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Université de Paris VIII Vincennes Convaincre : Discours de répression Thèse de doctorat d'État en philosophie présentée par: SOUHEIL AL KACHE. sous la direction de M. Le Professeur FRANÇOIS CHATELET. Soutenue le 29 Novembre 1979. Jury LYOTARD Jean-François. Président CHATELET François. Directeur ROBIN Maurice. Suffragant URVOY Dominique. Suffragant VINCENT Jean-Marie. Suffragant

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Université de Paris VIIIVincennes

Convaincre : Discours de répression

Thèse de doctorat d'État en philosophie présentée par:

SOUHEIL AL KACHE.

sous la direction de M. Le Professeur

FRANÇOIS CHATELET.

Soutenue le 29 Novembre 1979.

Jury

LYOTARD Jean-François. Président

CHATELET François. Directeur

ROBIN Maurice. Suffragant

URVOY Dominique. Suffragant

VINCENT Jean-Marie. Suffragant

«La sagesse consiste à mettre les choses à leur place».Aristote.

Et la folie consiste à s'imaginer et à créer des choses et desplaces inédites.

TABLE DES MATIERES

Introduction

I - TAXINOMIE .

Chapitre 1 - Hegel : l'orientaliste et son ombre .

1 - problème politique.2 - Problème théorique.

A - L'objet.B _ La théorie.

1 - L'orientaliste ou le droit à 1a nomination.2 - L'ombre de l'orientaliste ou répétition et réaction.

Chapitre 2 - Nietzsche : l'intellectuel islamique traditionnel .

1 - L'impérialisme et l'Islam.2 - De la nécessité de former un gouvernement islamique.3 - Le régime du gouvernement islamique.4 - Les moyens de lutte pour former un gouvernement islamique.

Chapitre 3 - Marx : théorie de la production et production dela théorie.

1 - La classification économiste.A - L'orientaliste russe.B - L'intellectuel marxiste arabe.

2 _ Ia classification althusserienne.A - Le discours althusserien orthodoxe.B - Le discours althusserien maoïste.

II - THEORIE ET HISTOIRE

Chapitre 4 - Le vaincu ou de la Mumâna'a .

1 - Les marxistes et le concept d'idéologie.2 - La théorie althusserierne de l'Idéologie.3 - Au commencement était la Mumâna'a.4 - La Mumâna'a se transforme en Mughâlaba.5 - Ia révolte de l'intellectuel.

Chapitre 5 - Le vainqueur ou de la domination .

1 - Domination du capital.2 - Domination formelle et plus-value absolue.3 - Domination réelle et plus-value relative.4 - Domination formelle et Ghalaba.5 - Domination réelle et hégémonie.6 - Hégémonie : ou l'homme-singe.7 - Ghalaba : ou le singe-homme.

Chapitre 6 - L'Osmanli ou l'Un et le Multiple .

1 - L'ordre idéologique.2 - L'ordre militaire.3 - L'ordre politique et administratif.4 - L'ordre économique.

III - LE HORS-LA-LOI

1 - Entre l'Ottoman et l'Anglais.2 - Entre l'Anglais et le Français.3 - La Grande Révolution Syrienne.

Conclusion.

Introduction

Dans ce qui suit nous n'avons pas cherché à utiliser un «document»historique remontant à la première guerre mondiale, à savoir les«Mémoires» d'un Hors-la-loi maronite du Liban du nom de MikhaëlBou'inein(l) - pour l'interroger, s'interroger sur lui, lui demander ce qu'ilvoulait dire et s'il disait bien la vérité afin de reconstituer à partir deces «Mémoires» le passé dont elles émanent et qui s'est évanouimaintenant loin derrière elles. Disons que ce «document» n'était paspour nous dans cette étude, l'heureux instrument dune histoire quiserait en elle-même «mémoire» ou «conscience de soi» de la sociétéottomane au moment de la première guerre mondiale; conscience quiserait réalisée, d'après Hegel, après coup et qui aurait besoin d'êtreprécédée d'une esquisse événementielle à même de décrire ses origineset son évolution.

Michel Foucault précise dans son «archéologie du savoir» que:

«L'histoire dans sa forme traditionnelle entreprenait de«mémoriser» les monuments du passé de les transformer endocuments et de faire parler ces traces qui, par elles-mêmessouvent ne sont point verbales ou disent en silence autre chose quece qu'elles disent de nos jours l'histoire c'est ce qui transforme lesdocuments en monuments» et qui, là où on déchiffrait des traceslaissées par les hommes là où on essayait de reconnaître en creuxce qu'ils avaient été déploie une masse d'éléments qu'il s'agitd'isoler, de grouper te rendre pertinents de mettre en relations deconstituer en ensembles, Il était un temps où l'archéologie commediscipline des monuments muets, des traces inertes des objets sanscontexte et des choses laissées par le passé tendait à l'histoire et neprenait sens que par la restitution d'un discours historique; onpourrait dire en jouant un peu sur les mots que l'histoire de nosjours tend l'archéologie à la description intrinsèque dumonument»(2).

Nous n'avons fait ici, dans un discours venant du dehors de toutordre (celui d'un «Hors-la-loi» considéré comme potentiellementmensonger mais qui ne manque pas pour autant de cohérence interne)

que suivre la trace d'un mouvement et organiser autour d'elle lesdifférents éléments qui nous ont semblé déterminants dans laconstitution de l’ordre à partir duquel un tel discours était devenupossible et significatif.

«Dans toute société, disait à juste titre Michel Foucault, laproduction du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée,organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures quiont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'enmaîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, laredoutable matérialité»(3).

Le discours qui fait l'objet de notre travail sur l'idéologie arabecontemporaine, et la méthode d'écrire l'histoire de la pensée arabemoderne, n'a rien de commun avec l'idéologie produite par lesintellectuels arabes de la «Nahda» (renaissance) arabe; c'est plutôt lediscours «sauvage» d'un hors-la-loi connu dans la région de Zahlé - dansla Béqâ' un hors-la-loi maronite qui surgit jusqu'à maintenant dans lescontes populaires où se mêle le mythe avec la réalité et s'enchevêtrentles actes d'héroïsme et de bravoure avec la constitution d'un pouvoircatholique familial au niveau de la ville de Zahlé sous l'égide et encontradiction avec le pouvoir central Ottoman à l'époque transitoire dela première guerre mondiale.

C'est dans l'entreprise de centralisation menée; par le pouvoircentral ottoman pour assurer la cohésion de ses différentes partiesdisparates que se lit en transparence l'idéologie pratique particulièred'une de ses multiples minorités, en l'occurrence une idéologie maronitepratique se constituant en marge d'un pouvoir local chrétien maiscatholique pendant et après la première guerre mondiale. faisant partiede l'Empire ottoman et se définissant par différence et comme exceptionpar rapport à la «règle» représentée par le tout ottoman. Elle en désignele lieu et la fonction et fixe ses points d'articulation aux diverses lutteséconomiques, politiques et idéologiques de l'époque.

Faire l'histoire de la centralisation de l'État ottoman c'est fairel'histoire du développement inégal des différents appareils d'État et du

décalage des systèmes de tensions et d'oppositions entre un pouvoir quise veut dominant et des pouvoirs locaux se voulant autonomes. C'estaussi faire l'histoire d'un mouvement d'expansion qui ayant élargi sesfrontières au maximum, s'est trouvé dans l'impossibilité de développerson offensive à partir de la seconde moitié du 16° siècle; durant cetteépoque l'affaiblissement de l'autorité centrale ottomane correspondaiten Occident à un processus de renforcement de l'administration centrale(monarchie autoritaire) au détriment des féodalités autonomes etrivales.

La montée ottomane en Orient sur les ruines de l'EmpireSeldjouquide - «Le tombeau de l'Empire Seldjouquide, disait VonHammer, devint le berceau de l'Empire Ottoman»(4) - reproduit unprocessus courant dans l'histoire, la ruée des tribus «barbares» de lapériphérie sur les centres d'un empire hautement «civilisé» qui connaîtdéjà la désintégration de sa cohésion interne. C'est le phénomène destribus ayant un «esprit de clan» açabyat- très fort lié à leur mode de viebédouin - 'Oumrân Badawi - Ibn Khaldoun considère dans sesprolégomènes que:

«Lorsqu'un esprit de clan donné a affermi sa domination sur sonpeuple, il cherchera naturellement à dominer les autres clansdistincts du sien. S'il les vaut, les uns et les autres s'équilibrent.Dans ce cas chaque clan est maître chez soi; c'est le cas des tribus etdes nations sur toute la terre. Cependant, si l'un de ces clansdomine, les deux esprits de clans s'interpénètrent et le vaincuaccroît la force du vainqueur lequel dresse encore plus haut sonobjectif de domination et de supériorité. Et ainsi de suite jusqu'à ceque le pouvoir du clan triomphant égale celui de la dynastierégnante. Alors, quand celle-ci vieillit et que nul des siens ne vientla défendre, le clan rival lui ravit le pouvoir et règne à son tour»(5).

C'est principalement dans les activités guerrières que cet esprit declan traduit la cohésion du groupe tribal; cet esprit de clan implique uneforte hiérarchisation et a pour autre condition nécessaire l'actiondirigeante d'un chef appuyé par la famille. S'il est vrai qu'aucuneidéologie religieuse ne parvient à s'imposer sans le soutien et lefonctionnement d'un fort esprit de clan, il est tout aussi vrai qu'aucun

esprit de clan, d'autant plus celui de la dynastie ottomane, ne peutl'emporter durablement qu'à condition que sa force soit augmentée parune mission - Da'wat - politico-religieuse institutionnalisée. La présencechez le pouvoir central d'un projet unificateur de la Maison de l'Islam -Dar-al-Islam - fait que ce projet était contrecarré par la diversité despouvoirs locaux se voulant autonomes. D'où le développement par lasuite avec la pénétration occidentale, d'un mouvement contradictoirefonctionnant sur la désintégration des structures traditionnelles et leurrecentrement par rapport au nouveau pouvoir. Mouvement dont lecours se recoupe d'ailleurs avec un mouvement parallèle en Occidentdes féodalités dispersées et rivales, monarchie centralisée, capitalistesconcurrents et capitalisme des monopoles.

C'est ce double mouvement au sein de l'empire ottoman -désintégration et recentrement - et les facteurs qui s'y rattachent quinous permettra de situer les conditions de possibilité d'une idéologiepratique à l'oeuvre, non celle d'un sujet mais celle d'un «intellectuelorganique» au sens Gramscien - d'un hors-la-loi illettré «intellectuelorganique illettré» - dans laquelle se lit le fonctionnement d'un appareilidéologique d'une communauté à la marge d'un pouvoir local seconstituant en contradiction avec le pouvoir central; c'est une idéologiepratique à l'état d'exception sur plus d'un point de vue :

Quelles sont les limites «maxima» pour l'acception du terme«intellectuel»? peut-on trouver un critère unitaire pour caractériserégalement toutes les activités intellectuelles diverses et disparates, eten même temps pour distinguer celles-ci, et de façon essentielle, desautres groupements sociaux? l'erreur de méthode la plus répandue meparaît être d'avoir recherché ce critère de distinction dans ce qui estintrinsèque aux activités intellectuelles et non pas dans l'ensemble dusystème de rapports dans lequel ces activités (et par conséquent lesgroupes qui les personnifient) viennent à se trouver au sein ducomplexe général des rapports sociaux.

«C'est pourquoi l'on pourrait dire que tous les hommes sont desintellectuels, mais tous les hommes n'exercent pas dans la société la

fonction d'intellectuel... Cela signifie que, si l'on peut parlerd'intellectuels, on ne peut pas parler de non intellectuels, car lesnon intellectuels n'existent pas»(6).

La façon d'être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dansl'éloquence agent moteur extérieur et momentané des sentiments et despassions, mais dans le fait qu'il se mêle activement à la vie pratiquecomme constructeur organisateur «persuadeur permanent» parce qu'iln'est plus un simple orateur, et qu'il est toutefois supérieur à l'espritmathématique abstrait.

- Ce n'est pas le discours d'un intellectuel dont il est courant de seservir pour dresser la généalogie de la pensée arabe contemporaine;c'est plutôt le discours d'un illettré - idéologie pratique vécue:

«Il m'a suggéré d'écrire - disait-il en parlant de son fils sur leshorreurs et les catastrophes qu'il a vécues pendant et après laguerre de 1914, c'est grâce à lui que ce livre a vu le jour. Il ne fautpas que tes efforts n'aient servi à rien; écris pour t'acquitter» medisait-il. Et moi de lui répondre que je ne connaissais pas les règlesde la langue et que je n'avais pas la patience d'écrire. Il m'a dit:«écris ce que tu connais, à ta façon et moi je te corrigerai». C'estainsi que j'ai commencé à écrire en racontant les événements quej'ai vécus et à les publier dans les journaux à ma façon sansphilosophie et sans les ornements dont se servent les«professionnels de l'écriture»(7).

Dans ce sens, c'est plutôt le discours du précurseur de l'homme demain - milice moderne - ou de la «clef électorale» moderne qui est auservice d'un pouvoir local - député, ministre, chef de famille ou de tribu,leader politique - à une nuance près qu'il s'agit dans ce cas d'un «hors-la-loi» qui semble être en dehors de tout pouvoir mais qui dans lediscours - idéologie pratique - reflète et scandalise la constitution etl'enchevêtrement des pouvoirs locaux.

- d'un autre côté, c'est un discours plus proche de la masse de lacommunauté maronite que celui du discours de l'intelligentsia maroniteformée à l'Occidental. Dans ce sens, il est le plus représentatif de la

façon de vivre et de penser de cette communauté parce qu'il estOrganiquement lié à sa vie quotidienne et mêlé de près à sespréoccupations.

- Enfin, il s'agit d'un état d'exception pour cette communautémaronite, étant donné que le pouvoir local en question - en l'occurrencedans la ville de Zahlé - est, d'une part, catholique et non pas maronite,d'autre part il se situe à la périphérie du pouvoir du Mont-Liban, ce quifait que ce pouvoir local est inséré dans une autre temporalitédifférente de ce qu'on a l'habitude d'appeler la spécificité chrétienne duMont-Liban dans le cadre de l'empire Ottoman.

C'est en mettant en relief le fonctionnement de cette idéologiepratique, révélatrice de la structure communautaire et familiale, tellequ'elle est pratiquée et vécue par un pouvoir local dans sa relation avecl'ensemble de la société Ottomane à un moment privilégié - la fin de ladomination ottomane et le début du mandat français - que nous seronsà même de repérer le lieu ou le pôle avec lequel les intellectuels arabeset ottomans se trouvent en rupture, pour pouvoir situer et sereprésenter leur idéologie abstraite et livresque qui a formé pendantdes années le corpus à partir duquel on écrivait - et on continue d'écrire- l'histoire de la pensée arabe contemporaine; c'est cette idéologiethéorique de l'intelligentsia arabe qui s'est avérée être branchée, en finde compte, sur d'autres appareils idéologiques étrangers par rapport àla structure locale en question et dominés par l'orientalisme.

Le choix effectué dans ce travail, portant sur un discours nonconforme aux normes en usage dans l'histoire de la pensée arabecontemporaine, cherche à situer un lieu à partir duquel on pourra faireune lecture critique et trouver un principe taxinomique des différentscourants de la pensée arabe contemporaine.

Selon ce projet, nous avons divisé le travail en trois grandes parties:

La première partie

dite négative traite des différentes lectures et classifications de lapensée arabe contemporaine et se divise en trois chapitres:

Le premier chapitretraite de l'orientaliste et de son ombre, l'intellectuel arabe moderne.

Le deuxième chapitreporte sur l'intellectuel traditionnel, discours islamique.

Le troisième chapitretraite de l'intellectuel marxiste.

La deuxième partie

traite de la théorie et de l'histoire et comporte trois chapitres:

Le quatrième chapitreest méthodologique.

Le cinquième chapitreavance des éléments théoriques pour une lecture du cadre historique dela pensée arabe contemporaine.

Le sixième chapitredresse le cadre historique de l'empire ottoman.

la troisième partie

dite positive traite le discours du hors-la-loi en question.

Et nous essayerons, à la fin de cette étude, de tirer les conclusionsthéoriques et méthodologiques qui s'imposent.

Chapitre premier

Hegel ou l'Orientaliste et son ombre.

La lecture de la pensée politique arabe contemporaine pose troisgenres de problèmes: politique, théorique et historique.

Problème politique.

La lecture de la pensée politique arabe contemporaine n'a jamaisété innocente; d'autant plus que la formulation même de cette pensées'est insérée dans le cadre de la résistance contre la domination del'Autre - le colon occidental - qui nous a amené, entre autres et en plusde la culture grecque renouvelée, sa propre lecture de l'histoire arabeainsi que de l'histoire de la pensée arabe. La partialité de cette lectureorientaliste transparaît à travers son projet consistant à insérerl'histoire de notre pensée dans le cadre de la culture «humaine» etuniverselle du colon. C'est ainsi que la formulation de notre penséepolitique est venue accompagner la lecture de notre histoire de la partde l'autre - le colon - tout en reproduisant cette lecture et en imitant, àla première étape, ses expressions, Ibn Khaldoun l'a bien constaté:

«On voit toujours la perfection (réunie) dans la personne d'unvainqueur. Celui-ci passe pour parfait, soit sous l'influence durespect qu'on lui porte, soit parce que ses inférieurs pensent, à tort,que leur défaite est due à la perfection du vainqueur. Cette erreurde jugement devient un article de foi, le vaincu adopte alors tousles usages du vainqueur et s'assimile à lui: c'est de l'imitation(iqtidâ') pure et simple.

«Or, on pourrait croire que la supériorité du vainqueur tient à sesusages et à ses coutumes, et non à son esprit de clan ou à sa grandeforce. C'est encore une conception fausse de la supériorité. Enconséquence, on observe toujours que le vaincu s'assimile auvainqueur dont il copie les vêtements, la monte et les armes.». Onpeut ainsi comprendre le sens du dicton: « La masse (al-'âmat) suitla religion de son roi». En effet, le souverain règne sur ses sujets etceux-ci l'imitent, parce qu'ils le prennent pour modèle, comme unenfant copie ses parents ou un étudiant son maître. Dieu est sage etsavant»(8).

Nous nous sommes aperçus, par la suite, de l'écart qui sépare lediscours et les principes «humains» et universels de l'Occidentcolonisateur de sa pratique politique «inhumaine» empêchant le vaincu,qui essaye en vain de s'assimiler au vainqueur, de réaliser son rêve des'intégrer au monde magique de la civilisation occidentale du vainqueur.Le vaincu trouve donc dans les principes mêmes du vainqueur de quoicondamner les pratiques inhumaines de ce dernier, et dans la mesureoù le vainqueur reproduit dans sa pratique la contradiction avec sesprincipes, le vaincu commence à mettre le bien fondé de ces principesen question et à chercher dans son vieux patrimoine ses propresprincipes qui ont été refoulés par la lecture du vainqueur; principes quipeuvent lui servir de force de cohésion dans sa lutte politique actuellepour se libérer du vainqueur; il cherche donc à réhabiliter dans sonpassé la langue refoulée par les tentatives impossibles de s'assimiler auvainqueur; mais cette langue du passé est réhabilitée d'une façon telleque le vainqueur puisse la saisir dans sa nouvelle formulationmodernisée, car il parle essentiellement au vainqueur et du vainqueurqui y reste présent par son absence même, jusqu'à ce qu'enfin le vaincusoit à même, de par son expérience politique de libération, se créer unelangue inédite qui ne cherche plus à s'adresser au vainqueur, et si ellele fait, c'est pour lui annoncer le déclin de sa domination; ce jargonnouveau n'a pas à se soucier de son manque d'universalisme, car ilsaura trouver facilement accès aux victimes du capitalisme occidentalau sein même de l'Occident.

«Quelle déchéance, disait Sartre, pour les pères, nous étions lesuniques interlocuteurs; les fils ne nous tiennent même plus pourdes interlocuteurs valables: nous sommes les objets du discours.Bien sûr, Fanon mentionne au passage nos crimes fameux, Sétif,Hanoi, Madagascar, mais il ne perd pas sa peine à les condamner; illes utilise. S'il démonte les tactiques du colonialisme, le jeucomplexe des relations qui unissent et qui opposent les colons auxmétropolitains» c'est pour ses frères; son but est de leur apprendreà nous déjouer»(9).

D'où, notre lecture de la pensée politique arabe contemporaine estdéterminée dans le présent par le niveau de formulation atteint parcette pensée dans le cadre de la lutte contre la domination étrangère; etc'est ce qui fait que toute lecture de cette pensée est dépourvued'innocence, et situe la lecture dans son cadre naturel commecontribution à la rédaction même, contribution déterminée par lesconditions de la lutte que ce soit par les questions qu'elle pose à cettepensée ou par les réponses auxquelles elle aboutit.

2 - Problème théoriqu e.

La lecture de l'histoire de la pensée politique arabe contemporainese présente comme problème théorique à trois niveaux: l'objet, lathéorie et la méthode.

A. L'objet

- La première difficulté que nous envisageons dans la lecture del'histoire de la pensée politique arabe se rapporte à la définition del'objet de cette lecture: comment caractériser le politique dans unepensée? faut-il prendre comme critère la cohérence interne de cettepensée ou bien son degré de pénétration parmi des couches sociales quivoient dans cette pensée leurs aspirations à une époque donnée? peut-on lire l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine comme s'ils'agissait de l'histoire autonome des idées émises par les intellectuelsarabes à une certaine période de l'époque moderne? n'est-il paspréférable de choisir parmi eux les intellectuels les plus représentatifsde couches sociales? Dans ce cas quels seront les critères d'un tel choix?N'a-t-on pas plutôt intérêt à traiter des idées des mouvements et desrévoltes de masse? Dans ce cas, quel sera le rapport qui unit les idéesdes intellectuels à celles du mouvement de masse? Est-ce un rapport decorrespondance ou bien de coupure? peut-on lire l'histoire de notrepensée contemporaine indépendamment de notre histoire sociale,politique et économique? Sinon, quel est le rapport qui lie ces deuxhistoires?

Est-ce un rapport de causalité ou pas? par où commence lacontemporanéité dans notre pensée politique? c'est-à-dire quelle est lapériode historique dont il faut partir comme point de départ de notrepensée contemporaine, comme son degré zéro? d'autant plus que lamatière dont on dispose est intense et diversifiée que ce soit par leslivres et les documents ou bien par les thèmes traités; comment faire ladémarcation, dans ce cas, entre ce qui relève de la pensée politiqueproprement dite et ce qui appartient à la pensée en général? toutes cesquestions rentrent dans la définition de notre objet, et les réponsesqu'on apporte à ces questions déterminent la façon de traiter ce sujet, etc'est ce qui nécessite le retour au niveau théorique pour mettre del'ordre entre ces différentes questions.

B - La théorie

- Dans son livre «Al-Milal Wal-Nihal» - les doctrines et les partis -Aboul-Fath Al-Chehrestâni part d'un problème central qui est à la têtedes préoccupations actuelles cherchant à sortir l'écriture de l'histoire dela pensée des classifications arbitraires pour la soumettre à des critèreset à des principes fixes et approuvés, c'est le problème de «définir uneloi qui nous permettra de faire la classification des partis islamiques»:

«Sachez que les tenants de discours(9), connaissent des méthodespour classer les partis islamiques, méthodes qui ne se basent ni surune loi appuyée par une source ou un texte, ni sur une règlerévélatrice de l'existence, je ne suis pas tombé parmi eux sur deuxauteurs qui soient d'accord sur une seule méthode de classer lespartis.

«Il va sans dire que celui qui s'est distingué par une certaineopinion sur un problème quelconque n'est pas considéré pourautant comme «tenant d'un discours». Sinon les discoursdeviendront innombrables, et celui qui s'est distingué par unproblème concernant les données d'essence par exemple seraconsidéré parmi les tenants de discours. Il nous est doncindispensable d'avoir un point de repère régulateur dans lesproblèmes considérés comme origines et fondements; c'est le débat

sur ces problèmes qui sera considéré comme «Discours», et leparticipant à ce débat sera considéré comme «tenant de discours».

«J'ai pu constater chez les tenants de discours une négligence dedéfinir ce point de repère régulateur, ils se sont plutôt mis à classerles doctrines de la nation d'une façon arbitraire et spontanée et nonselon une loi stable et un fondement constant; J'ai donc travaillé surcette question à ma façon et j'ai trouvé quatre règles oufondements de base:

la première règle- les qualifications et le monothéisme; cette règle comprend des

questions; les qualifications éternelles, approuvées par les uns etcontestées par les autres, dégager les qualifications du sujet et celles duverbe, ainsi que le devoir envers Dieu, et les limites de ce devoir. Lespôles du conflit portant sur ces questions sont: al-Ach'arya, al-Karâmya,al-Mugassima, al-Mu'tazila.

La seconde règle- Le destin et sa justice. Cette règle comporte des questions : le

déterminisme du destin, la liberté et l'effort humain, la volonté du bienet du mal, le prédestiné et le connu, confirmé par les uns et contesté parles autres. Les pôles du conflit sont les: Al-Qadrya, Al-Naggarya, Al-Gabrya, Al-Ach'arya, Al-Karâmya.

La troisième règle- la promesse et la sanction, les noms et les jugements. Cette règle

comporte des questions: la foi, le repentir, la sanction, le sursis, lapensée, le mensonge, confirmés d'une certaine façon par les uns etcontestés par les autres. Les pôles du conflit sont: Al-Murji'a, Al-Wa'idya, Al-Mu'tazila, Al-Ach'arya, Al-Karâmya.

La quatrième règle- L'ouïe, la raison, la mission, l'imamat, cette règle comporte des

questions: le louange, la critique, le bien et le meilleur, la miséricorde,l'erreur et la prophétie, les conditions de l'Imamat selon le texte pourles uns et par consensus pour les autres, et le transfert de l'imamat ainsi

que sa confirmation selon les uns et les autres, Les pôles du conflit sontles: Chi'ites, Al-Khawârij, Al-Mu'tazila, Al-Karâmya, Al-Ach'arya.

«Si l'un des chefs de la nation se distingue par un discours,spécifique sur une de ces règles, on pourra prendre son discourspour une doctrine et ses disciples pour un parti. Dans le cas oùquelqu'un traite d'une de ces questions figurant dans chaque règle,son discours ne sera pas considéré comme doctrine ni ses disciplescomme parti. Mais il rentrera plutôt sous la rubrique d'un autrediscours plus englobant traitant de la même question comme«doctrinaire» ou «tenant de discours», et les autres questionstraitées seront réparties selon les règles mentionnées. C'est ainsiqu'on pourra limiter les discours en faisant 1a distinction desproblèmes qui forment les bases du conflit; à partir de ces règles,les partis islamiques s'avèrent être divisés en quatre grands partisqui s'entrecroisent:

1 - Al-Qadrya.2 - Al-Sifâtya.3 - Al-Khawârij.4 - Al-Chï'at.

«Les uns s'enchevêtrant sur les autres, et chaque parti engendrantdes troupes, on se trouve ainsi devant 73 troupes sur place»(10).

le problème théorique soulevé pas Aboul-Fath Al-Chehrestâni -celui de trouver une loi qui nous permettra de faire la généalogie despartis islamiques - touche au coeur de notre sujet, ne serait-ce que parles questions soulevées, même s'il va sans dire qu'il est hors de notrepropos de prendre les résultats auxquels il a abouti pour les transposertels quels dans le présent de la pensée arabe. La portée généalogique dece texte consiste dans le fait qu'il met 1a main sur un problème crucialdans l'histoire des idéologies: celui du principe de classification quidétermine notre façon d'écrire l'histoire de la pensée.

Michel Foucault les appelle «fondateurs de discursivité» «Mais il mesemble qu'on a vu apparaître, au cours du XIXe siècle en Europe, destypes d'auteurs assez singuliers et qu'on ne saurait confondre ni avec

les «grands» auteurs littéraires, ni avec les fondateurs de sciences.Appelons-les, d'une façon un peu arbitraire, «fondateurs dediscursivité». Ces auteurs ont ceci de particulier qu'ils ne sont passeulement les auteurs de leurs œuvres, de leurs livres. Ils ont produitquelque chose de plus, la possibilité et la règle de formation d'autrestextes»(10).

C'est par ce biais que le problème soulevé touche le débat actuelsur le statut de l'idéologie, sur les deux plans théorique et historique,débat que nous évitons de reproduire d'une façon abstraite etscolastique, mais nous nous contentons de rappeler ici que ce principede taxinomie constitue une préoccupation centrale de tout un courant depensée qui est à la recherche de critères et de fondementsgénéalogiques nous permettant de libérer l'histoire de la pensée de sesbavures et ses méthodes simplistes et faire l'histoire de la penséecomme classification des auteurs, des œuvres, des courants etc... c'est enremettant en question les postulats sur lesquels se fondait l'écriture del'histoire de la pensée:

1 - L'histoire des idées traite le champs des discours comme un domaineà deux valeurs; tout élément qu'on y repère peut être caractérisécomme ancien ou nouveau; inédit ou répété; traditionnel ouoriginal; conforme à un type moyen ou déviant.

2 - Au discours qu'elle analyse, l'histoire des idées fait d'ordinaire uncrédit de cohérence. Elle se met en devoir de trouver à un niveauplus ou moins profond, un principe de cohésion qui organise lediscours et lui restitue une unité cachée.

3 - L'histoire des idées part du thème de l'expression et du reflet, ellevoit dans le discours la surface de projection symboliqued'événements ou de processus situés ailleurs, et essaie de retrouverun enchaînement causal qu'on pourrait décrire point par point etqui permettrait de mettre en relation une découverte et unévénement; ou un concept et une structure sociale.

4 - L'histoire des idées prend pour thème essentiel les phénomènes desuccession et d'enchaînement temporels, de les analyser selon lesschémas de l'évolution, et de décrire ainsi le déploiement historiquedes discours.

C'est en remettant donc en question ces postulats, sur lesquels s'estfondée l'histoire des idées, que Michel Foucault repose le problèmegénéalogique ou «archéologique» comme problème central dansl'histoire de la pensée:

«Or la description archéologique est précisément abandon del'histoire des idées, refus systématique de ses postulats et de sesprocédures, tentatives pour faire une toute autre histoire de ce queles hommes ont dit»(11).

Et en refusant les postulats de l'histoire des idées, il précise plusloin les différences de sa méthode archéologique:

«Entre analyse archéologique et histoire des idées, les points departage sont nombreux. J'essaierai d'établir tout à l'heure quatredifférences qui me paraissent capitales:

1 - à propos de l'assignation de nouveauté.

2 - à propos de l'analyse des contradictions.

3 - à propos des descriptions comparatives.

4 - à propos du repérage des transformations.»(l2)

C'est sur ces quatre points que l'archéologie de Foucault essaie de sedémarquer de l'histoire des idées.

1 - Elle ne traite pas le discours comme document, comme signe d'autrechose; elle s'adresse au discours dans son volume propre, à titre demonument.

2 - elle ne cherche pas à retrouver la transition continue qui selle lesdiscours à ce qui les précède, les entoure ou les suit. Son problème,c'est au contraire de définir les discours dans leur spécificité.

3 - elle n'est point ordonnée par la figure souveraine de l'oeuvre elledéfinit plutôt des types et des règles de pratiques discursives quitraversent des oeuvres individuelles et les dominent. L'instance dusujet créateur, en tant que raison d'être d'une oeuvre et principe deson unité, lui est étrangère.

4 - Elle n'essaie pas de répéter ce qui a été dit en le rejoignant dans sonidentité même. Elle n'est rien de plus et rien d'autre qu'uneréécriture. Ce n'est pas le retour au secret même de l'origine; c'estla description systématique d'un discours-objet.

Quoi qu'il en soit des termes de ce débat «théorique» sur le statutde l'idéologie comme objet d'histoire dans son rapport avec l'histoiregénérale, le problème de fixer un principe de classification sur lequelnous pourrons bâtir une généalogie de la pensée politique arabecontemporaine reste le problème central dans cette pensée; ce qui sedégage d'une description préliminaire des classifications courantes dansla pensée arabe à partir d'un moment privilégié considéré par la massedes historiens de la pensée comme le point de départ ou l'origine decette pensée est la période de la renaissance -Nahda- qui coïncide avecle début de notre contact massif avec l'Occident au cours du XIXe siècle.Il est devenu presque un postulat chez la plupart des historiens de lapensée arabe contemporaine, de commencer leur lecture ou écriture parun chapitre sur le début ou l'origine de la renaissance - Nahda qui estconsidérée ici comme la conscience de son contraire ou de sonantécédent, la dégénérescence - qui dominait notre histoire à l'arrivéede l'Autre - l'Occident colonial - pour nous donner un nom par lequels'est déclenchée la reconnaissance de nous-mêmes.

1- L' orientaliste ou le droit à la nomination.

«Au nom d'Allah, le Bienfaiteur miséricordieux! Dieu l'Unique quin'a ni fils ni associé.

«De la part du peuple français enraciné dans le principe de laliberté, et de 1a part du chef militaire suprême Bonaparte le princedes armées françaises qui connaît tous les Égyptiens; c'est depuisdéjà longtemps que les gouverneurs qui dominent en Égypte secomportent avec mépris et haine vis à vis de la communautéfrançaise, et oppriment ses commerçants avec toute sorte de vols etd'atteintes; l'heure de leur punition a déjà sonné malheur à cesramassis de Mamâlyks (esclaves achetés dans le Caucase et laGéorgie et qui tyrannisent depuis très longtemps la plus bellepatrie du Globe. Mais Dieu, tout-puissant maître de l'univers aordonné que leur empire finisse .

«Peuple d'Égypte on vous dira peut-être que je viens dans ce payspour détruire votre religion. Ne croyez pas ces mensonges. Etrépondez aux imposteurs que je viens vous restituer vos droits àl'encontre des usurpateurs que j'adore Dieu le Bienfaiteur plus quene le font les Mamâlyks, et que je respecte son Prophète ainsi quel'admirable Coran. Dites-leur que tous les hommes s'égalent devantDieu; l'intelligence, la vertu et les sciences seules les distinguent lesuns des autres. Or, quelle intelligence, quelle vertu et quellesconnaissances distinguent les Mamâlyks pour qu'ils possèdentexclusivement ce qui rend la vie douce. Partout où se trouve uneterre fertile, elle appartient aux Mamâlyks, ainsi que les plus bellesfemmes, les vêtements élégants et les maisons les plus luxueuses. Sila terre d'Égypte est leur ferme qu'ils nous montrent le bail queDieu leur en a fait.

«Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple. Avec son aideaucun Égyptien ne sera désormais exclu des grandes charges et touspourront parvenir aux dignités les plus élevées: les plusintelligents, les plus vertueux, les plus savants dirigeront lesaffaires. Par ce moyen l'état de toute la nation s'améliore. Dans lepays il y avait des grandes villes, des vastes golfes, ainsi que denombreux magasins, ils ont tous disparu à cause de l'oppression etdes visées des Mamâlyks»(13).

C'est le texte intégral du tract arabe adressé par NapoléonBonaparte au peuple Égyptien au début du siècle dernier. Ce tract

représente le discours politique qui a accompagné le projet dedomination étrangère; il est évident qu'il essaie d'occulter son origineexterne, et de fausser le rapport intérieur-extérieur afin de se présentercomme venant de l'intérieur de l'Islam à l'une des périphéries del'empire ottoman. Il tente également de mettre en concordance lesfondements de l'Islam avec les principes de la Révolution française afind'expulser le pouvoir Mamelouk local en dehors de l'alliance de lareligion islamique et de 1a «Raison» occidentale. En d'autres termes,c'est une tentative de s'infiltrer au sein de l'interdit et des nomspropres, comme le disait Claude Lévi-Strauss dans «Tristes Tropiques»:

«Si faciles que fussent les Nambikwaras - indifférents à la présencede l'ethnographe, à son carnet de notes et à son appareilphotographique - le travail se trouvait compliqué pour des raisonslinguistiques. D'abord l'emploi des noms propres est chez euxinterdit; pour identifier les personnes, il fallait suivre l'usage desgens de la ligne, c'est-à-dire convenir avec les indigènes de nomsd'emprunt par lesquels on les désignerait... Un jour que je jouaisavec un groupe d'enfants, une des fillettes fut frappée par unecamarade, elle vint se réfugier auprès de moi, et se mit, en grandmystère, à me murmurer quelque chose à l'oreille que je necompris pas, et que je fus obligé de lui faire répéter à plusieursreprises, si bien que l'adversaire découvrit le manège et,manifestement, arriva à son tour pour livrer ce qui parut être unsecret solennel; après quelques hésitations et questions,l'interprétation de l'incident ne laissa pas de doute. La premièrefillette était venue, par vengeance, me donner le nom de sonennemie, et quand celle-ci s'en aperçut, elle communiqua le nom del'autre, en guise de représailles. A partir de ce moment, il fut trèsfacile, bien que peu scrupuleux, d'exciter les enfants les uns contreles autres, et d'obtenir tous leurs noms. Après quoi, une petitecomplicité ainsi créée, ils me donnèrent sans trop de difficulté lesnoms des adultes. Lorsque ceux-ci comprirent nos conciliabules, lesenfants furent réprimandés, et la source de mes informationstarie»(14).

L'expression «nom propre» employée ici est impropre. Ce quefrappe l'interdit, c'est l'acte proférant ce qui fonctionne comme nompropre. Et cette fonction est la conscience elle-même. Le nom propre ausens courant, au sens de la conscience, n'est que désignation

d'appartenance et classification qui trace les limites entre le dedans etle dehors, entre les gens de la maison et les étrangers. La guerre desnoms propres suit l'arrivée de l'étranger et l'on ne s'étonnera pas.L'étranger chez le Nambikwara était l'ethnographe, qui vient dérangerl'ordre et la paix naturelles, tandis qu'il s'appelle chez les musulmans, -dont le nom propre des «adultes» est l'Islam - Napoléon Bonaparte quivient, non seulement violer le secret des noms propres qui détermine lededans d'une société, et situer le propre de ces «noms propres» dans lecadre impropre et universel des «noms communs» de la raisonoccidentale; cet étranger vient également nouer une complicité avec lesadultes de l'intérieur islamique afin de se donner le droit de nommer, etde s'imposer comme lieu interne d'où il peut parler comme les «gens dela maison», cette complicité avec l'intérieur lui donne également le droitde mettre à l'écart le pouvoir local des Mamâlyks, et de constituer lepoint d'équilibre et d'arbitrage de ce jeu de complicité et dedénonciation. C'est ce qu'a pu soulever Jacques Derrida en commentantce texte:

«L'ethnographe se contente d'abord de voir. Regard appuyé etprésence muette. Puis les choses se compliquent, elles deviennentplus tortueuses, plus labyrinthiques quand il se prête au jeu de larupture du jeu, quand il prête l'oreille et entame une premièrecomplicité avec la victime qui est aussi la tricheuse. Enfin, car cequi compte, ce sont les noms des adultes (on pourrait dire leséponymes et le secret n'est violé qu'au lieu où s'attribuent lesnoms), l'ultime dénonciation ne peut plus se passer del'intervention active de l'étranger. Qui d'ailleurs la revendique ets'en accuse. Il a vu, puis il a entendu, mais passif devant ce quepourtant il savait déjà provoquer, il attendait encore les maîtres-noms. Le viol n'était pas consommé, le fond nu du propre seréservait encore. Comme on ne peut ou plutôt ne doit pasincriminer les petites filles innocentes, le viol sera accompli parl'intrusion dès lors active, perfide, rusée, de l'étranger qui, aprèsavoir vu et entendu, va maintenant «exciter» les petites filles,délier les langues et se faire livrer les noms précieux: ceux desadultes»(15). Seuls les adultes possèdent un nom qui leur estpropre.

Le secret qui est donc violé dans le cas de Napoléon Bonaparte enÉgypte, c'est l'Islam; c'est vraiment «le lieu où s'attribuent les noms»aussi bien dans la société civile que dans la société politique de l'État;c'est le lieu à partir duquel les choses et les gens se situent à l'intérieurou à l'extérieur du corps social; et c'est ce lieu que le discours deNapoléon vient occuper dans la société civile, avoisinant les gens de lamaison et même parlant en leur nom, pour dénoncer le pouvoirpolitique des Mamâlyks.

«L'an 1213 marqua le début de combats épiques, d'événementsformidables, de faits désastreux, de calamités épouvantables... debouleversements, de renversements de l'ordre des choses, derévolutions, de terreurs continuelles, de désordres sociaux, dediscordes politiques et de dévastations générales.»

C'est en ces termes que le chroniqueur égyptien Abdel-Rahmân Al-Jabarti entame la relation de l'expédition de 1798. Ce commentaire nerésume pas l'ensemble des réactions que suscita l'entreprise en Égyptemême. Mais il définit au moins l'état d'esprit dans lequel furent d'abordaccueillies les troupes françaises comme des envahisseurs infidèles,héritiers des croisés de Damiette(16).

C'est cet accueil que Jean Lacouture essaie en vain de saisir:

«Si démuni que fut le peuple égyptien, il lui restait une certitude,un signe de vie: son attachement à l'Islam. Il est peut-être plusabruti encore et plus aliéné que sous la domination byzantine à laveille de l'invasion arabe. Mais il n'est pas disposé cette fois-ci àaccueillir en libérateurs des soldats étrangers dont tout portait àcroire qu'ils venaient non seulement en pillards, mais en ennemisde sa religion. Sa conscience d'appartenir à la communautémusulmane, d'ailleurs est surtout négative, simple certitude d'unedifférence, qui s'affirme contre l'étranger.

«... Si détestés que fussent les beys mamelouks et les fonctionnairesturcs, ils avaient encore en commun avec la masse d'être desCroyants, le conquérant français ne bénéficie pas, comme sonprédécesseur arabe du VIIe siècle, d'un dégoût de l'autorité plusfort que la communauté de religion»(16).

Bonaparte s'attaqua au problème avec beaucoup d'audace et desincérité, et constatant que la veine musulmane était ici la seuleirriguée, tenta de se glisser par elle dans la place. Le côté le plus curieuxde sa politique égyptienne fut à coup sûr son suspect proprementmusulman. On a depuis lors appliqué toutes sortes de «politiquesmusulmanes» que ce soit par les Anglais, les Espagnols, les Italiens oules Russes. Mais si l'on excepte des spécialistes locaux du type Laurence,on n'a probablement jamais poussé si avant la tentative d'immersionspirituelle du conquérant dans sa conquête. Bonaparte n'avait pasdébarqué en Égypte qu'il était déjà amoureux de l'Islam. C'est uneinclination qu'il gardera toute sa vie et qui l'obsédera; il consacrera laplus grande partie de son entretien avec Goethe à une discussion surMahomet, et l'Islam occupera ses pensées et peuplera ses conversationsà Sainte-Hélène jusqu'aux dernières heures.

Mais ce discours, en touchant aux assises du pouvoir local dans lasociété civile, mettait en question la solidarité qui liait le pouvoirmamelouk local au pouvoir central qui ne se faisait pas jouer, etrecourait également à l'Islam pour contrecarrer les effets de cetteinfiltration étrangère et sa violation du secret de l'intérieur de l'empireottoman:

«Puis arrivèrent à Saint-Jean d'Acre les navires anglais sous lecommandement suprême du capitaine Smith qui portait avec lui unfirman du Sultan Salim disant:

«Au nom d'Allah, le Bienfaiteur Miséricordieux, merci à Dieu maîtrede l'Univers, que la prière et la paix soient sur le maître desenvoyés ainsi que sur sa famille et tous ses compagnons. Omonothéistes et musulmans, sachez que la communauté française -que Dieu détruise leurs maisons et casse leurs drapeaux - ce sontdes athées oppresseurs qui ne croient ni à l'unité de Dieu, maître duciel et de la terre, ni à la mission du Prophète. Ils abandonnèrenttoutes les religions et nièrent l'autre monde ainsi que la punition.Ils ne croient pas au jour du jugement dernier et considèrent que lamort est le fait de ce monde. Ce sont des femmes qui accouchent etune terre qui engloutit, et il n'y a derrière çà ni résurrection ni

jugement, ni discussion ni sanction, ni question ni réponse. Ils sontallés même jusqu'à piller l'argent de leurs églises, et les ornementsde leurs croix. Ils agressèrent leurs prêtres et prétendirent que leslivres saints sont mensongers, et que le Coran, les Évangiles et laBible ne sont que des mythes. Les prophètes comme Moïse, Jésus etMouhammad sont des hommes comme eux, et les hommes s'égalentdans l'humanité, personne n'est meilleur qu'un autre, et chacun ensoi se débrouille dans la vie.

«C'est sur cette croyance implicite et cette fausse opinion qu'ilsbâtirent des nouvelles règles ainsi que des lois strictes, inspiréespar le diable, tout en sapant les bases des religions. Ils violèrenttous les interdits, et se livrèrent à leurs désirs, tout en menant versle mal les gens du commun. Ils ont séduit les confessions et semé lemal entre les rois et les États, tout en s'adressant à chaquecommunauté d'une façon qui porte à croire qu'ils sont partieintégrante de cette communauté et qu'ils portent à coeur sareligion; en leur donnant des fausses promesses ainsi que desmenaces de toutes sortes. Ils se livrèrent au mal et à la vanité, ainsiqu'à la perversion et à l'oppression, sous la bannière du diable. Ilsn'ont comme dissuadeur ni juge ni religion. C'est ainsi qu'ilsopprimèrent tous ceux qui refusèrent de se soumettre et de lessuivre, les différentes communautés françaises plongèrent de cefait, dans la pagaille. Ce sont des gens qui aboient comme des chienset dévorent comme des loups. Ils finirent par saper les bases de lareligion de ces communautés et par violer leurs femmes et pillerleur argent. Le sang coula entre eux comme de l'eau jusqu'à cequ'ils finirent par l'emporter et imposer leur dominationoppressante. Et maintenant que leur mal est généralisé, ils visent àdisloquer la nation et la religion de l'Islam.

«Nous avons pu mettre 1a main, par le biais de quelques espions,sur certaines lettres écrites par le gouverneur de leur république etle tenant de leur constitution - Bonaparte -, dans lesquelles il leurdit que «le discours a un impact très fort surtout sur la religion;pour cela, en arrivant en terre de l'Islam et en s'emparant des paysdes musulmans, il faut les traiter comme il se doit. Il faut traiter lefaible parmi eux par la guerre, la lutte et le pillage, et avec le fort ilfaut moyenne les pièges et la méchanceté, ainsi que l'attentat et laruse. Il faut également renforcer l'inférieur contre le supérieur, etsemer la discorde entre eux à tout prix, surtout entre les chrétienset les ottomans afin que le conflit éclate entre eux et les gens se

révoltent contre le pouvoir du Sultan, c'est ainsi que leur régimeviendra à bout et vous serez à même de les dominer et de lesdémolir facilement. En attendant, il faut appuyer les faibles parmieux contre les forts, car en affaiblissant les forts, il vous sera faciled'achever les faibles, après les avoir conquis, nous pourronsdétruire leur «Ka'bat» ainsi que leur ville sainte et tous leurstemples, démolir leurs mosquées, tuer les hommes, que nousaurons enlevés, et partager entre nous leurs maisons, propriétés etargent, C'est ainsi que nous pourrons en finir avec l'Islam, atteindrenotre but et avoir la paix». leur méchant discours s'arrête 1à. QueDieu les comble par le mal pour contrecarrer leur victoire. Si c'étaitle but visé par les Français athées, il sera du devoir des musulmansde les combattre.

«O héros de la guerre et hommes de la lutte, O les chefs de laChari'a - législation mouhammadienne et les bases secrètes deDieu, O tous les musulmans croyant en Dieu et en son fidèleprophète, prouvez l'ardeur de votre Islam en menant la guerrecontre cette mauvaise confession, car ils prétendent que la fouledes monothéistes s'égale avec les athées qu'ils ont séduits par leurpourrissement et se sont emparés de leur pays tout en lesconvertissant à leur religion: seulement ces malfaiteurs ne saventpas que l'Islam est enraciné en nous, et que la foi est mêlée à notresang; faites donc attention à leurs ruses et pourrissements, etn'ayez pas peur de leurs menaces, car les lions ne craignent pas lesscorpions. Soyez solidaires d'une même unité d'un seul Consensus,car le croyant ressemble au bâtiment qui se soude par sesdifférentes parties; efforcez-vous dans l'amour et l'entente, etchassez de parmi vous ceux qui sèment la discorde et le mensonge.

«Sachez que 1a nation française ne peut détourner et acheter, parson argent et ses ruses, que les faibles d'esprit et les croyantshésitants; que votre raison soit donc pertinente, vos épéesbrillantes, vos baillonnettes tranchantes, vos flèches visantes, voschevaux galopants et vos hommes dans la guerre défilants de bongré, car l'aide et la grâce de Dieu vous sont accordées. Et nous denotre part, du haut du sultanat, nous avons donné les ordres à tousles soldats dans tout le pays; et grâce à Dieu, se rassemblerontprochainement des soldats nombreux comme les mers pleines, desnavires comme les montagnes, des canons comme l'éclair et deshommes qui ne craignent pas la mort pour Dieu et pour la religion,

et que Dieu ordonnera peut-être de sacrifier pour décevoir ceux quiont plongé dans l'oppression et la vanité»(17).

Ce texte reproduit la réponse intégrale du pouvoir central ottomanau discours orientaliste politique adressé par Napoléon Bonaparte aupeuple musulman d'Égypte. Si le discours orientaliste n'a pas émergé dunéant, mais il s'est plutôt constitué à partir de l'interlocuteur coloniséqui est l'islam; il s'avère que le discours orientaliste constitué parl'Islam est lui-même constituant d'une certaine réponse islamique quivint ici, de la part du pouvoir central cicatriser 1a «blessure du nompropre» tracée par le séducteur étranger. Cette riposte politico-idéologique recouvre trois procès complémentaires:

1 - Elle précède 1a lecture de ce discours en retraçant le cadre et leslimites entre le dedans et le dehors, c'est le cadre de l'Islam à partirduquel est située la communauté française en dehors de l'Islam;elle déjoue le discours «islamique» de l'étranger en l'opposant à soncadre historique dans le contexte de la Révolution française où ildevient athée; et c'est par ce biais que le pouvoir central ottomanretire à Bonaparte le droit à la nomination au sein de cet intérieur;l'étranger est rappelé à sa vérité qui ôte à son discours, et à priori,toute crédibilité.

2 - La riposte du pouvoir central ottoman s'approprie le discoursorientaliste et le dédouble d'une lecture critique et démystificatrice;lecture qui travaille sur l'opacité du discours orientaliste, et chercheà la rendre transparente afin de révéler derrière cette opacitémensongère ce qui se cache comme intentions et visées; les motsn'ont plus le même sens, ou leur sens ici devient le contraire de cequ'ils disent. Le discours orientaliste de Bonaparte, moyennantl'Islam et promettant le paradis au peuple musulman, vise toutautre chose que ce qu'il déclare, il ne vise rien moins que 1adislocation de l'Islam et l'oppression de ceux à qui il promet leparadis.

3 - Une fois effectuée cette lecture démystificatrice qui a chassél'étranger en dehors de l'Islam et sauvegardé le nom propre blessé,le pouvoir central ottoman reprend à son compte la religionmenacée et tente de souder la cohésion interne qui était gravementmenacée; ce qui fait que chacun se trouve dans l'obligation de sedéfendre en s'identifiant au pouvoir central qui représente lesvaleurs à défendre.

C'est ce triple procès, se complétant dans la lecture ottomane dudiscours orientaliste, qui nous porte à affirmer que le discoursorientaliste ne s'est pas constitué du néant, et ne s'adressait pas au vide.Nous avons vu comment s'est constitué le discours de Napoléon, à sonarrivée en Égypte, à travers l'ordre de connaissance prévalant chezl'autre (le colonisé), et il est venu habiter le langage du vaincu (l'Islam)en essayant d'insérer ce langage dans le cadre, plus englobant desprincipes au nom desquels le colon se donne le droit de nommer l'autreet de décrire et classer ses problèmes. Disons que ce discours«politique» de l'orientalisme ne colle pas avec la proposition de RolandBarthes qui peut s'adapter au discours orientaliste plutôt idéologique;dans son texte consacré à Ignace de Loyola et publié sous le titre de«comment parler à Dieu», Barthes présente les prescriptions des«Exercices spirituels» comme branchées sur l'élaboration de ce qu'ilappelle «un champ d'exclusion». Il faut, pour parler à Dieu, faireabstraction de tous les langages antérieurs, en particulier des «parolesoiseuses» selon le mot de Loyola, et les recettes des «Exercices» s'yprêtent:

«Tous ces protocoles ont pour fonction d'installer une sorte de videlinguistique, nécessaire à l'élaboration et au triomphe de la languenouvelle: le vide est idéalement l'espace antérieur de toutesémiophanie»(17).

Il paraît, dans notre cas d'un discours plutôt politique, que cediscours connaissait bien le plein auquel il s'adressait et qui formait sacondition de possibilité; on ne peut donc lire le discours de Bonapartesans tenir compte de 1a contradiction qui opposait deux mouvements:

celui de la centralisation que le pouvoir central ottoman cherche àconsolider, et celui du décentrement auquel aspiraient les esprits declan dans les périphéries où le rapport des forces était en ce moment auprofit du pouvoir local dans sa contradiction avec le pouvoir central.C'est ainsi qu'avec l'arrivée de Napoléon en Égypte, les Mamâlyksavaient déjà récupéré le pouvoir et sont devenus les maîtres réels sur leplan régional; ce qui a renforcé l'influence des savants religieux locauxqui parlaient la langue du peuple, surtout au Caire où la mosquée d'al-Azhar , ainsi que l'université, jouaient le rôle de centre et de point derencontre du mouvement de masse.

C'est pour ces raisons que le discours orientaliste était déterminé,dans son procès de constitution, par des conditions extra-idéologiques,d'où sa diversité dans la lecture de notre histoire selon le lieu et lemoment. Ici il s'approprie la langue de l'Islam, ailleurs, dans d'autresendroits de l'empire ottoman, il sort de l'Islam pour se vêtir de lalangue des minorités chrétiennes ou autres, leur prêchant une solutionséculière et laïque adéquate à ses principes «de lumières» et de liberté;tandis que la riposte, qui faisait le vis-à-vis à cette dominationétrangère dont le discours est diversifié, avait toujours une référenceunique: L'Islam dont se servait le pouvoir central pour maintenir etconsolider 1a cohésion menacée d'ébranlement entre le peuple et lepouvoir local, ou entre les pouvoirs locaux et le pouvoir central.

A partir de 1à, on peut constater la diversité des stratégiesorientalistes dans leur façon de voir notre histoire, et saisir à traverscette diversité les invariantes ou les postulats de cette conception qui enont fait une problématique cohérente; cette problématique a commencéà s'imposer avec les premiers contacts des arabes avec la penséeoccidentale; le concept de «Nahda»- renaissance - dans la pensée arabecontemporaine va de pair avec les contacts effectués entre lesmusulmans et l'Occident depuis l'arrivée de Bonaparte en Égypte audébut du siècle dernier, et un peu plus tard avec les mouvementsd'intellectuels chrétiens en Syrie et au Liban, et avec les missionnaireset les écoles étrangères.

«A l'orientaliste, en tout cas - disait Jacques Berque - lapersonnalité de l'Islam s'impose d'une évidence reconnaissable sousles formes les plus diverses dans l'espace et dans le temps. Entreelle et lui s'instaure un débat qui va durer toute sa vie. Et de celamême va naître un trouble, ou du moins une question. Puisque savie est, comme toute vie humaine, pathétiquement bornée par lamort, il reportera ce pathétique sur son partenaire. Cela n'est quetrop légitime, en un temps où les civilisations se savent mortelles,et où celle-ci au surplus, se voit menacée par la victoire d'un autretype de civilisation. Un type et non plus un sujet? C'est 1à en effetune seconde étape du problème, qui pourrait dès lors se formulerainsi: le type majeur des civilisations modernes, celui que propagel'Occident industriel, dans quelle mesure l'Islam va-t-il pouvoirl'assumer en sauvegardant ce qu'il a de personnel? ... Tel est ledestin de l'orientaliste: il postule, malgré qu'il en ait, pour lemeilleurs et pour le pire, l'existence trop humaine de l'Orient, c'est-à-dire, inévitablement, de son Orient à lui, et de l'Orient en lui»(18).

En effet, «ce type majeur des civilisations modernes, celui quepropage l'Occident industriel», n'a pas attendu le XXe siècle pour tracerl'image de l'orientaliste tel qu'il est décrit par Berque; l'histoire del'orientalisme remonte à beaucoup plus loin dans l'histoire des échangeset des luttes entre deux mondes: l'Orient et l'Occident. C'est dans cesfonds et avant la période que Marx appelle «d'accumulation primitivedu capital», entre le concile de Vienne en 1245 et le XVIIIe siècle, ques'est constitué le discours orientaliste pratique ayant comme supportsun amalgame d'hommes d'affaires, de missionnaires, d'aventuriers et depublicistes, de militaires et de fonctionnaires coloniaux, d'universitaires,etc... ce discours orientaliste, constitué dans le sillage de «l'accumulationprimitive», précédait la domination coloniale, mais il s'insérait dans leprojet antérieur d'occupation, et avait comme objectif unique dereconnaître le terrain à occuper, d'assurer dans les consciences desvaincus les assises de la domination européenne. Il est de coutume deprésenter l'orientalisme sous son aspect désintéressé, savant et libre,par exemple le bibliographe libanais Youssef Ass'ad Dâgher distinguehuit éléments positifs en matière d'études arabes et islamiques:

- Étude des civilisations anciennes.

- Groupage des manuscrits arabes dans les bibliothèqueseuropéennes.

- Établissement de catalogues de manuscrits.

- Publication de nombreuses œuvres importantes.

- Leçon de méthode ainsi donnée aux savants orientaux.

- Organisation des congrès d'orientalisme.

- Rédaction d'études, souvent déficientes et erronées du point devue linguistique, mais rigoureuses par la méthode.

- Enfin «ce mouvement a contribué à éveiller la consciencenationale dans les différents pays de l'Orient et à activer lemouvement de renaissance scientifique et d'éveil des idées»(l9).

Mais ce profil du discours orientaliste cache son origine, c'est unehistoire sans archéologie comme diraient certains, car, entre le savoirorientaliste et le pouvoir colonial, s'il est difficile de préciser ce qui estcause et ce qui est effet, - Marx, se trouvant devant la Même difficultéen traitant de l'émergence du sujet avec l'apparition du mode deproduction capitaliste, nous renvoie à 1a tautologie non originaire duPéché - il est impossible de faire deux histoires séparées: celle del'implantation du pouvoir colonial d'une part et celle de la constitutiondu savoir orientaliste d'autre part, étant donné que le pouvoir colonialde l'Occident déterminait les conditions de constitution du discoursorientaliste, Même si ce dernier était considéré comme élémentconstituant de ce Même pouvoir et le précédant sur le planchronologique. Écrire l'histoire de ce rapport circulaire c'est prendre cerapport dans ses effets sur «l'objet commun - le colonisé - du pouvoir etdu savoir, et ne pas se limiter à la preuve empirique du rapport liant lediscours orientaliste au pouvoir colonial; il importe peu, dans cetteoptique, de savoir empiriquement si l'orientaliste qui a servi de scribe

pour Napoléon, en rédigeant le tract qu'on a lu au début, était payé pourson travail ou s'il le faisait par vocation scientifique; comme il nousimporte peu de savoir la nature de la relation actuelle de Dominiquechevallier avec le Quai d'Orsay.

Ce rapport établi de cette façon, entre le pouvoir colonial et lesavoir orientaliste, ne limite pas le discours orientaliste à un seul typeidéal il ouvre plutôt la voie à la diversité: discours orientalistedirectement politique, - comme c'est le cas avec le discours deBonaparte - discours idéologique ou «scientifique» accompli au sein desuniversités et des sociétés savantes, avec la domination du premierdiscours. Mais la communauté d'intérêt lie les deux discours face àl'autre, à ce monde «tiers». Malgré les différences entre les deuxdiscours, Anouar Abdel-Malek trouve une similarité dans la conceptiongénérale, les méthodes et les instruments mis en oeuvre. Pour ce qui estde la conception générale, et sur le plan de la problématique, il admetque les deux discours considèrent L'Orient et les Orientaux comme«objet» d'étude, frappé d'altérité, mais d'une altérité constitutive decaractère essentialiste. Sur le plan de la thématique, il considère que lesdeux discours adoptent une conception essentialiste de L'Orient,conception qui se traduit par une typologie ethniste caractérisée, et quidéborde en racisme dans le premier discours(20).

Quant à la méthode, Anouar Abdel-Malek constate que le passé del'Orient constitue le champ d'études privilégié; ce passé lui-même seraétudié dans ses aspects culturels - notamment la langue et la Religion -détachés de l'évolution sociale. L'histoire, étudiée comme «structure»,sera projetée sur le présent récent. Le travail scientifique des savantsorientaux sera passé sous silence(21). Sur le plan des instrumentsd'étude, ils sont essentiellement constitués par l'accumulation desrichesses appartenant aux pays de l'Orient dans les grandes métropoleseuropéennes. En matière d'histoire moderne, l'essentiel des matériauxayant trait aux pays coloniaux, qui se trouvent groupés dans lesarchives d'État des grandes puissances ex-coloniales, sont le plussouvent inaccessibles. Les sources secondaires utilisées par lesorientalistes sont teintées de toutes les variantes de l'ethnisme et du

racisme(22). Louis-Jean Calvet a mis l'accent sur l'aspect linguistique dece phénomène très général au XVIIIe siècle:

«Il s'agit, dans divers domaines, de conforter la modernité del'Europe en l'opposant à la sauvagerie préhistorique du reste dumonde et en transformant cette description géographique ensuccession historique, en mettant le synchronique en perspectivediachronique. La théorisation du rapport à l'autre, au différent,passe par sa digestion, l'autre n'étant, ne pouvait être, qu'un étatancien de notre propre histoire, qu'une forme inachevée de notrepropre perfection(23).

Jean Bion a avancé l'idée que la seule façon, pour le XVIIIe Siècle,d'admettre des cultures différentes, était de les introduire dans lesystème européen de coordonnées, de les déglutir(24).

«Essayons au moins, pour conclure, de réfléchir à l'opinion généraleque l'Occident sut offrir aux cultures qu'il rencontra: l'assimilationqui, notre belle âme le déplora souvent, intervint presque toujourstrop tard, lorsque les Indiens, les Noirs ou les Arabes eurent prisconscience de leur existence séparée ou furent morts. Par saconnotation biologique, le mot lui-même renvoie à uneanthropophagie réussie. L'idéologie des lumières est cannibale dansla mesure où elle nie l'autre dans sa différence pour n'en retenirque ce qu'elle peut faire soi».

«Il s'agit bien sûr, pour nous, d'une partie seulement de ce festin,de glottophagie: les langues des autres (mais derrière les langues onvise les cultures, les communautés) n'existent que comme preuvesde la supériorité des nôtres, elles ne vivent que négativement,fossiles d'un stade révolu de notre propre évolution»(25).

Mais cet orientalisme traditionnel ne cadrait plus avec lesnouvelles données survenues après la deuxième guerre mondiale, et ilfallait renouveler et la conception et la méthode de l'orientalisme afinde l'adapter à la nouvelle situation. Jacques Berque l'a bien signalé:

«Le soulèvement algérien, à partir de 1954, la conférence deBandoeng en 1955, l'indépendance obtenue pas la Tunisie et leMaroc en 1956, la nationalisation de Suez cette année-là,

l'indépendance du Ghana, la loi-cadre, etc. tous ces éléments nousinvitaient à rompre avec une séculaire tradition, qui n'était passeulement politique, mais épistémologique et, si je puis dire,morale. Il fallait de ces grandes étapes tirer l'enseignement.L'insurrection de l'arabe, coalisée avec toutes celles de la Terre,transformait son contenu même et perturbait toutes les définitionsque nous donnions, et qu'il se donnait de lui»(26).

Et il a tiré les conclusions en dressant le nouveau profil del'orientaliste nouveau:

«Pour saisir une telle réalité, sans doute fallait-il faire appel à desdisciplines jusque-là pudiquement éludées par l'orientalisme:l'économique, où l'indépendance trouverait son banc d'épreuve;l'histoire contemporaine qui délivrait une fois pour toutes cespeuples de leur linceul de pourpre; la phénoménologie, seulecapable de lire tant d'événements, de gestes, de conjonctures,comme signalisation de courants des profondeurs, et qui requéraittoute observation de fonder sur l'exactitude de l'impression unequête des logiques souterraines. La sociologie, et surtoutl'anthropologie qui replaçaient le débat dans ses perspectivesglobales, et proposaient des saisies alors nouvelles en cedomaine»(27).

Ce nouveau profil de l'Orientaliste moderne, tout en prenant enconsidération ces différents facteurs et disciplines, demeureessentialiste dans sa nouvelle typologie; tandis que l'approche duproblème est différente avec l'orientalisme anglo-saxon. En 1946 estfondé à Washington le «Middle Eastern Affairs» à New York. Alors qu'enGrande-Bretagne, et selon les conseils de A.-J. Arberry, la commissionSearborough amorce un renouveau de l'orientalisme en Grande-Bretagne: la fin de la guerre commande d'aménager les responsabilitésqu'il lui reste à supporter dans les colonies. Le Rapport Hayter (1961)formule une critique de «l'européo-centrisme» et signale que le retarddes études orientales en Grande-Bretagne par rapport à la France,l'Allemagne, l'Italie, la Hollande, l'Union Soviétique et les États-Unis(dans l'ordre), «s'accorde mal avec notre situation de grande puissance,et n'est pas adéquat à nos responsabilités impériales». Il s'agirad'organiser des études modernes, afin d'aider les scientifiques,

médecins, ingénieurs et économistes qui entendent faire carrière enOrient, à s'y insérer valablement(28).

A partir de cette diversité dans les stratégies de l'orientalisme,aussi bien politique que scientifique et idéologique, mis à part pour lemoment l'orientalisme des pays socialistes qui sera abordé plus loin,nous pouvons constater les invariantes et les postulats qui donnent àces différents discours leur unité et leur cohérence, à partir d'uneproblématique centrale qui s'est constituée dans et par le discoursorientaliste à partir de l'intensification des contacts de la penséeoccidentale avec l'Islam au courant du XIXe siècle, avec l'établissementde la domination occidentale. Cette problématique centrale peut êtredégagée du concept de «Renaissance» repris de la pensée occidentale duXVe siècle, et inséré par le discours orientaliste dans l'histoire de 1apensée arabe contemporaine qui aurait commencé avec l'arrivée deBonaparte en Égypte et se serait prolongée plus tard avec lesmouvements d'«éveil» déclenchés par l'intelligentsia chrétienne de laSyrie et du Liban dans le sillage des missions culturelles et des écolesétrangères. Engels a bien décrit le processus de la Renaissance enEurope dans sa reprise au XVe siècle de l'antiquité grecque et arabe:

«L'étude moderne de la nature - qui est seule parvenue à undéveloppement scientifique, systématique et complet, à l'opposédes intuitions géniales des Anciens en philosophie de la nature etdes découvertes arabes, extrêmement importantes, maissporadiques et disparues pour la plupart sans résultats - cetteétude moderne de 1a nature date, comme toute l'histoire moderne,de 1a puissante époque que nous autres allemands nommons laRéforme d'après le malheur national qui est venu nous frapper ence temps, que les Français nomment la Renaissance et les Italienscinquecento, bien qu'aucun de ces termes n'en donne complètementl'idée. C'est l'époque qui commence avec la deuxième moitié du XVesiècle»(29).

Le discours orientaliste, dans sa lecture de la pensée arabecontemporaine, se considère comme le porteur et le continuateur decette Renaissance dans l'histoire arabe du XIXe siècle à quatre siècles

d'intervalle. La «Nahda» arabe, provoquée par le contact avec l'Occident,aurait reproduit le même procès décrit par Engels dans le même texte:

«La royauté, s'appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé lapuissance de la noblesse féodale et créé les grandes monarchies,fondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquellesse sont développées les nations européennes modernes et la sociétébourgeoise moderne .. Dans les manuscrits sauvés de la chute deByzance, dans les statues antiques retirées des ruines de Rome, unmonde nouveau se révélait à l'Occident étonné: l'antiquité grecque;ses formes resplendissantes dissipaient les fantômes du MoyenAge; l'Italie naissait à un épanouissement artistique insoupçonné,qui sembla un reflet de l'antiquité classique et n'a plus été retrouvéEn Italie, en France, en Allemagne, apparaissait une littératurenouvelle, la première littérature moderne; l'Angleterre et l'Espagneconnurent bientôt après leur époque littéraire classique... Ladictature spirituelle de l'Église fut brisée; la majorité des peuplesgermaniques la rejeta directement en adoptant le protestantisme,tandis que, chez les peuples romans, une allègre libre pensée,reprise des Arabes et nourrie de la philosophie grecquefraîchement découverte, s'enracinait de plus en plus et préparait lematérialisme du XVIIIe siècle»(30).

Cette description globale faite par Engels éclaircit les aspectshistoriques du concept de la Renaissance en tant que découverte del'antiquité et réconciliation avec le passé refoulé tout au long du MoyenAge. Ce schéma a l'avantage de nous tracer les contours et lesfondements sur lesquels s'est basé le discours orientaliste; ce discours seconsidère comme le continuateur et le propagateur légal de cetteRenaissance, et se définit lui-même en tant que moment inaugural de 1apériode de perfection, de la Renaissance (Nahda) arabe. en effet, cecontact effectué au XIXe siècle entre l'Occident - héritier de laRenaissance et des lumières - et l'Orient islamique plongé dans lesténèbres du Moyen Age et de la décadence (Inhitât) - ce contact retrace,par la même occasion, 1a division classique en trois époques: l'antiquité,le Moyen Age et la Renaissance, où tout dépend de l'antiquité quiconstitue le tronc commun, l'origine unique de toutes les civilisationshumaines; cette antiquité est fondée sur le modèle unique et unificateurdu «Miracle grec». Ainsi tout le monde était grec au départ, l'Occident

aussi bien que l'Orient, mais à des degrés différents. Et si les Arabes ontdégénéré, si leur histoire s'est arrêtée, c'est parce qu'ils ont cessé, à unmoment donné d'être grecs, parce qu'ils ont perdu les traces du modèleinitial qu'ils ont eu l'avantage de propager à un moment donné del'histoire:

«Je persiste à croire, disait Ernest Renan, qu'aucun grand partidogmatique n'a présidé à la création de cette philosophie (arabe).Les Arabes ne firent qu'adopter l'ensemble de l'encyclopédiegrecque telle que le monde entier l'avait acceptée vers le VIIe et leVIIIe Siècle. La science grecque jouait à cette époque chez lesSyriens, les Nabatéens, les Harraniens, les Perses Sassanides un rôlefort analogue à celui que la science européenne joue en Orientdepuis un demi-siècle»(30).

Mais l'argumentation ne reste pas limitée au seul cadre de 1araison et de l'objectivité, elle annonce sa couleur raciste:

«Ce n'est pas à la race sémitique que nous devons demander desleçons de philosophie. Par une étrange destinée, cette race, qui a suimprimer à ses créations religieuses un si haut caractère depuissance, n'a pas produit le plus petit essai de philosophie qui luisoit propre. La philosophie, chez les Sémites, n'a jamais été qu'unemprunt purement extérieur et sans grande fécondité, uneimitation de la philosophie grecque»(31).

Parler de la philosophie grecque en général peut laisser la porteouverte à des éléments perturbateurs, il lui fallait donc préciser que:

«Tout ce que l'Orient sémitique, tout ce que le Moyen Age ont eude philosophie proprement dite, ils le doivent à la Grèce. Si donc ils'agissait de choisir dans le passé une autorité philosophique, laGrèce seule aurait le droit de nous donner des leçons; non pas cetteGrèce d'Égypte et de Syrie, altérée par le mélange d'élémentsbarbares, mais la Grèce originale et sincère dans son expression,pure et classique»(32).

