue (illness) . Ils mettent en évidence des signifi­cations qui sont voilées, pénalisées, voire interdites. Ainsi , dans une société qui a résolument opté pour une représentation entièrement négative de la maladie -

(2) Le roman médical peut être considéré comme un véri­table genre littéraire, dont l'origine remonte à Balzac (le méde­cin de campagne). qui s'impose avec Zola (le docteur Pascal) et connaît un succès considérable avec des auteurs comme Knit­tel , Cronin, Konsalik, Slaughter, Soubiran. A l'opposé des jour­naux de malades. Il est toujours centré sur la pratique médicale et la personne du médecin, héros chargé par la société de « sauver des vies humaines » et de « vaincre les maladies ».

représentation que nous avons tous tellement intériori­sée que nous ne l'appréhendons plus du tout comme une représentation, mais comme la réa lité elle-même - . l'un de leurs mérites, et non des moindres, est de mon­trer qu'il peut exister un plaisir de la maladie, que cette dernière a toujours un sens, que l'individu n'est pas prêt à se voir « confisqué» par la médecine, qu'il est même possible de faire, de 1· épreuve qu 'on traverse, l 'instru­ment même du salut. Or tous ces discours, qui expri­ment notre refoulé social et qui sont souvent au premier abord difficilement compréhensibles du point de vue du médecin, mais aussi des hommes et des femmes de l'entourage du malade, constituent non seulement une source d'information, mais un moyen de connnaissance dont on ne voit pas pourquoi une authentique anthropo­logie du corps, et plus particulièrement du corps malade, devrait se priver.

La maladie comme expérience de communication avec les autres

Dans une société qui considère presque unanime­ment que la maladie est le malheur par excellence, l'en­nemi qu 'il faut littéra lement juguler, c'est paradoxale­ment dans les journaux des malades eux-mêmes ou les récits d'écrivains ayant vécu une épreuve pathologique que nous trouvons exprimée l'idée rigoureusement inverse : la maladie est loin de p résenter seulement des inconvénients, en raison notamment de la sollicitude dont on bénéficie et même parfois que l'on provoque à l'aide de ce discours et de cet appel à l'autre que consti­tuent les symptômes. L'individu éprouve alors un senti­ment de plaisir, voire de jubilation, dans la prise en considération nouvelle dont le gratifie son entourage.

Ainsi dans un chapitre de L'âge d'homme intitu lé «Points de sutures», Michel Leiris raconte qu'étant enfant, il fut victime d'un accident dans la cour de l'école pendant la récréation : il se fendit l'arcade sour­cilière gauche. Grâce à cet accident , il devint« le héros» d'une aventure : «L'idée d'avoir été en contact si précis avec un tel danger m'enfla d'orgueil. .. (Cet événement) me valut un certain temps de popularité à mon école et surtout la joie intime d'être celui qui a vu la mort de près, le rescapé qui est sorti par chance d'un grave accident» (1973, p. 134). Dans Une mort très douce, qui est le récit de l'agonie de sa mère, Simone de Beauvoir écrit : « Elle découvrit le plaisir d'être servie, soignée, bichon­née» ( 1980, p. 31 ). La maladie permet donc d'accéder à une reconnaissance sociale qui faisait auparavant défaut à l'individu, ainsi qu'en témoignent par exemple les écrits autobiographiques d'Emmanuel Berl et d'Emma Santos .

Il convient d'évoquer ici un cas de figure de cette sociabilité inédite, rendu possible par l'expérience de la maladie, qui n'a encore fait l'objet d'aucune étude scientifique à notre connaissance : à côté de la relation malade-bien portant ou médecin-malade, il en existe une autre de nature bien différente, la relation malade­malade, qui connaît précisément dans notre société un développement considérable depuis une quinzaine d'années. On voit en effet apparaître des associations (de diabétiques, d'urémiques, de cancéreux, de cardia­ques), ainsi que des journaux qui, comme L'impatient ou Tankonalasanté, sont spécialisés dans la défense et l 'in­formation des consommateurs de soins médicaux.

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La spécificité de ce lien social et psychologique a été notamment analysée dans le livre d'lnna Varlamova, La vie commence derrière cette porte. Dans la salle com­mune de cancéreux d'un hôpital, la narratrice découvre la solidarité humaine. Chacun communique dans une chaleur affective inhabituelle. Les malades, au fur et à mesure qu'ils se confient les uns aux autres, trouyent pour la première fois un sens à leur existence. Evo­quons aussi le sentiment de solidarité qui lie les adoles­cents du Pavillon des enfants fous de Valérie Valère, et, sur un mode très différent, les aventures de la joyeuse « bande de cancéreuses » du romain d' Ania Francos qui, entre deux prises de palfium ou d'interféron, se racontent des blagues, s'offrent des amants, s'invitent au restaurant, «s'envoient Kir sur Kir en trinquant à leur tumeurs : du blanc pour les globules blancs, de la crème de cassis pour les globules rouges» (1983, p. 167).

La maladie, épreuve permettant le dépassement de soi-même

A partir d'une grave infirmité qui atteint l'image du corps (par exemple M. Brossard, Chienne de vie, je t'aime!; G. Gramacia, Steff ou le handicap; J. Lebreton, Sans yeux et sans mains; Piéral, Vu d'en bas) ou d'une affection pathologique brutale, l'individu réalise la découverte d'une volonté qu'il ne soupçonnait pas et fait preuve de capacités qu'il n'aurait certainement pas développées sans cette révélation que lui apporte l'épreuve de la maladie.

