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  • 7/25/2019 Luc Boltanski Conf.9.Domination

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    Luc Boltanski

    La sociologie est toujours critiqueLe champ conceptuel de la notion de domination

    La notion de domination occupe, dans notre discipline, une place la fois centrale et

    priphrique. Centrale, parce quelle est au cur de luvre de certains des classiques dont

    linspiration est toujours vivante, comme en tmoigne le nombre de livres et darticles

    nouveaux qui leur sont chaque anne consacrs, et, particulirement, de celles de Marx et de

    Max Weber. Mais galement de sociologues contemporains dont linfluence a t et est

    prdominante, comme cest le cas, en France, de celle de Pierre Bourdieu. Mais on peut dire

    aussi quelle est priphrique, au moins sous deux rapports. Dune part, sous un rapportsimplement quantitatif. Les sociologues qui ne parlent pas de domination ont t toujours plus

    nombreux que ceux qui invoquent cette notion. On chercherait, par exemple, en vain une

    rfrence explicite la domination dans les uvres de Durkheim ou des sociologues qui sen

    sont rclams (bien que, sous diffrents rapports et, notamment, sous celui de la relation aux

    normes et aux rgles, on puisse envisager nombre de thmes Durkheimiens comme des

    rponses la question implicite de la domination). Mais elle est surtout priphrique au sens

    o elle sinscrit dans un espace conceptuel qui excde celui gnralement reconnu la

    sociologie, en tant quentreprise de description axiologiquement neutre, reposant sur des

    observations empiriques, et qui trouve ses racines dans la philosophie politique.

    La philosophie politique et la question de la violence

    En utilisant la notion de domination la sociologie a en effet incorpor, et a retraduit

    dans son propre langage, des problmes qui ont accompagn la philosophie politique,

    particulirement quand sest pos, au sortir des guerres de religion, la question de lEtat en

    tant quentit politique place au-dessus des individus et des collectifs qui lui sont

    subordonn. Et, consquemment, celle des institutions sur lesquelles peut prendre appui cette

    entit pour revendiquer le monopole de la violence lgitime selon lexpression fameuse de

    Max Weber. Ils senroulent, principalement, autour de deux questions. La premire est celle

    de la distribution de lautorit entre les individus et les groupes inclus dans lEtat et, par

    contre coup, celle du degr auquel une certaine autonomie peut leur tre accorde. La seconde

    concerne les disputes entre individus et entre groupes et la faon dont elles peuvent tre

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    encadres de faon empcher quelles ne conduisent la violence, cest--dire, dans cette

    optique, des formes plus ou moins extrmes de guerre civile.

    Pour le dire de faon trs schmatique, la question de la domination croise celle de la

    violence au moins selon trois problmatiques diffrentes qui sont, les unes et les autres, lies

    la faon dont sont envisages les Institutions et, avec elles, lEtat.

    Une premire problmatique, labore au sortir des Guerres de religion, notamment

    par Hobbes, prend appui sur une anthropologie pessimiste. Les personnes, parce quelles sont

    habites par des dsirs concurrents et sans limites, sont condamnes entrer dans des

    relations violentes, en labsence dune autorit susceptible de mettre un frein des disputes

    qui opposent des collectifs dont chacun cherche assurer sa domination sur les autres. La

    rponse pose la ncessit de lEtat, incarn dans un souverain, comme tant la seule instance,

    place au dessus des partis et des factions, susceptible dassurer la scurit des biens et des

    personnes, mais au prix de leur autonomie. Elle peut saccompagner de thories, dites de la

    Raison dEtat, qui concdent lEtat une morale spcifique, diffrente de celle qui prvaut

    dans les relations civiles, et quil est en droit de mettre en uvre quand il est menac. On

    notera toutefois, que la prise en compte de dsirs illimits et concurrents est loin dtre

    ignore de la sociologie. Cest en effet lune des prmisses de la thorie politique de

    Durkheim exprime de faon particulirement nette dans sa critique du socialisme1. Cela,

    mme si la solution quil lui apporte - celle de la conscience collective -, scarte de Hobbes

    et emprunte Rousseau la possibilit qumerge une volont gnrale, susceptible de

    dpasser la simple addition de la volont de tous, et de sorienter vers le bien commun.

    Mais la notion de domination a pu galement tre voque, non pour fonder la

    ncessit de lEtat, mais, au contraire, pour mettre en cause la violence de lEtat, suppos

    protecteur, au nom du respect de lautonomie des individus. Associe au libralisme

    historique - surtout dans ses formes les plus radicales telles quon les trouve analyses,

    notamment par Jonathan Israel2-, cette formule a pris appui sur une anthropologie optimiste

    qui, dotant les individus dune raison, leur reconnaissait le pouvoir de rgler eux-mmes leurs

    disputes, et cela, au moins dans un grand nombre de cas, sans violence physique, par le

    truchement de la discussion. Cette option, que lon peut appeler dmocratique, a trouv,

    historiquement, son expression la plus extrme dans les mouvements anarchistes et libertaires.

    Enfin, la relation entre domination et violence sest exprime dans une autre

    problmatique que lon peut rappeler, schmatiquement, de la faon suivante. Face la

    1Emile Durkheim,Le socialisme, Paris, PUF, 1971.

    2Jonathan Israel,Radical Enlightenment, Oxford, Oxford UP, 2001.

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    violence des gouvernants, dans quelle mesure les individus et les groupes sont-ils lgitims

    recourir eux-mmes la violence pour reconqurir leur autonomie ? Jajouterai, que cette

    question, qui tait trs prsente dans les dbats sociologiques et politiques des annes 1960-

    1970, encore habits par le souvenir des luttes anti-fascistes et par celui plus proche des

    guerres coloniales, mais aussi confronte lexprience des guerres imprialistes, comme la

    guerre du Vietnam, sest trouve, pour des raisons quil serait trop long dexaminer ici,

    progressivement carte de la problmatique des sciences sociales. A partir, disons, de la

    premire moiti des annes 1980, la problmatique de la violence lgitime, comme moteur de

    lhistoire, sest trouve, en quelque sorte, frappe dinterdit, entranant dailleurs sa suite

    labandon de la notion de domination chez un grand nombre dauteurs de notre discipline. La

    faon dont cette question tend rapparatre aujourdhui est, sous ce rapport, trs intressante.

    Elle invite se ressaisir de la lutte contre la domination en la sparant de la violence. Do

    limportance de thmes comme ceux de la rsistance, de la dsobissance civile, ou de la

    cration de zones dautonomie temporaires, qui visent tablir un nouveau compromis entre

    la critique de la domination et lexigence de la discussion, cette dernire tant considre

    comme une norme indpassable de la politique dans son acception dmocratique. Mais ces

    tentatives peuvent peiner convaincre quand, dans leur souci dcarter la violence, elles font

    limpasse sur les rapports de force, qui, sans engager ncessairement la violence physique,

    supposent nanmoins lopposition entre des adversaires dont chacun entend faire plier la

    volont de lautre.

    La critique du capitalisme et des formes de violence symbolique

    La critique de la domination ne se limite pas, toutefois, la critique de lEtat

    autoritaire exerant une violence physique, directement ou par lintermdiaire dinstitutions

    disciplinaires, telles que prisons, hpitaux psychiatriques, asiles pour handicaps, et, plus

    gnralement, dans ce que Goffman appelle des institutions totales3. Depuis le XIX sicle, la

    notion de domination a t progressivement voque pour porter la critique sur un grand

    nombre dautres domaines dobjectivit, o les acteurs sont libres de leurs mouvements et

    formellement autonomes. Cela vaut, au premier chef, dans la tradition marxiste, pour les

    relations de travail et de proprit, sur lesquels repose le capitalisme, marques par

    lopposition entre classes dominantes et classes domines. Mais aussi pour les relations qui

    3Erving Goffman,Asiles, Paris, Minuit, 1972.

