boltanski. les systèmes de représentation d'un groupe social les cadres

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Luc Boltanski Les systèmes de représentation d'un groupe social : les « cadres » In: Revue française de sociologie. 1979, 20-4. pp. 631-667. Citer ce document / Cite this document : Boltanski Luc. Les systèmes de représentation d'un groupe social : les « cadres ». In: Revue française de sociologie. 1979, 20- 4. pp. 631-667. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1979_num_20_4_6726

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Page 1: Boltanski. Les systèmes de représentation d'un groupe social  les cadres

Luc Boltanski

Les systèmes de représentation d'un groupe social : les «cadres »In: Revue française de sociologie. 1979, 20-4. pp. 631-667.

Citer ce document / Cite this document :

Boltanski Luc. Les systèmes de représentation d'un groupe social : les « cadres ». In: Revue française de sociologie. 1979, 20-4. pp. 631-667.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1979_num_20_4_6726

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ZusammenfassungLuc Boltanski : Die VorsteHungssysteme einer Gesellschaftegruppe : die « Kader ».

Die Debatten, die, besonders mit den sechsziger Jahren anfangend, sich mit den Mittelklassenbescháftigen, vor allem mit den « Kadern », werfen zwei immer wiederkehrende Fragen auf : die Frageder Gruppenzugehorigkeitskriterien und die Frage der Gruppengrenzen. Zweck der scheinbarweitauseinander- gehenden Thesen ist offenbar immer, eine vorausgehende substantielle Definition derGruppe aufzustellen (statt diese Gruppe als ein sozialgefiigtes und -definiertes Objekt zu untersuchen) .Um die formalen Eigenschaften der Problematik der Mittelklassen und Kader zu verstehen und diegemeinsamen Gedankenschemata zu sehen, die den scheinbar widersprüchlichen Ausserungenzugrundeliegen, muss das Produktionsfeld der Vorstellungen zur sozialen Welt untersucht werden. Dieaus diesen Vorstellungen hervorgegangenen Ausserungen zeichnen sich durch die Doppelabhängigkeitaus, die sie mit dem intellektuellen und dem politischen Feld verbindet.

AbstractLuc Boltanski : The representation system of a social group : the "executives".

Mostly from the sixties, the debates on the middle classes, and especially on the executives, dealt withtwo recurrent questions: the question of the criteria proving group membership and that of the fontiers ofthe group. The subject-matter of the apparently most divergent theories thus always seems to be theestablishing of an a priori substantial definition of the group (instead of analysing it as a socially builtand defined object). The factors should be analysed that preside over the social world representationswhich are characterised by their double dépendance on the intellectual and political fields, so as tounderstand the formal characteristics of the middle classes and executives problematic, and so as toscketch the common thinking schemes that underlye apparently inconsistent dicourses.

ResumenLuc Boltanski : Los sistemas de representation de un grupo social : los "cuadros".

Los debates que, sobre todo desde el ano 1960, tiene como objeto las clases medias y peculiarmentelos "cuadros" se organizan alrededor de dos temas que vuelven de modo obsesional : el problema delos criterios de pertenencia al grupo, y el de las fronteras del grupo. El objeto de las "tesis"aparentemente más divergentes parece asi establecer siempre una definition previa y substancial delgrupo (en vez de analizarlo como objeto socialmente construido y socialmente definido). Paracomprender las propiedades formales de la problemática en las clases médias y en los cuadros y paraver los esquemas de pensamiento comunes que sobreentienden discursos de apariencia contradictoria,hay que analizar el campo de producción de las representaciones del mundo social que tienen esosdiscursos como resultado caracterizado por la doble dependencia que lo une a lo intelectual y a lopolitico.

RésuméLuc Boltanski : Les systèmes de représentation d'un groupe social : les « cadres ».

Les débats qui, surtout à partir des années soixante, ont pour objet les classes moyennes et,particulièrement, les « cadres », s'organisent autour de deux questions qui reviennent de façonobsessionnelle : la question des critères d'appartenance au groupe, et celle des frontières du groupe.L'objet des « thèses » en apparence les plus divergentes semble être ainsi toujours d'établir unedéfinition préalable et substantielle du groupe (au lieu de l'analyser comme un objet socialementconstruit et socialement défini). Pour comprendre les propriétés formelles de la problématique sur lesclasses moyennes et sur les cadres, et pour voir les schemes de pensée communs qui sous-tendentdes discours en apparence contradictoires, il faut analyser le champ de production des représentationsdu monde social, dont ces discours sont le produit, lui- même caractérisé par la double dépendance quile lie au champ intellectuel et au champ politique.

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R. iranç. sociol., XX, 1979, 631-667

Luc BOLTANSKI

Les systèmes de représentation

d'un groupe social : les " cadres

L'analyse, dont on trouvera ici une première ébauche, vise à ressaisir certaines des propriétés de la problématique sociale qui, surtout à partir des années soixante, se constitue autour des « classes moyennes » et, particulièrement, des « cadres ». Comment et selon quelle logique se sont opérées la production et la diffusion de la masse considérable de discours dont les « cadres » ont été l'objet ? Où situer le champ de production de ces discours qui, pour la plupart, renferment indissociablement des énoncés constatatifs à prétention « scientifique » et des prises de position politique (voire éthiques) ? Comment rendre compte des propriétés que ces discours ont en commun, même et surtout lorsqu'ils se contredisent, l'accord sur les questions étant peut-être ici plus important que le désaccord sur les réponses ?

Mais pour pouvoir questionner cette problématique, l'interroger de l'extérieur, sur sa genèse, sur ses fonctions et sur la logique qui l'habite (ce qui est différent de l'opération consistant à discuter la pertinence des différentes thèses qui s'y opposent), il faut rompre avec la conception substantialiste des groupes sociaux qui lui est sous-jacente et qui, en nombre de cas, sous-tend peut-être aussi (au moins implicitement) la « sociologie du travail ». Pour se donner des objets délimités et palpables, la sociologie des groupes professionnels balance souvent entre deux procédés qui ne sont d'ailleurs pas exclusifs l'un de l'autre : définir le groupe sur lequel porte l'étude par référence à une typologie formelle construite pour les besoins de la « recherche » ou prendre l'objet tel qu'il se donne avec son nom commun et ses représentations communes et le rationaliser en cherchant au groupe un fondement ailleurs que dans lui- même, dans les choses, c'est-à-dire, le plus souvent, dans l'évolution technique et dans la division technique du travail, de façon à lui donner une unité substantielle et des contours objectifs et précis (ce qui revient, comme dit Wittgenstein (1) , à « essayer, derrière le substantif, de trouver la substance ») . Cela un peu à la façon dont l'ancienne philosophie du

(1) L. Wittgenstein, Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 25.

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droit ambitionnait de fonder en nature l'unité d'une nation et de démontrer le caractère naturel des frontières que l'histoire lui avait tracées. Or, de même que dans le domaine du corps la logique naturaliste des « besoins » oublie (lorsqu'elle « explique », par exemple, les consommations alimentaires par les besoins énergétiques et par eux seuls) que les besoins les plus liés en apparence à la nature physique de l'homme n'accèdent à l'existence sociale que retraduits dans l'ordre de la culture (sous forme de goûts et de dégoûts) (2), de même les conceptions naturalistes de la relation entre le monde technique et le monde social oublient peut-être que la division du travail potentiellement inscrite dans l'univers objectivé de la technique ne se réalise dans l'ordre proprement social, sous forme de divisions explicites entre groupes et, indissociablement, dans l'ordre du langage en l'espèce de mots, de représentations, de taxinomies, etc., que médiatisée par les conflits qui opposent les agents dotés de propriétés objectives partiellement différentes (ce qui veut dire aussi, de propriétés partiellement communes), par les stratégies que, dans ces conflits, les agents déploient et par la conscience qu'ils prennent de ces luttes et des intérêts qui s'y jouent. Il ne s'agit pas de nier, ce qui serait absurde, la relation entre les divisions techniques et les divisions sociales. Mais seulement de rappeler, d'une part, que la technique ne jouit pas d'un statut d'extériorité par rapport au social et, d'autre part, qu'entre les contraintes techniques et les assemblages sociaux, il y a place pour un jeu pour des stratégies de « classement et de déclassement » (3) qui restent occultées tant que l'on se donne une définition naturaliste des groupes (4).

Les « cadres » constituent un terrain privilégié à la fois pour chercher à lever l'obstacle substantialiste et pour analyser les raisons qui confèrent au substantialisme sa force et sa prégnance, parce que les résistances, très vives, que cet objet socialement construit oppose à tout effort de définition substantielle, n'ont pas empêché la constitution d'une problématique où se contredisent des thèses qui ont malgré tout en commun de proposer des définitions substantielles du groupe. Le problème est, on le voit, celui de la relation entre la formation du groupe dans le monde social objectif et l'apparition, dans la philosophie sociale, d'un discours

(2) Cf. L. Boltanski, « Taxinomies tion des structures objectives de la caté- populaires, taxinomies savantes : les gorie qui sous-tend l'analyse proposée objets de consommation et leur classe- ici. Cela, en utilisant les nombreuses ment», Revue française de sociologie, enquêtes statistiques aujourd'hui dispo- 11 (1), 1970, pp. 34-44. nibles bien qu'elles soient construites

(3) Cf. P. Bourdieu, L. Boltanski, «Le pour la plupart à partir de définitions titre et le poste », Actes de la recherche différentes de la catégorie; non par en sciences sociales, 1 (2), 1975, pp. 95- éclectisme ni dans le but de déterminer 107. quelle est la « bonne » enquête qui

(4) C'est dire aussi — faut- il le rappe- fournit le « bon chiffre » mais, au con- ler ? — que l'analyse des propriétés traire, pour porter au jour l'information objectives des agents qui «appartien- spécifique sur la catégorie qu'apporte nent» au groupe (qui s'en réclament ou l'existence d'un grand nombre de des- que le groupe revendique) constitue le criptions statistiques divergentes (sur préalable indispensable sans lequel on l'illusion du « bon chiffre », cf. L. Thé- ne peut comprendre ni le processus de venot, « Une jeunesse difficile. Les fonc- regroupement dont le groupe est le pro- tions sociales du flou et de la rigueur duit ni les conflits qui ont pour objet dans les classements », Actes de la re- la définition et la représentation du cherche en sciences sociales, 26/27, 1979, groupe. On donnera ailleurs la descrip- pp. 3-18).

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sur le groupe. On voudrait suggérer l'hypothèse suivante : le groupe n'a pas augmenté mécaniquement et ne s'est pas imposé mécaniquement à l'attention des « sociologues » et autres spécialistes de la représentation du monde social qui, surtout à partir des années soixante, entreprennent de dire ce qu'il est et de définir la place qu'il occupe ou souvent, dans une logique normative, qu'il doit occuper dans l'espace social. En effet, d'une part, la croissance du groupe n'est pas explicable uniquement par la multiplication, sous la pression de forces strictement techniques de « postes d'encadrement > et, d'autre part, le fait que le groupe ait « augmenté » ne suffit pas à rendre compte de la forme qu'a revêtue son accès au champ de la représentation où il s'est imposé à la fois comme allant- de-soi et comme problématique : ainsi, par exemple, pour pouvoir, comme le fait Jean-Paul Bachy (5) , déclarer sans rire que les « cadres з> sont « une catégorie montante mais impossible à situer » (c'est le titre qu'il donne à l'un des paragraphes de son livre) , il faut tenir la « montée des cadres » pour une évidence antérieure à tout examen. Mais l'administration de la preuve n'est pas la préoccupation première du discours prophétique sur la « montée des cadres » et, thème connexe, sur 1* « intellectualisation générale de la force de travail » qui prolifère dans les années 1960-1970 et qui, suspendu entre le constatatif et le performatif, ne dit jamais si les cadres « montent » ou s'ils doivent « monter », ni si « monter » signifie augmenter ou accéder à une position dominante (ce qui, les positions dominantes étant par définition réduites en nombre, est relativement contradictoire). D'ailleurs la croissance du groupe et l'attention qui lui est portée dans le champ de la représentation du monde social sont dans une relation dialectique. La croissance du groupe augmente, bien sûr, l'attention qui lui est portée. Mais, inversement, pour que la « croissance » du groupe se manifeste avec la force de l'évidence, il faut qu'ait été formé son concept et qu'aient été construits les instruments d'enregistrement statistique (taxinomies, nomenclatures, etc.) propres à constituer le groupe dans sa matérialité comme être social différencié et autonome séparé des groupes voisins dans l'espace de la taxinomie avec lesquels ses membres sont confondus tant qu'ils ne peuvent être rassemblés et distingués par une définition et par un nom. Loin d'être une concrétion naturelle soumise à une multiplication mécanique, les « cadres » sont, en tant que groupe reconnu et nommé, le produit d'un travail social de regroupement (et de recodage) qui a conduit, dans un processus historique, des agents relativement dispersés sous nombre de rapports à se rassembler autour d'un noyau déjà constitué socialement (les ingénieurs d'usine) et d'un nom, celui de « cadre », et à se redéfinir en célébrant les propriétés communes et en refoulant les traits divergents. Dans cette hypothèse, la formation du groupe est indissociable d'un processus ^unification symbolique qui a exigé l'accomplissement d'un travail de représentation, cela aux différents sens que l'usage confère au terme : à l'origine, simple agrégat silencieux, le groupe s'est doté de représentations mentales associées au nom; ses membres donnent à eux-mêmes et aux autres des

(5) J.P. Bachy, Les cadres en France, Paris, Armand Colin, 1971.

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représentations sociales du groupe (au sens de Goffman et de la psychologie sociale); enfin, le groupe est parvenu à se faire représenter sur la scène politique où se rejouent, dans un registre particulier comportant ses règles propres, les luttes quotidiennes entre groupes et entre classes.