En voici quelques exemples. A la suite d'une bles­sure de guerre en 1918, Joë Bousquet est condamné à vivre le reste de son existence entre son lit et une voi­ture d'infirme dans une chambre qui, comme celle de Proust, garde les volets clos. Paraplégique, les jambes couvertes d'escarres, souffrant de pyélonéphrite et de complications rénales, il écrit que c'est sa blessure qui l'a« changé en lui-même». Lui, dont le corps fut atroce­ment mutilé, il devient l'un des plus grands poètes du corps. Deux ouvrages de Marie Cardinal, Les mots pour le dire et Autrement dit, nous paraissent également significatifs de ce pouvoir révélateur de la maladie. Refusant une opération chirurgicale qui l'aurait débar­rassée de son mal comme on enlève une «chose», réactualisant son passé le plus douloureux à l'occasion d'une cure psychanalytique, la narratrice s'écrie: «Si je n'étais pas devenue folle, je ne m'en serais jamais sortie» (1981, p. 341).

Patrick Ségal devient paralysé à vie, alors qu'il est en pleine force de l'âge. Dans trois livres autobiographi­ques, L'homme qui marchait dans sa tête, Viens la mort, on va danser, Le cheval de vent, il raconte comment il en arriva à transformer un handicap en une vitalité extrême : faire seul le tour du monde dans une chaise d'infirme. Cette attitude de combat et cette volonté de dépassement de soi-même sont caractéristiques d'un très grand nombre de journaux et de récits de malades. Ceux d'I. Bargmann, Ma vie, de A. Cahen, Les jours de ma mort, de V. Dax, Le cancer, c'est ma chance, de W. M. Diggelmann, Ombres. Journal d'une maladie, de L. Gustafsson, La mort d'un apiculteur, de G. Martineau, Mon cancer et moi, d'Y. Raymond, Souvenirs in extremis, de F. Zorn, Mars, sont tous consacrés à ce qui est habi­tuellement considéré comme le fléau majeur de notre société, le cancer. Pour beaucoup de ces auteurs, ce dernier, au lieu d'être vécu comme une calamité, est

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apprécié comme la chance de leur existence. Dans deux ouvrages (Ma vie en plus, L'amour nu), dont l'un est totalement autobiographique, Françoise Prévost raconte l'histoire du cancer dont elle fut atteinte et dont elle guérit. Or, loin de provoquer en elle un sentiment de résignation, loin de la remettre seulement aux médecins qui la soignent, la maladie lui donne, comme elle lécrit, « la force de lutter». De même, dans Jusqu'au bout de la vie, Stéphanie Cook montre que c'est grâce à l'épreuve du cancer qu'elle arrive à réaliser pleinement pour la première fois son autonomie de femme et accède à l'écriture.

Enfin, il nous paraît intéressant de souligner que tous ces écrits autobiographiques sont des récits du corps qui parlent de l'homme et de la femme, non à par­tir des sentiments, encore moins à partir des idées, mais des organes.

Sur ce point comme sur le précédent - la maladie comme expérience de communication avec autrui - , Céline en son œuvre fait incontestablement figure de précurseur, et ce n'est pas un hasard si sa véritable gloire est r:ontemporaine du commencement de paru­tion des textes que nous analysons : lauteur de Mort à crédit s'impose comme un classique après avoir été presque unanimement rejeté au ban de notre littérature. Rappelons simplement ici que le centre du récit célinien n'est pas le discours des personnages, toujours consi­déré comme falsificateur, mais leur corps - corps mou­rant, en détresse, en décomposition - qui exprime une vérité irréfutable. Dans Voyage au bout de la nuit, Bar­damu dit préférer les « élans du corps » aux « élans du cœur »,et la narrateur déclare:« L"âme, c'est la vanité ( ... ), l'esprit est content avec des phrases, le corps c'est pas pareil, il est plus difficile lui ... c'est quelque chose de toujours vrai un corps». Cette vérité du corps, en particu­lier du corps malade, mais aussi de la misère, notam­ment celle des banlieues et des salles communes des hôpitaux, s'oppose, chez lui comme chez Huysmans, à /'inauthenticité de la santé, au mensonge de la richesse et à la frivolité des quartiers bourgeois. Mais la grande originalité et, à vrai dire, le caractère absolument inimi­table de l'épopée célinienne du corps infecté, mutilé, bafoué, c'est qu'elle s'exprime à travers le cri et l'invec­tive, mais aussi par le rire ou plus exactement l'éclat de rire. Nul écrivain n'a été habité autant que lui par le sens de l'horreur du corps meurtri, mais paradoxalement labjection se transforme sous sa plume en une sorte de sublimité grotesque, l'horreur s'abolit et se mue en suprême beauté.

Il VOIES DE SALUT

Au droit à la santé et au devoir de la médecine de lutter contre la maladie, un certain nombre de textes étudiés ici oppose le droit à la maladie et le devoir de s'opposer à la médecine.

Ce thème de l'anti-médecine n'a évidemment rien d'inédit. De Tibère et Caton jusqu'à Ivan Illich, en pas­sant par le naturalisme du XVlll8 siècle, Raspail, Proust, Svevo et tant d'autres, des hommes ont de tout temps, sous des formulations diverses, critiqué le pouvoir (ou au contraire l'impuissance) de la médecine et ont affirmé que la maladie, pas plus que la santé d'ailleurs, n'était l'affaire des médecins. Mais ce qui nous semble

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résolument nouveau, c'est que cette pensée - qui ne s'exprime pas littérairement dans les seuls récits auto­biographiques de malades, mais aussi dans des œuvres romanesques majeures de notre époque (le pavillon des cancéreux de Soljenitsyne, La vie devant soi de Romain Gary, Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar. .. ) -est en train de devenir depuis une quinzaine d'années un véritable phénomène social qui présente un certain nombre de caractérisques.

La maladie comme découverte de la liberté

C'est d'abord le fait que l'acte médical est de plus en plus vécu comme un acte d'agression, ainsi que lexpriment notamment Les mots pour le dire de Marie Cardinal, Les jours de ma mort d'Alain Cahen, Ombres de W.M. Diggelmann, Furiculum vitae de Gérard Briche ou encore L'itinéraire psychiatrique d'Emma Santos. Pour convaincre de la trace indélébile que peut laisser chez un individu une intervention qui n'apparaît que fort ano­dine du point de vue de la médecine, voici deux récits étonnamment convergents de Michel Leiris et de Michel Tournier, qui évoquent l'un et l'autre les souvenirs de leur propre opération des amygdales : «piège d'une per­fidie atroce de la part des adultes, qui ne m'avaient ama­doué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression. Toute ma représentation de la vie en est restée marquée : le monde, plein de chausse-trapes, n'est qu'une vaste prison ou salle de chirurgie ; je ne suis sur terre que pour devenir chair à médecins, chair à canon, chair à cer­cueil» ( 1973, p. 105).