La décadence de l'Islam consiste dans le fait que son présent est encoupure avec son passé grec, par le biais duquel il participait à la

civilisation; l'orientaliste, dans sa lecture de l'histoire de la panséearabe, stimule deux mouvements complémentaires:

1 - réconcilier 1a pensée arabe avec son passé grec rénové par le biaisde l'Occident afin de sortir cette pensée de l'époque de décadenceoù elle plongeait vers l'époque des lumières, c'est la répétition dumême mouvement effectué en Europe au XVe siècle et décrit parEngels.

2 - briser la domination du dogme de l'Islam qui se défendait contre lesinfluences étrangères, afin de donner à cette société l'accès auprogrès et à la rationalité universelle. C'est ainsi que l'Occident nes'est pas présenté au XIXe siècle comme présent en coupure avec lepassé révolu de l'Islam, mais il s'est présenté en tant que parraincautionnant notre réconciliation avec l'Islam du passé, et pasn'importe quel passé, mais le passé grec qui avait sesprolongements au sein de l'Islam par le biais des philosophes -Falasifa -; cette réconciliation, l'Occident l'a déjà faite pour sonpropre compte à l'époque de la Renaissance, il se charge de lerépéter pour nous après la rupture causée par le mauvais Islamcelui de Ghazali et des partis de dogme.

C'est à partir de ce lieu où loge le discours orientaliste qu'il lui serapossible de définir le point de départ et le moment inaugural dans notrepensée politique contemporaine, et de mettre sur pied une règle declassification lui permettant de désigner les courants de la pensée arabeet de périodiser les étapes traversées par cette pensée depuis le«début» de la renaissance. C'est le vainqueur qui dispose du droit denommer le vaincu, et au coeur de la lutte pour la nomination émergel'Islam.

La classification orientaliste de la pensée arabe contemporaine partdonc du concept central de 1a «Nahda» - Renaissance - pour faire ladistinction entre les différents courants intellectuels; cette démarcationsuppose un modèle de référence - un certain Occident - qui voit dans leprésent du colonisé les traces de son passé révolu en deçà du présent

occidental, mais évoluant certainement dans le sens du modèle; c'estainsi que cet orientalisme européo-centrique trace une ligne dedémarcation entre l'ancien et le nouveau, l'ancien est représenté partout le patrimoine traditionnel du vaincu, tandis que le nouveau relèvede la civilisation occidentale et de ses principes universels. C'est à partirde cette démarcation qu'on a tracé le schéma généalogique de la penséearabe contemporaine en faisant la distinction entre conservatisme etlibéralisme dans les courants de pensée, et la périodisation adéquatecommençant au XIXe siècle.

2 - L'ombre de l'orientaliste ou répétition et réaction .

Avec la pénétration capitaliste au sein de l'empire ottoman, et ladistinction que ce capitalisme a provoquée dans l'ancienne structure, lacouche des intellectuels a été transformée sous l'égide de la dominationétrangère qui s'installait. Le vieux type d'intellectuel traditionnel étaitl'élément organisateur dans la société civile dont la structure était baséeessentiellement sur l'agriculture. Pour organiser l'État dans son rapportavec le nouveau pouvoir en vue, le vainqueur occidental, disposant del'appareil de pouvoir de l'orientalisme, éduquait un type particulierd'intellectuel moderne organiquement lié à cet appareil orientaliste dunouveau pouvoir qui s'installe. Ce rapport orientaliste/intellectuelindigène, nous en avons un modèle proche tracé par Claude Lévi-Straussdans ses «Tristes Tropiques» où - dans la «leçon d'écriture» - le chefnambikwara apprend l'écriture de l'ethnographe, il l'apprend d'abordsans comprendre, il comprend sa fonction d'asservissement avant decomprendre son fonctionnement accessoire de communication, designification, de tradition d'un signifié:

«On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire; mais ils nedessinent pas davantage, à l'exception de quelques pointillés ouzigzags sur leurs calebasses. Comme chez les caduveo, je distribuaispourtant des feuilles de papier et des crayons dont ils ne firent rienau début; puis un jour, je les vis tous occupés à tracer sur le papierdes lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire? jedus me rendre à l'évidence: ils écrivaient, ou plus exactement,cherchaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul

qu'ils pussent alors concevoir, car je n'avais pas encore essayé deles distraire par mes dessins. Pour la plupart, l'effort s'arrêtait 1à;mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avaitcompris la fonction de l'écriture(33).

Il fait tout seul la découverte de la fonction de l'écriture commerapport de pouvoir et de domination:

«Aussi m'a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillementéquipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communiquepas verbalement les informations que je lui demande, mais tracesur son papier des lignes sinueuses et me Les présente, comme si jedevais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédiechaque fois que sa main achève une ligne, il l'examineanxieusement, comme si la signification devait en jaillir, et la mêmedésillusion se peint sur son visage. Mais il n'en convient pas; et ilest tacitement entendu, entre nous, que son grimoire possède unsens que je feins de déchiffrer, le commentaire verbal suit presqueimmédiatement, et je me dispense de réclamer les éclaircissementsnécessaires»(34).

A partir de cette découverte, il trouve directement le moyen d'enprofiter pour consolider sa position au sein de la tribu, en tant quemédiateur entre ce pouvoir et les siens:

«0r à peine avait-il rassemblé tout son monde qu'il tira d'une hotteun papier couvert de lignes tortillées qu'il fit semblant de lire où ilcherchait, avec une hésitation affectée, la liste des objets que jedevais donner en retour des cadeaux offerts: à celui-ci un arc et desflèches, un sabre d'abattis! à tel autre, des perles! pour ses colliers...Cette comédie se prolongea pendant deux heures. Qu'espérait-il? Setromper lui-même, peut-être; mais plutôt étonner ses compagnons,les persuader que les marchandises passaient par sonintermédiaire, qu'il avait obtenu l'alliance du blanc et qu'ilparticipait de ses secrets»(35).

C'est la meilleure description du genre de rapport qui se maintiententre la domination étrangère et l'intellectuel indigène; même s'il étaitquestion ici d'un genre particulier d'intellectuel local: le chefNambikwara qui représentait le pouvoir sur place avant l'arrivée de

l'homme blanc, il s'agit donc ici de renforcer un pouvoir établimoyennant le savoir du vainqueur et participant de ses secrets; tandisque le pouvoir étranger ne se contente pas de renforcer l'intellectueltraditionnel mais cherche à former un nouveau type d'intellectuel quereprésente par son savoir le pouvoir du vainqueur auprès des vaincus.Nous aurons l'occasion, par la suite de faire une analyse détaillée durapport orientaliste/intellectuel indigène, dans ses modalitéshistoriques; notre préoccupation porte, pour l'instant, sur le discours decet intellectuel ainsi que sur la lecture de la pensée arabecontemporaine. Dans la même optique taxinomique de l'orientalismetraitant des courants de 1a pensée arabe contemporaine, nous trouvonsune multitude de classifications de ces courants faites par desintellectuels arabes en se basant sur les mêmes postulats du discoursorientaliste en ce qui concerne le point de départ de la contemporanéitédans notre pensée: le concept de la Nahda - Renaissance - qui supposeune rupture entre le présent arabe et son passé grec, rupture qu'onappelle décadence; ce modèle généalogique reproduit la mêmepériodisation: antiquité grecque reproduite par l'Islam des falasifa(philosophes): les quatre premiers siècles de l'Islam ---> décadence ourupture avec le «miracle grec» se prolongeant jusqu'au XIXe siècle --->Nahda (Renaissance) ou réconciliation avec ce passé grec commereproduction tardive de la renaissance européenne; c'est ce modèle depériodisation qui situe le lieu à partir duquel l'intellectuel araberepense les courants de la pensée arabe et fait sa classification àl'intérieur du cadre tracé par l'appareil orientaliste.

Cette problématique de Référence, on la retrouve à la base de laplupart des classifications faites par les intellectuels arabes, que ce soiten ce qui concerne la pensée islamique dans sa relation avec laphilosophie grecque, ou bien la pensée arabe de la Nahda dans sarelation avec la pensée occidentale contemporaine:

«L'éveil de la pensée, - disait Abdel Rahman Badawi -, aussi bienthéologique que philosophique, est étroitement lié à la diffusion, aupays d'Islam, de la pensée grecque. A partir de la deuxième moitiédu VIlIe siècle, les traductions se succèdent à un rythme toujoursplus accéléré»(36).

C'est 1a version répandue dans presque tous les livres académiquestraitant de la philosophie islamique; ils commencent tous par unchapitre sur «les sources» de la philosophie islamique, où figure laphilosophie grecque comme étant l'origine des .origines. Au moins Hegelétait plus nuancé à cet égard.

«L'histoire universelle va de l'Est à l'Ouest, car l'Europe estvéritablement le terme, et l'Asie le commencement de cettehistoire. Pour l'histoire universelle il existe un Est puisque l'Est esten soi quelque chose de tout relatif».

«Mais ce qui fait que nous sommes en terre natale chez les Grecs,c'est que nous découvrons qu'ils ont fait de leur monde leur patrie... Ils ont certes plus ou moins reçu les rudiments de leur religion,de leur culture, de leur consensus social, d'Asie, de Syrie etd'Égypte; mais ils ont effacé, transformé, élaboré, bouleversé ce quecette origine avait d'étranger, ils l'ont à ce point métamorphosée,que ce qu'ils en ont comme nous apprécié, reconnu et aimé, estessentiellement leur(37).

C'est pourquoi dans l'histoire de la vie grecque, on peut et on doitcertes revenir en arrière, mais on peut tout aussi bien se passer de ceretour... car leur développement spirituel n'a besoin d'un élément reçu,d'un élément étranger, qu'à titre de matière dont le choc lui donnel'impulsion.

Cette représentation de la pensée islamique, dans son rapport avecla philosophale grecque, dégage les postulats sur lesquels va être fondéla généalogie de la pensée arabe contemporaine dans sa relation avec lapensée occidentale. Ce modèle généalogique constitue 1a toile de fonddes lectures «modernistes» faites par les intellectuels arabes:

«This is not a general history - disait Albert Hourani - of modernarabic Thought. It is a study of that stream of political and socialthought wiich began when, in the first half of the nineteenthcentury, educated men in the arabic-speaking countries becameaware of the ideas and indtitutions of modern Europe, and. in thesecond, started to feel its power. In order to revive the forces of

their own society, what should they and what could they take fromthe West? Once they began to borrow, in what sense would theyremain Arabs and Muslims? I have tried to show how suchquestions became, articulate and some of the answers given tothem. I have not tried to include everything but to select what bestseemed to illustrate my theme: I have dealt more fully with earlythan with later formulations, more with what was written in Cairoand Beirut, the centres of Arabic thought, than elsewhere. I havelaid my main emphasis on the writings of a small number ofthinkers who seemed to me more whorth studiing than the others,and tried to give enough details of their lives and the world inwhich they lived to make clear why they posed their problems inthe way they did»(38).

On retrouve 1à, dans le projet de lecture globale de la pensée arabecontemporaine de 1798 à 1939, le même modèle orientaliste de lecturequi prend comme point de départ de 1a contemporanéité la découvertede l'Occident par l'intellectuel arabe du XIXe siècle, découverte quicoïncide avec la Nahda - Renaissance - arabe, période inaugurale traçantles limites entre l'ancien et le nouveau, le sous-développement et leprogrès, l'Islam et 1a science, la décadence et l'éveil. Cette périodeinaugurale suscitée par l'autre (l'Occident) reproduit la périodisationdéjà évoquée: le contact des arabes avec la pensée occidentale au XIXesiècle n'était pas le premier qu'ils ont effectué dans l'histoire; il leur estdéjà arrivé au courant des quatre premiers siècles de l'Hégire, deconnaître les sources de 1a pensée occidentale, à travers la traductiondes oeuvres grecques dans les domaines de la science, la littérature et laphilosophie.

Cette traduction du modèle grec leur a donné la primauté, dans lesdifférents domaines de la pensée, sur le reste du monde; primauté qu'ilsont perdue par la suite à cause de la rupture que l'histoire islamique aeffectué avec le passé grec, et qui est due à des raisons politiques,économiques et religieuses. Ce contact avec l'antiquité grecque a étérentamé cette fois-ci sous l'égide de la domination coloniale européenne;l'Europe aurait dépassé le monde islamique dans les différentsdomaines de la pensée - s'étant réconciliée avec l'antiquité grecque auXVe siècle - au moment où les Arabes vivaient dans un monde clos, et

leur activité culturelle consistait à reproduire, sans créativité, l'ancienpatrimoine. Leur nouveau contact avec l'Occident leur a permis deconnaître, avec leur grand étonnement, les acquis de la penséeoccidentale dans tous les domaines; cet étonnement, mêlé d'unsentiment d'infériorité, les incita à saisir ces nouveautés et à lesassimiler. Certains intellectuels arabes n'hésitèrent pas à adopter lapensée occidentale et ses acquis sur les plans théorique, philosophique,politique et artistique; tandis que d'autres, hésitants, cherchèrent àréconcilier ces acquis scientifiques avec la tradition et la religion del'Islam. D'autres, enfin, tournèrent le dos à ces acquis, et c'est ainsi quela typologie trilatérale de l'intellectuel arabe est née:

- l'intellectuel arabe libéral, moderniste, laïque et progressiste.

- l'intellectuel islamique réformateur essayant de réconcilier l'Islamavec la raison universelle.

- l'intellectuel traditionaliste se réfugiant dans le passé islamique etrefusant de s'adapter à l'époque moderne(39).

C'est ce schéma de base, produit par le discours orientaliste surnotre histoire, qui se retrouve, selon différentes modifications, dansd'autres classifications faites par divers intellectuels arabes pour lescourants de la pensée arabe contemporaine; même si on constate unediversité et des nuances dans ces classifications, les unes dressant leurtypologie des courants d'idées indépendamment de la structure socio-économique, les autres mettant plutôt l'accent sur l'évolution sociale etpolitique, d'autres, enfin, essayant d'appliquer une certaine sociologieculturelle sur l'évolution de l'intelligentsia arabe. C'est dans ce cadreque s'insère la tentative d'Abdallah Laroui d'établir une problématiqueculturaliste à même de résumer 1a pensée de 1a Nahda arabe et declasser 1a typologie et l'évolution de ses différents courants. Cetteproblématique peut se résumer en quatre points:

1 - d'abord une définition de Soi. Mais comme toute définition est unenégation, en face du moi se pose l'Autre, ou plus exactement c'est

par rapport à l'Autre que les Arabes se définissent. Cet Autre estl'Occident.

2 - Le deuxième point concerne les relations des Arabes avec leur passé.Quel sens donner à l'histoire arabe, longue, mal éclairée, peine deréussites et d'échec, d'ombres et de lumières? Cette question vientnécessairement à la suite de la première, car le passé est mobilisépour donner une consistance au moi présent et lui rendre confiancedans l'avenir.

3 - Le troisième point concerne la méthode, qui doit permettre auxArabes de se connaître et d'agir. Méthode d'action, méthoded'analyse; il s'agit au fond d'une réflexion sur l'universalité de laraison. Y a-t-il un commun dénominateur entre tous les hommesd'aujourd'hui, particulièrement entre l'Occident et les Arabes? sioui, c'est un avenir commun qui se profile à l'horizon et quirelativise toutes les questions sur soi et le passé. restées souventsans réponse.

4 - Le quatrième point, enfin, concerne l'expression de cette situationtransitoire, pleine d'interrogation et de doute. Comment acquérirune forme artistique ou littéraire, capable d'exprimer d'unemanière adéquate, donc valable universellement, l'étape que nousvivons à l'heure actuelle.

Utilisant une image, on pourrait dire que les Arabes sont depuistrois quart de siècle à la recherche de quelque chose: d'eux-mêmes, deleur passé, d'une raison universelle, d'une expression adéquate.

Usant d'une formulation abstraite, disons plutôt que laproblématique arabe se ramène aux notions de:

a - authenticité.

b - continuité.

c - universalité

d - expression(40).

Les postulats de cette problématique culturaliste mènent à unetypologie des courants de la pensée arabe identique à celle qui est déjàmentionnée:

«On peut distinguer dans l'idéologie arabe contemporaine troismanières principales de saisir le problème essentiel de la sociétéarabe: l'une le situe dans la foi religieuse, l'autre dans l'organisationpolitique, la dernière enfin dans l'activité scientifique et technique

1 - Le clerc: maintient l'opposition Occident-Orient dans le cadre del'opposition Christianisme-Islam... Tout finalement, se résoutdans les rapports de la société avec son Dieu.

2 - Le politicien: l'homme nouveau, juriste et politicien, vaamalgamer Rousseau et Montesquieu et comprendre ladémocratie idéale à l'image de l'horlogerie anglaise.

3 - Le technophile: la parole passe alors à un nouveau venu...considérant que l'Occident ne se définit ni par une religion sanssuperstitions, ni par un État sans despotisme, mais simplementpar une force matérielle, acquise par le travail et la scienceappliquée»(41).

Ce modèle généalogique se reproduit dans une longue séried'oeuvres traitant de l'histoire de la pensée arabe contemporaine et desa classification, même si des nuances existent entre des oeuvressimplifiées où la lecture est élémentaire et se fait selon les «sources»européennes des auteurs arabes: comme c'est le cas de ra'if Khoury dansson livre sur «la pensée arabe moderne: influence de la révolutionFrançaise sur son orientation politique et sociale»(42), où il est questiond'une comparaison et d'associations simplifiées entre les idées dequelques penseurs arabes de l'époque de la Nahda et leurscorrespondants parmi les penseurs européens leur servant de maîtres-penseurs ou de précurseurs; et des oeuvres plus sophistiquées dans leur

système de référence invoquant plusieurs disciplines en cours enOccident pour aboutir à la même typologie soulevée, comme c'est le casdu Docteur Ghaly Chikry dans son livre sur «la Nahda et la chute dans lapensée égyptienne moderne»(43); le résultat est donc le même, avec desœuvres qui ne manquent pas de sérieux sur le plan de la rechercheempirique appuyée par le pouvoir documentaire et archiviste commec'est le cas du livre d'Albert Hourani sur «Arabic Thought in the liberalage 1798-1939», déjà mentionné(44).

Cette règle généalogique laisse une place à des nuances sur le plande la périodisation des étapes de la pensée arabe, nuances donnant laprimauté à certaines régions ou à certaines périodes plus qu'à d'autres,comme c'est le cas du provincialisme libanais développé d'une façonsimplifiée par Gibran Mass'oud dans son livre sur «Le Liban et la Nahdaarabe Moderne»:

Les chercheurs considèrent souvent la Nahda comme ayant débutéau courant du XIXe siècle, sans se préoccuper de la période antérieure,sous prétexte que les signes de la Nahda ne se sont manifestés qu'àcette époque. Malgré le bien fondé de cet argument, comment peut-onconcevoir la Nahda sans antécédents ni fondements dans la périodeprécédente? il est donc normal de chercher les sources de la Nahda ausein même de la période dite de décadence qui a vu naître les premiersgermes de cette renaissance..

«L'époque de la décadence n'a pas connu de mouvements culturelsdistingués, mais les fondements de la Nahda s'étaient déjà établisau Liban dès cette époque, où les missions religieuses seprécipitèrent systématiquement du temps de Fakhr Al-Dine,portant avec elles 1a science à côté de la propagande religieuse. Lapremière imprimerie fondée au Liban remonte à 1610; les écoles yont connu un certain essor même à l'époque des Mamâlyks; endépit du déclin des écoles sous les Ottomans, les missions ontpermis aux Libanais de connaître les écoles de l'Occident surtout«l'école maronite de Rome»... La Providence a doté 1e Liban decertains princes qui ont pris la renaissance en charge, à la tête deces princes figurait Fakhr Al-Dine II qui s'est aperçu de l'ignorance

totale régnant dans son pays et s'est retourné vers la lumièresurgissant de l'Europe pour y puiser 1a connaissance»(45).

A part les quelques nuances dans la périodisation, se rapportant àla définition du moment inaugural de la Nahda, ce discours présentel'avantage d'expliciter, d'une façon claire et simplifiée, le modèlegénéalogique déjà décrit, sans avoir recours à tout un arsenal deconnaissances encyclopédiques, commençant par la dialectique de Fichteet celle de Hegel, pour aboutir à Ferdinand de Saussure et à RolandBarthes.

Ces deux discours déjà décrits: celui de l'orientaliste et celui del'intellectuel arabe moderne dans sa tentative de s'identifier àl'orientaliste, se basent tous deux sur la classification qu'ils font del'histoire de notre conscience de soi (arabe) dans sa relation avec laconscience d'autrui (l'Occident); cette problématique trouve sesfondements théoriques chez Hegel dans sa dialectique du maître et del'esclave.

Selon Hegel, l'homme est conscience de soi. Il est conscient de soi,conscient de sa réalité et de sa dignité humaines, et c'est en ceci qu'ildiffère essentiellement de l'animal qui ne dépasse pas le niveau dusimple sentiment de soi. L'homme prend conscience de soi au momentoù - pour la première fois - il dit: Moi. Comprendre l'homme par lacompréhension de son origine, c'est donc comprendre l'origine du Moirévélé par la parole. C'est le désir (conscient) d'un être qui constitue cetêtre en tant que Moi. Étant née du désir, l'action tend à le satisfaire, etelle ne peut le faire que par la négation, la destruction ou tout au moinsla transformation de l'objet désiré.

Pour qu'il y ait conscience de soi, il faut que le désir porte sur unobjet non naturel. Or la seule chose qui dépasse ce réel donné est ledésir lui-même. Le désir humain doit donc porter sur un autre désir; etl'histoire humaine est l'histoire des désirs désirés. L'homme ne«s'avère» être humain que s'il risque sa vie (animale) en fonction de sondésir humain. C'est pourquoi, parler de l'origine de la conscience de soi,

c'est nécessairement parler du risque de la vie (en vue d'un butessentiellement non vital). Or désirer un désir c'est vouloir se substituersoi-même à la valeur désirée par ce désir; c'est désirer que la valeurque je représente soit la valeur désirée par cet autre: je veux qu'il me«reconnaisse» comme valeur autonome.

Parler de l'origine de la conscience de soi, c'est donc nécessairementparler d'une lutte à mort en vue de 1a «reconnaissance». Pour que laréalité humaine puisse se constituer en tant que réalité «reconnue», ilfaut que les deux adversaires restent en vie après la lutte. L'un, sans yêtre aucunement «prédestiné», doit avoir peur de l'autre, doit céder àl'autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la satisfaction de sondésir de «reconnaissance». Il doit abandonner son désir et satisfaire ledésir de l'autre: il doit le «reconnaître» sans être «reconnu» par lui. Or,le «reconnaître» ainsi, c'est le «reconnaître» comme son maître et sereconnaître et se faire reconnaître comme Esclave du Maître(46).

Autrement dit, à son état naissant, l'homme n'est jamais hommetout court. Il est toujours nécessairement et essentiellement, soit maître,soit esclave. C'est pourquoi, parler de l'origine de 1a conscience de soi,c'est nécessairement parler de l'autonomie et de la dépendance de laconscience de soi, de la maîtrise et de 1a servitude.

Ce concept pur de reconnaissance, c'est-à-dire du redoublement dela conscience de soi à l'intérieur de son unité, doit être aussi considérédans l'aspect sous lequel son évolution apparaît à la conscience de soi.C'est-à-dire non pas au philosophe qui en parle, mais à l'hommeconscient de soi qui reconnaît un autre homme ou se fait reconnaîtrepar lui(47).

Lorsque deux «premiers» hommes s'affrontent pour la premièrefois, l'un ne voit dans l'autre qu'un animal, d'ailleurs dangereux ethostile, qu'il s'agit de détruire, et non pas un être conscient de soireprésentant une valeur autonome. L'homme, pour être vraiment«homme» et se savoir tel, doit donc imposer l'idée qu'il se fait de lui-même à d'autres que lui; il doit se faire reconnaître par les autres; ou

bien encore, il doit transformer le monde (naturel et humain) où il n'estpas reconnu, en un monde où cette reconnaissance s'opère. Cettetransformation du monde hostile à un projet humain en un monde quiest en accord avec ce projet, s'appelle «action», «activité»(48).

L'homme n'est humain que dans la mesure où il peut s'imposer àun autre homme, se faire reconnaître par lui dans une lutte à mort. Sil'un des deux adversaires reste en vie mais tue l'autre, il ne peut plusêtre reconnu par lui; le vaincu mort ne reconnaît pas la victoire duvainqueur, Il ne sert donc à rien à l'homme de 1a lutte de tuer sonadversaire. Il doit le supprimer «dialectiquement», c'est-à-dire qu'il doitlui laisser 1a vie et la conscience et ne détruire que son autonomie. Il nedoit le supprimer qu'en tant qu'opposé à lui et agissant contre lui.autrement dit il doit l'asservir. Par cette expérience sont posées : uneconscience de soi pure (ou abstraite, ayant fait abstraction de la vieanimale par le risque de la lutte - le vainqueur) et une conscience qui(étant en fait un cadavre vivant - le vaincu épargné) existe commechoséité. Celle-là est le maître, celle-ci l'esclave. Cet esclave estl'adversaire vaincu, qui n'est pas allé jusqu'au bout dans le risque da lavie, qui n'a pas adopté le principe des maîtres: vaincre ou mourir. Il aaccepté la vie accordée par un autre. Il dépend donc de cet autre. Il apréféré l'esclavage à la mort, et c'est pourquoi, en restant en vie, il viten esclave(49).

Pour l'esclave, 1a chose est autonome; il ne fait que la transformerpar le travail, il la prépare pour la consommation, mais il ne laconsomme pas lui-même. Tout l'effort étant fait par l'esclave, le maîtren'a plus qu'à jouir de la chose que l'esclave a préparée pour lui, et de la«nier», de la détruire en la «consommant». C'est donc uniquement grâceau travail d'un autre (de son esclave) que le maître est libre vis-à-visde la nature et, par conséquent, satisfait de lui-même.

Le rapport entre maître et esclave n'est donc pas unereconnaissance proprement dite. Le maître est reconnu comme tel parquelqu'un qu'il ne reconnaît pas. C'est 1à le tragique de sa situation caril ne peut être satisfait que par la reconnaissance de la part de celui

qu'il reconnaît être digne de le reconnaître. Il est reconnu par une«chose». Le maître a donc fait fausse route et n'a pas satisfait son désir.C'est ainsi que l'homme intégral, absolument libre et satisfait seral'esclave qui a supprimé sa servitude. Si la maîtrise oisive est uneimpasse, la servitude laborieuse est, au contraire, la source de toutprogrès humain, social, historique. L'Histoire est l'histoire de l'esclavetravailleur(50).

Le maître est donc figé dans sa maîtrise où il ne peut pas sedépasser, changer, progresser. L'esclave, par contre, n'a pas voulu êtreesclave. Il l'est devenu parce qu'il n'a pas voulu risquer sa vie pour êtremaître. Dans l'angoisse mortelle, il a compris qu'une condition donnée,fixe et stable, serait-ce celle du maître, ne peut pas épuiser l'existencehumaine. Il n'y a rien de fixe en lui. Dans son être même, il estchangement, transcendance, transformation, éducation(51).

Le maître force l'esclave à travailler. Et en travaillant, l'esclavedevient maître de la nature. Or, il n'est devenu l'esclave du maître queparce que - au prime abord - il était esclave de la nature. En devenantpar le travail maître de 1a nature, le travail le libère aussi de lui-même,de sa nature d'esclave: il le libère du maître (52).

Après ce bref rappel très schématique de la dialectique du maîtreet de l'esclave telle qu'elle est conçue par Hegel, on peut dégager lesfondements implicites sur lesquels s'est basée la problématique del'orientalisme dans sa façon de traiter l'histoire de la consciencepolitique arabe, ainsi que dans sa façon de se donner le droit denommer, de classer et de périodiser la pensée arabe contemporaine; lediscours orientaliste est, dans cette optique, synonyme du maître«reconnu» en tant que tel par les intellectuels arabes, au même titrequ'est reconnue la maîtrise de l'Occident vainqueur par le colonisé arabevaincu. Ce schéma hégélien clarifie en même temps la position del'intellectuel arabe moderne «vaincu», la position de sa défaite vis-à-visde l'autre; cette défaite porte le nom de «décadence» de notre histoire,car, en dehors de l'histoire du Maître, la «reconnaissance» de la défaite -décadence comme fondement de périodisation de la renaissance - n'est

que l'indice chez l'intellectuel arabe de la reconnaissance de saservitude vis-à-vis du maître occidental, et le signe d'acceptation de lanomination de l'orientaliste et de sa classification; cette classification estbasée essentiellement comme on l'a vu, sur la relation Occident-Orient,Renaissance-Décadence, Maître-Esclave, Orientaliste-Intellectuel arabe...

Chapitre deuxième

Nietzsche ou l'intellectuel islamiste traditionnel.

A l'opposé de cette problématique, on tombe sur une autre lecturede l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine cette lectureest critique vis-à-vis des deux lectures précédentes: celle del'orientaliste et celle de l'intellectuel arabe moderne; elle les considèretoutes deux comme se rapportant à la même problématique; elle réfuteleurs fondements théoriques pour mettre en ordre et périodiser lescourants et les étapes de la pensée politique arabe; cette lecture«islamique» refuse le postulat de la défaite du Moi arabe, et insiste sur1a continuité entre ce Moi et son passé islamique, continuité nécessairepour consolider la cohésion interne et dont il faut tenir compte surtoutdans les périodes de désintégration afin de s'attaquer au problèmecentral: celui de la domination étrangère, surtout sur le plan culturel.Cette lecture islamique considère que la politique coloniale en Orientislamique avait comme objectif principal de saper les fondements del'Islam, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur.

De l'intérieur: Certains penseurs musulmans prêchèrent la réformede l'Islam, ce qui veut dire admettre la domination étrangère et luidonner des assises idéologiques parmi les musulmans; en d'autrestermes, ce mouvement de Réforme ne s'opposait pas à la dominationétrangère. Cette tendance réformiste est représentée par deuxmouvements: celui de qadyanyya et d'ahmadyya en Inde, et celui deSayyed Ahmad Khân et de Mirza Ghoulam Ahmad, en Inde également,et elle essaie de formuler l'islam en l'adaptant aux nouvelles données del'Occident sur des plans différents. Ce mouvement a été critiqué par

Jamal Al-Dine Al-Afghany, ainsi que par le Cheikh MouhammadAbdou(l).

De l'extérieur: Certains penseurs, parmi les minorités religieuses, sesont employés à mettre en relief les conflits doctrinaires, et à leuraccorder une primauté au détriment de la cohésion interne; ilsinsistèrent sur les contradictions et les lacunes entre les confessions etles peuples de l'Islam, du point de vue chou'oubyya - minoritaire -,géographique ou autre, tout en formulant l'Islam de façon à obtenirl'approbation de l'Occident qui était tenu en haute considération par sonsystème de valeurs, ainsi que par sa philosophie aussi bien politiquequ'individuelle.

En face de ces deux mouvements, émerge une tendance visant àrésister contre le colonialisme occidental à partir de l'Islam; ce courantappelé le courant d'Al-Yaqza - Éveil - arabe et musulman, est né aucourant du XVIIIe siècle. Ce courant de l'Éveil se considère comme leprolongement naturel de la pensée et de la culture arabe et islamique. Ilenglobe des penseurs comme Jamal Al-Dine Al-Afghani, CheikhMouhammad Abdou, l'Imam Mouhammad Abdel-Wahab, Rif'at Al-Tahtawi, Kheir Al-Dine Al-Tounisi, Al-Sanousi, Al-Mahd, Al-Kawakibi,l'école de «al-'Ourwat al-Wouthqa, et l'école de «Al-Manâr» ainsi que lesmouvements fondamentalistes - Salafyya - en Syrie et au Maghreb(2).

Le courant de «l'Éveil islamique» s'est développé à 1a mêmepériode où se propageait le courant adversaire représentant ladomination de la pensée occidentale; c'est la période coïncidant avecl'arrivée de Napoléon Bonaparte en Égypte et les mouvements qu'elle asuscités: les saint-simoniens, les journaux de «Al-Mouqtataf» et d'«Al-Mouqattam», des noms connus tels que Chibly Al-Chemayyel, Cromer,Dunlop, Sarrouf, Nemr, Gergy Zaydan, Farah Antoun, Salim Sarkis,Loutfy Al-Sayyed, Sa'd Zaghloul et Taha Hussein.

Le courant de «l'Éveil islamique» considère tous ces noms commefaisant partie d'une même école, laquelle s'est développée sous l'égideet dans le sillage de la domination étrangère, et s'est infiltrée à travers

le mouvement de «l'Éveil islamique» qui avait déjà consolidé sesfondements dans divers domaines: réhabilitation et rénovation dupatrimoine traditionnel, reprise de la jurisprudence en matière dereligion et de législation, études approfondies sur la Doctrine, lalittérature, l'histoire et la Tradition. Le courant de «l'Éveil islamique»considère donc que son adversaire «moderniste» qu'il traite de «cerclefermé», est le prolongement idéologique de la domination étrangère. Ill'accuse de travailler pour déchirer le mouvement de «l'Éveil» par deuxvoies:

- Par le biais des Syriens formés dans les écoles des missionsétrangères à Beyrouth, qui sont venus en Égypte se mettre à latête du mouvement intellectuel.

- Par le biais des Égyptiens qui soutenaient 1a politique et les plansde Cromer, tels que Sa'd Zaghloul et Loutfy Al-Sayyed quiexploitaient à fond le fait d'avoir été étudiants auprès de JamalAl-Dine Al-Afghani et du Cheikh Mouhammad Abdou pourprétendre appartenir au mouvement de «l'Éveil».

C'est ainsi que le mouvement de «l'Éveil» s'est déclenché au XIXesiècle en faisant face aux arguments et prétentions du «cercle fermé»complice avec la domination étrangère; les arguments du «cercle fermé»s'appuyaient sur:

1 - La philosophie matérialiste propagée par Chibly Al-Chemayyelcontre la foi religieuse.

2 - L'adoption du dialecte à la place de la langue prêchée par Welkox etLoutfy Al-Sayyed.

3 - La presse occidentale dirigée par les responsables d'Al-Ahram, Al-Mouqattam, Al-Hilal et Al-Mouqtataf.

4 - Le provincialisme étroit propagé par Loutfy Al-Sayyed.

5 - Le bilinguisme de l'enseignement propagé par Sa'd Zaghloul etLoutfy Al-Sayyed.

6 - La falsification de l'histoire de l'Islam pratiquée par Gergy Zaydan.

7 - Mettre en doute la liberté de pensée dans l'Islam Farah Antoun.

8 - L'attaque de l'Islam à travers le despotisme ottoman, attaque dirigéepar Cromer, Farès Nemr, Salim Sarkis, Ya'qoub Sarrouf et Loutfy Al-Sayyed.

9 - Débarrasser l'enseignement de son contenu arabe et islamiqueDunlop, Loutfy Al-Sayyed et Sa'd Zaghloul.

10- Mettre l'arabisme en contradiction avec l'Islam et jouer les Arabescontre l'empire ottoman; les théoriciens du nationalisme arabe sonttombés dans ce piège.

Les penseurs du mouvement de «l'Éveil» se sont employés àréfuter ces arguments; ils reprochèrent à leurs adversaires«modernistes» leur soumission à la domination étrangère - l'Angleterre-et leur appartenance à des mouvements tels que: les missionsétrangères, l'orientalisme, le mouvement des francs-maçons, lemouvement Pharaonique, le mouvement de propagande religieusechrétienne. Tous ces mouvements profitèrent de la prise du pouvoirdans l'empire ottoman, par les «Unionistes», dont les rapports les liant àla franc-maçonnerie et au sionisme n'étaient pas camouflés. En plus,l'influence des missions étrangères au Liban et en Égypte se multiplia,et les bases de la domination étrangère se consolidèrent dans plusieursdomaines: prépondérance des lois européennes qui se substituèrent à lalégislation islamique - Al-Chari'a -, primauté des dialectes sur la languearabe écrite; développement du provincialisme au détriment del'appartenance islamique, expulsion de l'Islam en dehors de la société etde la culture par le biais de la laïcité, prépondérance du bilinguismeaussi bien dans l'enseignement que dans la société, mise à l'écart de lamosquée et de l'université d'Al-Azhar.

Avec l'arrivée des «Unionistes» au pouvoir en Turquie en 1908, lesattaques dirigées contre le mouvement de «l'Éveil» se multiplièrent surplusieurs fronts; en Irak, Al-Zahrawy s'employa à critiquer la languearabe, en Égypte Farah Antoun s'attaqua à la liberté de la pensée dansl'Islam, au moment où se développa une campagne contre les tentativesde ressusciter le patrimoine arabe; Taha Hussein dirigea ses critiquescontre l'Islam dans sa thèse de doctorat sur Ibn Khaldoun sous ladirection de Durkheim(3), au moment où se propageaient les idées deLutfy Al-Sayyed dans «al-Jarida» à partir de 1907 et par le biais duparti de la Nation lorsque Sa'd Zaghloul s'imposait dans la vie politique.Tous ces facteurs contribuèrent à isoler l'Égypte de la nation arabe et dumonde musulman; tandis que l'Angleterre s'employa à réprimer lemouvement national dirigé par Moustafa Kamel et Mouhammad Faridqui se trouvèrent, de ce fait, dans l'obligation de quitter l'Égypte, créantainsi un vide politique que le parti «al-Wafd» est venu remplir par lasuite.

A cela s'ajoute le mouvement d'occidentalisation qui se développaau Liban à partir de 1860, par le biais des missions étrangères, et sepropagea en Égypte sous Al-Khidéwy Ismaël en prenant comme pointd'appui la désintégration de la cohésion islamique interne provoquéepar les mouvements séparatistes, lesquels ressuscitèrent unprovincialisme ancien pharaonique, assyrien, babylonien, phénicien,berbère et autres(4). Ce mouvement d'occidentalisation exploita à fondle nationalisme Touranien prêché par les «Unionistes» turcs afin desaper 1a solidarité islamique liant les Arabes aux Turcs.

«pour mieux situer le mouvement intellectuel du point de vue del'évolution idéologique de l'Égypte moderne, il conviendra d'yreconnaître trois étapes distinctes:

«La première correspond à la période du capitalisme naissant(l'époque des investissements) qui s'étend jusqu'à la guerre de1914 et qui est dominée intellectuellement par le mouvement deMouhammad Abdou à caractère religieux mais au contenu de plusen plus nationaliste et politique.

«La deuxième est la période entre les deux guerres, du capitalismeen croissance, dominée intellectuellement par des écrivains tels queAl-Akkad, Taha Hussein, Al-Mazny, Toufiq Al-Hakim, Taymour,Hussein Hsykal, se réclamant notamment de Mouhammad Abdou.Elle marquera une prise de conscience nettement politique, et serapresque exclusivement orientée vers la réalisation. desrevendications nationales.

«Enfin 1a troisième période, qui commence vers la fin de ladeuxième guerre mondiale, sera celle du capitalisme en pleindéveloppement avec tous les problèmes et les crises qu'il entraîne:concurrence et monopoles, capital national capital international,organisation syndicale et législation sociale, etc. Cette période verraà ses débuts - c'est-à-dire dans les années 1945-46 - une prise deconscience sociale chez les jeunes intellectuels. Dans les années quisuivront, cette prise de conscience s'étendra aux autres couches dela population, et une lutte idéologique s'engagera sur le planlittéraire entre les jeunes et leurs aînés»(5).

Après la prise du pouvoir en Turquie par les «Unionistes» et leurreniement de l'Islam, et après qu'Ataturk rejeta le Califat islamique etsubstitua les lettres latines aux lettres arabes dans un processusd'occidentalisation de la Turquie, le mouvement de l'«Éveil» a reçu uncoup dur, et son centre d'activité s'est déplacé vers l'Égypte où il atrouvé un appui solide dans le patrimoine de la longue résistancereprésentée dans le monde arabe par al-Azhar en Égypte, al-Zaytounaen Tunisie l'école de la pensée islamique en Algérie dirigée par l'ImamAbdel-Hamid Ibn Badis, l'école fondamentaliste du Maroc dirigée parMouhammad Al-Arbi Al-Alawi, l'école de Damas sous la direction deJamal Al-Dine Al-Kasimy et Abdel-Razik Al-Bitar, l'école monothéiste dela Mecque en liaison étroite avec la mission dirigée par l'ImamMouhammad Ben Abdel-Wahab, et enfin les deux écoles d'al-Najaf etd'Al-alwasy en Iraq. Ce mouvement devait faire face, entre les deuxguerres mondiales, à des défis énormes, surtout après l'établissement dela domination colonialiste française et anglaise et la naissance d'unegénération d'intellectuels «modernistes» qui continuaient l'itinéraire du«cercle fermé», tels que Mahmoud Azmy, Taha Hussein, Salama MoussaAli Abdel-Razzak, Ismaël Mazhar, Abdallah Inan; la faculté des Lettres,

le journal «al-Syasa» ainsi que 1a Revue «al-'Ousour» et 1a «NouvelleRevue» leur servaient de tribunes sous la rubrique du «Renouveau».

Ce nouveau courant traitait ses adversaires de fondamentalistes etde réactionnaires; Salama Moussa, par exemple, traitait deréactionnaires et de fondamentalistes des gens comme Chakib Arslan,Mouhibb Al-Dine Al-Khatib et Rachid Rida. Cette générationd'intellectuels modernistes traitaient des sujets divers dans tous lesdomaines de la pensée: minimiser et même annuler la spécificité del'Islam, au nom de l'universalisme de la culture grecque, dont l'Islamn'est que la traduction, prêcher le provincialisme dans la littérature,critiquer le texte coranique, insister, dans l'histoire islamique, sur tousles mouvements d'opposition en Islam, ressusciter la pensée desminorités, renier le rôle de l'Islam et retourner aux sources grecques aunom de la primauté de la Raison sur la foi, séparer la littérature de lasociété, s'identifier à 1a littérature occidentale tout en critiquant lalittérature et la langue arabes, etc....

Malgré qu'il était disciple de Taha Hussein et qu'il comptait parmiceux qui l'ont défendu face à ceux qui critiquaient son livre sur la poésiepré-islamique, Zeki Moubarak retraçait le cadre de cette polémique encritiquant Louis Massignon pour avoir prêché la primauté des dialectessur la langue écrite, et pour avoir suggéré aux Arabes de substituer leslettres latines aux lettres arabes:

«les Français veulent aller au plus vite ; ils cherchent à en finir avecla langue arabe aussi bien qu'avec l'Islam, et pour y arriver ilscherchent à convaincre une ramassis d'orientaux que la languearabe est devenue une langue morte, que l'Islam est incompatibleavec la civilisation moderne, et qu'il n'est pas à la hauteur del'homme moderne de s'attacher à la religion, car les religions nesont faites que pour la populace.

«Il est regrettable de constater que ceux qui propagent ces idéessont des gens que nous prenions pour vertueux et honorables. Jecomprends qu'un homme puisse avoir la passion du pouvoir et dela domination mais je comprends mal comment un homme quidépasse cinquante ans à fréquenter la langue arabe et l'Islam

puisse prétendre que la langue arabe n'est pas en mesured'assimiler les sciences modernes. L'objectif déclaré d'un teldiscours consiste à sauvegarder les intérêts de leurs sujets dans lescolonies françaises, mais leur but implicite est de détruire lestraditions arabes et islamiques afin de faire prévaloir la langue descolonisateurs partisans de la science et de l'homme.

«C'est ainsi qu'un orientaliste français - Louis Massignon - s'estemployé à propager ces Idées parmi la Jeunesse syrienne, endéclarant que la dignité de la langue arabe implique qu'elle soitdivisée en plusieurs langues comme c'était le cas de la languelatine.

«Quel bonheur pour l'Orient de voir la langue arabe en train desuivre le destin de la langue latine, quelle belle amitié nous lie à cetorientaliste qui souhaite à notre langue le sort de la langue desRomains, c'est-à-dire la mort.

«Dans une conférence faite au Collège de France sur les lettresarabes, cet orientaliste essaie de démontrer que la langue araben'est vivable qu'écrite en lettres latines.

«Ces gens disent que les Arabes dégénèrent comme les Turcsjusqu'à perdre une partie importante de l'identité de leur langue,afin de couper les liens spirituels qui nous lient à nos ancêtres, cequi facilitera 1a tâche aux agents qui cherchent a détruire l'Orientau nom des sciences et des lettres».

Ces polémiques retracent le cadre de la lutte idéologique quidéterminait les rapports entre ces courants. Nous avons une autre imagede ce cadre de lutte idéologique, tracée par Ahmad Kamrawi à proposde la polémique suscitée par les deux livres de Taha Hussein sur: laPoésie pré-islamique «al-Chi'r al-Jahili» et la littérature pré-islamique«al-Adab al-Jahili»:

Le livre «sur la littérature pré-islamique» est le même que le livre(sur la poésie pré-islamique) tant par son esprit que par son objet et saméthode; son auteur n'a pas profité des critiques diverses et justes qui

lui ont été adressées; et rares sont les livres qui ont mérité autant decritiques.

«Il est regrettable de voir l'auteur du livre ainsi que ceux qui lesoutiennent, pousser la littérature sur une voie qui n'est pas lasienne, et ils l'habillent avec des vêtements français. Ils l'amènentsur la même voie sur laquelle la littérature allemande s'est perduependant un siècle et quelque avant d'être redressée par Heller etLessing. Cette voie sur laquelle ils poussent la littérature araben'est que celle consistant à être séduite par la littérature françaiseen particulier, et par la littérature occidentale en général, alorsqu'aucun rapport ne lie tout cela à l'esprit de la littératureorientale, tout comme il n'y avait, au XVIIe siècle, aucun rapportentre la littérature française et la littérature allemande.

«Ceux qui poussèrent l'Allemagne à imiter la France à cette époque,comme les singes, sont ceux qu'on appelle les petits princes de lalittérature. Le docteur Taha Hussein et ses disciples voulaient êtrepour la langue arabe ce qu'étaient ces derniers pour la langueallemande; ils voulaient la séduire par l'étranger et l'aliéner; en leslisant on s'aperçoit de 1a pure imitation qu'on nous impose au nomdu renouveau, et de l'esprit étranger maquillé en arabe.

«Nous ne croyons dans cette imitation aucun renouveau dans lalittérature arabe, car elle détourne notre attention portant surnous-mêmes, vers l'étranger et nous préoccupe par la littératured'autrui à la place de la nôtre».

C'est dans le même ordre d'idées que s'insère l'étude documentairede Zein Nourel-Dine Zein sur «la genèse du nationalisme arabe» et lesrelations liant les Turcs et les Arabes pendant 400 ans sur la base del'Islam:

«Dans l'histoire arabe à l'époque ottomane, quatre facteurs noussemblent évidents: l'Islam, les Turcs, l'influence de la civilisationoccidentale, et le nationalisme arabe.

«Si les Turcs sont arrivés à gouverner cette région pendant 400 ans,et les Arabes de se soumettre souvent à cette domination, c'estparce que les Turcs sont Musulmans. En dépit de l'état dedésintégration et de décadence dans lequel s'est trouvé l'Islam

après la destruction de Bagdad en 1258 par les armées mongoles deHoulako, les sultans ottomans s'employèrent à propager l'Islam; ilsont réussi à conquérir des régions en Europe, centre duchristianisme, et d'y planter les drapeaux de l'Islam. ce qui leur apermis de gagner l'estime et l'admiration des Arabes musulmansqui se considéraient comme ottomans à part entière. Ces donnéesdoivent être prises en considération dans toute étude portant surl'histoire des relations turco-arabes, ou sur la position des Arabesvis-à-vis des États européens. Mais il est regrettable constater deuxcatégories parmi ceux qui s'occupent de l'histoire arabecontemporaine:

- une catégorie qui ne connaît pas comme il faut cette histoire,

- et une autre catégorie qui regarde cette histoire avec les yeux dulaïcisme et du nationalisme; ils sont ainsi incapables de saisirl'importance du facteur religieux dans cette .histoire, lequel avaitun rôle primordial, et pendant des siècles, dans la formationpolitique et sociale du Proche-Orient, à savoir l'Islam.

«Souvent on dit que les Arabes sont passés par une période d'éveilet de conscience nationale, à la fin du 19e siècle et au début du 20°siècle, alors que leur sentiment national «dormait» pendant 400 anssous la domination ottomane. Cette affirmation est dépourvue depreuves historiques. Si l'on entend par éveil arabe l'éveil de«l'identité» arabe, c'est-à-dire «l'arabisme», alors le terme «éveil»est erroné et nécessite une précision de sens. Car les Arabesmusulmans se sont considérés, au courant des 400 ans degouvernement ottoman, comme musulmans et arabes. Il n'est pasnécessaire de rappeler qu'ils ont sauvegardé leur langue arabe. Enfait, la violente résistance qu'ils ont opposée contre la politique de«turquisation» que la Jeune Turquie tentait d'appliquer dans les«wilayats» arabes, prouve clairement que «l'arabisme» de l'Arabeest resté, tout au long de cette période, en état d'éveil. Si les Turcsavaient vraiment liquidé l'arabisme, et si l'arabisme dormaitcomme on le prétend, alors il aurait été facile pour 1a JeuneTurquie de «turquiser» les pays arabes.

«La raison fondamentale de la formation de la nation arabe, ainsique du sentiment unitaire national entre les musulmans arabes,revient à l'Islam; ce nationalisme mélangé à l'Islam, dès sa

naissance, formera longtemps partie intégrante de la mentalité desArabes musulmans. La première génération des leaders dunationalisme arabe, surtout Al-Charif Hussein, prévoyaient,pendant la première guerre mondiale , la formation d'un État arabesur les ruines de l'empire ottoman désintégré; cet État aurait un«roi arabe musulman et aurait été fondé sur les principes del'Islam»(6).

A partir de ces détails qu'on a évoqués, il nous paraît quel'ensemble de ce courant - «L'Éveil islamique» - représente le terme dela contradiction qui l'oppose à l'orientalisme et à son ombre,l'intellectuel arabe «moderniste»; on a tenté de montrer les originesthéoriques de leur relation. A partir de la dialectique hégélienne duMaître et de l'Esclave. La problématique est avant tout politique, ayantdes répercussions théoriques et méthodologiques sur la façon de lire etde classer l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine:comment faire face à 1a domination étrangère et affirmer l'identitéarabe islamique, non par réaction (l'Esclave s'affranchissant), mais paraction volontaire (l'Islam = Maître se basant sur une époque révolue demaîtrise et de domination); l'action volontaire ici ressuscitepositivement le Moi islamique tout en passant l'autre (l'Occident) soussilence, cet Autre qui voit l'universalisme de sa culture contesté. Lemeilleur développement de cette problématique se trouve dans le casde Khomeini dans son livre sur «le Gouvernement islamique ou lepouvoir du Savant religieux»(7).

Notre lecture des cours de jurisprudence donnés par l'Imam Al-Khomeini sur le «Gouvernement islamique» ne prend pas uneimportance ici, en raison de sa valeur théologique dans la penséeislamique chi'ite, en comparaison avec ses grands théoriciens, vu que celivre ne reflète qu'une prise de position politique anti-impérialistemoyennant l'idéologie «théorique» islamique pour servir l'idéologieislamique «pratique» et «vécue» (la politique), l'idéologie des gens etnon celle des philosophes coupés des problèmes du peuple; la lecture dela pensée de Khomeini sur la base et selon les critères de l'histoire de lapensée chi'ite, dans ses grands courants et penseurs: Chéhab-EdineYahya Al-Sohrawardi et Sadr-Edine Al-Chirazi par exemple, n'ajoute

rien de nouveau à cette histoire théorique; son importance vient plutôtdu fait qu'il essaie de ressouder la cohésion perdue entre l'idéologiethéorique (celle des intellectuels et des théoriciens religieux) etl'idéologie pratique et vécue (celle du peuple à caractèreessentiellement religieux). Cette cohésion retrouvée, c'est le moment quinous intéresse lorsque le discours «fondamentaliste» - tant critiqué parles «modernistes», «progressiste» et autres - se transforme à travers lesmasses en une force matérielle et un pouvoir potentiel en coupure avecle pouvoir politique sur place; le moment où cette force s'apprête àrenverser l'ancien pouvoir avec ses intellectuels occidentalisés; c'est cemoment qui permet à un discours fondamentaliste et intégriste de setransformer en un programme de bouleversement social que lessystèmes philosophiques les plus achevés et les plus «progressistes»étaient incapables de provoquer.

La lecture de la pensée d'Al-Khomeini a été imposée par laconjoncture iranienne à partir du lieu qu'occupe Al-Khomeini dans lalutte opposant son discours religieux et fondamentaliste au discours duChah renversé.

Politiquement - Cette lecture nous intéresse du point de vuepolitique, étant donné que ce discours religieux présente une ripostepolitique islamique contre le domination étrangère, riposte capable, sielle réussit, d'annuler la distance séparant l'Islam théorique de l'Islampratique, l'idéologie de la politique; à l'avant-garde de cette riposte setrouve l'appareil idéologique religieux des Savants (Oulémas)prédominant dans plusieurs pays du Tiers-Monde.

Théoriquement - Ce discours nous intéresse théoriquement par ledéfi qu'il représente sur le plan du «programme» de pouvoir nouveau -Gouvernement islamique - remplaçant le pouvoir ancien. Mais ce«nouveau» pouvoir n'est pas l'oeuvre de l'initiative révolutionnaire desmasses dans leur soulèvement, comme c'était le cas en France avec laCommune et en Russie avec le Soviet, il est plutôt le retour au modèleislamique «ancien», modèle répondant à des circonstances différentes.C'est toute la problématique de la «Re-naissance» posée par la

rationalité ou l'irrationalité de ce modèle transcendantal; ce modèleislamique ancien tend à contenir les nouveaux rapports sociaux qui ontémergé à travers un long processus de résistance contre la dominationétrangère; constituera-t-il une répétition du Même ou innovationmodifiée par l'imagination révolutionnaire d'un soulèvement massif? LaRenaissance européenne au 15° siècle a-t-elle répété le modèle grec del'antiquité ou bien elle l'a modifié au cours des soulèvementspopulaires? Le défi de ce discours pour le problème d'une «Révolutionsans modèle»(8), d'un modèle inédit, sans y répondre jusqu'àmaintenant; ce défi pèche déjà d'un a priorisme livresque s'inspirant del'ancien; mais si ce retour à l'ancien a déjà servi de refuge pour résisternégativement contre le vainqueur occidental, dans quelle mesure il seracapable de formuler positivement les rêves du vaincu et son nouveaupouvoir encore inédit?

Historiquement - Ce discours nous intéresse historiquement dans lamesure où il concrétise la polémique opposant l'orientaliste etl'intellectuel «moderne» au courant de «l'Éveil islamique» représentépar l'intellectuel traditionnel - en l'occurrence l'Imam -; il reproduit unancien débat entre la foi et la raison, l'idéologie et 1a science, l'ancien etle nouveau, le sous-développement oriental et le progrès occidental; cedébat a été imposé, tant par ses questions que par ses termes, par lediscours orientaliste, et il n'est pas nouveau dans son contenu car il estaussi ancien que l'histoire de la pensée islamique qui a vu naître lespremiers conflits politiques et religieux, en passant par la science de ladialectique - al-Kalam -, et la philosophie - al-Falsafa - pour aboutir à laproblématique de Décadence/Renaissance:

- L'identité par différence de l'autre représenté par l'Occident.

- Recours au passé triomphant pour effacer «symboliquement»notre défaite présente vis-à-vis de l'Occident «avancé».

- Concevoir la rupture entre le passé et le présent comme tragédied'aliénation dans le présent, ou comme comédie d'anachronismevivant avec les ancêtres pour refuser le présent.

- S'assimiler au vainqueur dans le présent, en niant le passé:discours moderniste; retour au passé tout en niant le vainqueuret le présent.

Ce débat englobe également les polémiques entre l'Islam et lelaïcisme, le fondamentalisme et le modernise tel qu'on le voit formulédans les débats opposant Jamal-Edine Al-Afghani à Ernest Renan etChibly Al-Chemayyel, Mouhammad Abdou à Farah Antoun, IsmaëlMazhar à Ya'qoub Sarrouf; ce débat a continué sous d'autres modalitésentre la pensée nationaliste et marxiste dans leurs rapports d'alliance etde lutte dans les pays sous-développés.

A la lumière de tout cela, on peut reformuler le livre d'Al-Khomeinien quatre thèmes formant une problématique représentative ducourant de «L'Éveil islamique» qui nous préoccupe dans cette partie denotre étude:

1 - L'impérialisme et l'Islam.

2 - arguments prouvant la nécessité de former le Gouvernementislamique.

3 - Le régime de Gouvernement islamique.

4 - Les moyens de lutte pour former le Gouvernement islamique.

1. L'impérialisme et l'Islam.

L'intellectuel expulsé de la société civile et du pouvoir.

La logique même de la lutte et de la résistance contrel'impérialisme nous a imposé la relecture de l'Islam. En consolidant sadomination économique en Iran, l'impérialisme s'employa à imposer sadomination politique et idéologique sur le pays, tout en déstructurant sacohésion interne basée sur l'Islam; pour cela, il s'est mis à expulser

l'Islam de la société civile au nom de la laïcité, après l'avoir chassé dupouvoir; d'intellectuel «organique» qu'il était, occupant un lieud'équilibre entre le pouvoir et le peuple, l'intellectuel traditionnel - leSavant religieux (Faqih) ou l'appareil Idéologique religieux - devait setransformer en intellectuel inorganique que les nouveaux rapportsimpérialistes ont limité le rôle au pouvoir, et l'ont pourchassé au sein dela société civile en se servant de leur intellectuel «moderne» luidisputant en vain le pouvoir idéologique auprès du peuple. L'intellectueltraditionnel (Al-Faqih) s'est trouvé ainsi devant un choix: accepter sonnouveau rôle (réciter le Coran, prier à l'abri de la politique) ou bien serévolter et mener une lutte pour le pouvoir en serrant ses liens aupeuple dans sa vie quotidienne:

«On racontait qu'un responsable britannique en Irak, du temps dumandat, demanda, en écoutant un cheikh réciter le Coran, en quoicela pouvait porter atteinte à la politique britannique, et on luirépondit: en rien, et lui de commenter: qu'il récite autant qu'ilvoudra tant qu'il ne s'occupe pas de nous. Et toi, si tu ne touchespas à la politique colonialiste, et tant que tu te limite dans tesétudes religieuses au seul cadre de l'objectivité, on n'a pas às'occuper de toi. Prie autant que tu voudras. Eux, ils veulent tonpétrole, qu'ont-ils à faire avec ta prière? Ils veulent nos métaux. Ilsveulent ouvrir nos marchés devant leurs marchandises et leurscapitaux»(9).

Ainsi l'intellectuel (Al-Faqih) doit, au prime abord se réintégrerdans la société, s'il veut vraiment suivre les directives de la religion; ildoit ressouder la cohésion perdue entre son pouvoir idéologique et lepouvoir politique, car la religion lui commande de se révolter contre lepouvoir injuste qui a séparé la politique de l'idéologie (la religion),trahissant en cela la religion en le coupant du peuple:

«Ali, citant son père, citant Al-Nawfali, citant Al-Soukouni, citantAbou Abdallah, la paix soit sur lui, a dit: Le Messager de Dieu, Dieuprie pour lui et pour sa famille, a dit: les intellectuels (faqihs) sontles confidents des prophètes tant qu'ils ne sont pas entrés dans lemonde. On lui demandait: O Messager de Dieu, que veut dire leurentrée dans le monde? il répondit: se soumettre au sultan. S'ils fontcela, méfiez-vous d'eux pour votre religion»(10).

Falsification des fondements de l'Islam.

L'expulsion de l'intellectuel en dehors de la société et de l'État estallée de pair avec la falsification des fondements de sa cultureislamique, fondements basés sur la cohésion entre les deux pouvoirs,politique et idéologique, ainsi que sur l'équilibre que représentel'intellectuel entre le peuple et le pouvoir. L'Islam est, dans ce sens,politisation de l'idéologie avant d'être idéologisation de la politique telque le conçoit Michel Foucault avec l'oeil de l'intellectuel occidental quivoit dans le soulèvement populaire iranien un genre de «spiritualisationde la politique»(11).

L'Occident domine l'Orient à travers ses institutions.

La falsification des fondements de l'Islam était l'oeuvre del'appareil idéologique de l'orientalisme et des missionnaires; cet appareillimita le rôle de l'intellectuel (al-faqih) à 1a législation et à laspiritualité, il suspecta la capacité de l'Islam de réorganiser les affairesde la société et de l'État et de formuler une conception globale de l'État;cela est allé de pair avec la tentative d'imposer les institutionsoccidentales et leurs intellectuels locaux, tentative basée sur laproblématique politique de la «philosophie des Lumières» (Montesquieude l'Esprit des lois, etc....); ces institutions se sont imposées commemodèle juridique et politique capable de combler l'incapacité de l'Islamd'organiser les structures de la société:

«... Ils ont dit de l'Islam: il n'a pas les moyens d'organiser la vie etla société, ni de fonder n'importe quel genre de gouvernement; il nes'occupe que des affaires ménagères, et parfois de la morale. A partça, il n'est pas à même d'organiser la vie ni la société»(12).

«On dit parfois aux gens: «l'Islam est incomplet. Ses prescriptionsen matière de justice ne sont pas valables»; et, pour mieux tromperles gens, les agents des Anglais se sont employés, à l'instigation deleurs maîtres, à importer les lois positives étrangères, au lendemainde 1a révolution politique connue et 1a formation d'un régime

constitutionnel en Iran. Pour mettre sur pied la constitution dupays, ces agents empruntèrent les lois belges et les copièrent en lesmodifiant avec les lois françaises et anglaises et en y ajoutant, parcamouflage, quelques lois islamiques»(13).

Le vaincu imite toujours le vainqueur.

La domination impérialiste a exigé la soumission de la personnalitéiranienne; son impuissance matérielle et technique par rapport àl'Occident était ainsi considérée comme «conséquence des lacunes del'Islam». Ce rapprochement forcé entre le sous-développement et l'islamincita le vaincu à nier son authenticité - cause de son sous-développement - et à imiter le vainqueur (l'Occident) comme étant laforce et le pont que traversent nécessairement les peuples pour sortirdes ténèbres vers la lumière, et de la décadence vers 1arenaissance(14).

2 - Arguments prouvant la nécessité de former leGouvernement islamique.

On peut démontrer cette nécessité par la législation et 1a raison, labiographie du Prophète et par les Hadith.

Nécessité des institutions exécutives.

La loi ne suffit pas, à elle seule, à réformer la société. elle a besoin d'unpouvoir exécutif, cela est confirmé par la biographie du Prophète qui a

1 - formé, à son tour, un gouvernement capable d'exécuter les lois.

2 - désigné un successeur; cette désignation confirme la nécessitéd'un gouvernement qui continuera son oeuvre après sa mort.

et il est évident que l'exécution des lois ne se limite pas à la seuleépoque du Prophète, mais sa nécessité continue à s'imposer jusqu'àmaintenant.

La nature des lois de l'Islam.

La nature des lois de l'Islam est une preuve de plus sur la nécessitéde former le gouvernement; elles nous montrent qu'elles sont faitespour faire un État avec administration, économie et culture. A titred'exemple: les lois fiscales. Les impôts monétaires prescrits par l'Islamprouvent qu'ils ont été conçus pour assurer les dépenses d'un grand Étatsouverain. La preuve en est dans le volume d'al-khoums, al-zakât, al-jizya et d'al-kharaj. Ainsi que les lois de la défense des frontières et dessanctions.

La nécessité de la révolution politique

La foi et la Raison nous obligent à ne pas laisser les gouvernementsfaire à leur guise. Car si les gouvernements persistaient dans 1amauvaise voie, l'ordre islamique sera perturbé. Notre devoir nousobligera donc à former un gouvernement islamique pour défendre lesopprimés contre les oppresseurs.

3 - Le régime du gouvernement islamique.

Sa distinction des autres régimes Politiques

La différence entre le gouvernement islamique et lesgouvernements constitutionnels, monarchiques ou républicains, consistedans le fait que, dans ces derniers, les délégués du peuple ou leschargés du roi légifèrent, alors que le pouvoir législatif revient à Dieuseul. Le gouvernement en Islam veut dire la soumission auxprescriptions de 1a loi et au pouvoir du Prophète ainsi qu'à sessuccesseurs.

Les critères du gouverneur.

Les critères indispensables du gouverneur découlent de 1a naturemême du gouvernement islamique. A part les critères généraux comme

l'intelligence, la maturité et le savoir-faire, on a toujours insisté surdeux critères importants:

1 - connaissance de 1a loi islamique.

2 - La justice.

Ces deux conditions sont les plus importantes parmi les fondementsde l'Imamat: «Les savants religieux (Faqihs) sont les maîtres des rois».Aujourd'hui _ au temps de l'absence de l'Imam -, et en dépit de la nondésignation d'un successeur, faute de texte explicite à ce propos - il estnécessaire de désigner cet Imam.

Le gouvernement est un moyen pour atteindre des butsélevés.

Le pouvoir n'est pas une fin en soi, il est plutôt un moyen valabletant que sa fin est digne. Si l'on vise le pouvoir comme fin, et pour yarriver on emploie tous les moyens , le pouvoir devient alors crime.

Sur le concept d'intellectuel (Faqih)

«Car les croyants savants sont les défenseurs de l'Islam»; ce quiveut dire qu'il est du devoir des savants religieux de sauvegarderl'Islam dans ses doctrines et son organisation; l'intellectuel doitdonc mener la vie du peuple et trouver des solutions à sesproblèmes:

«comment peut-on considérer comme rempart de l'Islam le savantqui s'est mis à l'écart des gens, s'est isolé dans sa maison et qui n'apas sauvegardé ni diffuser les lois de l'Islam? Celui qui ne s'est paspréoccupé des problèmes de la société et ne s'est pas soucié desMusulmans?»(15).

Les savants sont les confidents des Messagers de Dieu.

Les savants sont donc les confidents des Messagers, non en lescopiant mais en établissant le régime juste et en exécutant les lois danstoutes les affaires de la société. L'Islam nous interdit de recourir auxgouverneurs injustes, et nous commande de les boycotter et de se fieraux savants de l'Islam qui sont faits pour s'occuper du pouvoir; d'où lanécessité pour les savants d'avoir le pouvoir et leur devoir de:démystifier les oppresseurs, ébranler leur pouvoir, éduquer les gens etdétruire le pouvoir oppresseur afin de le remplacer par un pouvoirislamique légal; le moyen d'y parvenir c'est la lutte sacrée (Al-Jihad).

«Vous ne disposez pas aujourd'hui des moyens de résister contreles torts des gouverneurs ni de les empêcher totalement, maispourquoi garder le silence? Ceux-ci sont en train de nous offenser,criez au moins devant eux, protestez, dénoncez ...»(16).

4 - Les moyens de lutte pour former un Gouvernementislamique.

Se rassembler pour propager les principes.

Les idées commencent petites, puis elles se développent, puis lesgens commencent à se regrouper autour de ces idées qui gagnent ainsila force pour prendre finalement les choses en main. C'est ainsi quel'appareil idéologique des savants s'appuie sur le peuple dans la ville età 1a campagne pour former un tout inséparable. Avec la pénétrationimpérialiste, cet appareil idéologique se sépare du pouvoir - ruptureentre Wali et Faqih: Pouvoir et Savoir -, car les rapports impérialistesengendrent un intellectuel «moderne» qui parle au peuple au nom dupouvoir, d'où la distance qui le sépare du peuple avec ses problèmes;cela pousse l'intellectuel traditionnel à s'intégrer plus à la vie du peupleà partir de sa mission religieuse (Da'wa: Ibn Khaldoun), ce processusd'intégration liquide chez l'intellectuel traditionnel son rôle d'isolantentre le pouvoir et le peuple (Ibn Khaldoun), ainsi que son rôle decommissionnaire entre le peuple et le pouvoir; les savants misent ainsisur les masses comme source du pouvoir de demain et s'y intègrent àtravers les institutions islamiques:

«Dans les pays non islamiques, on dépense des millions de larichesse du pays pour tenir des réunions pareilles (c'est-à-dire laprière, le rassemblement du pèlerinage, le Vendredi, etc.), l'Islam atenu compte des motivations implicites qui poussent les gens àconsidérer le pèlerinage comme le plus cher souhait de la vie, et quiles poussent à assister, avec spontanéité et joie, au Vendredi et à lafête. Nous devons considérer ces rassemblements comme desoccasions propices pour servir la doctrine et les principes».

Les savants religieux doivent donc indiquer au peuple la voie de lalutte; le peuple est disposé à accepter leur direction dans la mesure où ils'aperçoit de leur sincérité et de leur conséquence dans la lutte.

Chasser les intellectuels du Sultan

«Le représentant de Dieu auprès du peuple ne vise rien des joies dela vie, il ne se soumet point aux oppresseurs, et ne les encouragepas dans leurs malfaits, il n'est jamais leur complice, et vous savezbien les mauvaises conséquences de cette complicité sur le peuple.Je ne dis pas qu'il faut tuer les savants complices de l'oppresseur,mais au moins, enlevez leurs turbans»(18).

D'où 1a nécessité de détruire le pouvoir oppresseur à travers:

1 - le boycottage de ses institutions.

2 - le refus de sa participation.

3 - s'abstenir de toute action qui peut le servir.

4 - fonder des institutions juridiques, fiscales, économiques,politiques et culturelles nouvelles(19).

Cette lecture du discours d'Al-Khomeini nous a dégagé les thèmesprincipaux qui forment 1a problématique du courant de «l'Éveilislamique». L'avantage de ce discours est de se nier comme texte pourse transformer, dans une conjoncture politique, en un programme de

pouvoir. Il n'est donc pas question, dans une classification des courantsde la pensée islamique de comparer le «contenu idéologique» dudiscours fondamentaliste au «contenu scientifique» du discoursmoderniste, mais de situer le lieu d'où vient chaque discours, pour saisirson procès de constitution interne dans sa relation de lutte contre lesautres courants.

Ce discours part d'un problème central, celui de la dominationétrangère dans son rapport avec le pouvoir local oppresseur; c'est, pourlui, le lieu où s'effectue la démarcation entre vainqueur et vaincu à tousles niveaux, politique, idéologique, économique etc. Ce problème centraldétermine la réponse islamique: faire face à la domination étrangère etaffirmer l'identité islamique, non par réaction (l'Esclave se libérant),mais par action volontaire et libre (l'Islam = Maître se basant sur uneépoque révolue de Maîtrise et de domination); l'action volontaire iciressuscite positivement le Moi islamique tout en négligeant l'Autre(l'Occident); cet autre voit ainsi l'universalisme de sa culture contesté etle dynamisme de sa domination démystifié.

En lisant le discours de ce courant, les marxistes se sont hâtés del'assimiler à «l'idéalisme hégélien»; où il devient facile de lui régler soncompte théorique à partir des critiques déjà formulées par Marx contreHegel, il suffisait, pour ces marxistes, «d'appliquer» ces critiques sur lediscours idéaliste islamique, en lui inventant une situation de classe -celle du féodalisme -, laquelle se sert de la religion comme «opium dupeuple». Pourtant, ce discours pose un problème théorique plus profondet trouve ses origines dans la problématique de Nietzsche et sa critiquede la dialectique hégélienne du Maître et de l'Esclave; ce rapprochemententre le courant de «l'Éveil islamique» et la pensée de Nietzsche est unrapprochement de fait chez certains penseurs de ce courant, mais il estsouvent conscient chez d'autres(20).

En considérant le jugement de Martin Heidegger pour qui «tout ceque Nietzsche a publié lui-même, n'appartient qu'au «hors-d'oeuvre»,soit également le premier de ses ouvrages, 1a Naissance de la tragédie à

partir de l'esprit de la musique, 1872. La philosophie proprement ditede Nietzsche, il faudra la chercher dans les écrits posthumes»(21).

L'oeuvre fondamentale de Nietzsche serait ses fragments publiéssous le titre: «la volonté de puissance: Essai d'une transvaluation detoutes les valeurs», laquelle se divise en quatre livres:

Livre 1 - Le nihilisme européen.

Livre 2 - Critique des suprêmes valeurs.

Livre 3 - Principe d'une nouvelle institution des valeurs(généalogie).