L'analyse de la composition et de la formation de la catégorie des « cadres » montre ainsi (6) :

(1) Que la catégorie est très fortement hétérogène; elle réunit des agents objectivement dispersés sous les principaux rapports : revenu, niveau d'instruction, nature et degré de compétence, tâches accomplies et fonctions exercées, chances de carrière, etc., en sorte que son unité et son existence même ne vont pas de soi et demandent à être justifiées.

(2) Que l'accroissement, très important dans les années 1960-1970 (7) , du nombre des agents recensés sous le titre de cadre, souvent décrit dans la seule logique de l'évolutionnisme technologique comme le résultat d'une «mutation» fatale, est partiellement le produit de la diffusion du titre (8) de «cadre» dans le champ des entreprises, des zones de capitalisme concentré aux zones de capitalisme dispersé (9) et aussi de sa vulgarisation à l'intérieur des entreprises et particulièrement des grandes entreprises, du haut vers le bas de la hiérarchie. Il apparaît ainsi qu'une fraction notable des « cadres » sont de grands et, surtout, de petits patrons d'entreprise qui ont opéré une reconversion, parfois purement nominale, ou encore des agents occupant des positions subalternes dans les entreprises (maîtrise, techniciens, représentants de commerce, etc.), auxquels le nom de « cadre » a été décerné à titre de gratification symbolique. Bref, l'accroissement du volume de la catégorie tient bien, sans doute, à la multiplication des postes d* « encadrement », mais aussi, pour une part importante, à la réunion autour du titre et des représentations qui lui sont liées d'agents qui, en un. autre état du champ des entreprises (et du champ des classes sociales), ne se seraient pas reconnus dans le nom de « cadre », ne se seraient pas déclarés « cadres » et, n'étant pas enregistrés comme tels par les organismes de production statistique, se seraient trouvés répartis entre d'autres catégories (10).

(6) On ne peut, dans cette introduction, que résumer très sommairement les hypothèses et les résultats d'un travail sur les « cadres » dont le texte qu'on va lire constitue un chapitre. On a dû renoncer à apporter ici la démonstration d'affirmations qui pourront paraître hâtives ou gratuites, mais sans lesquelles la suite de l'exposé ne serait pas intelligible.

(7) Cf. L. Thévenot, «Les catégories sociales en 1975 : l'extension du salariat », Economie et statistique (91), 1977, pp. 3- 31.

(8) Etre « cadre », ce n'est pas seulement occuper un poste déterminé, c'est d'abord (en l'absence d'une définition rationnelle du poste) être investi d'un titre, même si ce titre (à la différence, par exemple, de la plupart des titres scolaires) est décerné par une instance locale (l'entreprise) et non par une instance nationale : est « cadre » celui que le ou les chefs d'entreprise ont désigné comme tel, la «reconnaissance des parties » (forme moderne de l'adoubement)

étant pour le droit (et sans doute pour les agents eux-mêmes) l'indice le plus sûr de l'appartenance à la catégorie (Cf. A. Le Bayon, Notion et statut juridique des cadres de l'entreprise privée, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1971, pp. 76-80).

(9) Selon l'opposition utilisée par J.P. Gorgé et A. Tandé, « Une étude du Ministère de l'Industrie sur la concentration industrielle entre 1970 et 1972», Economie et statistique (68), 1975, pp. 39- 58.

(10) Ainsi, par exemple, parlant des difficultés que rencontrent ses efforts pour faire une évaluation du nombre des cadres en France, François Jacquin (un cadre de la Régie Renault dont l'ouvrage, publié en 1953, reflète bien l'état et les représentations de la catégorie dans les années d'après-guerre) note que le recensement de 1946 n'est pas utilisable, d'abord parce qu'il «ne distingue pas nettement les cadres supérieurs des patrons » et, surtout, parce que « la notion de cadre étant encore, en 1946,

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(3) Enfin, l'étude de la formation de la catégorie et de ses origines montre que l'utilisation du terme de «cadre», comme concept unificateur, et la constitution des « cadres » en groupe de pression prétendant à la reconnaissance officielle dans l'espace des luttes politiques sont inséparables des tentatives de reprise en main et de réinstauration de l'ordre social qui se multiplient après les grèves de 1936. Les « cadres » se constituent en groupe, contre le mouvement ouvrier, contre la CGT et le Parti communiste. L'autonomisation des « cadres », l'apparition de porte-parole agissant au nom du groupe et d'instances de représentation, sont indissociables de l'entreprise qui, surtout, semble-t-il, à l'initiative du petit patronat terrifié par les grèves, et, plus encore, par l'espèce d'officialisation que les Accords Matignon confèrent au mouvement ouvrier, vise à constituer un «mouvement des classes moyennes», à l'image du mouvement ouvrier mais contre lui : il faut regrouper les « couches moyennes » et, en leur fournissant explicitement des principes d'identité et d'unité et des instances de représentation unifiées, transformer ces masses incertaines et inertes en une classe capable, par sa force et par son nombre, d'endiguer et de vaincre la classe ouvrière.

Ainsi, l'apparition des « cadres » ne peut être dissociée du fantasme de la troisième classe, du « tiers-parti » comme incarnation dans un groupe de l'idéologie de la troisième voie qui doit résoudre magiquement par une double négation (au moins ostentatoire et formelle), celle du «socialisme» et du «capitalisme», du «pouvoir des trusts» et de la «dictature du prolétariat», les contradictions de la société de classe (11). Le Mouvement des classes moyennes et les « cadres » comme groupe autonome recevront, on le sait, de la part du gouvernement de Vichy une reconnaissance officielle (12) . C'est cet héritage que recueille la Confédération générale des cadres (directement issue du Mouvement des classes moyennes et dirigée au début par les mêmes hommes) dont l'action contribuera très fortement, après 1945, à faire intégrer aux taxinomies officielles, à faire objectiver dans le droit et, par l'oubli de la genèse, à constituer sur le mode du cela-va-de- soi une catégorie dont l'unité essentiellement réactionnelle (réactionnaire) n'existe, au moins à l'origine, que par référence et par opposition au mouvement ouvrier.

On voit, dès lors, que si, avant 1936, les cadres n' « existaient pas », si le terme n'était pas utilisé et si aucun principe unificateur n'associait, au moins explicitement, ceux que le concept allait réunir (13), c'est d'abord que ceux que l'on nommait alors souvent les « collaborateurs » ou les « collaborateurs appointés », pour marquer les relations privilégiées qu'ils

assez mal connue des intéressés eux- mêmes, il est difficile de faire confiance en la matière à la somme des déclarations individuelles, base du recence- ment » (.Les cadres de l'industrie et du commerce en France, Paris, Armand Colin, 1955, p. 64). Ainsi, en 1946, nombre de « cadres », étaient encore « cadres » sans le savoir : ils constituaient, en quelque sorte, pour la catégorie, un public potentiel, soit que, aspirant au titre, ils ne disposaient pas encore du pouvoir de se faire reconnaître comme tels, soit que, munis de titres différents, encore investis à leurs yeux d'une valeur supérieure, rien ne les incitait à adopter une nouvelle définition de leurs fonctions et de leur essence sociale.

(11) Sur l'idéologie de la «troisième voie », très liée à l'origine, comme le

Mouvement des classes moyennes au courant catholique et particulièrement au catholicisme social (Mouvement Esprit, Equipes sociales de Robert Gar- ric, etc.). Cf. P. Bourdœu, L. Boltanski, «La production de l'idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2 (2/3) 1976, pp. 3-73.

(12) Cf. R. Paxton, La France de Vichy, Paris, Le Seuil, 1972, pp. 204-214.

(13) Cf. A. Desrosières, «Eléments pour l'histoire des nomenclatures socioprofessionnelles » dans Pour une histoire de la statistique, INSEE, 1977, T. I, pp. 155-231. Jusqu'en 1936, les recensements rassemblaient sous la rubrique «employés» tous les «salariés non manuels incluant donc le personnel d'encadrement ».

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entretenaient avec le patronat, n'avaient pas accédé au principe de leur unité; tout se passe comme si les conditions objectives de la lutte des classes ne réclamaient pas que soit explicitement constituée la part d'intérêt qu'ils avaient en commun et que soient, du même coup, refoulés les conflits d'intérêt qui les opposaient (14).

Il fallait, on le voit, que le groupe accomplisse sur lui-même un travail de constitution, d'unification symbolique et de représentation, qu'il s'objective dans des institutions agissant et parlant en son nom collectif et qu'il impose sa reconnaissance officielle et légale (le droit du travail reconnaît les « cadres ») ; bref, qu'il accède au champ des luttes politiques pour qu'il devienne à son tour objet de discours savants et que se constitue à son propos une «problématique». En effet, à mesure que, le temps passant, s'accumulaient les discours dont la catégorie des « cadres » était l'objet et les actions qui lui étaient imputées à titre de sujet collectif, les différentes instances socialement qualifiées pour produire un discours total sur le monde social et pour en donner des représentations cohérentes — syndicats, partis, clubs, etc. — , et ceux qui, à l'intersection du champ intellectuel et du champ politique, étaient leurs porte-parole ou leurs «penseurs» attitrés (souvent des «sociologues»), étaient sommés de prendre position par rapport à elle et de dire qui elle était. Car une fois constituée et objectivée, la catégorie des « cadres » s'imposait avec la force et la prégnance d'une chose, y compris à ceux — agents et institutions (notamment la CGT) — contre lesquels elle s'était à l'origine formée : il a fallu savoir qu'en faire.

On voudrait montrer dans les pages qui suivent comment la remise en ordre symbolique de la représentation du monde social qu'imposait ce nouvel arrivant a obéi à une double logique. D'une part, à une logique substantialiste : on a cherché à conférer une substance à ce groupe déjà réifié pratiquement par l'appropriation dont il faisait l'objet dans le champ politique en lui définissant des critères d'appartenance et en l'enracinant dans l'ordre des choses, c'est-à-dire non pas dans l'histoire des luttes entre groupes et entre classes, d'où il était issu, mais dans l'ordre technique comme principe extérieur et objectif de détermination sociale. Et, d'autre part, à une logique quasi-fantasmatique : chaque instance trouvait, pour définir les « cadres », les critères les mieux ajustés à ses propres présupposés et redéfinissait la catégorie selon ses intérêts spécifiques et la position de ses porte-parole dans le champ intellectuel et/ou politique.

(14) C'est dire que, comme c'est le cas objectivement dispersés autour de cet chaque fois qu'un groupe se constitue attracteur (processus qui accompagne, explicitement pour lui-même et pour les sans doute dans la plupart des cas, la autres, la prise de conscience des pro- formation de groupes étendus) interdit priétés et des intérêts communs enferme de décrire la « prise de conscience » implicitement le refoulement des diffé- dans la logique de la révélation comme rences et des divergences. La réunion accès direct et transparent à la vérité autour d'une position paradigmatique objective de la position et des intérêts déjà nommée et représentée qui joue le qui lui sont liés. (Cf. L. Boltanski, «Les rôle d'attracteur (dans l'exemple adopté cadres autodidactes », Actes de la re- ici, celui de la formation de la catégorie cherche en sciences sociales (22) 1978; des cadres, Y attracteur était constitué pp. 3-24). par les ingénieurs d'usine) d'agents

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La double dépendance

Mais pour rendre compte des multiples discours prononcés sur les « cadres » (cas particulier du discours commun sur les « classes » qui doit peut-être son caractère exemplaire à la position ambiguë de la catégorie dans l'espace des taxinomies usuelles) et pour rendre intelligibles les questions qui s'y retrouvent de façon obsessionnelle, celles des frontières du groupe et des critères d'appartenance au groupe, il faut rappeler, même sommairement, ce que les schemes de pensée sur lesquels ils reposent doivent aux propriétés du champ où ils sont engendrés. Le champ de production des représentations du monde social est caractérisé par la double dépendance qui le lie au champ intellectuel et au champ politique : biens symboliques, enjeux et instruments de la concurrence dans le champ intellectuel, et plus particulièrement dans le champ des sciences sociales, les représentations du monde social et les systèmes de classement sociaux sont aussi des enjeux et des instruments essentiels des luttes sociales et politiques (15). L'autonomie dont dispose le champ de production des représentations du monde social par rapport aux déterminations externes est par conséquent très faible. Il est, en effet, le lieu d'une transaction entre des demandes d'origine différente solidaires de principes différents de légitimation et d'action. Soit, pour dire vite, en provenance du champ politique, des demandes de rationalisation (surtout au sens de la psychanalyse) et de légitimation et, du côté des intellectuels (ou d'une fraction d'entre eux), des demandes qui peuvent être tacites, voire honteuses, de diffusion externe et d'intervention dans le champ de la pratique par la reconversion du pouvoir symbolique en pouvoir politique (que le pouvoir symbolique soit mis au service des agents détenteurs du pouvoir économique et politique ou, l'un n'étant pas exclusif de l'autre, qu'il soit utilisé, dans la logique du prophétisme, pour détourner et capter la force de subversion des agents et des groupes mobilisés pour une action pratique) . Le discours commun sur le monde social et les classements sociaux est ainsi le produit d'un travail collectif (comme on le voit bien dans le cas particulier des « lieux neutres ») réunissant dans et par la concurrence qui les oppose des agents hétérogènes sous nombre de rapports (et notamment sous le rapport de la position qui a le poids le plus élevé dans la structure de leur espace positionnel) (16), mais qui ont au moins en commun la diversification de leurs placements distribués (selon des proportions différentes en chaque cas) entre différents champs.

