vincent carraud - de l'experience montaigne et la metaphysique
DESCRIPTION
Montaigne and AristotleTRANSCRIPT
DE L'EXPERIENCE·. M O N T A I G N E ET LA M É T A P H Y S I Q U E
D E S T I T U É D E L A M É T A P H Y S I Q U E
« Montaigne et la métaphysique >> : l'expression est ambiguë, car elle peut signifier le rapport que Montaigne entretient à la métaphysique, comme discipline, ou celui qu'il entretient à la Métaphysique d'Aristote, comme livre, ou plutôt ensemble de livres, de la composition factice duquel est née cette région de la philosophie que nous appelons la méta-physique. La métaphysique a constitutivement pour objet ce dont traite la Métaphysique. De l'ambiguïté entre métaphysique et Métaphysique, Mon-taigne lui-même joue. Dans De l'expérience, il écrit en effet : «Je m'étudie plus qu'autre sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physique» (1072). S'agit-il des deux disciplines philosophiques complémentaires — philo-sophie surnaturelle et philosophie naturelle —, ou des deux titres succes-sifs du corpus aristotélicien ? Faut-il lire dans les Essais une métaphysique et une physique, c'est-à-dire l'étude d'une âme (et peut-être d'un Dieu) et celle d'un corps ? De quelle étude s'agit-il : de moi-même, ou, selon une for-mulation manifestement anachronique, du mol· — de tout moi en moi ? Et
1. Pascal est le premier , à notre connaissance, à écrire « le moi », § 688 (Lafuma) des Pen-sées ; mais cette substantivation du moi n 'eut pas été possible sans la substantif icat ion carté-
50 MO.\TAlG.\H HT I'AKTIQVTTH
la nouvelle étude, qui en remplace deux, est-elle unique ou reste-t-elle
marquée par la dualité : faudra-t-il parler d 'une étude bipartite du seul
moi-même, ou même tripartite, car le moi s 'impose à la logique elle-
même, ou plutôt lui impose sa diversité essentielle' ? Laissons ces ques-
tions provisoirement irrésolues. Car, quoi qu'il en soit, Montaigne subs-
titue bien cette « étude » - à la fois permanente et énigmatique, à l 'étude
de la Métaphysique et de la Physique d'Aristote2. L'essai De l'expérience est le
lieu même où s'avoue cette substitution ; il est peut-être aussi celui - der-
nier discours des Essais - où elle s'accomplit par excellence.
Cette ambiguïté, d 'abord typographique, révèle une difficulté de taille.
Car si les Essais se substituent à la Métaphysique et à la Physique, en quel
sens le font-ils ? - Une substitution est un changement de termes dans
l'invariance d 'une fonction : les Essais se substituent-ils à la Métaphysique et
à la Physique (d'Aristote) tout en relevant bien de la métaphysique et de la
physique ? En tiennent-ils lieu, en sont-ils le nouveau corpus ? Les Essais
sont-ils une nouvelle Métaphysique et une nouvelle Physique : une métaphy-
sique qui, annonçant celle de Descartes, serait une métaphysique non de
ou de Γούσία, mais de l'ego - non une ontologie ou une ousiologie,
mais une égologie ; et une physique qui serait celle, non des corps et des
mouvements, mais de mon corps et de mes mouvements, une physique
des Passions de l'âme', bien plutôt que ce qu'on appellera dès avant la fin du
sienne qu ' exp r imen t le « c e moi» du Discours de la méthode ( A T VI, 33, 7) et l'esp ille (suivi du
verbe con jugué à la p remière pe r sonne ) de la Meditatio II (AT V I I , 25, 14-15 et 27, 28-29). Voi r
la not ice d ' E m m a n u e l Mart ineau au discours V de son édit ion de Pascal, Discours sur h religion et
sur quelques autres sujets, F a y a r d / A r m a n d Colin, 1992, p. 221, et no t re « L ' invent ion du moi », à
paraître en 2004 dans les actes du col loque « I-e mo i et la cert i tude de soi », organisé par Olivier
B o u l n o i s , R.PHF..
1. « Je n'ai rien à dire de moi , en t iè rement , s implement , et so l idement , sans c o n f u s i o n et
sans mélange, ni en un mot . Distingo est le plus universel m e m b r e de ma Logique » (II, 1, 335).
Ainsi y a-t-il aussi en un sens une logique de Monta igne , qui a p o u r ob je t le moi : et cet te logique
a à se c o n f o r m e r à son obje t en distinguant dans le moi lu i -même.
2. Michael Screech est le p remier à avoir signalé cette subst i tu t ion : voir Montaigne and
Melancholy. The Wisdom of the Essays, Londres , D u c k w o r t h , 1983 ; tr. fr. Montaigne et hi mélancolie,
Paris, PUF, 1992, chap. 14.
3. « M o n dessein n 'a pas été d 'expl iquer les pass ions en ora teur , ni m ê m e en ph i losophe
moral , mais seu lement en physicien », AT XI, 326, 13-15 ; voir Gilles Olivo, « Descar tes cri-
tique du dual isme cartésien ou l ' h o m m e des Pancipia : union de l 'âme et du corps et vérités
éternelles dans les Principia IV, 188-198», in Descartes: Principia philosophiae (1644-1994), éd. par
J . -R. A r m o g a t h e e t G. Belgioioso, Naples , Vivar ium, 1996, p . 231-253.
Dr ; L ' E X P É R I E N C E : MONTAIGNH HT lΛ ΜΗ!', l l ' f l ) 'SlQlΙΠ 51
siècle, une psychologie1 ? — Ou Montaigne va-t-il jusqu'à refuser la fonc-
tion même, frappant d'inutilité toute métaphysique et toute physique, et
pas seulement celles d'Aristote : je ne serais pas tant à moi-même un nouvel
Aristote que l'autre de tout aristotélisme, un anti-Aristote ? Mais alors,
n 'entrons-nous pas dans des difficultés plus considérables encore ? Car à
quelles conditions le nouveau sujet d 'étude peut-il parler du corps, de la
santé et de la maladie, en faisant l 'économie de toute science physique ?
Plus encore, à quelles conditions, cessant de tenir lieu de métaphysique,
peut-il prétendre échapper purement et simplement à l 'emprise de la
métaphysique, et peut-il le faire sans avoir à la réfuter, voire sans le projet
de sa destruction explicite ? L'alternative peut s 'énoncer en un raccourci
sommaire : le projet de Montaigne est-il précartésien, qui prétend substi-
tuer à la Métaphysique et à la Physique (d'Aristote) l'étude de moi-même,
nouvelles métaphysique et physique comme le seront les Meditationes de
primaphilosophia et les Passions de l'âme, ou est-il prépascalien, dont l 'étude
paradoxale de moi-même vise à disqualifier la métaphysique (toute méta-
physique) et la physique (toute physique)2 ?
Cette alternative semble apparaître dans les Essais selon sa première
possibilité : Aristote ou moi. Pour les scolastiques, on n'accède à soi que par
Aristote ; ignorer Aristote, c'est s'ignorer : « Qui ignore Aristote, selon
eux, s'ignore quand et quand soi-même >> (II, XVII, 657). Montaigne
refuse l'implication et en oppose les termes de façon exclusive, pouvant
alors préférer l 'un (moi) à l'autre, Aristote, Platon ou Cicéron indifférem-
ment : «J'aimerais mieux m entendre bien en moi qu'en Platon »' (1073).
Or si je me connais moi-même, ne suis-je pas en droit d'ignorer Aristote ?
Et de nouveau, se connaître soi-même, et ignorer Aristote, est-ce ignorer
la métaphysique ? À moins qu'à l'inverse, se connaître soi-même soit
1. Goc len ius crée le mo t , en grec, et en fait le titre de son recueil d ' é tudes : Psycbologia, M a r b o u r g , 1597.
2. P o u r cette p rob lémat ique , voir n o t r e Pascal et L· philosophie, Paris, Pl'l·, 1992, § 1 et 16-
18. 3. 1588 ; c corrige : « qu ' en Cicéron ». P la ton est sans d o u t e un exemple ambigu, lui qui
m e t en scène Socrate ; et de Socrate, au cont ra i re d 'Ar is to te , M o n t a i g n e peu t se r e c o m m a n d e r : « De quoi traite Socrate plus la rgement que de soi ? » (De l'exercitation, 378). Monta igne peu t être à la fois socrat ique et pré-cartésien. P o u r les références à Pla ton dans les Hssais, voir les tableaux d o n n é s par E d o u a r d S imon , « Monta igne et Pla ton », HS/\M, 35-36, janvier-juin 1994, p. 97-104, et 37-38, ju i l le t -décembre 1994, p. 79-99.
52 MOXTAIGXt HT Ι.ΆΧΊΊΟΙ'ΓΠΪ
accéder à la vraie métaphysique ? Nous ne quittons pas la question : igno-rer la Métaphysique (d'Aristote) est-ce se dispenser de la métaphysique, ou au contraire la repenser1 ? Grevé par cette ambiguïté fondamentale, le dessein des Essais s'avère aporétique : le projet constitutif des Essais ne prend sens que dans la mesure où il serait destituant ou destitutif — si l'on nous pardonne ce mot — de la métaphysique : entendons d'abord que la constitution des Essais ne passerait que par la destitution de la Métaphy-
sique et de la Physique, et peut-être, à travers elle, de la métaphysique et de la physique. Montaigne ne serait pas seulement, selon le mot de Pascal, celui qui considère « l 'homme destitué de toute révélation »2, mais aussi destitué de toute métaphysique. Montaigne serait cet homme même, des-titué de la métaphysique - qui plus est : qui revendique de la destituer.
Mais ce n'est pas tout. L'ambiguïté du présent titre et la revendication de Montaigne qui la justifie se doublent d'un paradoxe. Car Aristote, c'est d'abord, pour Montaigne comme pour nous, un sujet d'étude. Or cette étude, Montaigne ne l'a pas faite. Comment disqualifier ce qu'on ne connaît pas ? Par quelle violence théorique exclure ce qu'on ignore ? Comment se dispenser de ce qu'on refuse de penser ? La substitution de l'étude de soi à celle de la Métaphysique et de la Physique ne viendrait-elle pas justifier après coup et bien maladroitement une ignorance première ? C'est elle qu'avoue Montaigne, au début de l'essai De l'institution des enfants.
Il « n'a goûté des sciences que la croûte première, en son enfance, et n'en a retenu qu'un général et informe visage : un peu de chaque chose, et rien du tout, à la Française. Car, en somme, je sais qu'il y a une médecine, une jurisprudence, quatre parties en la mathématique, et en gros ce à quoi elles visent. Mais, d'y enfoncer plus avant, de m'être rongé les ongles à l'étude de Platon, ou d'Aristote ou opiniâtre après quelque science, je ne
1. 11 semble difficile d 'évi ter cette ques t ion — conduirai t-el le à la p remiè re r éponse -, si l 'on veut s ' in terroger sér ieusement sur les r appor t s que la pensée de Monta igne entre t ient à la ph i losoph ie et c o m m e n c e r de caractériser le ph i l o sophe r p r o p r e à Monta igne . Cer ta ins com-menta teur s imaginent na ïvement que la ques t ion du rappor t de Monta igne à la métaphys ique ne se p o s e pas — et que là réside son principal intérêt : voir par exemple Marcel C o n c h e , Mon-taigne et la philosophie, Vil lers-sur-Mer, É d . de Mégare, 1987, ou André Comte-Sponvi l le , « "Je ne suis pas ph i l o sophe . " Monta igne et la ph i losoph ie », fit-M/, 35-36, janvier-juin 1994, p. 15-27.
2. L'entretien de Pascal et de Sacy, éd. par Pierre Courcelle, Paris, Vrin, 1960 (Vrin-reprise,
1981), p. 19 ; Pascal, lintretien avec M. de Sacy sur l'.pictite et Montaigne. Original inédit éd. par Jean
M e s n a r d et Pascale Mengot t i , Paris, DDI), 1994, p. 99.
DE I - 'UXPHRIKNCK: ΜΟΝΤΛΚ,ΝΊ: HT ΙΛ MtîTAPHYSlQWi 5 3
l'ai jamais fait» (1, XXVI, 146, a'). Peut-être faut-il entendre ici par Platon
et Aristote, selon l'antonomase habituelle, la philosophie elle-même, telle
qu'elle était enseignée dans les écoles, après le trivium (I, 56, 322 et III,
3, 822)2. Si c'est le cas, les sciences énumérées par Montaigne comme cel-
les qu'il ne connaît que superficiellement jointes à la philosophie au sens
scolaire constituent la totalité du savoir scolastique'. L'édition de 1595
fait un ajout important4, qui, supprimant Platon, qualifie Aristote de
« monarque de la doctrine moderne »'.
Aristote est donc bien d'abord un sujet d'étude ; c'est en tant que
tel que Montaigne se substituera lui-même à ce sujet, en maintenant
qu'il s'agisse d'étude6. Il s'agit d'étudier et de connaître, ou Aristote,
1. N o u s c i tons ici le texte de 1580 (non mod i f i é en 1582 et 1588), selon Armaingaud , t . II, p. 93-94.
2. De l'expérience fait é c h o à cet aveu d ' ignorance scolaire, s ingul ièrement en matière de morale . Revendiquan t , en fan t , de n 'ê t re b o n « à rien » (ne servir à rien, c 'est être assuré de ne servir p e r s o n n e : « l i t m 'excuse volont iers de ne savoir faire chose qui m'esclave à autrui »), sauf à dire ses vérités à un maître éventuel : Monta igne se fût ainsi senti capable de « cont rô le r ses m œ u r s , s'il eût voulu », mais « n o n en gros , par leçons scolastiques, que je ne sais po in t (et n 'en vois naître aucune vraie r é fo rma t ion en ceux qui les savent) » (1077). A u t r e m e n t dit, M o n -taigne ignorait la mora le de l 'Kcole — c o m m e celle d 'Ar is to te sans d o u t e —, mais se pensai t apte à r é f o r m e r les mœur s de son maître « les obse rvan t pas à pas, à tou te oppor tun i t é , et en jugeant à l'œil p ièce à pièce » : b re f , à la mora le scolast ique qui impl ique de légiférer ·.< en gros », le jeune Monta igne eût o p p o s e sa p r o p r e casuist ique.
3. Un peu plus bas, il sera ques t ion de l 'histoire, qui convient mieux à Monta igne (146).
4. D e u x en fait ; le p remier r appor t e les sciences à leur utilité p o u r l 'usage de la vie, c o m m e le dira Descar tes : « Ht à l 'aventure encore sais-je la p ré t en t ion des sciences en général au service de no t re vie ».
5. Par oppos i t i on à ant ique, « m o d e r n e » désigne ce que n o u s appe lons « médiévale » et « renaissante » ; p e n d a n t l ong temps l 'oppos i t ion des antiqui aux tfjodemi a recouver t plusieurs sens n o n exclus ivement chronolog iques , laissant en tendre l 'oppos i t ion des écrivains e t phi loso-phes pa ïens aux écrivains chrét iens, ou celle des Pères aux doc teu r s du Moyen Age, ou enfin les t enants de la logica nopa (celle d 'Ar is to te au ΧΙ1Γ siècle) aux dé fenseur s de la logica velus héri tée de Boèc'e. Sur les sens de ce couple au x j l i ' siècle, voir M a r i e - D o m i n i q u e Chenu , « N o t e de lexico-graphie ph i lo soph ique médiéva le» , Revue des sciences philosophiques et théologiques, 17, 1928, p. 82 94 et sur, l 'évolut ion du sens de « m o d e r n e » jusqu 'au XVJli' siècle, la synthèse de J e a n - R o b e r t A r m o g a t h e dans sa pos t l ace à 1M querelle des Anciens et des Modernes, ΛI 7/-ΛΊ Ht siècles, p récédé d 'un essai de M a r c Fumarol i , éd. établie par Anne-Mar ie Lecoq, Paris, Gal l imard (coll. « F o l i o » ) , 2001. S'il s ' inscrit pa r f a i t emen t dans la Renaissance, qui, en tant que renaissance, exècre le m o d e r n e , le r e fu s de Mon ta igne d 'ê t re « m o d e r n e » se nourr i t aussi de bien d 'aut res mo t i f s au po in t de dess iner un des traits de ce qu 'Henr i G o u h i e r eût appelé l 'Anti-Renaissance.