Livre 4 - Discipline et culture.

La question fondamentale en tant que fondement oucommencement proprement dit, en tant qu'interrogation sur l'essencede l'Etre, ne s'est pas déployée en tant que telle dans l'histoire de laphilosophie: Nietzsche à son tour demeure dans la voie tracée parl'interrogation initiale: Son projet le plus général consiste à introduire enphilosophie les concepts de valeur et de sens.

Selon le livre III - «Principe d'une nouvelle institution desvaleurs», il importe à Nietzsche d'instituer en philosophie une échelle devaleurs, c'est-à-dire de situer la valeur suprême des valeurs d'aprèslaquelle et à partir de laquelle se déterminera comment tout étant doitêtre. La valeur suprême est cela qui doit importer à tout étant, dans lamesure où il doit être un étant. C'est pourquoi une «nouvelle»institution des valeurs opposera aux valeurs anciennes et vieillies uneautre valeur qui devra être déterminante à l'avenir. De ce fait, le secondlivre prévoit une critique préalable des valeurs jusqu'alors suprêmes.-«toute critique commence par une critique des dieux» - sous-entendues sont: la religion, notamment la religion chrétienne, la moraleet la philosophie(22).

La critique des valeurs, jusqu'alors considérées comme suprêmes,n'est pas une réfutation de celles-ci en tant qu'elles seraient dépourvuesde vérité, mais elle consiste en une démonstration de leur origine qu'onretrouve dans les manières d'être, dans les modes d'existence de ceuxqui jugent. C'est pourquoi nous avons toujours les croyances, lessentiments, les pensées que nous méritons en fonction de notre manièred'être ou de notre style de vie(23).

La généalogie nietzschéenne veut donc dire, à la fois, valeur del'origine et origine des valeurs, Généalogie signifie l'élément différentieldes valeurs dont découle leur valeur elle-même; Généalogie veut doncdire origine ou naissance, mais aussi différence ou distance dansl'origine - noblesse et bassesse dans l'origine -; mais l'élémentdifférentiel n'est pas critique de la valeur des valeurs, sans être aussil'élément positif d'une création. C'est pourquoi la critique n'est jamaisconçue par Nietzsche comme une réaction, mais comme une action.Nietzsche oppose l'activité de la critique à la vengeance, à la rancune ouau ressentiment(24). De cette conception de la généalogie, Nietzscheattend beaucoup de choses: une nouvelle organisation des sciences, unenouvelle organisation de la philosophie, une détermination des valeursde l'avenir.

Cette critique est précédée d'une description du nihilisme européenque Nietzsche a été le premier à reconnaître comme le fait fondamentalde l'histoire occidentale. Étroitement solidaire de ce mouvement del'histoire occidentale et consécutive à l'inéluctable critique desinstitutions de valeurs jusqu'alors, la nouvelle institution seranécessairement une transvaluation de toutes les valeurs.

En situant la valeur suprême des valeurs d'après laquelle et àpartir de laquelle se déterminera comment tout étant doit être valeursuprême qui est transvaluation de toutes les valeurs - Nietzsche définitla position métaphysique fondamentale par deux propositions:

1 - Le caractère fondamental de l'étant, en tant que tel, est «laVolonté de puissance».

2 - l'Etre est «l'Éternel Retour du Même».

La doctrine de la Volonté de puissance et la doctrine de l'ÉternelRetour du Même sont étroitement solidaires. L'unité qu'elles forment sedéfinit en tant que transvaluation de toutes les valeurs ayant prévalujusqu'alors.

La question de savoir ce que serait l'étant revient à sonder l'être del'étant. Pour Nietzsche, tout être est devenir. Ce devenir se caractérisecependant par l'action et l'activité du vouloir. Or la volonté est, par sonessence, volonté de puissance. La conception de l'être de tout étant entant que volonté se trouve dans la ligne de la plus importante traditionde la philosophie allemande Schopenhauer - le monde comme volontéet comme représentation - Schelling pour qui «il n'y a dans la dernièreet suprême instance aucun autre être que le vouloir. Le vouloir est l'Etreoriginel». et Hegel qui a conçu l'Etre en tant que savoir, savoir identiqueau vouloir.

Ce terme «Volonté de puissance» dénomme chez Nietzsche lecaractère fondamental de l'étant; chaque étant est, pour autant qu'il est,Volonté de puissance. Mais qu'est-ce que la Volonté de puissance etcomment est cette Volonté elle-même? Réponse: l'Éternel Retour duMême. Nietzsche pense l'Etre, c'est-à-dire la Volonté de puissance entant qu'Éternel Retour. L'Éternité (du Retour) dans le sens du Temps.L'Etre est devenir mais non dans le sens d'Héraclite, car le devenir esten même temps Etre, et la contradiction entre les deux est contestée.

Quant au concept de sens chez Nietzsche, nous ne trouverons jamaisle sens de quelque chose (phénomène humain, biologique ou mêmephysique), si nous ne savons pas quelle est la force qui se l'approprie,qui s'en empare ou s'exprime en elle. Un phénomène n'est pas uneapparence, mais un signe qui trouve son sens dans une force actuelle. Ala dualité métaphysique de l'apparence et de l'essence, et aussi à larelation scientifique de l'effet et de la cause, Nietzsche substitue lacorrélation du phénomène et du sens. Toute force est appropriation,

domination, exploitation d'une quantité de réalité, l'histoire d'une chose,en général, est la succession des forces qui s'en emparent. Un mêmeobjet, un même phénomène change de sens suivant la force qui sel'approprie. L'histoire est la variation des sens. Il y a donc toujours unepluralité de sens. L'idée pluraliste qu'une chose a plusieurs sensimplique l'évaluation de ces sens qui relève de l'art le plus haut de laphilosophie, celui de l'interprétation.

Interpréter c'est peser. L'interprétation révèle sa complexité si l'onsonge qu'une nouvelle force ne peut apparaître et s'approprier un objetqu'en prenant, à ses débuts, le masque des forces précédentes quil'occupaient déjà. Une force ne survivrait pas, si d'abord ellen'empruntait le visage des forces précédentes contre lesquelles ellelutte. L'art d'interpréter doit être donc un art de percer les masques, etde découvrir qui se masque et pourquoi; c'est dire que la généalogien'apparaît pas au début, et qu'on risque bien des contresens encherchant, dès la naissance, quel est le père de l'enfant. La différencedans l'origine n'apparaît pas dès l'origine, sauf pour l'oeil qui voit deloin.

C'est seulement quand la philosophie est devenue grande qu'onpeut en saisir l'essence ou la généalogie, et la distinguer de tout ce avecquoi, au début, elle avait trop d'intérêt à se confondre. «En toute chose,seuls les degrés supérieurs importent». Nous n'avons pas à nousdemander ce que les Grecs doivent à l'Orient; la philosophie est grecque,dans la mesure où c'est en Grèce qu'elle atteint pour la première fois saforme supérieure(25).

Partant de la position de Nietzsche dans la lignée de lamétaphysique, et après avoir développé les concepts de généalogie, deVolonté de puissance, d'Éternel Retour, et de sens, dans leurenchaînement, on aboutit au problème central qui nous préoccupedirectement dans cette étude: celui de la position de Nietzsche vis-à-visde la dialectique, et la critique qu'il formule contre la dialectiquehégélienne du Maître et de l'Esclave telle que nous l'avons exposée entraitant de l'orientaliste et de son ombre, l'intellectuel arabe moderne.

En admettant, avec François châtelet, que «Trois, au moins, desthéoriciens qui sont à la fondation de la recherche contemporaineprennent l'hégélianisme comme référence principale»: Kierkegaard,Marx et Nietzsche; il va sans dire que les critiques les plus sérieusesfaites à l'hégélianisme, étaient formulées par ces trois; Marx a déjàabordé ce problème du négatif dans sa critique de la dialectique deHegel à partir de Feuerbach :

«...3°- en opposant à la négation de la négation qui prétend être lepositif absolu, le positif fondé positivement sur lui-même etreposant sur lui-même. Voici comment Feuerbach explique ladialectique de Hegel, et il fonde ainsi le point de départ du positifde la certitude sensible». Marx: «critique de la dialectique de Hegelet de sa philosophie en général».

Les manuscrits de 1844 - E.S. P. 127.

«On pourrait dire - d'une façon schématique et en utilisant levocabulaire même de la Science de la Logique - que l'optique deKierkegaard est la négation abstraite de celle de Hegel: ce qu'ellerefuse, elle le fait avec des moyens empruntés à la conceptionqu'elle rejette»... et François Châtelet ajoute: «La négation deNietzsche - comme celle que l'oeuvre de Marx implique - esteffective. Elle se situe délibérément à l'extérieur des valeurs quisont à l'origine du discours hégélien. Elle constitue ce dernier noncomme erreur ou comme affirmation, mais comme sottise,aberration ou violence acceptée et inacceptable»(27).

C'est l'ensemble de la philosophie de Nietzsche qui reste abstraite etpeu compréhensible, si l'on ne découvre par contre qui elle est dirigée.0r «l'anti-hégélianisme traverse l'oeuvre de Nietzsche, comme le fil del'agressivité»(28). Nous pouvons s'en apercevoir dans sa critique de ladialectique hégélienne à partir de sa théorie des forces.

Chez Nietzsche, dans son rapport avec l'autre, la force qui se faitobéir ne nie pas l'autre ou ce qu'elle n'est pas, elle affirme sa propredifférence et jouit de cette différence. Le négatif n'est pas présent dansl'essence, il est plutôt un produit de l'existence elle-même. A l'élémentspéculatif de la négation, de l'opposition ou de la contradiction,Nietzsche substitue l'élément pratique de la différence: objet

d'affirmation et de jouissance. C'est dans ce sens qu'il y a un empirismenietzschéen. A la question si fréquente chez Nietzsche: qu'est-ce queveut une volonté? il répond: ce que veut une volonté c'est affirmer sadifférence. «Le plaisir de se savoir différent». C'est l'élément conceptuelnouveau que Nietzsche oppose au non dialectique, l'affirmation à lanégation, la différence à la contradiction, la joie, la jouissance au travail,la légèreté, la danse à la pesanteur et au sérieux.

Nietzsche va plus loin dans sa critique: qu'est-ce qu'elle veut, cettevolonté qui veut la dialectique? C'est une force épuisée qui n'a pas laforce d'affirmer sa différence, une force qui n'agit plus, mais réagit auxforces qui la dominent: seule une telle force fait passer l'élément négatifau premier plan dans son rapport avec l'autre;

«Le soulèvement des esclaves dans la morale commence lorsque leressentiment devient lui-même créateur et engendre des valeurs;le ressentiment de ces êtres à qui la réaction véritable, celle del'action, est interdite, et que seule une vengeance imaginaire peutindemniser»(29).

«Dans le petit nombre des découvertes modernes au sujet de lagenèse du jugement de valeur, il faut compter la découverte duressentiment par Friedrich Nietzsche; c'est là, à coup sûr, unapprofondissement, quand même on démontrerait 1a fausseté del'application qu'il en a fait, notamment à la morale chrétienne,notamment à l'amour chrétien qu'il tenait pour «la fine fleur duressentiment»(30).

Après avoir défini «l'homme du ressentiment»(30), Nietzsche décritla réaction dialectique:

«Alors que toute morale aristocratique naît d'un oui triomphantadressé à soi-même de prime abord, la morale des esclaves dit nonà un «dehors», à un «autre», à un «différent de soi-même», et cenon est son acte créateur: cette inversion du regard posant lesvaleurs - la nécessité qui pousse à se tourner vers le dehors plutôtque vers soi-même - cela relève justement du ressentiment: lamorale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendrenaissance, d'un monde hostile et extérieur, elle a

physiologiquement parlant besoin d'excitations extérieures pouragir - son action est foncièrement une réaction»(31).

C'est ainsi que Nietzsche présente la dialectique comme la manièrede penser de l'esclave: la pensée abstraite de la contradiction l'emportealors sur le sentiment concret de la différence positive, la réaction surl'action, la vengeance et le ressentiment prennent la place del'agressivité. Nietzsche voit, à la différence de Hegel, que ce n'est pas larelation du Maître à l'Esclave qui, en elle-même, est dialectique. C'estplutôt l'Esclave qui dialectise cette relation dans l'imaginaire. Lereproche adressé ici à Hegel, c'est de généraliser le point de vue del'Esclave sur la relation, tout en refoulant le point de vue du Maître quin'est pas dialectique:

«L'évaluation de type stricto critique procède tout à l'inverse : elleagit et croît spontanément, elle ne recherche son antithèse que pourse dire oui à elle-même avec plus de joie et de reconnaissanceencore, - son concept négatif de «bas», de «commun», de«mauvais», n'est qu'un tardif et pâle contraste au regard de sonconcept fondamental, concept positif, pénétré de vie et de passion,«nous les nobles, les bons, les beaux, les heureux... les biens nés»s'éprouvaient tout simplement comme les «heureux»; ils n'avaientpas besoin de se comparer avant tout à leurs ennemis pour seconstruire artificiellement leur bonheur, et le cas échéant, pour sel'imposer par persuasion et mensonge comme ont coutume de lefaire tous les hommes du ressentiment»(32).

La dialectique développée par Hegel pour décrire la relation duMaître et de l'Esclave dépend de ce dernier, car la puissance y estconsidérée, non pas comme volonté de puissance, mais commereconnaissance par l'un de la supériorité de l'autre.

Il y a là, selon Nietzsche, une conception erronée de la volonté depuissance, qui est celle de l'esclave, elle est l'image que l'homme duressentiment se fait de la puissance.

Si la relation du Maître et de l'Esclave emprunte la formedialectique, c'est parce que le portrait que Hegel nous propose du Maître

est un portrait fait par l'esclave, un portrait représentant l'esclave, telqu'il se rêve, un esclave tel qu'il se rêve, un esclave arrivé. Sous l'imagehégélienne du Maître, c'est toujours l'Esclave qui perce(33).

Après ce bref aperçu de la philosophie de Nietzsche, et sadémarcation et son hostilité envers la dialectique hégélienne, on aconstaté un lien théorique profond entre cette attitude nietzschéenne etla problématique du courant de «l'Éveil islamique» telle qu'elle a étédécrite dans cette étude.

Comme nous l'avons déjà mentionné, le discours de «l'Éveilislamique» part d'un problème central: celui de la domination étrangère;c'est le lieu, pour lui, où s'effectue la démarcation entre Soi-même etl'Autre, à tous les niveaux: politique, idéologique, économique, etc.. Ceproblème central détermine la réponse islamique: faire face à ladomination étrangère tout en affirmant, symboliquement, l'identitéislamique; cette affirmation n'est pas le fait d'une réaction venant de lapart d'un homme de ressentiment, d'un Esclave; elle est plutôt l'actionlibre de celui qui a tous les moyens historiques et culturels de jouir desa différence: l'Islam ayant connu la gloire de la différence et de ladomination à ses époques d'or. L'action volontaire ressuscitepositivement le Moi islamique tout en négligeant l'Autre (l'Occident) neserait-ce que sur le plan du symbole et des mots et non des choses; cetAutre voit ainsi l'universalisme de sa culture contestée, et ledynamisme de sa domination démystifié, comme on 1'a vu avec lediscours d'Al-Khomeini.

Or, entre les mots et les choses, entre la prétention du discours et laréalité concrète, il y a toute la distance qui sépare le ~u de l'intellectuelislamique traditionnel de jouir de sa différence envers l'Autre, et l'étatdans lequel se trouve le mouvement de masse; ce mouvement n'a pasdonné, dans sa longue histoire de soulèvements, une forme nouvelle depouvoir capable de pourvoir le discours de «l'Éveil islamique», sevoulant différent de l'Occident, d'une assise réelle nécessaire à sadifférenciation.

Comme nous l'avons déjà constaté, en traitant du discours d'Al-Khomeini, il représente, tout comme le discours de«l'Éveil islamique»,deux aspects, l'un négatif et l'autre positif; d'un côté il renie la défaitedu Moi islamique et noue ce Moi à son passé dans une continuitédéfensive contre l'Autre; le retour à l'Islam représente une riposte faceà l'étranger dominant, et un refuge qui le protège de l'intrusion duvainqueur. C'est l'ancienne structure traditionnelle, envahie parl'Occident capitaliste, qui se défend et résiste à partir des anciensrapports sociaux. Et tout le problème consiste à savoir si la résistancequ'opposent ces anciens rapports contre la domination étrangèrepeuvent engendrer une nouvelle forme de pouvoir, une forme inédite etdifférente des modèles connus de révolution. C'est toute la distance quisépare le négatif du positif, la réaction de l'action , et Hegel de Nietzsche.C'est ce qui donne une assise réelle au discours islamique, il ne s'agit pasque les intellectuels traditionnels affirment leur différence vis-à-vis del'Autre, mais de voir l'imagination des masses, dans leur soulèvement,organiser le pouvoir et la société d'une façon nouvelle, basée sur unhéritage révolutionnaire ancien. Si Lénine avait un oeil sur la commune,les hommes du printemps 1871 se souvenaient de ceux de 1848 qui serappelaient des révolutionnaires de 1789, qui n'oubliaient pas Brutus.Pas un révolutionnaire qui ne soit hanté par un héritage, même si c'estpour l'anéantir ou le contredire. Le projet révolutionnaire est à la foisun héritage et un testament.

«Je pense qu'effectivement - disait François Châtelet - la fabricationdes modèles est toujours liée à l'existence d'un pouvoir ou d'uncontre- pouvoir naissant, car il ne faut pas nier que le contre-pouvoir soit capable de ressusciter aussi ses modèles; mais si l'onpasse de la sphère de la politique au domaine du politique ou de lavie quotidienne, je pense que l'idée de modèle est liée au fait quel'homme parle, et qu'on ne peut pas parler sans sécréter, au mêmetemps que l'on parle des messages affectifs ou directeurs qui sontentre ce que les linguistes appellent le code et le message. Le codec'est le référant absolu à partir de quoi les choses se disent et desactions s'accomplissent; le message, c'est la phrase que je prononce;or le modèle se situe très précisément dans l'entre-deux».

Si le discours de «L'Éveil islamique» trouve ses fondements dansla position anti-dialiectique de Nietzsche, c'est qu'il essaie de partir duMoi islamique pour confirmer positivement sa continuité et sesprincipes. Cette affirmation de soi restera purement idéologique endehors des soulèvements des masses et de leur capacité de trouver lesformes positives du nouveau pouvoir. Il ne suffit pas, en réponse à cediscours, de limiter sa crise interne à la problématique du rapportPrésent/Passé, comme le font certains althusseriens arabes(34), et del'insérer de force dans le système philosophique de Hegel où il nous serafacile de lui régler son compte théorique en «appliquant» sur lui lescritiques déjà formulées par Marx contre Hegel. Pour critiquerl'idéalisme, tout le monde doit être Hégélien. Il ne suffit pas non plus delimiter la problématique de ce discours au seul problème du «retour auxsources», et de le considérer de ce fait, comme une répétition dufondamentalisme intégriste de l'Islam ancien; comme le fait DocteurTayyeb Tizini:

«Il est à noter que le courant fondamentaliste passéiste - ce quiapparaît paradoxal - ne s'est pas simplement formé et développédans le cadre de la pensée réactionnaire, il s'est en plus trouvé unterrain fertile et bien enraciné dans le cadre de la penséeprogressiste, laquelle était plus ou moins expression distinguée, aumoyen âge, des aspirations au progrès social et national dans lemonde arabe, et d'une manière plus exacte, à partir du XIXe siècle.

«Ce courant est né:

1 - Comme réponse idéologique au mouvement «Chou'oubyya» danssa version générale anti-arabe, et par conséquent commeforme de réaction contre le déclin de la civilisation arabo-musulmane.

2 - Comme mission idéologique réactionnaire prêchant le retour auxpremiers fondements religieux dans leur version doctrinaire ettextuelle, et le refus ainsi que la condamnation de «l'Ijtihad» etl'interprétation de ces textes. Cette mission a pris un aspectdéterministe (féodal sur les plans économique, social etpolitique), qui part du «fondement premier» éternel, pourrefuser ensuite et condamner le concept de «l'évolution

qualitative» propagé par le courant philosophique etscientifique adversaire, à caractère bourgeois et commercial.

3 - Le courant fondamentaliste s'est constitué comme l'un desaspects du développement national arabe hostile à l'intrusionétrangère féodale et du capital impérialiste, ancien etnouveau»(35).

Chapitre troisième

Marx: théorie de la production et production de 1a théorie

Aux deux classifications déjà exposées de la pensée politique arabecontemporaine, la classification orientaliste et la classification islamique,vient s'ajouter une troisième classification de cette pensée, elle se basesur la méthode marxiste mais de deux points de vue différents:

1 - La classification économiste.

2 - La classification althusserienne, s'insérant dans le cadre ducourant de «l'anti-humanisme théorique», et que LouisAlthusser représente le penseur principal.

1 - La classification économiste

Nous pouvons retracer les grands traits de la classification marxisteéconomiste de 1a pensée arabe contemporaine, à partir d'une longuesérie de références, mais nous nous limiterons, dans cette étude, à deuxmodèles de classification: l'orientaliste russe, et l'intellectuel marxistearabe.

A- L'orientaliste russe.

L'Orientaliste russe Z. L. Lévine considère que l'évolution de lapensée sociale, telle qu'elle est connue, n'est indépendante, dans sonhistoire, que relativement: elle dépend organiquement de l'évolutionsocio-économique et politique. La pensée sociale est le produit de

l'histoire universelle, et son évolution doit être traitée du point de vuedes relations internationales et de l'interaction des cultures existantes àun moment historique donné. C'est pour cela que l'histoire de la penséesocio-politique arabe, telle qu'elle est décrite par Lévine, c'estprincipalement l'histoire de la formation et de la diffusion de l'idéologiebourgeoise, l'idéologie de la «lutte de libération nationale», l'histoirearabe contemporaine est considérée comme étant principalementl'histoire de la formation de nouveaux rapports sociaux et desmouvements de libération nationale(1).

Dans cette optique, l'orientaliste russe fait la périodisation del'évolution de la pensée socio-politique arabe contemporaine,périodisation coïncidant relativement avec l'histoire événementiellearabe dans ses grandes lignes:

«1 - La première moitié du XIXe siècle. C'est la période dedécadence de l'empire ottoman qui a vu naître un état nationalégyptien réellement indépendant, et la première réaction despeuples arabes vis-à-vis de la culture européenne, et leurtentative d'assimiler les institutions et les modes de vieeuropéenne; c'est le début de la «Nahda» culturelle dans lespays arabes(2).

2 - La période entre les années cinquante et les années soixante-dix du XIXe siècle. C'est la période où se développent, en Syrieet en Égypte, les rapports marchands et monétaires, sousl'impulsion du marché mondial; c'est au cours de cette période«qu'apparaissent les facteurs favorables à la dissolution duféodalisme et à l'émergence du capitalisme et que Jeconstituent des groupes sociaux inhérents à la sociétécapitaliste. La Syrie connaît, au cours de cette période, sonmouvement de Lumière(3).

3 - La période entre les années soixante-dix du XIXe siècle,jusqu'au début du XXe siècle. C'est la période d'expansionfinancière, économique et politique des États européens;l'empire ottoman et les pays arabes se transforment, au coursde cette période, en semi-colonies et en colonies, et unmouvement de modernisation se développe dans ces pays envue d'en finir avec le sous-développement féodal; la lutte de

libération nationale s'intensifie, au moment où on assiste à laformation de l'idéologie bourgeoise et de la conscienceprogressiste, à l'établissement de la philosophie et de lasociologie arabes modernes; on assiste également audéveloppement du courant de l'Éveil et du renouveauislamiques, et à la diffusion des idées du courant nationalitaireprovincial et arabe. Nous pouvons considérer cette étape -entre les années soixante-dix et les années quatre-vingts -comme étant l'étape égyptienne des «Lumières» arabes(4).

4 - Les vingts premières années du XIXe siècle. C'est la période de«L'Éveil asiatique», de la première guerre mondiale et de lagrande révolution d'octobre. Cette période se caractérise,particulièrement, par l'évolution intensive qu'a connue laconscience nationale des peuples arabes, par l'émergence desconcepts bourgeois et petit-bourgeois en matière de politique,de philosophie et de sociologie, ainsi que par l'apparition et lapropagation des idées socialistes en Orient arabe»(5).

Cette périodisatlon de la pensée politique arabe contemporaine estbasée, dans le discours orientaliste russe, sur une conception de lastructure socio-économique des pays arabes qui tente de l'insérer dansl'universalité du développement capitaliste occidental:

«Rares sont ceux qui continuent à croire, à notre époque, àl'ambiguïté de l'Orient et à sa voie «spécifique» d'évolution. Il vadonc sans dire que l'évolution sociale et économique de l'Orient suiten général les mêmes lois qui ont régi l'évolution de l'Occident. S'iln'est pas acceptable de parler d'une spécificité absolue de l'histoirearabe, nous devons, par contre, tenir compte de ses caractéristiquesrelatives, chose qui s'avère être d'une grande importance, surtoutdans l'étude de la pensée arabe»(6).

En essayant de dégager les traits qui spécifient le monde arabe,Lévine constate que la spécificité de la transition, de la Syrie et del'Égypte, du féodalisme au capitalisme, consiste dans le fait que cettetransition s'effectuait au moment où le développement du capitalismepré monopoliste en Europe Occidentale avait abouti à sa fin, c'est-à-direau début de l'époque impérialiste.

L'intrusion de l'Europe capitaliste en Asie et en Afrique y a suscitéla dissolution du mode de vie dominant, et l'accélération du procès dedéveloppement capitaliste; cette intrusion a objectivement joué le rôlede stimulant du renversement du féodalisme, elle a également suscitépartout des mouvements de libération nationale qui ont constitué - avecl'élargissement de leur domaine, surtout depuis l'Éveil de l'Asie -l'aspect le plus distingué de l'histoire contemporaine(7).

Dans 1a même optique européo-centrique, Lévine s'appuie sur laposition de Marx à propos de l'Inde, pour la mettre en parallèle avec lasituation arabe:

«Au cours de son analyse des répercussions engendrées par lerenforcement de la domination anglaise sur l'Inde, Karl Marx a écritqu'en dépit des visées de l'Angleterre dans ce pays (l'Inde), etmalgré ses divers crimes, l'Angleterre était l'instrument inconscientde l'histoire, et elle avait à assumer un double rôle, destructif etconstructif - à savoir la démolition de l'ancienne société asiatiqued'une part, et la mise sur pied d'un fondement matériel pour unesociété occidentale en Asie, d'autre part»(8).

Toute cette perspective d'étude nous autorise à conclure que lediscours de l'Orientaliste russe, dans sa lecture de l'histoire de la penséearabe contemporaine se distingue du discours orientaliste occidental parson souci méthodologique de faire le lien entre l'évolution des courantsde la pensée arabe et l'histoire socio-économique des pays arabes dansle cadre du développement capitaliste; ce souci méthodologique n'étaitpas aussi systématique chez certains orientalistes occidentaux, tandisqu'il était absent chez d'autres. Mais la problématique de base quidétermine la vision globale de l'orientaliste russe, et la règle selonlaquelle il fait la classification et l'histoire des courants de la penséearabe contemporaine, sont identiques et s'appuient sur les mêmespostulats européo-centriques.

En effet, cette classification part du couple conceptuel:Nahda/décadence, sans le critiquer; ce postulat est admis à partir d'unmodèle de développement qui s'appelle ici «mode de production

capitaliste», synonyme de la «civilisation occidentale» dans le discoursorientaliste occidental. Ce postulat permet à l'orientaliste russe de fairela périodisation de l'histoire de la pensée arabe à partir de son momentinaugural, celui de la rencontre avec le «mode de productioncapitaliste», - sous-entendu l'Occident dans un autre Jargon - momentcoïncidant avec le début du XIXe siècle; ce mode de production estapprécié ici comme «supérieur» à la société locale en question, et lescourants de pensée se rapprochant de ce mode supérieur sontconsidérés plus progressistes que les courants qui s'en éloignent et luiopposent une résistance.

Cette lecture privilégie la période allant du XIXe siècle jusqu'à lapremière guerre mondiale. Le début de cette période, coïncidant avec lapénétration du capitalisme occidental dans les pays arabes, nousimposerait l'examen de la relation existant entre deux ordres de faitsculturels dont l'un (l'Occident) a prouvé sa suprématie historique surl'autre (l'Orient); on aboutit ainsi, d'après ce discours, à la conclusionlogique selon laquelle l'Occident «développé» est à même de considérerles formes «sous-développées» caractérisant le monde arabecontemporain, comme étant des étapes inférieures menantnécessairement à son propre degré d'évolution. D'où «le rôle constructifde l'Angleterre de fonder en Asie une société occidentale». La distancethéorique entre l'orientaliste russe et l'orientaliste occidental, dans leurlecture de la pensée arabe contemporaine, n'est pas aussi longue que nele fait croire la différence de terminologie, étant donné que les postulatssont les mêmes.

B - L'intellectuel marxiste arabe.

Dans la même perspective de travail se situe l'intellectuel marxistearabe appartenant au marxisme économiste. Cette vision est illustrée,comme modèle de lecture économiste, par le Docteur Abdallah Hannadans son livre sur «les courants de la pensée en Syrie et au Liban 1920-1945.

Ce modèle de lecture s'appuie, dans son étude des courants de lapensée arabe, sur les concepts d'infrastructure et de superstructure,tout en se référant aux deux orientalistes russes: F. Kelly et M. Kovalzondans leur livre sur «le matérialisme historique».

La base c'est l'ensemble des rapports de production, c'est-à-direl'ensemble des rapports existants dans le champ de la production, del'échange et de la circulation constituant la structure économique de laformation sociale. La superstructure c'est l'ensemble des rapportsidéologiques et des institutions qui se développent sur une base donnée,et qui ne tardent pas à réagir sur cette base. C'est ce qu'on appelleinteraction entre la base (la cause) et la superstructure (l'effet)(9).

Ce qui veut dire, selon ce discours, que les idées ne viennent pas dehuis clos, mais elles sont le fruit des rapports économiques et matériels,et le résultat de la lutte de classes dans le société; elles reflètent lesintérêts matériels de telle classe ou de telle autre. Mais ces idées netardent pas à avoir une influence, positive ou négative, sur les rapportséconomiques et sociaux qui ont produit ces idées. Les idées existentdans la conscience des gens comme reflet d'une réalité concrète, puiselles jouent un rôle d'influence et de changement dans cette réalité.

La société arabe de Syrie que ce discours essaie d'étudier lescourants d'idées entre les deux guerres mondiales, s'est caractérisée parun ensemble de phénomènes donnés, et elle a subi l'influence de troiscadres qui ont engendré ces idées:

1 - La base ou l'infrastructure de la société.

2 - Les diverses influences mondiales.

3 - Le patrimoine national avec ses nombreux aspects.

C'est ainsi que se forment et se développent les courants d'idées enSyrie et au Liban entre les deux guerres mondiales, en subissant lesmêmes effets que les autres pays sous la domination coloniale. Car la

structure socio-économique, avec ses différentes contradictions, a jouéun rôle essentiel dans la formation, le développement et la diffusion dela vie intellectuelle.

«Nous pourrons résumer ces différents courants intellectuels enquatre grands courants; tantôt ils se distinguent et tantôt ilss'enchevêtrent. Ces courants sont le produit des contradictionssocio-économiques à l'intérieur de la société arabe locale, ils ontsubi l'influence des courants intellectuels mondiaux, ainsi quel'influence - et c'est très important - du patrimoine intellectuelislamique avec ses différents aspects et ses tendances nombreuses.Ces quatre grands courants sont:

1 - le courant féodal.

2 - le courant grand bourgeois.

3 - le courant petit-bourgeois.

4 - le courant socialiste (prolétarien)»(10).

C'est de cette façon que les écrivains sont classés, selon leursituation de classe qui nous donne a priori le discours adéquat: le féodalengendre un discours fondamentaliste, religieux et métaphysique; lediscours grand bourgeois est laïque et démocrate d'où transparaît laphilosophie des lumières; le discours petit-bourgeois oscille entre ladémocratie bourgeoise et le socialisme prolétarien; tandis que leprolétariat suivra inévitablement le marxisme.

Il paraît que le prolétariat allemand avait en tête une autre idée dece déterminisme lorsque, au lendemain de la crise économique mondialede 1929, il s'est dirigé à droite pour appuyer le nazisme et donner àHitler l'accès au pouvoir en 1933; tandis que les marxistes da l'époqueprévoyaient, à partir de l'aggravation de la situation du prolétariat à lasuite de la crise de 1929, une tendance générale dirigée plutôt vers lagauche. Il paraît encore que le prolétariat «chrétien» du Liban n'a qu'àlire cette classification pour qu'il finisse par démystifier ses illusions

idéologiques et savoir que sa «place» actuelle, selon ce genre demarxisme, est dans le camp adverse et opposé au Front Libanais.

C'est la place qui coïncide avec son «essence» économique; cettecorrespondance n'est faussée que par l'illusion de l'idéologieconfessionnaliste inconsciente, illusion qu'il faut démystifier entransformant le marxisme en psychanalyse. La sagesse consiste - disaitAristote - à mettre les choses à leur place. Et il paraît que le problèmeessentiel de ce genre de marxisme se trouve résumé dans cette non-correspondance, - dans la réalité - entre les choses et les places, entre lavie et une certaine conception évolutionniste du marxisme.

Ce discours est explicité par un autre biais avec Raoul Makarius:

«Si une comparaison est nécessaire, c'est plutôt avec l'Europeféodale que la société arabe devrait être comparée... Jusqu'au XIXesiècle, en effet, la société arabe a conservé sa physionomie féodale:elle n'a pris la voie d'un rapide développement capitaliste qu'aucours du XXe siècle... Pour C. E. Von Grunebaum, «L'Occidental nedoit jamais oublier que les conditions dans lesquelles les récentesréformes ont eu leur origine témoignent de plus de ressemblanceavec l'Europe de 1789 qu'avec celle de 1918». La révolutionfrançaise, ajoute-t-il, «transféra une partie du pouvoir au Tiers-État. C'est précisément ce qui est en train de se produire au Moyen-Orient où les classes moyennes sont graduellement en train des'affirmer»(11).

La schématisation de ce marxisme dit objectif, selon la terminologied'un Abdallah Laroui, résume peut-être cette crise dont elle ne sait passortir:

«Aucun Arabe moderne ne relit la pensée de Descartes ou deSpinoza comme certains occidentaux la vivent; d'instinct, leDescartes qu'il saisit est celui qui, étiqueté, a sa place dans lesystème hégélo-marxiste; et quand l'un de nous, par inadvertance,se plonge sans guide dans une philosophie moderne, il ne sait pluspenser et retombe au niveau de l'expression littéraire»(12).

C'est ce marxisme artisanal, taillé à la mesure de la consciencearabe que Laroui essaie de mettre en relief sa non-correspondance auvécu arabe:

«Le marxisme, somme de l'Occident, c'est cela que la pensée arabecontemporaine n'a cessé de chercher depuis trois quarts de siècle.Dès que la technophilie domine dans l'État national, le choix n'estqu'entre marxisme et éclectisme impuissant. L'Occident arabe nepeut positivement lire que ce qui a été intégré au registre hégélien.Quand un arabe est bergsonien, il ne se pense pas, il pense commeun homme des frontières, c'est-à-dire entièrement tourné versl'Occident»(13).

2 - La classification althusserienne.

Jacques Rancière, un scissionnaire du mouvement althusserien aulendemain du soulèvement de Mai 1968 en France, considère que:

«En février 1968, par la voix d'Althusser, et devant le parterre desmembres de le Société française de philosophie, Lénine faisait sonentrée à la Sorbonne(14). Le 13 mai suivant, des milliersd'étudiants y faisaient une entrée un peu moins respectueuse poury planter les drapeaux de leur révolte. Peut-être la proximité deces deux interventions de la «lutte des classes» dans l'enceinteuniversitaire nous aidera-t-elle à définir l'espace dans lequel s'estjouée l'histoire politique de l'althusserisme»(15).

En effet, l'année 1968 constitue le dépassement pratique etpolitique de l'althusserisme de la part du mouvement de masse enFrance; la révolte de 1968 a donné le coup de grâce à l'entreprisethéorique et politique d'Althusser, celle qui commence avec lapublication en 1961 de l'article «sur le jeune Marx», et qui reposait surun pari: il était possible de produire une transformation dans le P.C. parun travail théorique de restauration de la pensée de Marx.

Il n'y avait pas, pour Althusser, d'issue politique en dehors du parti(parce qu'il était le parti de la classe ouvrière), pas d'issue non plus ausein du parti qui se réclamait de l'exemple du P.C.I. et représentait

l'espoir des intellectuels oppositionnels. Le travail théorique de cesderniers avait pour fonction dernière de retrouver, dans la pratiquescientifique du Capital, ou dans la pratique politique de Lénine, la basesur laquelle on pourrait poser les problèmes politiques, la place oùchacun pouvait être défini, les instruments avec lesquels on pouvaitessayer de les résoudre. Bref, cette entreprise visait le contrôle de lapolitique par la théorie, les philosophes se croyaient plus importantsque les rois.

«Cette opération de moralisation et de normalisation, disait FrançoisChâtelet, ne pouvait manquer de recueillir des adhésions dans lajeunesse universitaire singulièrement: elle tirait le marxisme del'ornière où il était tombé; elle suscitait l'espoir d'une politiqueoffensive. Cependant, il fallut bientôt s'apercevoir que le sauvetageépistémologique d'Althusser n'était ni plus pertinent ni plusefficace que le sauvetage ontologique tenté par Sartre: l'un etl'autre demeurent tributaires d'une conception unitaire de l'Etre (oude la Vérité) qui, dans la lecture althusserienne, conduit finalementsous le couvert de la scientificité à un renforcement de lacompétence et du parti»(16).

A mentionner l'étonnement de Châtelet devant l'inconséquenced'Althusser.

«Althusser me paraissait alors mettre le doigt sur une donnéeessentielle qui rendait compte du devenir du marxisme; del'écrasement de la révolte de Cronstadt jusqu'au stalinisme et àl'intervention de 1956 en Hongrie, des fautes commises par leKomintern en Chine jusqu'à la honteuse politique menée par 1eP.C.F. lors de la guerre d'Algérie. Je suis encore étonné que LouisAlthusser n'ait pas été entraîné par ses analyses lumineuses del'Introduction à l'économie politique de 1857, où il présente lematérialisme historique comme le point de vue matérialistecritique tourné efficacement contre toutes les Providences, celle deDieu, celle de l'État, celle du Parti, celle de l'édification économique,celle de la Science, qu'il ait tourné court, se contentant de réfuterJohn Lewis - qui a peur de John Lewis? a demandé justementJacques Rancière - et qu'actuellement il entre dans un débatacadémique et faussé d'avance sur la dictature du prolétariat oupas?»(16).

Mais la révolte de 1968 est venue leur rappeler cette véritéélémentaire: le primat du politique sur l'idéologique. Elle a fait éclaterles contradictions du groupe althusserien qui s'est scindé en deux. D'uncôté, ceux qui ont défendu la position du P.C. contre la révolte étudiante- Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey -l'analyse que donne Althusser dans une lettre à Marie AntoniettaMacciocchi ne s'écarte pas des thèses de Marchais: les étudiants sont despetits-bourgeois qui voulaient donner des leçons à la classe ouvrière etlui apprendre à faire la révolution. Mais la classe ouvrière n'avait quefaire de leur révolution, elle se battait seulement pour desrevendications économiques et elle a su les obtenir par ses propresforces. Et même si en quelques circonstances elle a eu certains conflitsavec ses dirigeants syndicaux, «ce second problème, en tout cas, c'est sapropre affaire et n'a rien à voir avec les étudiants. Les étudiantsdevraient se mettre dans la tête ce simple fait, même s'ils ont du mal àle comprendre»(18).

D'un autre côté ceux qui interprétaient Mai 68 et la révolutionculturelle chinoise d'une manière différente - Alain Badiou, EmmanuelTerray, Jacques Rancière, Pierre Victor, André Glucksman, etc.,.. dontles choix étaient différents - et ils considéraient que la dominationidéologique de la bourgeoisie, c'est d'abord un ensemble d'institutionscontre lesquelles il faut engager un combat politique matériel. Et lesintellectuels y participent pour autant qu'ils brisent pour leur proprecompte ce qui est le fondement même de ce système: le pouvoir de la«science», la séparation du travail intellectuel et du travail manuel, desintellectuels et des masses. Le combat idéologique des intellectuelsrévolutionnaires n'est pas de réfuter des livres réactionnaires dans deslivres révolutionnaires, mais d'abandonner leur spécificitéd'intellectuels, de se lier aux masses, d'aider à ce qu'elles prennentelles-mêmes la parole, de lutter contre tous les appareils - dusyndicalisme à la police - qui entravent cette libre expression.

Ce fut notamment la voie choisie par les intellectuels qui segroupèrent autour de la Gauche Prolétarienne et du Secours Rouge. Ce

mouvement est allé de pair avec un processus similaire qui s'estmanifesté en Italie à la gauche du P.C.I. parmi les différentesorganisations «extraparlementaires». Ses racines théoriques seretrouvent dans la discussion des années qui précédèrent l'explosion del'automne ouvrière: discussion sur le processus de formation de l'avant-garde et du parti révolutionnaire par rapport au développement de lalutte de masse, la portée européenne de la révolution culturelle chinoisedans son rapport à la crise des partis communistes occidentaux; ceprocessus accomplit un saut avec l'explosion de la lutte étudiante de1967-1969, laquelle déplace radicalement l'axe du mouvement dansune direction extra-institutionnelle, et il connut son pleindéveloppement dans les luttes ouvrières de 1969, portant la crise à sonpoint de rupture(19).

«C'est là - selon Lotta continua - la première et essentielle ligne dedémarcation qui sépare notre histoire de celle des autres groupesde la gauche dite extraparlementaire. Schématiquement : parmi lesintellectuels qui se situaient à la gauche du P.C.I... il y en avait quivoyaient la formation du parti révolutionnaire comme un processusessentiellement idéologique, fondé sur la continuité avec latradition de la Troisième Internationale, et du mouvement ouvrierofficiel, et il y en avait d'autres qui la voyaient comme un processusessentiellement pratique, fondé sur la rupture avec cettetradition»(20).

Et de cette ligne de démarcation se fait la classification desdifférentes organisations: «En substance, la première position - avectoutes sortes de différences de contenu, de style de travail, de choixorganisationnels - est commune à toutes les organisations de typetrotskiste (de la IVe Internationales à Avanguardia Operaia), de typenéostalinien (une bonne partie du P.S.I.U.P., les premières formationsmarxistes-léninistes), ou issues de croisements des deux précédents(Servire il Popolo) ou enfin de type néo-révisionniste «gramscien-togliattien» (du P.S.I.U.P. au Manifesto).

La seconde position a dominé la formation de Lotta Continua et -avec de grandes différences de contenu, de style de travail, deconception de l'organisation - de Potere Operaio(21).

Mais si cette histoire parallèle de l'althusserisme maoïste en Franceet de la «nouvelle gauche» italienne se manifeste à partir de 1968,l'histoire de l'entreprise althusserienne - ou de «l'antihumanismethéorique» comme certains aiment bien l'appeler - remonte à plus loindans l'histoire. Il faut revenir aux conséquences du XXe Congrès. Larépudiation sans critique véritable du stalinisme ouvrait la voie à unensemble de revendications de type libéral ou moderniste s'adaptant àla nouvelle conjoncture intellectuelle. Les nouvelles thèses avancées surla coexistence pacifique et le passage pacifique au socialismeengageaient ceux qui voudraient les fonder sur des théorisationshasardeuses. Le P.C.F. était d'autant plus exposé à ces errementsthéoriques et politiques qu'il importait les thèses soviétiques sanschercher à les approfondir et sans vouloir prendre le risque d'un débat.

Ce refus de théoriser ses positions politiques exposait le P.C.F. à unrisque constant de débordement à droite aussi bien qu'à gauche.Débordement à droite - la direction italienne de l'U.E.C., et l'humanismede Garaudy - effectué par ceux qui voulaient théoriser le «passagepacifique au socialisme» et en tirer des conséquences politiques. Cedébordement droitier suscitait un contre-effet de gauche: critique durévisionnisme qui pouvait s'appuyer sur la critique chinoise désormaisexplicite du révisionnisme soviétique. Contre cela le Parti n'avait guèred'armes théoriques. La vieille orthodoxie jdanovienne n'était plusutilisable à une période riche par la critique du dogmatisme et del'orthodoxie marxiste(22):

Des textes comme «la Somme et le Reste» d'Henri Lefebvre, «Marx,penseur de la technique» de Kostas Axelos, «les recherches dialectiques»de Lucien Goldman, «Logos et Praxis» de François Châtelet, paraissentaprès les années 1960. La problématique qui les traverse et qui est àl'origine de la «Critique de la Raison dialectique» pouvait s'exprimerbrièvement ainsi: que faire avec le marxisme?(23).

Que faire plutôt avec l'orthodoxie marxiste? L'orthodoxie était doncà réinventer. Cette situation offrait une place à l'althusserisme: celled'une orthodoxie neuve, appuyée non plus sur la parole de Staline, maissur le texte de Marx. Le détour althusserien interdisait de fonder enthéorie la politique du Parti. Il s'agissait, non pas de fonder cettepolitique, mais plutôt d'empêcher qu'on le contestât. Et c'est là que latentative althusserienne pouvait servir le Parti.

Elle montrait le danger des théorisations hâtives, la nécessitéd'apprendre, épistémologiquement, à poser les problèmes, avant detirer les conclusions; elle faisait un point d'équilibre, au niveau duconcept, entre la dissolution de droite et de gauche, elle se servait d'uncertain discours qui flattait et contenait ceux parmi les intellectuels quise révoltaient contre l'hégémonie idéologique du Parti: réhabiliter laphilosophie marxiste par le retour à Marx pour critiquer l'économismeet l'humanisme, dégager le statut théorique de la science marxiste àpartir de la pratique politique de Lénine et la pratique théorique deMarx, étudier objectivement la crise du mouvement communisteinternational et la révolution culturelle chinoise, établir le rapportScience/Idéologie à partir du concept de coupure épistémologique,produire une théorie de l'idéologie et des superstructures, en critiquantla notion de Sujet; etc.(24).

En se servant de ce discours «de gauche», l'althusserisme défendaitune politique de droite par un jeu d'équilibre bien efficace; et c'est cetéquilibre qui a éclaté en 1968; et l'althusserisme s'est trouvé scindé,comme on l'a vu, en deux fractions: althussérisme orthodoxe de droite etalthussérisme maoïste de gauche.

Si l'althusserisme en France - avec son prolongement européen - sefondait sur un pari sur la possibilité de transformer la politique du Partide l'intérieur par la pratique théorique, et l'échec de ce pari commeéchoue d'habitude le philosophe, avec son illusion de pouvoir, à devenirroi et découvre dans la pratique le primat de la politique sur l'idéologie;l'althusserisme ne s'est pas limité au seul cadre européen; il a eu une

influence théorique et politique sur la pensée politique arabe de gaucheà partir de 1967, surtout dans les milieux intellectuels d'Égypte et duLiban.

Le tableau rapide et schématique de l'histoire des partiscommunistes arabes révèle la différence dans leur formation historique,ce qui explique leurs divergences sur le plan des conceptions théoriqueset des modalités d'action. Le parti communiste irakien, soumis à unetrès dure persécution, puis aux massacres de 1962-1963, émerge dansl'unité avec la révolution de 1958, et se montre proche du Tudehiranien, malgré la carence de sa direction politique. Le Parti communistepalestinien (et jordanien) suit une évolution parallèle à son homologueirakien, les partis communistes du Maroc, d'Algérie et de Tunisie ontdébuté comme sections du parti communiste français; le particommuniste syro-libanais appartenait à la IIIe Internationale; lespremières tentatives d'implantation du marxisme en Égypte datent dulendemain de la victoire des bolcheviks, en 1918, et le démarragedécisif de l'action communiste suit immédiatement Stalingrad en 1943:

«Comme les victoires d'octobre avaient créé le communisme chinois,c'est le canon de Stalingrad qui a fait surgir le communismeégyptien».

Le rédacteur clandestin d'un bulletin du «parti communisteégyptien unifié» a eu le mérite de formuler ainsi une des donnéesessentielles du développement marxiste en Égypte. Le parti communistesoudanais a subi l'influence du mouvement communiste égyptien. C'estmontrer l'hétérogénéité de ces partis dans leur histoire et leursorientations.

En 1965, une longue discussion établie à tous les niveaux du particommuniste égyptien conduit la conférence nationale réunie par ce partià prononcer, à la majorité des cadres, l'auto-dissolution du particommuniste égyptien au terme d'une existence qui remonte - envers etcontre toutes les persécutions et les éclipses - à 1918. L'objectifhistorique visé est celui de l'unification et de la concertation de toutes

les forces socialistes égyptiennes sans distinction d'origine, au sein duparti unique de l'«Union Socialiste arabe», et compte tenu des conditionsspécifiques de la révolution nationale en Égypte, comme aussi del'évolution du régime militaire depuis Suez et la «Charte d'actionnationale» de 1962. Une minorité d'éléments repousse explicitementcette attitude.

C'est en 1967, au lendemain de la défaite du régime nasserien et deses «alliés» ou «conseillers» communistes, que s'est constitué un courantalthusserien parmi les intellectuels égyptiens de gauche; ce courantreproduisait la même division de l'althusserisme français; unalthussérisme orthodoxe représenté surtout par Mahmoud Amin Al-Alem et un groupe d'intellectuels affiliés au P.C. égyptien; et unalthussérisme maoïste qui s'est manifesté à l'étranger - notamment àParis par une série d'analyses sur la «bourgeoisie d'État» nasseriennequi ont été adoptées par la «nouvelle gauche» maoïste arabe comme unmodèle référentiel d'approche des régimes arabes dits petits-bourgeois;cette analyse était celle de Mahmoud Hussein dans «la lutte de classesen Égypte: 1945-1970», vulgarisé et diffusé par un grouped'intellectuels arabes à Paris par la revue «al-Masira» (La Marche),soutenue par «Fateh» et en rapport politique et idéologique étroit avecla «Gauche prolétarienne»(26).

Mahmoud Hussein qui tentaient de maintenir des contacts avec lemouvement étudiant égyptien au cours de l'année 1972, ont fini parfaire volte-face au lendemain de la guerre d'octobre 1973, en entamantun dialogue avec un Israélien, Saul Friedlander, et en présence de JeanLacouture; dialogue prédécesseur de celui entamé récemment parSadate:

«Pour conclure, je veux dire qu'en ce qui me concerne, il y a à lafois continuité et renouvellement par rapport aux positions quiétaient les miennes avant 1973 Jusqu'à la guerre, j'ai fait partie dece courant de pensée arabe qui, autour des progressistespalestiniens, cherchait à préciser une vision d'avenir faisant place àla communauté israélienne. «... la rencontre des Israéliens et desArabes devait se faire dans cette perspective sur le terrain même

de la guerre de libération, et les problèmes de leurs rapports dansune Palestine libérée ne se posaient pas concrètement.

«Ce schéma est aujourd'hui dépassé dans la mesure où la guerred'Octobre a rendu aux principaux États arabes suffisammentd'initiative politique pour leur permettre d'engager le dialogue avecIsraël et que, dès lors, les masses arabes commencent à orienterleurs aspirations dans un autre sens - celui d'une lutte pour latransformation interne de leur société»(27).

L'époque maoïste de la «contradiction principale» est révolue!

Le même processus se reproduit au Liban au lendemain de ladéfaite de 1967, où la gauche libanaise a connu les deux tendancesalthusseriennes, orthodoxe et maoïste.

La défaite du nasserisme en 1967 a eu des répercussions aussi biensur l'équilibre du pouvoir au Liban que sur le mouvement de masse, lespartis et les organisations de l'opposition. Le parti communiste libanaiss'est trouvé dans une position critique, étant donné qu'il défendait,comme les partis communistes arabes, une stratégie de soutien desbourgeoisies nationales arabes qui étaient à l'avant-garde dumouvement de libération arabe. Un débat s'est développé au sein duP.C.L., parmi les étudiants, portant sur les données de la défaite; le débatremettait en question la ligne du P.C.L.: la question nationale et leproblème palestinien, la nature de classe du nasserisme, la voieparlementaire vers le pouvoir, la coexistence pacifique; ce courant quireprochait au P.C.L. son réformisme, voyait dans la lutte arméepratiquée par la résistance palestinienne le remplaçant stratégique duP.C.L.; le courant développé parmi les étudiants renforçait la positiond'une partie de la direction - tendance léniniste - qui menait sa bataillede démocratisation au sein du P.C.L.(28). Et la convergence de ces deuxtendances aboutit à la création de l'Union des communistes libanais(U.C.L.) en dehors du P.C.L.

D'un autre côté, la défaite du nasserisme en 1967 suscita au sein duMouvement des Nationalistes Arabes, implanté dans plusieurs pays

arabes, une lecture marxiste du nasserisme, lecture qui a poussé cemouvement à faire son autocritique et à condamner son passénationaliste pour adopter le marxisme-léninisme. Cette scission au seindu «Mouvement» a donné naissance au Front Démocratique Populairepour la Libération de la Palestine (F.D.P.L.P.) dans la sectionpalestinienne, et à l'Organisation des Socialistes Libanais (O.S.L.) auniveau Libanais(29). Cette organisation était implantée surtout dans lemilieu étudiant.

A côté de ces deux organisations, un troisième groupe s'estconstitué avant 1967 sous le nom du cercle d'études du «LibanSocialiste». Cette organisation groupait des intellectuels de gauchevenant de différents partis: les uns venaient du parti Ba'th, les autresmilitaient en France dans le parti communiste français; ils étaientaffiliés, au cours de leur vie étudiante en France, au courantalthusserien au sein du P.C.F., et avec la division du mouvementalthusserien en 1968, ce groupe prenait parti pour l'althusserismemaoïste, et le diffusait au Liban par un mouvement de traduction desoeuvres de ce courant en arabe et par un certain nombre d'analysesabordant la réalité libanaise, en s'inspirant des analyses politiquesalthusseriennes. Les oeuvres politiques de Poulantzas, par exemple,formaient une référence de base pour traiter de «l'instance» politiquelibanaise(30).

A côté de ces trois grands groupes on assistait après 1967 à lanaissance de plusieurs autres petits groupes régionaux ou même parfoisnationaux qui se situaient à la gauche du P.C.L. et se considéraientcomme les représentants légitimes de 1a lutte armée palestinienne, auniveau libanais; cette prétention ne s'est concrétisée dans la pratiqueque chez une minorité de militants libanais qui ont entrepris unepratique militaire contre le régime libanais et contre Israël, encollaboration avec la résistance palestinienne. Les autres se sontcontentés de critiquer la voie pacifique suivie par le P.C.L. sans pourautant concrétiser cette critique dans une pratique différente; l'essentielde leur pratique politique, de 1967 à 1970 consistait à fonder descomités de soutien à la résistance palestinienne, et à faire le lien entre

le problème «national» palestinien et le problème «social» libanais. Leursympathie pour la résistance palestinienne n'était pas unifiée; les unssoutenaient Fateh, les autres le F.P.L.P. ou le F.D.P.L.P.

Ces trois grands groupes : l'U.C.L., Union des communistes libanais,l'O.S.L., Organisation des Socialistes Libanais, et le L.S., Liban Socialiste,ont fini par fusionner politiquement en 1970 - une partie de l'U.C.L. aaccepté la fusion - pour former l'Organisation de l'Action Communiste auLiban O.A.C.L.; parallèlement à ce courant maoïste, on a vu naître , ausein du parti communiste libanais un courant althusserien orthodoxereprésenté par des intellectuels qui se sont distingués par leur margecritique vis-à-vis de l'économisme dominant dans le P.C.L.; cette margecritique leur a permis de jouer le rôle récupérateur par rapport à la«nouvelle gauche» qui a échoué à trouver le remplaçant révolutionnaireen dehors du P.C.L.; c'est ainsi que le système conceptuel althusserienservait à les englober et à les remettre au sein de le vérité marxisteaprès des années d'illusions théoriques et d'aventuresorganisationnelles.

Mehdi Amel est le représentant de ce courant au sein du particommuniste libanais. Il s'y trouve dans la même impasse dans laquellese trouvait Althusser au sein du P.C.F.; c'est l'impasse de l'intellectuel (lapratique théorique) dans son rapport avec le pouvoir au sein du P.C.L.(la pratique politique) qui se sert du discours althusserien de MehdiAmel pour rétablir son harmonie théorique de plus en plus chancelanteparmi les intellectuels «inquiets», parmi ceux qui ont commencé à sedouter du discours économiste officiel représenté par un autre Garaudyque 1a direction du P.C.L. n'a pas expulsé comme c'était le cas du P.C.F.

Cet althussérisme orthodoxe propage, sur le tard, les idées ducourant anti-humaniste théorique; tandis que le courant althusserienmaoïste, représenté par l'O.A.C.L., qui s'est inspiré des althusseriensmosaïstes français et italiens - la Gauche prolétarienne, l'U.J.C.M.L.F.,Lotta Continua, Il Manifesto, etc..... - a fini par changer de projet (lafondation du parti révolutionnaire au Liban remplaçant le P.C.L.) pourfaire alliance avec le P.C.L. à partir de 1972; alliance qui a suscité une

nouvelle scission en 1973 d'un groupe qui a quitté l'O.A.C.L. sous le nomdu «groupe indépendant», lequel a fini par se dissoudre comme groupepolitique, et la majorité de la base a rejoint Fateh, plus précisément lecourant prochinois du Fateh et la direction du groupe a cédé le travailpolitique pour suivre un itinéraire semblable aux ex-maoïstes françaiset aux «nouveaux philosophes».

Le discours althusserien orthodoxe d'Al-Nahda.

De tout cet historique du développement de l'althussérisme, auniveau de la gauche libanaise, il nous importe de suivre le discours dece courant - orthodoxe et maoïste - dans sa lecture de la penséepolitique arabe contemporaine depuis la «Nahda». Cette lecture, on laretrouve chez un représentant de ce courant orthodoxe au sein du P.C.L.,chez Mehdi Amel, dans son livre sur «crise de la civilisation arabe oucrise des bourgeoisies arabes?- critique des recherches de la conférencedu Koweït sur le thème s crise de l'évolution culturelle dans le mondearabe»(31), où il essaie de faire la critique de tous les participantsarabes à cette conférence du point de vue marxiste qui n'était pasreprésenté dans cette conférence. Ce discours se distingue du discourséconomiste par ses postulats:

1 - Il refuse la problématique de fond de la conférence du Koweïtconsistant à décrire la crise comme étant une crise de civilisationalors qu'en réalité, c'est le crise d'une structure incapable, sous ladirection de la classe bourgeoise coloniale, d'assurer la transition dela société arabe du mode de production colonial au mode deproduction socialiste. Il refuse la problématique du progrès et dudéveloppement invoquée dans la conférence du Koweït sur la based'une pensée évolutionniste et d'une logique positiviste etempirique. Ce refus s'appuie sur la littérature althusserienneconcernant l'articulation des modes de production au sein d'unemême formation sociale, et l'hégémonie du mode de productioncolonial sur tous les autres. Il refuse la problématique du sous-développement du passé, en s'appuyant sur le principe marxiste duprimat du présent sur le passé, ainsi que sur la nécessité de lire le

passé à la lumière du présent, étant donné que c'est le supérieurqui explique l'inférieur, le présent qui explique le passé et non pasl'inverse.

2 - Il refuse la problématique du progrès et du développementinvoquée à la conférence du Koweït sur la base d'une penséeévolutionniste et d'une logique positiviste et empirique. Ce refuss'appuie sur la littérature althusserienne concernant l'articulationdes modes de production au sein d'une même formation sociale, etl'hégémonie du mode de production colonial sur tous les autres.

3 - Il refuse la problématique du sous-développement du passé ens'appuyant sur le principe marxiste du primat du présent sur lepassé, ainsi que sur la nécessité de lire le passé à la lumière duprésent, étant donné que c'est le supérieur qui explique l'inférieur,le présent qui explique le passé et non pas l'inverse.

4 - Il refuse la problématique du «sous-développement» ou «retard»intellectuel, et celle du modèle en tant qu'aspects de l'essencehégélienne identique à soi-même; il refuse également les conceptsd'«aliénation» et de «rupture culturelle» comme étant des conceptshégéliens qui prévalent dans la pensée bourgeoise arabe.

5 - Il critique le concept de «marxisme national» et le concept de««Nahda»» comme étant une pseudo-renaissance différente de larenaissance occidentale, dans la mesure où elle n'était pas encoupure rationnelle avec le passé; il critique également laproblématique de «l'authenticité» et du modernisme comme étantune répétition comique de la dialectique du Maître et de l'Esclave.

6 - Il pose le problème de la «Nahda» dans la pensée arabecontemporaine à partir de la critique du concept de «Nahda»comme étant l'aspect colonial qui distingue la domination del'idéologie bourgeoise.

Le problème de la pensée arabe contemporaine se distingue doncpar le fait d'être, par sa définition même, le problème de la libérationnationale de l'idéologie bourgeoise dominante. La question qui se posedonc est la suivante: Quelles sont les formes de domination de cetteidéologie dans son aspect colonial? cette question pourra être poséed'une autre façon: quelle est cette forme coloniale qui distinguel'idéologie bourgeoise dans sa domination sur la pensée arabe? «leproblème est compliqué, son étude nécessite de le traiter en détaildepuis l'époque dite de ««Nahda»» jusqu'à maintenant(32).

C'est donc la bourgeoisie arabe qui s'est servie du concept «Nahda»pour désigner le mouvement intellectuel qui a pris naissance dans laseconde moitié du XIXe siècle, c'est-à-dire dans le même cadrehistorique qui a vu naître cette même bourgeoisie dominante. Cemouvement intellectuel n'est que celui de cette bourgeoisie même quil'a voulu identique au mouvement intellectuel de la bourgeoisieeuropéenne au début de sa renaissance au XVIe siècle. La renaissanceintellectuelle en Europe - sur laquelle vit la renaissance intellectuelle dela bourgeoisie coloniale dans le monde arabe - est 1a naissance de lapensée de la bourgeoisie européenne montante, c'est-à-dire, en termesfrançais: c'est la nouvelle ou la seconde naissance (Re-naissance) de lapensée, qui est la naissance de la pensée bourgeoise. La renaissanceintellectuelle dans le Monde Arabe, est donc la naissance de la penséede sa bourgeoisie coloniale. La naissance intellectuelle de cette classeconstituait-elle une nouvelle naissance de la pensée arabe, c'est-à-direnaissance d'une nouvelle pensée arabe? comment a eu lieu la naissancede classe de cette pensée?

«En considérant la renaissance européenne, nous constatons que lapensée de la bourgeoisie a trouvé dans la coupure épistémologiqueavec l'ancienne pensée, c'est-à-dire la pensée de la classe féodalequi était dominante, une condition fondamentale pour sa naissancede classe, car la bourgeoisie a trouvé, dans la transformation et laliquidation des rapports de production, une condition fondamentalepour la naissance du mode de production capitaliste; de cette façon,et de par sa naissance de classe, la bourgeoisie européenne étaitrévolutionnaire dans les domaines de la pensée, la politique,

l'économie, la morale et de l'art, etc.....; la naissance de sa pensée declasse était, par conséquent, révolutionnaire, c'est-à-dire nouvellenaissance de la pensée, et la naissance d'une pensée nouvelle»(33).

C'est à partir de cette lecture de la renaissance européenne en«coupure épistémologique» avec le passé que Mehdi Amel soulève, paranalogie, l'écart qui sépare cette renaissance de la «Nahda» arabe duXIXe siècle:

«En considérant la «Nahda» arabe» nous trouvons, dans le termemême, l'indice de sa nature de classe. La différence étymologiqueentre «Renaissance» et «Nahda» est d'ailleurs significative. Le mot«Nahda» n'inspire pas la même chose que le mot «Re-naissance» ounaissance qui est nouvelle, parce que c'est la naissance d'une chosenouvelle. Le concept est le signe de ce qu'il englobe, c'est-à-direque le concept indique, par ce signe, le réel qu'il englobe dans saformation comme concept. Dans le concept de «Nahda» disparaît lesens de la nouvelle naissance, car la «Nahda» n'indique pas lanaissance d'une chose nouvelle, c'est plutôt la «Nahda» de la mêmechose qui doit s'éveiller et dépasser l'inertie dans laquelle elle setrouvait... C'est exactement ce qui s'est passé avec la «Nahda» de lapensée arabe avec la bourgeoisie coloniale»(34).

En débarrassant ce discours de son jeu linguistique formel,consistant à distinguer les nuances entre ««Nahda»» et «Re-naissance»et à doter la bourgeoisie européenne de la «coupure épistémologique»althusserienne qui manque à 1a bourgeoisie coloniale arabe, noustrouvons que les choses deviennent tout à fait différentes sur le terrainde l'histoire concrète, qui est 1a pierre de touche du marxisme d'Engels:

«L'étude moderne de la nature, - qui est seule parvenue à undéveloppement scientifique, systématique et complet, à l'opposédes intuitions géniales des Anciens en philosophie de la nature etdes découvertes arabes, extrêmement importantes, maissporadiques et disparues pour la plupart sans résultats, - cetteétude moderne de la nature date, comme toute l'histoire modernede la puissante époque que nous autres Allemands nommons laRéforme, d'après le malheur national qui est venu nous frapper ence temps, que les Français nomment la Renaissance et les ItaliensCinquecento, bien qu'aucun de ces termes n'en donne complètement

l'idée. C'est l'époque qui commence avec la deuxième moitié du XVesiècle.

«La royauté, s'appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé lapuissance de la noblesse féodale et créé les grandes monarchiesfondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquellesse sont développées les nations européennes modernes et la sociétébourgeoise moderne. Dans les manuscrits sauvés de la chute deByzance, dans les statues antiques retirées des ruines de Rome, unmonde nouveau se révélait à l'Occident étonné: l'Antiquité grecque;ses formes resplendissantes dissipaient les fantômes du Moyen-Age; l'Italie naissait à un épanouissement artistique insoupçonnéqui sembla un reflet de l'antiquité classique et n'a plus étéretrouvé. En Italie, en France, en Allemagne, apparaissait unelittérature nouvelle, la première littérature moderne; l'Angleterreet l'Espagne connurent bientôt après, leur époque littéraireclassique... La dictature spirituelle de l'Église fut brisée; la majoritédes peuples germaniques la rejeta directement en adoptant leprotestantisme, tandis que, chez les peuples romans, une allègrelibre pensée, reprise des Arabes et nourrie de la philosophiegrecque fraîchement découverte, s'enracinait de plus en plus etpréparait le matérialisme du XVIIIe siècle»(35).

La «coupure épistémologique» althusserienne fait la loi dans lemonde de la forme où domine la Science nettement en divorce avec sonpassé idéologique; cette «coupure épistémologique» se trouve enimpasse sur le terrain de l'histoire concrète qui contredit laformalisation althusserienne et ses modèles logiques; ce qui semblaitêtre, dans le discours althusserien de Mehdi Amel, comme une nouvellenaissance (Re-naissance) de 1a bourgeoisie européenne, différente de lebourgeoisie coloniale arabe, s'est transformé avec l'analyse historiqued'Engels de la Renaissance européenne du XVe siècle en «Retour» aumodèle grec et arabe, la distinction étymologique faite par Mehdi Amelentre «Nahda» et «Renaissance» s'est avérée n'être qu'un jeu de motsformel qui ne touche point à la vraie distinction existante entre la«Nahda» arabe et la Renaissance européenne.

A partir de cette comparaison formelle, Mehdi Amel considère quela pensée arabe féodale, faute de «coupure», est restée dominante dans

les nouveaux rapports coloniaux de production. La bourgeoisie colonialearabe, dans sa formation historique de classe - ce sont les anciennesclasses aristocrates et féodales dominantes dans le mode de productionpré capitaliste qui ont formé la nouvelle bourgeoisie - a porté avec ellel'ancienne pensée. La bourgeoisie coloniale ne s'est pas formée encontradiction antagonique avec l'ancienne classe féodale dominantedans une lutte de classes opposant deux classes antagoniques; elle s'estplutôt formée par la transformation interne des éléments de l'ancienneclasse dominante pour constituer la nouvelle classe dominante.L'ancienne idéologie dominante devait donc s'adapter à cette nouvellerégulation de classe, sans que sa renaissance soit nécessairement encoupure avec ses origines; sans qu'il y ait une naissance nouvelle, c'estsur le terrain de cette régulation de classe qu'ont émergé les conceptsd'authenticité et de Réforme où l'origine se reproduit et s'adapte à lanouvelle situation sans se nier et couper avec son passé.

«C'est de l'échec de cette première «Nahda», et non de la répétitionde cet échec dans ce qui semble être une «nouvelle Nahda», que lapensée arabe doit partir dans sa naissance scientifique nécessaire.La pensée arabe n'est pas ingrate envers les précurseurs de cette«Nahda»; elle se sert de la science pour déterminer les raisons decet échec. Une fois qu'elle a découvert les causes de cet échec, lapensée arabe reprend la tentative précédante sur des nouvellesdonnées, de façon à ne pas répéter le même échec»(36).

C'est à partir d'une certaine formalisation historique du rapportancien/nouveau, passé/présent, tirée de la Renaissance européenne, quel'althussérisme orthodoxe aborde l'histoire de la pensée arabecontemporaine pour en faire une généalogie qui n'est pas différente dela généalogie orientaliste, avec les mêmes cibles et les mêmesprédécesseurs.

«... Pour saisir cet échec, il faut adopter un point de vue opposé,celui de la classe ouvrière révolutionnaire. C'est la pensée de cetteclasse qui est à même de libérer la pensée arabe de l'échec de sa«Nahda» bourgeoise. La pensée arabe se libérera par l'idéologied'une classe qui a commencé à se constituer, dans sa pratiquerévolutionnaire, en classe indépendante; elle ne sera pas libérée par

les idées de la révolution bourgeoise française, dans leur versioncoloniale. La vitesse avec laquelle la pensée de la «Nahda» a évolué,au début du XXe siècle - du libéralisme au radicalisme avecAbdallah Al-Nadim, et puis au socialisme non scientifique avecFarah Antoun et Nicolas Haddad - prouve l'écart qui sépare labourgeoisie coloniale arabe de la bourgeoisie européenne, etempêche leur pensée de s'identifier... Le courant socialiste nonscientifique de la «Nahda» s'est développé dans la critique del'incapacité de la bourgeoisie coloniale de se lever, non seulementsur le plan de la pensée, mais aussi dans la société. Mais cettecritique n'était pas formulée du point de vue de la classe opposée.Chose qu'elle ne pouvait faire, étant donné les conditionshistoriques - début du XXe siècle - où la formation indépendante dela classe ouvrière, dans sa pratique révolutionnaire, n'était pasachevée»(37).

Le discours althusserien maoïste d'Al-Nahda.

Le courant althusserien maoïste était représenté au Libanessentiellement, comme on l'a vu, par le groupe «Liban Socialiste» qui aassuré une hégémonie idéologique sur les deux autres groupes: U.C.L. et0.S.L. avec lesquelles il a fusionné en 1970 pour former l'Organisationde l'Action Communiste au Liban O.A.C.L. Ce courant idéologique, tout enayant un dénominateur théorique commun avec l'althussérisme libanaisorthodoxe, est plus diversifié et plus nuancé; il a suivi de prèsl'évolution des althusseriens maoïstes européens qui ont fini par renierl'althussérisme et se répartir dans des directions différentes:l'historicisme de Gramsci, «l'archéologie» de Michel Foucault,«l'apolitisme» des nouveaux philosophes, les recherches de Clastres etde Castoriadis, etc..,

Quoi qu'il en soit, l'itinéraire théorique de ce courant nous intéresseà un moment de son évolution (1972-1973) où il plongeait encore dansla problématique althusserienne dans sa lecture de la pensée politiquearabe contemporaine du temps de la «Nahda» arabe; nous prenons, àtitre d'illustration, la thèse de doctorat faite par un représentant de cecourant - Waddah Chrara - sur «le discours arabe sur l'histoire» sous ladirection de Roger Arnaldez(38).