(15) Cf. P. Bourdiett, «La spécificité entretiennent avec le champ politique du champ scientifique et les conditions selon leurs propriétés, leurs positions sociales du progrès de la raison », Socio- dans le champ savant, etc. logie et sociétés, 7 (1) 1975, pp. 91-118. (16) Cf. P. Botjrdiett, «Les doxoso- On ne peut que rappeler les principes phes», Minuit, 1 (1) 1973, pp. 26-45, et les plus généraux du fonctionnement L. Boltanski, «L'espace positionnel. du champ savant. Une analyse plus fine Multiplicité des positions institutionnel- devrait, cela va de soi, rendre compte les et habitus de classe », Revue françai- des modalités différentes selon lesquelles se de sociologie, 14 (1) 1973, pp. 3-26. s'opère la relation que les intellectuels

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Ainsi, par exemple, la construction systématique du champ où s'engendre, dans les années soixante, la problématique sur les « cadres » (qui fera l'objet d'un travail ultérieur) (17) conduirait à ressaisir les relations objectives entre des agents dotés de propriétés très différentes et occupant des positions institution-' nelles très dispersées : soit, par exemple, des universitaires investis des marques les plus hautes et les plus traditionnelles d'appartenance à l'institution, Ecole Normale, agrégation, etc. (comme Alain Touraine) ; des « chercheurs » liés aux écoles du pouvoir (Sciences Po) et aux instances technocratiques qui se mettent en place à la même époque (comme Michel Crozier); des syndicalistes (comme Pierre Belleville); des politiques tard venus à la recherche en passant par le journalisme (comme Serge Mallet ou, avec une trajectoire différente, André Gorz), etc. Mais aussi, en des horizons plus lointains, rarement explicitement désignés mais toujours présents, des instances proprement politiques et leurs porte- parole, la CGC et les tendances « tiers-partistes », le Parti communiste et la CGT, la CFDT et le PSU, etc. A ne s'en tenir qu'aux références obligées et aux polémiques explicites (on pense, par exemple, aux critiques que Poulantzas adresse à Mallet) (18) telles qu'elles se donnent dans la logique du champ savant et dans le jargon savant, comme des « querelles de spécialistes », on manquerait les références implicites, d'autant plus prégnantes qu'elles sont moins avouables (surtout dans les produits destinés à une circulation interne au champ des sciences sociales) qui désignent, derrière des personnes et des œuvres, les instances dont elles sont la personnification, au moins pour leurs concurrents dans le champ intellectuel, le PSU et la CFDT, quand on parle de Mallet, le « libéralisme avancé », quand on parle de Crozier, etc. (sans même parler des intellectuels communistes auxquels leurs collègues n'appartenant pas au Parti ne reconnaissent habituellement pas — telles sont les limites du savoir-vivre universitaire — l'autonomie minimum nécessaire pour qu'ils soient dissociés, dans les débats internes au champ intellectuel, de l'instance politique externe à laquelle ils sont attachés). Oublier les demandes externes, c'est donner au champ intellectuel la forme d'adhésion qu'il réclame et lui reconnaître Г «apparence d'indépendance» (19) qu'il revendique. C'est trop accorder à la bienséance, même s'il faut, pour redonner sens aux débats en apparence les plus abstraits et les plus théoriques, renoncer à traiter les conflits intellectuels entre intellectuels d'appareils sans faire référence aux conflits d'appareils. Sans ignorer les connotations mécanistes d'un mot usé par la lutte politique et plus proche, dans la plupart de ses usages, de l'injure que du concept, il faut néanmoins reconnaître au terme d'appareil la vertu de rappeler que les instances politiques, les plus informelles et les plus floues, comme les plus institutionnalisées, ne sont pas seulement des points dans l'espace abstrait des prises de position et des distinctions symboliques, mais qu'elles sont aussi « dans le monde des cho

dí) On a notamment renoncé ici à ticulièrement l'œuvre de Lipset), dont décrire les positions qui, dans le champ on peut trouver un équivalent national intellectuel, sont l'homologue des posi- dans certains écrits de Michel Crozier tions tiers-partistes (Mouvement des (cf., par exemple, «Classes sans classes moyennes, CGC, etc.) et à analy- conscience ou préfiguration de la société ser les discours « théoriques » engendrés sans classes », Archives européennes de dans ces positions, qui formulent, dans sociologie, 1 (2) 1960, pp. 233-247. Quant le jargon savant, l'idéologie politique de aux produits vulgaires, ils se fondent la « montée des classes moyennes » et de dans l'idéologie dominante (Cf. P. Bora- l'avènement d'une « société sans clas- dieu, L. Boltanski, « La production de ses ». L'analyse des produits « savants » l'idéologie dominante », hoc. cit.) . sur Г «homme des classes moyennes» (18) Cf. N. Poulantzas, Les classes so- dans la « société d'abondance », ou sur ciales dans le capitalisme d'aujourd'hui, les « nouvelles » classes moyennes, de- Paris, Editions du Seuil, 1974, p. 246. manderait que soit passée en revue une (19) P. Bourdœu, «La spécificité du grande partie de la « science politique » champ scientifique », loc. cit. américaine des années 1950-1960 (et par-

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ses», comme aurait dit Halbwachs, définies par leur pouvoir de mobilisation et leur capacité d'appropriation, c'est-à-dire par la possession d'un capital d'hommes et d'un capital d'institutions, y compris, bien entendu, d'institutions appartenant au champ intellectuel et/ ou utiles aux intellectuels, comme les revues, les maisons d'édition, les lieux institutionalises de parole, etc. Que l'on pense à tout ce qu'un intellectuel doit au fait d'être « communiste » (ou, dans une logique assez proche, au fait d'être «catholique») en instruments de diffusion et d'auto-divulgation, •en publics, et peut-être surtout en problématiques obligées — bonne occasion de se dispenser d'en produire. Mais que l'on pense aussi à ce que nombre d'intellectuels «sans attache» doivent à l'appartenance à des groupes diffus, clubs, lobbies, réseaux informels de cooptation et d'alliance, d'autant mieux fermés qu'ils ne comportent pas de limites explicites. A côté des appareils reconnus et nommés figure, en effet, un ensemble d'instances externes qui peuvent n'avoir ni sigle, ni contour, et qui dotées d'un pouvoir de contrôle et d'appropriation pratique sur les instances propres au champ intellectuel contribuent à la retraduction des intérêts pratiques en discours savants.

Le miracle qu'opèrent ces appareils invisibles, si l'on peut dire, est de rendre possible l'engendrement de produits homogènes (au prix de différences secondaires qui dissimulent l'accord sur l'essentiel) et ajustés aux demandes extérieures en faisant l'économie des règles coercitives que les appareils, au sens strict, doivent se donner pour obtenir un discours conforme. Entre l'appareil en sa forme para- digmatique, où le travail intellectuel est directement assujetti à des consignes politiques et où les intellectuels s'expriment directement au nom de l'institution, et les réseaux d'amitié et d'alliances fonctionnant comme des clubs informels (chacun n'étant censé parler qu'en son nom propre et engager sa propre «personne» dans ce qu'elle a de plus singulier), il existe ainsi tout un continuum, l'apparence d'indépendance (et, par conséquent, les profits de légitimation) étant ďautant plus forts que la relation aux instances externes est moins explicite.

Les produits du champ savant doivent satisfaire ainsi à deux ordres d'exigences définies par des systèmes de valeurs partiellement distincts correspondant à des publics partiellement différents (20). Ils doivent être justiciables d'une lecture intellectuelle, c'est-à-dire, notamment aujourd'hui, capables de se justifier dans le registre de la « scientificité » (ce qui signifie aussi, très concrètement, qu'ils doivent pouvoir se monnayer en « travaux » dignes de figurer sur une « liste de titres et travaux », en thèses, etc.). Mais il leur faut aussi répondre à la demande d'instances externes qui, en premier lieu, pour légitimer la pratique, veulent des instruments capables de leur donner une maîtrise symbolique du monde social.

Ces deux modes de dépendance se dissimulent l'un par l'autre et confèrent ainsi au discours son allure de liberté. La « scientificité » du discours et les marques universitaires dont il se pare dissimulent ses fonctions pratiques et lui confèrent une légitimité universelle. Mais, d'un autre côté, la référence aux grands débats politiques et aux enjeux les plus

(20) II peut s'agir soit concrètement du dans les revues propres au champ intel- même produit publié dans des revues lectuel, les autres dans des revues exter- ou des collections à l'intersection du nes qui, construits sur les mêmes schè- champ intellectuel et du champ politi- mes, sont séparés par des degrés dififé- que (par exemple, un article dans les rente d'euphémisation de l'intérêt pra- Ťemps Modernes), soit de produits maté- tique, riellement différents, les uns publiés

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universels du monde social et l'effacement, souvent ostentatoire, devant un ordre de valeurs supra-intellectuelles universalisent le discours et dissimulent ce qu'il doit, dans un ordre de déterminations plus terre à terre, à la position que son producteur occupe dans le champ intellectuel et notamment à la nécessité dans laquelle il se trouve d'affirmer sa différence.

La recherche de la différence constitue, en effet, l'un des principes d'homologie entre le champ intellectuel et le champ des instances politiques de mobilisation (21). Aux nouveaux arrivants, le monde social se présente toujours comme déjà symboliquement (et, sous certains rapports, pratiquement) approprié (22). Chaque nouvelle interprétation de la réalité doit compter avec le système de contraintes constitué par les interprétations déjà données. Mais ces interprétations concurrentes ne se meuvent pas dans le ciel des idées pures. Comme les sols dans le paysage rural, espaces finis et déjà occupés, le champ des visions du monde social, régi, lui aussi, par la loi de la rareté, est déjà approprié par des agents, des instances et des groupes, dotés eux-mêmes d'une position déterminée dans l'espace social, en sorte que toute interprétation qui vient se surajouter aux interprétations existantes est définie par la nécessité de marquer sa différence par rapport aux interprétations déjà données.

On le voit bien à propos des « cadres » : le nombre des définitions substantielles qui peuvent être données de la catégorie n'étant pas illimité, et chacune des interprétations étant condamnée à se définir dans sa spécificité, en se distinguant des interprétations déjà appropriées, la problématique collective à l'intérieur de laquelle s'opèrent les distinctions entre agents et entre groupes peut être décrite comme une matrice de transformation où chaque version de la typologie repose sur une combinaison spécifique définissant la position des « cadres » par rapport à celle des deux groupes déjà constitués et représentés, le « prolétariat » et le « patronat ». On pourrait ainsi montrer que la plupart des définitions actuellement sur le marché se distribuent entre les combinaisons suivantes :

1) Les « cadres » sont un groupe spécifique et autonome intermédiaire entre le «prolétariat» et le «patronat» («tiers-parti»), destiné soit à coexister avec eux, soit, dans les versions extrêmes, à se substituer à eux (société de «classes moyennes» comme «société sans classe»).

(21) «Presque aussi loin que me por- végétariens, les anti-vivisectionnistes, les tent mes souvenirs, nous avons été aux partisans de la médecine des simples, prises avec des réalités qui nous ont les prédicateurs des congrégations dissi- obligés à nous démarquer et à nous per- dentés dont les ouailles ont pris le large, sonnaliser. Pour une grande partie des les auteurs de nouvelles théories sur adhérents de la CFTC et des dirigeants, l'origine du monde, les inventeurs ratés il s'agissait alors surtout d'offrir une ou malheureux, les victimes de réels ou alternative à la CGT » (Maurice Boula- imaginaires passe-droits que la bureau- doux, lors d'un débat avec Jacques Jul- cratie appelle « des rouspéteurs inu- liard, dans La CFDT, Paris, Le Seuil, tiles », les imbéciles honnêtes et les 1971, p. 146). déshonnêtes imposteurs », (F. Engels,

(22) Si les nouveaux appareils de « Contribution à l'histoire du christia- mobilisation attirent et parfois appellent, nisme primitif », in K. Marx, F. Engels, lorsqu'ils accèdent au marché des clas- Sur la religion, Paris, Ed. Sociales, 1968, ses sociales, les « marginaux » ou, comme pp. 311-338.) C'est peut-être qu'ils sont le remarque Engels à propos du mouve- condamnés à s'approprier d'abord les ment ouvrier à ses origines, ceux qui laissés-pour-compte avant de chercher à n'ont «plus rien à espérer du monde détourner le capital d'hommes amassés officiel, ou qui y sont brûlés — tels que par les appareils concurrents. les adversaires de la vaccination, les

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2) Les « cadres » sont les alliés « naturels » du « patronat » (contre le « prolétariat»).

3) Les «cadres» sont les alliés «naturels» du «prolétariat» (contre le « patronat ») ; deux versions plus complexes consistent l'une :

4) A rejeter le « patronat » dans le passé et à faire des « cadres » la « nouvelle classe dominante » (technocratie) et l'autre :

5) A rejeter le « prolétariat » dans le passé et à faire des « cadres » la « nouvelle classe ouvrière» (23).

Ainsi, par exemple, on ne pourrait interpréter la logique à laquelle obéit l'invention de la «nouvelle classe ouvrière» (très liée à la CFDT et surtout au PSU, au moins à ses origines - Cf. infra) si on ne voyait qu'elle doit résoudre le problème suivant : comment attribuer aux « cadres » une position dans l'espace taxinomique qui (contrairement à la position qui était alors celle du PC) respecte la « spécificité » et la « nouveauté » du groupe tout en se distinguant nettement des prises de position qui, jusque là, lui reconnaissaient seules l'autonomie et qui, associées à l'idéologie du « tiers-parti » étaient, surtout depuis Vichy, marquées à droite ? La solution consiste à produire, pour la distinguer de cette troisième voie de droite vers laquelle la nouvelle prophétie était naturellement rejetée, une troisième voie de gauche. Mais, inversement, on ne pourrait comprendre comment le PC en vient à faire, dans le « peuple de France », une place aux «cadres» qui «d'éléments sociaux parasitaires» (24) accèdent ainsi au statut de « couche salariée intermédiaire », ou de « couches diverses d'intellectuels salariés» (25), «historiquement destinées » à rejoindre la classe ouvrière dans la lutte, sans prendre en compte les effets de concurrence liés à la diffusion des nouvelles représentations du monde social, et ainsi de suite...