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    sinstaurent au sein de la famille, avec la critique de la domination patriarcale et, plus

    gnralement, de la domination masculine, ou encore des formes de domination qui ont pour

    objet lorientation sexuelle.

    Ces dplacements de la notion de domination nont pas rompu les liens entre ce

    concept et la question de la violence. Mais ils ont conduit donner au terme de violence une

    extension beaucoup plus large. A ct de la violence physique ou de la coercition sexerant

    sur les corps, qui peuvent assez facilement tre dnoncs, y compris par ceux qui, en tant les

    victimes, se plaignent des souffrances subies, ont t mis en cause des modes de domination

    prenant appui sur ce que lon peut appeler en empruntant le terme Pierre Bourdieu

    diffrentes formes de violence symbolique. Or cette dernire, se trouvant incorpore aux

    catgories, aux preuves et aux formats institutionnels sur lesquels repose le cours ordinaire

    de la vie, tend se confondre avec lordre des choses, et tre dote dune sorte dvidence

    naturelle, qui semble la rendre acceptable par ceux l mme qui la subissent. Il sensuit que sa

    mise en lumire suppose des oprations complexes de dvoilement.

    On doit ainsi la critique du capitalisme accomplie par Marx, hritier, en cela des

    Lumires, davoir montr que, dans un rgime politiquement libral, serait-il irrprochable sur

    le plan procdural, se maintient une forme de violence, qui, sexerce par des moyens

    formellement pacifiques , comme le dit Max Weber du capitalisme. Elle se manifeste par

    lexploitation dont font lobjet les travailleurs, qui nayant rien dautre que leur force de

    travail, sont domins par ceux qui possdent les instruments de production, cest--dire par la

    bourgeoisie. Mais, sagissant dexpliquer comment cette exploitation peut perdurer, cest--

    dire la raison pour laquelle les exploits, qui sont le plus grand nombre, ne se rvoltent pas

    contre le petit nombre de ceux qui les exploitent, la tradition marxiste a d dvelopper, ct

    de lanalyse des modalits de lexploitation dans et par le travail, une analyse de formes de

    domination idologique, incorpores au droit, la morale, et aux routines de la vie

    quotidienne.

    On remarquera dailleurs que cest sans doute un trait assez gnral des thories de la

    domination, y compris dans leurs formes contemporaines, que de sintresser moins aux

    mouvements de rbellion ou de rvolte, quaux priodes durant lesquelles les acteurs sociaux

    paraissent tolrer loppression quils subissent. Les thories de la domination sont rarement

    des thories de la rvolution, ou mme du changement, mme si elles visent, en dvoilant les

    sources caches de la domination, susciter lindignation et la rvolte des opprims. Cest

    ainsi que, par une sorte de paradoxe, les sociologies critiques se sont surtout donnes pour

    objet de comprendre les raisons pour lesquelles les acteurs ne se rvoltent pas, alors que les

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    analyses dveloppes depuis ces sociologies suggrent quils auraient toutes les raisons de le

    faire. A linverse, ce sont surtout des sociologies plus conservatrices qui, souvent en

    invoquant des motifs psychologiques individuels, comme lenvie ou le ressentiment, ont

    entrepris dexpliquer les causes des rvoltes et des rvolutions.

    Cest sans doute parce quelle est venue la sociologie depuis la philosophie politique

    que la notion de domination a pose notre discipline des problmes auxquels il ne lui a pas

    t trs facile de faire face avec les outils qui sont habituellement les siens. Jvoquerai

    maintenant trois dentre eux. Le premier est davoir se dtacher des observations

    empiriques, qui sont toujours situes, pour prendre un point de vue global sur ce que lon peut

    appeler des ordres sociaux. La seconde est de susciter des analyses qui, tout en prenant appui

    sur des descriptions, assument une dimension normative au sens o elles sont toujours

    associes un jugement port, non seulement par les acteurs sociaux, mais aussi par le

    sociologue lui-mme, sur les phnomnes quil dcrit. Une troisime question problmatique

    concerne lextension quil convient de donner lusage de la notion de domination.

    Premier problme : domination vs. pouvoir

    Ce que le sociologue observe, sur le terrain, ce sont rarement des relations de

    domination mais des relations de pouvoir. Le pouvoir est du domaine du faire -> faire. On

    peut attester la prsence dune relation de pouvoir chaque fois quun acteur, soit titre

    personnel, soit, plus souvent, en se rclamant dune instance collective - institution ou

    organisation -, investie dune autorit, naccomplit pas lui-mme une action mais demande ou

    commande un autre daccomplir un certain acte. Cela, soit directement au profit de celui qui

    commande, ou que ce dernier justifie ses exigences par rfrence un bien commun, ou

    encore en invoquant le bien de celui l mme dont on rclame lobissance, comme cest le

    cas du pouvoir que les adultes exercent lgard des enfants.

    Le fait dexercer un pouvoir, ou de se soumettre un pouvoir, nchappe pas la

    conscience des acteurs et les relations de pouvoir sont, le plus souvent, visibles aux yeux dun

    observateur. Le pouvoir peut donc facilement faire lobjet dune sociologie empirique, dune

    part, parce que les relations sociales sont traverses de pouvoirs assez aisment observables,

    au moins en certaines situations. Et, dautre part, parce que les rapports de pouvoirs sont, en

    nombre de cas, inscrits dans des formats prtablis, eux-mmes mmoriss sous forme de

    coutumes ou consigns dans des textes, comme le sont, par exemple, les textes juridiques ou

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    les autres genres de rglements. Le monde social est bien, pour le dire en termes foucaldiens,

    tiss de micro-pouvoirs.

    Pour passer de lobservation de ces relations de pouvoir lidentification dune

    domination, il faut changer dchelleen allant dun ct vers le plus individuel et, de lautre,

    vers le plus global.

    A lchelle des subjectivits, la mise en cause dune domination pose la question du

    consentement. Parler de domination suppose que ceux sur qui sexerce un pouvoir se

    conforment aux exigences du donneur dordre parce quils subissent une contrainte, mme

    sils semblent obir de leur plein gr. Il peut sagir de sanctions explicites, mais aussi, et cest

    plus frquemment le cas, de sanctions ou de menaces diffuses comme, par exemple, la crainte

    de perdre son travail ou simplement de faire lobjet dune mise lcart ou dun rejet par

    dautres dont on attend la reconnaissance.

    On touche ici du doigt une des difficults que pose lusage de la notion de

    coordination, souvent utilise par lanalyse conomique des organisations, qui ne dit rien sur

    les forces mises en oeuvre pour obtenir la coordination effectivement constate entre les

    actions dun grand nombre dacteurs, au service des intrts dune administration, dune

    organisation ou dune entreprise. On touche l aussi, bien sr, lun des axes majeurs de la

    mise en cause, par Marx, du semblant dautonomie individuelle, notamment dans le domaine

    du travail, dont se rclame le libralisme. Le problme pour la sociologie est alors quil ne

    suffit pas de suivre les acteurs, cest--dire de se mettre lcoute de leurs plaintes ou de

    constater leur apparent consentement, pour dcider si lon est, ou non, en prsence dun effet

    de domination. Comme lont montr de nombreuses analyses dveloppes depuis des

    approches critiques, notamment, dans le cadre de lEcole de Francfort, souvent au confluent

    de la psychanalyse et de la sociologie, la domination subie peut avoir un caractre

    relativement inconscient, parce que les acteurs auraient intrioris, ou mme incorpor, les

    forces et les contraintes qui sont au principe mme de leur exploitation et de leur soumission.