6. U n e analyse du verbe « é tudier » et de la notion d ' « é tude » clans les hssais, et de leur r a p p o r t avec le c o n c e p t d'essai, s ' imposera i t ; nous n'en conna i s sons pas qui soit r igoureuse, pas plus q u e p o u r les concep t s cartésiens de Studium et Λ' experimentum, héritc-s à la fois de l 'é tude et de l'essai de M o n t a i g n e et de V experiment/ experimentuw de Bacon.
54 MONTAIGNE HT L'AhiTlQUlTH
ou soi1. À l 'ensemble du savoir scolaire - Aristote, c'est-à-dire les sciences
et la philosophie, logique, morale, physique et métaphysique -, Mon-
taigne opposera ses « rêveries » (146)2, c'est-à-dire l'étude de soi'.
Mais est-il si clair que Montaigne ignore Aristote - qu'il l'ignore
autant qu'il le dit, ou autant que ses commentateurs le prétendent4 ? Nous
1. E t re son p r o p r e sujet d ' é tude (voir infra, il. 3), qui requiert Γ « épineuse entreprise » de la « descr ip t ion de so i -même » (378) et parler de soi (ou « se servir de soi p o u r sujet à écrire », 663) sont deux choses bien dist inctes, t rop souven t assimilées par les c o m m e n t a t e u r s de M o n -taigne. Parler de soi est t ou jour s une sottise, avouée c o m m e telle — et peut -ê t re revendiquée -par Monta igne , q u ' o n se loue ou q u ' o n se b lâme so i -même. Car le b lâme m ê m e est u n e f o r m e de compla isance : l 'autoflagellat ion t émoigne encore de l ' amour de soi. Avec une remarquable ironie, Monta igne cite alors Aristote p o u r indiquer l ' identité originelle de l 'est ime et du mépr is de soi : « C o m b i e n souven t et s o t t e m e n t à l ' aventure ai-je é tendu m o n livre à parler de soi ? [d So t t emen t ; q u a n d ce ne serait que pour cette raison qu'il me devait souvenir de ce que je dis des autres qui en fon t de m ê m e : que ces œillades si f réquen tes à leur ouvrage t émoignen t que le cœur leur f r i s sonne de son amour , et les rudo iemen t s m ê m e dédaigneux, de quoi ils le bat-tent, q u e ce ne son t que mignardises et afféter ies d ' u n e faveur maternelle, suivant Aristote, à qui et se priser et se mépr iser naissent souven t de pareil air d ' a r rogance » {De l'expérience, 1069 ; p o u r Aris tote , Ethique à Nicomaque, IV, 13, 1227 a 13 s.).
2. Le m o t est significatif, qui dit une autre f o r m e de phi losophie . I l sera éga lement carté-sien (en mai 1631, Descar tes a t tend Balzac, invité à A m s t e r d a m , « avec un petit recueil de rêve-ries », AT I, 204, 27-28 ; voir déjà 203, 25-26, et 199, 5 ; en n o v e m b r e 1640, il parle encore à Huygens de ses « rêveries de mé taphys ique », AT III , 241, 3-4), avant d ' ê t re rousseauis te : voir é v i d e m m e n t la Premièrepromenade des Rêveries du promeneur solitaire (m t. 1 des Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, texte établi et a n n o t é par M. R a y m o n d , Paris, Gal l imard, « Bibl io thèque de la Plé iade», en part . p. 1000-1001) ; sur ce m o t chez Rousseau et sa lecture de Monta igne , voir E m m a n u e l Mar t ineau, « Nouvel les réf lexions sur les Rêveries. La Première Promenade et son pro-jet », Archives de philosophie, 47, 1984, 2, p. 207-246.
3. Voir pa r exemple , pa rmi de n o m b r e u s e s occur rences dans les Essais de « sujet », d ' « é tude », ou m ê m e d ' « affaire » : « [...] je me suis p résen té m o i - m ê m e à moi , p o u r argument et p o u r sujet » (385) ; « [...] la bassesse du sujet, qui est mo i » (653) ; et su r tou t la page décisive de De l'exeratation : « Il y a plusieurs années que je n'ai que moi p o u r visée à m e s pensées , que je ne con-trôler étudie que mo i ; et si \ étudie au t re chose , c 'est p o u r soudain le couche r sur moi , ou en moi , p o u r mieux dire » (378 - voir aussi II, XVI I , 634, malgré l 'universel « h o m m e », qui p e r m e t p o u r t a n t d ' en « venir à m o n particulier » (635), « l 'é tude que je fais, duquel le sujet c'est l ' h o m m e » ) ; « C h a c u n regarde d e v a n t s o i ; moi , je regarde dedans m o i : je n'ai affaire qu 'à moi [...] » (657), etc.
4. Un exemple suff i ra à indiquer à quel po in t la possibil i té d ' u n e lecture d 'Ar i s to te par Mon ta igne a été peu examinée : ainsi le v o l u m e Montaigne et la Grèce, qui réunit les Actes du col-loque de Calamata e t de Messène présen tés par Kyriaki Chr i s todou lou , Paris, Aux amateurs de livres, 1990, ne consacre q u ' u n e é tude à Monta igne et Aris tote , celle Phi l ippe Desan , « " C e tin-tamarre de tant de cervelles ph i losoph iques !" : Mon ta igne et Ar is to te », p. 64-74. Mais à vrai dire, Phil ippe D e s a n y précise aussi tôt que ce qui l ' intéresse « n 'est pas tant la p résence et l ' inf luence de la ph i losoph ie aristotél icienne dans les Essais [...] que l ' image que Monta igne construi t au tour d 'Ar is to te , le por t ra i t qu'il n o u s peint du ph i l o sophe grec » (p. 65).
DK L 'HXPHRIHNCH : MONTAIGNE HT 1.Λ MHT.APHYS1QI 7; 55
nous contenterons ici, avant d'en venir à De l'expérience (a), de remettre en
mémoire quelques vraisemblances historiques (b) de relever quelques
indices et pointer quelques passages de YApologie et (c) de prendre un
exemple qui nous semble caractéristique du rapport complexe que les
Essais entretiennent à Aristote, celui de la définition de la vie qu 'énonce
De la vanité. L'ensemble de ce dossier reste l 'objet d 'une enquête large-
ment ouverte à la sagacité de jeunes chercheurs - nous ne l 'indiquons ici
que comme une tâche. À tout le moins, Montaigne lui-même avoue citer
assez le Stagirite pour que certains lecteurs, ignorant l'auteur de telles
citations, puissent « condamner [...] Aristote en moi » (éd. de 1588, II, 10,
408) !
A R 1 S T O T K K N M O I
a) ΙΛ monarque de la doctrine moderne :
maîtres et amis aristotéliciens
Une étude historique sur les professeurs de philosophie de Mon-
taigne nous fait défaut. Lui-même cependant, quand il rapporte son
apprentissage naturel du latin, mentionne, avec le poète George Bucanan
et l 'orateur Marc Antoine Muret, «Nicolas Groucchi [Grouchy], qui a
écrit De comitiis Romanorum, Guillaume Guerente, qui a commenté
Aristote » (I, XXVI, I, 174). Ce souvenir de ses professeurs du collège de
Guyenne (entre 1546 et 1548)' est d'autant plus remarquable que
les Essais convoquent peu de noms propres et mentionnent très
peu de philosophes contemporains — l'absence de La Ramée, juste-
ment remarquée2, é tonne en particulier. Il est très vraisemblable que
1. Voi r Roger Tr inque t , IM jeunesse de Montaigne, Paris, Nize t , 1972, p, 480-487.
2. Par Roger Tr inque t , op. cit., p. 540-543 et 551 puis G e o r g e s H o f f m a n n , p. 36 de la pre-
mière partie de l 'é tude suivante : « F o n d e r u n e m é t h o d e à la Renaissance. Monta igne et ses pro-
fesseurs de phi losophie . I. La logique : inf luence de G r o u c h y . 11 Distinguo : l ' appor t de Sylvius »,
BS. 4M, 21, juillet 1990, p. 31-57 et 25-26, jui l le t-décembre 1991, p. 45-60. L 'au teur m o n t r e de
56 MONTAIGNE ET l.'ANTIQUITE
Grouchy1 ait enseigné la logique à Montaigne, car il semble avoir assuré le cours de logique pendant tout le temps qu'il a enseigné à Bordeaux2. Il a ensuite, comme de coutume, publié un résumé de ses leçons, Praeceptiones
dialectical — pour l'essentiel, ensemble de syllogismes portant sur la morale. Dans les années qui suivirent, Grouchy a annoté de nombreux
façon conva incan te que Monta igne avait c la i rement pris son parti con t re les ramistes, à l ' instar de ses maîtres du collège de G u v e n n e c o m m e de Pér ion (pour simplifier, nous pour r ions les qualifier de logiciens anti-dialecticiens, ou , c o m m e G e o r g e s H o f f m a n n , d ' « aristotéliciens puris-tes », p. 36). On ne saurait sures t imer l ' impor tance des po lémiques suscitées par le r amisme dans les années de fo rma t ion de Monta igne (voir encore Roger Tr inque t , op. cil.,passim).
1. P o u r la b iographie de G r o u c h y (1509-1572), voir E(mile) H(enri) de G r o u c h y et Emile Travers , Etude sur Nicolas de Goucby (Nicolaus Grucbius Rotbomagensis) et son fils Timotbée de Grouchy, Sieur de 1M Rivière, Paris, C h a m p i o n , et Caen, Ix Blanc-Hardel , 1878, 230 p. ( l 'auteur est un de ses descendan t s , f i ls du maréchal dTimpi re ) . Sur G r o u c h y professeur , voir les premières indi-cat ions d o n n é e s par G e o r g e s H o f f m a n n , article cité ci-dessus. L 'au teur m o n t r e que, bien qu'il « serait t en tan t de re t rouver dans la cul ture ph i lo soph ique de Mon ta igne une fi l iat ion avec ces ré formis tes (les dialecticiens]. Or il n ' en est s t r ic tement r i en» (p. 35). 11 lui semble clair que Monta igne p rend parti p o u r les « aristotéliciens » (Turnèbe) , et n o n p o u r des dialecticiens, c 'est-à-dire se situe du côté de la « résistance aristotélicienne » con t re Ramus . L 'auteur s ' e f fo rce de le p rouve r en vérifiant que Monta igne dist ingue tou jour s logique et dialectique, et m o n t r e q u e l 'emploi de « logique », dans « Distiugo est le plus universel m e m b r e de ma Logique », n 'es t pas i ronique.
2. De 1534 (selon G H. I-ohr, voir infra, ou avant , selon Roger Tr inque t , op. cit., p. 421) à 1547, avant de partir en 1547, avec André de G o u v é a (qui fut lu i -même principal du collège G u v e n n e p e n d a n t que Mon ta igne ν fut élève et G r o u c h v professeur ) et sous son incitat ion, p o u r y enseigner de nouveau la logique, à... Coi 'mbra, ce cen t re du néo-ar is toté l isme dans la s econde moi t ié du Χ\'Γ siècle ! Mais G o u v é a y m o u r u t m o i n s d ' un an après son a r m é e , l 'expérience por tugaise tou rna cour t , e t on re t rouve G r o u c h y en 1550 en N o r m a n d i e , travail-lant à ses t raduct ions d 'Ar is to te et révisant celles de Pér ion. (Cet A n d r é de G o u v é a est le frère d ' A n t o i n e de G o u v é a (1505-1566), aristotélicien r e n o m m é lui aussi, p ro fes seur de grec au col-lège de G u y e n n e de 1534 à 1537 (et de nouveau en 1546-1547), édi teur en particulier de Ylsagogè latine (Lyon, 1541), auteur en 1543 à Paris de la l'ro Aristotele responsio adversus Petri Rami calum-nies — voir E. Caillemer, « É t u d e sur A n t o i n e de G o v é a (1505-1566) », Mémoires de l'Académie des Sciences de Caen, 1864. 11 n 'est pas impossible que Monta igne ait suivi quelques cours d ' A n t o i n e de G o u v é a , après le dépar t de G r o u c h y , p e n d a n t l 'hiver 1646-1647 : voir Roger Tr inque t , op. cit., p. 488). 11 est p robab le que G r o u c h y se soit, c o m m e Bucanan , conver t i au pro tes tan-tisme après 1567. En 1572, il accepte en ef fe t d 'ense igner la ph i losophie au collège p ro tes tan t de La Rochelle, mais meur t sitôt arrivé, avant m ê m e de p rend re possess ion de sa chaire (voir E. H. de G r o u c h y et E. Travers , op. cit. p. 164-165).
3. Praeceptiones dialecticae, Nicolao Grucbio Rotomagensi autbore. Disputatio eiusdem, quid de nomine Dialectices et Ijtgices cum Aristotele sentiendum sit, et quo singuli libri Organi .Aristotelis pertineant, Paris, 1552, in-4", 76 p., rééd. 1557. L 'épi tre dédicatoire adressée à Gui l laume G u é r e n t e et datée de 1551 laisse en t endre qu'il a c o m p o s é les Praeceptiones qua t re ans auparavant , soit en 1547, dans le sillage d o n c des cours enseignées à la p r o m o t i o n de Monta igne (voir la seconde partie de l'art, cité de G e o r g e s H o f f m a n n , p . 48 e t no tes p . 57). L 'ouvrage, l ong temps utilisé c o m m e manuel au Collège de G u y e n n e , est rare, il se t rouve à la Bibl io thèque Mazarine.
DE L ' E X P É R I E N C E : MONTAIGNE hT El MÉTAPHYSIQUE 57
ouvrages d'Aristote (ses éditions et traductions les plus célèbres sont celles des Seconds analytiques et des Réfutations sophistiques'), en a traduit plusieurs, a révisé de nombreuses traductions de Périon - ce qui rend vraisemblable que Montaigne ait pu travailler sur les traductions Périon d'Aristote2. L'Aristote auquel prétend arriver Grouchy est évidem-ment un Aristote critique, bien différent de celui des « corruptions » scolastiques3, comme en témoigne son œuvre majeure, XAristotelis Ixgica,
où il livre son interprétation de X Organorf. Guérente, né comme lui à Rouen et qui était son ami5, a vraisemblablement contribué à la traduc-tion et au commentaire de la Logique publiée par Grouchy selon l'interprétation de Périon6. S'il est donc difficile d'évaluer exactement le rapport direct de Montaigne à Aristote, l'enseignement - traductions et
1. P o u r les Seconds analytiques, Aristotelis De demonstratione s'we Pe secunda parte άνα/.\>τικών
libri //, C o ï m b r e , 1548, Paris, 1550, etc. ; p o u r les Réfutations sophistiques, .Aristotelis De reprehensio-
nibus sapbistarum Uber, Co ïmbre , 1549, Paris, 1550, etc. En fait, G r o u c h y a traduit et publié en
ouvrages séparés tou t YOrganon, le plus souvent réuni aux histitutiones de Porphyre . L 'ensemble
des t raduc t ions et des no tes interprétat ives à YOrganon a été souven t réédité sous le titre [Ifni-
versa\ Aristotelis Ij/gica à partir de 1559 (1™ éd., Cologne) .
2. Voir l'art, cité de Georges H o f f m a n n , p. 36, Sur la d i f fé rence de t ra i tement d o n t font
l 'objet logique et dialectique dans les Essais, qui s emblen t suivre G r o u c h y , voir p. 38-39.