Michel Tournier écrit, quant à lui, dans Le vent para­clet: «C'est à l'aube de ma petite préhistoire personnelle, il y avait eu /'Agression, /'Attentat, un crime qui a ensan­glanté mon enfance et dont je n'ai pas encore surmonté l'horreur... Au cours de la dernière guerre, des fillettes impubères furent violées par la soldatesque. J'affirme qu'elles en furent moins traumatisées qu'un enfant de quatre ans après une pareille scène d'égorgement et que par conséquent un soudard aviné, armé jusqu'aux dents, ivre d'impunité, est moins dangereux pour l'humanité que certains chirurgiens, fussent-ils professeurs à la Faculté. Je dis qu'il est tragique qu'une brute imbécile de l'espèce de mon chirurgien n'eût pas été interdite dès son premier méfait et à tout jamais dans une profession qu'il était aussi visiblement incapable d'exercer. Cet équarisseur s'appelait Bourgeois. C'était un praticien célèbre. C'est le seul homme au monde que je haïsse absolument parce qu'il m'a fait un mal incalculable, m'ayant tatoué dans le cœur à /'Oge le plus tendre une incurable méfiance à l'égard de mes semblables, même les plus proches, même les plus chers» (1981, pp. 17-18).

La deuxième caractéristique est la vigueur de la protestation humaniste qui s'insurge de manière le plus souvent pathétique contre l'utopie de la médicalisation croissante et surtout d'une normalisation jugée telle­ment envahissante que l'homme finit par avoir le senti­ment qu'il n'est plus maître de sa propre destinée. Nous avons été frappé, en analysant la cinquantaine de textes réunis dans ce corpus, de voir à quel point l'angoisse exprimée était pour la plupart des auteurs beaucoup moins l'angoisse de la souffrance, de la diminution phy­sique, de l'exclusion sociale et de la mort elle-même, que l'angoisse du pouvoir aujourd'hui sans précédent

de la médecine (3). Alain Cahen note dans Les jours de ma mort, récit éprouvant du cancer dont il mourut à vingt-huit ans: «N'empêche qu'à les entendre, c'est eux les héros, c'est eux qu'il faut plaindre, eux qui en chient. Le cancer, c'est eux qui l'ont. Ils nous traitent comme des merdes, comme des malades ordinaires et nous confis­quent la parole, nous volent la gloire d'affronter la mort» (1983, p. 41).

W.M. Diggelmann, écrivain qui mourut également du cancer en 1978, à cinquante-deux ans, écrit de son côté : «Aujourd'hui, j'ai interrogé le garde de nuit, un étu­diant de vingt-quatre ans: s'il apprenait par le médecin - et bien sûr il le sait, puisque c'est noté sur ses dossiers -que je n'ai pas le droit de boire plus d'un litre de vin par jour, sinon cela pourrait m'être fatal, et que, me dressant contre cette décision, je buvais quand même mon vin devant lui, sans tenir compte de ses avertissements, res­pecterait-il mon refus ou bien /'ordre du médecin ? Réponse immédiate: l'ordre du médecin, bien sûr. S'est-il demandé, ne serait-ce qu'une seconde, si je tenais absolu­ment à atteindre quatre-vingts dix ans, si j'étais disposé à m'accommoder d'une prolongation de ma vie qui ne serait pas forcément belle, au prix d'être constamment tour­menté hic et nunc: tu peux boire tant, tu n'as pas le droit de boire tant. Tu dois obéir, nous savons ce qui te fait du bien, et j'en passe. Le jeune homme ne savait bien sûr pas que répliquer à mes propos. J'ai posé plus tard la même question à une jeune infirmière : elle a répondu de la même façon. Ce que dit le médecin fait loi. Ce que dit le médecin est exécuté au pied de la lettre. Ce que dit le patient est d'importance négligeable» (1980, p. 98).

Il convient enfin, à titre de dernier exemple, d'évo­quer le journal de Valérie Valère, ponctué par ce leitmo­tiv cinglant à destination des médecins, «ils ne m'au­ront pas»: «Je n'en veux pas ni de leur pitié, ni de leurs paroles. Ils ne m'auront pas. Pourquoi ont-il le droit de m'enfermer?... Je me vengerai, je leur ferai du mal, pire que ce qu'ils pourront jamais me faire... " Tu es malade, ici on va te soigner, tu verras, ça ira mieux. " Non, je ne suis pas malade, je me sens très bien. Je n'en veux pas de vos soins, je veux rester seule avec moi, je ne viendrai pas avec vous... Menteurs ! Et puis, de quoi parlent-ils ? Je n'ai besoin de personne, je m'en moque de tous ces gens, je les refuse» (1978, pp. 9-11).

Cette protestation vigoureuse s'inscrit dans la résurgence incontestable de la pensée naturaliste qui se retrouve aussi bien dans des comportements qu'on qualifie aujourd'hui d'écologiques, que dans les œuvres d'écrivains aussi différents que Henri Miller et Alexan­dre Soljenitsyne (4).

(3) Il existe sur ce point deux ouvrages résolument précur­seurs : A. Huxley, Le meilleur des mondes ( 1932) et surtout J­Romains, Knock ou Je triomphe de la médecine ( 1923), qui pren­nent un relief saisissant en 1984.