    Un second changement dchelle associ la notion de domination scarte galement

    des situations directement observables, mais pour se dployer, cette fois, un niveau

    surplombant. Il consiste prendre sur la ralit sociale un point de vue qui est celui de la

    totalit. Depuis ce point de vue, la domination se dvoile quand on peut lassocier des

    dispositifs ou des structures dont les effets, trs gnraux ou mme globaux, se manifestent

    en tous points, mais de faons diffrencies selon le domaine envisag. Pour identifier une

    forme de domination, lanalyse doit donc prendre appui sur des dispositifs de totalisation et

    sur des catgories comme, par exemple, celle de classes dominantes et de classes domines,

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    ou celle de genres - permettant de rapprocher des facteurs dasymtrie. Or ces derniers, pris

    leur valeur faciale, paraissent divers et indpendants les uns des autres, parce quils sont

    ancrs dans des univers diffrents : usine, cole, hpitaux, familles, cours de justice, etc. A la

    diffrence des sociologies attaches dcrire diffrentes dimensions de la vie sociale, et

    diffrentes manifestations du pouvoir, dans ce quelles ont chaque fois de spcifiques,

    lanalyse des effets de domination sattache donc les intgrer dans une totalit cohrente et

    mettre en lumire la faon dont elles font systme.

    La dimension critique des sociologies de la domination

    Une seconde particularit de lusage de la notion de domination est dtre presque

    toujourscritiqueet dtre par l solidaire de prises de position normatives. Je dis presque

    toujours parce quil existe, dans les sciences sociales un courant qui, se rclamant souvent

    de Pareto, met laccent sur la distinction entre des lites, appeles commander, et des

    masses, destines obir. Dans ces conceptions, la domination des masses par les lites est

    considre, la fois, comme ayant un caractre quasi naturel elle serait prsente dans toutes

    les socits et comme ncessaire, parce que les membres de ces lites possderaient, seuls,

    la capacit de gouverner, ce qui a dailleurs permis des passages entre ces positions et des

    courants eugnistes. Il est certes possible, depuis des positions de ce genre, de dvelopper un

    certain type de critique sociale. Mais ce dernier ne concerne pas la domination, en tant que

    telle. Il met laccent sur lexigence de circulation des lites. Ceux qui exercent la domination

    doivent tre rellement les meilleurs, et non devoir leur position dominante un privilge

    usurp. Dans cette optique, les luttes pour lexercice du pouvoir sont donc considres comme

    des processus de slection permettant aux vraieslites de faire valoir leur supriorit.

    Toutefois, lexception de ces courants imprgns de darwinisme social, la rfrence

    la domination est toujours critique, mme quand lexigence de rigueur descriptive semble

    lemporter sur les accents pamphltaires. Cela vaut pour Max Weber, qui lon doit certaines

    des analyses les plus approfondies de diffrents modes de domination et des formes de

    lgitimation sur lesquelles ils reposent. Max Weber, conservateur rsign sur le plan

    politique, considre pourtant la modernit, particulirement dans ses dimensions capitalistes

    et bureaucratiques, de faon trs critique - comme la bien montr Michael Lwy dans un

    ouvrage rcent -La cage dacier -, portant sur les affinits entre Marx et Weber4. La tension

    4Michael Lwy,La cage dacier. Max Weber et le marxisme wbrien, Paris, Stock, 2013.

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    est manifeste dans loeuvre de Weber, entre, dun ct, des descriptions qui se veulent

    objectivistes et, de lautre, la relation dchire et pessimiste quil entretient la modernit,

    comme, par exemple, lorsquil dfinit le capitalisme comme un esclavage sans matre ,

    cest--dire comme un systme de domination la fois absolu et impersonnel 5. On peut y

    voir une illustration, retraduite, en quelque sorte, au niveau mme de lcriture, de la fameuse

    distinction wbrienne entre lexigence de neutralit axiologique et limpossibilit de couper

    lanalyse dun certain rapport aux valeurs.

    Cest donc ce va et vient entre des positions difficiles concilier qui caractrise les

    sociologies de la domination. Cest--dire, dun ct, lanalyse des situations prsentes, dans

    leur diversit. De lautre, le double mouvement allant, dune part, vers la subjectivit des

    acteurs et, de lautre, vers lordre social, considr comme totalit. Enfin des valuations qui

    envisagent de faon critique la fois lordre social global et la faon dont cet ordre modle un

    certain type dtre humain, et le rends, en quelque sorte, tranger lui-mme. Leffort pour

    associer ces diffrents mouvements va de paire, particulirement chez les classiques et,

    particulirement en Allemagne, - comme la bien montr Aurlien Berlan dans louvrage quil

    a consacr Tnnies, Simmel et Weber6-, avec un projet, dont les dimensions sont la fois

    sociologiques, historiques et philosophiques. Il est celui de diagnostiquer le prsent ,

    termes qui seront repris, au cours des annes 1960, par Michel Foucault pour caractriser son

    propre programme de recherches7.

    Chez ceux qui lont mise en uvre, cette entreprise critique vise donc saisir les

    caractres de lpoque actuelle dans ce quelle a de ngatif 8, en dvoiler les contradictions

    ou, comme le revendique aujourdhui, par exemple, Axel Honneth, en dcrire les

    pathologies9 (thme, comme on sait, lui aussi, trs prsent chez Durkheim). Elle

    saccompagne, de faon explicite ou tacite, dun effort pour penser la manire dont ltat de

    choses constat et contest pourrait se trouver modifi et prendre un autre cours. Cest--dire

    dun engagement en faveur du changement, quil prenne, selon les auteurs considrs, une

    orientation rformiste ou rvolutionnaire.

    5Cit dans Michael Lwy, op. cit., pp. 72-73.

    6 Aurlien Berlan, La fabrique des derniers hommes. Retour sur le prsent avec Tnnies, Simmel et

    Weber, Paris, La dcouverte, 2012.7

    Aurlien Berlan, op.cit., p. 25.8Aurlien Berlan, op.cit., p. 15.

    9Axel Honneth,La rification. Petit trait de Thorie critique, Paris, Gallimard, 2007.

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    Lorientation critique constitue sans doute lun des lieux o se donne voir le plus

    nettement la position complexe des sciences sociales par rapport une conception positiviste

    de lactivit scientifique, caractrise par un postulat dindpendance entre le sujet de

    lobservation et lobjet observ. Dun ct, la sociologie ne peut abandonner compltement ce

    postulat, sans risquer de perdre toute spcificit, toute autorit, et de se confondre avec la

    multiplicit des discours qui accompagnent la performation du monde social, discours dans

    lesquels une pluralit dacteurs, individuels ou collectifs, engagent leurs intrts et leurs dsirs

    concurrents. Cest la raison pour laquelle elle snonce depuis un laboratoire, considr non

    comme un lieu ou comme un dispositif organisationnel, mais comme un ensemble de

    contraintes qui visent prcisment, opposer une rsistance mthodique la simple

    expression des intrts et des dsirs de celui qui mne lenqute.

    Mais, dun autre ct, la sociologie ne peut ignorer que son objet est compos dtres

    humains considrs, non dans leur dimension biologique, mais, prcisment, en tant quils

    sont capables de rflexivit. Or cette capacit de rflexivit se manifeste par excellence dans

    lattitude critique, comme tentative pour se ressaisir du monde social au lieu de sy

    abandonner dans la passivit. Le fait de se livrer la critique, quil sagisse des multiples

    critiques locales qui sinscrivent dans le cours ordinaire de la vie sociale, ou de critiques

    prtendant une porte plus large, est loin dtre une spcificit des socits modernes. Cest

    dire, en passant, la mfiance avec laquelle il convient daccueillir certaines tentatives actuelles

    visant reconstruire legrand partageentre nous - les occidentaux -, et les autres, en prenant

    appui sur lopposition entre des socits qui seraient fondes sur la rflexivit les ntres - et

    les socits des autres qui seraient toujours livres larchasme de la croyance. Lactivit

    critique constitue, sans doute, au contraire, lun des traits constitutifs de la vie en socit, qui

    est tisse de disputes au cours desquelles saffrontent diffrentes critiques et qui peut tre

    envisage, sous ce rapport, au moins mtaphoriquement, comme la scne dun procs10.