Cette étude comporte deux plans, l'un négatif et l'autre positif, surlesquels voudrait se situer ce travail; la définition du champsidéologique du discours des intellectuels arabes

1 - Le plan négatif.

Il part d'une lecture critique de l'ensemble des notions quiprédominent dans l'idéologie arabe contemporaine et qui sont fortes del'évidence que leur confère «le vécu» arabe lui-même: l'Identité, Soi,l'Autre, Modernité, Immémorial, Histoire; ces notions plongent dans unetradition de la perception locale, et Chrara relève les commencementsdans ce qui n'est pas encore un savoir dans le discours des idéologuesde la «Nahda» ou de leurs précurseurs immédiats: Kheir Al-Dine Al-Tunisi, Mouhammad Abdou, Youssef Mrouwwi, Al-Kawakiby, Abbas Al-Akkad, Al-Tahtawi, etc..... Ces notions descriptives qui relatent «le vécu»idéologique sont souvent utilisées pour classer les courants intellectuels,dans leur interaction et enchevêtrement ainsi que dans leurscomparaisons qui mettent en vis-à-vis la réalité historique etl'expression idéologique adéquate. L'auteur considère ces notionsidéologiques - pré scientifiques - comme étant à l'origine des étudesd'Anouar Abdel-Malek, d'Abdallah Laroui, de Maxime Rodinson et deJacques Berque. Un inventaire fait par Rodinson - Nature et fonction desmythes dans les mouvements socio-politiques, d'après deux exemplescomparés: communisme marxiste et nationalisme arabe - lui sert depoint de départ pour confirmer son plan négatif. Rodinson distinguetrois grands groupes d'idéologies dans le monde arabe:

1 - Le premier regroupe des idéologies qui se rattachent à l'idéologielibérale-humanitaire:

«Ce sont des adaptations locales de cette idéologie libérale-humanitaire (selon la terminologie de Mannheim) qui domine enEurope au XIXe siècle. Mais on garde en général le cadretraditionnel de la religion musulmane qui est ré interprétée dans cesens, ou bien l'idéologie se coule dans les cadres politiquesexistants. Le mythe central de cette idéologie est le mythe

progressiste bourgeois... Les idéologies locales ainsi forgées, sontpeu élaborées, sans grande cohérence interne. Elles jouent engénéral sur plusieurs identifications concurrentes»(39).

En fait partie le nationalisme religieux musulman:

«C'est un effort pour maintenir la solidité du cadre idéologiqueformel traditionnel: l'Islam. On le met en accord avec le mytheprogressiste bourgeois par une série d'exégèses hardies, deréinterprétations. Malgré le ridicule de ce concordisme dans sesdétails, l'objectif poursuivi est très sérieux.... les uns font appel àl'attachement à l'Islam, religion de la raison et du progrès, pourinciter à aller de l'avant, les autres font appel au mêmeattachement pour dénoncer les premiers. On est toujours l'impie dequelqu'un»(40).

En font partie, également, les nationalismes, turc, égyptien et arabe.

2 - Le deuxième regroupe les idéologies qui se rattachent à l'idéologiefascisante de l'État fort et autoritaire.

«Des efforts théoriques nouveaux sont tentés pour fonder en raisonle nationalisme arabe... C'est la lignée romantique de Fichte quisuccède à l'utilitarisme positiviste du XIXe siècle. Mais cesdiscussions ont peu d'influence sur la politique pratique, peu deliaison avec la stratégie et la tactique des organisationsexistantes»(41).

En font partie les nationalismes, syrien et musulman fascisant.

3 - Le troisième comprend les idéologies socialisantes qui se rattachent«au mythe de l'État à dominance prolétarienne en marche vers unesociété sans classes»(42).

En font partie le Ba'th, le communisme arabe et le nationalismeprolétarien algérien.

A partir de cette typologie de la pensée arabe contemporaine faitepar Rodinson, Chrara formule des critiques à propos des postulats sur

lesquels se fonde cette typologie. Il lui reproche d'être descriptive, ellen'aborde pas l'analyse du texte même dans son procès de constitution,mais elle se contente de définir ses origines d'influence. Il reproche àcette typologie d'établir un lien forcé entre l'histoire des idéologies etles circonstances, en passant sous silence les changements tactiques deces idéologies; cette typologie laisse donc de côté la question de laconstitution du champ idéologique. Dans le même ordre d'idées, ilreproche à Abdallah Laroui sa lecture de la pensée de la «Nahda» arabeselon les sources idéologiques de ces auteurs; c'est la même critiqueformulée contre Anouar Abdel-Malek.

Nous pouvons donc constater que les critiques formulées contreRodinson et Laroui, prennent comme point de départ la critiqued'Althusser, dans son article «sur le jeune Marx», de deux lectures non-scientifiques: la lecture selon les sources et la lecture d'anticipation(43),menant toutes deux à rendre plus opaque aussi bien la réalité généraleque celle du texte. Une telle lecture engendre une logique analogique oùle réel sera divisé en réel visible et réel invisible. Toutes ces critiquestrouvent leur fondement dans la critique althusserienne de la théorie del'idéologie:

«Les déplacements relevés, s'il s'avèrent exacts, sont uneconséquence de la cohérence de la problématique adoptée, celle-ciest fondée sur trois postulats complémentaires:

- L'idéologie est l'acte d'un sujet (pensé ou «réel»).

- Le sujet de l'acte est pleinement constituant.

- Les «bavures» sont soit quantitatives soit elles proviennent d'uneinadéquation de l'acte au sujet»(44).

C'est donc sur le terrain de la problématique althusserienne del'idéologie, critiquant 1a notion de sujet, que Waddah Chrara formuleson plan négatif consistant à critiquer la lecture faite par Rodinson etLaroui de la pensée arabe contemporaine.

2 - Le Plan positif.

Il aborde le champ idéologique en question à partir de deuxœuvres: celles de Djabarti et Tahtawi. Elles se situent à deux momentsde la pénétration coloniale qui a détruit la tentative d'un État autonome.Djabarti rapporte une histoire exemplaire de la construction de cet État,dans ses moindres méandres, et réfléchit sur les luttes qui lui ont donnénaissance. La construction de la chronique fait juxtaposer l'histoireréelle et le discours tenu sur elle. Le cas de Tahtawi est différent: ilréfléchit sur la pénétration massive du pouvoir colonial, et son discoursen subit les contrecoups. Chrara considère que le «traditionalisme» dudiscours idéologique de Djabarti, et le «modernisme» relativementspontané de celui de Tahtawi permettent de saisir plus clairement lesrapports des courants qui vont s'affronter plus tard. Il ne s'agit pas,pour lui, de reconnaître dans les deux auteurs cités «l'origine» d'unesituation, ni son modèle, mais de commencer une histoire matérialistedes luttes de classes et de leur composante idéologique dans les paysarabes.

«Il est sans doute assez hasardeux de conclure en essayant demontrer en quoi le rapport des deux discours de Djabarti et deTahtawi est constitutif du champ idéologique dans lequel s'articuletoujours le discours arabe sur l'histoire. Le risque vient de ce que lasituation des pays arabes est très inégale, surtout quand elle estappréhendée du point de vue qui nous paraît décisif pour esquisserla définition du champ idéologique: son rapport à l'instancepolitique»(45).

Et la théorie althusserienne de l'idéologie va ici de pair avec uneanalyse européo-centrique de «l'instance politique» qui ne coupe enrien avec les analyses marxistes précédentes de la société arabe noncapitaliste ou pré capitaliste dans son rapport avec la pénétrationcapitaliste occidentale.

«Or depuis le milieu du XIXe siècle, approximativement, le facteurdominant de l'histoire des formations arabes est la pénétrationcoloniale avec son corollaire intérieur: l'installation d'un mode deproduction capitaliste dépendant des métropoles»(46).

Et cette optique européo-centrique, privilégiant le rôle du mode deproduction capitaliste occidental, au détriment du mode de productionnon capitaliste local, aura des conséquences sur le champ idéologiqueainsi que sur la généalogie de la pensée arabe contemporaine:

«Malgré les différences notables entre les formations arabes, lesfonctions des intellectuels (traditionnels et modernes) y sontanalogues. Qu'ils appartiennent aux secteurs traditionnels, précapitalistes, ou bien aux secteurs modernes, capitalistes, lesintellectuels de ces formations sont déterminés, quoiquediversement et inégalement, d'une part par l'articulation des diversmodes de la formation, et par la reproduction de cette articulationdans laquelle le capitalisme colonial est dominant, et d'autre partpar la permanence d'une idéologie religieuse assez uniforme danssa version officielle.

«Ce qui amène une situation assez particulière du champidéologique: les intellectuels traditionnels identifieront la défensedes formes pré capitalistes à la défense de leur propre «culture»,tandis que les nouveaux intellectuels opposeront à cette défensel'idéologie dominante du capitalisme métropolitain. Le croisementdes deux discours se fait en un lieu exclu par les deux à la fois: lediscours des intellectuels traditionnels se tient à partir del'identification de la réalité à l'idéologie dont ces intellectuels sontporteurs, et de l'exclusion de la différence de l'autre réalité commeinstance échappant aux prérogatives totalisantes de son discours -le discours des intellectuels modernes se tient à partir del'identification du discours bourgeois (ou plus généralementeuropéen) à la réalité, et de l'exclusion de l'autre réalité commepure idéologie entendant à la lettre l'autre discours.

«Les deux discours, on le voit, ne sont pas symétriques: le premierpose la réalité comme produite adéquatement par l'idéologie; lesecond pose l'idéologie comme produite adéquatement par laréalité - le premier exclut, non pas l'existence de l'autre réalité,mais élimine imaginairement sa différence par le procédé de latraduction, et de la réduction; le second rejette l'autre réalité dansl'idéologie et, en s'affirmant l'émanation de la seule réalité positive,liquide, imaginairement la réalité autre. Or l'un et l'autre discoursdéplacent au plan de l'idéologie le rapport des secteurs, et la

réduction de leurs différences. En quoi toute la sphère politique,dominante dans les formations en transition, est diluée, exclue. Sesituant sur ce plan, les caractéristiques des divers discours arabesne manquent pas d'être communes dans une large mesure : cettemesure est accentuée, sans doute un peu artificiellement, d'abordpar le fait que nous nous en tenons au discours des intellectuels, etpar le fait, ensuite, que ce qui nous retient, c'est la structure duchamp idéologique, bien plus que la formation des conjonctures dumême ordre qui y ont lieu...»(46).

Deuxième partie: Théorie et Histoire .

Chapitre quatrième

Le vaincu ou de la «Moumana'a» (1).

Nous venons de terminer notre description des différentes lecturesde l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine, lesquelles nousavons réduites à trois genres d'intellectuels:

- L'orientaliste et son ombre, l'intellectuel arabe moderne, lerapport qui les lie se rapprochant de la dialectique hégélienne duMaître et de l'Esclave.

- L'intellectuel islamique traditionnel dont la problématique trouveson fondement dans l'hostilité théorique nietzschéenne envers ladialectique hégélienne et le christianisme.

- L'intellectuel marxiste avec ses deux visages, économiste etalthusserien aussi bien orthodoxe que maoïste...

Cette typologie pose plus d'une question en ce qui concerne ladistinction et l'enchevêtrement de ces trois lectures; elle se base sur descritères implicites permutant l'ordre des typologies entre ces différentsdiscours, à titre d'exemples: il va sans dire que l'intellectuel nationalisten'est pas considéré, dans cette typologie, comme «tenant d'un discours»indépendant, il s'insère plutôt dans le discours de l'intellectuel arabe

moderne comme un moment de la dialectique orientaliste/intellectuelarabe moderne.

A signaler aussi le rapprochement fait, dans cette typologie, entredes discours qui étaient apparemment connus pour leur différence, àsavoir l'optique commune établie entre l'intellectuel arabe moderne etl'intellectuel marxiste, ainsi qu'entre Nietzsche et l'intellectuel islamiquetraditionnel qu'on avait l'habitude d'identifier à l'idéalisme hégélien etde lui régler son compte sur le terrain de cette identification. Cettepermutation pose le problème de la méthode à suivre dans la lecture del'histoire de la pensée, c'est le problème de l'état actuel de la théorie etde l'histoire de l'idéologie

Les marxismes et le concept d'idéologie.

L'idéologie a été un aspect du sensualisme(2), ou du matérialismefrançais du XVIIIe siècle, disait Gramsci. A l'origine, le mot signifiait :«science des idées», et puisque l'analyse était la seule méthodereconnue et appliquée par la science, le mot signifiait «analyse desidées», c'est-à-dire «recherche de l'origine des idées». Les idéesdevaient être décomposées en leurs éléments originaires, et ceux-ci nepouvaient être autre chose que les «sensations». Mais le sensualismepouvait sans trop de difficultés s'accorder avec la foi religieuse, avec lescroyances poussées aux dernières limites en la puissance de «l'esprit» etdans ses «destinées mortelles»(3).

«Comment le concept d'idéologie, de «science des idées» d'«analyseportant sur l'origine des idées», a pu prendre le sens d'un «systèmed'idées» déterminé, est un problème à examiner historiquement carlogiquement le processus est facile à saisir et à comprendre»(4).

Si Gramsci affirme que Freud est, dans ce sens, le dernier desidéologues, nous pouvons dire, d'un autre côté, que Destutt de Tracy enest le plus explicite. Il traite de l'histoire de nos moyens de connaître enles résumant en trois éléments:

1 - De la formation de nos idées, ou idéologie proprement dite Elle sebase sur quatre facultés:

A - La sensibilité et les sensations.

B - La mémoire et les souvenirs.

C - Le jugement et les sensations de rapports.

D - La volonté et les sensations de désirs.

2 - De l'expression de nos idées, ou Grammaire.

3 - De la combinaison de nos idées, ou logique(5).

Gramsci considère la philosophie de la praxis comme un dépassement del'idéologie, et elle s'oppose historiquement à l'idéologie. La significationmême que le terme «idéologie» a prise dans la philosophie de la praxis,selon Gramsci, contient implicitement un jugement défavorable, etexclut que, pour ses fondateurs, l'origine des idées est à rechercher dansles sensations et, par suite, en dernière analyse, dans la physiologie,pour la philosophie de la praxis, cette même «idéologie» doit êtreanalysée historiquement, comme superstructure(6).

Un élément d'erreur, quand on considère la valeur des idéologies,me semble être du au fait (fait qui d'ailleurs n'est pas un hasard) qu'ondonne le nom d'idéologie, soit à 1a superstructure nécessaire d'unestructure déterminée, soit aux élucubrations arbitraires d'individusdéterminés. Ce sens défavorable du mot est devenu extensif, et ce fait acodifié et dénaturé l'analyse théorique du concept d'idéologie. Leprocessus de cette erreur peut être facilement reconstruit:

1 - on identifie l'idéologie comme distincte de la structure, et on affirmeque ce ne sont pas les idéologies qui changent les structures, maisvice versa.

2 - on affirme qu'une certaine solution politique est «idéologique», c'est-à-dire insuffisante pour changer la structure, alors qu'elle croitpouvoir la changer. On affirme qu'elle est inutile, stupide.

3 - on passe à l'affirmation que toute idéologie est «pure» apparence,inutile, stupide, etc.

Il faut donc distinguer entre idéologies historiquement organiques,qui sont nécessaires à une certaine structure, et idéologies arbitraires,rationalistes, «voulues». En tant qu'historiquement nécessaires, elles ontune validité qui est une validité «psychologique», elles organisent lesmasses humaines, forment le terrain où les hommes se meuvent, où ilsacquièrent conscience de leur position, où ils luttent, etc. En tantqu'arbitraires, elles ne créent rien d'autre que des «mouvements»individuels, des polémiques, etc.. (elles non plus ne sont pascomplètement inutiles parce qu'elles sont comme l'erreur qui s'oppose àla vérité et l'affirme).

Et Gramsci ne manque pas de rappeler la fréquente affirmation quefait Marx de la «solidité des croyances populaires», de l'idéologiepratique, vécue, comme élément nécessaire d'une situation déterminée,ayant la même énergie qu'une force matérielle. Ce qui renforce chez luila conception du «bloc historique» soudé par l'idéologie pratique(8).

Ces remarques faites par Gramsci à propos de «l'idéologie»apportent, d'une part, une critique des fondements sur lesquels se basela théorie marxiste «économiste» de l'idéologie, à savoir: le sensualismerepris pour le compte de l'infrastructure «matérielle». Ces remarquesaffirment, d'autre part, l'historicité de l'analyse marxiste de l'idéologie.Cette historicité signifie qu'il est inutile de chercher à formuler unethéorie générale de l'Idéologie (avec majuscule), en dehors de la lutte declasses à l'oeuvre dans une formation sociale déterminée, c'est-à-direqu'on ne peut analyser qu'une idéologie donnée dans sa formation,extension, articulation au politique d'une société donnée.

Cette approche de l'idéologie met un terme à l'étonnement decertains marxistes qui ont regretté le fait que les textes marxistesclassiques n'avaient pas formulé une Théorie générale sur l'Idéologie -concept qui reste à formuler théoriquement un jour? - et le fait queMarx et Engels se soient contentés d'analyser des idéologies donnéesdans le cadre de leur formation et éclatement, à des momentsrévolutionnaires donnés. C'est le cas d'Yves Duroux par exemple, dansson cours théorique sur l'idéologie:

«On est quasiment sûr aujourd'hui que si l'on n'a pas une analysematérialiste sur la superstructure, aussi rigoureuse et aussicohérente que celle que Marx a présentée dans le Capital pourl'infrastructure, en fait, on n'a aucun moyen de s'orienter dans lalutte de classes. Donc, il y a une importance pratique fondamentalede l'analyse de la superstructure, et en même temps on peut dire,relativement très peu d'éléments théoriques. Je vais simplementénumérer ce à partir de quoi je vais proposer les éléments del'analyse de la superstructure:

1 - un certain nombre de textes explicites sur la superstructure quisont, d'une part, des textes de Marx dans le «18 Brumaire»;d'autre part, les textes d'Engels dans «l'Anti-Duhring» et dans«l'Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l'État», etenfin le commentaire de ces textes par Lénine dans «l'État et laRévolution».

2 - On dispose d'analyses qui ne sont pas des analyses positives,mais des analyses, peut-on dire, par différence, qui sont lesanalyses de Marx sur la Commune de Paris, analyses qui ontl'importance essentielle de proposer des éléments d'analyse dela superstructure capitaliste à partir de leur destruction.. et dupoint de vue de leur transformation révolutionnaire pendant lapériode de la Commune. Simplement, il faut bien reconnaîtreque ces analyses de Marx sur la Commune n'ont quasimentaucune postérité théorique.

3 - ...Il y a certains analyses d'un marxiste théoricien.. Gramsci n'ajamais écrit de façon systématique des éléments d'analyse dela superstructure, mais néanmoins le projet de Gramsci est lepremier projet systématique de la superstructure en tant querattachée à la pratique de la lutte de classes.

4- ... c'est la première fois, qu'a l'échelle politique d'ensemble, leproblème de la superstructure a été traité... çà a étél'expérience historique de la révolution culturelle en Chine(9).

Ce Sont essentiellement ces quatre domaines qui sont ce à partir dequoi Yves Duroux essaya de formuler une théorie marxiste cohérente deL'Idéologie. Ce qu'on a appelé «absence» d'une théorie marxiste de lasuperstructure et de l'Idéologie et qu'Althusser qualifie de «métaphorespatiale d'une topique» - infra-structure et super-structure - reflèteune perspective de recherche théorique s'appuyant, dans sa façond'aborder les «instances», économique, politique et idéologique, sur leconcept synchronique de structure, et refoulant le concept diachroniquede «lutte de classes» et d'«histoire». Ce problème suppose unéclaircissement, d'autant plus que ce courant marxiste dit althusserien aune influence non négligeable sur les études marxistes arabes traitantde l'histoire de l'idéologie arabe contemporaine.

La Théorie althusserienne de l'Idéologie.

A s'en tenir à l'article «Idéologie et appareils idéologiques d'État»,dernière formulation développée(10) du concept d'idéologie, dont lacritique faite par Jacques Rancière ne tient pas compte, on dégageaussitôt trois caractéristiques du projet théorique d'Althusser:

1 - Il consiste à produire un concept général de l'Idéologie et uneanalyse du mode de fonctionnement idéologique qui soientexplicitement indépendants du contenu concret, et donc de lanature de classe de cette idéologie. Cette essence éternelle del'idéologie s'appuie sur:

A - l'opposition radicale, transhistorique, de la science à l'idéologie,«La fameuse coupure épistémologique, constatait Châtelet, ilest vrai, ne me convenait guère (elle me convient encore moinsmaintenant, étant donné le sens qu'elle a pris): je ne voyaispas, d'une part qu'on puisse couper en deuxchronologiquement les travaux de Marx. Je trouvais, d'autrepart, qu'il était peu dans l'optique de Marx d'isoler le secteurde la science et de lui opposer abstraitement celui del'idéologie»(11).

B - La thèse d'une pérennité de la fonction idéologique «dans unesociété sans classes autant que dans une société de classes».

2 - Du point de vue de sa fonction, Althusser assigne à l'idéologie engénéral la fonction de maintenir les individus à leur place dans lesrapports de production. Il assigne à toute idéologie - Rancière l'abien constaté - la fonction qui est celle de l'idéologie de la classedominante (12).

3 - Althusser esquisse une analyse de ce qui est pour lui l'essence dufonctionnement idéologique, et qui peut se résumer en deuxpropositions:

- L'idéologie est la représentation du rapport imaginaire desindividus aux pratiques sociales.

- L'idéologie interpelle les individus en sujets.

C'est ce projet d'une théorie générale de l'Idéologie qui a servi demodèle - comme on l'a déjà vu - aux althusseriens arabes aussi bienorthodoxes que maoïstes. On a vu son application sur l'étude de lapensée arabe contemporaine; sans que les fondements apparaissent.

Ce projet relèverait, selon Alain Badiou(13), d'une théoriestructurale des instances, et non pas d'une théorie dialectique descontradictions. La théorie marxiste serait, selon le schéma althusserien,

la théorie d'un tout social, articulation d'instances dont chacune peutêtre définie en tant que telle comme terme de la combinaison(14). Ils'agit en fait d'une conception formaliste de la théorie marxiste, quiproduirait des typologies abstraites et formalistes de ses objets, sansavoir à porter sur les contenus de classe des instances considérées. Tellen'est pas du tout la démarche de Marx: le Capital n'est nullement, bienqu'il contienne des concepts généraux, «l'étude des diverses structureset pratiques liées et distinctes (économie, politique, idéologie), dont lacombinaison constitue un mode de production et une formationsociale»(15), ce que Poulantzas voudrait bien qu'il soit.

En fait, la théorie marxiste a toujours affaire à une périodisationhistorique particulière. Quel que soit le niveau de généralité, la cible etle contenu sont toujours fixés dans la situation concrète. La théoriemarxiste se développe toujours par référence à la perspective d'uneintervention pratique dans ces situations, et c'est seulement de ce pointde vue qu'elle se développe comme corps théorique. On ne trouvera paschez Marx de formes, d'instances, qui puissent être détachées de leurcontenu de classe.

«Il faut bien - disait Jean-François Lyotard - que la relation d'unethéorie à la «réalité» dont elle cherche à construire l'intelligibilitésoit commandée par un double présent: le présent du système quiest anachronique, mais aussi un présent au sens ordinaire, leprésent du domaine de référence dans lequel apparaissent lesphénomènes dont le système doit rendre raison. Quand le systèmeest celui qu'expose le Capital, et quand la référence est constituéepar les sociétés et les économies les plus avancées du XIXe siècle, leprésent théorique se trouve en relation avec un présentproprement historique. Il me semble que le retournement marxisteconsiste à déplacer deux fois la relation du présent historique avecle présent théorique. Il me semble encore que l'interprétationqu'Althusser donne de Marx repose sur l'intelligence de ce doubledéplacement. Mais il me semble aussi qu'elle reconstitue unenouvelle aliénation, non par ce qu'elle signifie, mais dans saposition même de discours. Le discours d'Althusser est assurémentcritique dans son contenu, mais il est ainsi posé quant à la réalitéhistorique (notamment politique), que ce discours critique est non-critique par son lieu, Le refus de faire à l'aliénation sa véritable

place constitue, dans le signifié de ce discours, une lacune, une zoneaveugle qui atteste sa fonction non-critique, édifiante»(16).

L'effet inévitable du projet formaliste d'Althusser, c'est que toutrapport interne entre l'idéologie et sa base matérielle, entre le présentthéorique et le présent historique, se trouve rompu. Cela apparaît dansla définition même de l'idéologie comme «représentation du rapportimaginaire des individus à la pratique sociale». Cette définition repliel'imaginaire idéologique sur lui-même en le redoublant. L'idéologie n'estdonc pas, d'après Althusser, reflet des rapports réels, mais reflet del'imaginaire social des sujets. Image d'image, forclusion fermée du réel,l'idéologie est dépourvue de dénotation réelle, et elle peut fonctionnercomme mécanisme clos, et s'opposer à la science. dans le redoublementde l'irréel imaginaire, le réel s'évanouit.

Dans la description althusserienne de l'Idéologie, la loi interne duchangement des rapports de forces idéologiques est impensée etimpensable. Althusser théorise la fonction de l'Idéologie dans lessociétés de classes aussi bien que dans les sociétés sans classes. La lutteidéologique, la contradiction et la révolution sont absentes. Or c'est celal'objet dont part la pensée marxiste pour qui 1a théorie de l'idéologieest toujours une théorie des transformations idéologiques et non desinstances idéologiques, l'idéologie n'est intelligible que comme espace delutte, comme processus contradictoire ancré dans l'expression derapports matériels eux-mêmes déchirés.

C'est du point de vue des vaincus opprimés que se fait l'expériencede l'idéologie divisée. Le vainqueur pratique et impose sa propreidéologie comme idéologie dominante unique et unifiante. Ce sont lesclasses dominées, les vaincus qui mettent en évidence la mystificationde l'idéologie unifiante sur la base de pratique de classes révoltées nonreprésentables dans l'idéologie dominante. La simplicité totalitaire del'idéologie chez Althusser, fonctionnant sur la force de ses mécanismesimaginaires internes, organisée par l'État comme fonction extérieure auxcontradictions de classe, rend impensable l'existence et la spécificité del'idéologie des vaincus et des révoltés.

Au commencement était la Moumâna'a

En tenant compte de ces remarques critiques à propos des postulatssur lesquels s'est fondée la théorie althusserienne de l'idéologie, cespostulats dont se sont servis les althusseriens arabes pour écrirel'histoire de la pensée politique arabe depuis la Nahda, nous pourronsrécapituler toutes ces remarques en une critique de base: le point dedépart de la théorie althusserienne de l'idéologie est la «structure» etnon pas la «lutte de classes» ou «l'histoire». Partir de la lutte de classespour analyser des idéologies déterminées, au lieu de chercher àformuler une théorie générale de l'instance idéologique, veut dire qu'onsoit partie prenante dans la lutte de classes, avec le point de vue duvaincu et des exploités. Notre fil conducteur sera le point de vue duvaincu, et d'abord son expérience, sa pratique immédiate, origine detoute connaissance, y compris la connaissance sur l'idéologie.

Dans ce sens, les rapports d'exploitation et d'oppression sontpratiqués et supportés par les individus. Les individus en ont enpermanence la connaissance sensible et des représentationsinégalement systématisées, fluctuantes et divisées. leur contenu portesur la nature divisée des rapports réels. L'espace idéologique se donnetoujours comme représentation divisée d'une division réelle.

Le vaincu est pris dans des rapports réels d'exploitation et dedomination, et il a l'expérience de cette situation. Mais 1areprésentation qu'il a de cette expérience est variable: ou bienprédomine l'idée que ces rapports sont nécessaires, ou bien domine lareprésentation que ces rapports sont traversés par un rapport de forceschangeant et changeable. Cette division dans la représentation a uneréalité pratique qui se manifeste dans le degré d'acceptation ou derévolte dans la pratique immédiate du vaincu. Le refus du vaincu,comme intelligence immédiate de la domination, constitue la base de laconfiance fondamentale des communistes dans le vaincu, et dans sacapacité de se révolter. C'est ce refus inhérent à toute domination qui

est la base même de la «Moumana'a» (résistance, refus, opposition),absente du discours du vainqueur.

Le vainqueur propose toujours des représentations systématiséesqui ont pour essence la collaboration entre vainqueur et vaincu. Ce n'estpas que 1e vainqueur ignore le conflit qui l'oppose au vaincu, bien aucontraire, tel est en permanence son principal souci conscient. Mais ceque le vainqueur entend systématiser est la pérennité légitime de sadomination : son discours nie donc catégoriquement que sa contradictionavec le vaincu prépare sa ruine. Ce n'est pas l'existence de laMoumana'a chez le vaincu que le discours du vainqueur veut annuler defaçon imaginaire. La preuve en est que le discours du vainqueur atoujours promis au vaincu un certain paradis, mais en dehors desrapports réels.

En réalité, l'existence d'un enracinement pratique de touteidéologie, et les évidences sensibles qui lui sont liées, en bref, la«Moumana'a» du vaincu assigne des limites matérielles au discoursmystificateur du vainqueur. Le discours du vainqueur, pour contenir levaincu et l'apprivoiser, ne peut ignorer son expérience quotidienne del'oppression. Tout son effort tend donc à résorber non la «Moumana'a»,mais son caractère antagonique. Le propos du discours du vainqueurconsiste à présenter 1a contradiction antagonique qui l'oppose au vaincucomme simple différence naturelle structurant l'identité «éternelle» dece qui n'est en vérité qu'un rapport de forces entre vainqueur et vaincu.

Mais cette différence «naturelle» ne saurait convaincre le vaincu etcontenir sa «Moumâna'a». Pour cela, le discours du vainqueur garantit,qu'au-delà des différences concrètes, fût-ce à titre de promesse, uneégalité abstraite, un mythe de paradis. Même Platon tient à établir quetout un chacun, y compris l'esclave reconnu dans sa différence, participedu monde des Idées. Pareillement, le discours du christianisme assortitla garantie qu'il accorde à l'ordre social hiérarchique (ordre desdifférences naturelles venues de la sagesse de Dieu) d'une promesseégalitaire: celle des âmes au jugement dernier. Le discours bourgeoiscomplète sa doctrine des arbitrages sociaux entre «partenaires»

différents d'une égalité absolue, toute théorique, devant la loi commedevant le pouvoir : universalité du suffrage. Enfin, le discours colonial,en affirmant parfois la spécificité de l'Islam ou en l'insérant dansl'universalité de sa civilisation bourgeoise, garantit au vaincumusulman, à titre de promesse, une égalité abstraite avec le vainqueuroccidental aussi bien que la possibilité de participer, à part entière, de lacivilisation universelle, comme on l'a démontré.

Ainsi, pour exorciser et contenir l'antagonisme réel, le discours duvainqueur organise une double postulation d'unité:

A - tout antagonisme apparent est au mieux une différence, unecontradiction non antagonique, conciliable.

B - toute différence est elle-même non essentielle : l'identité est la loide l'être, non pas dans les rapports sociaux réels, mais dans leregistre du discours du vainqueur différent au nom du destin, deDieu, du suffrage universel ou de la civilisation.

Ce n'est donc pas n'importe quel imaginaire qui fonctionne dans lediscours du vainqueur: c'est un mythe appuyé sur les invariants de ladifférence et de l'identité, mythe qui dissout l'élément antagoniqueopposant le vainqueur au vaincu, et qui refoule la «Moumana'a» duvaincu.

Ce sont ces invariants mêmes qu'attaque la lutte du vaincu : la«Moumana'a» du vaincu est non représentable pour le vainqueurpuisqu'elle affirme pratiquement l'antagonisme, et exige l'égalitéconcrète non au paradis mais sur la terre même des rapports sociaux. Larévolte du vaincu se présente, dans le discours du vainqueur, commel'exception, le désordre, le hors-la-loi. Pour se penser, elle renverse lesvaleurs: pour elle c'est l'identité imaginaire du vainqueur qui estl'exception, et c'est l'antagonisme qui est la règle. Pour elle, l'égalité estrationnelle et concrète, et la hiérarchie existante est irrationnelle etabstraite.

C'est parce qu'il existe une pratique non représentable dans lediscours du vainqueur, la révolte du vaincu, la «Moumana'a» qui tombehors du discours et de la loi du vainqueur, que ce discours estintelligible comme représentation. Au commencement était donc la«Moumana'a». N'en déplaise à Althusser, la «Moumana'a» est toujoursdéjà là, sinon le marxisme sera réduit au formalisme des instances..

«Quand j'ai écrit l'histoire de le Folie - disait Michel Foucault _ Jeme servais au moins implicitement de cette notion de répression,crois bien que je supposais alors une espèce de folie vive, volubileet anxieuse que la mécanique du pouvoir et de la psychiatrie seraitarrivée à réprimer et à réduire au silence, Or, il me semble que lanotion de répression est tout à fait inadéquate pour rendre comptede ce qu'il y a justement de producteur dans le pouvoir. Quand ondéfinit les effets de pouvoir par la répression on se donne uneconception purement juridique de ce même pouvoir. on identifie lepouvoir à une loi qui dit non, il aurait surtout la puissance del'interdit. Or, je crois que c'est là une conception toute négativeétroite. squelettique du pouvoir qui a été curieusement partagée. Sile pouvoir n'était jamais que répressif, il ne faisait jamais riend'autre que de dire non, est-ce que vous croyez vraiment qu'onarriverait à lui obéir? ce qui fait que le pouvoir tient, qu'onl'accepte, mais c'est tout simplement qu'il ne pèse pas seulementcomme une puissance qui dit non, mais qu'en fait il traverse, ilproduit des choses, il induit du plaisir, il forme du savoir, il produitdu discours. Il faut le considérer comme un réseau productif quipasse à travers tout le corps social beaucoup plus que comme uneinstance négative qui a pour fonction de réprimer»(17).

Cette conception du rapport établi entre le pouvoir et le savoirouvre devant la définition de l'État une nouvelle dimension qui ne secontente plus de sa seule fonction d'appareil de répression commel'avait fait Lénine dans «l'État et la Révolution». Cette nouvelle façond'aborder positivement le pouvoir profilait déjà dans les recherches deGramsci sur le concept d'«hégémonie» postulant l'unité du savoir et dupouvoir, ou, en termes d'instances, postulant l'unité des deux instances :idéologique et politique. Le problème soulevé par Foucault à propos deslimites de la répression comme définition du pouvoir nous ramène à ladistinction faite par l'Islam entre le domaine de la guerre (Dar al-harb),

et celui de l'Islam synonyme de la paix, de l'obéissance et de lacapitulation (Dar Al-Islam).

Nous nous sommes déjà servi de cette distinction pour tracer unedémarcation entre le dedans et le dehors de l'Islam. Pourtant cettedistinction touche ici a un problème crucial: celui du rapportpouvoir/savoir d'une part, et du rapport pouvoir/révolte d'autre part.En effet, cette distinction dénote deux genres de pouvoir: l'un, celui dudomaine de la guerre (Dar Al-Harb), celui du dehors est un pouvoir quise définit essentiellement comme un pouvoir de répression. Disons quela répression l'englobe tant que la guerre se prolonge, et tant que cedehors résiste contre le pouvoir qui s'annonce dans l'horizon. L'autre,celui du domaine de l'Islam ou de la capitulation (Dar Al-Islam), celuidu dedans est un pouvoir qui trouve son fondement dans le vide de la«Moumâna'a», dans l'obéissance et la capitulation du vaincu, et quifonctionne essentiellement comme «Da'wa» religieuse organisantpositivement la société. .

L'État, un certain État installe donc son pouvoir sur l'obéissance etla capitulation du vaincu. Mais la capitulation n'est pas totale, toutcomme la domination du vainqueur ne l'est guère. Assigner au discoursdu vainqueur une place dominante exige donc qu'on détermine sur quois'exerce cette domination. Faute de quoi la pensée même de ladomination est vide de sens. Certes, le discours du vainqueur ne restepas extérieur à la vie du vaincu, Ibn Khaldoun l'a bien constaté:

«Les vaincus veulent toujours imiter leur vainqueur dans ses traitsles plus distincts, copient son costume, sa manière d'agir, sesmoeurs et tous les autres aspects de sa condition. La raison en estque l'âme voit toujours la perfection sous les traits de celui qui estle maître et dont elle est l'esclave. L'âme de l'inférieur croit lesupérieur parfait, soit parce que le respect qu'elle éprouve à sonégard l'émeut vraiment, soit parce qu'elle considère à tort que sapropre servitude est due non à la défaite qu'elle a subie, mais à laperfection. de son vainqueur. Si cette erreur d'interprétation vientà s'ancrer dans l'âme du vaincu, elle y devient une ferme croyance.L'âme alors, adopte toutes les façons d'être du vainqueur ets'assimile entièrement à lui. Voici donc ce qu'est l'imitation»(18).

Le discours du vainqueur pénètre donc le champ entier despratiques sociales, y compris celles des vaincus. Mais ne retenir dudiscours dominant Que la forme de sa domination est unilatéral. Il fautle référer à ce qui lui est extérieur, et s'oppose à son omniprésence. nn'y a d'idéologie dominante que parce qu'existe en permanence une«Moumâna'a» à cette domination.. Et c'est du point de vue de cette«Moumâna'a» que la domination apparaît comme telle. Dans l'étude del'histoire de la pensée arabe, nous devons donc partir non de ladomination occidentale? mais plutôt de la «Moumâna'a» qu'éprouve levaincu - les masses arabes - envers cette domination, car c'est la formeaussi bien que le degré de la «Moumâna'a» du langage du vaincu -l'Islam - qui articule le discours du vainqueur; on l'a déjà vu avec lediscours de Napoléon Bonaparte en Égypte. Il s'agit donc de savoir:

1 - où en est, au moment de l'arrivée du vainqueur occidental, la réalitérévolutionnaire du vaincu, la réalité de la révolte des masses et noncelle des intellectuels.

2 - quelles idées révolutionnaires engendre la «Moumâna'a» opposéepar les masses contre la domination étrangère.

3 - en quel sens le discours du vainqueur occidental ajuste sa riposteidéologique aux idées révolutionnaires nouvelles des masses quirésistent contre sa domination. Autrement dit: analyser comment la«nouveauté» du discours du vainqueur s'ajuste, dans le réel, à la«nouveauté» des idées du vaincu révolté, et refoule cette«nouveauté» pour la présenter, dans son idéologie, comme relevantde «l'ancien».

C'est cet espace d'investigation qui est absent dans lesclassifications que nous avons déjà évoquées: celle de l'orientaliste et deson ombre, celle de l'intellectuel islamique traditionnel ainsi que cellede l'intellectuel marxiste arabe. Ce dernier part, dans sa lecture de laNahda arabe, du vainqueur occidental déjà installé, du capitalismedominant et hégémonique, du présent capitaliste dominant le passé pré

capitaliste et l'expliquant. On l'a déjà vu dans l'analyse faite par MehdiAmel ainsi que dans celle faite par Waddah Chrara(19). En. fait, lareproduction élargie, telle qu'elle est développée par Althusser pourformuler sa théorie de l'idéologie, suppose que la domination du capitalest déjà victorieuse. Cette domination dans la «structure» transforme lesvaincus - individus «biologiques», selon le terme d'Yves Duroux reprisper Althusser - en individus sociaux apprivoisés. Cette théorie del'idéologie aborde la domination en soi, comme le destin du vaincu, touten refoulant son contraire inhérent à la «Moumâna'a» et la révolte duvaincu. C'est cette même «Moumâna'a» qui est absente dans le discoursdes althusseriens arabes sur la Nahda, elle n'y est présente qu'excluesous la nomination de «Décadence». Pourtant c'est la «Moumâna'a» quiest le secret de la domination étrangère comme la «Décadence» est lesecret de la Nahda.

La «Moumâna'a» négative se transforme en «Moughâlaba»positive.

A maintes reprises, Luther provoqua Thomas Munzer à lacontroverse orale, mais celui-ci, prêt à entreprendre la lutte devant lepeuple, n'avait pas la moindre envie de se laisser entraîner à unedispute théologique devant un public d'intellectuels.. Il ne voulait pas,disait Engels, «porter témoignage de l'Esprit uniquement devantl'université»(20).

En effet, l'activité de Thomas Munzer se servait d'un doublediscours: l'un pour le peuple auquel il s'adressait dans le langage duprophétisme religieux, le langage du passé que le peuple fût capable decomprendre à l'époque. L'autre pour les initiés, membres de sectesreligieuses(21), avec lesquels il pouvait ouvertement s'entretenir de sesvéritables buts. Sa doctrine théologique et philosophique attaquait, nonseulement le catholicisme, mais aussi le christianisme, Il enseignait, sousdes formes chrétiennes, un panthéisme qui frise l'athéisme. Le ciel n'estpas pour lui quelque chose de l'au-delà, c'est dans notre vie même qu'ilfaut le chercher. Et la tâche des croyants est précisément d'établir ceciel, le royaume de Dieu sur la terre. Munzer enseignait cette doctrine

en la dissimulant sous la phraséologie chrétienne, discours dominant del'époque, sous laquelle la nouvelle philosophie de la révolte a dû secacher pendant un certain temps.

«Sa doctrine politique, disait Engels, correspondait exactement àcette conception religieuse révolutionnaire, et dépassait tout autantles rapports sociaux et politiques existants que sa théologiedépassait les conceptions religieuses de l'époque. De même que lathéologie de Munzer frisait l'athéisme, son programme politiquefrisait le communisme, et plus d'une secte communiste moderne,encore à la veille de la révolution de mars, ne disposait pas d'unarsenal théorique plus riche que celui des sectes «munzériennes»du XVIe siècle. Ce programme, qui était moins la synthèse desrevendications des plébéiens de l'époque qu'une anticipationgéniale des conditions d'émancipation des éléments prolétariens engerme parmi ces plébéiens, exigeait l'instauration immédiate surterre du royaume de Dieu, du royaume millénaire des prophètes,par le retour de l'Église à son origine, et par la suppression detoutes les institutions en contradiction avec cette Église soi-disantprimitive, mais en réalité, toute nouvelle. Pour Munzer, le royaumede Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plusaucune différence de classes, aucune propriété privée, aucunpouvoir d'État étranger autonome, s'opposant aux membres de lasociété»(22).

Tandis que Luther se contentait d'exprimer les conceptions et lesaspirations de la majorité de la classe bourgeoise, et d'acquérir ainsi unepopularité à bon compte, Munzer, au contraire, dépassait de beaucouples idées et les revendications inédites des paysans et des plébéiens. Ilforma, avec l'élite des éléments révolutionnaires, un parti qui, dans lamesure où il partageait ses idées et possédait son énergie, ne représentejamais qu'une petite minorité dans la masse des insurgés.

Ce programme peut être rapproché, mais dans un autre contexte età une autre époque, du programme d'Al-Khomeini que nous avons déjàévoqué en parlant de l'intellectuel islamique traditionnel. Il est àconstater que le programme dont Munzer est porteur, n'est rien d'autrequ'un programme communiste: disparition de la société de classe, fin dela propriété privée, dépérissement de l'État. La question qui surgit

aussitôt est de savoir dans quelles conditions historiques la«Moumâna'a» idéologique des vaincus se donne, non pas seulementcomme pure résistance et négation, mais comme affirmation etprogramme d'un nouveau pouvoir.

Nous constatons la justesse de la réponse donnée par Alain Badiou àcette question: toutes les grandes révoltes de masse des classesexploitées successives (esclaves, paysans, prolétaires), en un mot tousles vaincus trouvent leur expression idéologique dans des formulationségalitaires, antipropriétaires et antiétatiques, qui constituent leslinéaments d'un programme communiste.

C'est à travers la pratique de l'antagonisme avec la domination, queles vaincus de tous les siècles concentrent leur «Moumâna'a»idéologique en prenant position sur le phénomène de domination entant que tel, et en projetant l'anéantissement de ses fondementsobjectifs: les différences de classes et l'État. Ce sont les éléments de cetteprise de position des vaincus insurgés qu'on appelle les invariantscommunistes et qui synthétisent l'aspiration universelle des vaincus detous les temps au renversement de tout principe d'exploitation etd'oppression. Ils naissent sur le terrain de la contradiction entre lesmasses et l'État.

Sur la base des révoltes de masse, même non prolétariennes, surgitun certain communisme idéologique de masse qui n'a pas les moyenshistoriques de sa réalisation immédiate. Une idéologie surgissant sur labase de telles révoltes populaires est:

- toujours relativement ancienne dans sa forme: langage religieux.

- invariante dans les éléments généraux du contenu spontané deson programme.

- nouvelle selon le type de liens qui s'établit entre elle et la classerévolutionnaire du moment.

Dans ce sens, le prolétariat, dernière classe exploitée de l'histoire,est le seul qui est à même de faire l'histoire en son propre nom, et deréaliser le rêve de tous les vaincus insurgés, la société sans classes etsans État. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» idéologique n'est plusseulement la répétition de l'invariant communiste, mais la maîtrise desa réalisation. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» négative de masse setransforme en «Moughâlaba» positive de classe, affirmant son nouveaumodèle de pouvoir. Le prolétariat est considéré ici comme puissancelogique - point de vue, ou lieu d'où l'on parle - et non comme puissancenumérique.

Ce problème nous intéresse de près dans le monde arabe, d'autantplus qu'entre la «Moumâna'a» idéologique par son côté négatif qui ateinté le mouvement de masse de l'Islam, lequel lui servait de modèletiré du passé pour résister contre la domination étrangère - et la«Moughâlaba» - en tant que projet positif de pouvoir dont se servent lesmarxistes comme critère pour apprécier la réussite et l'échec de toutmouvement de masse ayant recours au langage de l'Islam - entre la«Moumâna'a» et la «Moughâlaba» - avons-nous dit _ existe toute unehistoire d'unité et de lutte, histoire qui caractérise la pensée politiquearabe contemporaine. Ce qui pose un problème non moins important,c'est celui du rapport liant deux révoltes: celle des masses et celle desintellectuels, ainsi que les idées et des masses et des intellectuels, et lafaçon d'écrire l'histoire des idées des masses dans leur révolte.

la révolte de l'intellectuel

En essayant de démontrer que tous les hommes sont philosophes,Gramsci disait:

«Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie estquelque chose de très difficile, du fait qu'elle est l'activitéintellectuelle propre d'une catégorie déterminée de savantsspécialisés, ou de philosophes professionnels ayant un systèmephilosophique. Il faut donc démontrer, en tout premier lieu, quetous les hommes sont philosophes, en définissant les limites et les

caractères de cette «philosophie spontanée» propre à «tout lemonde», c'est-à-dire de la philosophie qui est contenue:

1 - dans le langage même, qui est. un ensemble de notions et deconcepts déterminés et non certes exclusivement de motsgrammaticalement vides de contenu.

2 - dans le sens commun et le bon sens.

3 - dans la religion populaire et donc également dans tout le systèmede croyances, de superstitions, opinions, façons de voir et d'agir quisont ramassées généralement dans ce qu'on appelle le«folklore»(23).

Si cette conception de la philosophie met en relief l'idéologiepratique et vécue des gens simples, elle libère la philosophie de lapensée de l'élitisme dominant, et donne la priorité à l'idéologie pratiquedes vaincus, représentée par le langage courant, la sagesse et le folklorepopulaire. Si, dans cette perspective, la «Moumâna'a» que les massesarabes ont manifesté contre la domination étrangère s'est appuyée surces éléments, contenus d'ailleurs dans l'Islam vécu pour assurer sacohésion interne, cette «Moumâna'a» n'était pas à l'abri de la formationet du développement d'une idéologie théorique produite par différentescatégories d'intellectuels, dans le cadre de la relation mettant en vis-à-vis le vainqueur et le vaincu, la domination étrangère et la«Moumâna'a» de masse.

Nous avons déjà montré comment la «Moumâna'a» de massepratiquée par le vaincu reflète une double division:

1 - une division entre le vainqueur et le vaincu,

2 - une division au sein même du camp des vaincus, entre une partiedes vaincus pénétrée par l'idéologie du vainqueur. Cette partiereproduit, dans sa faible «Moumâna'a», et dans sa défaite,l'idéologie du vainqueur tout en l'imitant (Ibn Khaldoun l'a biendémontré), et une autre partie des vaincus qui condense la

«Moumâna'a» sur le terrain de sa propre idéologie pratique etvécue.

La «Moumâna'a» islamique de masse s'est caractérisée par la fortecohésion entre l'idéologie pratique (de masse) et l'idéologie théorique(intellectuelle) - cohésion représentée par le Cheikh - d'une part, et parla cohésion organique entre l'idéologie et la politique, le savoir et lepouvoir d'autre part. Cette cohésion est inhérente à la religion del'Islam, étant donné que le rôle de l'intellectuel religieux (Cheikh) estétroitement lié au pouvoir, chez les sunnites, et pouvoir veut dire icipouvoir du domaine de la paix et de la capitulation (Dar Al-Islam), quiest censé être juste (califat), tandis que l'intellectuel religieux del'opposition chi'ite (Faqih) consiste à soutenir le pouvoir juste, et à serévolter contre le pouvoir injuste et illégal, même si cette révolteprescrite par la religion était théoriquement ajournée (Irjâ') dansl'attente du Mahdi prévu.

Cette double cohésion, entre l'idéologie pratique populaire etl'idéologie théorique de l'intellectuel d'une part, le savoir et le pouvoird'autre part - pouvoir dans ses deux aspects, pouvoir du vainqueur etanti-pouvoir du vaincu - cette double cohésion avait comme sujet un«intellectuel organique» au sens Gramscien: l'intellectuel religieux(Cheikh ou Faqih); la domination étrangère va de pair, à ce niveau, avecla dissolution de cette «Moumâna'a» moyennant la désintégration decette double cohésion par le principe de la séparation entre la religion etl'État, le vainqueur occidental s'employait à dissoudre la cohésionexistante dans l'Islam entre la politique et l'idéologie, le pouvoir dansl'Islam entre la politique et l'idéologie, le pouvoir et le savoir, et ceci, enmarginalisant l'Islam et l'intellectuel islamique traditionnel (Cheikh)aussi bien dans l'État qu'au sein de la société civile; le Cheikh se trouvaitdonc pourchassé par le juriste moderne, tout comme le 'orf (droitcoutumier tradition) se trouvait remplacé par des lois copiées desconstitutions et législations européennes pour organiser l'État et laSociété(24).

En se basant sur le principe de la suprématie de la techniqueoccidentale et la philosophie positiviste sous-jacente, le vainqueurprocédait à la dissolution de la cohésion existante dans l'Islam entrel'idéologie pratique et vécue du vaincu et l'idéologie théorique del'intellectuel organique, en formant un nouveau type d'intellectuel«moderne», «spécialisé» dans les nouvelles branches de la connaissanceet «élitiste» coupé de la vie du peuple; la condition de formation de cetype d'intellectuel consiste dans le divorce entre son discours théoriqueet l'idéologie pratique et vécue du vaincu.

L'itinéraire de cet intellectuel reflète et inscrit le mouvement parlequel il coupe ses racines populaires et se libère de la charge quirevenait à l'intellectuel organique, celle de représenter, auprès et contrele pouvoir du vainqueur, le point de vue et les aspirations du vaincu(mouvement de masse), cet itinéraire le transforme en khawaja(mandarin) du pouvoir - ou hâjeb (chambellan) du sultan selon IbnKhaldoun - qui représente le point de vue du vainqueur auprès duvaincu. Ainsi il finit par perdre le pouvoir «réel» dont disposel'intellectuel organique, pouvoir venant «d'en bas», s'enracinant au seindes vaincus et s'appuyant sur l'adéquation de son discours théoriqueavec l'idéologie pratique et vécue du vaincu, cette adéquation venait deson rôle de «donner aux masses avec précision ce qu'il recevait d'ellesen confusion».

Ce nouvel intellectuel s'appuie, dans sa nouvelle situationd'intermédiaire entre vainqueur et vaincu, sur un pouvoir «formel» quilui vient «d'en haut», c'est le pouvoir du «savoir» et de la «sciencemoderne» qui cherche à se substituer au pouvoir de l'intellectuelpopulaire traditionnel. Le pouvoir de l'intellectuel moderne estétroitement lié à l'équilibre des forces dans la lutte opposant levainqueur au vaincu, il se renforce aux moments où la «Moumâna'a» duvaincu subit une défaite et le vainqueur marque des avances. IbnKhaldoun a formulé cet équilibre d'une façon remarquable:

«La plume et l'épée sont toutes deux des instruments dont le princese sert pour conduire ses affaires. Mais au début d'une dynastie,

tant que le pouvoir n'est pas encore établi, l'épée est plusnécessaire que la plume. La plume est un simple serviteur, unagent d'exécution, tandis que l'épée poursuit une active assistance.Il en va de même à la fin d'une dynastie, lorsque les liens du sangs'affaiblissent et que le dépérissement de l'État diminue le nombrede ses soutiens. Il faut alors faire appel à l'armée. La dynastie en abesoin pour la protéger et la défendre, comme à ses débuts. Dansles deux cas, l'épée l'emporte ainsi sur la plume, le militaire tient lehaut du pavé, il bénéficie de plus d'avantages et de plus richesapanages»(25).

Il va de soi, dans la terminologie de l'Islam, que l'épée est inhérentau pouvoir établi dans le domaine de la guerre (Dar Al-Harb), tandisque la plume est privilégiée dans le domaine de la capitulation, del'Islam (Dar Al-Islam):

«Dans le cours ordinaire d'une dynastie, cependant, le souverainpeut, dans quelque mesure, se passer de l'épée. Son autorité estfortement établie, il ne lui reste plus qu'à récolter les fruits dupouvoir : l'impôt, les terres, la suprématie et l'exécution des lois. Laplume est l'instrument convenable à cette fin, et elle devientindispensable. L'épée reste au fourreau, sauf événement imprévuet nécessité de colmater quelque brèche. Hors ce cas extrême, lesabre est inutile. Les gens de plume ont donc tout avantage. Ilsoccupent le rang le plus élevé. Ils ont plus d'aisance et de richesseque les autres, et leurs rapports avec le souverain sont plus intimeset plus fréquents. La plume est alors l'instrument dont se sert le roipour recueillir les avantages du pouvoir : c'est-à-dire pour dirigeret administrer son royaume et pour en faire parade. A cetteépoque, on peut fort bien se passer de vizirs et de ministres: ceux-ci sont écartés de l'entourage immédiat du souverain et doivent segarder de ses sautes d'humeur.

«C'est tout cela qu'Abou Mouslem(26) exprima en réponse au CalifeAl-Mansour qui l'avait appelé auprès de lui; «Nous avons retenucette maxime persane, nul n'est plus épouvanté que les vizirs,quand le calme s'installe». Telle est la conduite de Dieu vis-à-vis deses serviteurs»(27).

Nous pouvons, par conséquent, affirmer que c'est le rapport entrele vainqueur et le vaincu qui détermine la nature aussi bien que le rôle

de l'intellectuel, et ajouter à la maxime d'Abou Mouslem: nul n'est plusépouvanté que l'intellectuel, quand la guerre éclate. On voit ainsis'inscrire deux mouvements qui déterminent le rapport du vainqueurau vaincu: le pouvoir est celui qui inscrit la défaite de la «Moumâna'a»du vaincu, défaite qui va de pair avec le renforcement et l'établissementdu pouvoir du vainqueur, l'intellectuel s'approche alors du vainqueurpour remplir ce que Ibn Khaldoun appelle l'office de Chambellan(hijaba):

«On a vu que, sous les Omayyades et les Abbasides, le titre deChambellan (hâjeb) était réservé au fonctionnaire chargéd'empêcher l'accès du public auprès du souverain ou, en tout cas,d'en régler les modalités et l'horaire. Ce titre était alors de ranginférieur et subalterne, car le titulaire se trouvait supervisé pas levizir. Telle était la situation sous les Abbasides, et elle est restéesans changement jusqu'ici. En Égypte la charge de Chambellandépend du plus haut dignitaire que l'on appelle «vice - roi» (nâ'eb).

«chez les Omayyades d'Espagne, le Chambellan devait protégerl'accès du prince aussi bien contre les particuliers (Al-Khâça) quecontre la foule (Al-Amma). Il servait aussi d'intermédiaire (Wâsita)entre le souverain, les vizirs et les fonctionnaires subalternes»(28).

A ce type d'intellectuel (le chambellan du sultan ou du pouvoir)inhérent à la domination du vainqueur aussi bien qu'à la défaite de la«Moumâna'a» du vaincu, s'oppose, dans le second mouvement inscrivantla montée de la «Moumâna'a» du vaincu qui met la domination duvainqueur en mauvaise posture, un autre type d'intellectuel, unintellectuel qui se révolte contre le pouvoir du vainqueur, étant donnéque la porte du Sultan, gardée par le chambellan , est si étroite qu'ellene saurait contenir tous les intellectuels, ni satisfaire leur passion depouvoir, surtout aux moments de mutation, la révolte de ce typed'intellectuel (hâjeb) prend alors deux formes:

1 - révolte idéologique culturelle et négative mettant l'intellectuel-Chambellan (hâjeb) sur la voie de la critique et de ladémystification du pouvoir, par un mouvement qui le retire del'entourage du pouvoir aussi bien que de la société, après être sorti

de la société des vaincus, et après avoir divorcé avec l'idéologiepratique et vécue des vaincus.

«... ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente,c'est que les masses n'ont pas besoin d'eux pour savoir, elles savantparfaitement, clairement, beaucoup mieux qu'eux, et elles le disentfort bien. Mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit,invalide ce discours et ce savoir. Pouvoir qui n'est pas seulementdans les instances supérieures de la censure, mais qui s'enfoncetrès profondément, très subtilement dans tout le réseau de lasociété. Eux-mêmes intellectuels, font partie de ce système depouvoir, l'idée qu'ils sont les agents de la «conscience» et dudiscours fait elle-même partie de ce système. Le rôle del'intellectuel n'est plus de se placer «un peu en avant ou un peu àcôté» pour dire la vérité muette de tous, c'est plutôt de luttercontre les forces de pouvoir là où il en est à la fois l'objet etl'instrument: dans l'ordre du «savoir», de la «vérité», de la«conscience», du «discours»(29).

2 - révolte politique positive cherchant à dépasser la critique purementthéorique, dans un mouvement opposé visant à réintégrerl'intellectuel dans la société la société des vaincus celte fois-ci etcelle du mouvement de masse qui lutte contre le pouvoir. Larévolte politique de l'intellectuel prend son sens à partir d'uneautre révolte plus englobante: la révolte des masses et des vaincus,la réintégration de l'intellectuel au sein des masses pour ressouderla cohésion perdue entre son discours théorique et l'idéologiepratique des vaincus, lui pose des problèmes qu'il projette sur lesmasses : La difficulté de se réintégrer qui est due à l'écart déjàexistant entre son idéologie théorique livresque et l'idéologiepratique du mouvement de masse enfoncée dons son passé lointaind'où il tire les éléments de sa «Moumâna'a» face au vainqueur.

L'itinéraire de la formation de cet intellectuel organique insurgéreflète cette contradiction mettant en vis-à-vis l'idéologierévolutionnaire «théorique» et l'idéologie populaire pratique avec saforme religieuse et ses invariants communistes. La réintégration del'intellectuel ne se contente pas de laisser les gens du commun au même

niveau du bon sens, mais elle vise à les orienter vers une autreconception du monde plus développée

Mais 1a tendance avant-gardiste de l'intellectuel révolutionnaire àorienter et à diriger les masses pose un problème important qui asuscité un grand débat au sein de la gauche à la fin des années soixante,surtout après le soulèvement de mai 1968; ce débat portait surl'intellectuel avant-gardiste et les masses, ainsi que sur le rapport de lapensée révolutionnaire tenue par les intellectuels avec la «spontanéité»des masses, il tournait autour de la théorie du parti de Léninedéveloppée dans «Que faire?».

En effet, on a souvent affirmé que l'on chercherait en vain chezMarx une théorie de la classe ou du parti. L'organisation n'estconsidérée par Marx que comme un moment essentiellement pratique,un instrument élastique et changeant, une expression du sujet réel de larévolution, le prolétariat. L'organisation l'exprime, elle ne le précèdepas, encore moins en prévoit-elle les objectifs et les actions. Ce qui avaitéloigné Marx des conspirations des sociétés secrètes et l'avait opposé àWeitling, ce n'était pas seulement leur caractère restreint et secret, maisla conviction qu'elles avaient de pouvoir diriger elles-mêmes leprocessus révolutionnaire pour le compte du prolétariat. Marx estconvaincu que le prolétariat n'a pas besoin d'un mode spécifique etautonome d'organisation et d'expression, car il crée et détruit, dans lapraxis, au fur et à mesure ses formes politiques, simples expressionspratiques, plus ou moins adéquates d'une conscience qui ne fait qu'unavec la position objective au sein du rapport de production et avec lalutte(30).

Chez Marx, la fusion entre être social et conscience passe de touteévidence par la praxis. Dans le modèle de la commune de Paris,révolution et société révolutionnaire préfiguraient, non seulement ledépérissement de l'État, mais plus profondément la disparitionprogressive de la dimension politique comme dimension séparée de etopposée à l'être social, recomposé dans son unité(31).

Mais de cette position marxiste on a tiré des conclusions théoriqueset pratiques différentes. Les uns ont considéré que la directionrévolutionnaire naît «spontanément» des masses, et qu'elle coïncideavec le mouvement des masses lui-même. Les autres en ont plutôtconclu à l'identification avant-garde/masses.

Pour Lénine, la dialectique entre le sujet (le prolétariat) et l'objet(la société produite par le rapport de production capitaliste) se déplacevers une dialectique entre classe et avant-garde, où la première devientune «donnée objective», et la seconde le sujet: siège de «l'initiativerévolutionnaire». Pour lui, la conscience révolutionnaire est produite parla rencontre entre la lutte économique de la classe ouvrière (en soitrade-unioniste, immanente au système) - elle serait, par nature,incapable de saisir le lien entre le moment économique et le momentpolitique - et les intellectuels marxistes, transfuges de leur classe, labourgeoisie. La conscience vient à la classe ouvrière «de l'extérieur». Etc'est le parti, organisation des révolutionnaires dotés des instrumentsd'analyse marxiste, qui incarne la conscience révolutionnaire duprolétariat:

«Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore laconscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que dudehors. L'histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces,la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste, c'est-à-dire à la conviction qu'il faut s'unir en syndicats,mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement tellesou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrinesocialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques,économiques élaborées par les représentants instruits des classespossédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialismescientifique contemporaine, Marx et Engels, appartenaient eux-mêmes, par leur situation sociale, aux intellectuels bourgeois. Ainsidonc, il y avait à la fois un éveil spontané des masses ouvrières,éveil à la vie consciente et à la lutte consciente, et une jeunesserévolutionnaire qui, armée de la théorie social-démocrate, brûlaitde se rapprocher des ouvriers»(32).

S'il convient de faire justice à l'histoire du parti bolchevik, qui estl'histoire de décennies de lutte héroïque, tenace, systématique pournouer des liens avec la classe ouvrière et les masses opprimées, à descirconstances qui rendaient la lutte infiniment cruelle, il n'en reste pasmoins vrai que la définition léniniste de la lutte ouvrière «spontanée»,comme intrinsèquement trade-unioniste, «économique», nous conduiraità poser la question du rapport des intellectuels avec la classe ouvrière,avec le «vaincu», en termes de «conquête» idéologique, «d'introductionde l'extérieur» de la conscience politique.

«Tout cela ne justifie ni une métaphysique de l'auto-organisationouvrière, ni une réduction de la conscience de classe à la sphère desrapports de travail dans l'usine. Mais nous devons admettre que laconscience n'est pas «à l'extérieur» de la masse. D'autre part, on nepeut plus s'en tenir aujourd'hui à la définition des intellectuels quedonne Lénine (les représentants instruits des classes possédantes)... S'il est donc toujours vrai que «sans théorie révolutionnaire, il nepeut y avoir de mouvement révolutionnaire» (Lénine), il est vraiaussi qu'il ne s'agit pas d'une théorie qui «pénètre» le mouvementdes masses, mais d'une théorie qui se développe dans la lutte desmasses, comme connaissance systématique des besoins des masses,et comme leur généralisation, dans un incessant processusdialectique»(33).

Quant à Rosa Luxembourg, elle considère que les révoltes desvaincus, loin d'être un produit conscient des soi-disant «chefs» et«partis», sont plutôt des phénomènes sociaux qui ont leur origine dansle caractère de classe de la société. La naissance du marxisme n'a rienchangé à cet état de chose, et son rôle ne consiste pas à prescrire deslois au développement historique de la lutte des classes, mais aucontraire à se soumettre à ces lois et à se les soumettre par là-même(34).

Gramsci a développé les deux positions. Tout le Gramsci des«Conseils» a un accent luxemburguien fondé sur l'hypothèse de lacroissance de la classe comme sujet politique direct, le parti n'étantqu'un repère idéologique, un centre d'élaboration cohérente, uninstrument, mais non le seul, de l'expression politique. Plus tard, dans

ses notes sur Machiavel, Gramsci déplace l'accent: L'autonomie dumoment politique, qui est précisément la découverte de Machiavel,détache explicitement le parti révolutionnaire (le prince moderne) deson être social, et situe la dialectique, comme chez Lénine, entre classeet conscience(35).

La question du rapport entre l'intellectuel et le mouvement demasse comporte donc, comme on l'a vu, des conséquences sur lasignification de philosophie et d'idéologie, ainsi que sur l'importance oula banalité de l'idéologie théorique et des doctrines philosophiques àune époque donnée:

«Que faut-il entendre par philosophie, par philosophie dans uneépoque historique, et quelle est l'importance et la signification desphilosophies et des philosophes dans chacune de ces époqueshistoriques? Si l'on s'en tient à la définition que B. Croce(36) donnede la religion, c'est-à-dire d'une conception du monde qui seraitdevenue norme de vie, et si norme de vie n'est pas prise au senslivresque, mais norme réalisée dans la pratique, la plupart deshommes sont philosophes dans la mesure où ils agissentpratiquement et où, dans leurs actions pratiques (dans les lignesdirectrices de leur conduite), est implicitement contenue uneconception du monde, une philosophie. L'histoire de la philosophie,telle qu'on l'entend communément, c'est-à-dire comme histoire desphilosophies et des philosophes, est l'histoire des tentatives et desinitiatives idéologiques d'une classe déterminée de personnes,visant à changer, corriger, perfectionner les conceptions du mondeexistantes, en toute époque donnée, et à changer par conséquent lesnormes de conduite correspondantes, ou bien à changer l'activitépratique dans son ensemble»(37).

C'est cette conception du monde, réalisée dans la vie pratiquecomme norme de conduite, que nous avons appelée «Moumâna'a» duvaincu, et c'est l'histoire de cette idéologie pratique qu'il faut écrire, entraitant de la pensée politique arabe contemporaine qui n'était abordéejusqu'ici que comme l'histoire de quelques intellectuels archétypescoupés de leur société.

«Du point de vue qui nous préoccupe, ajoute Gramsci, l'étude del'histoire et de la logique des différentes philosophies desphilosophes n'est pas suffisante. Ne serait-ce que commeorientation méthodique, il faut attirer l'attention sur les autrespartis de l'histoire de la philosophie, c'est-à-dire sur les conceptionsdu monde des grandes masses, sur celles des groupes dirigeants lesplus restreints (les intellectuels) et enfin sur les liens unissant cesdifférents ensembles culturels avec la philosophie des philosophes.La philosophie d'une époque n'est pas la philosophie de tel ou telphilosophe, de tel ou tel groupe d'intellectuels, de tel ou telgroupement des masses populaires: c'est une combinaison de tousces éléments qui a son apogée dans une direction déterminée, oùcette apogée devient norme d'action collective, c'est-à-dire«histoire» concrète et complète (intégrale)»(38).

Chapitre Cinquième

Le vainqueur ou de la domination

Dans le débat politique et théorique actuel dans le monde arabeportant sur le rapport entre l'universel et le spécifique, le marxisme etl'Islam, en traitant de la société arabe, on constate que les uns affirmentl'universalité de la «science» marxiste et son aptitude, dans une bonne«application» de sa méthode générale, à saisir la spécificité du mondearabe et à l'analyser comme un maillon du système capitaliste mondial,tandis que les autres remettent en question la validité du systèmeconceptuel marxiste en général, tout en constatant les «erreurs»énormes commises par Marx dans ses analyses portant sur l'Orient:l'Inde, l'Algérie, I'Empire Ottoman et les pays arabes, etc. Ces «erreurs»ne sont plus considérées comme relevant d'une mauvaise analyse«politique» due à la méconnaissance historique de Marx des données del'orient, elles sont plutôt considérées, par ce deuxième point de vue,comme inhérentes à la théorie marxiste même, critiquée pour soneuropéo-centrisme, et rejetée comme telle au profit d'un systèmethéorique «authentique» qui trouve ses origines chez Ibn Khaldoun etl'héritage théorique de l'Islam.

L'ancien débat culturaliste opposant le «modernisme» au courantde «l'authenticité», prend ainsi une nouvelle forme accentuée par laconjoncture politique du monde arabe qui a toujours joué, dans sacomplexité, le rôle de démystificateur des théories simplistes ne tenantpas le coup devant la complexité et la richesse de la réalité arabeconcrète.

Nous pouvons schématiquement retrouver les origines de ces deuxpoints de vue dans une double méthode opposant, le premier (déductif)au second (inductif).

1 - déductif - son point de départ se trouve dans les principes et lesconcepts généraux du marxisme, qu'il s'emploie à appliquer à laréalité spécifique du monde arabe.

2 - inductif - qui refuse tout a priori théorique venant du «dehors» dela réalité spécifique, la spécificité est à analyser à partir de laproduction théorique locale trouvant ses fondements chez IbnKhaldoun.

Cette schématisation ne résume pas tout à fait les deux points devue en question, elle ne fait que tracer la ligne de démarcationméthodique qui les sépare, et les situe dans le cadre de l'histoire de laphilosophie: le premier point de vue se rattacherait alors à la tendancerationaliste sans pour autant s'y identifier, et le second point de vue serapporterait à la tendance empiriste sans s'y assimiler, étant donnéqu'elle remplace l'a priori théorique marxiste par un autre a priorithéorique: celui d'Ibn Khaldoun ou autre.

Ces deux courants de pensée sont aussi anciens, du point de vueméthodologique, que l'histoire de la philosophie, ils se rattachent à lalutte opposant le rationalisme à l'empirisme, laquelle a trouvé un débutd'issue dans la théorie marxiste de la connaissance, qui formule lasynthèse du rapport rationnel/empirique, général/spécifique, sur unterrain différent:

«Quand nous concidérons un pays donné au point de vue del'économie politique, nous commençons par étudier sa population, ladivision de celle-ci en classes, sa répartition dans les villes, à lacompagne, au bord de la mer, les différentes branches deproduction, l'exportation et l'importation, la production et laconsommation annuelles, les prix des marchandises, etc.»(1)

Marx retrace donc la démarche classique de l'économie politiquequi prend l'empirique, le spécifique, le concret, comme point de départméthodologique. Il s'emploie par la suite à critiquer cette démarcheempirique coïncidant avec ce que nous avons appelé la méthodeinductive/empirique:

«Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réelet le concret, qui constituent la condition préalable effective, doncen économie politique, par exemple, la population qui est la base etle sujet de l'acte social de production tout entier. Cependant, à yregarder de plus près, on s'aperçoit que c'est là une erreur. Lapopulation est une abstraction si l'on néglige par exemple lesclasses dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un motcreux si l'on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, parexemple le travail salarié, le capital, etc. Ceux-ci supposentl'échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, parexemple, n'est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l'argent, leprix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on auraitune représentation chaotique du tout et, par une déterminationplus précise, par l'analyse, on aboutirait à des concepts de plus enplus simples, du concret figuré on passerait à des abstractions deplus en plus minces, jusqu'à ce que l'on soit arrivé auxdéterminations les plus simples»(2)

Cette description minutieuse de la méthode empirique et inductivemontre ses limites et son unilatéralité, car:

«Partant de 1à, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu'à cequ'enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci neserait pas, cette fois, la représentation chaotique d'un tout, maisune riche totalité de déterminations et de rapports nombreux. Lapremière voie est celle qu'a prise très historiquement l'économiepolitique à sa naissance. Les économistes du XVIIe siècle, parexemple, commencent toujours par une totalité vivante: population,

nation, État, plusieurs États, mais ils finissent toujours par dégager,par l'analyse, quelques rapports généraux abstraits déterminants,tels que la division du travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que cesfacteurs isolés ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmeséconomiques ont commencé, qui portent des notions simples tellesque travail, division du travail, besoin, valeur d'échange, pours'élever jusqu'à l'État, les échanges entre nations et le marchémondial»(3).