Le juridieme et l'obsession des frontières

Mais la recherche de la différence ne suffit pas à expliquer comment les contraintes de la double dépendance peuvent être satisfaites sans conflits, ni comment le travail d'interprétation peut être accompli sur un double registre. La fabrication d'objets à destination plurifonctionnelle, « scientifique » et pratique, ne serait pas possible s'il n'existait une affinité au niveau même des schemes qui sous-tendent la pensée entre, d'une part, l'interprétation scientifique dans sa définition positiviste comme opération abstraite de classement combinant un nombre limité de critères explicites et comme construction de taxinomies (ou, ce qui revient au même, de «typologies») composées d'unités discrètes, rationnellement définies et ordonnées (le plus souvent hiérarchisées) et, d'autre part, la représentation du monde social qui, dans les instances du champ politique, s'engendre lorsque s'opère le passage de la pratique sans phrases à un discours sur la pratique doté lui-même de fonctions pratiques (par exemple, lorsqu'il

(23) Ces combinaisons sont les plus (24) Cf. M. Thorez, «Nouvelles don- fréquentes. Il reste que les jeux de dif- nées sur la paupérisation», Cahiers du férentiation étant presque infinis, elles communisme, juil.-août 1955, pp. 803-826. peuvent entrer elles-mêmes dans des (25) Cf. C. Qum, Classes sociales et combinaisons diverses propres à engen- union du peuple de France, Paris, Edi- drer de nouvelles positions dans la pro- tions Sociales, 1976. blématique.

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faut justifier rationnellement un mode d'organisation interne plutôt qu'un autre, ou encore le choix d'une stratégie déterminée par rapport à l'une des fractions qui compose le public potentiel, etc.) . Et le principe commun au positivisme, d'une part, et à la réification pratique, d'autre part, n'est autre que le juridisme : aux critères et aux frontières que le positivisme croit devoir se donner pour penser « scientifiquement » le monde social, correspondent les critères d'allure administratifs dont les appareils s'arment pour définir leur public et se l'approprier durablement en transformant un groupe pratique en capital d'hommes et les frontières qu'il leur faut tracer pour marquer les limites en deçà desquelles ils ne peuvent reculer (les groupes qu'ils ne peuvent abandonner à d'autres) ou, au contraire, les marches lointaines qu'ils se donnent pour objectif d'atteindre. La lutte à laquelle se livrent les instances en concurrence pour l'appropriation et la mobilisation des différents groupes et des différentes classes qui représentent un capital réel ou potentiel de force sociale et pour le partage de l'espace social (semblable, sous de nombreux rapports, à la lutte que se livrent les nations pour l'appropriation de l'espace géographique avec ses champs de bataille, ses zones neutres, ses lignes de frontières, etc.) ne se joue pas seulement — on le sait — sur le terrain pratique (celui, par exemple, de la concurrence pour la capitalisation des voix dans une élection à un comité d'entreprise), mais aussi dans l'ordre symbolique, celui des taxinomies et des représentations du monde social : l'ordre de la représentation contribue à orienter et à justifier la pratique, notamment en définissant les zones légitimes d'influence qui reviennent à chacune des instances en concurrence, c'est-à-dire, pratiquement, les classes dont elles peuvent prétendre être les porte-parole et les instruments de mobilisation, leurs propriétés, leur extension et les frontières qui les séparent

Qui est en droit de se dire « cadre ■» ? Quel critère détermine l'appartenance aux « classes moyennes » ? Où finit la « classe ouvrière » ? Autant de « problèmes » tout à fait similaires, au moins dans la forme où ils sont habituellement formulés, à ceux qui se posent au droit sommé de fournir des critères d'appartenance et de non-appartenance aux groupes institutionnalisés, c'est-à-dire définis et limités — nations, groupes professionnels protégés par un numerus clausus et des frontières légales, etc. Une des fonctions du droit est, on le sait, de fixer et d'éterniser un état de la lutte des classes en traçant de façon explicite des frontières entre les groupes et en inventant des critères d'inclusion et d'exclusion permettant d'attribuer, sans faillir, des agents à des classes. En ce sens, le discours juridique est l'état limite du discours théorique sur la politique où l'objectivation se réifie définitivement, en même temps que le discours acquiert le pouvoir de faire exister dans la pratique ce qu'il énonce, même si les distinctions qu'il introduit sont relativement arbitraires. Pour apercevoir la relation entre les discours substantialistes qui véhiculent une représentation réifiée des classes et le discours juridique et pour déceler les schemes de pensée qui leur sont communs, on peut, par exemple lire l'œuvre d'un juriste, Alain Le Bayon, qui se donne pour projet de constituer un « statut juridique du cadre » (26) . Le Bayon déplore l'imprécision du titre et le vague de la catégorie ( « Le titre de « cadre » se laisse difficilement enfermer dans une définition précise»). A cet état de chose, le juriste,

(26) A. Le Bayon, op. cit., pp. 17-19.

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dit-il, ne peut rester indifférent H lui faut « préciser la notion » de cadre. Cette « tâche préliminaire » est, dit-il, essentielle : « l'existence des cadres ne pouvait demeurer un phénomène de pur fait (27), sans conséquences juridiques. Bien au contraire. Tôt ou tard, l'apparition de cette catégorie particulière de salariés devait être prise en considération par le droit». En effet, la «qualité» de cadre « confère à son bénéficiaire des avantages certains, tant dans le domaine du droit du travail qu'en matière de retraite complémentaire. Pour qu'un salarié puisse bénéficier de ces avantages, il est nécessaire que sa qualité de cadre soit reconnue » (p. 79) . Mais pour « définir très précisément cette notion (...) il est nécessaire de disposer de critères précis », etc.

Tout à fait comparable à l'entreprise de légalisation qui substitue à l'état de fait un statut de droit, le passage d'un groupe de l'état pratique solidaire d'une forme de mobilisation purement pratique, donc labile, à l'état objectivé où la défense de l'intérêt du groupe, explicitement constitué comme tel, est déléguée à une instance permanente et relativement extérieure, implique un travail juridique de définition fixant les critères d'appartenance au groupe et ses limites. Dans le cas des « cadres », les critères doivent permettre de déterminer qui est « exploité » et qui est « exploiteur », qui est « dominant » et qui est « dominé », opération qui, on l'imagine, ne va pas de soi.

Pour faire voir la difficulté d'une telle entreprise, on peut prendre pour exemple le discours de la CGT dominé aujourd'hui par l'idée selon laquelle les cadres peuvent être définis à la fois comme des « producteurs de plus-value » et, sous d'autres rapports, comme des agents chargés d'« extraire et de collecter la plus-value » (28) (sans que l'on sache s'il s'agit des mêmes individus ou d'individus différents). Cette solution est tout à fait homologue à la théorie du double caractère du paysan moyen formulée par Lénine en 1919, qui «fonde la pratique du moment — coercition et persuasion » : « Le paysan moyen cultive la terre de ses mains, c'est donc un travailleur (...). Mais en période de famine, son produit — le grain — est un trésor qui lui donne les moyens de spéculer et, par là, de devenir un exploiteur » (29) . Les questions que les paysans ont posées aux partis ouvriers sont, sous de multiples rapports, similaires à celles que leur posent aujourd'hui les « cadres ». Ainsi en est-il par exemple, de la question des critères permettant de distinguer les « paysans moyens » des « koulaks », que posent à Lénine, en 1920, les membres de la fraction communiste du VIIIe Congrès des Soviets, et à laquelle Lénine répond : « Les paysans le savent mieux que nous (...) . Ce critère, sur place, on le connaît parfaitement» (30). On sait que, quelques années plus tard, la manipulation des critères d'appartenance à la catégorie des koulaks qui fait reculer toujours plus loin les limites du groupe sera un des instruments fondamentaux de destruction de la petite et moyenne paysannerie (31).

La théorie du double caractère des « cadres » permet de leur faire place dans

(27) Souligné par nous. mation technique est très secondaire par (28) Cf., par exemple, R. Le Guen, rapport à leur formation comme agents

«Les cadres ne sont pas une troisième de coercition tendus vers l'application force », Dire, déc. 1969, pp. 25-28. On d'une féroce discipline du travail », etc. mesurera les difficultés que la CGT et (R. Houet et P. Lévy, «Ingénieurs et le PC ont rencontrées pour élaborer le cadres dans la France actuelle, Economie nouveau discours sur les cadres en lisant et politique, 1 (8) 1954, pp. 56-63) . ces lignes écrites en 1954 : « A ce point (29) R. Linhart, Lénine, les paysans, de vue, ils (les cadres) ne peuvent, Taylor, Paris, Le Seuil, 1976, p. 47. contrairement aux flatteuses illusions de (30) Ibid., p. 69. la « technocratie », jouer un rôle indé- (31) Cf. M. Lewdt, « L'Etat et les clas- pendant des capitalistes dont ils sont ses sociales en URSS, 1929-1933 »„ Actes- chargés de sauvegarder les intérêts de la recherche en sciences sociales (1) essentiels (...). Ils (les capitalistes) font 1976, pp. 2-31. souvent appel à des cadres dont la for-

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les organisations à dominante ouvrière sans les confondre avec les ouvriers ni, surtout, leur accorder l'autorité que leurs dispositions socialement produites pourraient les porter à revendiquer. On ne comprendrait pas, en effet, les débats dont les « cadres » sont l'objet au Parti communiste et à la CGT, surtout avant 1968, ni les hésitations entre l'espoir de les inclure et la crainte de les mêler aux autres « travailleurs » (et particulièrement aux ouvriers) si on ne voyait qu'ils trouvent leur fondement dans le souci quasi obsessionnel de préserver la classe ouvrière de toute pollution bourgeoise, de lui conserver à la fois sa pureté «théorique» (la définition «marxiste» des classes) et pratique ( « l'organisation de la lutte », où elle doit conserver un rôle « dirigeant ») . La question des frontières internes et externes de la catégorie des cadres ne se poserait sans doute pas, en effet, avec la même force, si elle n'engageait la question, tout à fait fondamentale pour les partis et les syndicats à prépondérance ouvrière, des « frontières » du « prolétariat ». et aussi celle des relations entre le « prolétariat » et ses « alliés » externes.

L'EMPLOYÉ et l'employé

« ... La Fontaine l'a bien montré dans sa fable, L'aveugle et le paralytique; seule l'union des yeux qui voient et des mains qui agissent (...) permet à l'action d'être éclairée et à la connaissance d'être efficace ».

(Gilbert Mury, Qu'est-ce que la sociologie ? Conférence faite en mars 1964 à l'Ecole nationale de service social.)

Soit un exemple de théoréticisme à la frontière du positivisme et du juridisme : le passage consacré aux « cadres » dans Les classes sociales en France de M. Bouvier- Aj am et G. Mury (32). Construit autour d'un rapport présenté par Thorez au Comité Central en 1959, et cimenté par des extraits du Capital, ce texte représentatif des écrits que les sociologues du Parti communiste consacrent alors aux « cadres » est tout entier réservé au traitement juridique des frontières. Suspendu entre l'informatif et le perfor- matif, entre la légitimité « scientifique » et la légitimité « politique », entre la chasse aux « confusions théoriques » (p. 66) et le redressement des « orientations pratiquement dangereuses » (p. 67) il doit tracer une ligne : à la fois au sens de ligne de démarcation, ou de limite — celle qui sépare la « classe ouvrière » des « couches intermédiaires » — et d'orientation — quelles doivent être les relations de la « classe ouvrière » et de ses « alliés ».

Rappelant que, pour Lénine, « seule une classe déterminée — à savoir les ouvriers des villes et, en général, les ouvriers d'usine, les ouvriers industriels — est capable de diriger toute la masse des travailleurs et des

(32) M. Bottvier-Ajam et G. Murv, Les tions sociales, 1963, T. 1. classes sociales en France, Paris, Edi-

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exploités », les auteurs croient nécessaire de remarquer que « Lénine, lorsqu'il écrit La grande initiative, est aux prises avec la réalité russe. C'est-à-dire qu'il pense en fonction d'une société où les classes sont nettement séparées les unes des autres, où l'industrie est concentrée dans de grandes entreprises. II n'est donc pas gêné — ajoutent Bouvier- Aj am et Mury — dans son effort pour formuler les principes par l'existence de « franges », de milieux composites » (p. 61) (33) , ce qui rend « l'intérêt d'une telle définition d'autant plus grand» (p. 61). Ainsi, Lénine peut penser la « théorie » dans toute sa pureté parce que la réalité sociale qu'il a sous les yeux est objectivement discontinue. Il est par conséquent le mieux placé pour formuler les « principes » propres à catégoriser le monde objectif même et surtout lorsque, « composite », ce monde oppose à l'entreprise taxinomique la résistance de ses « franges ».