    Face cette activit critique, le sociologue peut adopter deux positions. La premire

    consiste la prendre pour objet de ses descriptions et de ses analyses. Il fera alors ce que lon

    peut appeler unesociologie de la critique, notamment en tudiant les affairesqui ne cessent

    de travailler le monde social (dont laffaire Dreyfus constitue, en France, le paradigme), et en

    cherchant modliser la forme affaire en tant que forme sociale spcifique. Adoptant une

    attitude de neutralit, face aux disputes au cours desquelles se croisent diffrentes critiques, il

    cherchera en donner la description la plus complte en se soumettant des contraintes de

    10 V. Luc Boltanski, Elisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stphane Van Damme (eds.), Affaires,

    scandales et grandes causes, Paris, Stock, 2007.

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    mthode (ce que jai appel le laboratoire). Il cherchera, notamment, respecter une exigence

    de symtrie, en accordant la mme attention aux diffrentes expressions critiques et en

    distribuant galement entre elles ses capacits de comprhension et mme dempathie.

    Il faut bien noter que, ce faisant, il adoptera une posture qui pourrait paratre trs

    trange, voire pathologique, sil la mettait en uvre en tant quacteur ordinaire de la vie

    sociale. Les acteurs sociaux ne sont-ils pas toujours somms, par les autres, de prendre

    position, et ne ressentent-ils pas aussi, souvent, une sorte dobligation personnelle, qui les

    pousse sengager, que ce soit en proposant des justifications ou en formulant des critiques,

    cest--dire en portant des jugements ? Le sociologue serait ainsi le seul tre social pour qui le

    recours la normativit serait, en quelque sorte, frapp dinterdit, si cette mise entre

    parenthses comme dit la phnomnologie -, ne correspondait pas qu un moment

    particulier de la recherche. En tmoigne le fait que, quil le veuille ou non, le produit de son

    activit de chercheur, consign dans un rapport, fera trs probablement retour dans le monde

    social o il sera rappropri par dautres et rinterprt en fonction de leurs intrts et de leurs

    dsirs. Dans la mesure o, non seulement, il prend pour objet des acteurs rflexifs, mais aussi

    parce quil nest pas enferm dans une tour divoire mais sadresse eux, le discours

    sociologique est destin entrer dans des boucles de rflexivit. Les descriptions proposes

    par le sociologue, seraient-elles les plus avises et les plus prudentes, exerceront donc leur

    tour des effets qui, terme, pourront modifier lobjet quil a entrepris de dcrire.

    Toutefois, par rapport la question de la critique, une autre option se prsente au

    sociologue. Elle consiste non seulement dcrire lactivit critique des acteurs, mais aussi

    sengager directement dans lactivit critique pour y apporter une contribution spcifique, cela

    en tirant parti des possibilits quoffre la sociologie en tant que mtier. Ce faisant, il

    interviendra dans les disputes, toujours en tant que sociologue, mais cette fois en pratiquant

    une sociologie critique ou, pour reprendre les termes de Michael Burawoy, une sociologie

    publique. Le recours la notion de domination, qui est, on la vu, minemment critique, est

    solidaire de ce type dengagement.

    Les appuis normatifs de la critique de la domination

    Mais la question qui se pose alors est celle des positions normatives qui sont

    susceptibles de soutenir le diagnostic critique, portant sur un certain type dordre social, dans

    ce quil a la fois de concret et de global, dvelopp depuis une sociologie critique. La

    sociologie, si elle veut conserver lautorit spcifique que lui confre le fait dtre adosse au

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    discours de vrit des sciences sociales, ne peut porter sur cet ordre des jugements critiques

    qui prendraient directement appui sur le genre de ressources normatives auxquelles ont

    gnralement recours les acteurs sociaux, quil sagisse de ressources politiques, spirituelles

    ou morales dj engages dans les disputes que la sociologie prend pour objet. Dun autre

    ct, une sociologie critique, parce quelle a une vise de rflexivit, doit tre en mesure de

    retraduire dans ses propres termes et, autant que faire se peut, dclairer, les insatisfactions

    des acteurs, de faon modifier leur rapport la ralit sociale et, par l, cette ralit sociale

    elle-mme dans le sens dune mancipation. Les thories critiques se nourrissent donc des

    critiques ordinaires, mme si elles les laborent diffremment, les reformulent et sont

    destines y faire retour, puisquelles ont pour vise de rendre la ralit inacceptableet, par

    l, dengager les personnes auxquelles elles sadressent dans des actions qui doivent avoir

    pour rsultat den changer les contours.

    Une relecture des traditions sociologiques qui incorporent une dimension critique,

    permettrait sans doute didentifier les principaux compromis qui ont t forgs pour faire tenir

    ensemble ces diffrentes exigences. Soit, dune part, la description des aspects ngatifs de

    lordre social existant, en relation avec les revendications de groupes opprims. Et, de lautre,

    la recherche de points dappuis normatifs, supportant une prtention luniversalit ou, au

    moins, assez gnraux, pour soutenir une mtacritiquede la domination prenant le point de

    vue de la totalit.

    Un premier ensemble de possibilits, exploites surtout par la philosophie sociale et

    par la sociologie allemande, consiste tirer un parti la fois sociologique et normatif dune

    anthropologie philosophique. La capacit des tres humains vivre en socit sera alors

    associe lexistence chez tous les tres humainsde proprits et de capacits qui pourront

    tre spcifies diffremment selon lanthropologie considre. Par exemple, la rationalit, la

    capacit communiquer en se soumettant des exigences de pertinence, chez Habermas ; la

    sympathie pour la souffrance dautrui, la reconnaissance, chez Axel Honneth ; la pratique

    humaine vraie chez Lukacs par opposition aux relations rifies, etc. La critique consistera

    montrer en quoi lordre social existant ne permet pas aux membres, ou certains dentre eux,

    de raliser pleinement les potentialits constitutives de leur humanit.

    La conception de la socit satisfaisante, qui drive de cette critique, est celle dune

    socit sans reste, alors que lordre social existant peut tre critiqu en tant quil exclut,

    exploite, opprime, mprise, aline, etc. Ces constructions doivent une grande part de leur

    force critique au fait de tabler sur une commune humanitet, par l, denfermer des exigences

    dgalit de traitement entre les membres dune mme socit. Mais elles peuvent tre

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    tendues lhumanit dans son ensemble ou, comme lont montr nombre de travaux des

    trente dernires annes qui ont tir parti de la critique cologique - et, notamment, ceux de

    Bruno Latour -, des tres non humains, tels que animaux ou mme sites naturels, dont on

    exige la protection et la patrimonialisation.

    Mais le recours une anthropologie philosophique nest pas le seul soutien de la

    sociologie critique. Dautres possibilits consistent critiquer un certain ordre social en

    prenant appui sur les valeurs mmes dont il proclame la reconnaissance, en principe, et quil

    ne cesse de transgresser, en pratique. La critique mettra alors laccent comme cest souvent

    le cas chez Pierre Bourdieu - sur le diffrentiel entre lofficielet lofficieux, ou encore, pendra

    le chemin dune critique du droit, dont on jugera quil nest pas, ou quil nest plus, en accord

    avec ltat des relations sociales et quil nenferme pas - ou plus -, le genre de normativit

    laquelle adhrent, en fait, les acteurs sociaux.

    Une autre orientation de la critique sociologique pourra consister se rapprocher plus

    prs des personnes et des situations o elles sont plonges dans le cours de la vie quotidienne.

    Souvent inspire par le pragmatisme amricain, elle mettra surtout laccent sur une

    normativit procdurale et aura pour principal objectif de dessiner les contours dun ordre

    social dans lequel diffrents points de vue, associs diffrentes formes de vie, peuvent

    sexprimer, sopposer et se raliser par le truchement dexpriences dont la singularit et la

    dimension crative doivent tre respectes. Tombera alors sous le couperet de la critique un

    ordre social dans lequel ces expriences sont entraves par lexercice dun pouvoir autoritaire.