(4) H. Miller, Virage à 80, Paris, Le livre de poche, 1978 ; A. Soljenitsyne, Le pavillon des cancéreux, Livre de poche, 1979. Une scène oppose Kostoglotov atteint d'un cancer et le docteur Dontsova: «Il n'y a rien au monde que j'admettrais de payer à n'importe quel prix! ... Vera Komilievna veut me prescrire une piqûre de glucose. Et bien moi, je n'en veux pas. D'abord, c'est contre nature. Si j'ai vraiment besoin de sucre de raisin, don­nez-le moi par la bouche I Qu'est-ce que c'est que cette invention du xxe siècle qui consiste à faire des piqûres pour un oui ou pour un non ? Où voit-on cela dans la nature ? ... Je veux guérir par mes propres forces » (pp. 114-117).

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Le droit à disposer de son corps

Cette insurrection du sujet contre le social, plus par­ticulièrement du sujet malade contre la normalisation médicale, était un mouvement de révolte - romanti­que - de l'esprit contre la matière au XIX6 siècle: la tuberculose dont sont atteints Armance (Stendhal), Mimi (Les scènes de la vie de bohème de Murger), Mar­guerite Gauthier (La dame aux camélias de Dumas) Fan­tine (Les misérables de Victor Hugo), Violetta (La traviata de Verdi), lnsarov (A la veille de Tourguenev). Smike (Nicolas Nickleby de Dickens). Little Eva (La case de l'on­cle Tom). Madame Gervaisais (les Goncourt) ... est une maladie métaphysique qui. loin d'appauvrir, exalte et enrichit. Ce mouvement devient une révolte - intellec­tuelle - de la conscience de soi contre les conventions sociales chez les principaux personnages romanesques des années 1920 : Clara Dalloway (V. Woolf), Hans Castorp (Thomas Mann), Zeno (ltalo Svevo), Goldmund (Hermann Hess). le narrateur de A la recherche du temps perdu ... sont tous des malades.

Mais aujourd'hui, et ce point concerne directement le thème de ce cahier, il s'agit d'une révolte - existen­tielle - du corps tout entier contre ce qui est de lordre de la médiation. Or ce droit à disposer de soi-même - à ne pas se laisser «déposséder de sa maladie, expérience quoi qu'on en dise enrichissante ». comme l'écrit Gérard Briche ( 1980, p. 28) - qui se confond maintenant avec ce qu'on appelle le droit à disposer de son corps, trouve incontestablement son origine dans la réflexion du mou­vement féministe américain (5). Il s'exprime avec une force particulière à propos du fameux « acharnement thérapeutique ». Un extrait de La vie devant soi d'Émile Ajar (alias Romain Gary) permet d'illustrer cette atti­tude. Madame Rosa refuse l'hospitalisation qui la conduirait à « vivre comme un légume » : « Momo, je ne veux pas vivre uniquement parce que c'est la médecine qui l'exige. Je sais que je perds la tête et je ne veux pas vivre des années dans le coma pour faire honneur à la méde­cine. Alors si tu entends des rumeurs d'Orléans pour me mettre à /'hôpital, tu demandes à tes copains de me faire la bonne piqûre et puis de jeter mes restes à la campagne. Dans les buissons. pas n'importe où. J'ai été à la campa­gne après la guerre pendant dix jours et je n'ai jamais autant respiré. C'est meilleur pour mon asthme que la ville. J'ai donné mon cul aux clients pendant trente-cinq ans, je vais pas maintenant le donner aux médecins » (1982, pp. 133, 245).

Tous les textes que nous venons de citer ne doi­vent évidemment pas occulter le fait que la protestation anti-médicale est infiniment plus répandue dans I' écri­ture que dans la société et qu'elle demeure même extrê­mement marginale par rapport à la sensibilité médicale de la majorité des hommes et des femmes d'aujour­d'hui. Il n'empêche que la littérature est aussi l 'expres­sion de ce qui agite une société . Or, lorsque !'écrivain s'insurge contre le social, celui-ci prend de plus en plus sous sa plume le visage du médical. Et même quand la maladie est appréhendée avec horreur, elle est néan­moins toujours vécue comme plus signifiante que la médecine qui cherche à nous en débarrasser, à l'excep-

(5) Le premier texte de référence est. à notre connais­sance, la publication du 1..ollectif de Boston, Notre corps, nous­mêmes. trad. française, Paris, Ed. Albin Michel, 1977.

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tion toutefois du témoignagne de Raymond Guérin. la plus désespérée et la plus éprouvante de toutes les autobiographies que nous avons étudiées.

La maladie comme instrument de salut individuel

Au quatrième niveau de signification qui se laisse repérer dans ces ouvrages, !'écrivain malade ou le malade devenu écrivain ne se contente plus d'affirmer que sa maladie a un sens, qu 'elle est« son œuvre dont il peut s'enorgueillir », à l ' instar de Dufourt , personnage d'un roman de Reverzy ; il proclame qu'elle est une valeur, ce qui ne peut évidemment paraître qu'absurde dans une société qui fait de la santé le prototype même de toute valeur (mot qui vient du latin valere : se bien porter) et de la maladie la figure par excellence du mal (6). Ainsi la narratrice de Les mots pour le dire estime qu'elle a eu «la chance de tomber profondément dans la maladie» (1981 , p. 292) . Marc Soriano, atteint d'une myasthénie qui le prive de l'usage de la parole, écrit dans son Testamour : « Par instants même, je me dis que cette agonie. c'est /'autre face du bonheur. Et que je meurs de bonheur» ( 1982, p. 129). Et Gérard Briche note de son côté : « La période de la maladie est /'occa­sion inespérée de vivre. la maladie étant la plus belle lutte pour la vie. C'est la vie et non la mort. Ce n 'est pas la mort débordant la vie, c 'est la vie qui se prémunit de la mort » (1980, p. 28) .

Citons enfin un court extrait du récit romanesque d'Olympia Alberti, Une mémoire de santal. Son héroïne, Clara, au cœur même de ce qu'on qualifie habituelle­ment d'agonie, déguste avec ivresse les trois derniers mois de son existence : « C'était la vie, mais une autre vie. Qui commençait là où il fallait finir. Une autre saison. Où les fleurs renaissaient. nouvelles à découvrir. Comme elle, toutes choses vivantes enfouies. Plus avant allait le dépouillement de ses actes quotidiens. plus elle s'émer­veillait de /'immensité de sa renaissance : elle venait enfin au monde» (1983, p. 54).