Mais cette critique de la méthode empirique/inductive n'est pasfaite par Marx pour réhabiliter un certain rationalisme «théoriciste»,comme voulait nous faire croire Althusser qui a insisté sur ce texteméthodologique de 1857; Marx s'emploie plutôt, après avoir décrit lepremier mouvement s'élevant du concret à l'abstrait, et du spécifiqueau général, à l'insérer dans le mouvement opposé allant de la théoriegénérale et du concept vers le réel concret, dans l'intersection de cesdeux mouvements, il essaie de résoudre un problème très ancien dansl'histoire de la pensée:

«Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifiquecorrecte. Le concret est concret parce qu'il est la synthèse demultiples déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoiil apparaît dans la pensée comme point de départ, bien qu'il soit levéritable point de départ, et par suite également le point de départde la vue immédiate et de la représentation. La première démarchea réduit la plénitude de la représentation à une déterminationabstraite, avec la seconde, les déterminations abstraites conduisentà la reproduction du concret par la voie de la pensée. C'est pourquoiHegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme lerésultat de la pensée, qui se concentre en elle-même, s'approfonditen elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode quiconsiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée quela manière de s'approprier le concret, et de le reproduire sous laforme d'un concret pensé. Mais ce n'est nullement là le procès de lagenèse du concret lui-même»(4).

Il semble donc, à partir de cette problématique méthodologique,que nous sommes en présence d'une optique différente du débatopposant le général au spécifique, cette optique fait la synthèse entrel'empirique et le rationnel de façon telle que chacun des deux points de

vue précédents - déductif et inductif - est critiqué dans ses limites, et lathéorie générale n'est que le concret reproduit au niveau de la pensée.

Mais si, par cette ruse épistémologique, la façon de poser leproblème du rapport général/spécifique, marxisme/Islam avait changé,cela ne veut pas dire que le problème est pour autant résolu, nous nesommes pas des adeptes des solutions purement épistémologiques etformelles, surtout dans le cas qui nous préoccupe.

En effet, dans les analyses courantes dites «marxistes», traitant del'empire ottoman en général ou de la société arabe moderne enparticulier, nous constatons que la période allant du XIXe siècle jusqu'àla première guerre mondiale, occupe une place privilégiée; le début decette période coïncidant, selon ces analyses, avec la pénétration ducapitalisme occidental dans les pays arabes dits «sous-développés»,nous imposerait l'examen de la relation existante entre deux ordres defaits culturels dont l'un - l'occident - a prouvé sa suprématie historiquesur l'autre - l'Orient - comme on 1'a déjà vu à un autre niveau auchapitre premier; on aboutit ainsi, d'après cette démarche «marxiste»déductive, à la conclusion logique selon laquelle l'occident capitaliste està même de considérer les formes «sous-développées» caractérisant lemonde arabe actuel, comme des étapes inférieures menantnécessairement à son propre degré d'évolution, ou bien on livre ausavoir son titre d'appartenance à la «civilisation» la plus «avancée»,quitte à se dérober par la suite derrière des «conseils épistémologiques»insistant sur la spécificité des sociétés «en retard», par leur privation dusavoir occidental; ces pays se trouveraient dépourvus des instrumentsthéoriques nécessaires pour analyser leurs propres problèmes.Dominique chevallier l'a bien explicité:

«La science historique est un produit de la civilisation de l'Europeoccidentale; son élaboration a d'abord répondu au besoind'expliquer cette civilisation, son développement, son expansion. Cen'est donc pas sans une large réflexion épistémologique que sesméthodes peuvent être appliquées à d'autres civilisations, à cellesqui n'ont inventé, ni ce type de pensée historique, ni le nouveau

rythme de l'histoire, mais qui n'en ont pas moins possédé, pours'exprimer, des valeurs spécifiques et des concepts originaux»(5).

Et les précautions épistémologiques qu'il recommande à ceux quiveulent appliquer les méthodes de cette «science occidentale» à d'autrescivilisations, ne le mettent pas pour autant en dehors d'une traditiond'orientalisme dont nous avons déjà traité.

C'est dire qu'il ne suffit pas d'aborder épistémologiquement lesdeux démarches: inductive/déductive, car les analyses faites par cesdeux courants ne se limitent pas à la méthode, mais elles s'appuient surdes concepts appartenant à des champs théoriques différents. Lepremier point de vue, par exemple, qui suppose le vide théorique dumarxisme en ce qui concerne les sociétés orientales, s'emploie à remplirce vide en se référant à la théorie d'Ibn Khaldoun en histoire, tout en seservant d'un système théorique au centre duquel se trouve le conceptde «Ghalaba» (conquête) en relation avec les deux concepts de«Açabyya» (esprit de clan) et d'État, pour analyser le niveau politiqueactuel dans le monde arabe; le second point de vue est parti de lasuprématie du présent sur le passé, et de l'universalisme et del'hégémonie du mode de production capitaliste, ce point de vue s'estservi d'un concept politico-théorique central, «hégémonie», lié à deuxautres concepts chez les uns (les althusseriens maoïstes): l'État et lebloc historique développés par Gramsci, et à deux autres concepts chezles autres (les althusseriens orthodoxes): le mode de production colonialet la bourgeoisie coloniale.

Il est à constater que ces deux points de vue ont employé leconcept khaldounien de «Ghalaba» et le concept Gramsciend'«hégémonie», comme synonymes désignant la domination, sansdistinction du champ théorique sous-jacent à chacun de ces deuxconcepts. Ces deux points de vue forment deux perspectives d'étude dumonde arabe et reflètent le débat essentiel portant sur la façon de lierle marxisme à la réalité islamique.

Notre hypothèse de base est la suivante: le concept khaldounien de«Ghalaba» et le concept grenadine d'«hégémonie» trouvent un terrainthéorique à même de dégager leur distinction aussi bien que leurcroisement, dans la problématique théorique peu connue de Marxportant sur la domination formelle et la domination réelle du capital;cette problématique, nous avons essayé de la dégager à partir des«Grandisse«, du «Capital», surtout la section traitant de l'accumulationprimitive, et essentiellement à partir du «chapitre inédit du Capital» deMarx; cette problématique recoupe, sur certains points, les hypothèsesde Rosa Luxembourg sur le colonialisme, hypothèses développéessurtout dans son livre sur «l'accumulation du capital».

Le problème historique et méthodologique essentiel qui préoccupeMarx, dans son étude du mode de production capitaliste, est celui de sanaissance et de son point de départ; après avoir démontré commentl'argent devient capital, le capital source de plus-value, et la plus-valuesource de capital additionnel, Marx pose la question du point de départde l'accumulation capitaliste : l'accumulation capitaliste présuppose laprésence de la plus-value et celle-ci la production capitaliste qui, à sontour, n'entre en scène qu'au moment où des masses de capitaux et deforces ouvrières assez considérables se trouvent déjà accumulées entreles mains de producteurs marchands.

«Tout ce mouvement, disait Marx, semble donc tourner dans uncercle vicieux, dont on ne saurait sortir sans admettre uneaccumulation primitive (prévoies accumulation, dit Adam Sait)antérieure à l'accumulation capitaliste, et servant de point dedépart à la production capitaliste, au lieu de venir d'elle»(6).

En effet, pour devenir capital, une certaine accumulation estnécessaire, on la trouve sitôt que le travail objectivé et le travail vivantsont devenus des éléments indépendants et antagoniques. Cetteaccumulation nécessaire au devenir du capital est directement inclusedans celui-ci, en tant que présupposition et élément constitutif.

Pour trouver une solution «épistémologique» à ce «cercle vicieux»,Marx parle de deux conditions historiques du capital aussi bien que dutravail salarié:

1 - la première: c'est le travail libre et son échange contre l'argent afinde reproduire et de valoriser l'argent en servant à ce dernier devaleur d'usage pour lui-même et non pour 1a jouissance.

2 - la seconde: c'est 1a séparation du travail libre des conditionsobjectives de sa réalisation, c'est-à-dire des moyens et de lamanière du travail(7), et on retombe de nouveau dans la mêmecausalité sphérique et non originaire de l'origine du mode deproduction capitaliste, se référant à l'accumulation primitive quijoue dans l'économie politique, selon Marx, à peu près le même rôleque le péché originel dans la théologie:

Adam mordit la pomme, et voilà le péché qui fait son entrée dans lemonde, c'est l'émergence du «Sujet» théorique de la philosophie, c'estl'Etre «général» de la Logique de Hegel - Etre/néant, car tous deux sontindéfinissables(8) - qui devient être particulier sujet. On nous enexplique l'origine par une aventure qui se serait. passée quelques joursaprès la création du monde.

Ainsi, en économie politique, la société était à l'origine divisée endeux camps: ceux qui avaient et ceux qui n'avaient pas, les riches et lespauvres, les maîtres et les esclaves.

«L'histoire du péché théologal nous fait bien voir, il est vrai, commequoi l'homme a été condamné par le Seigneur à gagner son pain à lasueur de son front, mais celle du péché économique comble unelacune regrettable en nous révélant, comme quoi il y a des hommesqui échappent à cette ordonnance du seigneur»(9).

Ce péché originel de l'accumulation primitive peut, tout au plus,éclairer le problème de l'origine de la richesse, origine d'ailleursextérieure, fondée sur le pillage et le vol d'autres sociétés, cetteaccumulation primitive explique l'origine de la classe bourgeoise,

comme disait Max Weber, mais non pas celle du mode de productioncapitaliste».

«Par conséquent, dans une histoire universelle de la civilisation, leproblème central - même d'un point de vue purement économique- ne sera pas pour nous, en dernière analyse, le développement del'activité capitaliste en tant que telle, différente de forme suivantles civilisations: ici aventurière, ailleurs mercantile, ou orientéevers la guerre, la politique, l'administration, mais bien plutôt ledéveloppement du capitalisme d'entreprise bourgeois, avec sonorganisation rationnelle du travail libre. Ou, pour nous exprimer entermes d'histoire des civilisations, notre problème sera celui de lanaissance de la classe bourgeoise occidentale avec ses traitsdistinctifs, problème à coup sûr en rapport étroit avec l'origine del'organisation du travail libre capitaliste, mais qui ne lui est passimplement identique. Car la bourgeoisie, en tant qu'État, a existéavant le développement de la forme spécifiquement moderne ducapitalisme - cela, il est vrai, en Occident seulement»(10).

et on sait la suite de l'explication Weberienne de ce problème central,pour lui, le mode de vie capitaliste a pu dominer les autres à partir dufait qu'il exprimait une conception commune à des groupes humainsdans leur totalité, un certain «esprit capitaliste» lié à l'éthiqueprotestante qu'il oppose à la doctrine simpliste de Marx(11).

Quoi qu'il en soit du «secret» de l'accumulation primitive, il y a aufond du système capitaliste la séparation radicale du producteur d'avecles moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelleprogressive dès que le système capitaliste s'est une fois établi, maiscomme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s'établir sans elle,Pour que le mode de production capitaliste vienne au monde, il faut.donc que, partiellement eu moins, les moyens de production aient déjàété arrachés aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propretravail, et qu'ils se trouvent déjà détenus par des producteursmarchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d'autrui.

«Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec sesconditions extérieures, voilà donc le fin mot de l'accumulation

appelée «primitive» parce qu'elle appartient à l'âge préhistoriquedu monde bourgeois.

«L'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordreéconomique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les élémentsconstitutifs de l'autre»(12).

C'est cette séparation, qui est déjà là, du producteur d'avec ses moyensde production au profit de bourgeois ayant fait fortune en pillantl'extérieur, qui fait la spécificité de l'occident en comparaison avec lemonde de l'Islam, cette différence historique inhérente au systèmeféodal occidental, a suscité l'émergence du mode de productioncapitaliste, en Occident et non pas en Orient, ni dans le mondemusulman.

En abordant le problème de l'accumulation primitive, du point devue «épistémologique», Marx a rigoureusement abouti à un «cerclevicieux» de la causalité de l'origine, il n'a pu percer ce cercle qu'entransposant le problème de son cadre «épistémologique» et formalistepour le traiter sur le terrain de l'histoire; ainsi s'articule toute lahuitième section du Capital intitulée l'accumulation primitive, dans uneoptique historique des sociétés occidentales où l'on a assisté àl'émergence du mode de production capitaliste, cette optique historiquedécrit concrètement l'expropriation de la population campagnarde, lalégislation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XVesiècle, les lois sur les salaires, 1a genèse du premier capitaliste, lecontrecoup de la révolution agricole sur l'industrie, l'établissement dumarché intérieur pour le capital industriel, ainsi que la genèse ducapitaliste industriel.

Le «présent théorique» - selon la terminologie de Lyotard(13) - nese trouve pas seulement en relation avec un «présent proprementhistorique», mais il trouve son intelligibilité même sur le terrain del'histoire. Ce point sera pour nous d'une importance primordiale pourvoir les limites des schémas formalistes faits par les althusseriensarabes sur «l'articulation» des modes de production.

Mais le problème de la naissance du mode de production capitalisteen Occident, si important soit-il, n'est pas le seul qui nécessite unéclaircissement; en effet, la reproduction du système capitaliste, aussibien simple qu'élargi, occupe une place non moins importante dansl'oeuvre de Marx, et suscite un débat théorique qui n'a pas fini de seclore, se renouvelant à chaque fois qu'on aborde le problème du rapportque maintient le mode de production capitaliste, aussi bien avec lesmodes de productions antérieurs et pré capitalistes en Occident même,qu'avec les modes de production non capitalistes qui se trouvent àl'extérieur en Orient; ce débat se renouvelle également à chaque foisqu'on aborde le problème de l'impérialisme et la crise du capitalisme

Il sera donc utile de reposer le problème du développementhistorique du capitalisme à partir de la problématique marxiste de ladomination du capital, pour pouvoir analyser, par la suite, le rapport dudedans et du dehors du mode de production capitaliste.

La domination du capital

Dans le chapitre inédit du capital (dit chapitre VI: résultats duprocès de production immédiat), Marx examine trois points:

1 - Les marchandises, comme produits du capital et de la productioncapitaliste.

2 - La production capitaliste, comme création de plus-value.

3 - La production capitaliste comme production et reproduction durapport de production spécifiquement capitaliste.

Marx reprend à son compte le problème du «cercle vicieux» et dupéché originel; en effet, en considérant les sociétés de productioncapitaliste développée, il constate que la marchandise et la monnaie ysurgissent constamment comme condition d'existence et présuppositionélémentaire du capital, en même temps que comme résultat immédiat

du mode de production capitaliste. Marx confirme de nouveau sonhypothèse de base: l'argent - simple figure métamorphosée de lamarchandise - ne devient capital qu'à partir du moment où 1a capacitéde travail de l'ouvrier est transformée en marchandise. C'est ce quiimplique que le commerce ait conquis une sphère où il n'apparaissaitque sporadiquement, la population laborieuse ne doit donc plus fairepartie des conditions objectives du travail, ou se présenter sur lemarché en producteur de marchandise: au lieu de vendre le produit deson travail, elle doit vendre son travail, ou mieux sa capacité de travail.C'est alors seulement que 1a production, dans toute son ampleur,devient production de marchandise. La marchandise ne devient formeélémentaire générale de la richesse que sur la base de la productioncapitaliste.

En bref, Marx insiste sur trois points qui sont pour lui décisifs:

1 - Ce n'est que la production capitaliste qui fait de la marchandisela forme générale de tous les produits.

2 _ La production de marchandises conduit nécessairement à laproduction capitaliste, dès lors que l'ouvrier cesse de fairepartie des conditions de production objectives (esclavage,servage), ou que la communauté naturelle primitive (Inde)cesse d'être la base sociale; bref, dès lors que la force de travailelle-même devient en général marchandise.

3 - La production capitaliste détruit la base de la productionmarchande, la production individuelle autonome et l'échangeentre possesseurs de marchandises, c'est-à-dire l'échange entreéquivalents. L'échange purement formel entre capital et forcede travail devient la règle générale(14).

A partir de là, il analyse les deux phases historiques dudéveloppement du mode de production capitaliste:

1 - soumission formelle du travail au capital.

2 - soumission réelle du travail au capital, ou le mode deproduction spécifiquement capitaliste.

Cette analyse se fait sous un angle différent de celui des deuxchapitres consacrés à l'accumulation dite «primitive» et aux formes deproduction antérieures au capitalisme dans les «Grandisse» (t. 1 P. 422-479). Son analyse faite ici diffère également de celle qu'il a faite dans lasection de «l'accumulation primitive» du premier livre du Capital quenous avons déjà signalée, et enfin de celles - plus politiques - faites surles révolutions bourgeoises qui permirent aux capitalistes d'instaurerleur domination à l'échelle de la société tout entière. La présenteanalyse s'inscrit à leurs côtés et les complète.

Domination formelle et plus-value absolue.

Le concept politique de «soumission formelle du travail au capital»que nous appelons autrement, la «domination formelle du capital»,correspond à la première étape de développement du mode deproduction capitaliste; en effet, ce dernier n'émerge pas d'un jour aulendemain en changeant immédiatement le procès de travail antérieur,mais il traverse un long processus qui commence avec l'instauration desa domination «formelle», domination pouvant se prolonger desdécennies avant de se transformer en domination «réelle» avecl'apparition du capitaliste; le procès de travail devient un simple moyende valorisation et d'auto-valorisation du capital, simple moyen deproduction de la plus-value. Le capitaliste y entre comme dirigeant etchef. Il s'agit donc pour lui d'un procès d'exploitation du travail d'autrui.C'est ce que Marx appelle la «soumission formelle du travail au capital».C'est une forme de production capitaliste à ses débuts, elle peut aussisubsister au sein du mode de production capitaliste pleinementdéveloppé: la Bretagne en France est un exemple significatif.

A son début, le capital se soumet le procès de travail tel qu'il existe,c'est-à-dire sur la base des procès de travail développés par lesdifférents modes de production antérieurs. La technique en vigueur ne

change pas du fait que l'intensité et la durée du travail augmentent sousle contrôle du capitaliste, elle est plutôt en contraste frappant avec lemode de production spécifiquement capitaliste qui révolutionneprogressivement la technique du travail ainsi que les rapports deproduction. Dans ce sens, la domination «formelle» du capital n'est pasporteuse de nouveaux rapports de production plus évolués que lesrapports antérieurs.

«C'est justement par opposition au mode de production capitalistepleinement développé que nous appelons soumission formelle dutravail au capital, 1a subordination au capital d'un mode de travailtel qu'il était développé avant que n'ait surgi le rapportcapitaliste»(15).

Et Marx précise les points communs aux deux formes, à savoir quele capital est un rapport coercitif visant à extorquer du surtravail, toutd'abord en prolongeant simplement la durée du temps de travail (plus-value absolue), la contrainte ne reposant plus sur un rapport personnelde domination et de dépendance, mais uniquement sur les différentesfonctions économiques. Le mode de production spécifiquementcapitaliste connaît encore d'autres modes d'extorsion de plus-value,mais sur la base d'un mode de production préexistant, la plus-value nepeut être extorquée qu'en prolongeant la durée du temps de travail,sous forme de 1a plus-value absolue.

«La soumission formelle du travail au capital ne connaît donc quecette seule forme de production de plus-value»(16).

Marx distingue donc entre deux concepts économiques: plus-valueabsolue et plus value relative en liaison avec deux concepts politiques :domination formelle et domination réelle du capital.

«La prolongation de la journée de travail au-delà du point oùl'ouvrier a produit simplement un équivalent pour la valeur de saforce de travail, et l'appropriation de ce surtravail par le capital :voilà la production de plus-value absolue. Elle forme la basegénérale du système capitaliste et le point de départ de 1aproduction de plus-value relative. Dans celle-ci, la journée de

travail est d'emblée divisée en deux parties: travail nécessaire etsurtravail. Pour accroître le surtravail, le travail nécessaire estraccourci par des méthodes grâce auxquelles on produitl'équivalent du salaire en moins de temps. La production de plus-value absolue est uniquement une question de durée de la journéede travail: la production de plus-value relative révolutionne defond en comble les procédés techniques du travail et lescombinaisons sociales.

«1a production de plus-value relative implique donc un mode deProduction spécifiquement capitaliste qui, à son tour, ne surgit etne se développe spontanément, avec ses méthodes, ses moyens etses conditions, qu'à partir de la soumission formelle du travail aucapital. A la soumission formelle travail au capital succède lasoumission réelle»(17).

Pour résumer toute cette analyse de la domination formelle ducapital dans son rapport avec la plus-value absolue, nous retenons cettedéfinition de Marx:

«J'appelle soumission formelle de travail au capital 1a forme quirepose sur la plus-value absolue, parce qu'elle ne se distingue queformellement des modes de production antérieurs sur la basedesquels elle surgit spontanément (ou est introduite), soit que leproducteur immédiat continue d'être son propre employeur, soitqu'il doive fournir du surtravail à autrui. Tout ce qui change, c'estla contrainte exercée ou méthode employée pour extorquer lesurtravail»(18).

Ce qui est essentiel dans la domination formelle du capital c'estdonc:

1 - le rapport purement monétaire entre celui qui s'approprie lesurtravail et celui qui le fournit. C'est uniquement parce qu'ildétient les conditions du travail que le vendeur place l'acheteursous sa dépendance économique: ce n'est plus un rapport politiqueet social fixe qui assujettit le travail au capital.

2 - Plus est radicale l'opposition entre le producteur et les conditions detravail devenues propriété d'autrui, plus est élaboré, formellement,le rapport du capital et du travail salarié, et donc plus achevée ladomination formelle du capital en tant que condition et prémisse dela domination formelle.

3 - la domination formelle n'est pas porteuse de nouveaux rapports deproduction, elle reproduit les anciens rapports sans lesrévolutionner.

Domination réelle et plus-value relative.

Sur la base de la domination formelle du capital émerge donc lemode de production capitaliste. Étant donné que l'extorsion de la plus-value absolue est limitée, dans la lutte de classes, par la lutte desouvriers contre la prolongation continue de la durée du temps detravail, le capitaliste cherche donc à accroître la productivité enintroduisant le machinisme dans le procès de travail, et en appliquantles nouvelles sciences dans l'amélioration de la technique de laproduction. La plus-value relative se substitue ainsi à la plus-valueabsolue, et on s'achemine de plus en plus vers la domination réelle ducapital.

La domination réelle du capital s'accompagne d'une révolutioncomplète du mode de production antérieur(19), de la productivité dutravail et des rapports de production. C'est ainsi que la productioncapitaliste tend à conquérir toutes les branches de la production où ellene domine pas encore, et où ne règne qu'une domination formelle. Sil'on considère à part chacune des formes de plus-value, absolue etrelative, celle de la plus-value absolue précède toujours celle de la plus-value relative. Mais à ces deux formes de plus-value correspondentdeux formes distinctes de soumission du travail au capital, ou deuxformes distinctes de production capitaliste, dont la première ouvretoujours la voie à la seconde, bien que cette dernière, qui est la plusdéveloppée des deux, puisse ensuite constituer à son tour la base pour

l'introduction de la première dans de nouvelles branches deproduction»(20).

Dans ce sens, ce qui distingue essentiellement la domination réelledu capital, basée sur l'extorsion de la plus-value relative, c'est le fait derévolutionner les rapports de production antérieurs, et d'être porteusede nouveaux rapports sociaux supérieurs.

Domination «formelle» et «Ghalaba».

Dans la mesure où la domination formelle du capital n'est pasporteuse de nouveaux rapports sociaux supérieurs aux rapportsantérieurs, et dans la mesure où elle reproduit les anciens rapportssans les révolutionner, elle se rapproche du concept politique de«Ghalaba» (Conquête) d'Ibn Khaldoun. Ce qui pose le problème de laplace du concept «Ghalaba» dans le système conceptuel d'Ibn Khaldoun,ainsi que le contenu de ce concept.

«L'histoire a pour objet l'étude de la société humaine, c'est-à-direde 1a civilisation universelle. Elle traite de ce qui concerne lanature de cette civilisation, à savoir: la vie sauvage et la vie sociale,les particularismes dus à l'esprit de clan et les modalités parlesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier pointconduit à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et desclasses sociales. Ensuite, l'histoire s'intéresse aux professionslucratives et aux manières de gagner sa vie, qui font partie desactivités et des efforts de l'homme, ainsi qu'aux sciences et aux arts.Enfin, elle a pour objet tout ce qui caractérise la civilisation»(21).

L'ampleur et la richesse d'une telle définition révèlent le vastechamp théorique dans lequel se meut Ibn Khaldoun, tant en ce quiconcerne la nature de la science khaldounienne, que les conceptsfondamentaux qu'elle va mettre en oeuvre, et les domaines qu'elle vaparcourir.

La Mouqaddima va de la plus grande extension à la moindre et,chaque développement impliquant celui qui le précède immédiatement,

on a affaire, non pas à une répartition horizontale des sujets, mais à unevéritable hiérarchie de concepts; le plan général se présente ainsi:

1 - Du Oumran ou sociologie générale de la civilisation donnant lieu àquatre caractérisations successives que peuvent qualifier lesthèmes de : théorie de la sociabilité naturelle, géographie physique,géographie humaine et psychosociologie.

2 - De la Bâdya ou sociologie de la bédouinité, dans laquelle onrencontre les éléments d'une ethnologie générale (existence dedeux types de groupements humains), d'une psychologie comparée(nomades et citadins), d'une géopolitique (le désert) et d'unedynamique sociale (Açabyya).

3 - Du Ghalaba ou philosophie politique, analysant les conditions de lasouveraineté tant profane (moulk) que spirituelle (califat), etproposant une dynamique des États et des institutions.

4 - De la Hadâra ou sociologie de la sédentarité qui traite, sous sesdivers aspects, du phénomène urbain.

5 - Des Ma'ach ou Économie politique traitant des modes de vie.

6 - Des Ouloums ou sociologie de la connaissance qui cherche à dresserla généalogie des sciences(22).

Le concept de Ghalaba s'insère donc dans ce système conceptuel:

«En effet, l'esprit de clan protège, permet la défense commune,l'expression des droits et toute sorte d'activité sociale. Par nature,les hommes ont besoin d'un frein et d'un médiateur en toutesociété, pour maintenir l'ordre public. Ce «modérateur» doit,obligatoirement, les conquérir (Ghalaba) par son esprit de clan.Sinon, il est impuissant. Cette «conquête», c'est le pouvoir royal(Moulk). C'est plus qu'un simple commandement: un chef est obéi,mais ne peut contraindre. Le pouvoir royal traduit la «conquête» etla soumission de force. Lorsque celui qui participe à l'esprit de clan

arrive au pouvoir et demande à être obéi, s'il trouve la voie de la«conquête» et de la force, il la suit parce qu'elle correspond à sesvoeux. Mais il ne peut réussir complètement sans l'aide de l'espritde clan, qui oblige les autres à le suivre. Le pouvoir royal est doncun but que l'esprit de clan permet d'atteindre.

«Même si une seule tribu a plusieurs «Maisons» et autant d'espritsde clan, l'un de ceux-ci est plus fort que tous les autres ensemble, illes conquérait et tous ces autres se fondent en lui, pour ainsi dire,pour former un «patriotisme supra clanique». S'il en étaitautrement, ce serait la rupture et les divisions intestines»(23).

La conquête et le commandement du royaume permettant auxquelques tribus dirigeantes de réaliser des prélèvements sur la massede la population des vaincus, et de jouir d'importants revenus qu'ellesdépensent en luxe et en faste. La description que donne Ibn Khaldoun,de l'évolution de l'Oumran dans le sens d'une civilisation orientée versle seul accroissement des plaisirs et du bien-être, ne vise pas le vaincu,mais plutôt le vainqueur et ses clients.

L'évolution cyclique de l'Oumran badawi vers l'Oumran hadari nedoit donc être envisagée que pour le vainqueur, détenteur du nouveaupouvoir politique. Pour Ibn Khaldoun, ce qui oppose ces deux formes del'Oumran, ce n'est pas tant le genre de vie, l'implantation géographique,que les rapports sociaux et politiques: tous les États qui se sontsuccessivement constitués, ont été fondés par des tribus, caractériséespar l'Oumran badawi. C'est l'açabyya la plus proche de l'Oumran badawiqui est à même de «conquérir» l'açabyya régnante la plus avancée dansses rapports sociaux. Ce qui fait, qu'à chaque fois qu'une nouvelleaçabyya l'emporte sur une autre pour 1a remplacer dans le pouvoir,cette nouvelle «Ghalaba» n'est pas porteuse de nouveaux rapportssociaux supérieurs à ceux du vaincu, elle hérite plutôt des rapportsantérieurs, les reproduit et se contente de les dominer formellement.C'est sur ce point précis que le concept khaldounien de la «Ghalaba»peut être rapproché du concept marxiste de la «domination formelle»,tout en tenant compte de la non-correspondance, et dans le temps et

dans le référant, entre les deux systèmes théoriques différents auxquelsse rattachent ces deux concepts.

«Sachez que toutes les branches des tribus, même formant un seulclan du point de vue du lignage général, elles comprennent aussid'autres esprits de clan pour des lignages particuliers pluscohérents que leur lignage général, comme une seule tribu ou lesgens d'une même maison, ou les frères d'un seul père, et noncomme les cousins proches ou éloignés. Ceux-ci ont leur proprelignage tout en participant, avec les autres esprits de clan, dulignage général. La solidarité apparaît dans leur lignage particulieraussi bien que dans le lignage général, mais cette solidarité est pluscohérente dans le lignage particulier dont la cohésion est plusétroite. Et la domination parmi eux revient à une seule branche, etnon pas à l'ensemble des branches.

«Étant donné que la domination se réalise par la conquête«Ghalaba», cela implique que l'esprit de clan de cette branche soitplus fort que les autres esprits de clan afin que la conquête et ladomination lui soient assurées. Sur ce, la domination de cettebranche particulière est liée à sa conquête, car si elle passe de cettebranche aux autres esprits de clan inférieurs du point de vue de laconquête (Ghalaba), leur domination sera sapée. Cette dominationse reproduit dans cette branche en passant d'une partie à une autreplus forte, et cela à cause du secret de la conquête, comme on l'aexpliqué. Car le social et l'esprit de clan ressemblent à la matrice ducorps constitué, et cette matrice du corps constitué ne se réalise pastant que les éléments sont égaux; pour que la constitution ait lieu, ilest nécessaire qu'un de ces éléments l'emporte sur les autres. C'estle secret de la conquête dans l'esprit de clan. De là découle lacontinuité de la domination dans la branche particulière de cetesprit de clan, comme on 1'a déjà expliqué»(24).

Domination «réelle» et «Hégémonie».

Dans la mesure où la domination réelle du capital est basée surl'extorsion de la plus-value relative, et dans la mesure où ellerévolutionne les rapports de production sur place, et d'être porteuse denouveaux rapports sociaux supérieurs et englobants, elle se rapprochedu concept politique d'«Hégémonie».

En effet, le concept d'«Hégémonie», en liaison avec le concept de«bloc historique», apparaît chez Gramsci pour la première fois dans la«Question méridionale», infrastructure et superstructure sont, dans le«bloc historique», en dépendance étroite où l'hégémonie de la classedirigeante en assure la cohésion.

L'hégémonie consiste, pour la classe ouvrière par exemple, à sefaire le porte-parole et le défendeur des revendications d'autrescouches socio-économiques en élargissant les perspectives, en vue d'unesolution globale, de façon à réaliser l'union organique de ces couches àtravers une alliance qui est déjà plus qu'une alliance: à travers laconstitution d'un nouveau «bloc historique» opposant la «société civile»à l'ancien «bloc historique» soudé par l'hégémonie de l'État de plus enplus isolé.

«Les communistes turinois s'étaient concrètement posés la questionde l'hégémonie du prolétariat, c'est-à-dire de la base sociale de ladictature prolétarienne et de l'État ouvrier. Le prolétariat peutdevenir la classe dirigeante et dominante dans la mesure où ilparvient à créer un système d'alliances de classes qui lui permettede mobiliser contre le capitalisme et l'État bourgeois la majorité dela population laborieuse, c'est-à-dire dans le mesure où, en Italie,compte tenu des rapports de classe qui y prédominenteffectivement, il parvient à obtenir le consensus des larges massespaysannes»(25).

C'est donc par son hégémonie qu'une couche sociale exerce unedouble fonction de direction et de domination. A ce titre, elle ne cherchepas seulement à obtenir un consensus général par la persuasion, maisaussi à réprimer l'adversaire de classe par la force. Le conceptd'hégémonie a donc en lui-même une double détermination - celle dedictature du prolétariat, avec la référence explicite à Lénine que feraGramsci dans les «Cahiers de prison», et celle de direction idéologiquedu prolétariat, de son aptitude à provoquer le consensus des masses. Leprolétariat, pour briser la machine étatique et bourgeoise qui l'écrase,doit faire la preuve de sa capacité de s'assurer l'hégémonie de nouvelles

alliances, afin de désagréger le «bloc historique» idéologique de labourgeoisie. Parmi les nouvelles alliances, 1a première envisagée estcelle avec les intellectuels.

Pour Gramsci, l'État n'est pas seulement un appareil coercitifrestant en dehors des rapports sociaux de la société civile, mais il estaussi hégémonique: la bourgeoisie exerce sa domination, non seulementau moyen de la contrainte policière et judiciaire, mais encore au moyende son hégémonie (domination idéologique), par laquelle elle neutraliseou influence de façon déterminante tout un ensemble de forces parmiles vaincus de la société civile, indispensables à la révolution. C'est cettepuissance hégémonique de l'État bourgeois qu'il faut désagréger aucours de la période pré révolutionnaire, en expulsant l'État en dehors ducamp des vaincus(26).

Pour Gramsci, une classe dominée, peut, avant la prise dupouvoir, assurer son hégémonie en se lançant à la conquête de la«société civile» sur le terrain de la superstructure, pour détruire le blocintellectuel du pouvoir avant même que la lutte soit entrée dans saphase politique et militaire.

«La suprématie d'un groupe social se manifeste de deux manières,comme «domination» et comme «direction intellectuelle et morale».Un groupe social exerce sa domination sur des groupes adverses,qu'il tend à liquider ou à soumettre même par la force des armes,et il dirige les groupes qui lui sont proches ou alliés. Un groupesocial peut, et même doit être dirigeant avant de conquérir lepouvoir gouvernemental. Et c'est là une des conditions principalespour la conquête du pouvoir elle-même. Ensuite, quand il exerce lepouvoir et même s'il le tient fortement en main, il devient legroupe dominant, mais il doit aussi continuer à être le groupedirigeant»(27).

On voit par là même, qu'entre les deux notions d'hégémonie de laclasse ouvrière et de dictature du prolétariat, Gramsci établit un lienétroit, en même temps qu'une distinction. L'hégémonie apparaîtessentiellement comme le moment dans lequel se réalisent les alliances,base sociale nécessaire de la dictature du prolétariat, et la dictature du

prolétariat comme la forme politique et étatique dans laquelle se réalisel'hégémonie. Dans ce contexte, l'hégémonie se définit comme capacité dediriger et de dominer réellement, et se rapproche de ce côté du conceptmarxiste de «domination réelle» du capital. L'hégémonie ne reste pas endehors des rapports sociaux, elle est plutôt porteuse de nouveauxrapports sociaux(28).

Le cas d'exception des Arabes, chez Ibn Khaldoun, qui n'ont puassurer la «Ghalaba» et aboutir au Moulk qu'au moyen d'une «Da'wa»religieuse (l'Islam) appuyée par la «açabyya» de Qoreich, ne rapprochepas, fondamentalement, le concept khaldounien de «Ghalaba» duconcept d'«hégémonie»(29).

Après ce bref rappel des concepts de: domination formelle et réelledu capital, en relation avec la plus-value absolue et relative, ainsi que laGhalaba et l'hégémonie, nous sommes à même de préciserthéoriquement les deux démarches déjà mentionnées: nous avons déjàconsidéré qu'il ne suffit pas de les aborder du seul point de vueépistémologique ni de se contenter de situer les champs théoriques deleurs concepts: Hégémonie et Ghalaba, il faut voir comment ces conceptssont appliqués sur une matière historique donnée à savoir : l'histoire dumonde arabe et musulman.

Première démarche: l'hégémonie ou l'homme/ singe.

Si avec la «Nahda» arabe, le capitalisme occidental avait déjà élargidepuis un bon nombre d'années son champ d'influence dans les paysarabes sous la «Ghalaba» Ottomane, on constate également dans cespays que les anciens rapports sociaux non capitalistes n'avaientnullement disparu. De plus, ces rapports non capitalistes eux-mêmescontinuaient à jouer un rôle très important surtout au niveau politique.

La question de savoir quel genre de rapport s'établit entre le modede production capitaliste et les rapports sociaux non capitalistesprédominants sur place, cette question a été refoulée par laproblématique de l'intellectuel marxiste arabe qui, partant de

l'hypothèse de la domination et de l'hégémonie «évidente» ducapitalisme mondial - celui-ci est considéré comme universel - a concluque le problème de la naissance du capitalisme dans les pays arabes seprésente :

- soit de la même façon que la naissance du mode de productioncapitaliste en Europe occidentale, naissance qui est allée de pairavec la destruction des modes de production pré capitalistes: lediscours marxiste économiste et évolutionniste.

- soit de façon telle que le capitalisme occidental «déjàhégémonique» dans la structure empêche le monde arabed'évoluer «naturellement», comme il devait nécessairement lefaire vers le capitalisme, et reproduit sur place un capitalismespécifique: «1e mode de production colonial», qui suppose ladomination déjà réalisée du mode de production capitalisteoccidental et universel; le discours althusserien aussi bienorthodoxe que maoïste.

«L'analyse part donc de la domination impérialiste dans la régionarabe, elle énumère pour cela les motifs de cette domination, décritses fondements internes, et définit la situation générale del'affrontement entre l'impérialisme et 1e mouvement de libérationnationale arabe. Elle considère ensuite le régime libanais établicomme étant une base pour la domination impérialiste; à cette fin,elle énumère les institutions de ce régime, décrit les structuressocio-politiques visant à mettre ces instituions en dehors de la luttepolitique, et définit la nature de la combinaison adoptée par lepouvoir politique comme produit de la différence entre cesstructures confessionnelles et régionales, et ces institutions.

«Le rapport fait ensuite l'historique de cette différence dont lestraits généraux ont commencé à apparaître vers les annéescinquante avec le développement du capitalisme commercial-bancaire, différence ayant été surdéterminée, d'une part, parl'aggravation de la crise du bloc au pouvoir - aggravation motivéepar cette différence - et, d'autre part, par le développement dumouvement national à la même période et qui a mené à la guerrecivile en 1958.

«Le rapport analyse ensuite la naissance du Chéhabisme à partir dela guerre civile, et la régression de l'efficacité du parlement, produitdes structures confessionnelles régionales, comme étant laconséquence du chéhabisme.

«Ce rapport étudie ensuite les mesures prises par l'équipechéhabiste pour organiser le développement capitaliste et résoudresa crise. Il met l'accent sur le fait que ces mesures n'ont pasengendré des institutions politiques remplaçant les instituionsétablies, ou modifiant leurs fondements....

«Le rapport passe ensuite à la description des conséquences duchéhabisme sur le mouvement national démocratique, et lesmesures d'oppression que ce mouvement a subies, pour conclureque l'origine de la crise du développement capitaliste se situe audébut de la chute de la banque d'Intra en 1966, et dont les effetssur le pouvoir sont apparus grâce à la lutte nationale qui a suivi ladéfaite de juin 1967...

«La dernière partie du rapport met en relief les traits actuels decette crise, et étudie les réponses que lui apporte le mouvementnational démocratique, en énumérant les nouveaux aspects de cemouvement: de la lutte pour la sécurité sociale à la lutteestudiantine, etc., et ses effets sur la lutte de la classe ouvrière etses futurs alliés.

«Le rapport se termine en traçant les grands traits de cette lutte, eten énumérant les conditions nécessaires pour que la classe ouvrièreoccupe une nouvelle position, celle de la direction du mouvementnational démocratique au Liban»(30).

C'est le schéma global résumant le discours de l'Organisation del'Action Communiste au Liban (O.A.C.L.), discours qui a servi deréférence de base à la majorité des analyses «de gauche» au Liban,jusqu'à la fin de la guerre civile libanaise.

Cette problématique part de la domination du mode de productioncapitaliste dans le monde arabe, aussi bien qu'au Liban. Elle assimile leprocès de l'accumulation primitive (par référence au Capital de Marx) et

le procès de domination capitaliste - sans distinction entre dominationformelle et domination réelle - sur les modes de production noncapitaliste sur place qui restent à étudier.

En fait, ces modes de production non capitalistes ne sont, pour cediscours, que l'extérieur du mode de production capitaliste; ilsn'apparaissent dans l'analyse qu'en fonction des éléments dont lecapitalisme a besoin et qui peuvent lui dérober. Cette méthode n'a nulbesoin d'étudier autre chose que le capitalisme lui-même, les autresmodes de production sont repoussés sans cesse par sa marche enavant(31). On ne peut s'étonner, dans ces conditions, que ces analysestombent dans un «européo-centrisme», marxiste cette fois, qui déduitabstraitement la structure pré capitaliste inférieure du mode deproduction capitaliste supérieur, quitte à trouver chez Marx lajustification unilatérale de leur bévue.

«La société bourgeoise est l'organisation historique de la productionla plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, lescatégories qui expriment les rapports de cette société, et quipermettent d'en comprendre la structure, permettent en mêmetemps de se rendre compte de la structure et des rapports deproduction de toutes les formes de société disparues.. L'anatomie del'homme est la clef de l'anatomie du singe»(32).

Tout en passant sous silence la nécessité de connaître chaque pôleen particulier dans l'analyse de leur rapport et de la domination de l'unsur l'autre:

«Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre lessignes annonciateurs d'une forme supérieure, que lorsque la formesupérieure est elle-même déjà connue. Ainsi, l'économie bourgeoisenous donne la clef de l'économie antique, etc. Mais nullement à lamanière des économistes qui effacent toutes les différenceshistoriques, et voient dans toutes les formes de société celles de lasociété bourgeoise. On peut comprendre le tribut la dîme, etc.quand on connaît la rente foncière. Mais il ne faut pas lesidentifier.. après les avoir étudiés chacun en particulier, il fautétudier leur rapport réciproque»(33).

Cette démarche européo-centrique part d'un principe marxistejuste : partir du présent pour étudier le passé et non pas l'inverse. Maisle présent est double - non dans le sens de Lyotard - on peut aborder leprésent de deux points de vue différents: à partir de la «structure» etde 1a «lutte de classes». Le tort de cette démarche consiste dans le faitde considérer le présent à partir de la «structure» de domination dumode de production capitaliste dans le monde arabe, domination estsynonyme ici d'Hégémonie, dans la mesure où elle est porteuse denouveaux rapports sociaux (capitalistes) qui se sont déjà substitués auxanciens rapports dont on ne connaît pas les lois qui les régissent.

L'hégémonie capitaliste étant déjà établie, son vis-à-vis (laMoumâna'a du vaincu) est complètement absent, l'absent dans une telleanalyse «marxiste» n'est rien moins que le mouvement de masse, ainsicette démarche engendre une transposition très grave des pratiques etdes analyses politiques de l'0ccident capitaliste dans le monde arabe.

Par contre, en abordant le présent à partir de la «lutte de classes»,on prend nécessairement position dans cette lutte pour le vaincu quirésiste (Moumâna'a), pour le mouvement de masse qui empêche lecapitaliste de devenir hégémonique. En adoptant donc, dans la lutte declasses, le point de vue des masses qui résistent, on s'aperçoit quel'hégémonie du capitaliste n'est pas encore un fait accompli et«structuré» comme nous le faisaient croire les «structuralistes» arabesqui synchronisent l'histoire et le figent dans des «structures» achevées.

Deuxième démarche: La Ghalaba ou le singe/homme.

Si la première démarche refoule les rapports antérieurs à 1apénétration du capitalisme et ne tient pas compte de leur «Moumâna'a»,il existe une autre démarche qui se trouve, apparemment, en oppositionavec la première, mais qui se situe en fait sur le même terrain enpermutant les termes, cette démarche se présente sous différentesformules qui convergent toutes vers un «oriento-centrisme» plus oumoins déclarée.

La première formule suggère que les pays arabes sous-développéssont tout simplement «en retard» sur les autres, ceux ci étant d'ailleursdésignés par l'expression «pays avancés». Elle assimile les pays arabes«sous-développés» aux pays «développés» considérés à un stadeantérieur de leur développement, et tend à masquer le fait que les paysarabes dits sous-développés ont évolué en même temps que les pays«développés», mais ils n'ont pas évolué dans le même sens, ni de lamême manière(34), elle masque également le fait mentionné par Marxque:

«Ce que l'on appelle développement historique repose, sommetoute, sur le fait que la dernière forme considère les formes passéescomme des étapes menant à son propre degré de développement,et, comme elle est rarement capable, et ceci seulement dans desconditions bien déterminées, de faire sa propre critique - il n'estnaturellement pas question ici des périodes historiques qui seconsidèrent elles-mêmes comme des époques de décadence - elleles conçoit toujours sous un aspect unilatéral. La religion chrétiennen'a été capable d'aider à comprendre objectivement les mythologiesantérieures qu'après avoir achevé jusqu'à un certain degré, pourainsi dire virtuellement, sa propre critique. De même, l'économiepolitique bourgeoise ne parvint à comprendre les sociétés féodales,antiques, orientales, que du jour où eut commencé l'autocritique dela société bourgeoise»(35).

Cette théorie du «sous-développement» repose sur un modèleidéologique d'un temps continu-homogène et contemporain à soi (ausens hégélien). Il s'agit de rapprocher d'un même temps idéologiqueréférentiel (l'occident) la diversité des différentes temporalités desstructures «sous-développés» et de mesurer, sur la même ligne d'untemps continu linéaire de référence, leur décalage qu'on se contentealors de penser comme retard ou avance dans le temps du modèleoccidental «avancé». On aboutit ainsi à des périodisations idéologiquessoulevant des faux problèmes, par exemple: la problématique de laNahda arabe déjà étudiée, la notion de la Nahda suppose un antécédentcontraire: La décadence (par rapport a quoi?), et on retombe dansl'idéologie de l'histoire où l'avance et 1e retard ne sont que desvariantes de la continuité de référence, et non des effets de l'existence

de plusieurs modes de production en lutte, qu'il faut définir etétudier(36).

La deuxième formule considère que Marx a commis des erreursénormes dans ses analyses traitant des pays arabes, L'Inde, La Russie,L'Algérie, l'empire Ottoman et la «Question d'Orient» (voir les oeuvrespolitiques de Marx, T. 3 sur la Question d'Orient), analyses caractériséespar un «européo-centrisme» déclaré, où il est question d'un choixméthodologique fait par Marx entre le mode de production capitalisteoccidental et les structures archaïques de l'empire ottoman par exemple,au profit du premier introduit par le colonialisme britannique(37). Cette«erreur» de Marx ne tient aucunement compte du mouvement de masseau sein de l'empire ottoman, qui verra son rôle réduit, selon une telleanalyse, à soutenir les missionnaires étrangers et les Jésuitesannonciateurs de nouveaux rapports sociaux supérieurs dans le sillagedu capitalisme occidental. Mais en traitant des erreurs politiques ethistoriques de Marx, ce courant aboutit à la conclusion que ces erreurssont inhérentes au système théorique occidental de Marx, incapablequ'il est de saisir la spécificité du monde islamique. A ce titre, lemarxisme est à rejeter comme produit de l'occident, ce rejet estaccompagné d'un retour à Ibn Khaldoun et au patrimoine islamiquepour reconstruire le modèle islamique théorique à même de combler leslacunes du marxisme. Certains vont jusqu'à faire une lecture islamiquedu féodalisme occidental, en se servant des travaux historiques d'HenriPirenne et de Fernand Braudel.

Le modèle islamique reconstruit se caractérise par son formalismehistorique qui ne tient pas compte de sa transformation dans la luttecontre - et sous l'égide - du capitalisme occidental. A l'homme/singedes premiers, correspond le singe/homme des seconds, sur le terrain duformalisme et du structuralisme des modèles. Pierre-Philippe Rey a déjàcommis cette erreur dans «les alliances de classes» avant de faire sonautocritique:

«Le principal reproche que je fais à ce texte, c'est d'êtrestructuraliste, donc idéaliste. Il est en fait parcouru par l'idée que

l'on peut construire en bibliothèque, en rassemblant ladocumentation suffisante, la théorie d'un mode de productionquelconque, puis celle de l'articulation de ce mode de productionavec le système capitaliste.

«Je ne pense plus cela actuellement : ce n'est pas de cette façon quele matérialisme historique est né et s'est développé...je pensemaintenant que dans la mesure où nous n'avons pas sous les yeuxoù nous ne pouvons avoir, où ne pourrons plus jamais avoir sous lesyeux de luttes de classes menées dans le cadre d'un mode deproduction lignager dominant, nous ne pouvons pas, nous nepourrons jamais faire la théorie directe de mode de productionlignager préalablement à celle de son articulation avec le mode deproduction capitaliste (et, bien sûr, nous pourrons encore moinsfaire la théorie du mode de production antique ou du mode deproduction esclavagiste)»(38).

Ainsi se précise notre hypothèse de base dont nous étions partis: Leconcept khaldounien de «Ghalaba» et le concept d'«Hégémonie»trouvent un terrain théorique, à même de dégager aussi bien leurdistinction que leur croisement, dans la problématique théorique deMarx portant sur la domination formelle et la domination réelle ducapital, on a déjà vu comment les deux concepts (Ghalaba et Hégémonie)étaient considérés comme synonymes, tout en reflétant deux discoursopposés dans l'approche du monde arabe.

A partir de tout cela nous avançons une autre hypothèse qui est lasuivante:

Dans son rapport avec son «extérieur» non capitaliste, le mode deproduction capitaliste développé passe nécessairement par l'étape de la«domination formelle» du capital, basée sur la plus-value absolue, sansrévolutionner la procès de travail et les rapports de production quiprédominaient avant sa pénétration dans les formations sociales arabesdites «sous-développées»; et sa tendance à devenir dominant«réellement», en s'appuyant sur l'extorsion de plus-value relative dansces formations sociales, est une supposition théorique qui ne se réaliseconcrètement qu'avec la négation même du mode de production

capitaliste. Cette hypothèse est basée, d'une part sur le fonctionnementdu mode de production capitaliste à l'intérieur, ainsi que sur la«Moumâna'a» de son «extérieur» non capitaliste, «Moumâna'a» qui esttoujours déjà là pour empêcher que le capitalisme occidental deviennehégémonique.

En effet, en traitant du schéma marxiste de la reproduction élargiedu capital, Rosa Luxembourg constate que ce schéma ne répond pas à laquestion de savoir pour qui 1a reproduction élargie a lieu en réalité,l'accumulation s'y effectue sans que l'on puisse s'apercevoir pour quelsconsommateurs nouveaux - à part les capitalistes et les ouvriers àl'intérieur du mode de production capitaliste - la production s'élargit deplus en plus, telle qu'elle a lieu dans la réalité historique. Ce nouveaucercle vicieux de la reproduction élargie tient aux prémisses du schémalui-même. Le schéma décrit le processus de l'accumulation en partantde l'hypothèse que les capitalistes et les salariés sont les seulsreprésentants de la consommation sociale. Marx prend pour hypothèsethéorique de son analyse, selon Rosa, la domination générale et absoluede la production capitaliste, et il s'y tient avec conséquence tout au longdes trois livres du Capital.

A partir de cette hypothèse, il est évident qu'il n'existe pas,conformément au schéma d'un mode de production capitaliste«théorique» et «pure» pris comme modèle, d'autres classes sociales queles capitalistes et les ouvriers. Rosa considère que cette hypothèse estune abstraction théorique commode car, en réalité, il n'a jamais existé etil n'existe nulle part de société capitaliste se suffisant à elle-même etentièrement régie par le mode de production capitaliste, étant donnéque ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes lapartie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisation de laplus-value aux fins d'accumulation se révèle comme une tâcheimpossible dans une société composée exclusivement d'ouvriers et decapitalistes.

Le schéma de la reproduction élargie renvoie, même en ce quiconcerne ses rapports internes, à des formations situées hors du

domaine de la production et de l'accumulation capitalistes. Si l'on faitabstraction du fonds de consommation des capitalistes, on constate quela réalisation de la plus-value implique comme première condition uncercle d'acheteurs situé en dehors de la société capitaliste, des coucheset des sociétés à mode de production non capitaliste. On peut imaginerici deux possibilités de réalisation:

L'industrie capitaliste peut produire un excédent, soit de moyens deconsommation, soit de moyens de production au delà de ses propresbesoins - ceux des ouvriers et des capitaliste - elle vendra cet excédentà des couches sociales ou à des pays non capitalistes.

«Au moment où la guerre de Sécession avait interrompul'importation du coton américain en Angleterre, et provoqué dans leconté de Lancshire la fameuse «crise du coton», on vit surgir,comme par enchantement en un espace de temps très bref, denouvelles plantations de coton en Égypte. C'était ici le despotismeoriental, joint à la structure féodale ancienne du servage, qui avaitpréparé les voies au capital européen. Seul le capital, avec sesmoyens techniques, peut provoquer des bouleversements aussimiraculeux dans un délai aussi bref. Mais ce n'est que sur unterrain pré capitaliste à la structure sociale primitive qu'il peutdisposer avec souveraineté des forces productives matérielles ethumaines qui permettent le miracle»(39).

par conséquent, le développement du capitalisme exige lerecrutement des forces de travail dans les sociétés non capitalistes, iluse de toutes les méthodes pour les soumettre à sa loi, mais il esterroné de conclure que cette soumission confirme l'hypothèse de ladomination générale et absolue du capital: disons de sa domination«réelle». Le capitalisme a besoin, pour son existence et sondéveloppement, de formes de production non capitalistes autour de lui.Mais cela ne veut pas dire que n'importe laquelle de ces formes puisselui être utile, c'est pourquoi il lutte contre les formes qui ne lui sont pasutiles:

- la lutte du capital contre l'économie naturelle.

- sa lutte contre l'économie marchande

- sa lutte sur la scène mondiale autour de ce qui reste desconditions d'accumulation.

Voici donc le résultat général auquel aboutit Rosa Luxembourg deson analyse du rapport du mode de production capitaliste avecl'extérieur non capitaliste:

Le capital se substitue à l'économie marchande simple, après avoirinstallé celle-ci à la place de l'économie naturelle. Si le capitalisme vitdes formations et des structures non capitalistes, il vit également de laruine de ces structures; et s'il a absolument besoin pour accumuler d'unmilieu non capitaliste, c'est qu'il a besoin d'un sol nourricier aux dépensduquel l'accumulation se poursuit en l'absorbant.

Vue dans une perspective historique, l'accumulation capitaliste estune sorte de métabolisme entre les modes de production capitaliste etpré capitaliste. Sans les formations pré capitalistes, l'accumulation nepeut se poursuivre, mais en même temps elle consiste dans leurdésintégration et leur assimilation. L'accumulation capitaliste ne peutdonc pas plus exister sans les structures non capitalistes que celles-cicoexister avec l'accumulation. L'accumulation du capital a pour conditionvitale la dissolution progressive et continue des formations précapitalistes.

L'hypothèse de base du schéma marxien de l'accumulation necorrespond donc qu'à la tendance historique objective du mouvementde l'accumulation, et à son terme théorique. L'accumulation tend àsubstituer à l'économie naturelle l'économie marchande simple, etl'économie capitaliste à l'économie marchande simple, elle tend enfin àétablir la domination absolue et générale de la production capitalistedans tous les pays et dans toutes les branches de l'économie. Mais lecapital s'engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois acquis -en théorie du moins - l'accumulation devient impossible, la réalisationet la capitalisation de la plus-value deviennent des problèmes

insolubles. Au moment où le schéma marxien de la reproduction élargiecorrespond à la réalité, il marque les limites historiques du processus del'accumulation, donc la fin de la production capitaliste. L'impossibilité del'accumulation signifie, du point de vue capitaliste, l'impossibilité dudéveloppement ultérieur des forces de production, et donc la nécessitéhistorique objective de l'effondrement du capitalisme. D'où lecomportement contradictoire du capitalisme dans la phase ultime de sacarrière historique: l' impérialisme.

Le schéma marxien de l'accumulation n'est que l'expressionthéorique du moment précis où la domination capitaliste a atteint, ou vaatteindre sa dernière limite, et en ce sens il a le même caractère defiction scientifique que le schéma de la reproduction simple quiformulait théoriquement le point de départ de la production capitaliste.L'analyse exacte de l'accumulation capitaliste et de ses lois se trouvequelque part entre ces deux fictions(40).

C'est cette contradiction du capitalisme avec son «dehors» quiconfirme notre hypothèse selon laquelle le capital étranger passe, dansson rapport avec les sociétés arabes non capitalistes, par la phase de ladomination «formelle» tout en ayant une tendance historique ne serait-ce que théoriquement - à établir sa domination «réelle» et désintégrerles structures non capitalistes; mais cette tendance théorique ne setrouve réalisée concrètement qu'à la fin du mode de productioncapitaliste comme forme historique agonisante, cette tendance estégalement contrecarrée par la «Moumâna'a» de ces structures noncapitalistes empêchant le capital étranger de transformer sa dominationformelle en domination réelle.

Dans sa théorie de mode de la colonisation, Marx a bien soulevéle problème, mais d'un autre point de vue:

«Tout d'abord Wakefield découvrit dans les colonies que lapossession d'argent, de subsistance, de machines et d'autresmoyens de production ne fait point d'un homme un capitaliste, àmoins d'un certain complément, qui est le salarié? un autre homme,en un mot, forcé de se vendre volontairement. Il découvrit ainsi

qu'au lieu d'être une chose, le capital est un rapport social entrepersonnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaire des choses.M. Peel nous raconte-t-il d'un ton lamentable, emporta avec luid'Angleterre pour Swan River, Nouvelle Hollande, des vivres et desmoyens de production d'une valeur de cinquante mille Livres St-Peel eut en outre la prévoyance d'emmener trois mille individus dela classe ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivé àdestination, M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit oului puiser de l'eau à la rivière. Infortuné, M. Peel qui avait toutprévu! Il n'avait oublié que d'exporter au Swan River les rapportsde production anglais»(41) .

Notre hypothèse n'est pas d'ordre formel, elle constituera notrepoint de départ et de liaison des concepts utilisés: Ghalaba, Hégémonie,domination formelle et domination réelle du capital, concepts qui serontconfrontés à une lecture historique de l'empire ottoman, une tellelecture est indispensable pour situer le cadre dans lequel s'est constituéle discours du Hors-la-loi Michaël Bou'inein.

Chapitre 6

L'Osmanli ou l'Un et le Multiple.

A partir de tout ce qui précède, nous avons pu constater que leproblème central qui nous a servi de point de départ dans l'analyse del'histoire de la pensée arabe contemporaine, - à savoir le problème de larègle à suivre pour dresser la généalogie et la périodisation de cettepensée - nous a renvoyés à l'étude de plusieurs niveaux: politique,théorique et surtout historique; le problème historique est à. la base detoute généalogie de la pensée politique arabe: Il détermine la plupartdes classifications faites de la pensée arabe, car toute classificationimplique, dans sa problématique, une position implicite ou explicite vis-à-vis de l'histoire récente. Nous avons également constaté, dans toutesles classifications étudiées, l'existence d'invariants et d'aprioris quidéterminent leur lecture du cadre historique dans lequel la penséearabe contemporaine s'est enracinée, et au coeur de ce cadre historiquefigure la position à prendre vis-à-vis de l'empire ottoman. Disons que

chaque classification de la pensée arabe contemporaine avait son«empire ottoman».

Traiter de l'Empire ottoman implique de faire face à des préjugésmultiples, le premier de ces préjugés on le trouve dans le discoursidéologique maronite sur l'histoire:

1 - A la chute de l'Empire Ottoman, les Libanais jubilent. Leursémigrés qui avaient formés en Égypte, en France et dans les deuxAmériques, des ligues et des partis politiques, rivalisent d'activité, avecles résidents, pour la proclamation de leur indépendance etl'organisation de leur État. Beaucoup de chrétiens, de druzes et dechi'ites de Wadi-Al-Taym, de Jabal Amel, du Akkar et de la Béqâ', sejoignent aux habitants du Liban d'alors pour réclamer le rattachementde leurs régions au Liban agrandi, afin de bénéficier de ce qu'on étaitconvenu d'appeler les «Privilèges» du Liban, sa «particularité», c'est-à-dire la liberté, la dignité, la non-discrimination religieuse et l'égalité detous les citoyens. Les Libanais de la montagne et les Émigrés en Europeet en Amérique, familiers de ces concepts, ne pouvaient plus penser à lapossibilité d'un retour à l'État théocratique, et partant à la suprématiede l'Islam avec toutes les conséquences connues, même si lesmusulmans devenaient un jour majoritaires dans le nouveau Liban(1).

Et c'est ainsi que le Conseil Représentatif du Liban prend ladécision, en mai 1919, de réclamer au Congrès de la Paix réuni àVersailles «l'indépendance du Liban dans ses frontières naturelles», etsollicite le vénérable patriarche Howayyek de présider la délégationlibanaise au dit Congrès.

A noter cependant que la grande masse des sunnites, une bonnepartie des chi'ites et quelques rares druzes et chrétiens avaientcombattu l'idée du grand Liban et réclamé leur rattachement à la Syrie.

A Paris, un éminent homme d'État maronite rompu à la politique del'Empire musulman, attire l'attention de sa Béatitude sur le dangerd'étendre les frontières libanaises au-delà des régions chrétiennes et

d'englober, dans le Liban, des populations qui risqueraient d'en romprel'équilibre. Les musulmans de ce nouveau Liban, se considérant un jourmajoritaires, n'auront de cesse, soutenus par leurs frères des Étatsvoisins, de transformer le Liban en État islamique forcémentthéocratique, qu'ils placeraient sous le protectorat d'un gland Étatmusulman. Sa Béatitude passa outre à ces conseils, confiant qu'il étaitdans la pérennité de l'amitié et de la protection de la France.

«Personne ne pouvait imaginer en effet, qu'un jour viendrait où uncertain Michel Jobert, muni d'un torchon imprégné d'essenceessayerait d'effacer, dans l'histoire des relations franco-libanaisesles noms de Saint-Louis, de François ler, de Louis XIV, de NapoléonIII, de Clémenceau et du général de Gaule»(2).

Le premier septembre 1920, le général Gouraud proclame donc,envers et contre tous les mécontents, l'État du Grand Liban. «Ce fût, auxyeux des musulmans, le triomphe des chrétiens qui ne tardèrent pas àconstater amèrement que ce fût un triste triomphe»(3).

Ce discours «idéologique» sur l'histoire du Liban trouve sesfondements dans l'idée principale de la «particularité», la «spécificité»du Mont-Liban au sein de l'empire ottoman; cette particularitérelèverait, selon ce discours, de «l'état d'exception», de «Privilèges» parrapport à ce qui prévalait dans la région. Nous proposons de lire ce «casd'exception», le Liban, à partir de sa règle générale qui est le systèmeottoman global, car on ne peut vérifier le degré de «particularité» de lapartie (Le Liban) qu'en ayant une vision globale de tout le systèmeottoman dans son ensemble, afin de situer le «cas particulier» - quis'avère n'en être pas un - par rapport à la règle générale, surtout quel'empire ottoman comportait une multitude de «cas particuliers» et depouvoirs locaux: l'Un était basé sur le Multiple, le pouvoir centrals'appuyant sur des pouvoirs locaux de nature différente.

On ne peut couper avec le discours «libaniste» sur l'histoire duLiban qu'en renversant le point de départ de 1a lecture: au lieu departir d'une périphérie de l'empire ottoman (Le Mont-Liban, l'Égypte,etc..), il faut plutôt partir de l'ensemble du système ottoman qui a été

refoulé par le régionalisme du discours historiquement dominant, afinde pouvoir insérer l'exception dans 1a règle, et le «Multiple» dans«l'Un», voilà notre hypothèse de base. Il est à constater que sur ce point,le discours marxiste arabe n'est pas en coupure avec le discoursrégionaliste de droite sur l'histoire.

2 - Le deuxième préjugé est celui du «colonialisme» ottoman; c'estune façon de voir l'empire ottoman comme une occupation étrangères'égalant avec l'occupation anglaise ou française. Ce préjugé faitprévaloir les arguments du discours de l'intellectuel arabe «moderne»de la Nahda, et son prolongement dans le discours nationaliste arabe quis'est constitué après le coup d'État des jeunes turcs (Union et Progrès),et par réaction à l'anti-arabisme et au «modernisme» de ce dernier.C'est le point de vue généralisé de certaines minorités, point de vues'appuyant sur la révolte arabe du Chérif Hussein pour prouver que lesminorités même musulmanes - et non seulement chrétiennes - nes'identifiaient pas au pouvoir ottoman se réclamant de l'Islam(4).Pourtant nous avons l'exemple des tribus chi'ites de l'Irak qui ontcombattu au nom d'Al-Jihad, à côté de l'empire ottoman contre lesbritanniques et leur allié Le Chérif Hussein. (La révolte d'Al-Najaf).

Ce préjugé du discours minoritaire sur l'empire ottoman a suscitéun autre préjugé apologétique qui s'insère dans le cadre du discoursintellectuel islamique voyant dans l'empire ottoman le dernier rempartfort de l'Islam contre l'occident, et passant sous silence la politiquetyrannique du sultan Abdel-Hamid, tyrannie qui servait pourtant deprétexte à la pénétration occidentale au nom du principe du droit desminorités à l'autodétermination et à la séparation. Le préjugé du«colonialisme» ottoman est adopté également par le discours del'intellectuel marxiste arabe sur l'histoire, comme on l'a déjà vu dans safaçon d'analyser la problématique de la «Nahda» dans la penséepolitique arabe contemporaine. «Colonialisme» ottoman est, selon cepréjugé, synonyme de sous-développement, de décadence et surtout de«despotisme» oriental. La période de le fin de l'empire ottoman estgénéralisée sur les quatre siècles de domination ottomane; on ne retientdans ces analyses que la période qui commence avec le XIXe siècle.

3 - Le troisième préjugé est justement celui qui part, dans sonanalyse de l'empire ottoman, de son agonie - le discours orientaliste l'ad'ailleurs nommé «Homme malade» ou «agonisant» - au cours du XIXesiècle. C'est l'image d'un mode de production archaïque et inférieur, nepouvant faire l'objet d'une analyse qu'à partir du mode de productioncapitaliste qui lui est supérieur. Ce n'est donc pas pour rien que le XIXesiècle serve de point de départ pour l'analyse, étant donné que c'est aucours de ce siècle que la pénétration capitaliste occidentale s'estintensifiée, surtout dans les périphéries de cet empire.

En refusant ces préjugés, nous pourrons tenter une lecturehistorique de la «Nahda» arabe à partir de son contraire conceptuelqu'on a pris l'habitude, selon ces préjugés, d'appeler «décadence»; celanous permet, pensons-nous, de tracer le cadre historique qui adéterminé la formation du discours des intellectuels arabes de la Nahda;cela nous permet également de mettre l'accent sur les idéologiespopulaires pratiques, et de leur donner la priorité sur celles théoriséesdes intellectuels. En d'autres termes, nous essayerons de mettre la«Moumâna'a» populaire et islamique sous l'empire ottoman dans soncadre historique, et de repérer l'expression idéologique de cette«Moumâna'a» comme une histoire effective de la pensée politiquearabe, différente et en rupture avec le discours de la majorité desintellectuels arabes qu'on a l'habitude d'étudier.

Pour cela, notre question de départ est la suivante: comments'effectuait le procès de reproduction de l'empire ottoman à travers sonintersection avec l'occident capitaliste? la réponse historique donnée àcette question nous permettra de délimiter le cadre de la «Moumâna'a»populaire dans son rapport, d'une part avec la «Ghalaba» du pouvoircentral ottoman et les pouvoirs locaux, et d'autre part avec la«domination formelle» du capital étranger ne pouvant être «réelle» ni«hégémonique».

Notre hypothèse de base considère que le procès de reproductionde l'empire ottoman n'est ni unitaire ni homogène, étant donné que cet

empire ne constitue pas une seule formation sociale, et du fait que cetempire Connaît deux mouvements de reproduction:

- Celui du pouvoir central, «Ghalaba» ottoman: l'Un(5).

- Celui des pouvoirs locaux: fonctionnaires ottomans ou açabyya denotables locaux ( famille, tribu, communauté): le Multiple.

Ces pouvoirs locaux jouant le rôle essentiel de contenir la «Moumâna'a»populaire et de la représenter auprès du pouvoir central qui se trouvedébordé par ces pouvoirs locaux, à chaque fois que sa «Ghalaba»s'affaiblit dans sa lutte contre l'extérieur, à chaque fois que «Dar Al-Silm» l'emporte sur «Dar Al-Harb».

La puissance de l'Empire ottoman, à ses moments d'apogée, étaitconcentrée sur les deux rivages l'un en Europe l'autre en Asie quis'étendent le long du Bosphore, de la mer Marmara et du détroit desDardanelles. Ainsi, l'élément turc de l'Europe est solidement appuyé surson ancienne patrie, l'Asie Mineure, avec laquelle il peut communiquerfacilement, grâce au peu de largeur des bras de mer qui l'en séparent.Maison voit la cohésion des diverses parties de l'empire avec cetterégion centrale diminuer rapidement à mesure qu'on s'approche desfrontières. Ainsi, elle est très faible sur les bords du Danube et sur lescôtes de l'Adriatique, aussi bien que sur le rivage méridional de la merNoire, le long de la frontière russe vers les confins méridionaux de laMésopotamie, et plus encore sur les côtes de la Méditerranée en Syrie,en Palestine, en Égypte, dans les régences de Tunis, de Tripoli etd'Alger(6). Tout cet ensemble disparate constituait l'empire Ottoman; onest en droit de se demander comment le pouvoir central a pu lesmaintenir sous sa domination pendant plusieurs siècles, et de sedemander si la force centrifuge qui éloigne les populations de cescontrées lointaines du centre de l'Empire, Constantinople, n'était pasbien supérieure à la force d'attraction qui les a fait toujours se serrerautour de lui. L'empire se composait en gros de trois parties distinctes :la Turquie d'Europe, la Turquie d'Asie et les États vassaux d'Afrique.

- La Turquie d'Asie: L'Anatolie, la Transcaucasie et la chaîne duCaucase, la Syrie, la Palestine, une partie de l'Irak, l'Arabie,

- La Turquie d'Europe: le nord du Caucase, le Kouban, la Crimée etl'Ukraine du sud, la Transylvanie, la Bessarabie, la Moldavie, laValachie (ces quatre dernières en suzeraineté seulement), la plusgrande partie de la Hongrie, et les pays qui forment aujourd'huila Yougoslavie, la Bulgarie et la Grèce.

- La Turquie d'Afrique: l'Égypte, la Tripolitaine et la Cyrénaïque, laTunisie et l'Algérie (tout au moins les régions côtières de cespays).

La Turquie d'Asie constituait le noyau central autour duquel estvenu se construire un conglomérat de nationalités et de communautésles plus disparates.