    Les orientations critiques dont je viens de donner un signalement schmatique ont en

    commun dincorporer, au moins implicitement, des a priori existentiels, ou des jugements

    moraux, quils soient forms depuis une anthropologie ou drivs des principes mmes que

    prtend reconnatre lordre social soumis la critique. Il existe pourtant un autre chemin

    emprunt notamment par les sociologues dinspiration marxiste - qui, mettant entre

    parenthses les rfrences morales (ou prtendant le faire) entend prendre appui, pour

    lessentiel, sur le dvoilement de contradictions immanentes, propres un certain ordre

    social, ou dextension plus large. Dans ce cas, la critique drive du constat (ou de la

    prdiction), que lordre considr ne peut (ou ne pourra) se maintenir parce quil nenferme

    pas les ressources ncessaires pour rsoudre ses propres contradictions et se rformer. Cette

    option, qui a jou un grand rle dans la critique du capitalisme, et qui repose sur des

    descriptions la fois sociologiques, conomiques et historiques, ouvre sur des changements

    de nature rvolutionnaire.

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    Le dilemme de lextension de la notion de domination

    Le dernier problme, parmi ceux que jai voqu tout lheure, a trait lefficacit opratoire

    de la notion de domination et aux questions que pose son usage au cours de recherches

    empiriques. Dans quels cas est-il appropri de considrer quune socit, une communaut

    politique, un groupe sont soumis une domination ? Dans quels cas peut-on dire dun acteur,

    individuel ou collectif, quil est domin ou dominant ? Comment interprter une situation,

    dans laquelle des relations de pouvoir sont pourtant manifestes, en termes de domination ?

    Comment chapper lalternative consistant soit restreindre lusage du concept de

    domination aux situations marques par lapplication de la violence physique en vue de

    soumettre un nombre plus ou moins grand de personnes, soit, au contraire, ltendre toutes

    les situations dans lesquelles une asymtrie peut tre constate, ou mme dans lesquelles

    certaines actions sont privilgies, au dtriment dautres possibles latraux, mais sans susciter

    un niveau lev de plaintes ou de protestations ? Dans le premier cas, les situations de

    domination savrent assez spcifiques et, au moins dans les socits se rclamant du

    libralisme politique, plutt cantonnes dans des espaces rservs, auxquels les sociologues

    nont dailleurs pas facilement accs. Dans le second, lextension donne la notion de

    domination est telle quelle tend se confondre avec les contours mme de la vie sociale.

    On peut considrer, bien sr, que toute socit se dploie sous un certain rgime de

    domination en sorte que la mise bas dun certain rgime de domination aura ncessairement

    pour consquence lmergence dun autre rgime, au sein duquel une autre forme de

    domination sera non moins patente. Mais une position de ce type tend priver le concept de

    domination dune grande partie de sa substance et le dpouiller de sa cohrence, cest--dire

    de son orientation critique. Si la domination est, et sera toujours, partout, quoi bon la

    dnoncer ? Mais la notion de domination a pourtant hrit de son passage par lentreprise

    critique des Lumires, le fait de faire couple avec une autre notion, que la sociologie a moins

    emprunte, sans doute parce quelle semble, plus encore que celle de domination, habite par

    des prsupposs normatifs et, plus prcisment, progressistes, qui est celle dmancipation.

    Je voudrais, dans le temps qui me reste, proposer, de faon malheureusement trop

    schmatique, une analyse de la domination qui laisse ouverte la possibilit de son contraire,

    cest--dire dune mancipation. Elle repartira de lanalyse des oprations critiques, telles que

    les a tudies la sociologie de la critique, en mettant, de faon assez classique, laccent sur les

    tensions qui se manifestent quand elles croisent dautres oprations qui sont, quant elles,

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    dorigine institutionnelle. Mon intention nest pourtant pas de mengager bras le corps dans

    une critique radicale des institutions en tant que sources principales de violence symbolique,

    mais de les envisager dabord en tenant compte de certaines de leurs proprits les plus

    gnrales, qui les rendent indispensables toute vie sociale. Cest en prenant appui sur cet

    arrire-fond institutionnel quil sera possible, ensuite, de dterminer ce en quoi les oprations

    institutionnelles peuvent tre gnratrices de violence.

    Institutions vs. contestations. Qui peut qualifier les tats de choses ?

    Donc, en premier lieu, une dfense des institutions. La notion dinstitution occupe, en

    sociologie, une position assez trange. Il sagit, dun ct, dun des concepts fondateurs de

    notre discipline. Mais, dun autre ct, le concept dinstitution fait assez rarement lobjet

    dune tentative de dfinition, comme sil allait de soi, bien quil soit utilis avec des sens

    assez diffrents selon le contexte o il apparat. Pour chercher le prciser, je partirai dune

    position originelle, bien sr hypothtique, mettant laccent sur lincertitude relative dans

    laquelle sont plongs les acteurs sociaux quand, au cours de leurs disputes, ils sont amens

    qualifierles tats de choses dans lesquels ils se trouvent engags. Cette incertitude est dordre

    la fois smantique et dontique. Elle concerne ce quil en est de ce qui est et,

    indissociablement, ce qui importe, ce qui a valeur, ce quil convient ou non de respecter. Je

    poserai quaucun acteur ne dtient lautorit ncessaire, ni dailleurs sans doute, si on le

    considre isolment, le pouvoir, de faire partager aux autres sa dfinitionde la situation. Et

    cela pour la raison simple quayant un corps, il est ncessairement situ, dans lespace et dans

    le temps, comme nous lenseigne la phnomnologie ; par rfrence une position sociale,

    comme nous le montrent la sociologie et lconomie ; et aussi, nous dit la psychanalyse, par

    rapport lespace psychique de ses dsirs, de ses pulsions, de lexprience de son corps

    propre.

    Chacun, tant situ, ne peut avoir sur le monde quun point de vue. Or la

    confrontation de points de vue divergents, qui sopposent dans le cours des disputes, risque de

    faire basculer la situation dans la violence, et est, trs gnralement, source dinquitude. La

    solution institutionnelle consiste dlguer un tre sans corps celui prcisment de

    linstitution - la charge de dire ce quil en est de ce qui est dune faon qui prtend se

    prsenter comme gnralement acceptable. Le rle principal des institutions, envisages de

    cette manire, est donc avant toutsmantique, comme la dfendu John Searle dans louvrage

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    quil leur a consacr11

    . Elles mettent en correspondance les tats de choses avec des formes

    symboliques trs diverses, tels que rgles, schmes, catgories, modes de jugement et de

    sanction qui, dans nos socits, ont souvent une assise juridique. Elles dfinissent des entits

    et dterminent des attributions. Des institutions, dpendent galement les formats dpreuve

    qui jouent un rle central dans la slection sociale et, par l, dans la formation et la

    perptuation des asymtries et des ingalits.

    En ce sens, les institutions sont largement responsables de ce que lon appelle

    couramment en sociologie, la construction sociale de la ralit. Leur intervention diminue le

    niveau dincertitude et assure la vie quotidienne un certain degr de prvisibilit, en

    tablissant des routines et des rseaux de relations causales qui font tenir les uns aux autres les

    vnements auxquels lexprience est confronte. Elle permet aux acteurs dtre ralistes,

    gnralement dailleurs leur corps dfendant et aussi leurs dpens, en les amenant ne

    dsirer srieusement que ce quils ont des chances dobtenir. Mais on peut nanmoins mettre

    leur crdit le fait de permettre aussi aux acteurs de stabiliser des identits qui seraient

    instables et fragiles si elles taient entirement livres au changement incessant du cours des

    choses, et dassurer un certain niveau de scuritsmantique qui est lenvers positif de la

    violence symboliquequexercent aussi les institutions.

    Toutefois, la ralit sociale, telle quelle se trouve construite et maintenue par les

    institutions, se trouverait entirement soumise leur domination, si les acteurs sociaux

    navaient pas accs la critique. Or, aucune institution, aussi puissante soit-elle, ne peut

    dfinitivement faire taire la critique. Je vois cela deux raisons principales.