3. Voir l'art, cité de G e o r g e s H o f f m a n n , p. 34-35, qui m o n t r e avec quelques exemples
q u e Monta igne s 'a t taque davantage ( c o m m e Grouchy) à la logique obsolè te des généra t ions
p récéden tes qu 'à celle de ses con tempora ins . P o u r Γ Aristote, ou les Aristote, de la Renaissance,
voir les inventaires précieux de Charles H. Lohr , Iuitm Aristotle Commentaries, 11, Renaissance
Autbors, F lorence , OIschki , 1988, 515 p. (sur Anto ine de G o u v é a , p. 173 ; G r o u c h y , p. 175 ;
Pér ion, p. 322-324) ; III, Index initiorum, index rerum, F lorence , OIschki , 1995, 289 p. Voir aussi
« S o m e Early Aristotel ian Bibliographies », in Nouvelles de la République des lettres, 1, 1981, 87-98
et l ' appendice sur Benedic tus Pererius et son Catalogus commentariorum in omnes libros Aristotelis
(1563-1565), 99-116. Parmi les indispensables ins t ruments de travail sur Aristote a la Renais-
sance, voir aussi F. E. Cranz ,A Bibliography of Aristotle E.ditious, 1501-1600, Baden-Baden , 1971,
2e éd. by C. B. Schmit t , Baden-Baden , 1984. Sur l 'aristotélisme renaissant , voir la mise au point
utile et la bibliographie de Charles B. Schmit t , A Critical Survey and Hibliography of Studies on .Aristo
telian AristoteUanism, 1958-1969, Padoue , Éd . An teno re , 1971, et le ψαα Aristotle und the Renais-
sance, Harvard University Press, 1983 (trad. fr. Aristote et la Renaissance, Paris, I'l l, 1992) - livre
dont Montaigne est cependant totalement absent ! Pour les aristotéliciens français, voir le com-
p lémen t fourn i par G e o r g e s H o f f m a n n en append ice à la p remière partie de son art icle:
« Append ice b ib l iographique cumulat i f des Aristotél iciens et des Dialecticiens de r ayonnemen t
français au t e m p s de Monta igne », p. 46-57.
4. Voir ci-dessus n o t e 1 : on t rouve aussi le titre d é v e l o p p é : Argumenta et notae in smgulos
libros Aristotelis ïj)gica.
5. Voir la no te de Pierre Villey, t. 111, p. 1246.
6. Voir ci-dessus no te 1.
58 MOXTAIGXU UT l.'.-LXVÏQl 7/7;
commentaires - de ses maîtres n'est pas sans fournir quelques utiles indications'.
Un second dossier consisterait à repartir du Journal de voyage. L'intérêt constant de Montaigne pour la « religion », à la fois au sens des formes de la liturgie catholique, et, en territoires allemand et suisse, au sens des parti-cularités des croyances2, le conduit à multiplier les entretiens avec les ministres des « deux religions » : « M. de Montaigne, comme c'était sa cou-tume, alla soudain trouver un docteur théologien de cette ville, pour prendre langue, lequel docteur dîna avec eux »'. Ses nombreuses conféren-ces l'amènent naturellement à rencontrer des aristotéliciens, clercs ou non, et à les interroger. On imagine mal que ce soit en toute incompétence. Ainsi, à Pise, en juillet 1581, Montaigne rencontre plusieurs fois un aristo-télicien italien, professeur à la Sapienza, Girolamo Borro·*. Il rapporte dans les Essais mêmes son « aristotélisme inconditionnel » et évoque les démê-lés que cela lui valut avec le Saint-Office : «Je vis privément à Pise un hon-nête homme, mais si aristotélicien, que le plus général de ses dogmes est : que la touche et règle de toutes ses imaginations solides et de toute vérité, c'est la conformité à la doctrine d'Aristote ; que hors de là ce ne sont que chimères et inanité ; qu'il a tout vu et tout dit\ Cette proposition, pour avoir été un peu trop largement et iniquement interprétée, le mit autrefois et tint longtemps en grand accessoire à l'inquisition à Rome » (éd. de 1588, I, XXVI, 151). Le Journal de voyage mentionne aussi Tolet, également com-
1. Enco re une fois, nous ne faisons, après Roger Trinquet et Georges H o f f m a n n , que signaler ici ce dossier, préalable à une évaluation sérieuse des lectures «aris totél iciennes» de Montaigne.
2. Voir en particulier le paragraphe ironique qui relate la conversat ion avec le pasteur de Lindau, anticipant Vïissai III , 13 (1069),Journal de voyage, éd. F. Rigolot, Paris, Pl'F, 1992, p. 31.
3. 11 s'agit en l 'occurrence de la ville d ' isny. L'entretien, ce soir là, por te principalement sur l 'eucharistie : il s'avéra que le docteur était ubiquiste (Journal de voyage, op. cit., p. 33-34). D 'au t res entretiens por te ront sur les images, c o m m e à K e m p t e n (p. 36), etc.
4. Qui o f f r e à Montaigne son Dtl jlusso e del njlusso del wure, rare exemple de la ment ion d 'une recherche scientifique dans les lissais. Sur Gi ro lamo Borro, voir leJournal de voyage, op. cit., p. 192 : « M i venne a visitare in casa parecchi voltre Gi ro lamo Borro medico, do t to r délia Sapienzia. Et essendo io andato a visitarlo il 14 di l.uglio, mi tece présenté del suo libro del flusso e riflusso del mare in lingua volgare : e mi tece vedere un altro libro l.atino ch'avea fatto, de i morb i de i corpi » (tr. fr., p, 263) ; voir aussi p. 194 et 266.
5. 11 n'est pas impossible que cette opinion soit à l'origine de plusieurs des jugements sur Aristote ment ionnés plus haut.
OH L ' E X P É R I E N C E : MONTA1GNU UT lΛ MÙTAPHYSIQVU 59
mentateur, et des plus importants, d'Aristote. Tolet, à ce que relate Mon-taigne, prêchait en 1581 le Carême au pape et aux cardinaux : « En profon-deur de savoir, en pertinence et disposition, c'est un homme très rare. »' Mais il n'y a sans doute pas là enseignement aristotélicien à tirer, car le jugement de Montaigne ne prouve pas certainement qu'il ait rencontré personnellement le premier cardinal jésuite. Et on peut imaginer que sa conversation avec Borro d'Arezzo portât principalement sur des matières physiques et physiologiques. Mais il en va tout différemment de l'entretien de Montaigne avec Maldonat à Epernay le 8 septembre 1580. Il est cette fois plus que vraisemblable que leurs entretiens portèrent sur autre chose que les mérites des eaux de Spa : « M. de Montaigne accosta en ladite église, après la messe, M. Maldonat, jésuite duquel le nom est fort fameux à cause de son érudition en théologie et philosophie, et eurent plusieurs pro-pos de savoir ensemble, lors et l'après-dînée, au logis dudit sieur de Mon-taigne où ledit Maldonat le vint trouver. »2 Montaigne retrouvera Maldo-nat à Rome six mois plus tard environ, le 29 mars 1581, le mercredi de Pâques. Entre le français et l'espagnol, la conversation porte principale-ment sur la pratique religieuse comparée des romains et des parisiens' - Montaigne vient de passer une Semaine Sainte dévote, et c'est le lundi de cette Semaine que lui fut rendu son exemplaire des Essais avec les observa-tions des censeurs4. Il n'est pas incongru enfin de supposer, même si rien ne l'indique, que Montaigne ait pu bavarder des débats contemporains entre aristotélisme et théologie avec le Maître du Sacré Palais, Sisto Fabri, de qui il apprend la condamnation de la Préface du Liber creaturarum de Sebond5.
1. Journal de voyage, op. cit., p. 121. 2. Journal de voyage, op. cit., p. 5. 3. « L e mercredi après Pâques, M. Maldonat qui était lors à Rome, s 'enquérant à moi de
l 'opinion que j'avais des mœurs de cette ville, et no t ammen t en la religion, il trouva son juge-men t du tout c o n f o r m e au mien : que le menu peuple était, sans comparaison, plus dévot en France qu'ici ; mais les riches, et n o t a m m e n t courtisans, un peu moins. Il me dit davantage qu'à ceux qui lui alléguaient que la France était toute perdue d'hérésie, et no t ammen t aux Espagnols, de quoi il y en a grand n o m b r e en son collège, il maintenait qu'il y avait plus d ' h o m m e s vrai-men t religieux en la seule ville de Paris, qu 'en toute l 'Espagne ensemble» (Journal de voyage, op. cit., p. 125).
4. Journal de voyage, op. cit., p. 119. 5. Ibid.
60 MOMTAlGXh 1:1 ΙΜΙΟΙΊΊΙ:
b) //Apologie : trois citations de la Métaphysique
Les rares spécialistes de Montaigne à s'être intéressés à sa lecture
d'Aristote — à l'exception notable de Michael Screech' — s'accordent à
considérer qu'il a lu sérieusement Y Ethique à Nicomaque après 1588,
comme semble en témoigner une vingtaine d'emprunts2 . Cette lecture de
Y Ethique à Nicomaque correspondrait, selon Edilia Traverso, qui fournit
l'essentiel des pièces du dossier1, à une seconde phase, la première ayant
précédé la publication de la première édition des tissais, phase, selon elle,
de lecture de l'Aristote naturaliste (les Problèmes) et surtout politique4. Les
deux chapitres les plus probants de Montaigne e Aristotele sont en effet
consacrés à la lecture de IM politique et à celle de Y Ethique à Nicomaquè".
Pour les autres œuvres, il semble qu'il faille rechercher des sources inter-
médiaires. Villey le premier en a identifié plusieurs : Diogène Laërce évi-
demment , Cicéron, Pline et al. Bref, peu de citations d'Aristote dans les
Essais hors de Y Ethique à Nicomaque, aucune sentence tirée d'Aristote ins-
crite sur les travées de la librairie de Montaigne. Montaigne connaît peu et
cite peu le Stagirite ; et il le cite de seconde main le plus souvent. Mon-
taigne saurait seulement assez d'Aristote pour piéger ses lecteurs, du
moins ceux qui confondent autorité et raisonnement : « Et ce que je
1. Voir en particulier Je chap. 11 de Montaigne awl Melancholy. 2. Voi r Pierre Villey, no te au Catalogue des livres de Monta igne , in lissais, 1, p. XI .11 :
« Mon ta igne a fait u n e vingtaine d ' e m p r u n t s à cet ouvrage après 1588. On peut suppose r qu'il possédai t les Opera d 'Ar is to te , mais la p lupar t des allégations p r o v e n a n t d 'aut res œuvres que celles que n o u s m e n t i o n n o n s ici paraissent ê t re de seci>nde main ». Voir aussi IJ'S sources et l'évolution des « Lissais » de Montaigne, Paris, Hache t te , 1908, 2e éd., 1933, t. I.
3. Montaigne e Aristotele, F lorence , Felice I.e Monn ie r , 1974, p ré tend à une c o n f r o n t a t i o n d ' en semb le de la pensée de Monta igne à celle d 'Ar is to te , mais se concen t r e sur la Politique et V Ethique à Nicomaque ; la lecture par Alontaigne de la Métaphysique reste i n s u f f i s a m m e n t mise en évidence, en part , en 11, 12 (voir le tableau récapitulatif c o r r e s p o n d a n t au chap. V). La thèse d ' A n d r é e C o m p a r o t , Augustimsme et aristotélisme de Sebon à Montaigne, Cer f , s.d., malgré son ampleur et bien des r emarques précieuses, ne fait m a l h e u r e u s e m e n t pas le travail de base néces-saire, le repérage m é t h o d i q u e des textes et des thèses.
4. Op. cit., p . 8-9.
5. G r o u c h y avait publié à Paris en 1566 (plusieurs rééditions) s e s . Annotationes in singulos libros fitbicae. N o u s n ' avons pas t rouvé de rappor t s p r o b a n t s en t re le c o m m e n t a i r e de G r o u c h y et les r emarques de Monta igne .
DH I . ' H X P L R I L N C H : AIONI'AIGNH h'1' 1A Ml'iTAI'HYSIQUl·. 61
cache parfois le nom de l'auteur à escient ès choses que j 'emprunte, c'est
pour tenir en bride la légèreté de ceux qui s 'entremettent de juger de tout
ce qui se présente, et n'ayant pas le nez capable, de goûter les choses par
elles-mêmes, s'arrêtent au nom de l'ouvrier et à son crédit. Je veux qu'ils
s 'échaudent à condamner Cicéron ou Aristote en m o i » (II, X, 408)'.
L'ironie de Montaigne — et si un lecteur rhétoricien censurait du Cicéron
ou un dialecticien de l'Aristote dissimulés dans les Essais ! ? - nous avertir
par là même qu'il y a sans doute plus d'Aristote dans les Essais qu'il n'y
est fait explicitement référence.
Quant à la Métaphysique en particulier, Pierre Villey, suivi par Edilia
Traverso, identifiait trois citations seulement, qui appartiennent à XApo-
logie de Raymond Sebond, et qui peuvent admettre toutes trois une source
proche de Montaigne, ou Duplessis Mornay, le Traité de la vérité de la reli-
gion chrétienne, ou Corneille Agrippa, De incertitudine et vanitate scientiarum
atque artiunr.
1 / La première citation prend place dans la fameuse critique de
l'autorité : les opinions d'Aristote sont reçues « par autorité et à crédit,
comme si c'était religion et loi » (539). La scolastique, véritable tyrannie, a
bridé et contraint la «liberté de nos jugements» (539). «Le Dieu de la
science scolastique', c'est Aristote ; c'est religion de débattre de ses
ordonnances » (539)4. Entendons bien : c'est une faute grave que de
débattre de ses ordonnances, non pour savoir ce qu'il a écrit, mais si ce
qu'il a écrit est vrai. Ce sacrilège contre Aristote, Montaigne le commet
cependant volontiers5, car « sa doctrine [...] est à l'aventure autant fausse
1. Rédact ion de a, a' et b, d o n n é e en no te par Villey (voir Armingaud , ΙΠ, 176). L 'édit ion de 1595 d o n n e , de façon peut -ê t re plus c o n f o r m e aux lectures de Monta igne : « Je veux qu'ils d o n n e n t u n e nasarde à Plu tarque sur m o n nez , et qu'ils s ' échauden t à injurier Sénèque en moi . »
2. Selon P. Villey ; voir aussi Ii.. T raverso , op. cit., p. 142.
3. Voir aussi l 'appellat ion « pr ince des dogmat i s tes » (507), ou , c o m m e plus haut , « m o n a r q u e de la doc t r ine m o d e r n e » (146), qui t émoignen t que Monta igne po lémique plus avec les aristotéliciens c o n t e m p o r a i n s que con t r e Aristote lu i -même.
4. Le vocabulaire de cette crit ique n 'est pas anodin . T o u t e op in ion huma ine est relative, c 'est une idolâtrie d ' a t t r ibuer à Ar is to te le s ta tut réservé aux lieritures, c 'est-à-dire à la « sainte vérité ».
5. On lui en a d'ailleurs su gré, c o m m e d ' un exemple remarquab le de l ibération (Armain-gaud, loc. cit.). Mais Monta igne c o m m e t ce sacrilège apparen t p o u r s ' oppose r à une idolâtrie véritable (c'est é v i d e m m e n t ce que se re fuse à voir no t re bon Armaingaud) .
6 2 ΑΙΟλΎΛΙΟλΉ HT l.'ANTIQl ΊΤΗ
qu'une autre» (539). Montaigne n'en prend qu'un exemple, décisif, et
non le moins philosophique, au sens scolaire du terme, qui porte sur les
concepts de cause ou de principe, exactement sur le « sujet des principes
des choses naturelles : lesquels principes il [Aristote] bâtit de trois pièces,
matière, forme, privation » (540). C'est donc directement au concept aris-
totélicien de cause lui-même que s 'oppose Montaigne, n'hésitant pas à le
trouver contradictoire : « Et qu'est-il plus vain que de faire l'inanité même
cause de la production des choses ? La privation, c'est une négative ; de
quelle humeur en a-t-il pu faire la cause et origine des choses qui
sont ? » (540) - l 'étude de la causalité chez Montaigne reste à mener ; elle
est peut-être plus technique qu 'on pourrait le croire, le premier indice en
est ici le traitement de la privation comme une négation. Reste qu'Edilia
Traverso rapporte étrangement ce texte à Métaphysique K, 4, dont rien
n'indique que Montaigne l'ait lu, au lieu de renvoyer tout simplement au
début de la Physique, 1, 7, 191 a 12-14.