L'empire ottoman se présente avec des traits orignaux, ceux d'unÉtat superposé à plusieurs communautés en opposition. Certes, c'est unempire turc, avec une dynastie turque, mais cet empire représente unestructure laissant subsister sous elle tous les éléments de modes de viedifférents: des religions variées, des groupements ethniques intacts, unemultitude de cultures et de langues. Ce n'est pas un État qui sesuperpose à une nation regroupant des idéaux et des caractèrescommuns selon un «contrat social» à l'occidental(7); dans ce grandcomplexe ottoman, les turcs jouent le premier rôle, mais les autrespeuples ont une place considérable: Le «clergé» est arabe, le commerceet les finances grecs, arméniens et juifs, l'armée en partie albanaise(8).Mais il convient avant de schématiser, de ne pas généraliserrétrospectivement des constations tirées du XIXe siècle, en lesappliquant à tout le système ottoman dès le début, comme le faisaitMarx dans ses écrits politiques à la New York Tribune:

«La force principale de la population turque en Europe, disait Marx,abstraction faite des réserves toujours prêtes en Asie, estreprésentée par la populace de Constantinople et quelques autres

grandes villes. Cette populace est essentiellement d'origine turque :et bien qu'elle gagne sa vie surtout en travaillant pour descapitalistes chrétiens, elle tient jalousement à sa prétenduesupériorité et à l'impunité effective de tous les excès que leprivilège de l'Islam lui permet d'exercer à l'égard des chrétiens»(9).

La communauté des conquérants se juxtapose à d'autrescommunautés raciales ou culturelles et s'estompe même devant lacommunauté musulmane, vigoureusement soutenue par le pouvoircentral. La «juxtaposition communautaire» subsista tant que le pouvoircentral fut fort, son esprit de corps cohérent, son armée victorieuse etson économie prospère(10). Qu'est-ce qui faisait donc l'unité de cesmondes dispersés? Quel était le système autonome qui faisaitfonctionner cette diversité sociale d'un même dynamisme interne quirésista longtemps à la domination capitaliste venant de l'extérieur? Quelest le secret de la «Ghalaba» ottomane qui faisait face à la «dominationformelle» du capital occidental longtemps déjà avant le XIXe siècle?

L'ampleur de cette conquête ne peut se comprendre que si l'onimagine, après elle, une administration qui l'assoit en liant la partie autout, et une idéologie qui soude sa cohésion. Le succès de l'Empireottoman est en même temps celui d'une armée liée à un appareilidéologique religieux, et celui d'une politique des nationalités dotéed'une administration adéquate.

L'ordre idéologique: religion, justice, instruction.

«Sur le tard, disait Mohammed Essad Bey, l'homme épousevolontiers une femme jeune. La veuve avancée en âge choisit depréférence un compagnon en pleine verdeur. Tel un parvenuconscient de ses infériorités, un conquérant remplit sa courd'artistes et de savants, ses ministères d'aristocrates. Mais quand leconquérant s'éduque peu à peu, acquiert du goût et de la finesse, ilprend, comme la veuve mûre, des barbares costauds à son serviceAlors commence d'abord le règne des esclaves, puis des prétoriens,et finalement, des maires du palais Jusqu'à ce que, la boucle étantbouclée, les barbares, les guerriers du désert-, soient de nouveaules maîtres du pays renversent le roi - fantôme s'approprient - la

couronne et se sentent alors des parvenus qui attirent l'anciennearistocratie e recommencent le jeu(11).

En effet, c'est au moment où l'Islam, né en Arabie et débordantavec le peuple arabe de toutes parts des frontières naturelles de lapéninsule, s'étendit sur le monde méditerranéen et proche-oriental,s'emparant entre autres de l'Iran, que le premier contact s'est fait entreles Turcs et les Arabes. C'était un contact militaire. Mais l'entrée desTurcs dans le monde musulman ne se fit pas par la seule force de laconquête. Ils ne furent donc pas islamisés uniquement en vaincus, maisplutôt en mercenaires et en prisonniers. Dès que le «khalife» abbassidefut solidement installé, les Turcs vinrent s'engager dans les troupes du«khalife» arabe. Ces esclaves furent des soldats: ils se vendaient au«khalife» pour devenir mercenaires dans ses armées, et rapidementofficiers et commandants de forces importantes à la hauteur de leurqualités guerrières remarquables. Une fois admis le principe de leurdonner de hautes fonctions ils ne tardèrent pas à devenir de grandsdignitaires de l'Empire abbasside, et gouverneurs de provinces avant deremplacer presque partout les gouverneurs arabes eux- mêmes(12).

Ces turcs indifférents en matière religieuse n'avaient aucune raisonde ne pas adopter; la religion de leurs maîtres et d'excellentes, aucontraire de le faire: ils le savaient, il fallait ou combattre l'Islam ou leservir.

Entre le IXe et le XIIe siècle les Turcs arrivèrent de plus en plusnombreux dans les terres de l'Islam. Les «Khalifes» abbassides lesenvoyaient en terre contre la Grèce infidèle, où des places riches étaientà prendre et, quand ils étaient vainqueurs, ils leur accordaient desfiefs(13).

Les Turcs arrivaient en Anatolie en nomades; c'étaient des soldatset des bergers. Ils méprisaient les citadins et les paysans. Ils avaientcomme cadre social la tribu. théoriquement, la tribu était musulmane,mais en fait, seuls les chefs avaient quelque culture coranique.Cependant très vite, une élite ne tarda pas à se dégager de la masse

turque élite issue au début des conquérants et non prise comme par lasuite dans les rangs des peuples vaincus(14).

Les Ottomans sont ainsi nés à la vie politique en Anatolie au sein del'Empire Seldjouqide de Roum. Ils appartenaient à une tribu Oguz duTurkestan. Le souverain Seldjouqide 'Alâ' Al-Din accorda à leur chefEthrogrul un premier fief en 1231 que celui-ci s'employa par la suite,avec son fils 'Othman, à agrandir au détriment des Grecs(15)

L'invasion mongole des années 1300 vint servir le prince Othman.Genkis-Khan, détruisant l'empire seldjouqide d'Anatolie, encouragea lesbeys à former de petits États indépendants plus facile pour lui àsurveiller dans son vaste empire et ne nécessitant pas la présence detroupes d'occupation. Othman, se trouvant en Asie Mineure devant desprincipautés rivales, faibles et déchirées entre elles, ne chercha pas àépuiser ses forces en guerroyant contre ses voisins turcs: il attaquadirectement Byzance en adoptant la loi de l'Islam qui recommande laDjihad (Guerre Sainte)(16).

Orkhan, fils et successeur d'Othman, fut le seul souverain ottoman àporter un nom turc, et cela est bien caractéristique des tendancesfondamentales de cette dynastie faisant tout à fait sienne l'idéologie del'Islam: tous ses princes devaient avoir des noms arabes; l'esprit de clan(açabyya) de la dynastie ottomane s'est trouvé une idéologie religieuse(Da'wa, selon Ibn Khaldoun) dans l'orthodoxie musulmane du sunnismehanafite qui tolérait l'existence de différents sectes et ordres religieux.C'était surtout le soufisme, la mystique venue de Perse, qui semanifestait. Les deux plus grands ordres religieux turcs s'affirmèrentdès cette époque. Ce sont les ordres des Bektashis, fondés par l'ermitesaint, Hadj Bektash, et en rapport étroit avec le corps des janissaires, etles ordres des Mevlevis (derviches tourneurs, ou plutôt danseurs),adeptes du grand saint et poète mystique de langue iranienne, installé àKonia : Mevlana Djalal Al-Dine Al-Roumi(17).

Dans l'empire ottoman, la religion, la justice, l'instruction sont unemême branche de la vie publique dot la direction et l'exécution sont

confiées au même appareil idéologique d'État: le corps des 'oulémas(pluriel de 'alem, savant), anciens élèves des écoles de théologie et dedroit musulmans (madares pluriel de madrassa). Ces écoles son établiesauprès des mosquées. Souvent elles étaient accompagnées de cellules oùles étudiants étaient logés et nourris gratuitement. Ces établissementsétaient entretenus par les revenus des awqafs (pluriel de waqf), c'est-à-dire des biens voués à des oeuvres de piété ou de charité(18) .

Les élèves (softas) choisissaient à la fin de leurs études la carrièrereligieuse ou la carrière judiciaire qui, d'ailleurs, n'étaient pasrigoureusement séparées

A la tête du corps des 'oulémas est placé, dans chaque province, lemufti, interprète de la loi, qui ne rend pas lui-même de jugement, maisdélivre des consultations juridico-religieuses (fatwa), d'après lesquellesles juges règlent leurs sentences(19).

Le mufti de la capitale a une prééminence effective sur les muftisdes provinces, il a le titre de Cheikh Al-Islam. Ce haut dignitaire étaitappelé à donner son avis dans les circonstances graves, par exemple lorsdes déclarations de guerre, pour la punition d'un ministre, et sesdécisions sont sans appel. Son avis était assez respecté pour légalisermême la déposition d'un sultan(20). Il possède, entre autres privilèges,celui de ceindre le sabre d'Othman au nouveau sultan, dans lacérémonie qui remplace le couronnement, et de remplir l'office d'imamaux obsèques du souverain décédé(21).

Quoique le Cheikh Al-Islam soit, en théorie, nommé à vie, sadignité, en raison même de son élévation, est en réalité, comme celle duGrand Vizir, très précaire. S'il est destitué, il doit vivre dans une retraitecomplète, presque toujours loin de la capitale. En temps normal, ilprenait place au Conseil des ministres. Tout musulman pouvaits'adresser au mufti pour obtenir une consultation juridique(22) .

Au premier rang de la hiérarchie judiciaire proprement dite, setrouvaient les deux kadi askier de Roumélie et d'Anatolie, juges d'appeldes tribunaux de droit coranique. Cet emploi, créé par Murad ler, étaitd'abord unique, et correspondait réellement au titre de juge de l'armée(kadi al-askar). Ce fut Mouhammad II qui, après la conquête deConstantinople, divisa cette magistrature en deux, pour l'Europe et pourl'Asie(23).

Au dessous des kadi-askier sont les mollahs, juges des villes lesplus importantes, les principaux d'entre ces magistrats sont : le kadid'Istanbul, les mollahs de la Mecque et de la Médina, ceux d'Andrinople,de Brousse, du Caire et de Damas, appelés les magistrats des QuatreVilles.

Tous ces magistrats sont à la nomination du Cheikh Al-Islam. Al'origine, ils étaient nommés à vie, mais dans la suite leurs fonctionsdevinrent seulement annuelles.

Au dernier rang viennent les kadis, juges ordinaires (hâkem)préposé à un kaza (arrondissement) et les nâëbs, leurs suppléants. Ilssont nommés par les kadi askiers, et leurs fonctions ne durent que dix-huit mois.

Leur jurisprudence est basée exclusivement sur la loi religieuse,chari'a dont les éléments sont le Coran, les traditions, les commentairesdes quatre principaux imams (principalement de l'Imam Abu Hanifa) etles Hadith. Les sentences judiciaires sont fondées sur une consultation(fatwa) du mufti, d'où le caractère religieux de la justice ottomane. Lesvilles de quelque importance possèdent un mufti, nommé à vie par leCheikh Al-Islam et dont la fonction consiste exclusivement à délivrerdes fatwas(24).

L'Islam n'a pas à proprement parler de clergé, les ministres duculte n'ont qu'une fonction d'enseignement, ou parfois un servicematériel, et sont confondus avec ceux de la justice dans le corps des'oulémas. Pour l'instruction chez les Ottomans, une difficulté spéciale

provenait de la complication que présentait l'écriture arabe à la massedu peuple(25).

Les khodjas (instituteurs) qui existaient dans certaines localités,faisaient apprendre par coeur aux écoliers des versets du Coran enarabe. L'enseignement supérieur donné dans les (madares) necomprenait que l'étude des langues arabe et persane, de la théologie etdu droit musulman(26).

L'ordre militaire

La plus célèbre formation militaire ottomane et l'une des plusremarquables de l'histoire est, sans doute, le corps des Janissaires (Yeni-tcheri). C'est lui, en effet, qui fit la gloire des sultans et décida maintesfois de la victoire. C'est lui qui assura essentiellement la conquête et lacréation du vaste empire. Sa force était la force de l'empire. Son déclinamena le démembrement de l'État qui, après sa chute, ne put jamaisplus se rétablir dans son ancienne magnificence. Le corps n'était pasuniquement une formation militaire; les Janissaires, liés à un ordrereligieux, étaient devenus une sorte de caste dont l'importance politiqueétait considérable. Dans une large mesure, l'histoire du corps desJanissaires est aussi l'histoire de l'empire ottoman dans ce qui constitueessentiellement son originalité(27).

L'idée qui anima les créateurs des Janissaires était de former uncorps composé exclusivement d'étrangers. Étrangers qui, enlevés à leursparents chrétiens dès leur tendre enfance, furent convertis à l'Islam,élevés en turcs et destinés à devenir les soldats fidèles des sultans. Cefut au cours de l'histoire ottomane, l'opération la plus importante pourturquiser des minorités . Elle fut d'ailleurs très efficace. Les Janissairesoublièrent complètement leur origine, se turquisèrent, s'islamisèrent etse caractérisèrent par leur fidélité au sultan qui les avait choisis. Cettefidélité est due à la position qu'ils avaient dans l'empire et qui lesforçait à ne voir leur salut que dans l'existence de la famille impériale.Ils n'ont, pendant toute leur existence, jamais fléchi dans cette fidélitéenvers la dynastie d'Othman, et l'ont gardée intacte pendant cinq

siècles. Ils n'ont jamais voulu détrôner les sultans ottomans, aucune deleurs révoltes n'avait ce but, et elles ne visaient généralement quequelque chef ou ministre auquel ils s'opposaient. Et même si une révolteéclatait contre un souverain, elle n'était dirigée que contre sa personne,et non contre sa dynastie(28).

Le commencement du déclin des Janissaires coïncide avec l'époqueoù l'on admit des soldats d'origine turque dans le corps et quand, lerecrutement ne s'effectuant plus suivant l'idée des créateurs, le corpscessa d'être une troupe étrangère, Le corps n'était donc plus au débutdu XIXe siècle une troupe qui, étrangère au peuple turc, devait tout à ladynastie des Ottomans. Lié au peuple et soutenu par lui, il devient deplus en plus dangereux pour les sultans, et ce n'est que par un coup deforce hardi, que le dernier sultan de «l'ère des Janissaires» arriva à s'endébarrasser. Quelle est donc l'origine historique de cette particularitéinstitutionnelle originale?(29).

Orkhan décida de former un corps de fantassins soumisdirectement au souverain, (yaya pyadé). C'étaient des jeunes ottomansarmés par les soins du régent, et recevant une solde chaque fois qu'ilsétaient en campagne. L'essai n'eut pas le succès attendu. Il aboutitmême à la dissolution de la troupe qui se rendit insupportable par saturbulence.

Le vizir (ministre) 'Ala Al-Din, frère d'Orkhan et le Pacha KhalilCendereli auraient été alors les inspirateurs de la formation d'unnouveau corps composé de soldats étrangers d'origine chrétienne, prisparmi les prisonniers de guerre. Ces soldats allaient remplir le rôleauquel les yayas avaient été destinés auparavant. Convertis à l'Islam,mais n'ayant pourtant aucun lien avec le peuple ottoman, ils devaientêtre aussi un rempart pour la personne du souverain contre desrévoltes individuelles de l'armée. Le droit du souverain au cinquièmedu butin de guerre fournit des esclaves en bon nombre(30).

Plus tard les guerres nombreuses demandèrent toujours denouveaux soldats, et le nombre de prisonniers n'étant plus suffisant, le

juriste Kara Roustem aurait eu l'idée d'effectuer le recrutement, nonseulement parmi les captifs adultes, mais aussi parmi les enfants. Onaurait ainsi des soldats plus sûrs qui, sans faille, sans lien de parenté, nientre eux, ni avec le peuple ottoman (le célibat étant de rigueur),appartiendraient entièrement au sultan dont ils tiendraient tout. Il futdonc décidé de faire des levées périodiques parmi la populationchrétienne des pays soumis à la domination ottomane, cette conceptiondu recrutement et la création d'un corps semblable constituent un faitunique dans l'histoire. C'était une troupe sortie du sang des peuplesmêmes qu'elle allait combattre et soumettre; on faisait combattre lesjeunes gens contre leurs propres frères et parents qu'ils neconnaissaient plus, qu'on leur avait fait oublier. Cette institution seraitdue, historiquement, à Mourad ler, premier chef ottoman à adopter letitre de Sultan, et la date de l'organisation du corps est fixée à l'année1362. Le nouveau corps de fantassins fut appelé: «La nouvelle troupe»(yeni - tcheri)(31).

Sous Salim ler, ce mode de recrutement ou Devchirmé (cueillette),la «Levée» périodique était devenue une coutume acquise. Les levéespériodiques se faisaient généralement par contingents de 1000 enfantstous les 5 ou 7 ans au début, et annuellement par la suite. Le devchirmés'effectuait surtout en Turquie d'Europe(32).

Dès qu'un Firman (rescrit impérial) ordonnait la levée, les officiersdes janissaires, désignés à cet effet, se rendaient avec un certainnombre de «rabatteurs» dans le district qui leur avait été assigné. Lechef de la commune rassemblait, sur l'ordre de l'officier, tous les pèresde famille chrétiens avec leur fils. De l'âge de 5 à 20 ans, les plus beauxet les plus forts de ces garçons étaient engagés de force. Les officiersenlevaient souvent plus d'enfants qu'il ne leur avait été ordonné deprendre par le firman, et se les faisaient racheter par leurs parents.Certains chrétiens essayaient de détourner par tous les moyens le sortqui menaçait leurs enfants. Les non-mariés seuls pouvaient être pris, onmariait les garçons en bas âge. La règle était de ne prendre que desenfants chrétiens, on les convertissait parfois à l'Islam pour lessoustraire à cette levée, mais beaucoup se soumettaient sans résistance

à l'enlèvement. La facilité qu'avaient les jeunes recrues d'accéder, aprèsavoir passé par des écoles spéciales, aux plus hautes fonctions aussi bienmilitaires qu'administratives et politiques explique cette docilité, et lesOsmanlis essayaient même souvent de substituer leurs enfants à ceuxdes chrétiens, pour les faire profiter des avantages et des privilègesqu'avaient les Janissaires(33).

Le corps des Janissaires était intimement lié à l'ordre des dervichesBektachis. Des représentants officiels de l'ordre résidaient dans lescasernes des Janissaires. Leur importance politique reposait d'ailleurssur une étroite union avec les soldats janissaires. Ils étaient lesaumôniers du corps, et l'accompagnaient dans les batailles, chantant deshymnes à sa gloire. Ils ont pris part aussi à de nombreuses révoltes. LeChef des Bektach était en même temps chef d'un régiment desoldats(34).

La plupart des enfants des prisonniers de guerre et ceux quivenaient d'un devchirmé (cueillette) étaient envoyés à la capitale. Onconfiait le reste à la garde de hauts dignitaires de la Cour et degouverneurs des provinces. Les autres, les adjemis-Oghlans «garçonssans expérience» ou «novices», on les préparait physiquement etidéologiquement à leur profession future après un stage de plusieursannées; ils avaient des demeures spéciales dans les jardins du palais dusultan. Une partie des adjemi-oghlans était affectée au servicepersonnel du sultan. Les plus doués d'entre eux passaient par une sorted'école de quatre classes, l'enseignement que leur donnaient les khodjasles rendaient aptes à accéder aux hautes fonctions auxquelles on lesavait prédestinés. C'est surtout parmi ces Iteh-oghlans (garçons del'intérieur) que furent choisis les vizirs (ministres) et les aghas (chefsmilitaires). De 1453 à 1623, parmi les 49 Grands Vizirs qui sesuccédèrent pendant cette période, il n'y en eut que 5 d'origine turque.Le reste a été choisi, par le sultan parmi les «garçons de l'intérieur», ducorps des Janissaires. C'est dire l'importance de ce corps dans lefonctionnement du pouvoir(35).

La solde était payée par trimestre. Les Janissaires avaient leprivilège de recevoir la solde dans le divan impérial. Depuis Soleiman,les sultans portant l'uniforme de l'Agha, se rendaient le lendemain de lapaie au divan et recevaient à leur tour la solde d'un simple Janissaire,témoignant ainsi du lien étroit qui les unissait au corps(36).

Le chef suprême du corps des Janissaires était généralissime detoute l'infanterie, ministre de la guerre et un des plus hauts dignitairesde la cour. A la suite de la sédition qui l'empêcha de terminerl'expédition contre la Perse, le sultan Salim ler fit exécuter le SegmanBachi jusqu'alors commandant en chef de l'odjak, et nomma de sonpropre chef le premier Agha. Les sultans dès lors suivirent cet exemple,en prenant le plus souvent un ancien Iteh-Oghlan. A la fin du XVIesiècle, les Janissaires forcèrent le Sultan à leur accorder de nouveau ledroit de choisir leur chef eux-mêmes. C'est ainsi que le choix de l'Aghadevint un sujet de querelles entre le sultan et ses soldats(37).

L'Agha avait droit de vie et de mort sur ses hommes. Il avaitégalement droit à la succession d'un Janissaire mort. L'Agha avait lagarde des princes du sang et veillait à leur sécurité, il avait aussi ledroit de «vérifier» la mort du Sultan(38).

En 1582, le Sultan Murad III donna la permission à quelquesOsmanlis d'entrer dans l'odjak. Depuis commença la transformationlente, mais progressive du corps. Corps d'armée d'étrangers, il devintpar la suite une armée turque toujours plus nombreuse; plus tard,presque tout le monde pouvait devenir Janissaire, le contrôle étant demoins en moins rigoureusement exercé. D'une troupe de guerriersentraînés, sélectionnés et observant une discipline quasi-religieuse, lecorps devint un amas de gens de toutes les professions qui souvent sefaisaient remplacer dans les rangs pour ne pas faire le service actif,gardant le titre de Janissaire à cause des avantages qu'il pouvait encoreconférer(39).

Sous Soleiman, les vétérans obtinrent l'autorisation de se marier.Sous ses successeurs, cette faveur devint un droit pour tous les

Janissaires. Les mariés ne voulaient plus habiter les casernes. Lecontrôle des registres devint de plus en plus défectueux. Les officiers sefaisaient payer la solde des Janissaires morts depuis longtemps, qu'onavait omis de rayer des rôles, les billets donnant droit à la solde furentmis en circulation comme des billets de banque(40).

Les jeunes chrétiens, les Adjemis-oghlans n'avaient appris qu'unseul métier : celui de soldat, et ne savaient que faire la guerre. Avecl'entrée ces turcs dans le corps, tout cela devait changer. Le corps desJanissaires devient une sorte d'organisation corporative pouvant,comme «force politique», contrecarrer la volonté du Sultan(41).

Cette nouvelle organisation s'opposait à toute réforme de l'armée,comme c'était le cas sous Salim III où les Janissaires anéantirent, en1806, la nouvelle armée «Nizami Djédid» formée à l'européenne, pourêtre liquidés à leur tour vingt ans plus tard par le Sultan MahmoudII(42).

L'ordre politique et administratif.

Dans un chapitre de son livre «Le Prince», s'intitulant: «Pourquoi leroyaume de Darius, occupé par Alexandre, ne se révolta point contre sessuccesseurs après sa mort?», Machiavel distinguait deux types derégimes politiques qui existaient à son époque:

«Les principautés connues dans l'histoire se trouvent gouvernéesde deux manières diverses: soit par un prince, avec l'aide dequelques serviteurs que par grâce particulière il nomme ministres,soit par un prince et ses barons qui détiennent ce titre, non parfaveur du prince, mais par ancienneté de sang. Ces barons ont desdomaines et des sujets propres qui les reconnaissent pourseigneurs, et leur portent une affection naturelle(43).

A partir de cette distinction, Machiavel essaie d'aller plus loin danssa comparaison, en soulignant les caractéristiques de chacun des deuxmodèles d'État illustrés, à savoir: le royaume de France et l'empireottoman:

«Les exemples de ces deux sortes de gouvernement sont, à notreépoque, le Grand Turc et le Roi de France. Toute la monarchie duGrand Turc est gouvernée par un seul maître; les autres sont sesserviteurs. Divisant son royaume en Sandjacs, il y envoie diversadministrateurs, les mute, les change selon son bon plaisir. Le roide France, au contraire, vit parmi une multitude de grandsseigneurs de race très ancienne, reconnus et aimés de leurs propressujets. Chacun a ses privilèges héréditaires auxquels le roi ne peuttoucher sans péril»(44).

Machiavel constate que les deux systèmes de pouvoir, oriental etoccidental, englobent deux genres de cohésion interne, et d'articulationentre le tout et les partis:

«Qui donc considérera ces deux façons de gouverner verra ladifficulté de conquérir le domaine du Grand Turc; mais, une foisconquis, la grande facilité de s'y maintenir. Inversement, voustrouverez à certains égards plus de facilité à occuper le domaine duroi de France, mais une difficulté plus grande à en rester lemaître».... (45), alors que dans l'empire ottoman «tu ne peux y êtreappelé par les princes de ce royaume, ni, pour faciliter tonentreprise, espérer en la révolte de ceux qui entourent lesouverain. A cause des liens existants entre eux et précédemmentexposés - ce sont ses créatures et obligés - ils sont plus difficiles àcorrompre, et même si l'on y parvenait, on n'en tirerait pas grandprofit, puisqu'ils ne peuvent entraîner le peuple derrière eux, pourles raisons déjà dites»(46).

En effet, on a déjà vu cet édifice original constitué par l'ordrereligieux et l'ordre militaire, et selon quel principe fonctionnel'institution de l'armée (janissaires), pour défendre la classe au pouvoir,et lui être totalement attachée. Si l'essentiel de la spécificité politiqueottomane a été décrit plus par Machiavel, il nous reste à préciserl'articulation du pouvoir entre ces différents appareils en rapport avecl'appareil administratif central et régional.

Le pouvoir central de l'empire ottoman est absolu; il est limité parle Coran et par ses interprètes. Le vrai titre du sultan est Padichah des

Ottomans; il est le chef spirituel et temporel de l'empire. D'après l'ordrede succession établi pour l'empire, le trône revient à l'aîné des princesdu sang, de sorte que le fils ne succède à son père que s'il n'a pas unoncle ou un cousin qui soit plus âgé que lui(47).

Tous les sujets, jusqu'aux plus hauts dignitaires, étaient réputés lesesclaves du sultan, et le terme «koul» (esclave) était même employéd'une façon officielle, aussi bien par le sultan pour désigner sesfonctionnaires, que par ces derniers pour se désigner eux-mêmes(48).

La position des membres de la classe politique dominante, àcommencer par les Grands Vizirs, était très précaire. Les services lesplus éminents n'étaient pas toujours une garantie contre la disgrâce. Aucontraire, ils accéléraient parfois la chute d'un ministre dont lesouverain, jaloux de son pouvoir absolu, craignait la popularité. Plus unfonctionnaire se trouvait, par sa fonction, près du Sultan, plus il étaitexposé aux effets de se colère ou de son caprice. La description deMachiavel est pertinemment adéquate, d'autant plus que ces hautsfonctionnaires étaient dépourvus de toute assise sociale ou politique endehors du Sultan: on a déjà vu comment ils sont produits par la machinedes Janissaires(49).

Immédiatement au dessous du Sultan, chef suprême de l'empire,deux ministres d'État sont placés à la tête de toutes les affaires. C'estd'abord le Grand Vizir (premier ministre) qui est chargé de toutel'administration civile, et qui, sous le nom de sérasquier, commande àtoutes les forces militaires. Puis vient le Cheikh Al-Islam ou GrandMufti, qui est chef des 'oulémas' et auquel sont confiées, comme on l'adéjà vu, l'administration civile et religieuse, ainsi que l'interprétation dela loi(50).

Le Grand Vizir était assisté d'un certain nombre de Vizirsrévocables à tout moment, des deux juges de l'armée (Kadi-Asker), duchancelier (nichandji), du responsable des finances (Defterdar), dugrand Amiral (Kapoudan Pacha) et de l'Agha des Janissaires. Quelquesministres sans portefeuille et les conseillers des principaux ministres

forment, avec les ministres proprement dit, le Conseil d'État ouministère d'État. Quand le Grand-Vizir, le Cheikh Al-Islam et le Conseild'État se réunissent pour délibérer, ils forment ce qu'on appelle leDivan. Cependant, le divan proprement dit comprend tous les emploissupérieurs et inférieurs désignés sous le nom d'emplois de Kalamié(emplois de la plume). Il se compose de cinq catégories defonctionnaires, dont la plus élevée correspond au grade de férik (chef dedivision). Outre le divan, il existe divers autres conseils tels que ceux del'instruction publique, de la guerre, de l'artillerie, de l'amirauté, destravaux publics, de la police, des travaux militaires et la cour descomptes(51).

L'administration des différentes parties de l'empire.

L'Empire ottoman se composait de possessions immédiates et d'Étatsvassaux. Les possessions immédiates se divisent en Eyalets (Provinces),à la tête desquels sont placés des gouverneurs nommés par le Sultan.Les États vassaux se distinguent en territoires administrés par desprinces héréditaires sous la direction de la Sublime Porte, et en paystributaires, qui ont leurs chefs héréditaires et s'administrent librement.

Les Eyalets ont à leur tête un gouverneur général, appeléordinairement pacha, et qui porte le titre de Wali. Celui-ci a auprès delui un conseil composé de: un président, deux secrétaires, le mufti(52),le receveur général des contributions, le métropolitain chrétien ou legrand rabbin de la province, et enfin, les délégués des villes chrétiennesou musulmanes.

Eyalets et provinces se divisent à leur tour en sandjaks ou livahs,administrés par des gouverneurs (moutaçarrifs), puis les sandjaks sontsubdivisés en Kayem-Makamliks que des lieutenants-gouverneurs(Kayem-Makams) administrent, aidés d'un conseil composégénéralement de six membres. Les Kayem-Makamliks comprennentplusieurs Kazas (Cantons) qui obéissent à un mudir (directeur) et à unconseil administratif de quatre membres. Enfin, les Kazas se composent

de nahiés (communes) dont la direclion est confiée à des moukhtars, quisont choisis par les notables(53).

Pour la Syrie, par exemple, à la suite de la victoire remportée àMardj Dabek sur le Sultan Mamelouk en 1516 le Sultan Salim ler s'estoccupé à récompenser ceux qui ont su deviner à temps de quel côté sedéclarerait la victoire, il a rendu à Ghazâli son ancien niaba (selonl'administration Mamelouk) de Damas, et renvoya l'allié de ce dernier, leMa'nide Fakhr-Edin I, au Liban avec un accroissement d'autorité et deprestige au détriment des Buhtorides, ses rivaux locaux qui s'étaientrangés dans le camp des Mamâlyks(54).

Sur le plan administratif, les anciennes circonscriptionsterritoriales, les six niabas des Mamâlyks, furent au début conservées :Damas, Alep, Tripoli, Hama, Safad et Karak. Mais, après la révolte deGhazâli, le Sultan Soleiman I s'employa à établir en Syrie un nouvelordre administratif selon les critères suivants:

1 - remplacer les gouverneurs qui ont servi sous les Mamâlyks par desnouveaux gouverneurs ottomans, les Ma'nides, entre autres, furentépargnés.

2 - conserver la structure administrative traditionnelle qui étaitadaptée aux données tribales et familiales sur place.

La Syrie fut ainsi divisée en trois unités administratives ou Eyalets(Pachaliks): Damas, Alep et Tripoli, gouvernés par des beylerbeys. Cestrois grandes circonscriptions formeront longtemps les principalesdivisions administratives de la Syrie ottomane. La première, ou Damas,comprenait dix sandjaks ou livahs, les plus considérables étaient:Jérusalem, Gaza, Naplouse, Tadmor, Beyrouth, Sayda. Alep, avec ses neufsandjaks, englobait toute la Syrie septentrionale, à l'exclusion de Aintab,relevant de l'Eyalet de Ma'reh. L'Eyalet de Tripoli comptait cinqsandjaks: Tripoli, Hama, Homs, Salamia, Djabala(55).

En 1660, sous le règne de Mouhammad IV (1648-1687), un nouvelEyalet , celui de Saïda, fut créé pour surveiller la montagne du Liban àla suite de la révolte du Ma'nide Fakhr-Edin II.

Étant donné son importance religieuse, Jérusalem fut attachédirectement à la capitale en tant que moutaçarrifya, ainsi que d'autresrégions ayant acquis pratiquement une spécificité administrative quisera consacrée avec le temps en se rapprochant de plus en plus dustatut d'États vassaux(56).

Pour récapituler, en évitant de se perdre dans les rouages de lamachine administrative, aux niveaux central et régional, on est déjà enmesure d'essayer une approche des lois qui régissent l'instancepolitique et le dynamisme du pouvoir.

«L'esprit de clan» (açabiyya) ottoman avait pour premièrecondition l'existence à la naissance de l'empire de structures tribales;puis, c'est principalement dans les activités guerrières que cet esprit declan traduisit la cohésion du groupe tribal ottoman, cet esprit de clann'était pas égalitaire, il impliquait une forte hiérarchisation qui s'estdéveloppée par la suite par une architecture administrativeperfectionnée, et il avait pour autre condition l'action dirigeante d'unchef unique spirituel et temporel (le Sultan) appuyé au départ par safamille.

L'esprit de clan ottoman ne constituait pas avant Murad ler un État,mais une force politique. susceptible d'accoucher d'un État; s'il est vraique l'Islam ne serait pas parvenu à triompher de Byzance sans lesoutien d'un fort esprit de clan ottoman, il est tout aussi vrai que cedernier ne pouvait l'emporter durablement qu'à condition que sa forcesoit augmentée par une (Da'wa) idéologie politico-religieuse, enl'occurrence, l'Islam. Pour exister et se développer, l'esprit de clanottoman s'est basé au départ sur le fait qu'au sein de la tribu s'estimplantée la puissance tacite de la famille Ottomane.

«Le chef disait Ibn Khaldoun doit avoir un fort parti qui lesoutienne.. le droit de commander ne réside pas dans chacune desbranches de la tribu, mais il n'appartient qu'à une seule famille quidoit surpasser les autres en force et en esprit de clan.. il faut qu'undes membres ait le pouvoir d'imposer sa volonté aux autres»(57).

C'est cette tribu ottomane qui n'est plus égalitaire et ayant un fortesprit de clan qui a porté son chef à la tête d'un État.

La solidarité basée sur les liens du sang n'était donc pas l'esprit declan ottoman, mais une condition pour que cet esprit de clan puisse sedévelopper. Le Sultan de la dynastie ottomane établit son autorité sursa tribu, pour une part en tirant des profits du commerce, mais ce sontsurtout les guerres qui lui permettaient de s'octroyer les piècesmajeures du butin, et d'acquérir une autorité de moins en moinscontestée sur ses contribuables. Maintenu en théorie, l'égalitarismeprévalant au temps des ancêtres disparaît au fur et à mesure que lesrichesses sont de moins en moins mises en commun, pour se limiter parla suite aux seuls appareils d'État militaire, administratif et religieux. Ladémocratie militaire de départ a vu se renforcer le pouvoir del'aristocratie tribale, à mesure que l'État s'est élargi pour atteindre lesdimensions d'un empire comprenant une multitude de nationalités et detribus hétérogènes.

Cette fortune de guerre et de commerce attira autour du sultan lesmembres de sa famille, mais aussi une masse de clients et de vassaux;on a déjà vu cette formidable institution milliaire des janissaires quirecrutait ses membres chez les ennemis chrétiens du sultan, comme si lacondition primordiale pour le développement de «l'esprit de clan»ottomano-musulman consistait à anéantir son contraire «l'esprit declan» de l'ennemi. Ainsi, les liens de sang ont fait place à des rapportsde vassalité, ce qui n'empêchait pas le sultan de s'en serviridéologiquement dans le cadre de l'Islam, d'autant plus qu'il spéculaitsur le principe de leur maintien symbolique, afin qu'il puisse y faireappel à chaque opération militaire, en évoquant la guerre sainte (aldjihad).

Pour maintenir cette cohésion, doublée cette fois d'une solidaritéislamique plus englobante (Da'wa selon Ibn Khaldoun), la tribu ou plutôtl'empire est continuellement opposé à d'autres groupes. Le Sultan estdevenu le défenseur de l'Islam contre les hérésies, aussi bien àl'intérieur qu'à l'extérieur de l'empire. Aussi, dans l'exaltation descombats permanents, s'entretenait l'union sacrée de cet immenseempire devant l'illusion d'un danger commun. La puissance du sultan,grâce à «l'esprit de clan», était grande comme l'a d'ailleurs constatéMachiavel, mais elle est ambiguë. Elle a pris racine dans la tribu desOsmanlis pour en saper l'égalitarisme qui faisait sa cohésion, et érigerl'exclusion de ses membres du pouvoir en loi, prenant la forme d'unepratique institutionnelle: les janissaires.

Si en Europe, comme disait Marc Bloch, «deux facteurs semblentavoir été indispensables à tout régime féodal achevé: le quasi-monopoleprofessionnel du vassal chevalier, et l'effacement plus ou moinsvolontaire devant l'attache vassal des autres moyens d'action del'autorité publique»(58). Dans l'empire ottoman, le système étaitdifférent. Une fois l'empire constitué par la dynastie ottomaneconquérante, «l'esprit de clan» qui était alors à son apogée au XVIesiècle, ne tarda pas à se désintégrer puis à disparaître, ce qui provoqua1a désintégration inéluctable de l'État dont il avait constitué la véritablepuissance.

L'apparition de l'État, grâce à la victoire de la dynastie ottomaneconquérante, implique dans ses nouvelles institutions militaires etadministratives la dislocation de sa structure tribale. Moteur du devenirde l'État, «l'esprit de clan» est ruiné par la réalisation de l'État. Ladécomposition des structures tribales dans l'empire ottoman est, dansune certaine mesure, le commencement du passage d'un mode deproduction pré capitaliste à un mode de production plus évolué et plusadéquat au niveau de développement des forces productives. Mais cepassage se trouve bloqué par le fait que la désintégration des structurestribales provoque l'affaiblissement de la tribu dirigeante,affaiblissement devenu assez grave d'ailleurs, par le fait qu'il n'existait

pas dans le pays d'autres forces guerrières, et la classe dirigeantedominait des populations presque désarmées, et sa force militaire s'esttrouvée désintégrée.

Le système ottoman reproduisait donc sa crise interne, c'était lesigne qu'il lui manquait les forces internes susceptibles de le remplacerpar un autre mode de production plus avancé. Mouhammad Aliessayera de s'emparer du pouvoir central pour réunifier l'empirecontre la domination étrangère. On verra par la suite, selon l'ordreéconomique, pourquoi cet «équilibre catastrophique» - selon laterminologie de Gramsci - ne pouvait pas, par son propredéveloppement interne, accoucher d'un mode ce production capitaliste,comme c'était le cas en Europe féodale.

L'ordre économique

L'analyse de toutes ces composantes de la superstructure ottomaneest d'une importance indéniable pour notre propos, du fait que cetédifice idéologique, militaire et politique remonte à une époque où lesstructures internes de la société Ottomane «orientale» présentaient undynamisme et un mouvement propres, entre le centre et lespériphéries, mouvement qu'on ne saurait expliquer par la négation, àpartir de l'impact du mode de production capitaliste occidental qui neviendrait s'imposer, d'après certaines analyses se réclamant dumarxisme, qu'au milieu du XIXe siècle. D'autant plus que tout cet édificesuperstructure originel reposait sur une particularité non moinsparadoxale du système économique sur place à l'époque ancienne.

En commentant, dans le Capital, la reproduction du systèmeottoman à une époque plus récente, Marx met en relief cette spécificité,tout en essayant d'en dégager les fondements matériels:

«En Asie, disait-il, la rente foncière constitue l'élément principal desimpôts et se paye en nature. Cette forme de rente, qui repose là surdes rapports de production stationnaires, entretient par contrecoupl'ancien mode de production. C'est un des secret de la conservationde l'empire turc»(59).

Mais Marx ne précise pas le sens qu'il donne au terme «ancienmode de production», essayons de tracer, dans ses grandes lignes, lefonctionnement et la logique du système économique de l'empireottoman, système qui va être reproduit pendant une longue période, etqui va résister par la suite contre l'hégémonie du mode de productioncapitaliste.

On a déjà vu que dans l'Empire ottoman, l'armée, l'État et le clergéne font qu'un, et jouent un rôle primordial dans le développement desforces productives. Ce qui fait qu'après l'analyse que nous avons faite dela superstructure, la répartition des terres constitue un point d'approchedont l'analyse est indispensable pour comprendre le dynamisme internede l'Empire.

Le Sultan de la dynastie ottomane monopolisait tous les pouvoirsspirituels et militaires d'une société essentiellement militaire. Lepouvoir central s'étendait jusqu'aux régions périphériques par le biaisd'une administration militaire basée sur la permanence des guerres.Tant que les conquêtes se poursuivaient, le trésor du pouvoir central estalimenté par:

1 - Les butins de guerre.

2 - Les impôts fixes ou professionnels perçus sur les terres destributaires, les dîmes sur les terres des musulmans et lacapitation imposée aux non musulmans.

3 - Les impôts perçus une fois par an, et les pots de vin pris dansles pays étrangers.

4 - Les revenus des douanes et des taxes extraordinaires

5 - Les contributions locales et les tributs payés par certainesprovinces(60).

Sencer Divitçioglu considère que le régime agraire de la sociétéottomane possède une constante, la terre appartient à l'État. Mais lesparticularités de l'Empire Ottoman, à ce niveau, apparaissent également,à part l'absence de la propriété privée, dans le fait que les forces deproduction sont sous le contrôle du pouvoir central, la plus-value de laproduction est perçue en impôts, une part réglementée de la productionva à l'État; le Sultan, propriétaire souverain des terres, a égalementdroit de prélever la rente foncière. toute l'autorité économique setrouve donc concentrée entre ses mains. Étant l'unique propriétaire dela terre, il détient aussi les surproduits des terres cultivées(61). Lepropos de Marx à cet égard met en relief la raison déterminante decette particularité «orientale».

«... En ce qui concerne la religion, la question se ramène à unequestion générale, à laquelle il est donc facile de répondre:pourquoi l'histoire de l'Orient se présente-t-elle comme une histoiredes religions ? Bernier décèle très justement la forme fondamentalede tous les phénomènes de l'Orient; il parle de la Turquie, de laPerse, de l'Hindoustan, dans le fait qu'il n'existait pas de propriétéfoncière privée. Et c'est là la véritable clef même du cieloriental...»(62).

Cette particularité de la forme de propriété en Orient et dans lemonde musulman a suscité un débat plus ou moins ambigu, se servantde comparaisons historiques entre une institution de l'organisationpolitique et sociale du monde musulman (l'Iqtâ') et le fief dans l'Europeféodale; Claude Cahen considère que ce qui a été écrit jusqu'ici au sujetde l'Iqtâ' reste sommaire et, surtout, tient insuffisamment compte desdifférences de temps et de lieu(63), mais surtout des différences demodes de production pourrons-nous dire. D'ailleurs, il nous fournit, dansle même article, des éléments qui jettent un peu de lumière sur cesystème oriental mystérieux.

«Quelqu'en soit le mode de propriété, toute terre peut être retirée àson ancien détenteur s'il ne la met pas en valeur. Mais il va de soique, dans les premiers temps, avec le manque de traditionsagricoles de l'Arabe et sa constante absence pour la guerre, mise envaleur ne signifie pas, en général, travail personnel. Les terres

étaient louées à des paysans sous des formes variées, permettantau propriétaire, une fois sa dîme payée, de conserver un notablebénéfice. Fréquemment, la concession d'un qati'a avait été liée à lastructure tribale nomade du peuple conquérant. Plutôt que desubsides en argent, l'Arabe avait besoin de terres où faire paîtreses troupeaux, l'utilisation de la terre étant alors collective. Mais laconcession n'en était pas moins faite, dès le début semble-t-il,individuellement au chef du groupe social considéré»( 64).

Ces éléments militent en faveur de ceux qui insistent sur lanécessité, dans l'étude des formes de propriété prévalantes en Orient,de ne pas identifier ces catégories et ces notions avec celles du systèmeféodal européen. Le système économique musulman, débarrassé de saversion abstraite et analogique de certains chercheurs, englobeplusieurs genres de concessions faites par l'État central à des groupessociaux :

Qudâma, qui combine à des traditions antérieures son expériencede cette période, distingue alors plusieurs espèces de concessions:

a - L'Iqtâ' - concession usufruitière assujettie à la dîme commetoute propriété musulmane, et transmise héréditairement, et latu'ma identique mais non héréditaire, récupérée par l'État à lamort du titulaire, ils sont constitués hors des terres Kharaj, etdépendent du divan des diya' (divan des villages).

b - L'Ighar - territoire immunitaire, sur lequel ne doit pénétreraucun agent du fisc, et qui verse au trésor une sommedéterminée par abonnement fixe, et le taswigh, domaineexempté d'impôt pour un an renouvelable, à rapprocher de lahatita (remise) et de la tariqa (friche dispensée d'impôt pour réexploitation?), ils sont constitués sur des terres de kharaj, etdépendent du divan du Kharaj.

c - Les dons mobiliers; versés par le trésor (beit al-mâl), lespensions versées par le divan al-nafaqât (des dépenses), les

soldes militaires (rizq), versées par le divan al-Jaysh (del'armée)(65).

Quoi qu'il en soit du système musulman qui garde ses traces à uneépoque récente, les particularités caractérisant le système musulmanottoman sont explicitées, selon Kamuran Bekir Harputla, par larépartition des terres et l'organisation militaire, les terres sont diviséesselon les besoins de l'organisation militaire :

1 - Les «Khas» - revenu annuel de 80.000 à 100.000 pièces d'or.

2 - Les «Zeamet» - terre dont le revenu annuel est de 20.000 et80.000 pièces d'or.

3 - Les «Timar» - terre dont le revenu annuel s'élève jusqu'à20.000 pièces d'or (66).

C'est l'ordre militaire qui détermine aux gens qui vivent sur cesgrandes étendues leur façon de s'organiser en fonction des conquêtes.C'est en quelque sorte une répartition du butin de guerre qui s'effectueà chaque conquête, on recense la population et les familles de la terreconquise, ainsi que l'étendue des terres que l'on distribue à ceux qui ontété les plus efficaces pendant la guerre. Cette récompense se fait enfonction de la hiérarchie de l'ordre militaire:

Les «Khas» vont au Sultan et aux Généraux, le Sultan dispose,comme on l'a déjà vu, du 1/5 du butin de la guerre.

Les «zeamet» aux chefs militaires moins importants.

Les «timar» aux cavaliers.

Le système du «Dirlik» ne donne que le droit de se servir de cesterres. En résumé les particularités du système «Dirlik» sont lessuivantes:

1 - La propriété de la terre du «Dirlik» revient à l'État

2 - Le «reaya» paie ses impôts en nature au propriétaire du«Dirlik».

3 - Le Sultan est libre de donner ou de reprendre la terre(67).

L'État est ainsi l'unique propriétaire des moyens de production (laterre) et assume, par conséquent, le rôle de classe dominantecomprenant: le Sultan, l'appareil militaire-administratif et l'appareilreligieux au profit desquels le surproduit créé est accaparé et distribué.

D'autre part, l'organisation militaire et administrative de la sociétéottomane favorise la répartition des terres à quelques individusprivilégiés, en octroyant ainsi aux éléments qui composent l'État le droitde gérer la terre. C'est ainsi que se reproduit, dans les rouages de l'État,le système économique de «Sipahi». Le «reaya» cultive la terre qui nelui appartient pas, avec ses propres instruments de travail et loue à unprix presque égal à sa valeur réelle la terre du «Sipahi». Le «reaya»peut transmettre la terre de père en fils, mais ne peut jamais en être lepropriétaire; il peut en être le possesseur, non en tant qu' individu, maisplutôt comme membre d'une communauté (tribu, famille). Il lui estinterdit de vendre la terre, la donner, la laisser à ses héritiers, s'enservir comme il l'entend, et avoir le libre choix de ses cultures(68).

Possession ------------------------------------

Terres Paysan (Communauté) État

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -Propriété

«Al-Moulk lillah» ---> La propriété revient à Dieu ---> Le Sultan.

«Il se peut, disait Marx, que la propriété soit concédée à l'individuau travers d'une commune déterminée par l'unité suprême,incarnée dans le despote, père des innombrables communautés....au coeur du despotisme oriental où, juridiquement, la propriétésemble absente, on trouve en réalité comme fondement la propriététribale ou collective, produite essentiellement par une combinaisonde la manufacture et de l'agriculture au sein de la petitecommunauté qui subvient ainsi à la totalité de ses besoins... unepartie de son surtravail revient à la collectivité suprême qui, en finde compte, a l'aspect d'une personne. Ce surtravail prend la formesoit de tribut, etc.. soit de travaux collectifs conçus pour exalterl'unité incarnée en la personne du despote ou en l'être tribalimaginaire qu'est le Dieu»(69).

Le «reaya» qui cultive sa terre ne peut l'abandonner si, au cours de3 années consécutives la terre n'est pas cultivée, non seulement le loyerpayé est sans valeur, mais le droit du paysan à cultiver sa terre lui estretiré. Le «reaya» a l'obligation de payer de nombreux impôts: il paie unimpôt sur les revenus qu'il obtient de sa production, et un impôt fixesans rapport avec son revenu. Il est dans l'obligation d'aller travaillersur les champs du «Sipahi». Ceux qui ne peuvent pas remplir cescorvées sont punis arbitrairement par le «Sipahi». Le «reaya» est inscritau registre du «Sipahi» avec sa famille(70).

Le «Sipahi» peut ramener de force un «reaya» en faite. Toutefois,un délai de dix ans permet au fugitif de bénéficier d'une prescription;néanmoins, la terre n'ayant pas été cultivée durant son absence, il doitpayer des dommages au «Sipahi».

A partir de l'existence du despote propriétaire à la tête d'unappareil d'État centralisé, Karl Wittfogel nous fournit des données decomparaison allant dans le même sens:

«Les sultans turcs établirent l'hégémonie de la terre d'État enabolissant officiellement la propriété privée pour l'ensemble de laterre. Il semble que, dès le début, aient existé des «propriétairesfonciers proprement dits», et des «notables» (a'yans) locauxacquirent le moulk peut-être grâce à des conversions de la terre

administrative et autre. Mais jusqu'à la récente période detransition, la plus grande partie de la terre était sous le contrôle dugouvernement qui en assignait une partie comme terreadministrative ou Waqf, et taxait le reste par l'intermédiaire de sesfermiers de l'impôt»(71).

Mais il affirme également que ce système traditionnel nepermettait pas le développement de la propriété privée, jusqu'au pointoù les propriétaires auraient pu se détacher de l'État pour constituerpolitiquement une classe indépendante et rivale.

«Les prorogations des fermiers de l'impôt et des possesseurs deterres attribuées, posent des problèmes importants mais tous seposent dans un contexte qui implique que le gouvernement a lecontrôle de la terre. Étant donné que la terre ainsi réglementéereprésentait l'ensemble de la surface cultivée, nous pouvons direque le Proche-Orient islamique jusqu'au XIXe siècle était caractérisépar un type semi-complexe de propriété et de sociétéorientales»(72).

Dans la société ottomane, le principal moyen de production est doncla terre dont la propriété revient à l'État qui représente l'ensemble de laclasse dirigeante, à savoir : le Sultan, l'appareil militaire-administratif etl'appareil religieux des «Oulémas» (savants religieux). Les deux classesde base dans la société ottomane sont donc: la classe militaire-religieuse ayant à sa tête le Sultan, et la classe constituée du reste dupeuple - les «reaya» - en dehors des soldats. Cette structure de classe semodifie plus tard, mais il n'y a pas de changement fondamental entre laclasse dominante et les couches exploitées.

lère médiation

C /Base de l'exploitation

t ( Communauté supérieure)

T

Ce schéma emprunté à Maurice Godelier(73), tout en signalant qu'iln'est nullement question ici d'appliquer le concept de mode deproduction asiatique à la société ottomane, montre que l'apparition del'État et l'exploitation des communautés ne modifient pas la formegénérale des rapports de propriété dans un mode de productionasiatique, puisque celle-ci reste propriété communautaire, propriété dela communauté supérieure cette fois, tandis que l'individu restepossesseur du sol en tant que membre de sa communauté. Il y a doncpassage à l'État et à une forme embryonnaire d'exploitation de classesans développement de la propriété privée du sol.

Les dignitaires administratifs ou militaires étaient, comme on l'adéjà vu, coupés de leur milieu d'origine. Ils n'étaient que des Koulsredevables en tout au Sultan, ils jouaient le rôle d'équilibrer le conflitentre les différentes catégories sociales au sein de l'État et prenaient laplace des hauts responsables destitués

En tant que possesseur et producteur direct des terres cultivées, le«reaya» n'est pas séparé des conditions objectives de la production. Il setrouve dans une situation où le moyen et le but de la production sontunis dans sa personne, car il est en possession de la terre cultivée et duproduit agricole fourni. Il est objectivement parmi ceux qui sontexploités dans le processus de reproduction sociale, mais parce qu'il a lapossession des terres cultivées, il se trouve subjectivement avec unstatut de paysan libre. Il n'avait pas la perception de son exploitation.Séparation dans la relation de propriété, mais union dans la relationd'appropriation réelle. Ce dualisme dans le rapport de productiondominant la formation sociale ottomane implique que l'exploitation del'homme par l'homme se transforme en exploitation directe de la classepar la classe(74).

La forme de production en communauté rurale était de valeurd'usage et, à part l'emploi de la monnaie dans les villes, le caractèred'autosubsistance était prédominant. La validité généralisée de laproduction à caractère d'autosubsistance diminue au fur et à mesureque l'on se rapproche géographiquement de certaines villes. Il s'ensuitqu'il s'agit d'une économie agricole couplée d'une production marchande(la production de valeur d'échange), où la circulation de la monnaie estla forme dominante.

Dans la production de la société ottomane, les deux économiesdifférenciées qui lui donnent un caractère d'économie double peuventcoexister: l'une monétaire, l'autre naturelle. Cette coexistence découle dufait que les terres appartenaient à l'État qui s'appropriait le surproduit.L'État est représenté par la classe exploitante constituée d'hommesd'État sélectionnés, exerçant les foncions administratives, militaires etreligieuses. Ces sujets demeuraient tans les villes où dominait l'appareild'État dans la capitale de l'Empire, ou dans certains centres urbainsimportants.

Le surproduit prélevé sur une région donnée est orientédirectement vers les nouveaux possesseurs ne résidant pasobligatoirement là où il est créé. Il s'ensuit que le surproduit créé dansune région déterminée ne peut se transformer en marchandise dans sarégion d'origine, il est dirigé vers la capitale de l'Empire vers les grandscentres où l'appareil étatique est rétabli. D'où l'existence d'une économiedouble qui empêchait la création des conditions d'une accumulation ducapital. Récapitulons avec un schéma emprunté à Sencer Divitcioglu(75)

Possession

I Terre

Produit

travaux publics Consommation

!

Surproduit

Cependant, ce droit de prélever la rente foncière n'était toujourspas justifié par les travaux publics au profit des périphéries quireproduisaient leur «stagnation» et leur système d'autosubsistance.L'analyse des sociétés agro-directionales faite par Karl Wittfogel nousfournit des données à retenir:

«Les Turcs n'étaient pas non plus sans connaître des civilisationsagraires évoluées de type hydraulique; en fait, ils vivaient sur lafrange du monde hydraulique depuis l'aube de l'histoire mais peut-être en raison de leur origine pastorale, s'intéressaient-ils moins audéveloppement de l'agriculture qu'aux entreprises militaires, et ilspréférèrent étendre la zone marginale non hydraulique plutôt quede renforcer la zone centrale hydraulique. Les Turcs ne rompirentpas avec la tradition agro-directoriale en Égypte et en Syrie, maisils ne firent aucune reconstruction importante en Irak. En généralils ne montrèrent guère de goût pour les travaux hydrauliques. Enleur qualité de despotes orientaux organisateurs en matière deguerre, de paix et d'exploitation fiscale, ils remportèrent de grandssuccès, et dans quelques centres administratifs majeurs ilsemployèrent de nombreux fonctionnaires(76).

En comparant la Turquie ottomane à Byzance et à la Russie, KarlWittfogel conclut que le développement de la Turquie ottomaneemprunte des traits à ces deux modèles. Il considère que l'Empire turcressemblait à Byzance, dont il recouvrait pour une large part ledomaine, en ceci qu'à l'origine il comprenait aussi des zones classiques

d'économie hydraulique, et en ce que l'extension de la propriété privéepar la suite ne donna pas naissance, contrairement à ce qui se passa enOccident, à une société nouvelle; elle ne parvint qu'à paralyser la sociétéancienne. Et il ressemblait à la Russie tsariste, étant aussi profondémentqu'elle influencé par la société industrielle de l'Europe moderne. Ildifférait, selon Wittfogel, de Byzance en ceci que la perte de sesprovinces hydrauliques coïncide pratiquement avec le déclin de saprééminence politique, et il différait de la Russie en ceci que l'influenceéconomique et culturelle grandissante de l'Occident industriel futaccompagnée, et en partie précédée d'une tentative réussied'empiétement sur la souveraineté turque(77). C'est ainsi que laconnaissance de la structure propre à une société «ancienne» - agro-directoriale selon Wittfogel - nous permet de réfléchir sur l'articulationd'une telle formation sociale à dominance de rapports de production etsociaux non capitalises, avec le mode de production capitaliste imposépar l'Occident.

«Ce fut sous l'influence européenne occidentale que la Turquieentreprit d'importantes réformes constitutionnelles. A cause du peud'importance de la propriété privée, tant en terre qu'en capital, lesréformes turques furent au début encore plus superficielles que lesréformes accomplies dans l'empire tsariste, malgré l'instaurationd'un parlement en Turquie dès 1876-77. Mais la faiblesse desforces internes indépendantes était, dans une certaine mesure,compensée par le déclin continu de l'appareil d'État traditionnelqui, finalement s'effondra après les défaites subies au cours de laseconde guerre des Balkans et de la première guerremondiale»(78).

En tenant compte des conditions historiques qui déterminent lanaissance des rapports de production capitalistes, nous constatons queces conditions consistent, dans les analyses faites par Marx à ce sujet, endeux facteurs essentiels:

1 - Le travail libre et son échange contre l'argent, afin dereproduire et de valoriser l'argent en servant à ce dernier devaleur d'usage pour lui-même et non pour la jouissance.

2 - La séparation du travail libre des conditions objectives de saréalisation, c'est-à-dire des moyens et de la matière dutravail(79).

Or nous constatons également, dans le système ottoman dont nousavons essayé de tracer les grandes lignes, l'absence de ces conditionshistoriques mentionnées par Marx. En conséquence, le système ottomannon capitaliste était en rapport direct (commerce, guerre, instruction etautres selon les grands axes de l'Empire) avec le capitalisme naissant del'Europe, et ceci dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, et non au milieudu XIXe siècle comme il est de coutume d'admettre, selon certainesanalyses; en effet, c'est à partir de cette époque qu'on assiste égalementau processus de constitution du nouveau «savoir»: l'orientalismeeuropéen essayant d'expliquer, à partir de son système de référenceoccidental, les choses spécifiques au système ottoman oriental. Cesystème non capitaliste ne pouvait donc pas reproduire, à partir de sastructure propre telle qu'elle a été analysée, un nouveau système telque le mode de production capitaliste qui est sorti des entrailles durégime féodal européen et qui en constituait l'aboutissement historiquenécessaire.

En faisant l'histoire de la centralisation de l'État ottoman, nousétions amenés à analyser le développement inégal des différentsappareils d'État - militaire, administratif et religieux - ainsi que ledécalage des systèmes de tension et d'opposition entre un pouvoir quise veut dominant et monopolisant les moyens de production - on a déjàvu cela dans l'analyse de la forme de propriété du système économique- et des nationalités, des groupes sociaux, des tribus, des familles, descommunautés et confessions se voulant autonomes.

Cette entreprise de centralisation s'accompagnait d'un mouvementd'expansion qui, ayant élargi ses frontières au maximum, s'est trouvédans l'impossibilité de développer son offensive à partir de la secondemoitié du XVIe siècle; durant cette époque, l'affaiblissement del'autorité centrale ottomane, ainsi que la désintégration de la cohésioninterne qui, maintenant l'unité des différentes niveaux des formations

sociales, correspondait en Occident à un processus de consolidation del'administration centrale et de l'État (monarchie autoritaire) audétriment des féodalités autonomes et rivales.

Ce processus de consolidation de l'administration en Occident sedoublait d'un mouvement d'expansion se voulant dominant par rapportaux autres formations sociales, notamment par rapport à l'Empireottoman qui s'est trouvé cette fois-ci, non devant le danger habitueld'une tribu da la périphérie dotée d'un fort «esprit de clan» etcherchant à s'emparer du pouvoir central déjà affaibli, mais en présenced'un autre mode de production venant du dehors et se voulantuniversel, exclusif et supérieur, car se voulant porteur de nouvellesinstitutions plus «efficaces» et plus «rationnelles» que celles du systèmeottomano-musulman. La confrontation militaire opposa la nouvelleEurope de la révolution industrielle se doubla de l'attaque du systèmeottoman de l'intérieur dans son maillon faible: les nationalitésminoritaires ou autres (familles confessions) qui étaient en perpétuellelutte contre l'entreprise de centralisation du pouvoir et contre laGhalaba de l'État musulman central.

Le nom de Mouhammad II s'attacha au premier code de loisturques le Kanan Hane, instrument juridique qui devait être complété lesiècle suivant par les codifications de Soleiman. Il est à noter que danscet État musulman que constituait l'Empire Ottoman, dès le XVe siècleon éprouve le besoin de promulguer des lois qui n'étaient pas celles quele Coran avait littéralement imposées, mais qui ne s'opposaient pas pourautant aux lois coraniques.

Il est important de constater également, en regardant l'ensembledes opérations militaires de Mouhammad II al-Fâteh, que les soldatsottomans furent vaincus dans la plupart des cas où ils se trouvèrent enface de solides armées européennes. Au XVIe siècle, leur techniquemilitaire s'améliorera et fera prime, fait d'ailleurs significatif qui met enrelief la capacité de l'Empire d'adapter les techniques occidentales à sonsystème particulier, ce fait confirme, par la même occasion, la continuité

des contacts profonds entre ces deux genres d'institutions, longtempsavant le XIXe siècle, et ceci sans se limiter au seul cadre militaire.

Déjà, depuis 1538, l'Empire ottoman resserra ses relations avec laFrance. L'ambassadeur La Forest, envoyé par François ler auprès duGrand Sultan, put signer un pacte de commerce, puis un traité d'alliance.Le pacte commercial eut une portée plus vaste. Soleiman était unsouverain omnipuissant. Il ne vit aucune objection à accorder à 1aFrance le monopole du commerce avec l'Empire ottoman, et à accorder àFrançois 1er la protection des lieux saints de Palestine que nul nesongeait à menacer. Cet accord est connu sous le nom de «Capitulations».Ce n'est qu'avec la désintégration de l'Empire ottoman que ce traité, quine sera jamais dénoué par ce dernier, deviendra une restriction réelle àla souveraineté turque, et un biais qui permettra à la dominationeuropéenne de contrôler et de hâter la désintégration du systèmeottoman.

A la fin du XVIe siècle, les revers militaires que connut l'Empireottoman (Ghalaba centrale), allaient de pair avec les grandes révoltesqui éclatèrent un peu partout à la même époque (pouvoirs locaux). Cequi poussa les ottomans à tenter à plusieurs reprises la réorganisationde l'Empire. Mais c'est au XIXe siècle que les efforts les plus prolongésfurent déployés à «réformer» complètement l'Empire. Ce fut lesTanzimats (Réformes) du XIXe siècle; l'industrie et la productionaugmentent en Europe, et un besoin grandissant de sources de matièrespremières et de nouveaux marchés se fit sentir. Le problème descommunications se pose avec la circulation des marchandises,l'installation des voies de communication allant vers l'Asie et l'Arabie,en traversant l'Empire ottoman, commencent à faire l'objet de la rivalitédes capitalistes. Mais c'est du même danger extérieur, de l'Europecapitaliste qui menaçait l'Empire ottoman au XIXe siècle, que naquirentles raisons du maintien de son intégrité pendant quelques cent ansencore. Les convoitises des puissances ne savaient pas s'harmoniser,

Le danger intérieur que présentait la tendance des nationalités auséparatisme et à l'autonomie fut autrement grave. L'Empire se trouve

donc à cette époque dans une impasse. L'Europe soutient lesmouvements de libération nationale qui se développent dans lesBalkans. L'Eflak et le Bugdan deviennent ainsi autonomes en 1829,tandis que la Serbie obtient son indépendance en 1830, la Grèce en1830 et la Roumanie en 1862.

C'est dans ce contexte que les intellectuels ottomans cherchaientà s'inspirer des institutions européennes, sans étudier les causesfondamentales de la différence qui existait entre les institutionsottomanes et les institutions européennes. Au XIXe siècle, et avantl'apparition des mouvements de réforme de 1839, un traité decommerce est signé avec l'Angleterre. Ce traité reconnaît des privilègestrès importants aux Anglais; pour protéger ses intérêts, l'Angleterrecherche une alliance à l'intérieur du pays, alliance qu'elle trouved'abord avec les commerçants des villes maritimes qui, pour la plupart,appartiennent aux minorités. Il est ainsi devenu indispensable depasser à un autre système économique qui mettait de l'argent entre lesmains des paysans. Sous l'influence accrue des étrangers privilégiés etde leurs interprètes locaux, les commerçants indigènes, on tente deremédier à cette situation avec les «Tanzimats». C'est ainsi qu'avecl'entrée de l'argent au village, le paysan commence à s'endetter enhypothéquant sa production, à la suite de quoi apparaît l'usurier. Ainsis'amorce l'accumulation des richesses

Le renouvellement du commerce à l'ère industrielle appela unnouveau type de circulation du capital. Les succursales des banqueseuropéennes, et les établissements bancaires qui furent créés dans lesprincipales villes de l'Empire ottoman, fournirent le capital et lesmoyens d'échange nécessaires à l'expansion commerciale européenne, àses investissements et aux besoins du commerce local et à ceux de l'Étatottoman. la circulation des monnaies européennes théoriquementillégale d'abord, puis tolérée, fut plus que jamais le signe de ladépendance économique de l'Empire ottoman à un moment où lerythme et le volume des échanges s'accroissaient rapidement.

Ce processus se heurta essentiellement au statut foncier de l'Empireottoman, statut qui était très complexe: mélange de prescriptionsreligieuses relevant du Coran, de la Chari'a, de la tradition (sunna) etdes Khatti-Chérifs des prédécesseurs de Soleiman le Magnifique qui lesfit réunir en une sorte de code appelé Kanon Nameh.

Ce ne fut qu'en 1858 que le gouvernement ottoman se décida àcréer un service de l'enregistrement foncier le «Defterkhané», chargé demettre au clair la situation foncière de l'Empire et de distribuer àchaque propriétaire de terre «moulk» ou «amirié» un titre de propriétéofficiel le sened tabou, système qui favorisa en fait l'extension de lagrande propriété. Ce qui domine donc le droit foncier traditionnelottoman, c'est la précarité de la propriété foncière rurale, par oppositionà la propriété citadine. C'est le signe de l'opposition absolue avecl'Occident. En fait, le statut réel d'une terre rurale compte assez peu,c'est le statut de son propriétaire qui importe: le statut politique dumaître influe sur celui du bien et peut même le déterminer.

Le changement essentiel apporté par les «Tanzimats» du XIXe siècleétait celui de mettre fin en 1839 au système du «Dirlik» qui faisait laspécificité du régime ottoman de propriété. L'Empire Ottoman est entrédans le processus de changement imposé par l'extension du marchécapitaliste qui tend à devenir mondial. Ainsi le «Khatti-Chérif deGulkhané» de 1839, confirmé de tous points par le «Khatti-Hamayon»de 1856, annonçait les décisions suivantes:

Aucune religion, race ou langue ne doit être l'objet de lois spécialesqui entraîneraient la sujétion d'une classe de sujets turcs à uneautre classe.

Les anciens droits ecclésiastiques des églises arménienne etgrecque sont de nouveau confirmés.

Les patriarcats et les synodes ne sont soumis ni au pouvoir civil nià la juridiction des tribunaux.

Les patriarches sont nommés pour la vie.

Le salaire des membres du clergé est assuré.

Une commission administrative importante sera nommée pourrégler les rapports des «reaya» grecs et arméniens avec legouvernement.

Toutes les confessions, toutes les nationalités seront traitées d'unemanière égale; les chrétiens pourront parvenir à tous les emplois del'État y compris le conseil d'État.

Des écoles publiques seront créées.

Une juridiction civile pour les «reaya» sera instituée.

Les lois civiles et criminelles existantes seront codifiées et traduitesdans les diverses langues de l'Empire.

Le système des prisons sera modifié ainsi que celui de la police

Les «reaya» seront requis pour le service militaire et pourrontparvenir a tous les grades de l'armée.

L'administration des provinces sera réorganisée.

Tout étranger pourra posséder des terres en Turquie aussilongtemps qu'il obéira aux lois du pays et payera les impôts.

Les Francs (étrangers) auront le droit d'acquérir.

Les dépenses de l'État seront discutées d'avance.

Des établissements de crédit pour le commerce seront créés.

Le système monétaire sera modifié.

Les résultats de ces mesures qualifiées de réformes sont :

1 - Le sultan est lié à l'Occident.

2 - L'économie monétaire est entrée au village, le changement dusystème fiscal visait à insérer les paysans dans le marchécapitaliste.

3 - Les groupes d'intérêts sont devenus plus puissants.

4 - Des mesures prises dans le secteur commercial ont donné librecour aux profits des impérialistes.

5 - L'empire est plus soumis que jamais à l'impérialisme cultureloccidental qui a séduit les intellectuels ottomans par cettenouvelle forme d'éducation.

A la suite ce ces mesures, la politique de l'Occident consiste àendetter l'empire. Le premier emprunt est accordé en 1852, par la suiteles emprunts des ottomans augmentent sans cesse. Le «DouyounOumoumiyé» (dettes publiques) est créé dans le but de contrôler et dediriger les finances ottomanes. Grâce au «Douyoun Oumoumiyé» lesdettes extérieures augmentent, le capital étranger s'assure une garantieau niveau de l'État ottoman, on verse ainsi les impôts d'une régiondéterminée au «Douyoun Oumoumiyé», le capital peut donc entrer sansaucun risque. C'est le peuple qui paie les impôts, ce sont les paysétrangers qui ramassent les gains et c'est la Sublime Porte qui touche sacommission(80).

En 1858, on voit pour la première fois la loi sur la terre, celle-ci estdivisée en cinq parties

1 - Terre «Memluk», terre pouvant devenir propriété privée.

2 - Terre «Miri», terre appartenant à l'État.

3 - Terre «Wakf», terre de réserve.

4 - Terre «Metruk», terre abandonnée.

5 - Terre «Mevat», terre inculte.

On ne peut mesurer la portée de ces changements qu'en sereprésentant clairement les principes sur lesquels s'est fondée larelation du producteur direct avec le moyen de production principal : laterre, et comment toutes les catégories de cette nouvelle division desterres se ramenaient pratiquement à consolider la propriété privée, et àassurer les conditions historiques indispensables à la désintégration del'ancienne économie, et sa subordination au marché mondial dominé parles puissances capitalistes occidentales.

En effet, le point capital dans le statut juridique de la propriétédans l'Empire Ottoman ne devient compréhensible qu'à partir duprincipe religieux de l'Islam auquel il se réfère. Ce principe fait ladistinction entre deux catégories de terres, cette distinction remonte àl'époque même de la conquête arabe . Claude Cahen fait un exposé clairà ce sujet dans un article éminent sur : «L'évolution de l'iqta' du IXe auXIIIe siècle». Il distingue :

En gros, au nomment de la conquête arabe, il y a deux blocs deterres:

Le premier constitué par toutes celles qui, auparavant,appartenaient à des particuliers, évidemment non musulmans, et quin'ont pas été abandonnées par eux. Elles sont, en fait, laissées à leursdétenteurs, le droit éminent de la communauté musulmane étantaffirmé par un impôt foncier, le «Kharaj». Mais les héritiers de cespossesseurs se sont ensuite souvent convertis à l'Islam. Comme celaaurai ruiné le trésor de les dispenser pour autant du «Kharaj», on a finipar établir que le statut de la terre ne changerait pas avec celui du

possesseur, une capitation personnelle, la «Jizya», s'ajoutant seulement,ou non, au Kharaj, selon la confession du contribuable.