Suit l'exposé des « principes » : « conformément à la formule de Lénine, employés et ouvriers forment une couche et une classe distinctes l'une de l'autre, puisque seuls les seconds participent effectivement au procès de production » (p. 65) . Mais il faudrait se garder de croire que cet employé, pur produit de la théorie, que cet employé pur, ait rien de commun avec un employé socialement défini comme tel et empiriquement appréhen- dable : « Encore une fois, il s'agit donc de l'employé au sens marxiste que nous essayons de préciser. Il va de soi que cette caractérisation ne s'applique pas aux salariés couramment appelés « employés », mais qui font partie de l'ouvrier collectif, producteur de valeur » (p. 64) . Toute ressemblance entre un employé et cet employé serait donc purement fortuite.

Comme on le voit à cet exemple, le drame de cette forme particulière de positivisme est qu'elle ne peut ni abandonner totalement les taxinomies usuelles, (et, par exemple, ne plus jamais utiliser des termes comme « cadres », « employés », « patrons », empruntés au langage indigène) , parce que son discours se couperait définitivement de l'expérience ordinaire du monde social, ni s'y abandonner, précisément parce qu'elle définit l'entreprise scientifique comme une entreprise de rectification rationaliste des systèmes ordinaires de désignation et de classement et des modes ordinaires de perception qui leur sont liés. Elle se condamne par là à construire des objets bâtards qui empruntent au langage ordinaire ses taxinomies et ses noms usuels, mais entreprend, au lieu d'explorer et de décrire l'usage social des termes et les jeux symboliques auxquels ils donnent lieu, de les enraciner dans une définition rationnelle, indépendante de la pratique et de l'expérience des agents. De là, sans doute, sa prédilection pour une définition techniciste ou, si l'on veut, taylorienne de la division du travail, apte à fournir des critères universels et abstraits de différenciation entre les groupes, au moyen desquels peuvent être établies des « typologies » entièrement fondées sur une « réalité objective » qui ne doit plus rien à l'expérience ni à la pratique. Cette forme d'entendement divin suppose un univers de substances entièrement détaché des apparences du sens commun et entreprend de reconstruire la structure objective du monde social à la façon dont on construit une taxinomie formelle par

(33) Souligné par nous.

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l'application de critères et de règles d'inclusion et d'exclusion établis par référence à un principe transcendental (34).

Pour construire scientifiquement l'objet — les « cadres » — comme agrégat objectif et comme groupe social socialement défini — , il faut peut-être renoncer à établir sur la base d'une analyse nécessairement a priori une « définition préalable » de l'objet visant, au nom de la rationalité scientifique, à discréditer les définitions en usage et à se substituer à elles, ce qui est encore une façon d'intervenir (bien que le plus souvent de manière inconsciente et, par là, incontrôlée et dissimulée) dans le champ de la pratique. En effet, par une sorte de paradoxe, toute définition nouvelle rationnellement construite et réclamant, au nom de la légitimité scientifique, un statut d'extériorité par rapport au champ de la pratique sociale est objectivement porteuse d'une demande d'officialisation à travers, par exemple, la réforme des nomenclatures utilisées par les instances officielles de production statistique, ce qui la rejette, nécessairement, dans le champ de la pratique : utilisée, si elle parvient à se faire reconnaître, à des fins d'enregistrement qui ne sont pas seulement scientifiques, mais qui sont solidaires de fonctions pratiques (par exemple, lorsqu'il s'agit de déterminer qui a droit à des avantages sociaux particuliers, régimes de retraite, abattements fiscaux, etc.), elle redevient à son tour un instrument et un enjeu de la lutte entre les groupes et entre les classes dont elle sert ou dessert les intérêts. C'est dire qu'on ne peut espérer rompre avec une définition quasi- juridique de la science sociale (comme instance légitime de production des systèmes de classement sociaux) qu'en se donnant pour objet préalable le champ des définitions concurrentes de l'objet socialement en usage — qu'elles proviennent des statisticiens, des administrations, des organismes paritaires, des syndicats, des partis, etc. (toutes n'ont pas rencontré leur objectivation statistique) — , et pour tâche prioritaire l'enregistrement et la mise en fonctionnement dialectique de toutes les données (notamment statistiques) produites, au moyen de définitions différentes, par des instances occupant des positions différentes

(34) On pourrait faire des remarques à res que Poulantzas applique à la « dé- peu près identiques à propos de N. Pou- termination » des « classes » (et, particu- lantzas, Les classes sociales dans le capi- lièrement, l'opposition entre travailleurs talisme d'aujourd'hui, Paris, Ed. du productifs et travailleurs improductifs) Seuil, 1974, particulièrement pp. 195-200 : découvre que la classe ouvrière améri- La «critique» des «catégories socio- caine ne représente que 20 % de la professionnelles » et de la « statistique population des Etats-Unis (Cf. E. Wright, bourgeoise », ou encore le chapitre « Class Boundaries in Advanced Capita- consacré à la distinction entre « travail list States », New left review, 98, juillet- productif et travail improductif» (pp. août 1976, pp. 3-41). Ce qui fait dire à 212-226) et son application à la « déter- Georges Ross que l'œuvre de Poulantzas mination de classe» des «salariés de est dangereuse parce que ses principes base du secteur commercial» (pp. 327- de détermination des frontières (Pcm- 332). L'effet de réification inhérent à lantzas boundary-setting principles) sont l'utilisation de catégories formelles se tels qu'il tend à majorer les dimensions voit particulièrement bien lorsque le de la petite bourgeoisie et à minimiser juridisme hérité de la tradition marxiste les dimensions de la classe ouvrière. (Cf. rencontre le positivisme quantificateur G. Ross, « Marxism and the New Middle de la sociologie américaine. Poulantzas Classes: French Critiques», Theory and évite les dénombrements. Mais on comp- Society, 5 (2), mars 1978, pp. 163-190). te pour lui, et précisément aux Etats- Les arguties sur les frontières n'ont pas Unis: Erik Wright, en utilisant les critè- de frontières.

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dans l'espace social (35). Soit, par exemple, dans le cas des «cadres», les définitions de la catégorie qui sous-tendent la nomenclature des catégories socio-professionnelles de l'INSEE, la définition qu'utilisent les différentes conventions collectives, la définition que prennent en compte les caisses de retraites complémentaires de cadres, ou encore l'Agence nationale pour l'emploi, la définition utilisée par les associations d'ingénieurs, par les organismes patronaux (36), ou encore des définitions moins officielles, celle, par exemple, que la revue Expansion utilise pour réaliser son enquête périodique sur le « salaire des cadres » (qui exerce sur cette portion du marché du travail des fonctions de régulation et d'homogénéisation un peu à la façon de V Argus de l'automobile, sur le marché des voitures d'occasion), ou encore les définitions plus ou moins explicites, selon les cas, que se donnent les syndicats, les partis politiques, etc. (37). On peut alors espérer reconstruire le champ des représentations concurrentes de la réalité sociale qui, liées aux intérêts d'agents et de groupes dotés de propriétés objectives relativement différentes, contribuent, par leurs différences mêmes, dans et par le conflit, à la cohésion de la catégorie des « cadres », à la détermination de certaines de ses propriétés et de ses fonctions (38). Car c'est l'effet de flou lié à la coexistence de définitions différentes qui contribue à rendre possible la cohésion relative de cette catégorie hétérogène : chacun peut se dire « cadre » et penser que le groupe « existe », tout en tenant pour assuré que d'autres qui se disent également « cadres » ne le sont pas « vraiment »; ou bien, qu'il n'est pas lui-même un « vrai » « cadre », bien qu'il se dise tel, mais que d'autres,

(35) On peut ainsi tenter d'échapper au cercle de la science sociale — qui objective l'ordre social produit de la pratique, c'est-à-dire partiellement, de l'art social — et de l'art social — qui, utilisant les acquis de la science sociale, les réinvestit dans le champ de la pratique (c'est-à- dire, ici, de la lutte des classes). Sur la distinction entre l'art social et la science sociale, cf. Marcel Mauss: après avoir constaté que « la sociologie est plus près qu'aucune autre science de l'art pratique correspondant, de la politique » Mauss définit partiellement la sociologie comme « une science de l'art social. Cette science commence à se constituer: elle consiste simplement à apercevoir, grâce à ces données, connues déjà en partie, comment, par quels procédés politiques, les hommes agissent, ont su ou cru agir les uns sur les autres, se répartir en milieux et groupes divers, réagir sur d'autres sociétés ou sur le milieu physique ». (M. Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », Œuvres, Paris, Editions de Minuit, 1969, t. 3, pp. 233-237).

(36) Sur les différentes nomenclatures officielles, la meilleure source est sans doute la Bible des statistiques sur l'emploi, Vol. 2, définitions et nomenclatures, document non publié, Association pour l'Emploi des Cadres (APEC), Paris, 1977.

(37) On montrera, dans un prochain travail, les déformations statistiques de la catégorie selon la position qu'occupe l'instance productrice et les intérêts qui lui sont liés. Pour ne prendre qu'un exemple, la part des « cadres » « autodidactes » (au sens où ils n'ont pas fait d'études supérieures) passe de 70 % environ, dans les enquêtes qui reposent sur la définition de la catégorie que se donnent les Caisses de retraite de cadres (comme l'enquête d'Agnès Рггаои sur Les attitudes des cadres envers la sécurité, Paris, LIPL, 1974) à 27 % pour l'enquête réalisée par la revue Expansion qui se donne de la catégorie une définition plus restrictive («cadres», surtout parisiens, employés surtout dans de grandes entreprises, etc.).

(38) II faut analyser en même temps l'histoire des taxinomies qui, à un moment donné du temps, se présentent sous une forme réifiée. On sait, par exemple, que la formation d'un vocabulaire unifié des professions, relativement identique d'une branche à une autre, d'une région à une autre, est le produit d'un immense travail collectif (auquel les syndicats ont pris une part importante) qui ne peut, sans schématisme, être réduit à un simple processus étatique d'imposition d'un système de classement.

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qui se disent aussi « cadres », le sont, quant à eux, « vraiment », et qu'il le sera peut-être lui-même un jour ; ou encore, qu'étant précisément un « vrai » « cadre », il n'a pas à se définir comme tel (distance au rôle) et que ceux qui se disent « cadres » sont attachés au titre précisément parce qu'ils ne le sont pas « vraiment », et ainsi de suite. Bref, c'est parce qu'elle demeure vague au sens de relativement indéfinie et de relativement indéterminée (39), malgré le travail de définition sociale dont elle fait l'objet ou, plutôt, à travers lui, que la catégorie peut exercer des fonctions d'amalgame et, sinon de mobilisation, au moins de neutralisation des antagonismes les plus puissants, sur une fraction étendue de l'espace social.

L'invention de la « nouvelle classe ouvrière » et les luttes territoriales

Les fonctions pratiques que remplissent certains discours à prétentions « sociologiques » sur les « classes » et les luttes territoriales qui sous- tendent nombre de grands débats « théoriques » ne se voient nulle part aussi bien que dans le cas de la « nouvelle classe ouvrière ». Cette « thèse » qui, comme son nom ne l'indique pas, a pour objet central la question des « nouvelles couches » et particulièrement celle des « cadres », doit sa particularité aux réarrangements nominaux qu'elle opère dans le champ sémantique de la taxinomie des classes sociales : à quelles positions de l'espace social va-t-on, dorénavant, appliquer le terme d'ouvrier ? Uouvrier ď « aujourd'hui » est-il le prolétaire ď « hier » ? Les « cadres » appartiennent-ils à la classe ouvrière ? etc. Elle était par là prédisposée à devenir le support de fantasmes de dépassement de tous ceux qui, ayant rompu avec la représentation des classes et de la lutte des classes héritées du « marxisme » dans l'usage social qui en avait été fait au Parti communiste (c'est-à-dire, en nombre de cas, ayant rompu avec le Parti communiste), étaient désespérément à la recherche d'un groupe, d'une classe de remplacement qui ne serait pas le « prolétariat », mais qui pourrait être investi des attentes placées jusque là dans le « prolétariat ». La « nouvelle classe ouvrière », le prolétariat des « techniciens » et des « cadres », nouveau et propre comme les usines « futuristes » et « modèles », où était censée s'opérer la génération spontanée de cette « classe » d'avenir, potentiellement « révolutionnaire » et surtout miraculeusement vierge de toute appropriation intellectuelle et politique, venait combler les attentes de cette avant-garde à la recherche d'une base. Les « penseurs de la modernité » (souvent liés au PSU, au moins à ses débuts) (40) , qui entreprenaient de réordonner la représentation de l'espace social, s'affairaient dans un

(39) A. Margalit montre qu'on emploie « Vagueness in vogue », Synthèse, 33, tantôt vague au sens d'indéfini, par 1976, pp. 211-221). exemple lorsque l'on dit qu'il n'y a pas (40) On sait que les diverses tendances de frontières définies (definite bounda- qui, dans les années soixante, s'opposent ries) entre une montagne et une vallée, au sein du PSU, au point de menacer au et tantôt au sens d'indéterminé, lorsqu'il Congrès d'Alfortville (janvier 1963) s'agit, par exemple, de distinguer les l'unité du jeune parti, sont d'abord divi- montagnes des collines (Cf. A. Margalit, sées sur la représentation même de

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créneau étroit limité par une double contrainte : il leur fallait non seulement se distinguer du Parti communiste et de la vulgate marxiste mais aussi, on l'a dit, du discours de la « troisième voie ». Produit dans les années trente, d'une intention de dépassement relativement similaire, mais approprié désormais par des agents et des groupes occupant la position droite de l'espace politique et, par là, déterminé en pratique (alors qu'il pouvait être perçu, à son origine, comme relativement indéterminé), le thème de la « troisième voie » ne permettait plus de faire coexister le discours « révolutionnaire » et la critique « radicale » des instances — la CGT et le PC — qui entendaient conserver le monopole de la « révolution » et le monopole de la classe ouvrière. L'opération consiste en une sorte de manipulation taxinomique visant, pour engendrer des groupes nouveaux, ou pour modifier les tracés de frontières existants, à manipuler la relation entre l'espace social objectif et l'espace des noms et à déplacer les limites de sens (ou, si l'on veut, les connotations) associées aux noms qui désignent les groupes et leur définit une adresse dans l'espace social. Cette entreprise proprement politique, puisqu'elle a pour enjeu les limites des différentes classes, la relation entre les classes objectives et les instances qui prétendent les représenter et, par là, l'étendue des territoires sociaux qui reviennent légitimement de fait et de droit à chacune des instances, ne se voit nulle part aussi bien que dans le livre de Pierre Belleville, Une nouvelle classe ouvrière qui, adossé au discours « théorique » de Mallet, lui donne une formulation directement syndicale et politique (41).