Mais ce sont sans doute Valérie Dax dans Le can­cer, c'est ma chance, et Fritz Zorn, auteur de Mars, qui procédèrent à la radicalisation extrême du point de vue analysé ici , la première sur le mode du recuei llement, le second sur celui de la guerre.

« Mon existence aurait pu être plus longue, plus paisi­ble. Elle a été violente et gaie. Elle a eu ses moments de tristesse, de désespoir et d'amertume. Mais le cancer l'a transformée. Le cancer, c'est ma chance : grâce à lui. j'ai découvert le vr&i prix de la vie ... Cette possibilité d'être invincible, le cancer me la donne. A la limite, je n'ai pas envie de "guérir ", de retourner dans le monde où les bien portants se débattent, se désespèrent et mentent. Je les vois s'affairer, se préoccuper de leurs fins de mois, de leurs traites. de leur avenir, faire des courbettes. se déguiser. Ils

(6) Nous n 'évoquons pas ici , parce que nous ne l'avons rencontrée dans aucun ouvrage de ce corpus (sauf indirecte­ment chez Valérie Dax) , la conception chrétienne de la maladie comme fonction rédemptrice : celui qui souffre dans sa chair en union avec le Christ contribue non seulement à son propre salut, mais au rachat de l'humanité pécheresse. C'est proba­blement, dans la littérature du XX0 siècle, l'œuvre de Huys­mans qui illustre le mieux une telle attitude, tandis que sa réac­tion à lépreuve qui latteignit à la fin de sa vie (un cancer à la langue et à la gorge) confère rétrospectivement à son ceuvre une signification saisissante.

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ont tort et ils ne le savent pas. La vie est ailleurs. Elle est dans les choses les plus simples et les plus insignifiantes, /'odeur de la pluie, le parfun de la mer, le bruit du vent, le goût du vin. Ce secret est à la portée de tous. Je me demande si le cancer ne frappe pas les anxieux et les gens pressés, ceux qui croyaient avoir une revanche à prendre et qui ont oublié de se reposer, de regarder autour d'eux, de goûter sans hâte ce qui leur est offert et qu'ils négli­gent. Les gens qui savent se retirer du monde à temps, qui savent vivre calmement, ceux-là n 'ont pas besoin de can­cer. Ils vivent, comme moi aujourd'hui. .. voilà ce que le cancer m'a appris. Le cancer, c'est ma chance. Je suis au cœur des choses, au cœur des êtres qui m'entourent, je suis au cœur de la vie» (1983, pp. 7, 185-186, 189).

L' écrivain zurichois Fritz Zorn mourut à trente-deux ans des suites d'un cancer. Mars est le récit de son iti­néraire de malade, itinéraire tout entier fondé du point de vue de son auteur, sur la double relation de conjonc­tion et de disposition entre la névrose et le cancer, entre l'âme et le corps. D'une part, le cancer est bien la conséquence de la névrose, mais il conduit paradoxale­ment I' écrivain à la fois à la mort physique et à la guéri­son de cette« maladie de l'âme», puisque, devenu can­céreux, il lui est enfin possible de se révolter contre ce passé maudit qui était le sien. Ce n 'est donc plus l'âme qui est dévorée de dépression, comme du temps de sa névrose, mais le corps qui « se consume et se décom­pose». Autrement dit, le cancer mérite d'être qualifié de thérapeutique. En l'attrapant, Zorn ne« devient» pas malade, puisqu'il l'était déjà. Le corps souffrant guérit l ' âme malade : «Pour peu qu'on puisse assimiler le can­cer à une idée, [avouerais que la mel'lleure idée que [ai jamais eue, ç'a été d 'attraper le cancer: je crois que ç 'a

été le seul moyen encore possible de me délivrer du malheur de ma résignation» (1 980 , p. 157). « Le can­cer ... c'est une maladie de l'âme dont j e ne puis dire qu'une chose : c'est une chance qu 'elle se soit enfin decla­rée. Je veux dire par là qu'avec ce que [ ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que [aie jamais fai te. c'est d'at­traper le cancer ... Depuis que j e suis malade, j e vais beau­coup mieux qu'autrefois, avant de tomber malade !» (p . 29).

Ainsi, de honteuse et scandaleuse, la maladie devient-elle salvatrice et glorieuse. La représentation que notre culture dominante, spécialem ent la médecine qui en est l 'idéal. impose, du moins à un niveau mani­feste, dans l'appréhension commune du corps malade, bascule, s'effondre et finit par se retourner, jusqu 'à s ' inverser dans son contraire. Il reste néanmoi ns que tous les témoignages évoqués ici sont suscept ibles d'interprétations multiples. Com m ent notamment ne pas soupçonner un processus de surcompensat ion par /'écriture, réactionnel à la frustrat ion béante de la réalité qui a pour nom le vif de la souffrance et souvent l' immi­nence de la mort. Enfin, si cette représentation qui fa it de la maladie un événement p leinement signif iant , voire bénéfique, est beaucoup plus répandue dans la littéra­ture que dans la société, elle ne doit pas nous dissimu­ler à son tour la prégnance de la représentation inverse, et cela à /'intérieur même de la littérature, de Kafka à Ray­mond Guérin et Jean Didier Wolfromm, en passant par Katherine Mansfield, Virginia W oolf, Montherlant, Wyndham Lewis, Hervé Bazin .. . •

L'article du P' Laplantine fait parti d'un ensemble intitulé «destin du corps histoire de salut » qui const itue le N° 166 de la revue Lumière et Vie.

Nous sommes heureux d'attirer l'attention de nos lecteurs sur l'intérêt de cette revue animée par des Dominicains de la province de Lyon.