Le second groupe de terres est celui que la communautémusulmane a hérité des anciens domaines des États romano-byzantin etSassanide, ou des Églises liées à eux, des grands domaines depropriétaires disparus par la fuite ou la mort sans héritier exploitant,enfin des territoires n'ayant jamais fait l'objet d'appropriation par desindividus ou des collectivités locales, déserts, etc.... Ces domaines neprésentaient évidemment d'intérêt pour le conquérant que s'ils étaientmis en valeur. A côté de ceux qui étaient conservés par l'État et souventaffermés par lui, il était en général plus simple de les concéder à desparticuliers ou à des groupes de manière à les mettre en situation derendre à la communauté les services qu'elle attendait d'eux. Ces terres,en quelque sorte retranchées du domaine public, étaient appelées d'unnom qui, étymologiquement, évoquait cette idée: «qati'a», auquel plustard on devait préférer le terme abstrait signifiant retranchement«iqtâ'».

Ces terres n'étaient concédées, qu'à des musulmans et comme tellesassimilées à maints égards aux propriétés des premiers musulmansd'Arabie; il était d'ailleurs arrivé qu'elles eussent été acquises du trésorpar achat. Elles n'étaient donc pas frappées de l'impôt du «Kharaj»marque de sujétion, mais seulement de la «Dîme», «Oushr», bien plusfaible à laquelle était tarifée l'aumône, considérée comme volontaire, ducroyant(81).

A ce moment, seules les propriétés bâties dans les villes et lesbourgs furent considérées comme biens privés et comme telles, laisséesen pleine propriété à leurs maîtres: ce sont les terres «Moulk» ou«Melk», les seules à jouir du droit complet de propriété.

tout le reste du pays fut considéré comme butin de guerre etcomme revenant à ce titre à l'ensemble de la communauté musulmane.Mais il ne pouvait être question pour celle-ci de l'exploiter directement,elle en laissa donc la jouissance aux possesseurs effectifs contre

certaines redevances ou servitudes, de là la distinction d'un double droitsur les terres: le «Rekaba» ou domaine éminent appartenant à lacommunauté musulmane, c'est-à-dire à l'État musulman représenté parson chef légitime spirituel et temporel, le Sultan; et le «Tesarrouf», droitde jouissance laissé aux possesseurs. Ces terres portent en Syrie, commedans le reste de l'empire le nom de terres «amirié» ou terres «miri»,c'est-à-dire «Terres du prince» déjà signalées(82).

Au cours des siècles, le principe de cette distinction fut toujourssoigneusement maintenu, mais le «Tesarrouf» tendit à s'affirmer de plusen plus, et à se rapprocher de la pleine propriété. Pareille évolution estmanifeste, comme on le verra plus loin, dans le code civil ou «Mejellé»de 1858, et à partir des «Tanzimats» de 1839 et 1856. En fin de compte,le «Tesarrouf» tendait à donner aux possesseurs l'entière et libredisposition de leurs biens avec droit d'exploiter, louer, vendrehypothéquer et léguer. Le domaine éminent de l'État se manifestait parquelques servitudes importantes: l'obligation de mise en valeur;d'abord, toute terre amirié, non cultivée, pouvait au bout d'un courtespace de temps - trois ou cinq ans - être revendiquée par l'État, enfin,celle-ci ne pouvait sans autorisation spéciale de l'État être constituéepar son possesseur en «Waqf».

Le «Waqf» est une des originalités du droit coranique; il consiste enl'affectation, par acte précis, dune terre ou d'un bâtiment déterminé à lafondation ou l'entretien d'une oeuvre pieuse. L'affectation estirrévocable et le «Waqf», échappant à la législation civile, n'est plusdésormais régi que par le droit coranique. Consacré au service de Dieu,le «Waqf» est, par définition, inaliénable, et la défense des «Waqfs» estun des premiers devoirs du Sultan; le ministère des «Waqfs» ou«Evqafs» était l'une des plus puissantes administrations de l'Empireottoman. Leur spoliation fut à peu près de règle sous tous les régimes; laplupart des «Walis» utilisaient sans vergogne leurs pouvoirs politiqueset administratifs et s'enrichissaient rapidement, mais le pouvoir centraly veillait scrupuleusement; sitôt que le Sultan en était discrètementrenseigné sur l'importance du magot, il ordonnait de tuer le «Wali» etde réquisitionner ses biens ou de le transférer. Les «Walis» avaient

aussi leur police secrète et étaient souvent prévenus à temps de lamesure draconienne qui les frappait. Ils se rendaient alors au tribunalde la «Chari'a» et déclaraient leurs biens «Waqfs», en stipulant leursconditions:

1 - Une partie des revenus était consacrée aux oeuvres pieuses.

2 - L'usufruit qui restait était la propriété du «Wali» jusqu'à samort.

3 - Cet usufruit, après la mort du donateur, devait revenir à seshéritiers(83).

Cette astuce qui faisait partiellement l'affaire des oeuvres pieuseset qui préservait la fortune de la dilapidation possible des héritiers,sauvait ainsi le «Wali» et de la ruine e de la mort: l'ordre du Sultans'arrêtait devant l'ordre religieux sacré du «Waqf» comme devant unlieu d'asile.

Ainsi, l'objet primitif du «Waqf» évolua. Il est certain quel'administration des «Waqfs», qui était une sorte de service sacré,devenait un service économique pour protéger la sécurité des familles.Devant cette déviation, l'orthodoxie musulmane ne dit rien; les deuxsortes de «Waqfs» allaient de pair:

Ceux qui ont pour but de conserver pour le culte et la postéritéindigente le nom et les rentes d'un bienfaiteur sont appelés «Waqfkhayrié».

Ceux qui, sous l'Empire ottoman, se sont greffés sur les premiers etdemeurent des placements sûrs pour familles, sont nommés «WaqfZorrié».

Le «Waqf» n'est pas exclusivement musulman; par unecontamination sociale, il s'est étendu aux autres communautésreligieuses vivant à l'intérieur de l'Empire. Églises et couvents de toutes

sortes ont profité de cette législation, et certains clergés sont devenusde puissants propriétaires terriens: tels ceux du Liban qui possèdentune part notable des terres cultivées.

D'une façon générale, la pratique du «Waqf» a développé la grandepropriété privée rurale et l'a consolidée. Cela peut paraître paradoxal,puisqu'en théorie le «Waqf» ne peut s'appliquer qu'aux biens «Moulk»,c'est-à-dire aux biens urbains. Mais en fait, au cours de l'histoire, il s'estlargement étendu sur les terres «Amirié» avec le consentement expliciteou supposé de l'État. De là la constitution de vastes domainesinaliénables et indivis(84).

«Moulk», «Amirié» et «Waqf» constituent les trois catégoriesjuridiques essentielles; en dehors d'elles, le domaine public de l'État:routes rivières etc. une catégorie spéciale était faite dans le droitottoman à la partie du domaine public abandonnée à des collectivités:les terres «Métrouké», «Mouréféké», qui jouent un rôle important dansla vie villageoise: les espaces libres, les places et les pâturages.

Quant au domaine privé de l'État, comprenant les biens domaniauxdu Sultan, il était particulièrement étendu en Syrie, où le Sultan Abdel-Hamid avait réussi à se constituer, aux lisières de la steppe, d'immensespropriétés d'un seul tenant comptant plusieurs centaines de villages.

Enfin, les terres libres ou mortes - «Moubâh» ou «Mevat» - nonappropriées de mémoire d'homme, relevaient du domaine éminent del'État. Mais elles devenaient terres «Amirié» au profit de qui lesvivifiait. Seulement l'extension de ces terres était extrêmement difficileà fixer, étant donné l'imprécision des droits collectifs des tribus et lecaractère précaire et sporadique des cultures dans les zonessteppiques(85).

Jusqu'au XIXe siècle, l'Empire ottoman a donc ignoré, comme on l'avu, toute immatriculation foncière; ce ne fut qu'en 1858, après le votede la loi sur la terre, que le gouvernement ottoman se décida à créer unservice d'enregistrement foncier, le «Defterkhané», chargé de mettre au

clair la situation foncière de l'Empire, et de distribuer à chaquepropriétaire de terre «Moulk» ou «Amirié» un titre de propriété officielle «Sened Tabou», système qui favorisa en fait l'extension de la grandepropriété privée.

Ce qui domine donc le droit foncier traditionnel ottoman, c'est laprécarité de la propriété foncière rurale par opposition à la propriétécitadine privée. C'est le signe de l'opposition absolue avec l'Occident. Enfait, le statut réel d'une terre rurale compte assez peu; c'est le statutpolitique de son propriétaire qui importe. C'est cet ordre de faits que laloi de 1858 est venue bouleverser de fond en comble; par cette loi, lapropriété étatique des terres n'a plus aucune réalité et, dans la pratique,tout se passe comme s'il s'agissait d'une propriété privée. En peu detemps apparaissent les résultats d'une telle mesure:

1 - Apparition des «Aghas», c'est-à-dire des riches propriétaires defermes.

2 - Apparition d'une catégorie d'ouvriers agricoles qui travaillentauprès de l'«Agha».

3 - Le «Reaya» se détache de son moyen de production, la terre, etcommence à émigrer vers la ville à la recherche d'un marchépour vendre sa force de travail.

Le capitalisme occidental a créé, de cette manière, les bases localesnécessaires pour la reproduction de sa domination(86). Reprenonsbrièvement cet itinéraire:

Vers la seconde moitié du XVIe siècle, l'Empire ottoman, ayantélargi ses frontières au maximum, se trouve dans l'impossibilité decontinuer ses conquêtes. Le pillage, le butin de guerre et les impôtsperçus dans les pays conquis, et qui représentent les ressources desfinances de l'État, ont diminué alors que les frais ont augmenté. Dans lasociété ottomane, le commerce est méprisé et, dès le début, ce secteuravait été abandonné avec des privilèges aux étrangers. l'État se trouve

donc dans l'obligation de trouver de nouvelles sources de revenus. Apartir de la seconde moitié du XVIe siècle, les paysans représentent laprincipale source de revenus de l'État, les impôts perçus du «Reaya»sont augmentés.

On commence donc à vendre des terres appartenant à l'État, et quideviennent propriété privée; il est question pour la première fois de«propriété privée». Les nouvelles méthodes pour percevoir les impôtsfont apparaître les «Moultezim» c'est-à-dire les percepteurs. Cettetransformation s'opère aussi sous l'influence des pays étrangers. La vieéconomique commence à se développer dans les villes, et l'économiemonétaire devient dominante. Les «Sipahi», les propriétaires des«Timar», des «Zeamet» et des «Khas» commencent à s'occuper decommerce et retournent vers les grandes villes. L'influence s'en fitsentir sur la structure de l'État et la répartition des terres. Les «Dirlik»commencent à être distribués en échange de «pots de vin». Au cours decette transformation, les terres administrées par les «Beys» et les«Pachas» - dont la propriété revenait à l'État - passent entre leursmains et deviennent leur propriété privée. La terre devenant un objetde spéculation, le capital commercial s'étend jusqu'au village.

Les privilèges accordés aux pays étrangers, d'abord à la France,permettent aux produits étrangers d'affluer vers les ports, et fontpéricliter la production indigène déjà restreinte et peu productive. Ceuxqui vivent de la production indigène forment une couche sociale qui faitdu commerce en vendant les produits étrangers. Le paysan commence àprendre contact avec l'argent et à suivre la métamorphose de lamarchandise dans le marché.

Quoi qu'il en soit, cette optique globale qui essaie de tracer lemouvement de l'ensemble du système ottoman, nous permet de jeterune lumière nouvelle sur un certain nombre de démarches et desystèmes d'idées traitant des pays arabes sous l'Empire ottoman.

TROISIEME PARTIE:

LE HORS - LA - LOI

Le discours du hors-la-loi - Mikhaël Bou'inein - s'insère dans leprocès de constitution d'un pouvoir local à Zahlé à la fin de la «Ghalaba»ottomane, et avec l'installation du nouveau pouvoir français au Liban,(le Mandat). C'est Mikhaël lui-même qui s'emploie, au début de sonlivre, à nous situer avec une narration moralisante, le cadre historiquede son discours au cours de la première guerre mondiale:

«Je te remercie, O Dieu mon généreux créateur, de m'avoir gardé lavie sauve, et de m'avoir accordé la santé et la raison nécessairepour raconter les horreurs que j'ai endurées et celles dont j'ai ététémoin pendant la Guerre, et pour décrire l'oppression et latyrannie atroces dont les Turcs ont fait preuve durant les années1914 - 1918, ainsi que jusqu'en 1930, date à laquelle j'ai quitté mapatrie bien aimée, le Liban, pour le Brésil. Me voici maintenant entrain d'écrire pour l'histoire afin que le proche, au même titre quel'étranger, s'aperçoive que Zahlé, la reine des villes libanaisesconnue depuis longtemps pour son hospitalité envers le voisin fût-ce même injuste, n'a pas faibli pendant cette période difficile, à sondevoir de protéger les victimes de la tyrannie exercée par les Turcsdans les pays arabes. C'est dans cette ville hospitalière et prospèreque je suis né en 1888»(1).

Le premier acte de constitution de ce discours s'insère donc dans lecadre de la réaction contre le «Turc» assimilé à l'oppression et à latyrannie. C'est un invariable du discours minoritaire, le vis-à-vis decette oppression est conçu à travers l'hospitalité, le courage et la bontédes gens dans sa ville natale, bonté s'enracinant dans les rapportssociaux qui caractérisent cette ville:

«La population de Zahlé est composée de trois communautésreligieuses connues pour leur courage dans les guerres et lesconflits. L'histoire de nos ancêtres est toujours sujet de discussiondans les réunions des gens. Mais ceux qui ont traité desévénements historiques de 1860 se sont sciemment employés ànégliger et à faire oublier cette histoire afin d'éteindre la haine quianime les esprits; que Dieu leur pardonne»(2).

La conscience immédiate du réel saisit le réel comme réparti encommunautés religieuses. L'histoire «pratique», celle vécue et racontéepar les gens dans leurs réunions, est doublée et cachée par une histoireécrite et idéologique faite par des professionnels de l'écriture, voulantfaire oublier l'histoire réelle de la haine qui détermine les rapports deces communautés entre elles. Le tournant historique auquel se réfèrecette histoire réelle et spontanée est l'année 1860.

En effet, la formation du pouvoir au Liban comme «Ghalaba»maronite unifiant l'entité libanaise sous l'égide de la «Ghalaba»ottomane centrale, est un long processus qui est passé par le transfertde la «Ghalaba» des Druzes aux Maronites.

A la lumière de notre problématique développée dans le cinquièmechapitre : le système liant les concepts de domination formelle etdomination réelle du capital, de «Ghalaba» et d'hégémonie - système quin'a de sens que dans une lecture historique - nous avançons l'hypothèsehistorique suivante:

Avec l'intensification de la pénétration capitaliste occidentale dansl'Empire ottoman au début du XIXe siècle, le pouvoir central ottomans'est de plus en plus affaibli, surtout à l'époque du Sultan Mahmoud II,et est tombé sous la domination formelle du capital occidental; cemouvement a suscité la constitution d'un pouvoir local - celui deMouhammad Ali en Égypte - pouvoir visant à réformer le pouvoircentral ottoman afin de lui donner les moyens de résister contre ladomination occidentale et contre la désintégration interne(3); ce projetprofitant d'une conjoncture internationale favorable, s'est employé àunifier l'intérieur de l'Empire en assurant sa «Ghalaba» sur les pouvoirslocaux, tout en faisant jouer à l'Égypte le rôle de pôle d'unité dans lecadre de l'Empire ottoman. Ce mouvement coïncide et s'entremêle avecle passage de l'entité libanaise - dont le pouvoir ne peut être lu del'intérieur de cette entité qui ne constitue pas une formation sociale - dela «Ghalaba» Druze à la «Ghalaba» maronite sous le règne de l'émirBachir II.

Le passage de la «Ghalaba» Druze à la «Ghalaba» maronite décrit unmouvement de l'histoire libanaise qui débute au XIXe siècle avec les filsde l'émir Melhem Chéhab convertis au christianisme et, par la suite,avec l'émir maronite Youssef Chéhab (1770)(4). Ce passage se consolideavec l'émir Bachir II qui s'est emparé du pouvoir sans obtenirl'unanimité et la solidarité des familles druzes dominantes, solidaritéqui lui était indispensable pour légaliser sa «Ghalaba», son «illégalitéanthropologique» lui a value l'hostilité des notables druzes - Émirs etCheikhs réunis sous la direction de Bachir Junblat et le soutien desfamilles maronites d'une part et l'alliance avec Mouhammad Ali d'autrepart; il est difficile de considérer la présence égyptienne d'IbrahimPacha en Syrie et au Liban comme un élément «externe» par rapport àl'entité libanaise(5).

«Le souverain ne peut régner qu'avec l'appui de son clan. C'est làson groupe d'agnats qui l'aide dans ses entreprises. Il se sert d'euxpour combattre les rebelles. Il puise dans leurs rangs pour occuperles postes officiels, désigner les vizirs et les collecteurs d'impôts. Ilsl'aident a régner, particulièrement au gouvernement et à toutes lesaffaires importantes.

«C'est du moins, disait Ibn Khaldoun, le cas pendant la premièrephase de la dynastie. A l'approche de la seconde, le souverain semontre indépendant de son peuple, confisque la gloire à son profitet en éloigne son peuple de ses propres mains. En conséquence, sespropres agnats deviennent ses ennemis. Pour les écarter du pouvoirou de la prise du pouvoir, il faut au roi d'autres amis, des étrangers,qu'il peut utiliser contre les siens et qui deviendront ses amis, desamis plus intimes que quiconque. Ils méritent d'ailleurs, plus quetout autre, d'être ses proches et ses clients, d'être ses élus et derecevoir de hautes charges, parce qu'ils sont prêts à donner leur viepour lui, en empêchant les siens de reprendre le pouvoir et leurancienne place.

«Ainsi le souverain ne se soucie plus que de ses nouveaux favoris.Il les comble de bienfaits et d'honneurs. Il leur distribue lesemplois principaux : les charges de vizir, de commandant en chef etde collecteur d'impôts, ainsi que les titres honorifiques qui nereviennent qu'à lui seul et qu'il ne partage même pas avec ceux deson sang. C'est parce que ces gens sont devenus ses meilleurs amis

et ses conseillers les plus sincères. Mais c'est là l'annonce de la finde la dynastie et de la maladie chronique qui l'atteint : résultat dela perte de l'esprit de clan, fondement de la supériorité dynastique.Les sentiments des gens de la tribu dont la dynastie est issue sedétériorent, par suite du mépris dans lequel ils sont tenus et del'hostilité que le souverain leur témoigne. Ils le haïssent etattendent l'occasion d'un changement de fortune. Le grand dangerde cette situation retombe sur la dynastie. Celle-ci est frappée d'unmal incurable. Les erreurs du passé s'accroissent à chaquegénération et finissent par entraîner la chute de la dynastie»(6).

En effet, l'occasion n'a pas tardé à se présenter. La «Ghalaba» deBachir II et de ses clients maronites est mise en question en 1840, lorsde la défaite subie par Mouhammad Ali et par son allié Bachir II; à lasuite de cette défaite les notables druzes expulsés par ce dernier auDjabal druze en Syrie, se remettent à revendiquer leur «Ghalaba»perdue; leur revendication est devenue impossible dans le nouvel ordreinternational où les puissances occidentales ont commencé à intervenirdirectement dans l'équilibre libanais ébranlé par une guerre civile quis'est prolongée une vingtaine d'années (1840-1860).

Cette guerre civile a donné lieu à un nouvel équilibre entre les deuxcommunautés dont la «Ghalaba» est devenue externe: l'installation de lamoutaçarrifyya est venue consacrer la chrétienté du gouverneur aussibien que son origine non libanaise. Le mouvement de Tanios Chahines'insère dans le cadre de la contradiction opposant la communautémaronite représentée par l'Église, aux familles de notables aussi bienmaronites que druzes. Cette lecture historique va à l'encontre d'unecertaine analyse «marxiste» qui identifie le mouvement de TaniosChahine - où l'influence jésuite est manifeste - à la Commune de Paris;elle va également à l'encontre d'une certaine lecture faisant de l'Églisemaronite un «intellectuel organique» assurant l'unité et l'hégémonie ausein de la communauté maronite; cette dernière lecture transpose auLiban l'analyse faite par Gramsci de l'Église en Italie(7).

D'un autre côté, la riposte de Youssef Karam contre le Moutaçarrefne fait qu'illustrer l'impossibilité de la «Ghalaba» maronite à l'époque,

«Ghalaba» qui n'a pu se réaliser que longtemps après, avecl'établissement du mandat français après la première guerre mondiale.

C'est dans ce cadre historique que s'est constitué le pouvoir familiallocal à Zahlé. En effet, le pouvoir local des familles catholiques à Zahléest formé au début du XIXe siècle, à l'époque où la ville faisait partiedes propriétés (Iqta') des émirs druzes Abou Al-Lam'(8); ces derniersétaient considérés comme les plus importants dans la hiérarchie desfamilles druzes après la famille Chéhab, et ils soutenaient à ce titrel'opposition druze contre Bachir II dirigée par Bachir Junblat (9); c'estainsi que, après la mort d'Ahmad Pacha Al-Jazzar en 1804, Bachir IIs'est employé à se débarrasser de l'opposition des notables druzes (10),et à ce titre il a soutenu les chrétiens de Zahlé et les a encouragés à sesoulever contre la «Ghalaba» druze des Abou Al-Lam': la bataille desZahliotes contre la famille druze dominante Al-Qontar en 1825 (11).

C'est dans ce contexte que la nouvelle «Ghalaba» des famillescatholiques de Zahlé _ au nombre de sept selon un mythe généalogiquelocal - émerge en opposition contre l'ancienne «Ghalaba» druze soutenuepar le pouvoir de Bachir II. Ce pouvoir familial local se reproduit aucours du XIXe siècle, pour se diviser en deux camps familiaux sedisputant le pouvoir local : la famille Braydi et la famille Abou Khâter,toutes deux catholiques, les maronites étant minoritaires(12); ce n'estqu'avec le mandat français que ces deux «partis» familiaux seregroupent en un seul parti pour s'opposer au nouveau courant qui seconstituait en dehors des «sept familles», et qui s'appuyait sur lesoutien du pouvoir mandataire français; le chef de fil de ce nouveau«parti» pro-français était Elias To'mi Skaf, le père de Joseph Skaf,député actuel de la ville de Zahlé(13).

A partir de ce bref aperçu historique du rapport entre le pouvoirlocal de Zahlé et le pouvoir au niveau du Liban, l'itinéraire de notrehors-la-loi prend toute sa signification. Son itinéraire commence auMexique, entre 1908 et 1913, où une ruée des émigrés libanaiss'intensifia.

«.. En 1910, le Mexique célébrait le centenaire de son indépendance,c'était une occasion, aussi bien pour le peuple que pour legouvernement, de manifester leur hostilité envers les États-Unis; detous les consuls présents, ils ont porté sur les épaules le Consul duJapon, ennemi des États-Unis. Une vingtaine de jours après cettemanifestation, la révolution éclata au Mexique...»(14)

La révolution mexicaine, dirigée en 1910 par don Francisco I.Madero, et dont le nom d'Emiliano Zapata était parmi les plusbrillants(15), joua un rôle essentiel dans la formation de notre hors-la-loi maronite.

«Un jour je traversais le département de Wahaca, muni de quatremulets sur lesquels je transportais des marchandises à vendre. Auxconfins du village de Boutla, nous avons rencontré - mes deuxcompagnons et moi - un groupe de mille révolutionnaires armés,qui nous ont arrêtés et m'ont demandé mon nom; je leur ai réponduMikhaël Bou'inein, un arabe de la Montagne Libanaise. Je parlaisd'ailleurs bien l'Espagnol. Ne m'ayant pas cru, ils ont pris les mulets,et m'ont arrêté pendant huit heures où je m'attendais au pire. Surce, je leur ai proposé de prendre les mulets et de me libérer, et maproposition les a mis en colère en m'expliquant qu'ils sont desrévolutionnaires et non des hors-la-loi, et qu'il faut attendre leurchef pour examiner mon cas; ce dernier n'a pas tardé à venir et m'ademandé qui j'étais, et je lui ai répondu que je suis arabe...il m'agardé deux jours pour vendre les marchandises auxrévolutionnaires qui m'ont accompagné après chez mon compatrioteque je cherchais. Le chef qui m'a ménagé s'appelle Eltorato DeMorallis, un des camarades du grand chef Emiliano Zapata»(16).

L'étape mexicaine de Bou'inein l'a bien marqué; elle révèle enmême temps la position d'un maronite se définissant comme arabe àl'étranger, et distinguant le révolutionnaire du hors-la-loi. A cette mêmepériode, un autre événement est venu consolider sa foi dans larévolution mexicaine qu'il tenait en haute estime comme modèle àsuivre au Liban. C'est l'assassinat au tribunal même du magistrat quivenait de condamner à mort le père de Zapata que le gouvernementtenait en otage. Ce modèle de révolution a trouvé son occasion

d'application au Liban avec le déclenchement de la première guerremondiale.

Avec le déclenchement de la première guerre mondiale en 1914,les Turcs augmentèrent leur oppression au Liban, ce qui m'a décidéà rassembler autour de moi les jeunes de ma communauté maroniteà Zahlé, et notre décision fût prise de plaire à Dieu ainsi qu'à sesprophètes en assumant la défense des droits de tous les opprimés.Nous étions à la disposition de ceux qui avaient besoin de notreprotection, et nous défendions notre patrie au péril de notre vie etde tout notre avoir.

«Nous avons opposé à la tyrannie des Turcs une résistanceacharnée, et nous volions dans leurs dépôts tout ce qui était à notreportée: munitions et armes qui compensaient ce qu'ils détenaientde nos concitoyens par inquisition. Ce pays est le nôtre, et noussommes ses défenseurs. De tous temps, toutes les histoires dumonde ont admiré le courage et la noblesse des Libanais. Il esthonteux et ridicule de voir les gens de basse extraction nousinjurier au moment où nous sommes loués par nos savants et parles personnes haut placées»(17).

Le modèle de la révolution mexicaine s'habille avec des vêtementsconfessionnels, et se réduit à un groupe de miliciens illégal encontradiction avec le pouvoir ottoman; cette milice qui est apparemmenten coupure avec l'ordre existant, constitue en fait un élément de poidsdans l'équilibre entre les familles catholiques de Zahlé au profit de lacommunauté maronite exclue de cet équilibre. Plusieurs événementsnous le révèlent:

«Le 26 octobre 1914, les soldats turcs arrivèrent à Zahlé, versminuit les rues se remplirent de soldats. Ils convoquèrent leKayem-Makam Ibrahim Bey Abou Khater, ainsi que le chef de lamunicipalité et les cheikhs de la ville, et leur réclamèrent desmaisons pour leur hébergement; leur demande fut satisfaite sur lechamp(l8).

En quittant Zahlé sous la neige, les soldats meurent de froid pardizaines, et les hors-la-loi sautent sur l'occasion pour se procurer desarmes. Les conséquences de cet acte révèlent, dans la structure du

pouvoir familial local, le lieu de 1a décision et la place tenue par lacommunauté maronite et sa milice par rapport à ce lieu.

«En jetant un coup d'oeil sur les cadavres dépourvus de fusils, lechef turc revint le lendemain matin à Zahlé et mit en prison dix descheikhs, afin qu'on lui retrouve les armes volées. Les cheikhsréclamèrent deux jours pour découvrir les voleurs, et tinrent àl'évêché une réunion au cours de laquelle on décida de nousdénoncer au chef turc; mais l'arrivée de Soleiman Farah Al-Ma'louf,Aziz Diab, Khalil Harawi et de Youssef Nammour changea le coursde la discussion, et Ibrahim Abou Khater déclara: écoutez, noussommes aujourd'hui en pleine guerre et nous ne savons pas ce quenous réserve cet État. Dieu soit remercié pour nous avoir envoyé lesarmes à Zahlé, peu importe si c'est par le biais de Mikhaël Bou'ineinou d'un autre, et la réunion fut terminée. Le lendemain j'ai refuséd'aller voir Ibrahim Abou Khater qui me convoqua chez lui, maisKhalil Harawi est venu me demander où étaient les armes, et m'aconfirmé qu'Ibrahim Bey avait seulement l'intention de se rassurersur l'existence des armes à Zahlé, et que rien ne m'empêchait d'allerle voir pour en discuter»(19).

Le lieu de la décision est donc du côté du «parti familial» dominant,représenté par Ibrahim Abou Khater. Bou'inein refuse de répondre àl'interpellation directe de ce pouvoir, il est représenté auprès de cepouvoir par Khalil Harawi qui vient l'autoriser à négocier avec lepouvoir, étant donné que l'absence de la milice maronite était présentedans la réunion en sa personne.

«Le lendemain, et à la demande de Khalil Harawi, je suis allé voirIbrahim Abou Khater qui faisait ses courses à Souk-el-blat. En levoyant, je me suis efforcé d'être gentil en disant : bon jour Bey, jesuis venu solliciter votre grâce; quant à lui, sans me répondre, ilm'a fait signe de le suivre chez lui»(20).

En lui demandant de lui ramener les armes, Bou'inein répondit avecla réserve qu'on garde envers les étrangers et les pions du pouvoirottoman:

«je ferai de mon mieux pour retrouver le voleur des armes de notreSultan; et si jamais je réussis, grâce à Dieu, à savoir qui les a volées

- et je le saurais grâce à vous - je vous enverrai une vingtaine defusils; et le bey s'écria les armes étant chez toi, fais-en donc cadeauà ton ami, vous les maronites, Youssef bey Braydi qui aime tantMar-Maroun (St-Maron), et qui va bientôt devenir Kayem-Makam.Désormais, ne m'adresse plus la parole dans le marché, et ne viensjamais chez moi; va plutôt chez ton ami. rappelle-toi que la corde dela pendaison t'attend, je ne veux plus te revoir, et moi j'ai répondu:- O Bey, Dieu est grand il ne m'arrivera, grâce à vous, que du bien.- le bien consiste à ce que tu sois loin de moi.- à vos ordres bey »(21).

Le hors-la-loi traite avec le représentant du pouvoir local avecréserve, il n'est pas des siens comme Harawi, Abou Khater nous révèlele jeu de la minorité maronite entre les deux «partis familiaux»catholiques. Le hors-la-loi maronite est accusé d'être l'ami de son rivalcatholique Braydi, il nous révèle la nature du rapport existant entre lepouvoir et la milice des hors-la-loi, entre «l'ordre» et le «désordre»,c'est un rapport secret et officieux qui passe par des intermédiaires«légaux» comme Harawi. Les «légaux» discutent entre eux, et chacuntient son illégalité de la société civile à l'écart de la société politique dupouvoir. La réserve du hors-la-loi maronite envers les autrescommunautés trouve ses raisons dans la conscience communautaire:

«. . Tout ce que je possède dans 1a vie, c'est la foi que je soislibanais, et que je m'appelle M. Bou'inein de Zahlé; je remercie Dieupour m'avoir créé dans cette communauté religieuse qui est à lamerci de l'oppression turque, au moment où beaucoup niaient leurpatrie et leur communauté religieuse afin d'échapper à la tyranniedes Turcs. La population de Zahlé était composée de troiscommunautés: les Grec-Orthodoxes, accusés d'avoir une sympathiepour la Russie, les Maronites amis de la France, et tous deux sontles ennemis naturels de la Turquie, et les Grec-Catholiques quiappartiennent à l'Autriche, l'alliée de la Turquie, leur sécurité estdonc assurée. Un comité a été désigné pour recenser les membresde chaque communauté, et on m'a fait savoir que mon nom figuraitsur la liste des Grec-Catholiques, ce qui m'aurait épargné lapendaison ou l'exil. Je suis allé voir le chef du comité turc pourprotester contre cette erreur, en lui disant que j'étais purementmaronite; mes camarades ont fait de même»(22).

L'affirmation de l'identité communautaire est érigée en programmed'action: «adorer Dieu, la famille et la patrie, ce sont là trois voiesuniques»(23). Ses anciens amis qui l'avaient aidé à ramasser les armesse sauvèrent. Ils se sentent mal à leur aise lorsqu'ils le rencontraient enpublic; quant à lui il a fini par éviter leur rencontre et par leur donnerparfois de l'argent. Sa décision est prise de mener une vie de lutte; il adonc enlevé son costume «occidental» pour porter les armes et lecostume «arabe», ce qui a attiré à son égard l'attention des gens qui luidemandaient:

«Comptes-tu voyager à Mossul? et je leur répondais que cesvêtements étaient plus convenables, et que, si je survivais après laguerre, je reviendrai au costume occidental que j'ai porté de 1908 à1914»(24).

Ainsi il envoya ses enfants et sa femme chez ses parents, pourmieux s'adapter au genre de vie qu'il a choisi en dehors de 1a société;mais il n'est pas pour autant en dehors des rapports sociaux lorsqu'il estdésigné par le pouvoir comme contrôleur des récoltes: «Fils du Sultanpendant la journée, je devenais le fils de Zahlé la nuit... les commerçantspouvaient ainsi faire des grandes affaires en comptant sur maprotection pour la libre circulation de leurs marchandises, protectiond'ailleurs bien payée»(25); c'est la «Himaya» moderne.

Sa fonction officielle retrace le mouvement économique de la villede Zahlé dans son rapport avec l'extérieur, au cours de la premièreguerre mondiale:

«J'ai abandonné la fonction de contrôleur après le départ de GibranMassamiri pour Damas, et ma seule préoccupation consistait à fairele trafic du blé vers Zahlé qui fournissait l'approvisionnement àceux qui venaient de toutes les régions libanaises. Le pouvoirmilitaire turc ordonne la réquisition du blé dans toutes les maisonsau profit de l'État. Le voyage nocturne comportait désarmais desrisques, il était à la merci des soldats du gouvernement d'une part,et des nombreux bandits chi'ites de Ba'albek et de ses alentoursd'autre part. Les commerçants de Zahlé achetaient le blé des casas

de Nabek, de Yabroud, de Damas et de Homs... je partais avec leschameaux que je louais à Ba'albek, nous ne voyagions que la nuit, etnous évitions de nous approcher des routes. En revenant, et auxconfins de Ba'albek, nous prenions des précautions aussi biencontre le gouvernement que contre les bandits. Nous avions parmiles chi'ites des amis qui nous venaient en aide, ainsi que desennemis avec lesquels on ne pouvait que se battre. Cet état dechoses se prolongea jusqu'à la fin de la guerre»(26).

En plus de sa fonction d'élément indispensable à l'équilibre dupouvoir local, le hors-la-loi a une certaine légalité auprès du pouvoirottoman qui se sert de lui pour la poursuite d'autres hors-la-loi en lenommant «officier de l'ordre»; la nomination est bien retenue par sondiscours pour retracer le rapport existant entre le pouvoir ottoman etles pouvoirs locaux pendant la guerre. En effet, lorsque Youssef Braydi,le rival politique d'Abou Khater, fut nommé Kayem-Makam de Zahlé, ilavait mis sa maison à la disposition de Djamal Pacha et des officiersturcs; on lui demanda d'arrêter ceux qui étaient poursuivis pour leurhostilité contre les Turcs et qui pourraient se réfugier à Zahlé. YoussefBraydi présenta alors Bou'inein à Rida pacha, chef du conseil de guerre,comme étant le seul capable d'accomplir cette tâche, et il aura commerécompense le titre d'officier avec, à sa disposition, douze soldatsturcs(27). La fonction est de nouveau détournée contre l'État au profitdes patriotes libanais.

«je partis donc avec les soldats sans rien connaître à leur propos,mais je n'ai pas tardé à savoir qu'il y en avait parmi eux unarménien du nom de Sadek, celui-ci m'a avoué s'être déguisé enTurc; il y avait aussi trois afghans, un sergent et un soldatoriginaires d'Albanie. Ils étaient tous prisonniers à Istanbul, et sesont engagés dans l'armée pour sortir de la prison. J'ai égalementconstaté qu'ils aimaient fumer le hachisch, alors je leur en aiamené, et nous nous sommes dirigés vers Kesrwan. Youssef Braydiavait entre-temps prévenu Ibrahim Al-Râ'i, un des recherchés, denotre mission; quant à moi, j'ai chargé Khalil Harawi de mettreNa'oum Labaki au courant.

«J'ai rendu visite à Habib Bey Al-Bitar, le Kayem-Maqam deKesrwan qui m'a chargé d'assurer le sécurité des muletiers qui

prenaient la route de Zahlé-Biskinta-Sannine tous les lundis et qui,de retour le mardi, tombaient sur les bandits de Ba'albek qui leurvolaient les marchandises»(28).

La fonction d'État est donc exploitée au profit de la lutte«nationale», étant donné que les hors-la-loi qu'on poursuivait étaientdes patriotes luttant contre les Turcs, et avaient des bons rapports avecla France. Cette fonction est également exploitée dans un autre sens : lesergent albanais (Rida) déteste le gouvernement turc, il s'est engagécontre son gré dans l'armée pour échapper à la prison d'Istanbul, ilinjuriait les Turcs devant Bou'inein en lui proposant l'évasion pourformer une troupe de Bandits et lutter contre le gouvernement turc.Bou'inein, qui évitait au début ce genre de conversation avec lui, etaprès s'être rassuré de sa sincérité, s'est mis d'accord avec lui pour sediriger à Aley et ramener les soldats afin d'entreprendre lesoulèvement prévu.

«Nous donnions signe de vie à Aley tous les vingt jours. Ainsi j'ai puvoir de près toutes les horreurs qui ont valu à Aley sa réputationpendant la première guerre mondiale. Un jour, j'y ai assisté à ungrand rassemblement, on se préparait - d'après ce qu'on m'aexpliqué - à accueillir Jamal Pacha .. l'émir Chakib Arslan, prince dela rhétorique, arrive à la tête d'une délégation druze. Ensuite arriveSalim Bey Thabet, à la tête d'une délégation de notables avecMichel Sursok. Tout le monde attendait l'arrivée de Jamal pacha...l'émir Chakib Arslan et Salim bey Thabet étaient les premiers à lesaluer, ensuite les délégations défilaient devant lui en baissant latête...

«Ce spectacle m'a fait penser à ces gens comme l'émir Chakib, d'unegrande famille druze, et Salim Thabet, prince de la tribune,comment ils acceptent de se soumettre à un homme tatar commeJamal le tyran, dont on ne connaît pas l'ascendance... ma dignités'est alors révoltée, et il m'a semblé qu'il était plus commode etmême préférable de mourir honnêtement plutôt que de voir leschefs du pays intimidés par cette affreuse créature.. Si les chefs dupays s'abaissent devant les tyrans, je ne serai donc bon à rien; lesvoilà les uns en prison, les autres en exil, laissons ces idéesinquiétantes et fatigantes de côté, et poursuivons notre cheminprédestiné, puisse Dieu délivrer ses sujets...»(29).

C'est ainsi que l'idée du soulèvement commença à mûrir dans satête, surtout en faisant la comparaison avec la révolution mexicaine qu'ila vue à l'oeuvre. Pourquoi ne pas suivre la voie des révolutionnairesmexicains? Le sergent albanais Rida présenta au conseil d'Aley lerapport médical de Bou'inein; quant aux soldats albanais qui devaientformer une bande contre le gouvernement, on les a envoyés au canal desuez avec l'armée turque qui s'apprêtait à attaquer les Anglais, et leSergent Rida a été chargé, avec des soldats turcs qu'il ne connaît pas,d'assurer la protection du Charif Haydar, convoqué d'Istanbul pourremplacer le Charif Hussein, complice des Anglais. Le projet de«révolution» a donc échoué, et Bou'inein s'emploie à reformer sa bandemaronite de Zahlé.

«J'ai demandé alors à Sem'an de régler ses affaires de famille, et jelui ai donné dix livres d'or pour louer une petite boutique qui nousservira de lieu de rencontre, et je me suis mis à apparaîtrefréquemment dans la ville de Zahlé pour donner l'impression que jesuis en retraite».

Le choix de ce genre de vie n'est que le reflet d'une division réelledans sa situation sociale, refus de la vie normale de tous les gens car,«normalité» est synonyme de capitulation et de soumission au pouvoirottoman; mais d'un autre côté, ce refus n'est pas radical dans la mesureoù il a sa place et sa fonction dans la structure du pouvoir local quitraite - mais officieusement - avec le hors-la-loi pour régler ses proprescontradictions; cette division est reproduite dans le discours du hors-la-loi à tous les niveaux des événements:

«Le 10 Janvier l916, Ibrahim Pacha Na'man Al-Ma'louf meconvoqua; je suis donc allé le voir à la banque, et je l'ai salué à lamanière des pachas, moi qui étais expert en la matière vu lafréquence des Pachas à l'époque. Cette manière de saluer étaitdistinguée des autres, eu égard à la noblesse du titre, surtout celuiaccompagné de la grade de Mirmiran : on lève la main droite, onincline la tête en avant avec un mouvement du corps indiquantl'obéissance et mettant en relief le prestige de la personnesaluée»(30).

C'est le même hors-la-loi révolté qui s'indignait à Aley à la vue desnotables libanais saluant Jamal Pacha en baissant la tête, cette divisiontransparaît à travers le moindre contact avec le pouvoir familial local:

«.. et nous nous sommes dirigés tous les quatre - Sem'an, GiryusHanna et moi - vers le quartier où Ibrahim bey Abou Khaterdonnait des ordres à ses hommes. Il n'a même pas répondu à notresalutation. Giryus dit alors : vous ne répondez pas? il nous regardeet dit: comment vous amenez Bou'inein chez moi? rentrez chez vousavant que les passants disent que j'approuve tous ses actes. Cetindividu ne vivra pas longtemps»(31).

Mais ce reniement n'est pas effectif de la part du pouvoir local quis'intéresse de près à ses actes. Bou'inein est bien placé pour le savoir, etpour ne pas prendre au sérieux son discours explicite de dédain:

«... Il me regarde alors en disant : raconte-moi ton voyage avec lePacha, ainsi que les autres aventures par lesquelles tu es passé.Quel est le secret de ta réussite? Comment t'es-tu comporté enversEnkidar? et j'ai nié d'être au courant de toutes ces histoires endisant que, de nos jours, tout homme courageux doit faire autantalors il me dit:

- tu n'es pas sincère avec moi car tu rends service aux autres;quand j'étais Kayem-Maqam je t'ai demandé un service d'arrêterAmin Boumhaya et de le livrer à l'État, mais tu m'as menti en lelaissant fuir, lui qui a tué un homme du côté de Kferselwan.

- C'est vrai, mais permettez-moi à présent de tout clarifier.Rappelez-vous le jour où vous m'avez convoqué au Sérail enmenaçant de me mettre en prison si je ne vous livrais pas AminBoumhaya dans deux jours «tu n'en sortiras jamais, me disiez-vous,même si votre Mar-Maroun venait en personne, et à pied me ledemander»(32).

Sur ce, je suis donc allé raconter cela à Farès Gédéon - rivalmaronite d'Abou Khater - qui est parti sur le champ à B'abda(centre du gouvernement), à la tête d'une délégation, pour vousaccuser auprès de Habib Pacha Al-Sa'd - deuxième président de

république au Liban - d'anti-maronite, en présence et avecl'approbation d'Abou-Wadi' Al-Ma'louf, notable catholique de Zahlé.

- Abou Wadi' s'est donc converti au rite maronite pour s'indignerde l'arrivée à pied de Mar-Maroun?

- Ce n'est pas ma faute.

- Il l'a pris comme prétexte devant Farès Gédéon. Mais toi, quellenaïveté de ta part d'aller raconter à mes adversaires ce que jevous avais dit?

- Permettez-moi Bey de vous raconter la suite: Farès Gédéon m'atoujours dit que vous n'arrêtez pas d'injurier Mar-Maroun. Et àvous écouter, j'ai réalisé que c'était vrai; c'est pour cela que jesuis allé lui raconter, et il a fait le nécessaire avec ses amis.Ibrahim Abou Khater demanda alors à son cousin Giryus Al-HajChahine de s'en aller avec ses amis et nous sommes partis»(33).

Ce discours révèle l'écart et la faiblesse de l'État devant la sociétécivile, société de la tribu, de la famille et de la communauté. C'est cetécart qui est l'acte constituant du hors-la-loi «rendant des services» àl'État; cette fonction lui permet de jouer sur les contradictions au sein dupouvoir local - contradictions familiales et confessionnelles - d'une part,et sur la contradiction opposant le pouvoir familial local au pouvoircentral.

Ces «services» rendus par un hors-la-loi maronite à l'État -représenté par les familles catholiques - rentrent dans le compte de lacommunauté maronite, qui a ses «vrais représentants», dans l'équilibredu pouvoir local. Le discours du hors-la-loi vient contester cet équilibrede fait:

«... Puis Khalil Harawi me convoqua pour m'annoncer que lesnotables de Zahlé, de toutes les communautés, ont tenus uneréunion à l'évêché à la fin de laquelle la décision était prise deramener à Zahlé les orphelins arméniens se trouvant à Ryak.

- Il n'y a que toi pour assumer cette tâche.

- Pourquoi on ne me le demande pas directement ?

- Parce qu'ils ne sont pas en rapport avec toi.

- Comment Pourrai-je rendre service à des gens qui ne meprennent pas au sérieux?

- Tout le monde t'estime, mais on craint tes activités contre leGouvernement et puis chacun d'eux a peur pour sa famille.

- Et moi ? n'ai-je pas une famille?

- Ils ne peuvent pas agir comme toi. Ils souhaiteraient te voirdemain, alors à toi de réfléchir si tu peux leur rendre ce service.

- A cet égard, je ne rends service qu'à moi-même, car il s'agit d'unacte de charité»(34).

C'est cette division dans sa situation qui pouvait évoluer dans deuxdirections opposées: celle de la coupure radicale avec le pouvoir local etson jeu, cela supposait un autre programme d'action et une dimensionidéologique différente de celle du pouvoir local, cette division pouvait,d'autre part évoluer dans le sens de se mettre au service du pouvoirétabli, la fonction de hors-la-loi étant une nécessité rémunéréeinhérente à la faiblesse de l'État vis-à-vis de la société civile, ce qui étaitle cas de Bou'inein:

«... à ceux qui me précipitent à écrire tout ce que je connais de lapériode de jeunesse qui a duré dix sept ans - de la fin de la périodeottomane jusqu'au début du mandat français - je réponds que je nepourrais pas aller vite, car je tiens à préciser les noms, les lieux etles dates afin que ce livre devienne une référence pour leshistoriens et les chercheurs.

«En pensant aux horreurs perpétrées par les Turcs au cours decette période critique, je sens comme un courant électrique passerdans mes veines. Les blessures du corps se cicatrisent toutes seules,tandis que celles de l'âme ne se cicatrisent que par la vengeancequi caractérise les Arabes authentiques.. c'est en prenant la part dela vérité et de la franchise que j'ai vaincu les criminels, et qu'avec

l'installation de tout nouveau gouvernement au Mont-Liban, lepouvoir avait recours à mes services.

«A leur arrivée en 1914, les Turcs m'ont désigné à leur service;mais, ayant découvert leurs intentions ainsi que leurs pratiquescriminelles, j'ai fait volte-face pour sauver les patriotes qu'onm'avait chargé d'arrêter. Ensuite arrivèrent les armées anglaises en1918, On a mis sous mes ordres une cinquantaine de soldatshindous; ma tâche consistant à diriger des patrouilles dans la Béqâ'aussi bien qu'à Zahlé; les livres anglaises que je touchais témoignantde la haute place que j'occupais parmi les gens. Les vêtementsanglais que j'ai portés n'ont réussi ni à fléchir mon patriotisme ni àme rendre dupe des visées anglaises au Liban. Je n'ai pas tardé àquitter mon poste et à lutter contre eux. Tout le monde est aucourant comment j'ai arraché la pétition à celui qui la faisait signer,et comment j'ai organisé une manifestation devant le comitéaméricain qui était venu enquêter à Zahlé; mon libanismeintransigeant m'a donc valu les menaces et les tortures.

«Au départ des Anglais, arrivèrent les Français; ils m'ont désignémembre de la première brigade de la milice nationale. L'un deschefs libanais qui m'a demandé un jour quelle était pour moi ladifférence entre les autorités qui se succédèrent au Liban, j'airépondu: les Turcs ne sont honnêtes, ni envers eux-mêmes nienvers leurs sujets, les Anglais sont honnêtes envers eux-mêmes etnon envers les gens, c'est dans leur seul intérêt qu'ils défendent lajustice et non au profit des autres. Quant aux Français, ils nousdonnent beaucoup de conseils, nous en prenons beaucoup plus qu'ilnous est possible de leur rendre; de tous les gouverneurs que j'aipu fréquenter, ce sont les moins mauvais»(35).

Entre l'Ottoman et l'Anglais.

Fin 1917, début 1918 la famine s'intensifia, les maladies serépandirent dans les rangs de l'armée turque, l'épidémie se propageaparmi la population. La chute de la neige commença, les routes sebloquèrent, le froid redoubla de façon inhabituelle, le nombre des mortssur les routes de Zahlé et aux alentours augmenta parmi les gens quiquittaient les villages du Mont-Liban.

Zahlé grouillait de gens qui venaient de toute part. La période defroid commença et frappa durement les soldats turcs délaissés par leurscommandants et leurs officiers; ils mourraient par dizaines tous lesjours, et leurs camarades les enterraient dans les plantations de Zahlé.La municipalité se chargeait de nettoyer les rues des cadavres et lesenterrait. Les enfants erraient, sans familles pour se préoccuper de leursort, ils se nourrissaient de ce qu'ils trouvaient, et la nuit ils dormaientdans des huttes sous la pluie, n'importe comment.

Le 15 septembre 1918, Bou'inein se promenant au sommet du montZeina, une hauteur surplombant Ryak base de l'armée turque etallemande, et entrepôt de munitions. Muni de jumelles, il se rendait tousles matins sur ces hauteurs pour observer les mouvements de l'arméeautour et à l'intérieur de la gare. Il lui était habituel de voir tous lesmatins un avion aller en reconnaissance, depuis Ryak, observer lesmouvements de l'ennemi qui était déjà en Palestine, et retourner à Ryakau bout de trois heures; ce jour là, il a vu l'avion décoller et revenirrapidement contrairement à son habitude. Après son atterrissage, onentendit le canon, comme le grondement continu de tonnerre, mais onignorait son point d'origine; quelques instants plus tard, un énormeincendie se déclara dans la gare, il vit de son poste éloigné le feus'étendre de toutes parts et atteindre les dépôts de munitions.. lesexplosions se succédaient, la terre tremblait «comme au jour dujugement dernier».

A l'aide de ses jumelles allemandes, il vit l'armée turque courir departout en direction des trains qui les emmenaient vers le nord.L'après-midi de cette journée historique, Bou'inein a appris que lestroupes anglaises avaient pénétré et occupé Damas, et que l'aviationavait bombardé Ryak en prévision de l'occupation de ces régions. Il étaitconnu que Ryak était la base du commandement, ainsi qu'un vasteentrepôt de munitions de la quatrième armée turque commandée parJamal Pacha.

Le lendemain, Tahsin Bey, Kayem-Maqam turc de Zahlé, quitta laville et se rendit à Istanbul. Les troupes turques commencèrent à se

retirer de Zahlé et de ses environs avec leurs officiers. Les avionsbombardèrent la voie ferrée et l'endommagèrent. Lorsque la populationréalisa la défaite des Turcs et leur débâcle, elle se précipita, «sansdistinction de religion», prit les armes et décida d'attaquer la gare deRyak et de voler ce que le feu avait épargné. En voyant cela, Bou'ineinse dirigea vers la maison de l'avocat Melhem Bey Khalaf, qui avait sesentrées au gouvernement et connaissait les nouvelles mieux quequiconque, quand il vit Bou'inein il lui dit : Dieu t'a épargné et t'a libérédes Turcs. Il lui explique que les Turcs ont été vaincus, ils ont quitté cesterres et ont abandonné provisions, armes, munitions et tout ce qu'ilspossèdent sur les routes et dans des endroits que personne n'ignore.«Des biens sans propriétaires, va et profites-en c'est une occasions quine se reproduira pas».

Il décida alors d'aller chercher les vaches laitières de Damas, surlesquelles il se morfondait depuis leur arrivée à Zahlé, au début de laguerre, alors qu'il les voyait passer par les marchés de la ville allantvers les pâturages, leur lait allait exclusivement aux officiers. A chaquefois qu'il les voyait, il se disait que ces vaches étaient à lui, les Turcs lesavaient volées et Dieu rendait les biens à ceux à qui ils appartenaient.

Deux jours après sa main mise sur les vaches de Damas, il futconvoqué par les nouvelles autorités de Zahlé représentées par lesnotables des familles. Ibrahim Abou Khater le menaça, en lui faisantcomprendre que le vieux temps des Turcs a changé, et qu'il ne pourraplus jouer avec le gouvernement militaire britannique. On lui expliquaqu'il devra ramener les vaches, étant donné que les entrepôts des Turcsà Zahlé devront être remis au commandant anglais, et que leur instanceau pouvoir est responsable de tout cela et doit rendre des comptes aucommandant général dès son arrivée à Zahlé. Derrière tout ce discours, ila appris en quittant «leur tribunal» qu'ils voulaient récupérer lesvaches pour leur usage personnels.

«je restais perplexe en pensant à ces gens et à la façon dont ilsm'avaient parlé au Sérail, me menaçant des Anglais qui allaientdémolir Zahlé si les vaches restaient en ma possession, mais les

Anglais ne feraient pas un geste si ces vaches étaient distribuées àces notables exemplaires. Celui-ci veut la vache grise, l'autre lanoire. Ils ont oublié les termes dans lesquels ils m'ont parlé, etmaintenant chacun d'eux veut avoir la vache qui lui plaît. Comme simoi j'avais bravé tous les dangers pour ramener ces vaches d'entreles griffes des lions uniquement pour les distribuer à ces héros quis'adressent à moi dans un langage de gens instruits etconscients»(36).

Sur ce, il décida alors de vendre les vaches pour son propre compte.Le hors-la-loi s'habille à l'européenne et s'apprête à accueillir lespremières troupes britanniques qui arrivèrent à Zahlé le 3 octobre1918; l'événement est alors décrit en détail:

Au grondement des tambours les officiers avançaient, leursdécorations brillants sur leurs uniformes, et tous avaient un air debonne santé; même leurs chevaux avaient le poil brillant, signe de leurbonne nutrition, leurs armes aussi brillaient de mille feux.

Un attroupement se forma autour de l'un des prédicateurs sur laterrasse de la maison de Chéhadé Chéhadé:

«suivez-moi, disait-il, que l'on rende grâce à Dieu qui nous adélivrés de la présence des Turcs et de leur despotisme, et nous aenvoyé les Anglais. C'est un jour de joie que nous a accordé Dieuafin qu'on le bénisse»(37).

Il descendit de la terrasse suivant les soldats et suivi par la foule.Quand ils arrivèrent devant le Sérail, les soldats étaient déjà en place lamusique militaire éclata, le drapeau britannique fut hissé sur le dômedu Sérail, et le commandant s'adressa à la population en disant:

«ce drapeau britannique n'a jamais flotté au-dessus d'une villepour en redescendre un jour»(38).

les gens s'interrogeaient sur ce que disait le commandant, de mêmeque sur ce que lui répondait Chéhadé Chéhadé, car ils ne comprenaientpas l'anglais. L'un d'eux traduisit les paroles de Chéhadé :

C'est Dieu qui vous a envoyés vers nous pour nous gouverner, alorsles gens abandonnèrent le commandant et Chéhadé à leurs discours, etchacun rentra chez lui. Les gens disaient entre eux:

«qui est-ce qui a confié à Chéhadé la tâche de tenir ces propos. LesTurcs sont entrés au Liban au début de la guerre avec lesAllemands, ils sont entrés par la force des armes et ont envahitoutes les régions qu'ils voulaient; aujourd'hui les anglais arriventchassant les Turcs: un violeur qui chasse un autre violeur et avecun discours cet homme les rend propriétaires comme si cette terrelui appartenait»(39).

Cette nouvelle se répandit dans Zahlé et dans tous les alentours, Lesgens se révoltèrent et se réunirent secrètement par peur del'envahisseur. Le sort du pays demeurant sombre, personne ne savait cequi allait advenir, ni comment allait se stabiliser la situation,

Un des notables de Zahlé, représentant le pouvoir familial, tint cespropos:

«Les gens insultent Chéhadé, son acolyte Ibrahim Khoury et saclique. Ils ont encaissé le prix du pays d'avance, et ont payé deshommes qu'ils ont lâchés dans les marchés, laissez-les à leur sort..Notre indépendance est garantie par sept nations, nousn'accepterons ni les Anglais ni d'autres».

«... Chéhadé est un pasteur protestant et n'a rien à voir avec lapolitique du Liban. Celui qui l'écoute est un étranger à Zahlé. Nousn'acceptons pas le Royaume de Dieu qu'annonce ce prédicateurpayé et non inspiré du ciel».

Entre l'Anglais et le Français

Bou'inein avait ses sources d'information auprès des représentantsde la communauté maronite qui sont renseignés mieux que quiconquede ce qui allait advenir. En passant par le village de 'Achkout, il rendvisite à son ami le Père Abdallah Mass'ad qui le met au courant de la

situation politique et de ce qu'il faut faire pour défendre l'indépendancedu Liban.

«- Nous prions tous Dieu de tout notre coeur pour qu'il vienne enaide aux Anglais et les éloigne. Chez nous l'on dit : le démon que tuconnais vaut mieux que l'ange que tu ne connais pas. Nousn'abandonnerons pas les Français pour créer des liens d'amitié avecd'autres sans raisons valables, trahissant ainsi les promesseshistoriques. Telle est la situation dans le Mont-Liban. Quant à vous,les Zahliotes, vous êtes aux frontières du Liban, et nous comptonssur vous pour le défendre si besoin est.

- Mon révérend père, lui dis-je, à Zahlé nous portons tous les armessans être appelés à l'armée, et vous le savez .

- Mais, dit-il, nous entendons parler de partis chez vous travaillantcontre l'État Libanais. Est-ce vrai?

- je lui répondais que nous avions un parti dissident, comme danstous les autres pays, mais c'est un parti qui ne s'affiche pas parpeur de la majorité existante à Zahlé. Ils appairent en secret pourencaisser de l'or qu'ils redépensent dans les marchés de Zahlé. Ilsprofitent et font profiter les gens. Il n'y a là aucun mal, mais ilsn'osent pas se montrer. Tous ceux qui ont droit à la parole à Zahlésont des Libanais authentiques» (40).

Après la défaite des Turcs et l'arrivée des Anglais à Zahlé, unedélégation maronite menée par Khalil Harawi et Nagib Cham'oun serendit à Bkerki pour féliciter le Patriarche Maronite de la fin de laguerre, Bou'inein se joignit à eux. Il entendit les mêmes propos tenuspar le Père Mass'ad, et c'est dans ce sens qu'il va oeuvrer à Zahlé contreles Anglais et contre le parti arabe de Fayçal. Ses activités lui ont valu lapoursuite judiciaire et la clandestinité.

En passant par Khalil Harawi à Hoche Al-Omara avec ses camarades,il rencontre chez lui les notables maronites de Zahlé en réunion avec leconseiller français; ce dernier en accord avec les notables maronites,délivra à la bande de Bou'inein des papiers personnels afin que

personne n'entrave leur chemin à l'intérieur des frontières du Liban. Illeur demanda de ne pas se rendre dans le «vilayet», et de ne paspénétrer à M'allaqa. En bref le hors-la-loi s'est mis avec sa bande auservice du nouveau pouvoir qui s'annonce, avec l'approbation desnotables maronites misant sur le projet français au Liban; la mise enapplication commence au cours de l'année 1919. Bou'inein nous dressele tableau du nouvel équilibre du pouvoir local tiraillé entre les Anglaisles Français et les partisans de l'émir Fayçal.

L'année qui se présentait était accueillie avec l'espoir de voir lesjours à venir bien plus fastes que ceux qui les avaient précédés, maisl'espoir a été vain. Comment donc retrouver la quiétude d'esprit lorsqu'àZahlé de nouveaux «Za'amats» (leadership) apparaissent. Ces za'amats semanifestent dans les souks de la ville, et une main agissant dansl'ombre les dirige et les alimente en livres d'or «frappées d'un cheval».Cette catégorie de gens porte les armes et menace les simples et lesbesogneux. Personne ne peut rien affirmer de l'avenir. Les gens font dessupputations. Certains parlent d'un mandat britannique sur le pays,d'autres affirment que ce mandat sera français. D'autres encore disent :un mandat arabe, auquel cas le gouverneur sera son Excellence l'émirFayçal Ben Hussein Al-Hachimi. Voilà tout ce que disent les genslorsqu'ils se réunissent. Ils sont également nombreux ceux qui disent :nous sommes libanais. En vérité, les gens sont perdus.

Tous ceux qui, tambour et trompette au vent, font des discoursdans les rues en faveur des Anglais sont des honnêtes gens. Leur chefest Chéhadé Chéhadé. Quant à ceux qui portent les armes aux côtés de cedernier, ce sont tous des mercenaires vils menés par Aziz Hourani. C'estun étranger à Zahlé, et Dieu seul sait qui sont son père et sa mère... Lesconditions nées de la fin de la première guerre mondiale ont mené cesgens vers Zahlé, où ils se sont installés. Ces mêmes conditions leur ontpermis de porter des armes.

Cette situation s'en est trouvée renforcée grâce au «blanc-seing» àeux donné par les Anglais. C'est ainsi qu'ils ont commencé leursagissements et leurs manoeuvres dans les souks et les rues de Zahlé,

s'attaquant à tout homme incapable de leur faire face. L'objectif de cesindividus de bas étage est de provoquer des problèmes et des incidentscontre le gouvernement du Liban, lequel avait été constitué par HabibPacha Al-Sa'd. En cette année Zahlé est devenue un champ de bataille.Toutes les nuits les balles ne cessent de siffler. Les agressions contretout un chacun se multiplient.

L'objectif est d'humilier les gens et de briser chez eux toute velléitéde résistance et tout esprit indépendant afin de contrôler la population,avant l'arrivée de la commission américaine qui, selon la rumeur, étaitattendue au Liban afin de mener un référendum dans le cadre duquelles indigènes devaient s'exprimer sur l'identité du mandataire quidevait prendre le pays sous sa houlette: anglais ou français? tel étaitl'objectif fixé par ceux qui ont armé ces mercenaires de bas étage, et qui«fermaient les yeux» sur leurs agissements, leurs vols et leurs crimes.Ainsi donc tout cela se produisait à Zahlé sous les yeux de monsieur leKayem-Makam Ibrahim Bey Abou Khater, lequel observait les choses deloin, et opposait une fin de non-recevoir à toutes les plaintes présentéescontre ces mercenaires. Le gouvernement local faisait donner les ordresà partir de B'abda, mais toutes ses décisions avaient un caractèreprovisoire.

Après avoir longuement réfléchi à toutes ces questions, Bou'inein etses camarades se sont réunis au domicile du «Moukhtar» des Maronites,cheikh Ass'ad Abi Rached, et avaient décidé - «nous maronites» - dedéfendre leurs droits particuliers. Ou bien nous serions éliminés deZahlé que nous abandonnerons si les mercenaires et ceux qui lesappuient tentent de s'opposer à la politique libanaise générale. Ou alorsnous mourrons et nous brûlerons tout opposant. Ceci décidé, nousprimes nos armes et refimes notre apparition dans les souks. Notrecentre de ralliement était souk-el-blat au café de Mikhaël Chnouni.

les soldats anglais cantonnés à Zahlé n'intervenaient pas dans lesaffaires de la population; pour leur part, ils évitaient de circuler àproximité de leurs centres de cantonnement. Quant à la force militairelibanaise présente à Zahlé, elle se trouvait composée de deux officiers

maronites; ils n'avaient donc rien à craindre d'eux, parce qu'ils sontconscients de l'attitude tyrannique du Kayem-Makam et du procureurgénéral à leur égard, et qu'ils savent ce qui se trame dans l'ombrecontre la politique du Liban. Bou'inein et ses camarades commencèrentà prendre la parole publiquement, et à menacer tous ceux qui semanifestaient contre le gouvernement du Liban et contre sa politique.

«Mikhaël Boutakka dit: l'heure approche, Abou Salim, je luirépondais: nous sommes prêts. Nous commencerons par la «tête» etnous laisserons les mercenaires, puis nous verrons ce qu'ils feront.Il me dit: qu'entends-tu par la tête? je répondais: le Kayem-Makamde Zahlé, Ibrahim Bey Abou Khater. Nous nous rendrons chez lui,nous ouvrirons le feu, nous briserons et détruirons tout ce que nousserons en mesure de détruire, puis nous nous dirigerons auprès duprocureur général, Amin Alouf, et nous lui exprimerons nos voeuxles plus chers à coups de balles de Manser, type Ottomanamélioré»(41).

C'est ainsi qu'avec l'établissement du nouveau pouvoir - La France -l'activité de notre hors-la-loi prend une plus grande dimension. Pourcontrecarrer la «Moumâna'a» musulmane rassemblée en 1920 autour del'émir Fayçal appuyé puis lâché par les Anglais, le pouvoir français,appuyé par les notables et les intellectuels maronites, avait besoin pourse consolider d'hommes à tout faire, de hors-la-loi comme Bou'inein quisont à même de mener les gens sous la bannière d'un discours«libaniste» et «confessionnel». «l'intellectuel organique illettré», le hors-la-loi est toujours l'objet d'une division: d'un côté nous trouvonsBou'inein, le maronite, se soumettre au nouveau pouvoir et servir lesFrançais, tellement il est convaincu par un certain discours idéologiquequ'il a fini par démystifier, une fois le pouvoir consolidé et n'ayant plusbesoin de gens illettrés comme lui.

D'un autre côté, nous trouvons un autre hors-la-loi chi'ite - MelhemKassem - s'opposer à ce nouveau pouvoir, en menant une lutte arméecontre le mandat français en 1920 et au cours de la Grande RévolutionSyrienne de 1925-1927.

Le genre de «Moumâna'a» auquel appartenaient ces deux catégoriesde hors-la-loi est le même: les anciens rapports sociaux (tribu, famille,communauté) qui se défendent contre le pouvoir qui s'annonce. Maisl'un - Bou'inein - est imprégné d'un contenu idéologique qui se constituedans le cadre de la montée de la Ghalaba maronite appuyée par lemandataire; la «Ghalaba» naissante de la communauté maronite seservait de la révolte des déshérités, comme Bou'inein, pour consoliderson pouvoir contre les familles et les tribus qui s'appuyaient sur l'ancienpouvoir ottoman. Tandis que l'autre - Melhem Kassem - est imprégnéd'un contenu idéologique constitué dans le cadre de la «Ghalaba»musulmane menacée par le nouveau pouvoir qui s'installe, la «Ghalaba»musulmane chancelante se servait des hors-la-loi, comme MelhemKassem, pour défendre son pouvoir familial et tribal contre la nouvelle«Ghalaba» maronite soutenue par la domination étrangère; l'Émir Fayçaln'est pas dépourvu du soutien anglais.

Les deux hors-la-loi qui ont combattu ensemble contre la tyranniedes jeunes Turcs pendant la première guerre mondiale, se retrouventdans deux camps politiques différents à la veille du mandat français;mais, avec la consolidation du nouvel État, leurs services «officieux»n'ont plus d'assises, ils sont donc rejeté par le nouveau pouvoir endehors de l'État hégélien (mandataire) qui se coupe de plus en plus de lasociété civile et de ses hors-la-loi. L'itinéraire de notre «intellectuelillettré» illustre ce procès constitutif du nouvel intellectuel moderne setrouvant en coupure avec l'idéologie pratique divisée.

Au cours de l'année 1920, des membres du Conseil d'administrationdu Liban - dont Youssef Bey Braydi - furent arrêtés à cause desrapports étroits qu'ils avaient maintenu avec le gouvernement arabe del'émir Fayçal à Damas. Bou'inein rapporte que c'était à cause dessommes d'argent qu'ils ont dû toucher du Charif Fayçal; c'est à l'époqueoù des troupes françaises s'apprêtaient à marcher sur Damas. Bou'ineindécida de combattre à côté des Français. Il se rendit auprès duconseiller Français siégeant à Zahlé pour le lui proposer, et le conseillerlui demande de l'accompagner, avec une vingtaine de sa bande, dans lacampagne qui sera entreprise pour occuper la Syrie.

«Vers la fin du mois de juillet de l'année 1920 - c'était un vendredi- les soldats français commencèrent à se regrouper dans la régiondes aires de battage à Zahlé en vue de marcher sur Damas etl'occuper. Le conseiller nous donna pour instructions de nousmettre en route à minuit avec les soldats. Ils nous donnèrent deschevaux. Nous nous rendimes sur les aires de battage en attendantl'heure fixée. Le conseiller me dit: Écoutez Bou'inein, vous Zahliotes,vous ne me quitterez pas. Suivez-moi. Partout où je vais, suivez-moi. A minuit, les armées s'ébranlèrent: Toufik Ariane et ses gensaccompagnèrent la brigade qui se rendait à Wadi Al-Taym,Mouhammad Chamdine Dandache et Ibrahim Hajj Soleiman(Chaman de Boudaï), accompagnèrent la brigade qui se dirigea versle pays de Ba'albek. Cheikh Chéhab Chmat de Serghaya se renditavec ses gens avec la brigade constituée en vue de conquérirDamas»(42).

Au cours de cette campagne, Melhem Kassem se trouvait dans lecamp adverse; et chacun des chefs de tribus ou de familles, musulmanset druzes, faisant partie de la campagne française contre Damas, avaitdes parents dans le camp adverse dirigé par l'émir Fayçal.

La Grande Révolution Syrienne.

Un autre événement vient illustrer cet itinéraire d'une façonremarquable: c'est la Grande Révolution Syrienne de 1925 - 1927 quiest réduite par le discours de Bou'inein, devenu officier de lagendarmerie, à l'oeuvre «irresponsable» de hors-la-loi et de banditscontre lesquels Bou'inein lutta à la tête d'une troupe de 500 Zahliotesqu'il a formée et mise au service des Français:

«J'abandonnais ma fonction au sein de la gendarmerie. J'ôtais monuniforme et je m'installais chez moi, attendant les nouvelles de larévolution de Houran. Peu après, cette révolution s'étendit etengloba toute la Syrie, et toucha certaines parties du Liban à WadiAl-Taym. Quant aux causes de ce mouvement, elles étaientnombreuses. Ceux qui écrivent dans les journaux sont tous desdocteurs. Ils ont des connaissances dans le domaine scientifique, etils possèdent l'art d'écrire et d'enjoliver les mots bien frappés, motsqui satisfont les gens et les éloignent de la vérité réelle que nous

apercevions de nos propres yeux. Chacun de ces journalistes nedécrivait pas suffisamment les atrocités que ces révolutionnairesavaient commises dans les cazas de Hasbaya et de Rachaya. Commeje suis libanais, il m'importe de faire le récit des événementsauxquels j'ai assisté en personne, et au cours desquels j'avais étéplacé dans une situation de défenseur.

Le «Zaïm» de cette bande criminelle était Zeid Al-Atrache, frère deSultan Pacha. Originaire de Krayyi, dans le Djabal Druze, il étaitsecondé par Hamzé Darwiche, au dire des gens. Ils avaient quitté leHouran et s'étaient dirigés vers Wadi Al-Taym. En route, ils avaientpillé tous les villages de leurs compatriotes chrétiens, et ils avaienttué tous ceux d'entre eux qu'ils avaient rencontré, hommes, femmeset enfants. En arrivant à Hasbaya, sans rencontrer une résistancenotable, ils pénétrèrent dans la localité et se mirent à brûler lesmaisons des chrétiens après les avoir pillées, et ils tuèrent tousceux qui avaient été incapables de prendre la fuite ou ceux quiétaient restés chez eux, en croyant que la révolution avait étédéclenché seulement contre le mandat français. C'est ainsi que lapopulation chrétienne se mit à fuir avant l'arrivée desrévolutionnaires»(43).