Pour opposer une résistance à la thèse qui, s'appuyant sur une définition « ancienne » du « prolétariat », croit constater la stagnation numérique (au moins en termes relatifs) de la classe ouvrière et annonce son dépérissement et son remplacement par une vaste classe moyenne (le tiers-parti), et pour maintenir ou augmenter le volume, donc le poids relatif, de la « classe ouvrière », il faut déplacer la frontière qui séparait jusque là la « classe ouvrière » des « classes

l'espace social. La « tendance В » qui gagés » et « concrets », n'était pas au finalement l'emporte (Rocard, Mallet, même degré que Mallet ou même Gorz, Depreux, etc.) fait de la «nouvelle beaucoup plus fortement liés au champ classe ouvrière » sa doctrine officielle. universitaire, sommé de produire un dis- Ses porte-parole considèrent que Г « ас- cours « théorique ». Mais ici encore, il tion socialiste » doit conquérir, en prio- est impossible de disjoindre la « théo- rité, les « couches nouvelles technicien- rie » de ses applications pratiques. Com- nes — ouvriers des industries de pointe, me l'a montré Jean-Daniel Reynaud, le jeunes cadres, ingénieurs, techniciens, discours sur la « nouvelle classe ouvriè- jeunes agriculteurs». (Cf. M. Rocard, Le re », plus performatif que descriptif, a PSU, Paris, Le Seuil; 1969, pp. 26-27). toutes les propriétés d'une self fulfilling « Cette réflexion — ajoute Rocard — est prophecy: « Elle servait dans un débat liée aux analyses développées par ail- engagé entre différentes tendances du leurs par Serge Mallet et Pierre Belle- mouvement syndical et, de la gauche ville, notamment sur la nouvelle classe politique, la thèse est passée dans la ouvrière» (ibid.). (Cf. aussi, pp. 65-70, le bouche même des acteurs. Décrivant les « débat entre Jacques Julliard, Jean- nouvelles orientations de l'action syndi- Marie Doménách et Michel Rocard, sur cale, elle les a donc parfois déterminées » « le développement des classes moyennes (Jean-Daniel Reywatjd, « La nouvelle de salariés ») . classe ouvrière, la technologie et l'his-

(41) Belleville, militant CFTC, repré- toire », Revue française de science poli- sentant aux Temps Modernes de la tique, 22 (3), juin 1972, pp. 529-543). « lutte ouvrière » dans ses aspects « en-

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moyennes»; «conquérir», comme dit Belleville, de «nouvelles frontières»: «Le monde ouvrier ne peut attendre passivement que ses rangs grossissent. Il a, en revanche, la possibilité de revendiquer des frontières nouvelles. Elles lui sont disputées (42). A la thèse de l'extension du monde des producteurs salariés s'oppose celle de l'extension des classes moyennes grâce à l'homogénéisation des revenus » (43) .

Repousser les «frontières de la classe ouvrière» et par cette sorte d'expan- sionisme social « grossir ses rangs », c'est intégrer à la classe ouvrière les « ingénieurs », les « cadres » qui ne sont plus séparés des ouvriers par une « différence plus ou moins grande de qualification» (44).

Ainsi, à Neyrpie, entreprise « de pointe » de la région grenobloise, la CGT, toujours « dépassée » par les événements, n'a pas vu que « les secteurs moteurs dans la vie de l'entreprise sont les secteurs moteurs de la lutte» (45) et que «l'alliance réalisée pour la défense de Neyrpic (...) correspond à l'évolution de la conscience des cadres, des ingénieurs et, parallèlement, des étudiants et des chercheurs » (46) . Le « prolétariat », encore présent chez Belleville qui, tout en réclamant, au nom d'intérêts spécifiquement syndicaux, l'intégration des « cadres » à la « classe ouvrière », ne fait pas des « techniciens », des « ingénieurs » et des « cadres » toute la classe ouvrière (47) tend, chez Mallet, à être définitivement rejeté dans le passé. Après le temps de l'ouvrier-artisan, puis de l'ouvrier-manœuvre, voici venu le temps de l'ouvrier- ingénieur : « le mécanicien-électronicien de l'avenue Gambetta est-il, à travers l'OS écrasé et robotisé, le dépassement dialectique du vieux régleur de Saint-Quentin » (48) ? En effet, à Г « ancienne classe ouvrière », classe en déclin liée aux secteurs industriels traditionnels (comme « les mines, la métallurgie traditionnelle, le bâtiment, l'alimentation, la cimenterie », etc.) S. Mallet oppose, on le sait (49), «ces ouvriers, techniciens et cadres profondément «intégrés» dans la société industrielle, dans ces secteurs les plus névralgiques, les plus décisifs, si « intégrés » qu'us sont en mesure de se formuler les possibilités de libération humaine qui sont incluses dans le progrès technologique et de s'insurger contre leur détournement» (p. 22). Dans ces secteurs de pointe « le changement des fonctions du travail a pour corollaire un certain rapprochement entre ouvriers et cadres, entre lesquels n'existe plus désormais qu'un « rapport de hiérarchie à l'intérieur d'un même groupe social » (50) .

D'ailleurs, «l'industrie moderne facilite les gradations, et la séparation entre l'ouvrier, le technicien, et le cadre tend à s'amenuiser » (p. 85) .

Ainsi, les « hiérarchies techniques » se substituant aux « hiérarchies sociales », le « prolétariat » se transformant doucement en classe moyenne (thème de l'enrichissement de la classe ouvrière et de son accès à l'univers de la consommation, récurrent dans les TM des années soixante) (51), et

(42) Souligné par nous. (43) P. Belleville:, Une nouvelle classe

ouvrière, Paris, Julliard, 1963, p. 21. (44) Ibid., pp. 169-170. (45) Ibid., pp. 188-189. (46) Op. cit., pp. 193-194. Cf. aussi,

dans le numéro spécial consacré, en 1962, par les TM, sous la direction de Gorz, à la « lutte ouvrière », P. Belle- ville, «Perspectives d'action syndicale», Les Temps modernes, oct. 1962, pp. 548- 582.

(47) Cf. P. Belleville, «La sidérurgie lorraine et son prolétariat », Les Temps vtodernes, avril 1962, pp. 1492-1535.

(48) S. Maixet, «Aspects nouveaux de l'industrie française, la Compagnie des Machines Bull », Les Temps modernes, avril 1959, pp. 1631-1655.

(49) S. Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1963.

(50) Ibid., p. 196. (51) II faudrait analyser la logique à

laquelle obéit l'évolution temporelle, avec ses alternances de refoulement et de reinvention, de la thématique dont la description est esquissée ici. Par exemple, le thème de Г «embourgeoisement de la classe ouvrière » est, comme le remarque David Lockwood ( « The

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les classes moyennes (voire la bourgeoisie) en « prolétariat » (thème non moins pregnant de la parcellisation du travail intellectuel et des « nouveaux intellectuels » comme nouvelle classe « révolutionnaire ») , naîtra une classe sans précédent qui aurait, on le voit, la plupart des propriétés d'une « nouvelle classe moyenne » si elle n'était, par une sorte de dénégation, définie comme une « nouvelle classe ouvrière », investie de la mission « historique » à laquelle a failli le « prolétariat » (entendez le PC) .

La formation de cette nouvelle position dans le champ de la problématique, qui avait pour originalité de maintenir le couple révolution /conservation, tout en neutralisant l'opposition entre les ouvriers et les agents investis du pouvoir de les commander et de les surveiller, permettait de renvoyer dos à dos du côté de la conservation, et de confondre dans un même anathème tous ceux qui soutenaient le principe d'une autonomie des classes moyennes. Soit la CGC, d'une part, attentive aux moindres risques de pollution sociale et toujours prête à rappeler les barrières symboliques qui séparent les cadres des autres travailleurs et, d'autre part, la CGT (bien que de façon plus nuancée) qui, soucieuse de préserver le monopole « révolutionnaire » de la « classe ouvrière », et par là, dans les organisations, d'isoler les « cadres » des autres « travailleurs », prêchait « l'alliance » du prolétariat et des « techniciens, ingénieurs et cadres », conçus comme des groupes distincts dotés d'intérêts partiellement communs.

Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, Serge Mallet peut critiquer les efforts déployés par la CGT et le PC pour faire une place aux cadres dans les appareils et dans la taxinomie « marxiste » des classes au nom de l'unité de la « classe ouvrière» (la «nouvelle»), retourner contre ces organisations l'accusation de tiers-partisme, et rejeter la CGT du côté de la CGC. La position qu'adopte désormais la CGT et qui consiste à reconnaître de facto l'autonomie relative de la catégorie, à lui désigner un emplacement spécifique dans l'organisation syndicale, à accepter de défendre des revendications propres aux « cadres » (qui, notamment dans le domaine de la hiérarchie des salaires, pouvaient ne pas s'accorder aux revendications ouvrières), est, de la sorte, constituée comme réformiste, conservatrice et archaïque (52).

La conviction d'avoir enfin trouvé le bon « créneau » et de détenir désormais une « classe » bien à soi, une « classe » d'avenir destinée à détrôner le vieux « prolétariat » en déclin, celui qui faisait la fortune de la concurrence et, par là, de supplanter la concurrence, ne s'affirme jamais de façon aussi éclatante qu'après les grèves de mai-juin 68 dans lesquelles les promoteurs de la nouvelle « classe » ont vu la confirmation évidente de leurs prédictions et les premiers fruits de leur prédication. On ne comprendrait pas l'intérêt passionné porté par les « sociologues », les « syndicalistes », les « journalistes », etc., qui œuvraient à l'intersection du champ

new working class », Archives européen- J. Gamber, 1928, notamment pp. 48 et nes de sociologie, I (2), 1960, pp. 248- sqq.) dans une constellation idéologique 259) déjà présent chez De Man (Au-delà où se trouvent rassemblés de nombreux du marxisme, Bruxelles, Maison natio- motifs qui resurgiront dans la problé- nale d'édition l'Eglantine, 1927). Il est matique des années soixante (particu- introduit en France par André Philip lièrement autour du PSU). (Henri De Man et la crise doctrinale du (52) Cf. S. Mallet, op. cit., p. 85. socialisme, Paris, Librairie universitaire

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intellectuel et du champ politique pour les « mouvements » de « cadres », pourtant tout à fait minoritaires, de mai- juin 68, si on ne voyait ce qu'ils y ont vu, le « 1789 des nouveaux intellectuels », le « 1917 des nouveaux prolétaires» comme disaient à cette époque, parmi d'autres, mais de façon particulièrement triomphante et brutale, Bon et Burnier (53).

Comme le soulignent, respectueusement, Bon et Burnier, Alain Touraine (qui fait lui-même référence à Mallet) constitue, parmi les premiers, le lien entre l'émergence de la «nouvelle classe» et les «événements de Mai» (54). Le discours de Touraine est tout entier construit sur l'opposition binaire entre l'ancien et le nouveau, eux-mêmes incarnés dans des stéréotypes : « La France du charbon, des vignobles et de l'administration» contre «la constellation (...) électronique et chimie-automobile-enseignement» (p. 162). Soit, d'un côté, le vieux abandonné au pouvoir sclérosé de la CGT et du PC : « La vieille classe ouvrière» (p. 171), les «travailleurs manuels de grande industrie», les «productifs » (p. 156), les « mineurs » (p. 171) ou, tout bonnement, « les ouvriers, catégorie en déclin relatif» (p. 117) : ils ne constituent plus «historiquement l'agent d'une action révolutionnaire dans notre société » (p. 157) . Axés sur des « revendications salariales» (p. 173), ils suivent le «combat d'arrière-garde des industries en déclin» (p. 168) et «sacrifient» à la «défense poujadiste de tous les petits» (p. 177) . Et, de l'autre, le neuf, « les nouveaux ouvriers techniciens ou ingénieurs » (p. 161), les «techniciens et chercheurs» (p. 168), «les cadres et les techniciens» (p. 169), les «cadres fonctionnels et de bureaux d'études» (p. 169), «travailleurs des entreprises de pointe » (p. 155) . Le « mouvement de Mai » inaugure une «forme nouvelle de lutte des classes, aussi différente de l'ancienne que le Commissariat au Plan ou IBM le sont du Comité des Forges ou des familles patronales du textile » (p. 191) . Ces catégories « montantes », parmi lesquelles « pénètre » la CFDT (p. 160), ont une «combativité inventive» (p. 173), des «revendications qualitatives » (p. 169) et des « mots d'ordre autogestionnaires » (p. 173) et constituent dorénavant « l'adversaire privilégié de la classe dominante » (p. 177) .