    La premire tient la structure mme des institutions. Etant des tres sans corps, les

    institutions ne peuvent se manifester que par lintermdiaire de porte-parole. Mais ces

    derniers, qui sont des personnes humaines ordinaires, dotes dun corps et, par consquent,

    situes - comme nous le sommes vous et moi -, ne parviennent jamais faire taire

    compltement les interrogations de ceux qui sont contraints obir, quant la source relle du

    pouvoir des reprsentants institutionnels, ni juguler linquitude quelles suscitent. La

    question de savoir si cest bien lautorit de linstitution, tourne vers le bien commun, qui

    sexprime par leur bouche, ou sils ne font pas que servir leurs propres intrts, sous couvert

    institutionnel, est donc toujours latente. Elle menace, dans les moments de crise, de se poser

    publiquement et de susciter une contestation qui, comme on le voit bien dans le cas des

    affaires, peut stendre de proche en proche jusqu gagner la socit tout entire.

    11John Searle,La construction de la ralit sociale, Paris, Gallimard, 1998.

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    Au cur des dispositifs sur lesquels repose la construction sociale de la ralit, on

    trouve donc ce que jappellerai une contradiction hermneutique. Cest--dire, pas seulement

    une contradiction entre des interprtations divergentes, mais une contradiction qui met en

    pril les moyens mmesdont dpendent la qualificationde ce qui se passe, lajustement des

    formes symboliques aux tats de choses et les effets de pouvoir quelles induisent.

    Une deuxime raison qui empche les institutions de faire taire la critique et, par l,

    dexercer un pouvoir de domination absolu, tient au fait que la ralit, en tant que ralit

    construite, nest pas lunique horizon par rapport auquel prendraient sens toutes nos

    expriences. Ces dernires senracinent aussi dans le monde. Par monde, il faut entendre ici

    tout ce qui arrive - pour reprendre une formulation de Wittgenstein -, et mme tout ce qui

    serait susceptible darriver, ce qui renvoie limpossibilit de le connatre et de le matriser en

    totalit. La ralit construite, dont les institutions assurent la maintenance, est donc le rsultat

    dune slection parmi la multiplicit des vnements, des dsirs, des questions, des

    attachements, des motions qui composent le monde.

    Celles de nos expriences qui se rfrent la ralit ont le privilge dtre plus faciles

    verbaliser et exprimer, puisque nous disposons pour cela des termes et des qualifications

    stabiliss par les institutions. A partir de notre exprience de la ralit, nous pouvons mettre

    des critiques, que lon peut qualifier, pour dire vite, de rformistes, puisquelles sinscrivent

    dans le cadre de ce qui est dj reconnu comme tant. Mais cest surtout sur la base de nos

    expriences qui sancrent dans le monde, que nous pouvons porter au jour une critique que

    lon peut dire radicaleau sens o elle enferme la possibilit dautres faons de construire la

    ralit, cest--dire de donner corps dautres mondes possibles. Bien sr, cette opration est

    toujours difficile et toujours coteuse, parce quelle doit forger les termes et les justifications

    permettant de rendre audible la critique des tats de choses existants, au sein desquels

    senracinent les routines de la vie quotidienne. Elle peut se confronter laccusation

    dirralisme, de transgression, voire de folie. Et cest sans doute lune des raisons pour

    lesquelles cette nouvelle faon de qualifier ce qui importe se fraie souvent, en premier lieu, un

    chemin, par le truchement des arts ou de la posie, qui ne sont pas soumises au mme degr,

    par exemple, que le discours explicitement politique, des contraintes de justification.

    Sans cette possibilit de la critique, dans ses expressions rformistes mais aussi, ou

    surtout, dans ses formes les plus radicales, les institutions seraient en effet toute puissantes et

    elles domineraient constamment les personnes qui leur sont assujetties.

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    A quoi reconnat-on une situation de domination ?

    Lanalyse de la relation entre les institutions et les dispositifs critiques offre me

    semble-t-il - des prises permettant didentifier des effets de domination sexerant dans des

    contextes politiques et sociaux diffrentes chelles. Ils ont pour signe extrieur une mise au

    pasde la critique. Soit, sous leffet de la violence physique ou de sa menace. Soit sous celui

    dentraves portant sur les conditions minimales de la vie, comme le sont, par exemple, les

    mises au chmage orchestres par les employeurs dune mme ville ou dune mme rgion,

    lencontre douvriers qui mettent en cause leurs conditions de travail et sefforcent

    dorganiser des mouvements collectifs de contestation. Soit, sous des formes plus

    sophistiques qui, sans attaquer directement la libert dexpression, marginalisent les

    protestations, ou dplacent les dispositifs de pouvoir, en sorte que la critique, formellement

    possible, demeure inoprante.

    Ces diffrentes faons de faire taire ou de marginaliser la critique caractrisent

    diffrents rgimes de domination qui, tout en prenant des formes ingalement patentes,

    demeurent nanmoins toujours accessibles linvestigation sociologique, parce quils

    nchappent jamais compltement la conscience des acteurs, mme quand ces derniers

    paraissent les tolrer. Mais cela, la condition de diversifier les contextes dans lesquels sont

    mens les observations, les entretiens et les dpouillements documentaires.

    On sait, dune part, que les mmes acteurs peuvent adhrer aux normes constitutives

    dun ordre social quand ils sont plonges dans certaines situations, qui ont, pour dire vite, un

    caractre officiel, et en remettre en cause la validit, souvent sur un mode ironique, dans

    dautres situations, disons officieuses. Cest--dire, quand ils se trouvent dans lentre soi ,

    lcart de ceux qui exercent sur eux un pouvoir ou mme, plus gnralement, de ceux qui

    incarnent les dispositifs dautorit institutionnelle (ceux que nous avons appels, avec Laurent

    Thvenot, dans De lajustification12, les grands). Lanthropologie de la rsistance, telle que

    la dveloppe, par exemple, James Scott13, offre de nombreux exemples qui illustrent cette

    plasticit. Les mmes, qui paraissent adhrer un certain ordre social et ignorer la domination

    dont ils font lobjet, si on les observe dans certaines situations, peuvent se rvler tout fait

    mme de raliser la domination, cest--dire de la violence, quils subissent, quand on

    12 Luc Boltanski, Laurent Thvenot, De la justification. Les conomies de la grandeur, Paris,

    Gallimard, 1991.13James Scott,La domination et les arts de la rsistance. Fragments dun discours subalterne, Paris,

    Ed. Amsterdam, 2009.

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    parvient les rejoindre dans dautres contextes situationnels, et gagner leur confiance. Si

    bien quil convient peut-tre dinterprter leur apparente acceptation des normes sociales

    dominantes, dans les situations officielles ou publiques, en faisant moins appel la

    thmatique de lillusionqu celle du ralisme.

    Dautre part, ltude des effets de domination exige de porter attention non seulement

    aux domins, mais aussi, ou peut-tre surtout, ceux qui se trouvent en position dominante.

    Lexercice du pouvoir est rarement aveugle, mme quand ceux qui en ont la charge paraissent

    adhrer des idologies dominantes visant minorer et justifier les ingalits dont ils

    assurent la maintenance. On peut en effet penser - comme la dfendu Brian Turner14-, que

    les idologies dominantes ont moins pour objet la soumission des domins, qui peut tre

    obtenue par dautres moyens, que la disciplinarisation des catgories dominantes elles-

    mmes, dont les membres doivent justifier leurs privilges, y compris leurs propres yeux,

    surtout dans les ordres sociaux marqus par une tension entre un idal galitaire et des

    situations de fait massivement ingalitaires.

    Nanmoins, lexercice de la gouvernance prend appui sur une intelligence du pouvoir

    qui promeut linvention et la mise en uvre de techniques de contrle et de gestion dans

    lesquelles se manifeste une attention mticuleuse aux dtails de la vie des domins, dans ce

    quelle a de plus quotidien, et, particulirement, aux indices dune propension la rsistance.