Lui qui a l'habitude de décrire une situation politique avec sesmoindres détails, en retraçant l'enjeu d'une conjoncture et lesmotivations des parties en lutte, il réussit ici, par son discours«catastrophique» sur les chrétiens «victimes» des massacres, à cacher levéritable enjeu:

En effet, le comité syro-palestinien publia, le 15 juin 1916, unopuscule remettant au point toutes les affaires, réfutant les accusationsportées contre lui, et donnant le programme du gouvernement syrienréclamé par tous les habitants.

C'est à ce moment que commencèrent des pourparlers entre ladélégation syrienne à Genève et le ministère des affaires étrangères.Voici les revendications de la délégation syrienne, composée de l'émirChakib Arslan, du prince Michel Lotfallah, d'Ihsan Djabri et de Riad Al-Solh, avec les observations de M. de Jouvenel, Haut Commissaire àl'époque:

Juillet 1926.

1 - Reconnaissance de l'indépendance de la Syrie. Dans les mêmesconditions que l'Irak.

(Notes de M. de Jouvenel).

2 - La France, vu l'amitié et l'alliance qui la lièrent à la Syrie, prendl'engagement de proposer l'admission de la Syrie comme membrede la S.D.N. Dans le même genre que les engagements del'Angleterre envers l'Irak.

(Notes de M. de Jouvenel).

3 - Les différents États Syriens ne devront former qu'un seul; en unmot, on doit reconstituer l'unité territoriale syrienne, y compris lepays des Alaouites. Exception faite du Liban. S'ils y consentent etpar voie de négociations.

(Notes de M. de Jouvenel).

4 - Un plébiscite doit avoir lieu dans les territoires annexés au Liban.Les populations de ces régions auront le droit de se prononcerlibrement sur le choix de l'État auquel elles voudront appartenir.Arbitrage de la France et appel devant la S.D.N.

(Notes de M. de Jouvenel).

5 - Une assemblée constituante devra être élue en toute liberté pourélaborer la constitution du pays et l'institution des lois. Mais aprèsla cessation des troubles.

(Notes de M. de Jouvenel).

6 - L'armée française évacuera le territoire syrien au fur et à mesurequ'une armée nationale sera constituée avec l'aide d'instructeurs

français qui seront demandés par le gouvernement établi, libre àl'armée française de tenir garnison au Liban.

7 - La France voudra bien consacrer une certaine somme pour lareconstruction des régions dévastées par les bombardements.

8 - Une amnistie générale sans conditions sera promulguée par legouvernement établi sans aucune exigence de la part dugouvernement français. Après la cessation des troubles.

(Notes de M. de Jouvenel).

9 - La Syrie aura le droit d'avoir des représentants diplomatiques àl'étranger. Toutefois, 1à où elle ne sera pas représentée par desagents directs, ce sont les agents diplomatiques français qui lareprésenteront. A Paris et à l'étranger après son admission à laS.D.N.

(Notes de M. de Jouvenel).

10 - La Syrie acceptera, dans le sein de son gouvernement et dans sesadministrations des conseillers techniques français qui dépendrontdu gouvernement syrien par contrat librement accepté.

11 - Pour toutes entreprises commerciales ou industrielles, ainsi quepour l'exploitation des ressources naturelles du pays, un droit depriorité sera accordé à l'industrie et au capital français, dans le casoù les Syriens ne pourront pas le faire eux-mêmes. Je n'en veuxpas.

(Notes de M. de Jouvenel).

12 - Les emprunts en général seront émis en France ou parl'intermédiaire du gouvernement français.

13 - Une alliance sera conclue entre la France et la Syrie, contre touteinvasion étrangère. Par contre, en cas de guerre contre la France, laSyrie s'engage à mettre un effectif à la disposition de la France,

lequel sera à fixer et qui sera armé et équipé par le gouvernementfrançais(44).

Tel était l'enjeu des affrontements de 1925 à 1927, cet enjeu estcamouflé par le discours «civilisé» de notre hors-la-loi qui s'est soumisau pouvoir du mandat français.

Après la grande Révolution Syrienne, les Français s'employèrent àétablir les institutions de leur pouvoir; c'est ainsi que s'effectua lasélection parmi les camarades de Bou'inein; les plus instruits ont étéchoisis pour servir dans l'armée récemment mise sur pied. Notre hors-la-loi étant dépourvu des critères requis, s'est trouvé dans l'obligationd'émigrer au Brésil où il a passé le reste de sa vie.

«Le tome 2 est déjà terminé. Il sera suivi par le tome 3 qui serasuffisamment clair et détaillé; s'il comporte des fautes, c'est dû àl'injustice de la nature qui m'a privé de la science au cours de monenfance; j'ai appris à lire à l'âge de 40 ans, et ce n'est qu'à l'âge de70 ans que j'ai appris à écrire»(45).

C'est avec ce discours - pris à l'état d'exception d'une «Moumâna'a»divisée - que se manifeste le lieu de constitution de l'idéologie pratiquerévélatrice d'un certain ordre; ce lieu révèle l'acte constituant del'intellectuel arabe, aussi bien de droite que de gauche, dont la conditionde possibilité de son discours théorique consiste dans la rupture qu'ileffectue avec cette idéologie pratique du hors-la-loi, précurseur dumilicien de la guerre civile; ce précurseur révèle l'impuissance de l'Étatde se constituer à l'intérieur de la société civile; c'est cette idéologiepratique qui nous montre les limites de la taxinomie de la pensée arabecontemporaine qui se base essentiellement sur la productionintellectuelle de l'intelligentsia étrangère à la vie des gens.

Conclusion

Nous n'avons fait dans cette étude, dans un discours venant dudehors de tout ordre - celui d'un «hors-la-loi» considéré commepotentiellement mensonger mais qui ne manque pas pour autant de

cohérence interne - que suivre la trace d'un mouvement, et organiserautour d'elle les différents éléments qui nous ont semblé déterminantsdans la constitution de l'ordre à partir duquel un tel discours étaitdevenu possible et significatif.

Le discours qui a fait l'objet de notre travail sur l'idéologie arabecontemporaine est en coupure avec l'idéologie théorisée produite par lesintellectuels arabes aussi bien «de droite» que «de gauche». C'est plutôtle discours «sauvage», «primitif» d'un hors-la-loi maronite qui survitjusqu'à maintenant dans les contes populaires où se mêle le mythe avecla réalité, et s'enchevêtrent les actes «officieux» avec la constitution«officielle» d'un pouvoir local familial et communautaire, sous l'égide eten contradiction avec le pouvoir central ottoman à l'époque transitoirede la première guerre mondiale.

Ce n'est pas le discours d'un intellectuel dont il est devenu courantde se servir pour dresser la généalogie de la pensée politique arabecontemporaine. C'est plutôt le discours d'un «intellectuel organiqueillettré» - idéologie pratique vécue - divisé dans sa «Moumâna'a» entrele projet inachevé de «révolution» et le projet de constitution dupouvoir d'une communauté .

Dans ce sens, c'est plutôt le discours du précurseur de l'homme demain - milicien moderne de la guerre civile - ou de la «clef électorale»moderne qui est au service d'un pouvoir local: député, ministre, chef defamille ou de tribu, «zaïm», leader politique, à une nuance près, qu'ils'agit dans notre cas d'un hors-la-loi qui semble être en dehors de toutpouvoir, mais qui en fait reflète et scandalise l'acte de constitution despouvoirs locaux ainsi que du pouvoir de l'État moderne.

C'est en mettant en relief le fonctionnement de cette idéologiepratique révélatrice de la structure communautaire, familiale et tribale,telle qu'elle est vécue et pratiquée par un pouvoir local dans sa relationavec l'ensemble de la société ottomane à un moment privilégié ettransitoire - la fin de la domination ottomane et le début du mandatfrançais constituant la «Ghalaba» maronite -, que nous avons essayé de

repérer le lieu avec lequel les intellectuels arabes et ottomans setrouvent en rupture dans la constitution de leur discours. Ce discoursabstrait et livresque a formé, pendant des années, le corpus à partirduquel on continue à écrire l'histoire et la généalogie de la pensée arabecontemporaine. C'est ce discours théorique de l'intelligentsia arabe quis'est avéré être branché, dans sa condition de possibilité , sur le discoursorientaliste inhérent à l'État moderne, et étranger à la structure dupouvoir sur place.

Le choix effectué dans cette étude, portant sur un discours nonconforme aux normes en usage dans l'histoire de la pensée arabecontemporaine, nous a permis de situer un lieu à partir duquel nousavons essayé de trouver un principe généalogique des différentscourants de la pensée arabe contemporaine. Ce qui nous a mis en facedes classifications connues de cette pensée, dont la lecture soulève unetriple difficulté:

La lecture de la pensée politique arabe contemporaine n'a jamaisété innocente, d'autant plus que la formulation même de cette pensées'est insérée dans le cadre de la résistance «Moumâna'a» contre ladomination de l'Autre: le colonialisme occidental qui nous a amené,entre autres, et en plus de la culture grecque renouvelée, sa proprelecture de l'histoire de la pensée arabe. C'est ce qui a fait que notrelecture de cette pensée n'était pas innocente. Elle a situé la lecture dansson cadre naturel comme contribution à la rédaction même, contributiondéterminée par les conditions de la «Moumâna'a», que ce soit par legenre de questions qu'elle a posé à cette pensée ou par les réponsesauxquelles elle a abouti.

La lecture de l'histoire de la pensée politique arabe contemporaineprésente une difficulté théorique au niveau de l'objet, de la théorie etde la méthode de cette lecture.

La première difficulté à envisager dans la lecture de la penséearabe est celle de son objet: le corpus sur lequel il faut travailler.

La seconde difficulté concerne la théorie: c'est le problème duprincipe de classification qui détermine notre façon d'écrire l'histoire dela pensée. C'est le problème central dont dépend toute généalogie decette pensée. Ce qui se dégage d'une description préliminaire desclassifications courantes dans la pensée arabe, à partir d'un momentprivilégié considéré par les historiens de la pensée comme le point dedépart ou le degré zéro de cette pensée: la période de la Nahdacoïncidant avec le début de notre contact avec l'Occident au cours duXIXe siècle.

La première classification de la pensée arabe est faite parl'orientaliste. Le discours orientaliste qui a accompagné le projet de ladomination étrangère essaie de nier son origine externe et de fausser lerapport extérieur/intérieur, afin de se présenter comme venant del'intérieur de l'Islam. Il tente de mettre en concordance les fondementsde l'Islam avec les principes laïcs de la Révolution Française, afind'expulser le pouvoir local en dehors de l'alliance de l'Islam avec la«Raison» occidentale. C'est une tentative de s'infiltrer au sein del'interdit et du nom propre.

Le discours politique de Bonaparte en Égypte illustre la violation dusecret de l'indigène : l'Islam. L'Islam est le lieu où s'attribuent les noms,aussi bien dans la société civile que dans la société politique de l'État.C'est le lieu à partir duquel les choses et les gens se situent à l'intérieurou à l'extérieur du corps social, et c'est ce lieu que le discoursorientaliste vient occuper dans la société civile, avoisinant les «gens dela maison», et même parlant en leur nom.

Si le discours orientaliste est constitué à partir de l'Islam, il est lui-même constituant d'une certaine réponse islamique qui vient de la partdu pouvoir sur place cicatriser la blessure du nom propre.

Le discours orientaliste ne s'est pas constitué du néant, et nes'adressait pas au vide. Il s'est constitué à travers l'ordre deconnaissance prévalant chez l'Autre - le vaincu - et il est venu habiterle langage du vaincu - l'Islam - en essayant d'insérer ce langage dans le

cadre plus englobant des principes au nom desquels le colon se donne ledroit de nommer le vaincu et de classer ses problèmes.

Le rapport ainsi établi entre le pouvoir colonial et le savoirorientaliste ne limite pas le discours orientaliste à un seul type idéal; ilouvre plutôt la voie à la diversité: discours politique allant de pair avecun discours idéologique ou scientifique. A partir de cette diversité dansles stratégies de l'orientalisme, aussi bien politique que scientifique etidéologique, nous pouvons constater les invariantes et les postulats quidonnent à ces différents discours leur unité et leur cohérence, à partird'une problématique centrale qui peut être dégagée du concept de«Renaissance» repris de la pensée occidentale du XVe siècle, et insérépar le discours orientaliste dans l'histoire de la pensée arabecontemporaine qui aurait commencé avec l'expédition de Bonaparte enÉgypte, et se serait prolongée plus tard dans les mouvementsintellectuels de la Syrie et du Liban , dans le cadre des missions et desécoles étrangères.

Le discours orientaliste se considère comme le continuateur et lepropagateur légal de cette Renaissance, et se définit lui-même commemoment inaugural de la Nahda arabe du XIXe siècle. Dans sa lecture del'histoire de la pensée arabe, l'orientaliste stimule deux mouvementscomplémentaires:

1 - réconcilier la pensée arabe avec son passé grec, rénové par le biaisde l'Occident, afin de sortir cette pensée de la décadence et desténèbres où elle plongeait, vers les lumières. C'est la répétitiontardive du même mouvement effectué en Europe au XVe siècle.

2 - briser la domination du dogme de l'Islam se défendant contre lesinfluences étrangères, afin de donner à cette société l'accès auprogrès et à la rationalité universelle.

C'est à partir de ce lieu où loge le discours orientaliste qu'il est enmesure de définir le point de départ et le moment inaugural dans notrepensée politique contemporaine, et de mettre sur pied une règle de

classification lui permettant de distinguer les différents courants de lapensée arabe, et de périodiser les étapes traversées par cette penséedepuis le début de sa «Renaissance». C'est le vainqueur qui dispose dudroit de nommer le vaincu, et au coeur de la lutte pour la nominationémerge l'Islam.

Avec la pénétration capitaliste au sein de l'Empire ottoman, et ladésintégration provoquée par cette pénétration, la couche desintellectuels a été transformée sous l'égide de la domination étrangèrequi s'installait. Pour organiser l'État moderne dans son rapport avec lenouveau pouvoir qui s'annonce, le vainqueur occidental, disposant del'appareil de pouvoir de l'orientalisme, s'est mis à éduquer un typeparticulier d'intellectuel moderne, organiquement lié à cet appareilorientaliste. Le nouveau pouvoir cherche à former un nouveau typed'intellectuel représentant, par son savoir, le pouvoir du vainqueurauprès du vaincu.

Dans la même optique taxinomique de l'orientalisme, traitant descourants de la pensée arabe contemporaine, nous trouvons unemultitude de classifications de ces courants faites par des intellectuelsarabes en se basant sur les mêmes postulats du discours orientaliste ence qui concerne le point de départ de la contemporanéité dans notrepensée: le concept de la Nahda (Renaissance) qui suppose une ruptureentre le présent arabe et son passé grec - tout le monde, à l'origine, étaitgrec -, rupture qu'on appelle décadence. Ce modèle généalogiquereproduit la même périodisation orientaliste:

Antiquité grecque reproduite par l'Islam des Falasifas (Philosophes)au cours des quatre premiers siècles de l'Islam ---> décadence ourupture avec le «Miracle Grec» se prolongeant jusqu'au XIXe siècle --->Nahda (Renaissance) ou réconciliation avec le passé grec commerépétition tardive de la Renaissance européenne du XVe siècle.

C'est ce modèle de périodisation qui situe le lieu à partir duquell'intellectuel arabe moderne repense les courants de la pensée arabe, et

fait sa classification à l'intérieur du cadre tracé par le discoursorientaliste.

Ce modèle de référence, on le retrouve à la base de la plupart desclassifications faites par les intellectuels arabes, que ce soit en ce quiconcerne la pensée islamique dans sa relation avec la philosophiegrecque, ou bien la pensée arabe de la Nahda dans sa relation avec lapensée occidentale contemporaine.

Le contact des Arabes avec la pensée occidentale au XIXe siècle leura permis de connaître, à leur grand étonnement, les acquis de l'Occidentdans tous les domaines. Cet étonnement, mêlé d'un sentimentd'infériorité, les incita à saisir ces nouveautés et à les assimiler. C'estainsi que naquit la typologie trilatérale de l'intellectuel arabe:

- L'intellectuel arabe libéral, moderniste, laïc et progressiste.

- L'intellectuel islamique réformateur cherchant à mettre l'Islam enconcordance avec la Raison universelle.

- L'intellectuel traditionaliste se réfugiant dans le passé islamiqueet refusant de s'adapter à l'époque moderne.

C'est ce schéma de base, produit du discours orientaliste, qui seretrouve, selon différentes modifications, dans les différentesclassifications faites par les intellectuels arabes pour les courants de lapensée arabe contemporaine.

La problématique de ces deux discours - orientaliste/intellectuelarabe moderne, trouve ses fondements théoriques chez Hegel dans sadialectique du Maître et de l'Esclave.

A l'opposé de cette problématique, on trouve une autre lecture dela pensée politique arabe contemporaine. Cette lecture est critique vis-à-vis de l'orientaliste ainsi que de l'intellectuel arabe moderne. Elle lesconsidère tous deux comme appartenant au même cadre théorique. Elle

réfute leurs fondements théoriques pour remettre en ordre etpériodiser les courants et les étapes de la pensée politique arabe. Cettelecture islamique refuse le postulat de la défaite du Moi arabe etislamique, et insiste sur la continuité entre le Moi et son passéislamique, continuité d'ailleurs nécessaire pour consolider la cohésioninterne, et dont il faut tenir compte surtout dans les périodes dedésintégration, afin de s'attaquer au problème central: celui de ladomination étrangère, surtout sur le plan culturel.

Ce discours islamique considère que la politique coloniale en Orientislamique avait comme objectif principal de saper les fondements del'Islam, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur, que ce soit par lebiais de certains intellectuels musulmans prêchant la réforme del'Islam, ou bien par le biais de penseurs minoritaires accordant laprimauté aux conflits doctrinaires et religieux, au détriment de lacohésion interne et de l'unité du monde musulman.

Le discours islamique d'«Al-Yaqza» ( Éveil) s'est dressé contre cesdeux mouvements pour défendre l'Islam menacé par la dominationétrangère. Il se considère comme le prolongement naturel de la penséeet de la culture arabes et islamiques.

Les penseurs du mouvement de l'Éveil se sont employés à démentirles arguments des intellectuels arabes modernistes, élèves desorientalistes. Ils leur reprochèrent leur soumission à la dominationétrangère et leur affiliation à des mouvements tels que: les missionsétrangères, l'orientalisme, la franc-maçonnerie, les mouvementspharaonique et phénicien, le mouvement de propagande religieusechrétienne.

Le discours de l'Éveil islamique représente le terme de lacontradiction qui s'oppose à l'orientalisme et à son ombre, l'intellectuelarabe moderniste. La problématique de fond de ce discours hostile àl'orientalisme est, avant tout, politique ayant des répercussions aussibien théoriques que méthodologiques sur la façon de lire et de classerl'histoire de la pensée politique arabe contemporaine: comment faire

face à la domination étrangère et affirmer l'identité arabe et islamique,non par réaction - l'esclave s'affranchissant par le négatif - mais parune action volontaire - l'Islam, maître s'appuyant sur une époquerévolue de maîtrise et de domination? L'action volontaire ressuscite icipositivement le Moi islamique, tout en passant l'Autre (l'Occident) soussilence. Cet Autre voit l'universalisme de sa culture contesté. Al-Khomeini est la meilleure illustration de ce discours.

En abordant ce discours, les marxistes se sont hâtés à l'assimiler àl'idéalisme hégélien où il devient facile de lui régler son comptethéorique à partir des critiques déjà formulées par Marx contre Hegel. Ilsuffirait, pour ces marxistes, d'appliquer ces critiques sur le discoursislamique «idéaliste», en lui inventant une situation de classe - celle duféodalisme réactionnaire - se servant de la religion comme «opium dupeuple». Pourtant, ce discours pose un problème théorique plus profondqui trouve ses fondements dans la problématique de Nietzsche et sacritique de la dialectique hégélienne du Maître et de l'Esclave. Cerapprochement entre le discours de l'Éveil islamique et la pensée deNietzsche est un rapprochement de fait chez certains penseurs de cecourant, mais c'est un rapprochement souvent conscient chez la majoritéd'entre eux.

A ces deux discours - l'orientaliste et l'intellectuel islamique _ vients'ajouter le discours marxiste aussi bien économiste qu'althusserien.

Dans sa lecture de l'histoire de la pensée arabe contemporaine, lediscours économiste de l'orientalisme russe, avec son double _l'intellectuel marxiste arabe -, se distingue par son souciméthodologique de faire le lien entre l'évolution des courants de lapensée arabe et l'histoire socio-économique des pays arabes, et celadans le cadre du développement capitaliste. Ce souci méthodologiquen'était pas aussi systématique chez la plupart des orientalistesoccidentaux; mais la problématique de base qui détermine la visionglobale de l'orientaliste russe, et la règle générale selon laquelle il fait laclassification et l'histoire des courants de la pensée arabe

contemporaine, sont identiques chez les deux et s'appuient sur lesmêmes postulats européo-centriques.

En effet, cette classification part du couple conceptuel: Nahda/décadence sans le critiquer. Ce postulat est admis à partir d'un modèlede développement qui s'appelle ici «mode de production capitaliste»,synonyme de «civilisation occidentale» dans le discours orientalisteoccidental. Ce postulat permet à l'orientaliste russe de faire lapériodisation de l'histoire de la pensée arabe à partir de son momentinaugural, celui de sa rencontre avec le «mode de productioncapitaliste» - sous-entendu l'Occident dans un autre jargon -, momentcoïncidant avec le début du XIXe siècle. Ce mode de production estconsidéré ici comme «supérieur» historiquement à la société locale enquestion, et les courants de pensée se rapprochant de ce modesupérieur sont considérés plus progressistes que ceux qui s'en éloignentet lui opposent une résistance.

Cette lecture privilégie la période allant du XIXe siècle jusqu'à lapremière guerre mondiale. Le début de cette période, coïncidant avec lapénétration du capitalisme occidental dans les pays arabes, nousimposerait l'examen de la relation qui existe entre deux ordres de faitsculturels dont l'un (l'Occident) a prouvé sa suprématie historique surl'autre (l'Orient). On aboutit ainsi, d'après ce discours, à la conclusionlogique selon laquelle l'Occident «développé» est à même de considérerles formes «sous-développées» caractérisant le monde arabecontemporain, comme étant des étapes «inférieures» menantnécessairement à son propre degré d'évolution. d'où «le rôle constructifde l'Angleterre de fonder en Asie une société occidentale». La distancethéorique entre l'orientaliste russe et l'orientaliste occidental, dans leurlecture de la pensée arabe contemporaine, n'est pas aussi longue que nele fait croire la différence terminologique, étant donné que les postulatssont les mêmes.

Quant au discours althusserien arabe, il n'est pas dépourvu d'unmodèle théorique de référence s'inspirant du marxisme français etitalien. Sa constitution dans le monde arabe répète l'histoire de

l'althusserisme européen et ses divergences aggravées au lendemain demai 1968, surtout en Égypte et au Liban où on a assisté audéveloppement de l'althusserisme aussi bien orthodoxe que maoïste. Lediscours orthodoxe se distingue du discours économiste par le fait qu'ilconsidère que la pensée arabe féodale, faute de «coupure», est restéedominante dans les nouveaux rapports coloniaux de production, étantdonné que la bourgeoisie «coloniale» ne s'est pas formée encontradiction antagonique avec l'ancienne classe féodale, dans une luttede classes opposant deux classes antagoniques. L'ancienne idéologiedominante devait donc s'adapter à cette nouvelle régulation de classe,sans que sa «Nahda» soit nécessairement en coupure avec ses origines,comme c'était le cas de la Renaissance en Europe.

Tandis que le discours althusserien maoïste part d'une lecturecritique de l'ensemble des notions prédominantes dans l'idéologie arabecontemporaine, notions fortes de l'évidence que leur confère le «vécu»arabe lui-même: l'Identité, Soi, l'Autre, Modernité, Immémorial,Histoire. Ces notions plongent dans la tradition d'une perception locale,dont les commencements ne relèvent pas encore du savoir. On lesrepère dans le discours des idéologues de la «Nahda» ou de leursprécurseurs immédiats. Et c'est en partant de la théorie althusseriennede l'Idéologie que ce discours formule ses critiques contre lesclassifications des courants de la pensée arabe faites par RodinsonLaroui et Berque.

Devant la typologie de ces trois discours, nous avons essayé danscette étude de prouver quelques hypothèses théoriques et historiquespour l'étude de l'histoire de la pensée politique arabe contemporaine.

1 - Le point de départ de la théorie althusserienne de l'Idéologie est la«structure» et non «l'histoire». Partir de l'histoire pour analyser desidéologies déterminées, au lieu de chercher à formuler une théoriegénérale de «l'instance idéologique», veut dire qu'on soitméthodologiquement orienté de façon à considérer la théorie del'idéologie comme étant toujours une théorie des transformationsidéologiques. L'idéologie n'est intelligible que comme espace de

lutte où le point de départ méthodologique doit s'appuyer sur lepoint de vue du vaincu et sur sa «Moumâna'a» qui est toujours déjàlà.

2 - Le prolétariat, dernière classe exploitée de l'histoire - selon lemarxisme - est le seul qui est à même de faire l'histoire en sonpropre nom, et de réaliser le rêve de tous les vaincus insurgés: lasociété sans État. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» idéologiquen'est plus seulement la répétition de l'invariant communisteinhérent à toute révolte des vaincus, mais elle devient la maîtrisede sa réalisation. Avec le prolétariat, la «Moumâna'a» négative demasse se transforme en «Moughâlaba» positive de classe affirmantson nouveau modèle inédit de pouvoir. Le prolétariat est considérécomme puissance logique - point de vue ou lieu de constitution d'undiscours - et non comme puissance numérique.

Par son aspect négatif qui a caractérisé l'Islam commemouvement de masse s'appuyant sur le modèle du passé pourrésister contre la domination étrangère, la «Moumâna'a» est en-deçà de la «Moughâlaba» qui forme plutôt un projet positif depouvoir. Entre la «Moumâna'a» et la «Moughâlaba» du mouvementde masse islamique dans le monde arabe se trace toute l'histoire dela pensée politique arabe comme histoire d'une «Moumâna'a» demasse ne pouvant pas se transformer en «Moughâlaba» de classe.

3 - Le rapport entre le vainqueur et le vaincu détermine la nature aussibien que le rôle de l'intellectuel, «nul n'est plus épouvanté quel'intellectuel quand la guerre éclate». On voit ainsi s'inscrire deuxmouvements qui déterminent le rapport du vainqueur au vaincu :le premier est celui qui relate la défaite de la «Moumâna'a» duvaincu, défaite qui va de pair avec le renforcement de ladomination du vainqueur. L'intellectuel se rapproche alors duvainqueur pour remplir la fonction qu'Ibn Khaldoun appelle lafonction de chambellan (hijâba). A ce type d'intellectuel - lechambellan (hâjeb) du sultan ou du pouvoir qui émerge avec ladéfaite de la «Moumâna'a» - s'oppose, à travers le second

mouvement - la montée de la «Moumâna'a» du vaincu mettant ladomination du vainqueur en mauvaise posture - un autre typed'intellectuel. C'est celui qui se révolte contre le pouvoir duvainqueur «la porte du sultan gardée par son intellectuel est siétroite qu'elle ne peut s'ouvrir à tous les intellectuels». La révoltede cet intellectuel prend alors deux formes:

- Révolte idéologique, culturelle et négative mettantl'intellectuel/chambellan (hâjeb) sur la voie de la critique et de ladémystification du pouvoir, par un mouvement qui le retire del'entourage du pouvoir, après être sorti de la société des vaincus,et après avoir divorcé avec l'idéologie pratique et vécue desvaincus.

- Révolte politique positive cherchant à dépasser la critiquepurement théorique, dans un mouvement opposé visant àréintégrer l'intellectuel dans la société, la société des vaincuscette fois et celle du mouvement de masse luttant contre lepouvoir. La révolte politique de l'intellectuel prend unesignification à partir d'une autre révolte plus englobante: celledes masses et des vaincus. L'itinéraire de cet intellectuelorganique révolté reflète la contradiction mettant en vis-à-visl'idéologie «théorique» et l'idéologie populaire «pratique», avec saforme religieuse et ses invariants communistes.

4 - Le concept khaldounien de «Ghalaba» et le concept gramsciend'«Hégémonie» recoupent deux problématiques qui s'opposent dansle monde arabe: l'une remplaçant Marx par Ibn Khaldoun, l'autre -au nom de l'universalisme du mode de production capitaliste -retombant dans l'européo-centrisme. Ces deux concepts trouvent unterrain théorique à même de dégager, aussi bien leur distinctionque leur croisement, dans la problématique théorique de Marxtraitant de la domination formelle et réelle du capital.

5 - Dans son rapport avec son «extérieur» non capitaliste, le mode deproduction capitaliste développé passe nécessairement par l'étape

d'une domination formelle du capital, basée sur la plus-valueabsolue, sans révolutionner le procès de travail ou les rapports deproduction qui prédominaient dans le monde arabe avant lapénétration capitaliste. Sa tendance à devenir dominant réellement,en s'appuyant sur l'extorsion de la plus-value relative, est unesupposition théorique qui ne se réalise historiquement qu'avec lanégation même du mode de production capitaliste.

Cette hypothèse s'appuie, d'une part, sur le fait qu'à l'extérieurdu mode de production capitaliste, la «Moumâna'a» des structuresnon capitalistes est toujours déjà là pour empêcher que lecapitalisme occidental devienne hégémonique; et d'autre part,l'hypothèse de base du schéma marxien de l'accumulation necorrespond qu'à la tendance historique objective du mouvement del'accumulation, et non à son terme théorique. L'accumulation tend àétablir la domination réelle et générale de la production capitalistedans tous les pays et dans toutes les branches de l'économie. Maisle capital s'engage ici dans une impasse. Le résultat final une foisacquis, en théorie du moins, l'accumulation devient impossible. Aumoment où le schéma marxien de la reproduction élargiecorrespond à la réalité, il marque les limites historiques duprocessus de l'accumulation, donc la fin de la production capitaliste.

6 - Le procès de reproduction de l'Empire ottoman n'est ni unitaire nihomogène, étant donné que cet Empire ne constitue pas une seuleformation sociale, et du fait que cet Empire connaît deuxmouvements de reproduction:

- Celui du pouvoir central, «Ghalaba» ottomane: L'Un.

- Celui des pouvoirs locaux représentés par l'esprit de clan local desfamilles, tribus et communautés: le Multiple.

Ces pouvoirs locaux jouent le rôle essentiel de contenir la«Moumâna'a» populaire, et de la représenter auprès du pouvoircentral. Le pouvoir central se trouve débordé par les pouvoirs

locaux à chaque fois que sa «Ghalaba» faiblit dans sa lutte contre ladomination du capital étranger.

7 - Avec l'intensification de la pénétration capitaliste occidentale dansl'Empire ottoman au début du XIXe siècle, le pouvoir centralottoman s'est affaibli et est tombé sous la domination formelle ducapital occidental. Ce mouvement a suscité la constitution d'unpouvoir local - celui de Mouhammad Ali en Égypte _ visant àréformer le pouvoir central afin de lui donner les moyens derésister contre la domination externe et contre la désintégrationinterne. Ce projet, profitant d'une conjoncture internationalefavorable, s'est employé à unifier l'intérieur de l'Empire enassurant sa «Ghalaba» sur les pouvoirs locaux, tout en faisant jouerà l'Égypte le rôle de pôle d'unité dans le cadre de l'Empire Ottoman.Ce mouvement coïncide et s'enchevêtre avec le passage de l'entitélibanaise, dont le pouvoir ne peut être lu de l'intérieur de cetteentité, car elle ne constitue pas une formation sociale achevée danssa transition de la «Ghalaba» druze à la «Ghalaba» maronite sous lerègne de l'émir Bachir II.

Ce transfert de la «Ghalaba» décrit un mouvement de l'histoirelibanaise qui débute au XIXe siècle, et se consolide avec Bachir II quis'est emparé du pouvoir sans obtenir l'unanimité des familles druzes,unanimité nécessaire pour légaliser sa «Ghalaba». Cette non-correspondance entre le politique et l'anthropologique lui a valul'hostilité des notables druzes et le soutien des familles maronites d'unepart, et la dépendance vis-à-vis de Mouhammad Ali d'autre part. C'est àtravers ce mouvement que naquit le pouvoir familial à Zahlé, lequel atracé le lieu de constitution du discours de notre hors-la-loi.

Notes

l - Bou'inein Mikhaël - Sirâ'u lhazmi Wazzulm (la lutte de la fermeté etde l'oppression) Édition Safadi - Sao Paolo 1961. 2 tomes en arabe.

2 - Foucault Michel - L'archéologie du savoir. NRF 1969.3 - Foucault Michel - L'Ordre du discours. NRF 1971.

4 - Peters Richard F. - Histoire des Turcs, de l'Empire à la démocratie.Payot 1966.

5 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddimat. op. cit.6 -7 - Bou'inein Mikhaël - op. cit.9 - Sartre Jean-Paul - «Les damnés de la terre». in Situations. T. V,9 - Foucault Michel - «Qu'est-ce qu'un auteur». in Bulletin de la Société

française de Philosophie. No. 3, juillet-Septembre 1969.10 - Al-Chehrestâni Aboul-Fath (479 -548 H.) - Al-Milal Wal-Nihal (les

doctrines et les partis). T. 1 P. 14-15. Éd. Dar al-Ma'rifa. Beyrouth1975.

11 - Foucault Michel - L'archéologie du Savoir. P. 181. Gallimard 1969.12 - Ibid. P. 181.12 - Ibid.13 - Texte tiré de «l'Histoire de l'Émir Haydar Ahmad Al-Chehâbi».14 - Lévi-Strauss Claude - Tristes Tropiques. «Sur la ligne».15 - Derrida Jacques - «Nature, culture, écriture. La violence de la lettre

de Lévi-Strauss à Rousseau». in Cahiers pour l'Analyse N° 4 sur:«Lévi-Strauss dans le 18° siècle».

16 - Lacouture Jean et Simone: L'Égypte en mouvement. Seuil. 196? P.39

17 - C'est le texte intégral du firman du Sultan en réponse au discoursadressé par Napoléon Bonaparte au peuple égyptien, ce texte esttiré du livre «L'histoire de l'émir Haydar Ahmad Al-Chehâbi» déjàmentionné.

17 - Barthes Roland - Sade, Fourrier, Loyola. Seuil 1971.18 - Berque Jacques - Préface au Livre de G.E. Von Grunebaum:

L'identité culturelle de l'Islam. P. VII-VIII. Gallimard 1973.19 - Dâgher Youssef Ass'ad - Maçâder al-dirâsat al-adabiyya (Sources

de l'étude littéraire). Beyrouth 1955. P. 779-780.20 - Abdel-Malek Anouar - La dialectique sociale. l'orientalisme en

crise. Seuil 1972.21 - Ibid.22 - Ibid.23 - Calvet Louis-Jean - Linguistique et colonialisme; petit traité de

glottophagie. Payot 1974.

24 - Bion Jean - «Lumières et anthropophagie». in Revue des scienceshumaines. juin 1972.

25 - Calvet Louis-Jean - Ibid. P. 31.26 - Berque Jacques - Les Arabes d'hier à demain. Seuil 1969.27 - Ibid. P. 8-9.28 - Abdel-Malek Anouar - «L'orientalisme en crise». op. cit. P. 93. Voir

également la réponse de Francesco Gabrieli apologie del'orientalisme. in Diogène No. 50, l'année 1965.

29 - Engels F. - Dialectique de la Nature. P. 29. Éd. Sociales 1968.30 - Renan Ernest - Averroès et l'Averroïsme. P. II - M. Lévy 1866.31 - Ibid. P. VIII.32 - Ibid. P. IX.33 - Lévi-Strauss Claude - Tristes Tropiques. Plon 1973.34 - Lévi-Strauss Claude - Ibid.35 - Lévi-Strauss Claude - Ibid.36 - Badawi Abdel-Rahman - «Philosophie et Théologie de l'Islam à

l'époque classique». Histoire de la philosophie (sous la direction deFrançois Châtelet). t. 2 La philosophie médiévale, du ler siècle auXVe siècle, P. 120. Hachette 1972.

37 - Hegel G.W.F. - Leçons sur l'histoire de la philosophie. Vrin 1971.38 - Hourani Albert - Arabic thought in the liberal age 1798-1939

Oxford University Press 1962.39 - Al-Muhafaza Ali - les tendances dans la pensée arabe à l'époque de

la Nahda 1798-1914. Éditions Al-Ahlyya, 1975.40 - Laroui Abdallah - L'idéologie arabe contemporaine. Maspéro. 1970.

Voir également son livre: Crise des intellectuels arabes. Maspéro41 - Laroui Abdallah - Ibid. P. 19.42 - Khoury Ra'if - La pensée arabe moderne: influence de la Révolution

Française sur son orientation politique et sociale. en arabe, ÉditionsDar al-Makchouf, Beyrouth 1973.

43 - Chikry Ghaly - La Nahda et 1a chute dans la pensée égyptiennemoderne. en arabe, Éditions Dar al-Tali'a, Beyrouth 1978.

44 - op. cit. voir également: Magid Khaddoury: Les tendances politiquesdans le monde arabe. en arabe Al-Dar Al-Mouttahida lilnachr.Beyrouth 1972. et la liste est longue.

45 - Mass'oud Gibran - Le Liban et la Nahda arabe moderne. ÉditionsBeit Al-Hikmat, Beyrouth 1967. en arabe.

46 - Hegel G.W.F. - La phénoménologie de l'Esprit. Chapitre:Indépendance et dépendance de 1a conscience de soi; Domination etServitude. Éditions Aubier-Montaigne.

47 - Kojève Alexandre - Introduction à la lecture de Hegel. Gallimard1947.

48 - Voir la Même idée développée économiquement par Marx entermes de «besoin» au lieu de «conscience» dans son article: «Volréciproque». in Manuscrits Parisiens 1844. K. Marx oeuvres -Économie II Éditions NRF, La Pléiade.

49 - Châtelet François - Hegel. Seuil. l969.50 - voir l'article de Karl Marx sur la «critique de le dialectique de Hegel

et de sa philosophie en général». in Manuscrits Parisiens de 1844 -Éditions sociales 1972.

51 - Kojève Alexandre - Introduction à la lecture de Hegel. Gallimard1947.

52 - Hyppolyte Jean - Genèse et structure de la phénoménologie del'Esprit de Hegel - Éditions Aubier-Montaigne 1966.

-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -1 - Voir la Revue «Al-'Ourwat Al-Wouthqat». 1884 tenue par les deux.2 - Al-Bahi Dr. Mouhammad - la pensée islamique moderne et sa

relation avec le colonialisme occidental, en arabe. 6ème édition, DarAl-Fikr Beyrouth 1973.

3 - Hussein Taha - La philosophie sociale d'Ibn Khaldoun.4 - Al-Jundi Anouar - L'Éveil de la pensée arabe, le mouvement de

«l'Éveil» face à l'occidentalisation - en arabe, (1972), voir aussi sonlivre: Les aspects de la pensée arabe contemporaine.

5 - Makarius Raoul - La jeunesse intellectuelle d'Égypte au lendemainde la deuxième guerre mondiale. Mouton & Co, 1960 P. 21.

6 - Zein Nouredine Zein - La genèse du nationalisme arabe.7 - Al-Khomeini Ayatollah Al-Imam - le Gouvernement islamique ou le

pouvoir du Savant religieux (Faqih) - cours de jurisprudenceislamique donnés à Al-Najaf, en Irak, pour des étudiants en Islam.

8 - Châtelet F., Lapouge G. et d'Allonnes O.-R. - La révolution sansmodèle. Mouton 1975.

9 - Al-Khomeini - Le Gouvernement islamique; en arabe, P. 21.10 - Al-Kâfi - Kitab Fadl Al-'Ilm (le livre du mérite de la science).11 - Foucault Michel - «De quoi rêvent les Iraniens»? Le Nouvel

Observateur du 16-10-1978.12 - Al-Khomeini - op. cit. p. 8-9.13 - Al-Khomeini - op. cit. P. 11-12.14 - Al-Khomeini - op. cit. P. 17-18.15 - Al-Khomeini - op. cit. P. 63.16 - Al-Khomeini - op. cit. P. 108.17 - Al-Khomeini - op. cit. P. 125.18 - Ibid.... P. 141.19 - Al-Kache Souheil - «Les Ayatollahs s'abattent sur l'impérialisme,

lecture dans la pensée d'Al-Khomeini». Al-Safir du 3/1/1979.20 - Le déclin de l'Occident d'Oswald Spengler a été traduit en arabe et

avait une influence considérable sur ce courant, ainsi que d'autresouvrages dans la même optique.

21 - Heidegger Martin - Nietzsche. Gallimard, 1971, P. 18.22 - Ibid.23 - Deleuze Gilles - Nietzsche et la philosophie. PUF 1962.24 - Ibid.25 - Ibid. P. 4-6.26 - Châtelet François - Hegel. Seuil 1968, P. 12.27 - Ibid. P. 12.28 - Deleuze Gilles - Nietzsche et la philosophie. PUF 1970, P. 9.29 - Nietzsche Friedrich - La Généalogie de la Morale. Gallimard, P. 234.30 - Scheller Max - L'homme du ressentiment. NRF P. 13.31 - Nietzsche F. - op. cit. P. 234.32 - Ibid. P. 235.33 - Châtelet F., Lapouge G. & d'Allonnes O.-R - La révolution sans

modèle. Mouton 1975, P. 55.34 - Amel Mehdi - Crise de la civilisation arabe ou crise des

bourgeoisies arabes. en arabe - Dar Al-Farabi, P. 74.35 - Tizini Dr. Tayyeb - du patrimoine à la révolution: sur une théorie

proposée du patrimoine arabe. T.1. Dar Ibn Khaldoun 1976.

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -1 - Lévine Z. L. - La pensée sociale et politique moderne au Liban, en

Syrie et en Égypte. Dar Ibn Khaldoun 1976.2 - Lévine Z. L. - op. cit. P. 6.3 - Ibid. P. 6.4 - Ibid. P. 6.5 - Ibid. P. 7.6 - Ibid. P. 7.7 - Ibid. P. 8.8 - Ibid. P. 8.9 - Hanna Dr. Abdallah - Les courants intellectuels en Syrie et au Liban

1920-1945. en arabe. Dar al-taqaddom al arabi. Damas 1973.10 - Ibid. ... P. 13-14.11 - Makarius Raoul - La jeunesse intellectuelle d'Égypte au lendemain

de la deuxième guerre mondiale. Mouton 1960, P. 16.12 - Laroui Abdallah - l'idéologie crabe contemporaine. Maspéro 1970.

P. 152.13 - Ibid. ... P. 153.14 - Althusser Louis - Lénine et la philosophie. Maspéro l968.15 - Rancière Jacques - Leçon d'Althusser: comment les philosophes ne

devinrent pas rois. Gallimard 1974.16 - Châtelet François - «Récit». in l'Arc N0 70: la crise dans la tête.

Châtelet François - Chronique des idées perdues. Stock 1977, P.118.

17 - Althusser Louis - A propos de l'article de Michel Verret sur «Maiétudiant». la Pensée N° 145 - juin 1969.

18 - Macciocchi M. A. - Letters from inside the Italian Communist Partyto Louis Althusser - N L. B. Londres. 1973.

19 - Il Manifesto - Pour le communisme. octobre 1970.20 - Lotta continua - Qui sommes-nous? Les Temps Modernes, N° 335

juin 1974: Lotta Continua: la leçon italienne.21 - Ibid. Voir pour cette polémique: Lucio Magri «Sur les événements

de mai». Les Temps Modernes N° 277-278, août-septembre 1969 etles N° 279, octobre 1969, 280, novembre 1969; Rossana Rossanda;«De Marx à Marx», Les Temps Modernes N° 282 janvier 1970, et

dans le même numéro, Sartre/Il Manifesto: Masses, spontanéité,parti; Il Manifesto: pour faire l'unité de la gauche de classe, LesTemps Modernes N° 296, mars 1971; Rossana Rossanda: «Lesintellectuels révolutionnaires et l'Union Soviétique, Les TempsModernes N° 332 mars 1974; Adriano Sofri et Romano Luperini:«Quelle avant-garde? Quelle organisation? Les Temps Modernes N°279, octobre 1969; Edoarda Masi: «Le marxisme de Mao et lagauche européenne», Les Temps Modernes N° 284 mars 1970; LottaContinua: «prenons la ville» Les Temps Modernes N° 303 octobre1971. «Nouveau fascisme, nouvelle démocratie» Les TempsModernes N° 310 bis, mai 1972; Jean-Paul Sartre: «Lescommunistes ont peur de la révolution». Situations VIII, autour de68, NRF 1972.

22 - Rancière Jacques - op. cit.23 - Châtelet François - «Récit». op. cit.24 - Althusser Louis - Montesquieu. La politique et l'histoire. PUF 1959

- Pour Marx. Maspéro 1965. Lire le Capital Maspéro 1965. Marx etLénine devant Hegel. Maspéro 1969. Réponse à John Lewis.Maspéro 1973. Philosophie et Philosophie spontanée des savants.Maspéro 1974. Éléments d'autocritique. Hachette 1974. Positions.Éditions sociales 1976. 22ème congrès. Maspéro 1977. Ce qui nepeut plus durer dans le parti communiste. Maspéro 1978. Note dutraducteur. in L. Feuerbach: Manifestes philosophiques. PUF 1960.«Philosophie et sciences humaines». in Revue de l'enseignementphilosophique N° 5 - 1963. «Problèmes étudiants». in La NouvelleCritique N° 152 1964. Théorie, pratique théorique et formationthéorique. Idéologie et lutte idéologique. Ronéotypé. avril 1965.«Matérialisme historique et matérialisme dialectique». in Cahiersmarxistes-léninistes N° 11 - 1966. «Sur le Contrat Social- lesdécalges». in Cahiers pour l'Analyse N° 8 - 1966. «Une lettre surl'art à André Dapre». in La Nouvelle Critique. avril 1966.«Creminini, peintre de l'sbstraction». in Démocratie Nouvelle, aout1966). «Sur le travail théorique. Difficultés et ressources. in LaPensée N° 132 - 1967. «Comment lire le Capital». in l'Humanité, 23mars 1969. Avertissement; le Capital livre I, Flammarion 1969. «Apropos de l'article de M. Verret sur Mai Étudiant». in La Pensée N°

145 _ 1969. Lenin and philosophy, and other essays. Avant-proposinédit en français, 1970. «Une erreur politique». in France Nouvelle,31 juillet 1972. «On the Condition of Marx's scientific Discovery: onthe new definition of philosophy». in Theoretical Practice Nos 7-8.1973. «Intervention dans la discussion sur «les communistes, lesintellectuels et la culture». Fête de l'Humanité, reprise dans FranceNouvelle, N° 1453, 1973.

25 - Sur l'histoire des partis communistes du Moyen-Orient noussignalons des références incomplètes, notamment: Walter Z.Laqueur- Communism and Nationalism in the Meaddle East.London, Routledge and Kegan Paul, 1956; S. Ayyoub - le particommuniste en Syrie et au Liban 1922-1958, en arabe, Beyrouth,Dar al-Hurrya Lil-tiba'a wal-nachr 1959; Al-Hakam Darwaza - Lecommunisme local et la bataille nationale des Arabes, en arabe,Beyrouth, Dar al-Fajr, l961. Elias Morqos - Histoire des partiscommunistes dans le monde arabe, en arabe, Beyrouth, Dar al-tali'a,1964; M.S. Agwani - communism in the Arab East, London, AsiaPublishing House, 1969; Jacques Couland - Le Mouvement syndicalau Liban (1919-1946). son évolution pendant le mandat français del'occupation à l'évacuation et au Code du travail, Paris, ÉditionsSociales, 1970. Jean et Simone Lacouture - l'Égypte en mouvement,Paris, Seuil, 1962. Anouar Abdel-Malek - Problématique du«Socialisme dans le monde arabe». in L'Homme et la Société, N° 2,1966; Mahmoud Hussein - La lutte de classes en Egypte 1945-1970,Maspéro, 1971. Maxime Rodinson - «Le développement dusocialisme et du marxisme au Moyen-Orient». in Marxisme etmonde musulman. Seuil, 1972; et dans le même livre - «Lesproblèmes des partis communistes en Syrie et en Egypte»; «Lemarxisme et le nationalisme arabe». Hélène Carrère d'Encausse - Lapolitique soviétique au Moyen-Orient, 1955-1975, Paris, Presses dela F.N.S.P., 1975; en plus des documents officiels de ces partis.

26 - Hussein Mahmoud est le pseudonyme de deux intellectuelségyptiens: Bahjat Elnadi et Adel Rifaat dont le premier, juif arabe,est le frère de Pierre Victor, leader de la «Gauche prolétarienne» etthéoricien althusséricn maoïste qui a été accusé par son groupe desionisme et d'avoir sciemment œuvré à disloquer l'organisation en

complicité avec Alain Geismar. Voir à ce propos les nouveauxnuméros de «La Cause du peuple» parus après son éclipsemomentannée.

27 - Hussein Mahmoud, Friedlander Saul, Lacouture Jean - Arabes etIsraéliens, un premier dialogue - Seuil, 1974, P. 88-89.

28 - En effet, le promier Congrès du parti communiste libanais remonteà décembre 1943 - Janvier 1944, Le second Congrès s'est tenu vingtquatre ans plus tard en juillet 1968 l'U.C.L. sortait une revue emensuelle intitulée: Al Fikr al-Jadid (la Pensée Nouvelle).

29 - Voir leur bilan autocritique dans: «Limaza Mounazzamat al-Ichtirakyin Al-Lubnanyin»? (Pourquoi l'Organisation des SocialistesLibanais?) et leur Revue hebdomadaire Al-Hourryya.

30 - Voir cercle d'études du «Liban «Socialiste» - L'Action Socialiste etles contradictions au Liban. Dar Al-tali'a, Beyrouth 1969.

31 - Amel Mehdi - Crise de la civilisation arabe ou crise desbourgeoisies arabes? en arabe. Dar Al-Farabi, Beyrouth 1974.

32 - Ibid.33 - Ibid. P. 166.34 - Ibid. P. 167.35 - Engels F. - Dialectique de la Nature. Éditions sociales 1968.36 - Ibid. P. 180.37 - Ibid. P. 181.38 - ChraraWaddah - Le Discours arabe sur l'histoire, thèse de doctorat,

3ème cycle philosophie, présentée sous la direction du professeurRoger Arnaldez.

39 - Rodinson Maxime - «Nature et fonction des mythes dans lesmouvements socio-politiques, d'après deux exemples comparés:communisme marxiste et nationalisme arabe. in Marxisme etmonde musulman. Seuil, P. 253.

40 - Ibid. P. 254-255.41 - Ibid. P. 259.42 - Ibid. P. 261.43 - Althusser Louis - «Sur le jeune Marx». in Pour Marx. Maspéro44 - Chrara Waddah op. cit. P. 16.45 - Chrara Waddah - op. cit...P. 227.

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -1 - Nous employons, dans cette étude, le couple conceptuel khaldounien

de Moumana'a/Moughâlaba dans un sens précis; l'un (Moumana'a =résistance, opposition refus) négatif, l'autre (Moughâlaba= triomphe,affirmation, différence) positif. Le premier se limitant à la réaction,le second implique l'action. L'un est hégélien et l'autre nietzschéen.

2 - doctrine philosophique défendue par Condillac (17I5 - 17 ), selonlaquelle les opérations intellectuelles se reposent exclusivement surles sensations.

3 - Gramsci dans le texte - Éd. Sociales 1975. «Concept d'idéologie» P.205-206.

4 - Gramsci . Op. cit. P. 207.5 - Ibid. P. 206.6 - Tracy Destutt de - Éléments d'idéologie. Vrin 1970 .7 _ Ibid. P. 207-208.8 - Ibid. P. 208...9 - Duroux Yves - L'analyse de la superstructure. Cours donné à

Vincennes, avril 1970.10 - Althusser Louis - «Idéologie et appareils idéologiques d'État». in La

Pensée N° 151 - juin 1970 .11 - Châtelet François - Chronique des idées perdues. Stock, 1977 - P.

117.12 - Rancière Jacques - «Pour mémoire: sur la théorie de l'idéologie». in

L'Homme et la Société, N° 27 - janvier-mars 1973 .13 - Badiou Alain - Théorie de la Contradiction. Maspéro 1975; et

Badiou Alain et Balmès François: De l'idéologie. Maspéro 1976 .14 - Al-Kach Souheil - La dialectique entre Marx et Hegel. mémoire de

philosophie dirigé par J. Desanti , Paris I - 1972 .15 - Poulantzas Nicos - Pouvoir politique et classes sociales. Maspéro

1968.16 - Lyotard Jean-François - «La place de l'aliénation dans le

retournement marxiste». in Les Temps Modernes N° 277-278 -août-septembre 1969 - P. 92 .

17 - Foucault Michel - «Vérité et pouvoir». Entretien avec M. Fontana. inL'Arc - N° 70 : «la Crise dans la tête» P. 21

18 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. Éditions Quatremètre, I858traduction de F. Rosenthal.

19 - voir le troisième chapitre.20 - Engels F. - La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, la

guerre des paysans - Éditions Sociales, Paris 1951, P. 5121 - La contestation prenait la forme d'hérésie. Les Picards par exemple

prêchaient le retour à l'état d'innocence et la suppression de touteloi civile et religieuse . Ils constituaient, comme les Bézards et lesLollards, une hérésie adamite proche des Qaramita en Islam, ilspratiquaient la communauté des femmes et des biens, etreprésentaient un véritable communisme utopique.

22 - Engels F. - La guerre des paysans en Allemagne. Éd. Sociales. P. 48-49.

23 - Gramsci dans le texte - Quelques points de référence préliminaires.Éditions Sociales 1975, P. 13

24 - Voir Chelhod Joseph - Le droit dans la société bédouine: recherchesethnologiques sur le 'orf ou droit coutumier des bédouins. Marcelrivière, 1971.

25 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima - «Entre la plume et l'épée».traduction Vincent Monteil - P. 526.

26 - Abou Mouslem, général du calife abbasside, fut assassiné par ordreet sous les yeux d'Al-Mansour en 755.

27 - Ibn Khaldoun - op. cit. P. 52728 - Ibn Khaldoun - op. cit. l'office de chambellan (hijâba) P. 492-493.29 - Deleuze Gilles - «Les intellectuels et le pouvoir», entretien avec

Michel Foucault in L'Arc No 49.30 - Rossanda Rossana - «De Marx à Marx». in Les Temps Modernes. No

282, janvier 1970.31 - Ibid.32 - Lénine - Que faire? dans «oeuvres complètes» T.5 - P. 382-383.33 - Sofri Adriano et Luperini Romano - «Quelle avant-garde? Quelle

organisation»? in Les Temps Modernes. No 279 - octobre 1969. P.437.

34 - Luxembourg Rosa - La crise de la social-démocratie.35 - Gramsci - «L'ordine Nuovo» et «Notes sur Machiavel».

36 - «... La religion est, et ne peut être autre chose qu'une conception dela vie, laquelle correspond à une attitude éthique...».

37 - Gramsci dans le texte - «philosophie et histoire». P. 164-165. E.S.38 - Ibid. P. 165.

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -1 - Marx Karl - Introduction à la critique de l'économie politique. Éd.

Sociales, P. 164.2 - Ibid. P. 164.3 -4 - Ibid. P. 165.5 - Chevallier Dominique - La société du Mont-Liban à l'époque de la

révolution industrielle en Europe. Paul Geuthner. 1971, P. IX..6 - Marx K. - Le Capital. Livre premier, T.3, «1e secret de l'accumulation

primitive» - Éd. Sociales, P. 153.7 - Marx Karl - Fondements de la critique de l'économie politique. T. 1,

Anthropos, P. 435.8 - Hegel G.W.F. - Science de la logique, T.1, «Logique de l'Etre». Aubier.9 - Marx K. - Le capital, livre premier - T.3 «Le secret de l'accumulation

primitive». Éd. Sociales, P. 154.10 - Weber Max - L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Plon

1964, P. 21-22.11 - Voir la tentative de Maxime Rodinson - Islam et capitalisme. Seuil

1966, allant dans le même sens.12 - Marx K. - Le Capital - Livre I, T.3 - Ibid. P. 155.13 - Lyotard Jean-François - «La place de l'aliénation dans le

retournement marxiste» - op. cit. Les Temps Modernes. Nos277/278 août-septembre 1969.

14 - Marx K. - Chapitre inédit du Capital. - 10/18 - 1971. P. 7715 - Ibid. P. 194-195.16 - Ibid. P. 19517 - cette partie du livre premier du Capital manque dans la traduction

Roy (Éd. Soc. T.2 P. 184); nous avons reproduit le texte traduit parRoger Dangeville dans une note du Chapitre inédit du Capital...P.195 - 196.

18 - Marx K. - Chapitre inédit du Capital - P. 202.

19 - Marx K. et F. Engels - Le Manifeste communiste.20 - Marx K. - Chapitre inédit du Capital. op. cit. P. 20121 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima, traduction Vincent Monteil, T. 1 P.

69.22 - Labica Georges - Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur

l'idéologie musulmane. SNED. P. 39.23 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. Traduction Vincent Monteil. T.1 P.

276-277.23 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. - traduction Vincent Monteil T.I p.

276-277.24 - Ce chapitre de la Mouqaddima est d'une grande portée théorique

dans la pensée d'Ibn Khaldoun; pourtant il ne figuremalheureusement pas dans la traduction française d'Al-Mouqaddima faite par Vincent Monteil. Il s'agit du chapitre 2 de ladeuxième partie d'Al-Mouqaddima selon le texte original en arabe,chapitre s'intitulant: «La direction d'un esprit de clan revient à unepartie particulière» et que nous avons traduit ici intégralement.

25 - cité par Maria-Antonietta Macciocchi dans son livre: Pour Gramsci.Seuil. 1974.

26 - Ibid...27 - Gramsci A. - Cahiers de prison. NRF28 - Luciano Gruppi - «Le concept d'hégémonie chez Antonio Gramsci».La Revue Dialectique No. 4-5. «Gramsci».29 - Voir le livre de Georges Labica - Politique et religion chez Ibn

Khaldoun. op. cit. et Yves Lacoste - Ibn Khaldoun: Naissance del'histoire. Passé du tiers- monde. Maspéro 1973.

30 - Rapport politique du premier congrès de l'Organisation de l'ActionCommuniste au Liban (O.A.C.L.) - 1971. La Revue Al-Hourrya Nos.591-592-592-593-594 en arabe.

31 - Rey Pierre-Philippe - Les alliances de classes, sur l'articulation desmodes de production - Maspéro 1973.

32 - Marx K. - Introduction à la critique de l'économie politique. Éd.Sociales. P. 169

33 - Ibid. P. 169

34 - Voir la critique faite par Amin Samir du «sous-développement»dans son accumulation à l'échelle mondiale, et le développementinégal.

35 - Marx K. - Introduction à la critique de l'économie politique. Éd.Sociales. P. 170.

36 - Althusser Louis - Lire le Capital. Maspéro, T. 1 - P. 13137 - MarxVoir K. : Œuvres politiques 8 tomes. Paris, Alfred Costes

Éditeur. 1928, surtout le tome 3, s'intitulant «La Question d'orient».Voir également François Châtelet, à propos des «erreurs de Marx»,article publié dans En partant du Capital. Anthropos. 1968, P. 81-96.

38 - Rey Pierre-Philippe - Les alliances de classes: sur l'articulation desmodes de production - Postface de novembre 1972 P. 171-172.Maspéro 1973

39 - Luxembourg Rosa - L'accumulation du capital. T. 2. Maspéro 1969,P. 31

40 _ Ibid. P. 48-86.41 - Marx K. - Le Capital - Livre premier, T. 3, Éd. sociales. P. 207.

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -1 - Le Front Libanais - Études du Kaslik. collection «Question Libanaise»

No. 3. Lumières franches sur la Question Libanaise.2 -3 -4 - Le discours de l'orientaliste et celui de son ombre, l'intellectuel

arabe moderne, correspond exactement à cette façon de voir.5 - Voir une description minutieuse de la généalogie du despote faite

par Alain Grosrichard dans son livret Structure du Sérail. Seuil1979.

6 - Kellner W. - L'empire Ottoman, étude géographique et statistique.Traduit de l'allemand par Léon Clugnet. Lyon, Librairie générale deH. Georg. 1877 P. 9.

7 - Roux Jean-Paul - La Turquie, géographie, économie, histoire,civilisation et culture. Payot. Paris 1953. P. 81-82

8 - Ibid. P. 83.

9 - Marx Karl - Œuvres politiques. T.3. «La Question d'Orient», P. 11,article intitulé «Les nationalités en Turquie». Éditions Alfred CostesParis, 1929. C'est nous qui soulignons capitalistes et prétenduesupériorité, termes qui n'ont pas été rigoureusement employés parMarx qui reconnaît, dans une lettre à Engels: «Il me fautnécessairement, pour ne pas laisser refroidir Dana, écriremaintenant un article assez long sur la «haute politique». Il me fautdonc aborder la «détestable question d'Orient» avec laquelle unmisérable Yankee d'ici essaie de me faire concurrence dans latribune. Mais cette question est avant tout militaire etgéographique, et ne ressortit donc pas à mon département. Te voilàdonc forcé de t'exécuter une fois de plus. Qu'adviendra-t-il del'empire turc? Pour moi, c'est de l'hébreu. Je ne pourrai doncexposer de point de vue historique général». Oeuvres politiques. P.139-140.

10 - Roux Jean-Paul - op. cit. P. 83.11 - Essad Bey Mouhammad - Allah est grand. P. 33. Payot 1937.12 - RouxJean-Paul . op. cit. P. 69.13 - Ibid. P. 70. Voir aussi Richard F. Peters - Histoire des Turcs de

l'Empire à la démocratie. Payot 1966.14 - Ibid.. P. 73-74. voir aussi F. Babinger: Mahomet II le Conquérant et

son temps. Payot 1954.15 - Ibid. P. 83-84.16 - Ibid. P. 84.17 - Ibid. P. 85.18 - Lamouche Colonel - Histoire de la Turquie. P.186, Payot. Paris

1953. voir également Claude Cahen - «réflexions sur le Waqfancien». in Studia Islamica, fasc. XIV, 1961.

19 - Ibid. P. 186.20 - Ibid. P. l86.21 - «Le souverain est obligé de prendre conseil auprès de ses

conseillers avant toute action, car.. c'est une loi que Dieu a imposémême à Mouhammad qui agissait pourtant sous l'inspiration deDieu, et n'avait donc pas besoin de conseils humains. Mais il dut seplier à cette nécessité pour faire un devoir à ses successeurs de

s'entourer de conseillers» (Ibn Khaldoun), cette disposition a passédans le droit canon.

22 - Lamouche Colonel - op. cit. P.187.23 - Ibid. P. 18724 - Ibid. P. 188.25 - Ibid. P. 189.26 - Ibid. P. l1927 - Weissmann Naham - Les Janissaires, étude de l'organisation

militaire des Ottomans. P. 1 (thèse pour le doctorat d'universitéprésentée à la faculté des Lettres de Paris 1938. Paris Librairie«Orient» Édition, 1964.

28 - Ibid. P.429 - Ibid - P. 9. voir aussi Georges Young - Constantinople, des origines

à nos jours. Payot 1948.30 - Ibid. P. 1031 - Ibid. P. 1132 - Ibid. P. 1233 - Ibid. P. 1334 - Ibid. P. 1535 - Ibid. P. 2336 - Ibid. P. 33.37 - Ibid. p. 3738 - Ibid. P. 3839 - Ibid. P. 82.40 - Ibid. P. 8341 - Ibid. P. 9642 - Ibid. P. 9743 - Machiavel - Le Prince. Librairie générale française. 1972. P. 19.44 - Ibid.... P. 20. Voir aussi Gilles Roy - Abdel-Hamid, le sultan rouge.

Payot 1936.45 - Ibid. P. 20.46 - Ibid. P. 21.47 - Lamouche Colonel - Histoire de la Turquie. op. cit. P. 166.48 - Ibid.... P. 166. Voir aussi Jean-Paul Roux - L'Islam en Asie. Payot

1958.49 - Ibid. P. 167

50 - Ibid. P. 17451 - Ibid. P. 175-17652 - tandis que le Cheikh Al-Islam ou Grand Mufti est placé à côté du

Sultan et des hauts dignitaires de l'empire pour veiller à ce que leslois fondamentales soient toujours bien interprétées, de même danstous les conseils spéciaux du gouvernement, ainsi que dans tous lesconseils des provinces, des arrondissements, des villes, etc.., ilexiste un mufti chargé de remplir un rôle analogue. Tous lesmagistrats et tous les fonctionnaires des chancelleries portent letitre d'«effendi», les fils des pachas et les officiers supérieursreçoivent celui de «bey»; enfin, tous les officiers de la 2e classe etau dessous, ainsi que ceux de l'administration au-dessous de la 2eclasse sont désignés par le titre de «Agha».

53 - LamoucheColonel . op. cit. P. 17854 - Lammens H. S. J. - La Syrie. Précis historique. Imprimerie

catholique Beyrouth 1921. T.2. P. 57.55 - Ibid. P. 60. Voir aussi Sâte' Al-Houçari - Les pays arabes et l'État

ottoman (en arabe 1957).56 - Ibid. P. 60. Voir aussi D. Layla Al-Sabbagh - La société arabe

syrienne au début de l'époque ottomane (en arabe 1973); Abdel-Aziz M. Awad - L'administration ottomane au Wilayat de Syrie1864-1914 (en arabe l969); Soleiman Al-Boustani - L'État ottomanavant et après la Constitution. (en arabe 1908); Sultan Abdel-Hamid- Mémoires 1891 - 1908. (en arabe 1977); D. M. Al-Dsouki - L'Étatottoman et la Question d'Orient. (en arabe 1976); M. Farid Bey -Histoire de l'État ottoman. (en arabe 1977).

57 - Ibn Khaldoun - Al-Muqaddima.58 - Bloch Marc - La Société Féodale, la formation des liens dedépendance.59 - Marx K. - Le Capital.60 - Harputlu Kamuran Bekir - La Turquie dans l'impasse. Anthropos

1974.61 - Divitçioglu Sencer -62 - Marx K. -63 - Cahen Claude - L'évolution de l'Iqtâ' du IXe au XIIIe siècle. in

Annales 1953.

64 - Ibid.65 - Ibid.65 - Ibid.66 - Harputlu Kamuran Bekir - op. cit.67 - Gibb H.A.R. & Bowen Harold - Islamic Society and the West.

London. 1950.68 - Cuisenier Jean - Économie et parenté. Leurs affinités de structure

dans le domaine turc et dans le domaine arabe. Mouton 1975.69 - Marx K. - Grundrisse.70 - Mantran Robert et Sauvaget Jean - Règlements fiscaux ottomans.

Les provinces syriennes. Adrien. Maisonneuve 1951,71 - Wittfogel Karl - Le despotisme oriental. Minuit 1964.72 - Ibid.73 - Godelier Maurice - «La notion de «mode de production asiatique»

et les schémas marxistes d'évolution de la société». in Le mode deproduction asiatique. C E.R.M.É.S. 1969.

74 - Sencer Divitçioglu - op. cit. .. voir aussi Abdel-Aziz Al-Douri -Introduction à l'histoire économique arabe (en arabe) 1969.

75 - Divitçioglu Sencer - op. cit.76 - Wittfogel K. - op. cit.77 - Ibid.78 - Ibid.79 - Marx K. - Grundisse.80 - Alphand Hervé - Le partage de la Dette Ottomane et son Règlement.

Éditions internationales 1928.81 - Cahen Claude - «L'évolution de l'iqtâ' du IXe au XIIIe siècle.

Contribution à une histoire comparée des sociétés médiévales».Annales Économies - Sociétés - civilisations VIII, 1953. P. 25-26.Voir aussi son article - «Notes pour l'histoire de la «Himaya»(protection). Mélanges L. Massignon 1956.

82 - Latron André - La vie rurale en Syrie et au Liban. ImprimerieCatholique, Beyrouth 1936.

83 - Weulersse Jacques - Les paysans de Syrie et du Proche-Orient.Gallimard 1946.

84 - Ibid.85 - Ibid.

86 - Thobie Jacques - Intérêts et impérialisme français dans l'Empireottoman 1895-1914. Imprimerie nationale 1977.

-- - - - - - - - - - - - - - - - - - - -1 - Bou'inein Mikhaël - op. cit.. T. l en arabe P. 52 - Ibid. P. 5.3 - Voir à ce propos, et contrairement à l'hypothèse répandue qui

considère Mouhammad Ali comme allant dans le sens de laconsolidation de la domination capitaliste française, le livre de J.Hajjar - L'Europe et les destinées du Proche-Orient (1815 - 1848).Bloud et Gay 1970.

4 - Voir l'analyse «libaniste» de Dominique Chevallier - La société duMont-Liban ... op. cit.

5 - Voir notre étude Souheil Al-Kach - critique de l'orientalisme: le casde Dominique Chevallier (ronéotypée). Voir également Souheil Al-Kach et Youssef Mourtada - Le discours d'Antoun Sa'adé. Rapportpour une thèse de doctorat de 3ème cycle présenté à Mr. PierreVilar à l'École Pratique des Hautes Études 1972.

6 - Ibn Khaldoun - Al-Mouqaddima. «Le souverain s'appuie contre sonclan sur ses affranchis et ses clients». (Chap.III, 17, VincentMonteil).

7 - Chrara Waddah - Des origines du Liban confessionnel. La lignedroitière de masses. (en arabe) Dar Al-Tali'a 1975.

8 - Al-Salibi Kamal - Histoire du Liban moderne. (en arabe) Dar Al-Nahar - 1969. Voir également Cheikh Tannous Al-Chidyak - KitabAkhbar al-A'yan Fi Jabal Loubnan.1859. Publications de L'U.L.1970.

9 - L'histoire des émirs Chéhab écrite par un de ces émirs de Wadi Al-Taym; manuscrit (en arabe) réalisé par Dr. Salim Hassan Hachi.1971.

10 - Al-Chéhabi l'Émir Haydar Ahmad - Histoire de l'émir Bachir leGrand. (en arabe).

11 - Al-Ma'louf Issa Iskandar - Histoire de Zahlé. (en arabe) 1911.12 - Al-Hakim Youssef - La Syrie et l'époque ottomane. (en arabe) 1966.13 - Awad Walid - Les présidents du Liban. (en arabe) 1977.14 - Bou'inein M. - op. cit. T.1. P.10.

15 - Jésus Silva - La révolution mexicaine. Maspéro 1968.16 - Bou'inein M. - op. cit. T.1 P. 10-1117 - Ibid. P. 618 - Ibid. P. 1319 - Ibid. P. 1520 - Ibid. P. 1621 - Ibid. P. 17-1822 - Ibid. P. 2923 - Ibid. P. 1824 - Ibid. P. l9-21.25 - Ibid. P. 22-26.26 - Ibid. P. 30-31.27 - Ibid. P. 32-33.28 - Ibid. P. 56-5729 - Ibid. P. 8230 - Ibid. P. 10031 - Ibid. P. 13932 - Bou'inein se constitue en partie concerné par les injures adressées

à l'encontre de la communauté maronite.33 - Bou'inein - op. cit. P. 140-141.34 - Ibid. P. 152.35 - Ibid. P. 22836 - Ibid. T.2. P. 3237 - Ibid. P. 3438 - Ibid. p. 3539 - Ibid. P. 3540 - Ibid. p. 7041 - Ibid. P. 8342 - Ibid. P. 345.43 - Ibid. P. 75944 - Voir à ce sujet:

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