Le thème de la « nouvelle classe ouvrière » et celui de « Mai, révolte des nouveaux intellectuels » sont repris, l'année suivante, par Roger Garaudy (55) dans une version qui a pour intérêt de faire voir que les jeux de distinction symbolique sont sans limite. En effet, tout acquis à la nouvelle doxa (célébration de l'ordinateur et des vertus « libératrices » de l'automation, de l'information et de la «société cybernétique», prophétie d'une société des loisirs et surtout, thème- clef, d'un monde futur d'où le prolétariat aurait disparu, etc.), Garaudy qui, lorsqu'il écrit Le grand tournant du socialisme, parle encore dans l'intérêt du Parti aux membres du Parti, doit constituer une nouvelle position produit de la dénégation (la « nouvelle classe » dont je parle n'est pas la « nouvelle classe ouvrière », même si elle en a toutes les propriétés) d'une position qui était elle- même, on l'a vu, le produit d'une dénégation («la nouvelle classe ouvrière» n'est pas la « nouvelle classe moyenne », même si elle en a toutes les propriétés) . Ce système de contrainte très serré ne laisse pas beaucoup de place où se mouvoir. La solution, purement rhétorique ou, si l'on veut, mythique est, on le sait, le « bloc historique ».

(53) Cf. F. Bon et M.A. Burnier, Les (54) A. Touraine, Le mouvement de nouveaux intellectuels, Paris, Cujas, mai ou le communisme utopique, Paris, 1966 (et surtout l'édition post-mai 68, Le Seuil, 1968, particulièrement pp. 155- Le Seuil, 1971) et, des mêmes, Classe 193. ouvrière et révolution, Paris, Le Seuil, (55) R. Garaudy, Le grand tournant 1971. du socialisme, Paris, Gallimard, 1969.

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Après Mai 68, le discours sur la « nouvelle classe », sur le « prolétariat des cadres », etc., prolifère. Le bruit de la rue avait eu une fonction de réassurance : chacun avait pu croire qu'il lui était personnellement adressé. Il jouait ainsi un rôle identique à celui du bavardage sur les « avant- gardes » qui apportait alors souvent à ceux dont la tâche était de dire la nouveauté radicale, un réconfort et une caution : celui de réduire l'incertitude inhérente à la situation prophétique en fortifiant les augures dans l'idée que tout nouveau discours « révolutionnaire » n'étant que l'émanation d'une nouvelle « classe révolutionnaire » et que, inversement, toute nouvelle « classe révolutionnaire » sécrétant naturellement son avant- garde », il devait bien exister quelque part dans la réalité, une classe révolutionnaire correspondant au discours d'avant-garde dont ils étaient les promoteurs et qui fondait leur différence et leur valeur sur le marché des biens symboliques.

Mais, dans le même temps, perdant son aura révolutionnaire, la « nouvelle classe ouvrière » s'intégrait aussi à la thématique de l'idéologie dominante pour constituer une nouvelle version, plus moderne et sans doute mieux ajustée aux attentes des fractions novatrices de la bourgeoisie, du discours déjà usé sur les « classes moyennes ».

Des « nouvelles frontières » à l'espace continu : « nouvelle classe ouvrière » ou « société sans classe » ?

« Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat »

(Engels, La question du logement)

Le discours sur la « nouvelle classe ouvrière » faisait en effet l'objet, en se vulgarisant, d'usages sociaux différents. Alors qu'elle se présentait, implicitement ou explicitement, dans les écrits de ses promoteurs comme une réponse critique, non seulement au PC mais aussi au discours dominant sur les « classes moyennes » et sur la « société de classes moyennes » comme « société sans classes », la thèse de la « nouvelle classe ouvrière » était réappropriée par ceux qui entendaient d'abord annoncer la disparition imminente de la classe ouvrière, qu'elle soit « ancienne » ou « nouvelle » et s'intégrait ainsi à la thématique de l'idéologie dominante pour constituer une nouvelle version, plus moderne et sans doute mieux ajustée aux attentes des fractions novatrices de la bourgeoisie, du discours déjà usé sur les « classes moyennes ». Défini par opposition aux différentes interprétations en circulation sur le marché, entre lesquelles il demeurait suspendu en équilibre instable, le discours sur la « nouvelle classe » se prêtait en effet à de multiples réinterprétations : comme dans les effets d'illusion d'optique, de légères modifications dans le vocabulaire, ou l'ordre des arguments, suffisaient à le faire basculer vers l'une ou l'autre des positions déjà constituées. D'où, sans doute, la diffusion très rapide du thème de la « nouvelle classe ouvrière » qui s'est monnayé en une

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multitude de versions et de variantes correspondant aux différentes demandes sociales dont il pouvait remplir les attentes. Utilisé d'abord, on l'a vu, pour justifier les efforts expansionnistes visant à étendre la « classe ouvrière » (comme chez Belleville) , il fut, au prix d'une série de glissements, mis au service de la thèse du dépérissement de la classe ouvrière et de la « montée des classes moyennes ». Mais cette réappropriation n'aurait sans doute pas été aussi facile à opérer si elle n'avait constitué, d'une certaine façon, un retour aux origines : le discours sur la «nouvelle classe ouvrière» réutilisait en leur donnant une interprétation différente les arguments avancés jusque-là pour fonder la thèse du dépérissement (comme, par exemple, le développement de l'automation, la diminution relative de la part des travailleurs manuels, l'augmentation des taux de scolarisation, etc.). Il suffisait, par conséquent, pour le redresser dans le « bon » sens, celui du maintien de l'ordre existant, de re

transformer la prophétie « révolutionnaire » en une prédiction optimiste fondée sur la croyance évolutionniste dans les bienfaits inéluctables du progrès technique.

Ainsi en est-il, par exemple, de la version Cheverny (Les cadres, nouveaux ^prolétaires) (56), qui contribue à intégrer la nouvelle prophétie à la vulgate des écoles du pouvoir (Sciences-Po, etc.). Acquis à l'idée de Г «embourgeoisement des ouvriers» (p. 22), Cheverny prévoit, avec «l'automation», l'effacement de la barrière entre ouvriers et cadres (57) : « on ne saisit plus qu'un ensemble d'agents qui, tous, influent sur la production, mais dont aucun ne détermine directement la fabrication » (p. 72) . « Et l'on peut se demander s'il n'arrivera pas un moment où la notion de cadre devra s'effacer, s'H ne faudra pas lui préférer celle de l'intelligentzia de masse salariée qui comprendrait aux côtés des cadres la nouvelle classe ouvrière de l'automation» (p. 73), etc.

On pourrait suivre au-delà de ce point le processus de diffusion qui conduira le thème de la «nouvelle classe ouvrière» au cœur de l'idéologie patronale des années soixante-dix (durant lesquelles, pour restaurer l'ordre symbolique ébranlé par Mai, la classe dirigeante investit dans le «social», et rénove le discours « optimiste » sur « l'avenir de la classe ouvrière », autrement dit sur sa disparition) (58) . Un jalon est marqué par l'article de Michel Drancourt sur « La nouvelle condition ouvrière » qui prophétise : « L'ouvrier prolétaire de Karl Marx est une espèce en voie de disparition », parce que « l'évolution du monde moderne

(56) A. Cheverny, Les cadres, essai sur Юр. cit., p. 72). les nouveaux prolétaires, Paris, Julliard, (58) Comme c'est le cas chaque fois 1967. Alain Cheverny (pseudonyme que l'on se trouve en présence d'une d'Alain Gourdon), Conseiller à la Cour idéologie qui a réussi, le corpus est, par des Comptes et Maître de Conférence définition, presque illimité, puisque cha- à Sciences-Po, était, dans les années que agent (du journaliste à l'élève de soixante, conseiller de Pierre Mendès- Sciences-Po), qui a intériorisé les thè- France. mes sur lesquels repose le discours sur

(57) « II n'existe plus (...) de solution la « nouvelle classe », peut réengendrer de continuité entre les tâches de l'ou- un produit qui, dans sa singularité, vrier et celles du cadre, on ne distingue reste conforme à la matrice originelle, plus le travailleur productif de l'impro- On pourrait accumuler les citations ductif, le secteur secondaire du tertiaire; presque à l'infini. Le parti adopté ici la barrière disparaît qui séparait le ca- consistant à citer quelques textes cano- dre pris comme l'homme de la concep- niques vise seulement à rappeler une tion, de la surveillance et du contrôle, thématique aujourd'hui si routinière de l'ouvrier pris comme l'homme de qu'elle tend à ne plus être perçue comme l'adaptation et du travail pratique » une invention sociale originale.

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joue en faveur de la condition ouvrière » (Entreprise, 810, 19-25 mars 1971, pp. 4-15).

Comme en témoigne, par exemple, la substitution du mot « condition » à celui de « classe », la diffusion des revues intellectuelles jusqu'aux revues patronales s'opère, il est vrai au prix d'une simplification sélective qui, renonçant aux précautions et aux nuances dont s'entourent les œuvres destinées à la circulation dans le champ savant, ne conserve de la « thèse » que ce qui, en elle, est ajusté aux usages sociaux qui lui sont assignés. Mais Д reste que cette entreprise de vulgarisation ne s'est pas opérée machinalement dans l'anonymat de «l'esprit du temps » : les inventeurs de la « nouvelle classe » contribuent parfois par leurs écrits au processus de diffusion qui intègre leur propre discours au corps de l'idéologie dominante (59).

La trace de la « nouvelle classe » pourrait être retrouvée dans les productions idéologiques les plus diverses et les plus lointaines. C'est que, lorsque l'on passe des précurseurs, professionnels de la production culturelle, aux multiples reproducteurs, amateurs parfois anonymes, le discours sur la « nouvelle classe ouvrière » tend à se diluer dans l'humeur idéologique des années soixante-soixante-dix, et à se confondre avec elle. Mais, inversement, pour mettre à jour les schemes à partir desquels s'engendre ce discours, il faudrait pouvoir restituer l'humeur collective dont il est imprégné et qu'il réaffirme et dissimule à la fois en le retraduisant dans le langage euphémisant de la « théorie sociologique ■» (60) . Bref, il faudrait pouvoir reconstituer, dans sa singularité, la conjoncture historique où cette humeur s'enracine (61). On verrait qu'elle est sans doute caractérisée, au moins partiellement, par deux séries de faits relativement indépendants : d'une part, l'abandon par nombre d'intellectuels des aspirations et des attentes militantes de l'après-guerre, surtout après le XXe Congrès et l'arrivée du gaullisme qui exclut de l'avenir immédiat l'inversion du pouvoir (c'est l'époque où naît aussi cet autre mythe, la «fin des idéologies ») ; d'autre part, la croissance économique qui paraît justifier l'optimisme à tous crins de la fraction novatrice de la bourgeoisie. Elle exerce son action sur l'humeur intellectuelle du moment, au moins de deux façons différentes. Indirectement : la « modernisation » de certains secteurs

(59) Ainsi, par exemple, en 1971, Mallet notamment sur le développement, en donne à Réalités (revue de luxe pour marge de la fraction du marché du salle d'attente de médecin chic, ou pour travail la plus accessible aux journalis- patron en week-end) un article sur la tes, aux économistes et aux « sociolo- nouvelle classe ouvrière qui résume en gués » (usines modernes de grands grou- quelques pages l'essentiel de ses «thè- pes, etc.) d'un secteur moins visible et ses». (S. Mallet, «La classe ouvrière moins montrable (entreprise de travail ya-t-elle disparaître ? », Réalités, 305, intérimaire, petites entreprises de sous- juin 1971, pp. 35-41.) traitance, etc.). (Cf. R. Linhart, «Evo-

(60) On voulait moins discuter, sur lution du procès de travail et luttes de son terrain, la thématique de la « nou- classe », Critique communiste, 23, mai- velle classe ouvrière » que décrire cer- juin 1978, pp. 105-129.) tains des schemes qui lui sont sous- (61) Sur l'évolution du champ intellec- jacents. Mais on ne peut que renvoyer tuel dans les années soixante, cf. P. ceux qui annoncent aujourd'hui la Bourdieu et J.-C. Passeron, «Sociology disparition du prolétariat, profit annexe and Philosophy in France since 1945», de la «mort de Marx», aux travaux — Social Research, 34 (1), 1967, pp. 162- particulièrement ceux de Robert Linhart 212; et J.-C. Passeron, « Changement et — qui portent sur la structure du mar- permanence dans le monde intellectuel », ché du travail, sur sa segmentation et ronéo, Paris, CSE, 1965.

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de l'économie, l'accroissement de la taille des unités, « l'automation », la translation des chances d'accès aux biens matériels et symboliques (et au système d'enseignement) donnent un semblant de crédibilité au mythe de l'obsolescence du travail manuel et de l'enrichissement de la classe ouvrière. Mais peut-être surtout directement : avec l'augmentation considérable durant la période du volume des positions dominantes, particulièrement dans les institutions de domination symbolique (universités, radio et télévision, ou même organismes privés de « sondages », ou de publicité, etc.) le champ des possibles qui s'offrent à la bourgeoisie novatrice et aux intellectuels en particulier, se modifie profondément, en sorte que l'espoir d'un « avenir radieux » glisse insensiblement du champ de l'eschatologie aux attentes réalistes du monde ordinaire (62).