2 / Le second reproche, adressé à Aristote deux pages plus loin, se
trouve dans la longue liste des opinions sur l 'âme ; il est plus célèbre encore,
c'est celui qui porte sur sa méconnaissance de l'essence de l'âme, et que
reprendra littéralement Pascal1 : « N'oublions pas Aristote : ce qui naturel-
lement fait mouvoir le corps, qu'il nomme entéléchie ; d 'une autant froide
1. On sait q u e Pascal s ' appropr ie ra cet te crit ique de Monta igne : « Aristote, qui a fait un traité De l'âme, ne parle, selon Monta igne , que des ef fe ts de l 'âme, ce qui n 'es t ignoré de per-s o n n e ; et ne dit rien de son essence, ni de son origine, ni de sa nature, et c 'est ce q u ' o n en veu t savoir » (Jean Mesnard , Pascal, Textes inédits [VU] , Paris, DDB, 1962, p. 31. Cet te no te de lecture t rouve sa place n o n seu lement , de f açon naturelle, à la suite des p. 541 et s. de l'Apologie (= 395 s. de l 'édit ion de 1652, citée pa r Pascal) telles q u e 1e § 76 les r ep rend , mais m ê m e au milieu du § 76, c o m m e l'a admirab lement vu Timmanuel Marnneau (p. 72 et p. 237 : « un des collages (par insertion) les plus intéressants de cette édi t ion ») : « Peut-ê t re qu 'au m o i n s l 'âme se connaî t ra so i -même ? É c o u t o n s les régents du m o n d e sur ce sujet. Qu 'ont - i l s pensé de sa subs-tance (p. 395) ? Ont- i l s été plus heureux à la loger (p. 395) ? Qu 'on t - i l s t rouvé de son origine, de sa durée et de son dépar t (p. 399) ? Ar is to te [...]. Es t -ce d o n c q u e l ' âme est encore un sujet t rop noble p o u r ses faibles lumières ? ». 11 n o u s parait évident enf in que le § 612 const i tue la reprise général isante et p r o g r a m m a t i q u e de la crit ique m o n t a n i e n n e , et qu'il faut désormais ranger sim-p lement Aris tote , pa rad igme de la non- in te r roga t ion ph i losoph ique sur la na ture de l 'âme, parmi des « ph i losophes » : « Il est indubi table que l 'âme soit mortel le ou immorte l le ; cela doit m e t t r e une d i f fé rence entière dans la morale , e t c ependan t les ph i losophes o n t condu i t leur mora le i n d é p e n d a m m e n t de cela » (voir aussi le § 164). L ' inclusion d 'Ar i s to te pa rmi les « phi lo-sophes » souligne d ' au tan t mieux le privilège de Platon, exempté du r ep roche pascalien : « Pla-ton p o u r d isposer au chr is t ianisme » (voir no t re Pascal et la philosophie, Paris, Pur , 1992, § 13).
Ol·: I . 'HXPÉRIHNCH: AlONTAICNl·. HT l.-l ΜΗΤΛΡΙlYSlfJl!H 63
invention que nulle autre, car il ne parle ni de l'essence ni de l'origine, ni de
la nature1 de l 'âme, mais en remarque seulement l 'effet » (543). Pierre Villey
et Fldilia Traverso renvoient, sans doute à juste titre, encore à Agrippa. Un
peu plus loin, sur la question de l'immortalité de l'âme, Montaigne ne
convoque de nouveau Aristote que pour dire que « nul ne sait ce
qu'Aristote a établi à ce sujet. Il s'est caché sous le nuage de paroles et sens
difficiles et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs autant à débattre sur
son jugement que sur la matière» (552). Bien sûr, l 'ensemble de
l 'argumentation de Montaigne va vers l'impossibilité de démontrer
l'immortalité de l'âme par la seule raison. Là encore, nous avons affaire à
une discussion très classique au XVI e siècle ; on peut en déduire qu'il n'est
pas nécessaire de faire référence directement au De Anima II, 1 ; mais on
peut aussi remarquer que Montaigne ironise avec beaucoup de précision
sur les motifs négatifs qui font tendre les aristotéliciens en faveur de la pré-
sence de la thèse chez Aristote (552), avant de fixer, en une page capitale, le
statut théologique du scepticisme (553), donc le rapport de la raison
humaine à la vérité, ou, pour parler comme Montaigne, à « l'essence même
de la vérité » (553), c'est-à-dire au Christ2. Sur un sujet aussi capital que la
question de l'immortalité de l'âme, il est peu vraisemblable que Montaigne
n'ait pas regardé lui-même les lieux canoniques du De Anima.
3 / La troisième citation enfin précède immédiatement la deuxième ;
elle a été ajoutée en 1588, en épigraphe en quelque sorte, aux réflexions
qui assignent son statut théologique au scepticisme et pourrait venir de
Duplessis-Mornay ; elle est tirée du livre oc, 993 b\ 0-11 : « La vue de notre
jugement se rapporte à la vérité, comme fait l'œil du chat-huant à la
splendeur du soleil, ainsi que le dit Aristote » (552)'. Aristote ne disait pas
1. Q u e signifie « nature » p o u r que Monta igne la dist ingue ici de l 'essence, et place entre
elles l 'origine ? Gilles Ol ivo nous suggère une hypo thèse que nous taisons nô t re : si l 'essence
désigne bien ce qu 'es t l 'âme, la ques t ion de l 'origine consis te à se d e m a n d e r si Dieu en est créa-
teur, et la ques t ion de la na tu re est celle qui se d e m a n d e si l 'âme est mortel le ou immortel le .
Mon ta igne se rappelle au moins les titres des deux ouvrages de saint August in : Pe origine ammat
(= Ép . 166) et De Anima et ejus origine. Sur la vanité de p ré tendre connaî t re « l 'or ig ine et
l 'essence » des (autres) choses en 111, 11, Des boiteux, 1026.
2. « Q u e n o u s p rêche la vérité [...] « (449) ; voir dans ce vo lume no t re s econde é tude.
3. Phrase d 'Ar is to te d o n t Jean Beaufre t dit qu'elle «es t le fil conduc t eu r de Heidegger
d ' u n b o u t à l 'autre de sa recherche d ' un non-d i t de la métaphys ique » (Hntretiens am 1-rédéru
Towamicki, Paris, PUI', 1984, p. 33).
64 MOXTAlGMh t:T LAXTlQlUTh
exactement la vérité, mais « προς τα τη φύσει φανερωτατα πάντων, ad ea
quae manifestissima omnium naturae sunt, les choses de toutes les plus
naturellement évidentes ». C'est Montaigne, pour introduire à ce qui suit,
qui dit la vérité, l 'absolutisant pour mieux la penser inaccessible sans la
grâce.
Que conclure de ce maigre repérage, entièrement pris à II, XII ?
Comme on y a insisté, il semble évident qu'Aristote n'intéresse pas Mon-
taigne - excepté l'Ethique à Nicomaque, car la réflexion de Montaigne (ne)
se porte (que) sur le rapport des doctrines philosophiques à la vie. Trois
brèves remarques s ' imposent cependant :
1 / Montaigne est parfaitement informé des débats contemporains sur
aristotélisme et théologie, et connaît ses lieux textuels décisifs.
2 / Les trois citations faites par Y Apologie sont capitales, elles interviennent
en des moments aigus et surtout elles marquent trois points cruciaux
de l 'opposition de l 'humaine philosophie à la foi : la création, l ' immor-
talité de l'âme, l'inaccessibilité de la vérité.
3 / Montaigne a lu au moins des débuts d'Aristote — et quels débuts, celui
de la Physique, de Métaphysique <x (texte inauthentique, conçu comme
un véritable De philosophia pour servir de préface à l'ensemble), du
livre II du De Anima, le livre capital, dont on peut penser qu'il est le
dernier mot d'Aristote en métaphysique. Étrange effet du hasard des
sources secondaires que celui qui réunirait ces trois lieux exemplaires
— strictement métaphysiques - pour les faire servir en trois occurren-
ces décisives de l'Apologie ! Mais c'est à un autre commencement que
nous voulons nous intéresser ici - après l 'examen d'un exemple signi-
ficatif de la reprise montanienne d 'une définition aristotélicienne et,
dans le même temps, de sa subversion.
c) 1M vie : une définition par provocation
Dans De la vanité (Essais III, 9) Montaigne répond à l'accusation de
vanité portée contre son plaisir de voyager. (b) « Il y a de la vanité, dites-
vous, en cet amusement - Mais où non ? Et ces beaux préceptes sont
Dl·: l . ' i iXPKRIHNCli : MONTA tGNH HT 1A MHTAH tYSIQUH 65
vanité, et vanité notre [(f) toute la] sagesse, (c) Dominus novit cogitationes
sapientium, quoniam vanai sunt. (b) Ces exquises subtilités ne sont propres
qu'au prêche : Ce sont discours qui nous veulent envoyer tout bâtés en
l'autre monde. [...]. À quoi faire ces pointes élevées de la philosophie (et
non pas de la religion, il s'agit bien des moralistes qui déclarent vanité le
plaisir de voyager] sur lesquelles aucun être humain ne se peut rasseoir, et
ces règles qui excèdent notre usage et notre force ? » (988). Les moralis-
tes, les sages sont ceux qui disent « réformez-vous seulement» (987),
c'est-à-dire « soyez sage », comme un médecin qui dirait à un malade,
« soyez sain » (988). Le précepte de Montaigne s'entend par opposition
avec ces discours de la morale : « Contentez-vous du vôtre, c'est-à-dire de
la raison » (988). En c, saint Paul vient donc au service de la réponse de
Montaigne : « Mais où non ? » ; entendons : il y a de la vanité partout,
même la sagesse est vanité. Autrement dit, Montaigne en appelle à
l'autorité de saint Paul contre les moralistes, contre les sages de ce
monde. Les «exquises subtilités [...] propres au prêche» sont celles des
moralistes, et non pas - évidemment - de saint Paul. Et il s'agit bien de
subtilités, car les moralistes prétendent distinguent dans l'imperceptible,
entre ce qui serait vanité et ne le serait pas. Mais tout est vanité, etc.
Comme en plusieurs autres lieux des Essais, l 'Ecriture vient donc en ren-
fort de la disqualification de la sagesse des sages'. Mais ce n'est pas le
recours à saint Paul, ajouté en c, qui porte la force de l 'argument. Elle
vient du passage de la citation que nous avons coupé plus haut et qui
contient une définition de la vie. Cette définition, que Montaigne fait
sienne, et qui s'avère décisive ici, est-elle proprement la définition monta-
nienne de la vie ?
La voici : « La vie est un mouvement matériel et corporel, action
imparfaite de sa propre essence, et déréglée ». A l'évidence, tout le poids
de la définition va à sa chute : « et déréglée », justifiant l'attitude de Mon-
taigne qui conclut : « je m'emploie à la servir selon elle », autrement dit je
vis selon la vie, je vis, pour ainsi dire, dans la logique même de la vie,
c'est-à-dire dans un dérèglement qui lui est proport ionné, plus encore,
consubstantiel. Laissons provisoirement de côté cette chute pour nous
1. Voir de nouveau, dans ce volume, notre seconde étude.
66 4 / Ο Λ 7 Μ / 6 Λ 7 : HT /.'•1X7/Q! <777:
intéresser à la définition elle-même, dont la facture semble relever d 'un
aristotélisme scolaire qu'il nous faut essayer de mieux cerner. Commen-
çons par le définissant : « mouvement matériel et corporel » signifie
« mouvement matériel, c'est-à-dire corporel », autrement dit « mouvement
du corps ». L'apposition rend compte de ce mouvement , en bonne doc-
trine scolaire : le mouvement est en effet un actus imperfectus, ένέργεια
ατελής, selon Physique III, 2, 201 b 31 (« ή τε κίνησις ενέργεια μέν τις είναι
δοκεϊ, άτελής δέ, le mouvement semble bien être un certain acte, mais
imparfait»)1, que reprend De Anima II, 5, 417 λ 16: «και γαρ εστίν ή
κίνησις ένέργειά τις, άτελής μέντοι, car le mouvement est un certain acte,
quoique imparfait ». Voilà en effet de l'Aristote de base. Ces références
évidentes pour tout ancien élève de classe de philosophie règlent immé-
diatement la question de savoir quel est l 'antécédent exact de sa (« sa
propre essence ») : le mouvement . Montaigne dit ici ce qu'il a appris
d'Aristote au collège de Guyenne : le mouvement , par essence, est un
acte imparfait, l'action qu'est le mouvement est comme telle imparfaite.
Venons-en au défini : la vie. Peut-on, en rigueur de doctrine aristotéli-
cienne, attribuer à la vie le définissant dont nous venons de rendre
compte ? Il est certain que, pour Aristote, comme il rétablit au De
Anima I, 3, l'âme ne se meut pas (elle est principe de mouvement mais
non en mouvement)1, si ce n'est par accident (comme le matelot sur le navire
qui est en mouvement3). Du reste, la définition de l'âme en De Anima II, 1
- et, corrélativement, celle de la vie en De Anima II, 24 — la définit comme
ενέργεια5 et même, plus précisément, comme έντελέ/εια6. Le mot lui-
1. Voir aussi Métaphysique H 6, 1048 b 28 « Τ.Ί.ΠΊ γάρ κίν/,σις ατελής, tout mouvement est
imparfait ».
2. « Non seulement il est taux de se représenter la subs tance de l 'âme c o m m e ceux qui déf in issent l ' âme ce qui se m e u t so i -même ou est capable de se m o u v o i r so i -même, ma/s encore il est c o m p l è t e m e n t impossible que le m o u v e m e n t appar t ienne à l 'âme », 405 b 32 - 406 a 3 (tr. | . Tr icot) .
3. 406 a 5-8. 4. La vie est ce par quoi l 'animé di f fère de l ' inanimé, 413 a 22.
5. Voir aussi, par exemple , en d e h o r s du /Λ \nu>hi, Vl-Jhique à Nkoftiaqite, Χ, IV,
1175 a 12.
6. 412 a 20-21 puis 27-28 : « ή ψυ/ή έστιν εντελέχεια ή ττρώττ( σώματος φυσικοί)
δυνάμει ζωήν έ/υντοι, l 'âme est l 'entéléchie première d ' un corps naturel avant la vie en puissance ».
OK I . ' l 'XPHRILNCl· : : ΜΟΝΊΛΚ.Ν1: /:'/' Ι.Λ MhTAPHYSIQUH 67
même (έν-τέλος-έχω) suffit à dire le τέλος, la fin comme accomplisse-
ment, et par conséquent que la vie est une action parjaite (τέλεια), et non
imparfaite, comme l'est le mouvement. En tant qu'έvτελέ/εια, la vie est
un acte, et cet acte est parfait. La définition de la vie que donne Montaigne
n'est doctrinalement aristotélicienne qu'à ne pas être une définition de la
vie, mais seulement du mouvement . De deux choses l'une donc : ou bien
Montaigne commet une erreur en attribuant cette définition à la vie, puis-
qu'elle n'est pas le mouvement lui-même1. Cette lecture n'a rien qui
puisse surprendre, même si elle nous apparaît fausse aujourd'hui. Ou bien
l'exactitude scolaire du définissant engage-t-elle plutôt à ne pas prendre le
défini en rigueur de terme et à entendre ici la vie non exactement, mais au
sens où nous pourrions dire : là où il y a vie, il y a mouvement du corps...
Le reproche célèbre adressé par ΓApologie au De Anima, que nous avons
commenté plus haut, nous engage vers la seconde possibilité, en témoi-
gnant explicitement que Montaigne sait parfaitement que l'âme, c'est-à-
dire la vie, est au principe (immobile) du mouvement du corps :
«N'oubl ions pas Aristote: ce qui naturellement fait mouvoir le corps,
qu'il nomme entéléchie ; d 'une autant froide invention que nulle autre,
car il ne parle ni de l'essence, ni de l'origine, ni de la nature de l'âme, mais
en remarque seulement l 'effet» (II, 12, 543). Pour Montaigne, Y effet de
l'âme, en tant qu'entéléchie du corps selon De Anima II, 1, est de mouvoir
le corps. C'est là le fond de sa critique — qu'elle nous apparaisse illégitime
est une autre affaire. La critique de la « froide invention » en II, 12 nous
paraît donc interdire d'accuser trop vite Montaigne d'erreur de lecture en
définissant comme il le fait la vie dans De la vanité. Quoi qu'il en soit, nous
pouvons constater de nouveau que Montaigne ne se fait aucun scrupule à
reprendre des loci communes aristotéliciens, quand il peut s'en servir aussi
facilement et aussi banalement. A fortiori quand il peut les subvenir jus-
qu'à leur faire dire le contraire de leur visée initiale. C'est ce qui se passe
1. D a n s ce cas, 412 b 16-17 const i tue un des lieux qui peu t engager Monta igne vers son con t resens : l 'âme est le τί ήν είναι et le λόγος d'un corps physique tel qu'il a en lu i -même un pr inc ipe de mouvement et de repos (« ε/οντος άρ/ήν κινήσεις x-xi στάσεως έν έχυτω » (tr. larme
in Cajetan, Commentaria in De Aniina Aristutelis (1510), é d . J . Coquelle , Rome, Angel icum, 1939, p. 8 : « (...] q u o d quid erat esse et ratio anima (...) physici hu iuscemodi habent is in seipso p n n c i p ium m o t u s et status ».