Cherchant à faire écho aux questions posées au christianisme aujourd'hui, cette revue a publié récemment un ensemble remar­quable sur la bic-éthique. On peut écrire à «Lumière et Vie » - 2, place Gailleton. 69002 Lyon -

NOTES DE LECTURE

Michel SERRES

Les Cinq Sens

1 vol. . 381 p.. 115 F. Grasset Éditeur, Paris, 1985

« Je cherche à extraire le livre que j'écris et celui qui l'écrit des listes objectives de la mémoire machinale. des algorythmes repé-

rées pour les rendre à un nouveau sujet ou pour relancer l'aventure de la philosophie. Au nouveau sujet pensant. oublieux et savant. appareillé d 'intelligences artificielles et de stocks d 'informations erronées et de logiciels, disposant d'eux et les déposant loin de lui. détaché donc par une nouvelle distance de ses anciennes fonctions ren­dues aux artéfacts et aux algorythmes. je donne le premier objet venu : le donné. »

Michel Serres définit ainsi son effort pour restituer à l'homme moderne ses cinq sens et lui faire retrouver la vérité du sen­sible, renaissance d'une nouvelle expé­rience.

De cela naît un livre merveilleux où cha­q,ue phrase est tour à tour description. réveil de sensation oubliée, méditation sur le plan du sens sollicité. implication dans le vivant , cheminement où se découvre un sujet , une identité, un ensemble et son environnement .

Tour à tour l'identité. le désir, la détermi­nation, le mélange, la fantaisie apparais­sent, rénovées. retrouvées par le charme

subtil de la langue. Ceci n'est pas obtenu sans ardeur à la lecture, attention à la pensée qui vibre sous l'écriture, rigueur dans une certaine disposition à l'étude. C'est un livre fort , généreux, nutriti f. comme on en rencontre rarement . Il ouvre à la contemplation de ce que cha­cun touche, voit , entend, hume, goûte, sent et ressent.

« Du majeur. je me touche une lèvre. En ce contact gî t la conscience. J 'en commence /'examen .. . L'Sme intacte enchante le tact comme l'invisible de topologie hante et illu­mine le visible de /'expérience. de l'inté­rieur». Dans une première partie le tou­cher et la vue sont analysés mieux que par l ophtalmoscope ou le compas de Weber. c· est loccasion de retrouver l'identité, l'autre, l'idée de changement, de mélange, de situer les sciences exac­tes, les sciences humaines . Nous avons tous vu les tapisseries de Cluny « la Dame à la Licorne ». Découvrir par Michel Serres la couleur, le dessin. la t rame, les secrets de la fabrica-

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NOTES DE LECTURE

tion, c'est apprendre que« les cinq ou six sens s'enlacent, s'attachent sur et sous la toile qu'ils forment' par tissage, épissure, tresses, boucles et ganses. La peau com­prend, explique, explore, implique les sens, sur son fond». On passe ainsi de la tapis­serie à la chaussure de Cendrillon et lon approche de la rencontre entre le monde et mon corps, le sentant et le senti, les limites des théories de la connaissance.

Boîtes est le titre de la deuxième partie où l'ouïe règne.« Je tombe malade quand les organes s'entendent. Sl'lence dans le grf!nd théOtre, à la capitale de la guérison » Epi­daure « se baigner de silence équivaut à guérir», à retrouver l'ouïe, à séparer le bruit, à découvrir la musique, à se libérer du carcan du Logos de Socrate, du juge, du prêteur, de l'augure, du savant. «A partir d'un certain age de son histoire, la Science doit répondre de son visage, de la beauté qu'elle présente et qu'elle produit». Évoquer la floraison d'originalité apportée par ces textes est difficile, extirper de leur contexte quelques phrases, peut faire sentir la richesse de la pensée.

Mietux vaut ne pas la résumer de crainte d'être dissonnant. Douceur du langage, supplication pour l'écoute. Ulysse et Orphée. Entendre passe par une succes­sion de difficultés ou « la sensation se tient dans une boite noire et fonctionne comme elle. l'une et l'autre précèdent la connais­sance mais la suivent aussi et /'entourent ou la trouent, l'une et l'autre mécon­nues».

La boîte oreille, la boîte corps, la boîte maison, au travers de ces filtres «la flamme ou instance dansante qu'on pour­rait bien appeler /'Ome, se dégage, invente formes et places, boites de silence et robe nuptiale ... instance limitée à nos travaux cte connaissance qui lèvent à mesure les seuils noirs, riant de leur avancée, sourde à leur bruit, chantant de liesse, protégée, immor­telle». L'odorat et le goût font le sujet de la troi­sième partie intitulée Tables. Goûter un vin, un aliment, ouvre à une nouvelle

Directeur de la Publication D• Claude LAROCHE

34, rue de Bassano, Paris-8•

façon de l'apprécier, de chercher au tra­vers du goût le terroir, l'année, le parfum, la prodigieuse et subtile variété du mélange de l'alliage.

L'odorat apporte le sens du singulier. Des choses, le goût, lodorat peuvent passer aux êtres, à l'alliance. Le banquet de Pla­ton est étudié. La Cène est commémorée. Ainsi naissent à partir de ces tables une saveur, une sapience, une sagesse. D'un côté le langage la fige, de l'autre la sensa­tion la fait renaître à chaque fois nouvelle et reconnu. «Philosophie émerveillée de /'intarissable, /'empirisme suppose le monde beau et infinis ses trésors. » Avec Visites, l'homme par ses cinq sens part à la découverte du monde, du pay­sage et des flots marins, de l'œuvre et de l'écriture. Il faut apprendre à séjourner, à contempler le travail du jardinier, du savant, du philosophe, célébrer la nais­sance du langage et du site dans sa variété, sa brillance. Sa fragilité conduit à connaître le dépaysement, lerrance, à rechercher des méthodes. La richesse des paysages allie la régularité et l'impré­visible. Où sommes-nous ? Quelle sera « la connexion du global et du local » de « /'univers et du lieu » ?