    Certes, ces techniques de contrle ont souvent un caractre conjoncturel et local et ne sont pas

    ncessairement coordonnes. A la diffrence des idologies, elles peuvent faire lconomie de

    la monte en gnralit vers des principes fondateurs. Et elles sont, sans doute, dautant plus

    efficaces quelles prennent le dtour de ladministration des choses pour contenir les

    personnes, comme la montr, par exemple, lanalyse mene par Batrice Hibou15, du rle des

    mcanismes financiers dans la Tunisie de Ben Ali, avant les journes rvolutionnaires de

    janvier 2011. Mais on pourrait mentionner aussi des exemples moins frappants, comme, le

    sont par exemple, aujourdhui, dans notre socit, les utilisations disciplinaires de lexigence

    de scurit, qui a tous les dehors de limpartialit. Nanmoins, ces techniques de contrle,

    laissent toujours des traces et, particulirement, des traces crites, dont le sociologue peut se

    saisir pour, en les rapprochant, en mettre en lumire la systmaticit.

    Cest ainsi, par exemple, que dans un mode de domination que lon peut qualifier de

    gestionnaire, o sexerce un gouvernement par les normes , dans les termes de Laurent

    14

    V. Nicholas Abercrombie, Brian Turner, The dominant ideology thesis , The British Journal ofSociology, vol. 29, n 2, juin 1978, pp. 149-170.15

    Batrice Hibou,Anatomie politique de la domination, Paris, La Dcouverte, 2011.

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    Thvenot16

    , ou par les instruments , dans ceux de Pierre Lascoumes et Patrick Le Gals17

    ,

    les techniques de management, venues des grandes firmes capitalistes, et les techniques

    administratives qui les ont retraduites dans lidiome de la gouvernance tatique, se rclament

    dexigences comptables. Dans un ordre social de ce type, les gouvernants font donc moins

    appel une idologie , au sens classique du terme, cest--dire au sens dun formatage des

    dsirs, pour chercher les orienter dans une direction dtermine, quils ne justifient leur

    action par la rfrence la ncessit. Ils affirment, en quelque sorte, vouloir la ncessit,

    selon un rapprochement paradoxal entre pouvoir et impuissance, dont Pierre Bourdieu et moi,

    avions analys autrefois les prmisses dansLa production de lidologie dominante18.

    Le relativisme comme mthode de la sociologie

    En guise de conclusion, je voudrais voquer deux motifs qui ont jou, selon moi, un

    rle important dans lattirance mutuelle de la sociologie et de la critique. Jappellerai le

    premier, lagnosticismeou, pour tre plus juste, lagnosticisme limitet mthodologique de la

    sociologie. Sengager dans la sociologie suppose de mettre entre parenthse ladhsion

    immdiate des valeurs substantielles et surtout la prtention fonder lordre social sur un

    principe politique absolu. La sociologie constitue, en cela, un rempart contre la tentation,

    actuellement de plus en plus frquente, de revenir la thologie politique, mme dans ses

    expressions lacises, quand elles invoquent des entits majuscules, telles que, la Nation,

    lEtat, le Peuple, la Loi, ou mme la Science. Ou mme, encore, comme on le voit parfois

    maintenant, notre Terre, affuble du nom de Gaa, pour lui confrer une identit quasi divine.

    On accuse souvent les sociologues dtre relativistes. Plutt que de sen dfendre, sans doute

    feraient-ils mieux de revendiquer une posture qui est la condition mme de possibilit du

    genre dclairage quils jettent sur le monde social.

    Il sagit toutefois dun agnosticisme limit au sens o la sociologie sancre nanmoins

    dans un axiome, dont jai rappel tout lheure limportance, que Laurent Thvenot et moi

    avons dsign, dans De la justification, par le terme de commune humanit. Il postule

    16 Laurent Thvenot, Un gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des formats

    dinformation , in Bernard Conein, Laurent Thvenot (eds.), Cognition et information en socit,

    Raisons pratiques, n 8, Ed de lEHESS, pp. 205-242.17

    Pierre Lascoumes, Patrick Le Gals (eds.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de

    Sciences Po, 2005.18

    Pierre Bourdieu, Luc Boltanski,La production de lidologie dominante, Paris, Demopolis / Raisonsdagir, 2008 (republication en volume dun texte publi en 1976 dans le septime numro de la revue

    Actes de la recherche en sciences sociales).

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    lexistence dune galit fondamentale entre les tres humains. Cest en prenant appui sur cet

    axiome que peuvent tre relativises diffrentes faons de chercher un compromis entre

    commune humanit et hirarchies, qui caractrisent diffrents types dordres sociaux. Il

    permet aussi de soumettre la critique les situations historiques et sociales au sein desquelles

    les effets de domination sont les plus patents, parce que la prsence massive des hirarchies et

    des ingalits tend y craser la commune humanit, ou, ce qui revient au mme, la rduire

    au statut de principe formel toujours trahi en pratique. La sociologie a, en cela, parti li avec

    le genre de pluralisme qui habite les conceptions radicales de la dmocratie, parce quelle

    offre des ressources pour mettre en cause la forme dingalit la plus fondamentale et la plus

    criante qui est lasymtrie par rapport aux rgles. Cest en premier lieu par rapport cette

    asymtrie-l que prend sens lide de domination, mais aussi, contrario, celle

    dmancipation.

    Les subalternes sont dabord ceux qui sont censs considrer les institutions comme

    sil sagissait dtres quasi sacrs, et agir en suivant les rgles la lettre cest--dire, le

    plus souvent, obir des instructions parcellaires dont ils ignorent les implications. Et, dans

    leur cas, toute interprtation de la rgle est assimile une transgression susceptible de

    sanction. A linverse, les suprieurs - qui se rvlent, ce titre, dominants-, peuvent adopter

    une relation pratique et, en quelque sorte, dsacralise aux institutions, peut-tre simplement

    parce quils les font. Dautre part, les objectifs qui leur sont assigns, ou plutt quils

    sassignent, tant larges et vagues, ils peuvent, et mme doivent, interprter les rgles. Cest-

    -dire, dans leur langage, se soustraire la lettre de la rgle, mais condition, bien sr, de

    demeurer dans lesprit de la rgle .

    Une raction frquente, face cette asymtrie fondamentale, consiste exiger une plus

    grande rigueur lgard des puissants, afin de les obliger se soumettre eux aussi de faon

    stricte la lettre -, aux rgles quils imposent aux autres. On peut qualifier cette raction

    de moraliste. Elle conduit facilement vers une forme ou une autre de populisme ou mme

    dintgrisme. Il existe pourtant une autre faon de diminuer les asymtries face aux rgles.

    Elle consisterait donner au plus grand nombre les moyens dinterprter les rgles et de

    justifier les interprtations quils en proposent cest--dire de mettre en pratique leurs

    capacits de rflexivit et, par l, daller dans le sens dune mancipation.

    La sociologie et la philosophie de laction ont montr que personne ne pouvait agir en

    suivant troitement des rgles. Mme dans le cas du taylorisme, une des inventions les plus

    dshumanisantes de la socit industrielle, les historiens et les sociologues du travail ont pu

    montrer que les ouvriers ne suivaient pas ponctuellement les consignes des bureaux dtudes

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    et quils les soumettaient des amnagements, cest--dire des interprtations, dans le cadre

    des ateliers. Et que ces amnagements taient ncessaires, non seulement au maintien de leur

    dignit dtres humains, mais mme laccomplissement de leurs tches.

    Prendre le point de vue de lextriorit

    Le second motif, par lequel la possibilit de la critique sancre dans la sociologie,

    drive lui aussi de la position que le sociologue adopte lgard de son objet. Il engage la

    question de la relation entre extriorit et intriorit. Une autre objection, ct de

    laccusation de relativisme, souvent faite la sociologie et, particulirement, ses expressions

    critiques, met laccent sur le fait que le sociologue, ntant jamais sans attaches , ni sans

    attachements, sexprime toujours depuis lintrieur dune socit, en sorte que rien ne

    lautorise revendiquer sur elle un point de vue surplombant et, moins encore, sil est associ

    un jugement. Je dfendrai nanmoins lide selon laquelle la description sociologique serait

    simplement irralisable hormis la possibilit dun retrait hors de la situation pour la considrer

    comme on le ferait depuis une extriorit.