68 MONTAIGNli ET L'ANTIQUITH
avec l 'ajout ultime, la pointe « et déréglée ». « Imparfaite », décalque de
1'imperfecta latin, avait un sens technique, celui d'inachevée, qui traduisait
ατέλεια. Mais voici que par un glissement de sens typique de Montaigne
avant de l'être de Pascal, Montaigne fait soudain entendre dans « impar-
faite » l ' imperfection qu'exprime le sens moderne du mot (ce à quoi il
manque quelque chose pour être parfait), son caractère défectueux, mal
disposé, déréglé : « action imparfaite [...] et déréglée », entendons dès lors :
imparfaite, c'est-à-dire déréglée. Que la vie soit une action déréglée, voilà
qui est bien conforme à la pensée de Montaigne, mais non pas certes à
celle d'Aristote ! La définition scolaire n'était posée ici, et apparemment
approuvée par Montaigne, que pour faire l'objet d 'un déplacement décisif
par lequel elle est finalement subvertie1. Ce jeu de déplacement de sens
est fréquent dans les Essais - ainsi se conquiert souvent la pensée propre
de Montaigne, ainsi s 'affirme aussi souvent son style : on pourra en effet
être sensible à la dérision stylistique de l'écriture montanienne : de même
qu'Aristote rejetait en fin de phrase la précision essentielle άτελής 8έ (.Phy-
sique III, 2), άτελής μέντοι {De Anima II, 5), Montaigne imite jusqu'à
l'écriture d'Aristote pour rejeter in fine le « et déréglé » subversif. Mais il y
a plus.
Comme nous l'avons vu, la vie est pour Aristote action parfaite. Dans
le livre I de Y Ethique à Nicomaque, chap. 6, Aristote s'interroge sur la tâche
qui est propre à l 'homme et, par là, sur la vie qui lui est propre. Pour ce
faire, dit Aristote, « c'est la vie au sens d'activité, τήν κατ'ένέργειαν » qu'il
faut considérer, car c'est elle « qui réalise le sens le plus propre du mot
vie »2. Cette vie consiste en « ψυχής ένέργειαν και πράξεις μετά λόγου, une
activité de l'âme, c'est-à-dire des actions indissolublement unies à la
règle » (1098 a 12-14)3, ou encore « ψυχής ενέργεια κατά λόγον ή μή άνευ
1. Pour le concept de subvers ion, nous nous permettons de renvoyer à no t re Pascal et la philosophie, § 17 en particulier.
2. Trad . R. Gauth ie r , in L'éthique à Nicomaque, t. I, 2e partie, Publ icat ions universitaires de Louva in / Paris, Béatr ice-Nauwelaer ts , 1970, p. 15 (sur la t ransmiss ion jusqu 'au XVIe siècle de la t raduct ion fautive - et de quel enjeu ! - « s e c u n d u m ra t ionem » p o u r « s e c u n d u m opera t io -n e m », voir ibid., t. II, p. 58).
3. Cet te activité de l 'âme selon la ver tu const i tuera préc i sément le bien de l ' h o m m e « έν
βίω τελείω, dans une vie parfaite » : non pas finie, mais bien parfaite, accomplie {Ethique à Nico-maque, 1 , 6 , 1098 , /18) .
DE L'EXPÉRIENCE: MO.VTA/GM·. !·.Τ lA MÉTAPt IYSIQI !E 69
λόγου, une activité de l'âme conforme à la règle ou au moins non
dépourvue de règle » (1098 a 7)'. La subversion montanienne devient ici
anti-aristotélisme. Car là où Aristote avait défini la vie propre à l 'homme
comme une vie réglée, comme la vie en tant qu'elle est réglée, Montaigne
pense la vie de l 'homme essentiellement déréglée. Nous comprenons dès
lors pourquoi la phrase de Montaigne devait se présenter comme une
définition de la vie, fût-ce au prix de l 'approximation qui faisait plus haut
la seconde possibilité de notre alternative : car c'est bien la vie qui est
déréglée. On peut difficilement présupposer davantage la connaissance
scolaire - et littérale - du propos d'Aristote, et s'y opposer davantage.
Montaigne n'est pas en discussion avec Aristote, au sens où il le réfute-
rait. Mais Aristote n'en est pas moins littéralement présent dans le texte
même de Montaigne, qui le contredit radicalement. Montaigne part
i/'Aristote, au double sens du terme2. La définition «aristotélicienne» de
la vie donnée par Montaigne constitue donc ce que nous pourrions appe-
ler une définition par provocation.
D U 1.Λ C O N F É R E N C E D E S É V É N E M E N T S A L ' E X P É R I E N C E
Venons-en enfin à un début aristotélicien littéral, d'autant plus remar-
quable cju'il constitue une ouverture d'essai, et plus encore qu'il est
l'incipit du dernier essai. De l'expérience commence en effet par la traduc-
tion de la première phrase de Métaphysique A 1 : « Πάντες άνΟρο-οι τοϋ
είδεναι ορέγονται φύσει, Omnes homines natura scire desiderant ; Mon-
taigne : « Il n'est désir plus naturel que le désir de connaissance » (1065).
1. On ne saurait s ' é tonne r de ce que « règle », via régula, t raduise λόγο;. Voir R Gauthier,
t. II, p. 58.
2. Comme nous avons pu montrer, en analysant les « commencements cartésiens » de Pascal, à quel po in t la réflexion pascal iennepartai t de Descar tes .
3. T raduc t ion latine du cardinal Bessarion, d o n t M. Screech indique qu'il est très vraisem-blable que Monta igne l'ait lue et utilisée, plutôt que celle de Gui l laume de Mocrbckc , utilisée par saint T h o m a s {op. cit., p. 85, tr. fr., p. 111). N o u s ci terons désormais cette t raduct ion.
70 MONT.·l/GNE ET L'ANTIQUITE
Montaigne, comme d'autres avant et après lui1, traduit ou récrit la pre-
mière phrase de la Métaphysique pour en faire l'incipit de son propre De
philosophia — entendons : pour signaler dès l'incipit que son De l'expérience
est un De philosophia prima. Signal clair et sans ambiguïté, qui ne nous
paraît étonnant que parce que nous projetons sur les Essais une tradition
interprétative qui, ayant assigné à Montaigne sa place immuable dans le
courant sceptique, comprend mal qu'il ait pu vouloir finir avec Aristote
— peut-être pour en finir avec Aristote. Mais que De l'expérience soit un De
philosophia prima est déjà moins étonnant, si l 'on se rappelle immédiate-
ment que le livre A de la Métaphysique, De philosophia, commence par être
lui-même un De experientia, Péri empeirias.
On ne saurait exagérer l ' importance de la place et de la fonction de
cette répétition liminaire : non seulement parce qu'il s'agit du dernier
essai ; non seulement parce que c'est, avec Y Apologie, l'essai le plus philo-
sophique, à la fois le plus théorique et le plus technique en philosophie ;
non seulement parce que c'est un des Essais, sinon Yessai lu et par Des-
cartes et par Pascal le plus important, et sans doute le plus significatif
pour eux de la pensée de Montaigne ; mais d 'abord parce que c'est là que
Montaigne annonce explicitement qu'il \ra traiter de son rapport à Aris-
tote, c'est-à-dire à la métaphysique. Michael Screech n'a pas craint
d'appeler un chapitre de son livre, plus suggestif encore que discutable,
« Metaphysics »2, et d'y poser d'emblée que « Montaigne chose to end
the Essays with a deep bow towards Aristode »3. De l'expérience part
d'Aristote, dans le double sens du mot souligné plus haut : commence
avec Aristote, et s'éloigne d'Aristote jusqu'à substituer à la Métaphysique
et à la Physique une autre étude, un autre sujet, moi-même. De l'expérience,
1. D ' a u t r e s o n t récrit ou récr i ront la cé lèbre fo rmule . N o u s avons pu m o n t r e r autre par t que la p remiè re ph ra se du Discours de la méthode en est elle aussi une récr i ture, aussi r igoureuse que cri t ique. Ce qui ne con t r ed i t pas que II, 17, De la présomption, 657, n ' en soit la source litté-rale : « On dit c o m m u n é m e n t que le plus juste par tage que na tu re n o u s ait fait de ses grâces, c 'est celui du sens : car il n ' e s t a u c u n qui ne se c o n t e n t e de ce qu'el le lui a dis t r ibué. » Te t suya Shiokawa signale à juste ti tre l ' impor t ance des deux pages 656 et 657 p o u r la genèse du p r emie r pa r ag raphe du Discours de la méthode : « U n e lecture "mora l i s t e " de Desca r t e s : p o u r q u o i le b o n sens est-il la chose du m o n d e la mieux par tagée ? », Λ'ί Ί! siècle, 2000, 1, p. 111-119.
2. Op. cit., chap . 11.
3. Ibid., p. 85, tr. p. 111 : « M o n t a i g n e chois i t de t e rminer les Essais sur un c o u p de cha-peau à Ar i s to te ».
DE·: L 'BXPf tRIKNCi · : : MONTAIGNE: h f E l MÎ-TAI'flYSIQCE 71
c'est le texte où Montaigne théorise que le moi soit son sujet - et non seule-
ment le sujet de son livre. Ht il ne peut le faire qu'en partant d'Aristote,
dans une confrontat ion précise et textuelle avec la Métaphysique. Au
demeurant, la proposition inaugurale d'Aristote continuera de s 'entendre
dans toute la première partie de l'essai, comme en témoigne cette
« réponse » différée de la p. 1068, qui, par son opposition même, en sou-
ligne le φύσει, naturellement : « 11 n'y a point de fin en nos inquisitions ; notre
fin est en l'autre monde. » Les hommes désirent naturellement savoir ; mais
Yinquisitio ou la dubitatio1 sont « sans terme et sans forme » ; la satis taction
de leur désir ne peut pas être pensée naturellement, elle ne peut l'être que
surnaturellement. Le concept qui organise cette confrontat ion avec Aris-
tote est donc celui d'expérience. Car on saisit immédiatement que la subs-
titution recherchée requiert un nouveau concept d'expérience, telle que
soit pensable une expérience de moi. Dès lors, la thèse que le nouveau
concept d'expérience permet s 'opposera directement à Aristote en
accomplissant le but même de la philosophie tel que le livre A l'énonçait :
« D e l'expérience que j'ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage »
(1073)2.
a) L'expérience des exemples étrangers
Le sujet et les dimensions de cette étude ne nous permettent pas
d'analyser pour lui-même le concept montânien d'expérience de soi,
affranchi de toute référence à Aristote, tel qu'il constitue le véritable objet
de De l'expérience\ Il est en revanche nécessaire de nous intéresser à ce que
Montaigne appelle expérience tout court, qui porte d 'abord sur le monde,
sous les espèces des «exemples étrangers» (1072). Nous allons montrer
que les premières pages de l'essai De l'expérience constituent une discus-
1. R a p p e l o n s que dubitatio est le m o t qui t raduit άττορία en Métaphysique α ; resterait à exa-
m i n e r le r a p p o r t des apor ies de ce livre à ce q u ' o n appel le le scept ic i sme de Monta igne .
2 . E t de n o u v e a u , Ar i s to te ou m o i : « Q u i r eme t en sa m é m o i r e l 'excès tie sa colère
passée [...] voit la laideur de ce t te pass ion mieux que dans Ar is to te » (1073).
3 . Ce t t e tâche sera celle d ' u n e p r o c h a i n e é tude , d o n t n o u s esqu isse rons les p remie r s linéa-
m e n t s infra.
72 MONT N E X T H T / ANT / / / .
sion précise et serrée d'Aristote' , singulièrement du début de Métaphy-
sique A. Montaigne, tenant pour acquis que la raison, c'est-à-dire la
science, est de principe révoquée (« Quand la raison nous f au t» ) , avan-
cera alors la thèse suivante : l'expérience, difficilement (très difficilement,
peut-être jusqu'à l'impossibilité) constitutive de l'art, est possible à partir
de soi, comme expérience de soi - d 'où une véritable instruction de
l'expérience. L'essai comprend en effet deux parties très inégales : dans la
première, très courte (1065-1072), Montaigne dévalue la constitution de
l'expérience du monde, donc des arts (en particulier le droit comme art),
au profit de l'expérience « que nous avons de nous-même » : voici la
seconde partie, très longue (1072-1116), consacrée à l'expérience de soi,
elle-même divisée en deux sous-parties inégales, que nous pouvons titrer
par provision métaphysique (1073-1079) puis physique (1079 s.) ; ce que nous
appelons la métaphysique — appellation provisoire, mais conforme à celle
de Montaigne — c'est ce qui concerne l'âme, en tant qu 'entendement et
jugement ; et physique, ce qui concerne le corps2, la médecine de soi et
par soi ( « Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir
d'expérience plus utile que m o i » ) , puis plus particulièrement l 'union de
l'âme et du corps, incluant un petit traité du bon usage des maladies', une
doctrine du bon usage de l'imagination, et s'achevant4 avec l 'affirmation
de Γ « absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de
son être » (1115)\ On assiste donc à une reconquête du champ du savoir
à partir de l'expérience de soi-même6. Ainsi toute l'articulation de l'essai
- et même sa clef — est donnée par cette phrase de la p. 1072, dans
1. Ar is to te est cité 6 fois en III , 13.
2. Ce que J e a n Starobinski appelle le « m o m e n t du c o r p s » (Montaigne en mouvement, Paris, Gal l imard , 1982, p. 169-222).
3 . « L 'expér ience m ' a e n c o r e appris ceci que n o u s n o u s p e r d o n s d ' impa t ience , l .es m a u x o n t leur vie et leur b o r n e s , leurs maladies et leur santé . » Il s'agit d ' a p p r e n d r e à s u p p o r t e r la d o u l e u r avec pa t ience (1088-1090).
4. A part i r de « Moi , qui ne man ie que terre à terre, hais cet te i n h u m a i n e sapience j...| » (1106).
5. Cet te fin a été m a g n i f i q u e m e n t c o m m e n t é e par Michael Screech, op. cit.. chap . 18.
6. Ce plan a été bien vu par j .-M. C o m p a i n , « A p r o p o s de la c o m p o s i t i o n de l'essai Pe
l'expérience (III , 13) », fit LI/, 5' série, 7-8, ju i l le t -décembre 1973, p. 39-44. Voir aussi Michael Baraz, « Sur la s t ruc tu re d ' u n essai de Mon ta igne ». Le petit livre scolaire de Bernard Croque t t e , Htude du livre 111 des « Lissais » de Montaigne, Paris, C h a m p i o n , 1985, est ici de peu d'utilité.