Ici logique et Grammaire, Statique et Mécanique, Thermodynamique, Zoolo­gie, Amour seront en quelque sorte ~es circonstances « entourage flou de su;ets objets ou substance, des aléas très forte­ment imprévisibles.

Une histoire délicate de repos et d'équilibre, d'inquiétude et retours à l'état, d'écarts vers /'environnement fluctuant ». Aux lieux d'échanges se trouveront les lieux où la « variété universelle » est aper­çue.

Cette œuvre se clôt sur la sensation du corps vivant: souffle, saut, danse, mar­che, course, partage, qui se trouvent dans leur mouvement, joie et guérison. On peut trouver ce livre difficile, ardu. A y pénétrer, on découvre un monde foison­nant, un regard neuf, un appel à l'admira­tion. Michel Serres continue par son œuvre après ses Hermès emblématiques sa Genèse, après« Rome livre des Fonda­tions » à répandre le don généreux de l'esprit qui l'habite. •

ANDRÉ D. NENNA.

G. CASALIS, H. GOLLWITZER, R. DE PURY

Un Chant d'amour insolite - Le canti­que des cantiques

1 vol., 96 p., 43 F, Desclée de Brouwer Édit., Paris, 1984.

Trois théologiens protestants relisent dans ce livre le Cantique des Cantiques. Les deux conférences de Georges Casalis et Roland de Pury encadrent le texte de Gollwitzer présenté en 1977 à Berlin devant le groupe de réflexions « Chrétiens et Juifs».

Le «plaisir d'aimer» est le titre du texte de Georges Casalis. Après le psaume 45, les passages des livres d'Osée, de Jéré­mie, d'Ezéchiel, le Cantique était consi­déré comme la traduction de l'Amour entre YHVH et son peuple. Casalis, élève de Barth, revenant au texte montre com­ment le Cantique constitue une série de poèmes à la gloire de lAmour humain, « fort comme la mort et inflexible comme le Sheol » qui ne s'émousse, ni se lasse.

Mais le monde n'est-il pas rempli d'échecs amoureux, de mariages brisés, la sexualité n'est-elle pas exaltée de façon banalisée et dégradante ?

« Qui aime comme on aime dans le Canti­que ? Personne, serait-on tenté de répon­dre, sinon le Dieu de I' Alliance ». Dès lors la parabole de l'amo.ur entre l'ho~me et la femme, image de 1 Amour de Dieu pour son peuple, proposée à l'ensemble de ceux qui mettent en lui leur espérance, peut être interprétée dans un sens nou­veau. Dans la vie humaine, homme et femme reconnaissent dans lAmour qui les transporte la marque de la passion qui anime les apôtres, les prophètes, « amour éclairé et fondé sur l'unique amour de celui qui est le parfait amour ( 1 Jean 4-8). « Maris aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Église et s'est livré pour elle.»

Gollwitzer partage sa méditation en plu­sieurs chapitres dont les titres sont les suivants : - l'Amour, réalité terrestre ou réalité céleste. - Interprétation allégori­que et interprétation historique. - Oui à l'amour sexuel. - Le désir sexuel, un don de Dieu. - Points de repères pour la vie amoureuse. - Sexe Eros et Agape. -L'aide des coutumes sociales. - Une nou­velle charte pour l'humanité.

Roland de Pury, qui a écrit ladmirable «Job ou l'Homme révolté » étudie le texte évangélique « Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas. »

Dans ce numéro de Médecine de l'Homme où se marque le désir de ne pas dissocier corps et esprit, corps humain et corps mystique de l'Eglise répandue à tra­vers le monde, souffrant, bafoué, célèbre · ou glorieux, il a paru util.e de propos~r cette réflexion sur le Cantique des Canti­ques.

Il est le témoin du souffle et de Ja ferveur qui parcourent la Bible et les Evangiles.

IMPRIMERIE Q ALENÇONNAISE Rue Édouard-Belin, 61002 Alençon

C.C.P.P. 54216 - Dépôt légal 28 trim. 1986: 5811

Page 38: VIVRE SON CORPS

Pour nos frères protestants, le mariage est plutôt une institution, célébration devant la communauté de la fermeté d'un engagement que le désir et l'amour ont fondé. ,Il n'a pas le caractère sacramentel que l'Eglise lui donne. Chacun pourra réfléchir à la lecture de ce livre sur la façon dont le désir et la volonté s'entre­mêlent pour fonder et maintenir un amour véridique. •

Jean-Didier VINCENT

Biologie des Passions

A.N.

1 vol., 345 p., 110 F, Éditions Odile Jacob. Le Seuil, Paris, 1986.

Jean-Didier Vincent, Professeur de Neu­rophysiologie à Bordeaux est directeur de l'Unité de Neurobiologie des Comporte­ments de l'l.N.S.E.R.M. Il tente dans ce livre, de restituer aux modèles utiles à létude de lorganisation nerveuse leur place explicative mais également de mar­quer leur aspect élémentaire. Qu'on évo­que le réseau d'un câblage, l'échange de neuromédiateurs, ou lempilement chez l'homme de cerveaux successifs des diverses espèces, des reptiles aux mam­mifères, cela ne réalise que des sché­mas. L'anatomie des nerfs, du cortex à la péri­phérie, l'étude du raisonnement, du dis­cours ou de l'action ont partiellement éclipsé la part de l'émotion, de la pulsion des « passions » qui sous-tend les com­portements.

Peut-être cela était-il dû : - à un mora­lisme venu des stoïciens chez lesquels émotions, pulsions et passions étaient considérées comme des maladies de l'âme, - à la séparation platonicienne corps-esprit dans laquelle l'ange était rai­son discursive, le corps, cette guenille nous apparentant à l'animal, - à la crainte de la chair opposée à l'esprit.

On sait actuellement que, de l'activité cel­lulaire aux comportements on retrouve l'intime union indissociable dans la vie et qu'il est difficile de séparer la forme et la fonction, la relation et le mouvement.