    Le projet de prendre la socit pour objet, afin de dcrire des composantes de la vie

    sociale en les plongeant dans le cadre plus large o elles prennent sens, fait appel

    lexprience de penseconsistant se placer lextrieur de ce cadre pour le considrer dans

    son ensemble. Ce projet, dont les sociologies de la domination offrent lexemple le plus

    patent, parce quelles sont orientes vers la totalit, prexiste nanmoins en germe dans la

    position sociologique quand elle est vraiment assume, et cela mme quand elle ne se prtend

    pas explicitement critique. En effet, un cadre nest pas saisissable de lextrieur. Depuis une

    perspective intrieure, le cadre se confond avec la ralit dans son imprieuse ncessit. Sans

    ce dgagement vers une extriorit, le sociologue risque donc de se trouver cantonn dans une

    perspective d ingnieur . Il aura du mal prendre ses distances par rapport aux demandes

    des responsables, en charge de vastes organisations entreprises prives ou administrations

    publiques , qui peuvent avoir fait appel lui, pour les aider comprendre des situations qui

    leur chappent. Mais il risque alors de retraduire dans la problmatique de sa recherche, les

    problmes auxquels ces responsables sont confronts, et denvisager les questions que lui

    pose son objet, la faon dont ils les lui ont prsentes.

    Il assumera alors une position qui est celle de lexpertise. On demande lexpert de se

    pencher sur des problmes, dj formats dans les catgories et les schmes quutilisent les

    responsables conomiques ou administratifs pour gouverner. Les sciences sociales

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    saffranchissent prcisment de lexpertise et se dfinissent en tant que telles, en posant la

    possibilit dun projet de description qui serait celui dune anthropologie sociale gnrale

    (faisant, en nombre de cas, appel au comparatisme) depuis une position dextriorit. Dans le

    cas de lethnologie, ou dans celui de lhistoire, ladoption dune position dextriorit est

    favorise par la distance, gographique dun ct, temporelle de lautre, qui spare

    lobservateur de son objet. Le mouvement vers lextriorit, parce quil drive en quelque

    sorte de contraintes indpendantes de la volont de lobservateur, a pu, en ce qui concerne ces

    disciplines, demeurer plus ou moins tacite.

    Dans le cas de la sociologie, qui, ce niveau de gnralit, peut tre considre

    comme une histoire du prsent, avec pour consquence que lobservateur est partie prenante

    de ce quil entend dcrire, lopration consistant adopter une position dextriorit est loin

    daller de soi. Le fait que la possibilit mme dun dtachement fasse problme, et soit

    dailleurs souvent conteste, conduit en quelque sorte le mouvement vers lextriorisation

    prendre conscience de lui-mme. Cette sortie imaginaire de la viscosit du rel permet, dans

    un premier temps, de dpouiller la ralit observe de son apparente ncessit et de la traiter

    comme si elle tait arbitraire, cest--dire comme si elle pouvait tre autre quelle nest, ou

    mme ne pas tre. Cela, pour, dans un second temps, lui restituer la ncessit dont on la

    dabord prive, mais dont cette opration de dplacement modifier la teneur. Aux raisons et

    aux impratifs invoqus par ceux que lon appelle les dcideurs on substitue lanalyse des

    chanages causaux, de caractre global, dont dpendent, en chaque cas, les choix oprs. Les

    formes de ncessit identifies localement peuvent alors tre rapportes un univers de

    possibles, ce qui permet de faire merger des possibles latraux, jusque-l crass par les

    urgences du prsent, et de les projeter dans un avenir, non pas utopique, mais concevable et

    mme probable.

    Le dgagement vers une extriorit, qui peut, dans le cas de la sociologie tre

    considr comme une exigence mthodologique, tend ainsi, par sa nature mme, ouvrir la

    voie la critique qui, dans ses formes les plus fondamentales, peut tre caractrise par un

    mouvement darrachement rflexif la prgnance de la situation ou, si lon veut, de retrait.

    Ainsi, par exemple, celui qui au cours dune fte ou dune crmonie, chappe

    leffervescence du groupe, sen dtache et se met lcart, amorce un mouvement qui pourra

    facilement tre interprt comme porteur dintentions critiques et cela mme, et peut-tre

    surtout, sil garde le silence. On peut voir dans le dplacement vers une extriorit, serait-il

    opre sur un plan purement imaginaire, le premier mouvement de la critique et, en quelque

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    sorte, sa condition de possibilit. Cest lune des raisons pour lesquelles la sociologie est

    toujours critique.

    Recherche empirique et thorie sociale

    On aura compris que les remarques que je viens de faire propos de lexpertise nont

    pas pour intention de dnigrer ou de dvaluer les nombreuses tudes empiriques qui, portant

    sur tel ou tel thme concret, apportent la sociologie des connaissances sans lesquelles elle

    nexisterait simplement plus. Elles visent dfendre deux causes, qui, mon sens, sont

    dimportance cruciale pour lavenir de notre discipline. La premire, qui va de soi, est celle de

    lautonomie dune recherche non entrave par des exigences et par des programmes manant

    dinstances de pouvoir, serait-elles les mieux intentionnes, et les mieux mme de fournir

    aux chercheurs les moyens financiers dont ils ont besoin pour mener bien leur travail.

    La seconde cause, qui est mon sens dune grande importance, est celle du maintien

    dun lien troit entre recherche empirique et rflexion thorique. Cest cette contigut qui a

    donn sa force la sociologie europenne et, particulirement, la sociologie franaise, de

    Durkheim Bourdieu. Or, il me semble que lon assiste de plus en plus la formation dune

    partition, qui sest dabord impose dans le monde anglo-saxon, mais qui tend maintenant

    stendre. Elle conduit traiter le travail de terrain et la thorie sociale comme sil sagissait

    de deux activits spares, exigeant des mthodes et des comptences diffrentes, et, par

    consquent, dvolues des chercheurs diffrents.

    Ce partage, mon avis trs prjudiciable, engage la relation entre sociologie et

    philosophie. La sociologie empirique na pas pour vocation de fournir aux philosophes

    quelques exemples pour illustrer leurs arguments. Si la construction de schmes thoriques

    peut puiser avec profit des outils conceptuels dans la philosophie, elle repose avant tout sur la

    modlisation des activits pratiques des acteurs.

    On peut considrer en effet la sociologie comme une discipline de second rang qui, un

    peu la faon de la linguistique, lucide et lve un niveau suprieur de rflexivit des

    comptences qui sont dabord celles des acteurs eux-mmes. Cest donc surtout par le

    truchement de ce travail de modlisation que la sociologie peut rcuprer des schmes dj

    identifis par le travail philosophique, mais pour la bonne raison que ces schmes sous-

    tendent dj, sous des modalits pratiques, les actions mises en uvre par les acteurs, et les

    contextes, ou les structures, au sein desquels ils sont plongs. Envisags de cette faon, les

    schmes thoriques ne peuvent prtendre qu une validit empirique. Elle a pour mesure les

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    transformations qui les affectent quand ils sont mis lpreuve de terrains nouveaux. Cest

    donc aussi en maintenant un lien troit entre rflexion thorique et enqutes de terrain que la

    sociologie aura les meilleures chances de demeurer critique. Cest--dire de sauvegarder les

    relations qui, ds ses dbuts, au cours de ce que lon a appel la premire globalisation de la

    fin du XIX sicle, et dj pour rpondre aux inquitudes quelle suscitait, ont troitement

    associ la pratique de cette nouvelle discipline universitaire aux questions et aux contestations

    qui slevaient alors depuis le terrain des pratiques sociales.

    21 juillet 2013