DI · l . ' H X P L R I H N C L : MOMAICM: HT ΗΛ λΐί.Ί APHYS/Ql Y; 73
laquelle s 'opère le passage de l'expérience du monde, délicate et problé-
matique, à l'expérience de soi, suffisante — suffisance apparemment
redondante : « sußisante à nous instruire de ce qu'il nous faut » : « Quel que
soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l'expérience [elle n'est donc
pas tout à fait impossible], à peine servira beaucoup à notre institution
celle que nous tirons des exemples étrangers, si nous faisons si mal notre
profit de celle que nous avons de nous-même, qui nous est plus familière,
et certes suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut. / Je m'étudie
plus qu'autre sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physique. » Voilà
d 'abord l 'annonce du plan de l'essai qui va suivre, l 'étude de soi pensée
comme métaphysique, c'est-à-dire comme théorie des deux facultés que
sont entendement et jugement (1073-1078), puis comme physique, c'est-
à-dire théorie de ce qui concerne la santé du corps (1079 s.). Le point sur
lequel nous attirons l'attention est antérieur à cette bipartition métaphy-
s ique /phys ique , puisqu'il concerne la première partie et l'usage par
Montaigne du concept d'expérience (du monde) mis en place aussitôt
après la citation liminaire d'Aristote et pour en rendre compte. Nous ne
saurions comprendre Montaigne sans avoir présents à l'esprit, comme lui,
le livre A de la Métaphysique et la théorie de l'expérience qui s'y déploie.
Voici le passage décisif: « 11 n'est désir plus naturel que le désir de
connaissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener.
Quand la raison nous fault, nous y employons l'expérience, qui est un
moyen plus faible et moins digne ; mais la vérité est chose si grande, que
nous ne devons dédaigner aucune entremise qui nous y conduise. La rai-
son a tant de formes, que nous ne savons à laquelle nous prendre ;
l 'expérience n 'en a pas moins. La conséquence que nous voulons tirer de
la ressemblance des événements est mal sûre, d'autant qu'ils sont tou-
jours dissemblables : il n'est aucune qualité si universelle en cette image
des choses que la diversité et variété. » Plusieurs remarques s'imposent.
1 / « Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. »
D'emblée Montaigne complique les choses en décrivant une expé-
rience d 'expérience: «nous essayons», c'est-à-dire nous faisons l'essai',
l'expérience donc, des moyens pour accéder à la connaissance, parmi les-
1. Sur ce sens d 'essai , voir le d é b u t de II, X, 407, « essai des facultés naturelles ».
7 4 MOWAIGXÎ: HT /.' \Χ!Ί(ΛΊΊΊ
quels, précisément, l'expérience. Montaigne commence par poser une
sorte de méta-expérience1. Il nous faut donc distinguer le premier sens
d'expérience, que dit ici « essayons », une expérience d'expérience, et un
deuxième sens, qui fait l 'objet et le titre de l'essai. Comprenons : Mon-
taigne va soumettre à l'expérience ce qu'Aristote dit de l'expérience. Mais
quel statut exact assigner à cette méta-expérience ? Celui qui serait dialec-
tique, au sens de peirastique, che2 Aristote ? Là encore, nous aurions
besoin d 'une détermination proprement philosophique des concepts fon-
damentaux des Essais, à commencer par le concept même d'essai, pour
trancher la question.
2 / L'expérience au second sens, le concept d'expérience hérité
d'Aristote - celui qui nous intéresse ici —, est le second des deux moyens
possibles pour accéder à la connaissance. Le premier moyen a déjà été
essayé - expérimenté lui aussi. Il l'a été dans Γ'Apologie ; c'est la raison, exclue
de principe ici : « Quand la raison nous faut, nous y employons
l'expérience. » Que veut donc dire raison, que traduit raison ? Rien d'autre
qu'È7uarr^7j, c'est-à-dire le savoir qui porte sur les causes, auquel nous
n'accédons pas. L'opposition initiale est bien celle de l'expérience et de
1'έπιστήμη2 ; au début de Métaphysique A, λογισμός (980 b 28) anticipe
επιστήμη dans la tripartition εμπειρία, επιστήμη, τέχνη (981 a 2-3),
λογισμός que les traductions latines de la Métaphysique — dont celle du
card. Bessarion - rendent par ratio1. Montaigne a ruiné la raison, c'est-à-
1. Voir aussi 1067 : « [...) il se sent par expér ience que tant d ' in te rpré ta t ions dissipent la vérité et la r o m p e n t » ; l 'expérience est le m o y e n du d iscours sur l 'expérience.
2 . Qu' i l n o u s suff ise de souligner combien cette oppos i t ion s 'avérera capitale une ou deux généra t ions plus tard ; voir pa r exemple Bacon : « D u a e viae sunt arque esse possun t , ad inqui-r endam et inven iendam veri tatem » (Novum Organa» 1, 19 ; la 2' voie, dégager les axiomes à par-tir des sens et du particulier, est la vraie voie, qui n 'a pas été essayée). Bile deviendra celle de Y intuitu! et de la deducho chez Descar tes . P o u r Descar tes , Y e.\perie»tia (a) se dit t r ip lement : expé-rience par sensat ion (Aristote), par ouj'-dire (idées adventices; , par réflexion, ni est par Yintuitus qui sera Y experientia certa (b) ( A T X, 394, 13). Ce 3* sens rédui t l 'expérience au sens large de la Règle 11 (a) au seul d o m a i n e de la c e r t i t u d e : réduct ion accompl ie par la Règle 111, qui s ' a ccompagne du privilège de Yexperientia (comme intuitus) sur la deductio/ illatio ( inference). Voir J ean -Luc Marion, in Descar tes , Règles utiles et elaires pour la direction de l'esprit eu la recherche de la vérité, La Haye, Nijhot ' f , 1977, Régie II, n o t e 10, p. 106.
3. Jlétapbysique 980 b 27-28 : « TO Sé των ΛνΟρώ-<<ιν γένο: vr/X ~i'/yrt y. Ά λογισμοΐς ». Bessa-
rion traduit « humanuni autem genus, arte etiam, ac ratiocinationibus ». Ces raisons auxquelles
l 'homme s 'élève c o m m e à l 'art s o n t d o n t aussi tôt n o m m é e s «sc i ence» .
Dl·: I . 'LXPLRIKNCI·; : Mosr.-UGNH HT t.·\ ΜΠΤΛΙΊIYSIQIU-. 75
dire la science, dans l'Apologie, il examine maintenant l'expérience, « qui
est un moyen plus faible et moins digne » en ce qu'il ignore les causes1 - la
remarque est traditionnelle.
Reste que cette bipartition même, telle que la présente Montaigne, est
inconcevable en rigueur aristotélicienne : car pour Aristote, l'expérience
n'est pas un mode de connaissance qui, avec la science, formerait une
alternative, comme dans la formule de Montaigne : « Quant la raison
nous faut, nous y employons l'expérience. » Voilà bien une alternative
impossible pour Aristote : s'il n'y a pas science, alors il y a expérience.
Pour Aristote, il y a toujours expérience, puis art, puis science. Il est impos-
sible de partir de l'exclusion de la science : l'expérience est toujours en vue
de la science. Il n'y a pas deux (ou trois) modes de connaissance, mais
homogénéité de la connaissance qui fait que l'expérience peut valoir
comme connaissance quand il n'y a pas de connaissance par les causes.
L'expérience est la connaissance de ce qui est commun aux particuliers,
ce en quoi elle ressemble à la science, puisque la science est elle-même
connaissance de ce par quoi les choses sont communément définissables,
à savoir leur είδος et leur genre. lin d'autres termes, il n'y a jamais, pour
Aristote, dualité — jusqu'à l 'opposition — des modes possibles de connais-
sance. En rigueur de termes, le point de départ même de Montaigne est
donc anti-aristotélicien2.
Si la raison signifie Γέπιστήμη, comment comprendre « La raison a
tant de formes, que nous ne savons à laquelle nous prendre » ? A
1. « Οί μεν γαρ εμπείρου το ότι μέν Γσασι, διότι δ'ουκ ΐσασιν- οί δέ το διότι /.Ά ~r</ αϊτίαν
γνωρίζουσιν, les h o m m e s d ' expér ience savent bien q u ' u n e chose est, mais ils ignorent le pour-quoi , tandis que les h o m m e s d 'art conna issen t le pou rquo i et la c a u s e » (981 a 29-30). L'art accède au pou rquo i , l 'expérience n o n : l 'écart entre ότι (le fait) et διότι (le pourquoi) vient des
Seconds analytiques, II, 1.
2. C'est derechef pourquoi il importerait de repérer les média t ions entre les aristotélismes et Monta igne , média t ions que n o u s m é c o n n a i s s o n s ici. Andrée C o m p a r o t a d o n c à la fois tort et raison : certes, en un sens, 1''Apologie « cons t i tue d ' a b o r d un refus de tous [?] les pr incipes aris-totéliciens de la c o n n a i s s a n c e » (.Augustinisme et aristotéhsme de Sebon à Montaigne, Universi té de Lille et Cerf , p. 611) ; mais Aristote, « no t r e » Aris tote , n 'es t pas celui Monta igne : il s'agit à l 'évidence, plus q u e d 'Aris to te , de tel ar is totél isme qu'il reste à identifier. Un repère c o m m o d e p o u r mesu re r les écarts en t re les diverses lectures d 'Ar i s to te est na ture l lement fourn i par Sua-rez, qui achève la Disputatio metaphysica 1 en c o m m e n t a n t le tout débu t de la Métaphysique (sec-tion VI : « Lltrum inter o m n e s scientias metaphysica max ime ab h o m i n e appe ta tu r appet i tu naturali », en particulier n. 23-30, Vivès, t. 25, p. 59-63).
76 MOXTAIGXH HT TAX 1101 ΊΤΠ
l'évidence comme un glissement de sens, une sorte d'hypallage, fréquent
chez Montaigne comme chez Pascal. Nous partons d 'un premier sens de
raison, rigoureux, signifiant science par distinction d'avec l'expérience,
qui se voit aussitôt affecté de ce qui d'habitude caractérise la raison,
entendue cette fois comme faculté, et la dévalorise : faculté aux diverses
formes. Montaigne fait alors du Montaigne, retrouvant spontanément un
de ses topos favoris, par exemple : la raison « est variable en toute sorte
de formes1, et range à soi, et à son état, quel qu'il soit, les sentiments du
corps et tous autres accidents » (I, 14, 57). La raison est diverse et chan-
geante, l 'expérience aussi.
3 / Que si l 'on nous accorde que « raison » signifie rigoureusement
επιστήμη, conformément à Métaphysique A 1 dont nous soutenons que
Montaigne discute ici l 'argument, l 'on pourra objecter qu'en A 1 Aristote
travaille sur une tripartidon (980 b 26-28) et non sur une bipartition :
επιστήμη (ou λογισμός) et έμπειρία (experientia) certes, mais entre les deux,
τέχνη (ars). Où est l'art chez Montaigne ? - Treize lignes plus bas. Et non
seulement treize lignes plus bas, avec « nui art »-, mais le mot est anticipé
dans la citation ajoutée en c: « Per varios usus artem experientia fecit »
— citation de Manilius (I, 59), disent les éditeurs, probablement prise de
Juste Lipse, Politiques, I, 8', qui évoque la production de l'art par
l'expérience. Mais ce que les éditeurs ne signalent pas, c'est que cette cita-
tion, fût-elle empruntée à Lipse et Manilius, provient encore d'Aristote,
ou plutôt du rhéteur Polos que confirme, contre Platon, Aristote : « ή μέν
1. Les « formes » sont souvent synonymes des espèces, par ex. en 983 : « La m o r t a des fo rmes plus aisées les unes que les autres. »
2. La suite reviendra sur l'art, p o u r en dire la vanité : « J e laisse aux artistes, et ne sais s'ils en v iennent à b o u t en chose si mêlée, si m e n u e et tortuite, de ranger en bandes cette infinie diversité de visages, et arrêter no i re incons tance et la met t re par o rd re » (1076).
3. Politicorum sive civilis doctritiae libri sex qui ad Principatum maxi/ne spectant, I.eyde, 1589 (puis
Anvers , 1604 et A m s t e r d a m , 1632). L 'ouvrage a c o n n u plusieurs t raduct ions en trançais, en
particulier Hes six livres des Politiques, ou Doctrine civile de Justus lJpsius : où il est principalement discouru de ce qui appartient à la Principauté, par Charles Le Ber, La Rochelle, 1590 (3e éd., Paris, 1597), et Ijts Politiques, par S imon Goula r t , Lyon, 1594 (puis G e n è v e , 1613, et Cologne , 1682). Sur ces t raduct ions , voir Jacquel ine Lagrée, A v a n t - p r o p o s à la réédit ion du Livre IV des Politiques (Paris, 1597), Caen, Cen t re de ph i losoph ie mora le et poli t ique, 1994, p. 16-18. N o u s ci terons la t raduct ion de S imon Goula r t , à peu près c o n t e m p o r a i n e de c, m ê m e si Monta igne a lu l . ipse en latin.
DK L ' E X P É R I E N C E : AÎONÎAIGNH HT 1.4 MHl'APHYSIQl'H 77
γάρ έμπειρία τέχνην έποίησεν, experientia enim [...] artem fecit, l'expé-
rience a créé l 'art» (981 a 4). Aristote poursui t : « γίγνεται 8έ τέχνη όταν
έκ πολλών της έμπειρίας έννοημάτο.>ν μία καθόλου γένηται περί τών
ομοίων ΰπόληψις, fit autem ars, cum ex multis experimentalibus concepti-
bus, una de similibus universalis opinio fiat, l'art naît lorsque, d 'une multi-
tude de notions expérimentales, se dégage au total un seul jugement,
applicable à tous les cas semblables » (981 a 5-7)'.
Or dans ce chapitre des Politiques, Lipse traite de la prudence,
« engendrée de l'usage et de la mémoire ». Qu'est-ce que l'usage ?
«J 'entends par l'usage, la connaissance des choses humaines, ou pour les
avoir vues, ou pour en avoir traité. »2 Et la mémoire est la même connais-
sance, mais par ouï-dire ou par lecture3. Lipse développe brièvement la
supériorité de l'usage, qui « se trouve souvent en plusieurs événements
[nous soulignons d'ores et déjà "événements"], il y assiste, et y préside »4,
c'est-à-dire, pour parler comme Montaigne, fait l'expérience. C'est alors
que l'on trouve la citation de Manilius / Lipse / Aristote / Polos, ainsi
traduite par le second traducteur français des Politiques de Lipse, Simon
Goulart : « Et c'est pourquoi l'usage est utile, ou plutôt nécessaire à tout
art : pour ce que par divers usages l'expérience a fait l'art, ainsi que
l'exemple en a enseigné le chemin » (l'usage correspond à « la ressem-
blance5 des événements », d 'où procède l'expérience). Via Lipse, nous
restons donc dans la discussion exacte d'Aristote. Et quand Montaigne se
1. Voir aussi les Seconds analytiques, II, 19, 99 b - 100 a : chez tous les animaux, il ν a sensa-
tion, c 'est-à-dire puissance innée de discr iminat ion ; certains en re t iennent l ' impression (persis-
tance) ; si cet te pers is tance s 'est répétée souven t , il s 'en f o r m e une no t ion (λόγος) : « C'est ainsi
que de la sensation vient ce que nous appelons le souvenir, et du souvenir plusieurs lois répété
d ' u n e m ê m e chose vient l 'expérience, car une multiplicité numér ique de souvenirs const i tue
une seule expérience. » Et de l 'expérience à son tour , l'art et la science.
2. IJS Politiques..., tr. fr. de S i m o n Gou la r t , Lyon, 1594, p. 15.
3. N o u s r e t rouvons peut -ê t re là les trois sens de Xexperientia qui dev iendron t classiques :
expér ience indirecte (la mémoi re ) , directe conjec tura le (les jugements sur les choses , c 'est-à-
dire la réflexion, l 'usage au second sens), directe et d 'év idence (l'usage au p remie r sens, la notitia
intuitiva). Desca r t e s reprendra cette tr ipart i t ion dans la Régie III . Voir J ean -Luc Mar ion , op. cit.,
p. 105-107 et Sur l'ontologie grise de Descartes, Paris, Vrin, 2" éd., 1981, p. 43-47.
4. I-es Politiques..., ibid., p. 16 a.
5. C 'es t pou rquo i Michael Screech traduit à juste titre « per varios usus » par « by repeated
pract ice » : car l 'idée est m o i n s celle de la diversité ou de la variété que de la répétitivité d ' où
pour ra ou pourra i t naî t re la ressemblance .