Dans la première partie. intitulée Fluides. Vincent joue sur l'idée des humeurs, bon­nes ou mauvaises et des théories hippo­cratiques pour remettre le « cerveau neu­ro na I, exemple d'ordinateur d'une complexité sans modèle » en relation avec le cerveau hormonal. C'est là réin­troduire l'homéostasie, les flux, les rétro­contrôles.

c· est aussi rappeler que toute observa­tion limitée par l'instrument d'observation et le site de lobservateur ne rend pas totalement compte de la complexité et que toute formulation comporte une sim­plification réductrice du réel.

Ce réductionnisme fait l'objet de la deuxième partie. Baliser avec une certaine ironie les sauts des généralisations trop rapides, signaler le vertige que donne le passage de l'analyse expérimentale à l'il­lusion de la loi biologique, montre que le tranchant brillant de la simplification pédagogique est bien difficilement appli­cable à la complexité mouvante d'un ensemble aussi polymorphe que le névraxe. Ou s'arrête-t-il: au trou occipi­tal, aux canaux vertébraux ? à l'interface nerf cellule musculaire ou à la terminaison sensitive ? Est-il autonome ou dépend-il d'une simple chute du débit sanguin caro­tidien ? Le mérite de Vincent est de rap­peler la prudence et l'intrinsèque modes­tie nécessaire à toute science et à tout passionné de recherche.

La passion de la recherche habite la troi­sième partie. Il s'agit là d'une série d'es­quisses qui livre les préoccupations et l'organisation du travail de l'auteur. Préfé­rer le terme de désir à celui des motiva­tions, celui de passion à comportements, c'est par le caractère flou de ces termes, ne pas vouloir contraindre à un modèle rigide ce qui est difficile à déterminer dans son lieu, sa temporalité et son mouve­ment. Il en est de même pour les chapi­tres intitulés le «plaisir et la douleur», « la faim. la soif et le goût», «l'amour. le sexe et le pouvoir ». Dans chacune de ces études, Vincent va du fait ressenti vers les méthodes de mesure, les hypothèses, les constats des structures et de médiateurs et indique les voies qui s'ouvrent.

Le dernier chapitre ébauche la nécessaire hypothèse d'un état central fluctuant: lieu de rencontre entre la naissance et la croissance, l'homme son désir et lenvi­ronnement. Cette définition laisse dans l'attente, à la découverte du sourire des apsaras, de l'aurige de Delphes ou de la singularité des visages de la femme au turban bleu, de l'homme au casque d'or. Etrangeté du charme, de la précarité, musique de l'incommunicable, dans quel site neurologique localiser, analyser, défi­nir, un espace d'inconnu reste ouvert.

Livre aisé à lire, éclairé par une illustra­tion, riche d'un regard étonné sur les mer­veilles du corps, appuyé sur une biblio­graphie abondante pleine de saveur, ce livre est à la fois chaleureux et précis, aussi riche par ce qu'il apporte en préci­sion que ce qu'il délimite comme zones d'incertitude.

Reconnaître le terrain, jalonner les difficul­tés, c'est souvent ouvrir un itinéraire dans un temps où l'informatique requiert un élan humaniste. C'est le mérite de Vin­cent de nous faire entrevoir ces voies.

Il s'agit d'un livre destiné au grand public ce qui explique le titre « accrocheur». On peut regretter le caractère ébauché de certains chapitres mais lensemble contri­bue à faire considérer sous un jour nou­veau l'éternel problème de l'alchimie des émotions ........................... •

A.N.

Jean ST AROBINSKI

Montaigne en mouvement

1 vol., 379 p., 115 F, N.R.F., Éditions Gallimard, Paris, 1982.

Ceux qui ont aimé les Essais trouveront dans cette étude un regard renouvelé, des propositions pour relire les Essais. L'auteur y voit le trajet par lequel Montai­gne à partir de la « contestation du malé­fice de l'apparence» établit la nécessité d'une observation analytique mais aussi la valeur des phénomènes de l'instant. lensemble proposant une méthode de réflexion que chacun devra adapter à son propre cas. Parmi sept chapitres compo­sant ce livre: - «Pour qui écrivez-vous». Ce masque arraché. - La relation à autrui. Le moment du corps. - Dire l'amour. -Chacun est assurément en son ouvrage. - Quant aux « maniemens publiques».

Les chapitres 4 et 5 sont particulièrement intéressants pour le médecin.

Starobinski montre le caractère novateur et moderne de la réflexion qui traverse les essais. Découvrir dans le corps, la spécifi­cité de l'homme par rapport à l'animal prépare à se méfier de la présomption du savoir des médecins sur le corps de l'homme. Montaigne est justement criti­que à légard de la médecine et des médecins de son temps. Nous savons pourtant que la nature «qu'il invoque» n'est pas toujours bienveillante et que l'action médicale a acquis une remarqua­ble efficacité. Les avis qu'ils donnent sur l'hygiène de vie, la connaissance de soi, lattitude devant la douleur et la mort sont aussi pleines de sel que la façon dont Sta­robinski les présente.

Le chapitre «dire l'amour» situe la rela­tion à autrui, « bien loin au-dessous de l'amitié». Il distingue le mariage et le commerce amoureux, les éloigne de la débauche, reconnaît la nécessité de l'inti­mité et du regard poétique qui éclaire la vieillesse.

Il s'agit plus d'une réflexion critique que d'un livre de spiritualité. Mais le com­merce des auteurs apporte toujours un enrichissement sur les éternels problè­mes de la mort, de la liberté, du corps et de l'amour, de l'amitié et de la vie publi-que ................................ •

A.N.

Nous vous communiquerons dans le prochain numéro de Médecine de l'Homme. une liste de journaux et publications des Éditions Alexandre Lacassagne, Association Lyonnaise de Médecine Légale, que notre confère le F' Louis Roche nous recommande vive­ment.

Page 39: VIVRE SON CORPS

lllumohon Pierre Vorlct

Infections respiratoires à germes sensibles

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