78 MOATA/GXh HT I. .· iX/lO! Hl·.
relit et ajoute, il confirme les trois degrés initiaux de la science (raison), de
l'art et de l'expérience. Mais s'il a repris la tripartition aristotélicienne,
c'est non seulement pour marquer, banalement, la difficulté de la consti-
tution de l'art - que l'on songe à la médecine1 ou au droit -, mais aussi
celle de la constitution de l'expérience elle-même. Voilà bien la thèse de Mon-
taigne, et avec elle la preuve qu'il discute très précisément Aristote. D 'où :
4 / « La conséquence que nous voulons tirer de la ressemblance des
événements est mal sûre, d'autant qu'ils sont toujours dissemblables ». Il
ne s'agit pas de contester - du moins en un premier temps - que l'art soit
la conséquence de l'expérience, mais, plus fondamentalement, de contes-
ter la constitution de l'expérience elle-même. En effet pour Aristote,
l'expérience est à constituer — l'expérience ne se confond pas avec la sen-
sation, puisque c'est de la mémoire qu'elle provient, c'est-à-dire de la per-
manence de l'image du senti en son absence2 (980 b 28-29) — avant d'être
constituante (de l'art) en atteignant à « μία καθόλου [...] περί των ομοίων
ΰπόληψις» (981 α 6-7) : une multiplicité de souvenirs de la même chose,
c'est-à-dire dans le vocabulaire de Montaigne, d 'événements, en arrive à
constituer une seule expérience (980 b 29-30). C'est pourquoi l'expé-
rience paraît presque la même chose (σχεδόν δμοιον, paene simile) que la
science et l'art (981 a 1-2). Car si «l 'expérience est une connaissance du
singulier, experientia qutdem singularium est cognitio, εμπειρία, των καθ'έκαστόν
έστι γνώσις », alors que l'art est connaissance de l'universel (981 a 15-16),
pour autant, avec l 'expérience, il en va d 'un certain universel, à savoir
« l'universel qui reste en repos tout entier dans l'âme » {Seconds analyti-
ques II, 19, 100 a 7), c'est-à-dire le premier degré de l'universalité3. À quoi
1. « L 'expér ience est p r o p r e m e n t sur son fumie r au sujet de la médec ine , où la raison lui quit te toute la p l a c e » (1079). Monta igne dénie m ê m e le s tatut d 'ar t à la médecine . 11 en va moins de la conna issance du corps que de la connaissance de moi c o m m e de m o n corps .
2. Voir pa r exemple le De memoria 1, 449 b 27 s. : est m é m o i r e la m é m o i r e « de ce qui est passé et c 'est m ê m e ce qui la défini t par r appor t à la sensat ion de ce qui est p résen t et anticipa-tion de ce qui est fu tu r ».
3. Puisque, c o m m e Aris to te l 'établit en Métaphysique Λ 3, l 'universel est susceptible de
degrés. C 'es t ce que Suarez (ibid., s. 23, 60) n 'a pas v u : s'il insiste sur la «col la t io quaedam e o r u m d e m singularium inter se » p o u r qu'il y ait expér ience parfaite, c 'est sans saisir qu'il y a tou-jours déjà un certain universel dans cette collatio, d o n c dans l 'expérience prise en e l le-même ; et c 'est pou rquo i il a jou te « parfai te », réservant à la m é m o i r e , en tant qu'elle p e r m e t la « collatio s ingularium per r eco rda t ionem » (et plus b a s : « m e m o r i a talium e f f e c t u u m singularium, n o n
Di·: l / l i X P f i R H i N C K : MONTAK.NH HT 1.Λ Ml-.TAl'ltrSlQUh 79
Montaigne s'attaque-t-il donc ? À la constitution de l'expérience elle-
même, en en montrant le caractère, non pas impossible, mais probléma-
tique : « La conséquence [c'est-à-dire l'expérience elle-même1] que nous
voulons tirer de la ressemblance des événements [c'est-à-dire, pour Aris-
tote, la mémoire2 , pour Lipse les usages ; pour Montaigne les exemples]
est mal sûre, d'autant qu'ils sont toujours dissemblables ». Ce « toujours
dissemblable » s 'oppose au commun (le semblable) d'Aristote, constitutif
de l'expérience, puisque, comme l'établissent les Seconds analytiques, II, 19,
l'expérience est connaissance de l'unité de la multiplicité (100 a 7). Autre-
ment dit, en mettant en évidence la diversité des formes, diversité que
rencontre l'expérience ( « L a raison a tant de formes [...] ; l'expérience
n'en a pas moins » ), Montaigne critique la capacité propre à l'expérience
aristotélicienne de constituer la forme une et la même du senti. Il faut
rapprocher ce passage de II, 17, qui l'élucide dans le même sens : « les rai-
sons n'y ayant guère autre fondement que l'expérience, et la diversité des
événements humains nous présentant infinis exemples à toute sorte de
formes » (655). Montaigne s'attaque donc à la racine, niant qu'on puisse
tirer grand-chose de la ressemblance initiale des événements (pour Aris-
tote, la mémoire des sensations1) : l'expérience n'est pas impossible (à la
différence de la science), mais elle est « mal sûre ».
La première rédaction du passage était peut-être plus claire, à défaut
d'être aussi forte. Montaigne avait écrit en b la « conférence » des événe-
ments, c'est-à-dire leur comparaison, soit : la conséquence qu'on peut tirer de la
comparaison des événements est d'autant moins sûre que cette comparaison ne révèle
que dissemblance. Or la conférence, faite pour dégager une ressemblance,
n'exhibe que la dissemblance : d 'où la formule finale plus forte mais plus
u tcunque , sed ut inter se collati sun t») , de pe r fec t ionne r ou d ' achever l 'expérience (« multae
e jusdem rei recorda t iones exper ient iam perf ic iunt » ) , qui en devient m o i n s t rompeuse . ( )n ne
s ' é tonnera d o n c pas que Suarez ne c o m m e n t e pas « l ' expér ience parait bien être de m ê m e
na tu re (σ/ε^όν Άμυvis, paene simile) que la science et l'art » (981 a 1-2). Notre lecture de Métaphy-
sique A, I a bénéficié de la c o m p é t e n c e d ' Isabel le O l i v o - P o i n d r o n , que nous remerc ions ici.
1. La p r e u v e : « Q u e l que soit d o n c le frui t que n o u s p o u v o n s avoir de l 'expérience, a
pe ine servira b e a u c o u p à no t r e inst i tut ion celle que nous t i rons des exemples é t r ange r s»
(1072).
2. De memoria 1 ,450 i 10-11.
3. En réalité p o u r Aristote, il n'y a pas de ressemblance d o n n é e initialement ; la ressem-
blance est j u s t emen t l 'objet de la cons t i tu t ion de l 'expérience.
80 MONTAIGNE ET L'ANTIQUITE
difficile à la première lecture en raison de l 'opposition interne ressem-
blance / dissemblance. Montaigne en explicitera l'idée un peu plus bas :
« La ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre ». La
position de Montaigne subvertit donc celle d'Aristote, non au sens où il
nierait purement et simplement que la comparaison des événements ne
puisse révéler que leur dissemblance, mais au sens où cette ressemblance
n'est jamais que la connaissance imparfaite de la dissemblance, puisque
ce qui devrait constituer l'expérience, la comparaison des événements,
révèle plus de dissemblance que de ressemblance. Nous sommes
entre ressemblance et dissemblance, l'expérience est requise, mais elle
demeure incertaine. Montaigne le répète quelques pages plus loin, après
avoir critiqué la définition aristotélicienne de l 'homme comme animal
rationnel : « Comme nul événement et nulle forme ressemble entière-
ment à une autre, aussi ne diffère nulle de l'autre entièrement. Toutes
choses se tiennent par quelque similitude, tout exemple cloche, et la rela-
tion qui se tire de l'expérience est toujours défaillante et imparfaite ; on
joint toutefois les comparaisons par quelque coin» (1070). Concluons :
la conséquence à tirer de la conférence des événements, qui devrait
produire des formes, ne se tire pas bien, elle ne se tire pas sans dysfonc-
tionnement.
Poursuivons notre lecture, ou plutôt celle que Montaigne fait
d'Aristote : « La conséquence [λ\ l'expérience] que nous voulons tirer de
la ressemblance des événements est mal sûre, d'autant qu'ils sont
toujours dissemblables : il n'est aucune qualité si universelle en cette
image des choses que la diversité et variété ». La qualité recherchée
traduit à l'évidence la μορφή aristotélicienne ; quant à 1' « image des
choses »', c'est la conférence ou ressemblance des événements, c'est-à-
dire chez Aristote la sensation elle-même, image des choses2. Pour
Aristote, dire que la sensation est image, c'est dire qu'elle est déjà un uni-
versel (nous l'avons rappelé, Aristote pense des degrés d'universel), qui
1. C o n c e p t technique , songeons à la p remière déf ini t ion de l 'idée dans la Meditatio 111. 2. Ι.'έμ-ειρία est « collection d' images », « réceptacle d ' images individuelles », selon la for-
mule de J. Tr icot dans sa t raduct ion des Seconds analytiques, Paris, Yrin, 1987, p. 246. P o u r Aris-tote, les an imaux n o n humains accèdent aux images (φαντασίαις, imaginationibus, A 1, 980 b 26) ;
la sensation se fait par images, elle est image (au singulier) des choses, collections d'images.
DU L'EXPÉRIENCE : MONTAIGNE HT I. 1 MhTAPf/YSIQl 7: 01
est l'objet de l'expérience. Voilà exactement ce à quoi s 'oppoSe
Montaigne : la seule universalité, c'est, sous l'espèce de la variéte>
l'absence d'universalité. Car pour Montaigne, le seul universel 0e
l 'expérience est l 'absence d'universel1, et c'est bien pourquoi il n'y a p i s
souvent expérience2.
1. Voir la fo rmule de l'Apologie : « cet te expér ience se diversifie en mille exemples » (584)·
2. Line fois de plus, la puissance et l 'originalité de Monta igne n ' o n t pas échappé à Pascf1 ·
qui fait son prof i t du d é b u t de De l'expérience p o u r en re tourner l 'analyse con t r e Monta igne e t
at te indre à la thèse aussi incompr i se que célèbre : « l 'expérience n o u s pipe ». Lisons d ' abo rd <-'e
paragraphe du § 148 : « U n e épreuve [l 'universalité de la recherche universel lement f rus t rée ôu
b o n h e u r ] si longue, si cont inuel le et si un i fo rme , devrait bien nous conva incre de no t re impui*"
sance d 'arr iver au bien par nos e f fo r t s ; mais l 'exemple n o u s instruit peu . 11 n 'est jamais si paf~
fa i tement semblable , qu'il n'y ait quelque délicate d i f fé rence : et c 'est de là que nous a t t endons
que no t r e a t tente ne sera pas déçue en cette occas ion c o m m e en l 'autre, l i t ainsi, le présent r>c
n o u s satisfaisant jamais, l 'expérience n o u s pipe, et, de ma lheur en malheur , nous m è n e jusqu a
la mor t , qui en est un comble éternel » (éd. E m m a n u e l Mart ineau des Discours, p. 83, q i"
renvoie à III , 13). Pascal reprend l i t téralement le p r o p o s de Monta igne , en en faisant un prit1"
cipe p o u r expliquer pourquo i , alors qu'il est facile de cons ta te r que jamais p e r s o n n e n 'est arriv^
au b o n h e u r pour t an t tou jour s voulu, n o u s n 'en conc luons pas (ce serait en tirer une instruction
qu'il est imposs ib le d 'y arriver par nos p rop res e f for t s , c 'est-à-dire sans la foi. A u t r e m e n t di ' ·
pou rquo i l 'évidence la plus claire et la plus universelle ne nous conrainc-clie pas i Réponse ·
parce qu'elle est occul tée par une expér ience - exac tement : par le caractère paradoxal de n o t f c
expérience, qui, loin d 'ê t re cons t i tu t ivement expér ience du semblable , est f o n d a m e n t a l e m e i l t
- c 'est là la leçon de Monta igne - expér ience du dissemblable. Revenons-y. Pascal : « M a ' s
l ' exemple n o u s instruit peu. Il n 'es t jamais si pa r fa i t ement semblable qu'il n'y ait quelque déll"
cate d i f f é r e n c e » ; M o n t a i g n e : « n u l é v é n e m e n t [...] ressemble en t iè rement à un [...] a u t r e "
(1070). L 'expér ience, l 'unique expérience, n 'es t d o n c pas la consc ience du semblable , mais l a
conscience de la dissemblance dans les é v é n e m e n t s (exemples), quelque délicate qu'elle soit : c'eSr
p o u r q u o i n o u s c royons tou jour s que cela ira au t rement , et par conséquen t nous espérons 9
chaque fois que cela ira mieux, « n o u s attendons [à chaque fois] que no t re attente ne sera pa 5
d é ç u e » (nous soul ignons) . A u t r e m e n t dit, n o u s f a n t a s m o n s l 'expérience du tou jour s d i s s e n t
blable (de la non-expér ience , au sens ordinaire de l 'expérience c o m m e expér ience du sern~
blable). N o u s ne s o m m e s d o n c pas capables de tirer une vraie expér ience (une instruction)
d ' exemples semblables , quoiqu' i ls ne soient pas tou t à fait ident iques (selon le cons ta t de Mon"
taigne), et n o u s n o u s laissons t r o m p e r par l 'expérience tirée à tor t du dissemblable (contr1 '
Monta igne) en pensan t que ce n 'es t jamais la m ê m e chose , que l 'avenir sera (un peu) d i f t é ren '
du passé. «L ' expé r i ence n o u s p ipe» , en tendons - le bien selon l 'analyse m o n t a n i e n n e d^'
l 'expérience : l 'expérience est p ro jec t ion de d issemblance , elle consis te à être t rop sensible a1-1
dissemblable , à généraliser le d issemblable c o m m e tel, au lieu de finir par p rendre conscient1-'
que c 'est en fait t ou jou r s la m ê m e chose , que l 'avenir sera tou jour s semblable au passe-
L 'expér ience fait croire à la réitération indéfinie de la d i f fé rence . Les h o m m e s sont malheureux
parce qu'ils sont s p o n t a n é m e n t mon tan i ens , ils savent t rop que «la ressemblance ties e v e n t '
men t s est mal sûre, d ' au tan t qu'ils son t tou jours dissemblables », d ' où leurs at tentes perpé tue l '
l ement déçues . Pascal utilise d o n c la leçon de Monta igne p o u r expl iquer pou rquo i l ' h o m m e esf
t ou jour s en a t tente de la d i f fé rence , ce qui e m p ê c h e qu'il soit convaincu de son impuissance-
82 ΜΟ.ΧΤ UC.XH HT /.'.·-hXTIOl V/Z;
5 / On ne s'étonnera pas, dès lors, que le raisonnement de Montaigne trouve sa confirmadon dans ce que Leibniz appellera le principe des indis-cernables. La similitude apparemment la plus parfaite recèle une dissem-blance, il ne saurait y avoir deux choses identiques dans la nature, fût-ce deux œufs1. Montaigne emprunte l'exemple à Cicéron2, mais Aristote, tou-jours au début de Métaphysique A, remarquait que le privilège de la vue est de nous découvrir les différences'. Montaigne reprend ici un des para-doxes du court Essai II, 14, « Comme notre esprit s'empêche soi-même », exprimé de façon leibnizienne avant la lettre : « aucune chose ne se pré-sente à nous où il n'y ait quelque différence, pour légère qu'elle soit ;[...] ou à la vue ou à l'attouchement, il y a toujours quelque plus qui nous attire, quoique ce soit imperceptiblement » (611). Dès lors, l'exemple sur les lois4
qui suit et que Montaigne, quittant Aristote, développe à partir de son propre envol, montrera la difficile constitution de l'expérience en matière de droit, qui réduirait la diversité indéfinie (casuistique, jurisprudence3) au profit d'une homogénéisation nécessairement vouée à l'échec6. Le singu-lier est irréductible, l'expérience a du mal à se constituer.
Mais il devrait l 'être, Monta igne a tort , la consc ience du semblable devrait pr imer sur celle du dissemblable : on comprend ra i t que c'est ici t ou jour s la m ê m e chose, et q u ' o n ne peut connaî t re le vrai bien sans la foi. Pascal a d o n c renversé l ' a rgument de Monta igne : « l 'expérience est t ou jour s défail lante » (107(1), n o u s ne le savons que t rop, et c'est en quoi elle n o u s pipe . ' On ne tire pas assez l 'expérience du semblable ( l 'expérience au sens aristotélicien et ordinai re du terme), fut-il en e f fe t tou jours dé l ica tement dissemblable. Voilà ce qu 'es t pense r avec Mon ta igne con t re Monta igne .
1. « Et les Grecs , et les Latins, et nous , p o u r le plus exprès exemple de similitude, n o u s servons de celui des œufs . T o u t e f o i s i l s 'est t rouvé des h o m m e s , et n o t a m m e n t un en De lphes , qui reconnaissait des m a r q u e s de d i f fé rence ent re les œufs , si qu'il n ' en prenai t jamais l 'un p o u r l ' au t re» (1065).
2. Premiers académiques, II, XY! 11 ( / . f i stoïciens, textes traduits par I B r é h i e r , édités sous la dir. de P.-M. Schuhl , Paris, Gal l imard , Bibl io thèque de la Pléiade, p. 213-214).
3. « κολλάς 8τ,λοΐ διαφοράς, multas differentias demonsiral » (980 a 27). Sur la thèse selon laquelle la sensat ion dist ingue, voir les Seconds analytiques, II, 19, 99 b 35.
4. 11 inclut lu i -même une réflexion sur la d ispers ion des in terpré ta t ions et des gloses (1067 s.).
5. M ê m e en jur isprudence, l 'expér ience s 'avère défec tueuse et insuff i sante ; de m ê m e , avant la médec ine , des in terpré ta t ions et des gloses : voir André T o u r n o n , Montaigne. 1 m glose et l'essai, Lyon, PU., 1983.
6. Rappe lons q u e l 'idée selon laquelle le juge n'a rien à in terpréter — puisque la législation est « claire et complè t e » — est très récente, p réc i sément d 'or igine f ich téenne : voir en part, l ichte, Doctrine du drvit, 3l sect ion, § 8, in bondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, tr. ft., Alain Renaut , Paris, PUt:, 1984, p. 118.
DE L ' E X P É R I E N C E : MON'IAlC.Nh HT LA MHTAl'lD SIQIII: 8 3
b) Uexpérience que j'ai de moi
L'examen de la présence d'Aristote dans les Essais imposait une lec-ture minutieuse du tout début du dernier essai. Comme nous l'avons déjà observé plus haut, De l'expérience a cependant pour objet principal Γ «expérience que j'ai de moi» (1073), par différence d'avec celle du monde, 1'« expérience externe»', c'est-à-dire celle des «exemples étran-gers» (1072)2. La subversion du concept aristotélicien d'expérience s'est donc avérée être la première condition pour une pensée de la possibilité de l'expérience de soi, dont on ne saurait méconnaître le caractère initiale-ment paradoxal. Dès lors, la question n'est plus celle de la constitution de l'art, ou de la science, et de ses difficultés3, mais celle de la mise au jour d'un nouveau concept d'expérience requis pour penser l'expérience de soi. Son étude, étant elle-même un préalable à la détermination de ce qui tient lieu de concept de « sujet » chez Montaigne, excéderait très large-ment et l'objet et les limites de la présente contribution. Nous ne souhai-tons ici que proposer une hypothèse pour la compréhension de l'expérience de soi montanienne. Pour Montaigne l'expérience de (à par-tir de) soi ne se démontre pas, ne se constitue pas, elle s'atteste seulement, comme expérience ; mais on peut la concevoir par l'instruction qu'elle auto-rise. Toute la seconde partie de De l'expérience témoigne d'une instruction, ou d'un apprentissage, de l'expérience de soi, puisque l'expérience de nous-même est « suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut» (1072, nous soulignons), jusqu'à permettre la réformation de soi (1074)4.
1. Voir J . -M. C o m p a i n , «A p r o p o s de la c o m p o s i t i o n de l'essai " D e l ' expér ience"» , BS'iM, ju i l le t -décembre 1973, p. 39.
2. Voi r aussi II, X, 407 : « J e ne tâche po in t à d o n n e r à connaî t re les choses , mais moi . » La phrase p r é c é d e n t e annonça i t a contrario une science de moi : « Qui sera en che rche de science, si la p ê c h e où elle se loge », c o m p r e n o n s « en moi ».
3 . Et en qui t tant Aris tote , n o u s qu i t tons aussi nécessa i rement le c h a m p prob lémat ique du scepticisme.
4. Cet enjeu capital ne va pas sans une théor ie du jugement , qui t rouve préc isément en De l'expérience son lieu p r o p r e — s o u v e n o n s - n o u s que les lissais sont essais du jugement : « Le juge-m e n t est un outil à tous sujets , et se mêle par tout . À cette cause, aux essais que j'en fais ici (...) » (I, 50, 301) ; « m o n jugement [...] duquel ce sont ici les essais » (II, 17, 653 ; voir Marcel C o n c h e ,
84 MONTAIGNE ET LAXTTIQIUTÉ
Autrement dit, l'expérience de soi est primitive. Eille est moins cons-
tituable que constituante. C'est à la conséquence de cette thèse que la
suite de III, 13 se consacrera d ' abord : l'institution de soi, qui atteint,
sous le concept de forme, à un universel singulier. Avec le concept
de « forme maîtresse » ', Montaigne peut théoriser et la variété et
l 'expérience du moi. Ce moi, il faut l 'entendre à la fois de l'âme et
du corps. Montaigne travaille sur son « être universel »2, c'est-à-dire
son être entier, corps et âme. L'expérience dont III, 13 élabore
le concept en discutant Aristote est fondamentalement expérience
de l 'union de l'âme et du corps5. De l'expérience ne fait donc la théorie ni de
l'expérience de l'âme seule ( « ma métaphysique » ) ni de celle du corps
Montaigne et la philosophie, p. 40). La p. 1074 lie expl ic i tement jugement et r é fo rma t ion : « Le juge-m e n t tient chez moi un siège magistral [...]. S'il ne peut r e f o r m e r les autres parties selon soi, au moins île se laisse-t-il pas d i f f o r m e r à elles : il tait son jeu à part . » N o u s rev iendrons autre part sur jugement et r é fo rmat ion dans les Essais, cet te « vraie r é fo rma t ion » de soi q u e p e r m e t l 'expérience de soi et d o n t les leçons scolastiques sont incapables (1077) — pré ten t ion de M o n -taigne insuppor tab le à Pascal, pire, abominable .
1. N o u s laissons de nouveau de côté ici la dé te rmina t ion précise du c o n c e p t de f o r m e employé par Monta igne , et par conséquen t la ques t ion des rappor t s entre f o r m e maîtresse et f o r m e universelle. Voir Du repentir·. « Q u a n t à moi , je puis désirer en général être autre ; je puis c o n d a m n e r e t me déplaire de ma f o r m e universelle » (813 - ci tat ion capitale p o u r l 'his toire des lectures de Monta igne : r appe lons que la logique de Port-Royal en fait le principal suppor t textuel à sa critique de Monta igne , en d o n n a n t « j e ne [sic\ puis désirer être a u t r e » (111, X X , 6) !) et « Regardez un peu c o m m e n t s 'en po r t e no t r e expér ience : il n 'es t pe r sonne , s'il s 'écoute , qui ne découvre en soi une f o r m e sienne, une f o r m e maîtresse [••.]» (811) — f o r m e maîtresse, c 'est Γίδίως ποίον des stoïciens, c o m m e n t e Marcel C o n c h e , Montaigne et la philosophie, p. 114 ; n o u s ne conna i s sons pas, p o u r no t r e par t , d ' emplo i latin stoïcien ou néo-s toïcien de forma p o u r rendre la qualité p r o p r e , le pr incipe actif qu 'es t Ι'ΐδάος -οίον — ou alors il faudrait supposer la média t ion de Simplicius, qui semble in terpré ter , dans son Commentaire au De Anima, cet te qualité c o m m e f o r m e (voir André-Jean Voelke, L'idée de volonté dans le stoïcisme, Paris, PIT, 1979) ; p o u r une in terpré ta t ion aristotélicienne du concep t de fo rme , voir Michael Screech, Aîontaigne and Melan-choly, chap . 14.
2. Essais, 111, 2 {Du repentir), 805.
3. C 'es t cependan t les aristotéliciens que Mon ta igne loue, entre toutes les écoles ant iques, d 'avoir c o n n u que la sagesse impl ique le bien de l 'âme et du corps (ajout de c), ant ic ipant ainsi sur les chrét iens qui « on t u n e particulière ins t ruct ion en cet te liaison » : « La secte pér ipaté-tique, de toutes les sectes la plus civilisée, a t t r ibue à la sagesse ce seul soin de pourvo i r et p rocu-rer en c o m m u n le bien de ces deux pa rues associées ; et m o n t r e les autres sectes, p o u r ne s 'être assez at tachées à la cons idéra t ion de ce mélange, s 'ê t re partialisées, certe-ci p o u r le corps , cet te autre p o u r l 'âme, d ' u n e pareille erreur, et avoir écarté leur sujet , qui est l ' h o m m e , et leur guide, qu'ils avouen t en général être n a t u r e » (II, 17, 639-640).
rm I . 'KXPÛRIKNCK: MONTAIGNE ET Ι.Λ MÉTAPHYSIQUE 85
seul ( « m a physique») , mais l'expérience de l'union1. C'est pourquoi le
dernier essai consacre un certain nombre de pages à la santé et à la méde-
cine : « Quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d'expé-
rience plus utile que moi » (1079). À savoir : il n'est de bonne médecine
que celle que j'exerce sur moi. « L'expérience est proprement sur son
fumier au sujet de la médecine, où la raison lui quitte toute la place » (1079,
nous soulignons). Montaigne s 'oppose de nouveau à Aristote, en criti-
quant le type d'universalité mis en œuvre dans l'art (le médecin ne soigne
pas l 'homme, mais Socrate ou Callias ; mais il soigne Socrate ou Callias en
tant que l'art qui le constitue comme médecin y reconnaît un certain uni-
versel, une μορφή). Se vouloir le meilleur médecin de soi, c'est substituer
un certain concept de forme à un autre2. Montaigne reconquiert ici le
savoir à partir de l'expérience : non pas tant savoir sur le corps que savoir
de l 'union de l'âme et du corps1.
Nous pouvons donc avancer l 'hypothèse suivante : «Je m'étudie plus
qu'autre sujet » ne signifie pas tant « c'est ma métaphysique, c'est ma phy-
sique » que : ce n'est ni une métaphysique, ni une physique, mais une doc-
trine de l'expérience de l 'union de l'âme et du corps. A la métaphysique et
à la physique, qui sont les sciences de substances distinctes, se substitue
une expérience, et par conséquent un savoir de l'union. On saisit alors en
quel sens Descartes se donnera les moyens d'accomplir la pensée de
Montaigne. En tendons : en quel sens il en constitue la vraie postérité, en
nous permettant de le penser4. Nous désignons naturellement ici non le
Descartes de la Meditatio secunda, mais le Descartes des lettres à Elisabeth et
1. C'est l 'acquis du livre de Michael Screech que de m o n t r e r le re fus par Monta igne de
l ' en thous iasme platonicien et du mépr i s du corps , et la vo lon té de vivre a v e c / d a n s son corps :
« C ' e s t une absolue per fec t ion , e t c o m m e divine, de savoir jouir loyalement de son être. N o u s
che rchons d 'aut res condi t ions , p o u r n ' e n t e n d r e l 'usage des nôt res , e t so r tons hors de nous ,
p o u r ne pas savoir quel il y f a i t» (1115, c o m m e n t a i r e de Michael Screech, op. cit., chap, 18,
« W e d d e d Bliss »).
2 . D ' o ù rien de moins que la dispari t ion du concep t aristotélicien d 'ar t , en t re science
impossible (la raison) et expér ience (de soi).
3 . Médec ine et au tomédec ine son t d o n c essent iel lement hé térogènes . Le savoir de l 'union
de l ' âme et du co rps est l u i -même soumis à la coutume, c o m m e M o n t a i g n e en d é v e l o p p e la
thèse : « c 'est à la c o u t u m e de d o n n e r f o r m e à no t r e vie » (1080).
4. Sur la per t inence de cette in terpréta t ion a posteriori des lissais, voir dans ce vol. not re
seconde é tude.
86 MOXTAIGS'H HT I/AXTtQUlTH
des Passions de l'âme, le Descartes penseur de l 'union de l'âme et du corps :
cette union dont nous faisons l'expérience très certaine et très évidente et
que nous concevons comme notion primitive. En ce sens - que les limi-
tes de cette contribution ne nous permettent ni de prouver ni de préci-
ser —, on peut accéder à Montaigne via Descartes comme celui qui nous
indique la direction menant à la problématique de De l'expérience — ce qui
doit s 'entendre précisément : il ν a une expérience primordiale (de
l'union), qu'il s'agit de concevoir.
L ' I N T E R P R É T A T I O N D ' A R I S T O T E
Concluons :
1 / La première page de De l'expérience ne se contente pas de s'ouvrir
avec l'incipit de la Métaphysique, elle s'avère être une discussion, littérale et
précise, du début de Métaphysique A - au point que Montaigne se sépare
de l 'interprétation scolastique la plus canonique qui fait de l'expérience la
connaissance du singulier, pour voir parfaitement que, pour Aristote,
l'expérience est déjà connaissance d 'un certain universel (un commun de
la sensation), d 'une forme, μορφή. La μορφή, c'est la qualité universelle en
l'image des choses, qui constitue l'expérience et à son tour constituera
l'art. Mais
2 /De l'expérience subvertit le concept aristotélicien d'expérience : non
en réfutant que l'expérience soit constituante de l'art, mais en refusant la
constitution même de l'expérience, c'est-à-dire la capacité propre à
l'expérience aristotélicienne d'accéder à la forme une et même du senti. Si
la ressemblance n'est jamais que la connaissance imparfaite du dissem-
blable, l'expérience devient (le plus souvent) inconstituable : l'expérience
du monde est « mal sûre ». Mais
3 / l'expérience, inconstituable pour le monde, est-elle également
inaccessible pour moi ? Y a-t-il une expérience de moi-même qui en livre-
rait la forme, c'est-à-dire cet universel que visent les expressions capitales
- et, nous y insistons, techniques -, de « forme maîtresse » ou de « forme
DE L ' E X P É R I E N C E : MO.\ I ll(,.\l: HT IA M HT. U'tiï 'StQl Y: 87
universelle»? O u i : «Ce ne sont pas mes gestes que j'écris, c'est moi,
c'est mon essence»1. La seule forme (μορφή) à laquelle le moi accède,
c'est-à-dire qu'une expérience puisse constituer, c'est la sienne. On doit
peut-être aller jusqu'à dire qu'il n'y a d'expérience que de soi : voilà le
point d 'aboutissement du paradoxe, ou de la subversion conceptuelle
anti-aristotélicienne.
L'analyse qu' impose le concept de forme chez Montaigne, qui engage
la question de l'individuation, requiert une autre étude. Nous indiquons
seulement ici ce à quoi prétend De l'expérience : concevoir la possibilité
d 'une expérience de moi-même, un savoir qui soit ma métaphysique et ma
physique, ou, aussi bien, qui, se substituant à elles, ne soit ni ma métaphy-
sique ni ma physique, une doctrine de l'union de l'âme et du corps'. De
même que Descartes ne conçoit l 'union de l'âme et du corps qu'en tant
qu'il s'abstient de méditer et d'imaginer, qu'il s'abstient donc de métaphy-
sique et de physique, c'est en tant qu'il se refuse à être métaphysicien et
physicien que Montaigne est philosophe. Mais cela n'en passe pas moins
par une interprétation d'Aristote. Loin de l'ignorer, loin de s'en dispenser,
Montaigne est donc en débat - un débat précis et rigoureux - avec la
Métaphysique comme avec la métaphysique. Vincent Carraud,
Université de Caen
1. 11, 6, De l'exeratatwn, 379. 2. Restera à prendre au sérieux - ph i losophiquement - le concept d 'expérience mis en
œuvre dans les lissais et à penser - par la médiation de Descartes - ce que signifie fondamenta-lement l 'expérience de soi c o m m e expérience de l 'union de l 'âme et du corps.