Des fantasmes bien fondés

L'imaginaire de la philosophie sociale qui, dans le champ savant, a pour censure principale l'obligation de dire « autrement », doit peut-être son aptitude à engendrer, malgré tout, des fantasmes bien fondés aux contraintes qu'exerce sur son fonctionnement la nécessité de produire pour un public et de mettre en forme, en la constituant explicitement et en l'universalisant, la représentation de l'espace social correspondant aux intérêts de ce public. Derrière chacune des « théories » qui prétendent définir la position des « cadres » dans l'espace social, résident en effet des groupes dont les membres se réclament tous, à des titres différents, du nom de « cadre », demandent, au moins tacitement, non seulement à être représentés, dans ce qu'ils ont de spécifique, mais aussi le privilège de représenter la catégorie dans sa totalité, de l'incarner dans son essence, et d'en fournir les modèles d'excellence. Certes, le « caractère » des « personnes collectives » (63) qui habitent le discours « théorique » sur le monde social n'est pas le reflet direct des propriétés objectives dont sont dotés les publics des différents partis ou des différentes instances syndicales (ne serait-ce que dans la mesure où les différences objectives entre les publics sont toujours tendancielles et se présentent sous la forme d'écarts statistiques entre des distributions, cela du fait de la multiplicité

(62) Michel Crozier, dans un article de Lipset est consacré à «The Emer- sur les « intellectuels » qu'il publie gence of the New Middle Class » qui dans le numéro spécial de Daedalus doit avoir pour conséquence « the end consacré en 1964 à l'Europe, a, mieux of rigid status classes derivative from a que quiconque, su exprimer l'humeur pre-industrial world ». (S.M. Lipset. des années soixante, à cela près qu'il « The changing Class- Structure and universalise à l'ensemble de la « société Contemporary European Politics », loc. française » l'optimisme qui s'enracine cit., pp. 271-303. d'abord dans la classe dominante et, (63) (I) Sur l'artefact qui consiste à particulièrement, chez les intellectuels traiter les groupes comme des « person- liés aux fractions ascendantes de la nes collectives» (mass person), agrégats classe dominante. (Cf. M. Crozier. « The homogènes possédant un « caractère » Cultural Revolution : Notes on the particulier et une sorte de « volonté » Changes in the Intellectual Climate of propre, voir : M.E. Spencer, « Images of France », Daedalus, winter 1964, pp. 514- groups », Archives européennes de socio- 542.) Dans le même numéro, un article logie, 16 (2), 1975, pp. 194-214.

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des déterminations dont l'action s'exerce, en pratique, sur l'adhésion tandis que, dans l'ordre de la représentation, l'effet d'objectivation et de stylisation donne aux êtres sociaux paradigmatiques les contours nets et la cohérence d'une bonne forme (64) ) . On peut néanmoins faire l'hypothèse que les différentes définitions « théoriques » des « cadres » sont partiellement ajustées aux caractéristiques et aux attentes des publics (réels ou potentiels) des différentes institutions en lutte pour l'appropriation pratique de la catégorie. En effet, tout se passe comme si les spécialistes de la représentation du monde social qui, on l'a vu, sont liés de multiples façons aux instances en lutte dans le champ politique et qui, leur autonomie serait-elle aussi grande qu'ils le revendiquent, en dépendent encore pour acquérir la familiarité avec leur objet (contacts, assistance à des réunions, connaissance des « problèmes » indigènes, etc.) tendaient à définir la catégorie tout entière en attribuant à l'ensemble des porteurs du nom collectif les propriétés plus spécifiquement attachées à la fraction où l'instance dont ils sont solidaires recrute habituellement son public.

On peut chercher à vérifier cette hypothèse en analysant le champ des syndicats de cadres. La syndicalisation des cadres des entreprises, beaucoup moins intense que celle des salariés bourgeois au service de l'Etat (65), est fonction, au moins pour une part, d'un système de contraintes défini par les coûts et les gains relatifs que représente, d'abord pour chaque agent pris individuellement (et secondairement pour la fraction de la catégorie à laquelle ils appartiennent), l'adhésion à un syndicat (66).

(64) Sur les effets de stylisation associés à la dénomination, et à la catégorisation (comment la « structure interne » de la catégorie s'organise autour d'une « signification centrale » par sélection des « bons exemples » et élimination des «cas flous»). Cf. E. Rosch, «Classification of real- world objects: origins and representations in cognition», in P.N. Johnson-Laird, P.C. Wason (eds), Thinking, Readings in cognitive science, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, pp. 212-221.

(65) On évalue habituellement à 12 ou 15 % la part du «personnel d'encadrement » syndiqué (sans, bien sûr, préciser à quelle définition de la catégorie on fait référence). Il est évidemment impossible de connaître avec «exactitude» le nombre d'adhérents des principaux syndicats de cadres (si tant est qu'un syndicat puisse avoir un nombre d'adhérents précis et invariable, quelle que soit la définition de l'appartenance que l'on se donne pour constituer son public). La Confédération Générale des Cadres (CGC) revendique 300 000 adhérents, essentiellement dans le secteur privé (malgré ses efforts, la CGC est mal implantée dans le secteur public). Il y aurait autour de 200 000 « ingénieurs, cadres, agents de maîtrise, techniciens»,

à l'Union Générale des Ingénieurs, Cadres, Techniciens (UGICT-CGT), et environ 40 000 adhérents à l'Union Confédérale des Ingénieurs et Cadres (UCC-CFDT). Un indicateur, plus précis que le nombre d'adhérents, de l'audience des différents syndicats de cadres est fourni par les élections aux caisses de cadres et aux comités d'entreprise. Aux dernières élections de l'AGIRC, la CGC a obtenu 57 % des voix, la CGT 10 %, la CFDT 7 %, les indépendants 14 % et les autres syndicats 12 %. Dans les élections aux comités d'entreprise pour l'année 1974, la CGC a obtenu dans le 3e collège (ingénieurs et cadres), 36,6 % des voix (et 17,1 % dans le deuxième collège) contre 11 % à la CFDT et 7,8 % à la CGT (qui obtient, par contre, 25 % dans le deuxième collège).

(66) L'explication par les intérêts individuels vaut d'autant plus que l'on passe des salariés les plus démunis qui, n'ayant — comme on dit — rien à perdre et tout à gagner, peuvent adhérer à une action collective destinée à changer le destin collectif de la classe aux salariés bourgeois auxquels reste toujours la possibilité, au moins subjective, d'infléchir par une action individuelle leur destin particulier.

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Sans disposer d'une enquête portant sur l'ensemble ou sur une fraction étendue de la catégorie, on peut, en s'appuyant sur les différentes sources utilisables (67) qui apportent chacune des informations parcellaires (pas toujours d'ordre statistique) sur une fraction particulière, faire l'hypothèse que les cadres ont d'autant moins tendance à adhérer à un syndicat : 1) que l'entreprise à laquelle ils appartiennent est plus petite (notamment parce que la part des « cadres » qui sont issus du patronat traditionnel ou qui sont d'anciens patrons reconvertis augmente quand diminue la taille de l'entreprise; 2) qu'elle est plus proche du pôle du privé et moins proche du pôle du public (représenté par les entreprises nationalisées où les syndicats de « cadres » étant mieux implantés, mieux tolérés et plus puissants, les coûts de l'adhésion syndicale sont moins élevés); 3) qu'ils occupent une position plus haute dans la hiérarchie de leur entreprise; 4) que leur activité est moins technique et plus liée à la gestion commerciale ou financière (ou à l'encadrement direct des ouvriers) ; 5) qu'ils détiennent des titres scolaires de haut niveau (Grandes Ecoles) ou, au contraire qu'ils sont autodidactes (l'adhésion à un syndicat n'apporte que des coûts sans avantages compensatoires aux cadres, dctés des diplômes les mieux cotés qui jouissent de la sécurité la plus grande et dont les chances de carrière sont les meilleures tandis qu'au pôle opposé, les. autodidactes, très fortement liés à l'entreprise qui les a promus et sans valeur sur le marché externe, prennent, en adhérant à un syndicat, un risque non négligeable) (68) ; 6) qu'ils sont plus jeunes : lorsque, avec l'âge, les chances de carrière diminuent, les risques que l'adhésion à un syndicat fait peser sur l'avenir de la carrière diminuent d'autant. Inversement, et cela surtout dans les grandes entreprises possédant un comité d'entreprise important, avec un budget élevé, gérant de nombreuses activités, le militantisme syndical (surtout s'il s'exerce à la CGC) peut constituer pour des « cadres » dont les espoirs de carrière ont été déçus un moyen d'acquérir du prestige, du pouvoir ou, plutôt, comme on dit, du « poids » dans l'entreprise, et d'y être «quelqu'un». Le même système de contraintes tend, au moins pour une part, à définir les positions relatives des différents syndicats et les propriétés de leurs publics, soit essentiellement la CGC, la CGT- UGICT et TUCC-CFDT.

(67) L'analyse qui suit peut paraître sommaire, mais la rareté des sources disponibles ne permet pas, en l'absence d'une enquête statistique actuellement pratiquement impossible à réaliser, d'aller beaucoup plus loin. On a utilisé, outre des interviews auprès de responsables syndicaux, le dépouillement de la presse syndicale et des rapports de congrès, les sources suivantes :

« Le syndicalisme en France », Le Monde, dossiers et documents (39), mars 77. G. Le Corre, « Cadres, les autres syndicats », L'Usine nouvelle (2), janvier 1978. P. Meunier, «Le syndicalisme des cadres en France », Droit social (11), novembre 1970, pp. 506-516. CNJC, Les jeunes cadres et l'entreprise, Paris, CNJC, 1974. CNJC, Les jeunes cadres et le syndicalisme, Paris, CNJC, 1977. A. Andrjeux et J. Lignon, Le militant syndicaliste d'aujourd'hui, Paris, Denoël- Gonthier, 1973. CGC: L'engagement

syndical du personnel à"encadrementT rapport spécial au XXIIIe congrès national. CGC, Positions et propositions, Paris, CGC, 1971. CGC, André Malterre ou l'honneur des cadres, Ed. France- Empire, Paris, 1976. Pour la CFDT : Qui sont les cadres CFDT ? brochure éditée en 1977 par l'UCC-CFDT.

(68) Ces différentes propriétés ne sont évidemment pas indépendantes. Ainsi, par exemple, la part des autodidactes parmi les « cadres » décroît : 1) quand on va des petites entreprises vers les grandes et du secteur des biens de consommation vers le secteur des biens d'équipements; 2) des échelons inférieurs aux échelons supérieurs de la hiérarchie; 3) des fonctions commerciales aux fonctions techniques, etc. Très généralement, les « cadres » les plus diplômés sont aussi ceux dont le revenu est le plus élevé et qui occupent les positions dominantes dans l'entreprise.

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La Confédération Générale des Cadres et le tiere-partisme

La CGC qui bénéficie de la « neutralité bienveillante » du patronat, et dont l'action a toujours été, depuis sa création, dirigée contre les pouvoirs publics (régime de retraite, impôts, etc.) plutôt que directement contre le patronat (quand ce n'était pas, comme dans les années d'après- guerre, pour soutenir le patronat contre les pouvoirs publics) est l'organisation syndicale des « cadres » la plus puissante et la seule à « assurer exclusivement dans toutes les instances officielles (du Conseil économique à la Section syndicale d'entreprise) la représentation du «personnel d'encadrement ». L'adhésion à ce syndicat présente par conséquent les risques minimums (qui peuvent néanmoins, dans certaines entreprises, ne pas être nuls), ce qui rend partiellement compte de certaines des propriétés de son public : d'une part, la CGC est mieux implantée que rUGICT-CGT ou 11JCC-CFDT dans les petites entreprises, où le contrôle patronal est souvent plus rapproché et plus serré que dans les grands groupes (ainsi, dans les entreprises de 50 à 300 salariés, la CGC représente 11 % des sections syndicales (69) , d'autre part, la CGC recrute une grande partie de ses adhérents dans la fraction du salariat bourgeois et petit bourgeois, sur laquelle le contrôle patronal s'exerce le plus directement et le plus fortement, et dont les membres sont aussi les moins bien armés pour résister à la pression des patrons. On estime, en effet, habituellement qu'un tiers seulement des adhérents de la CGC sont des cadres au sens des conventions collectives (qui ne se réfèrent pourtant pas à la définition la plus étroite de la catégorie; coefficient 300, et au-dessus), le solde étant formé de techniciens, de petits cadres commerciaux et de VRP (environ 20 %) et surtout d'agents de maîtrise, ou même de contremaîtres (environ 35 %) , deux catégories où la part des autodidactes et des agents d'origine populaire ou moyenne est, on le sait, très forte, et dont les membres occupant des fonctions stratégiques pour l'entreprise — l'encadrement direct des ouvriers et la commercialisation des produits qui engage l'image de l'entreprise à l'extérieur — sont plus fortement contrôlés éthiquement et politiquement que les ingénieurs ou les techniciens (70).

Ce recrutement élargi — la CGC accepte, sans tenir compte du coefficient hiérarchique, tout salarié qui « détient une parcelle d'autorité dans l'entreprise » — , correspond d'abord aux intérêts proprement syndicaux de la Centrale qui, comme tout appareil de mobilisation, doit une part de sa force au nombre d'adhérents qu'elle peut réunir et exhiber. Pour

ceux qui, minoritaires dans la CGC, y occupent les positions de prestige, 1' « élite » des ingénieurs (composée sans doute surtout d'ingénieurs

(69) L'engagement syndical du person- événements de mai-juin 68, ces «caté- nel d'encadrement, op. cit. gories de personnel» ayant vu dans la

(70) D'après Paul Meunier (Droit CGC un instrument de défense de leur social, loc. cit.) la tendance du petit autorité face aux ouvriers et aux syndi- personnel d'encadrement direct à ren- cats ouvriers. trer à la CGC s'est renforcée après les

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d'usine) les petits cadres et plus encore les contremaîtres et les représentants, constituent une masse de manœuvre. Mais la définition très large des « cadres » que se donne la CGC est aussi conforme à l'idéologie du tiers - parti que la CGC a faite sienne : l'une des fonctions du syndicat n'est-il pas précisément de contribuer à la constitution d'une « vaste » classe moyenne en exerçant un effet d'homogénéisation symbolique dans la zone de l'espace social qui s'étend entre le « patronat » et le « prolétariat » ?

Bref, tout semble indiquer que les petits « cadres » sont nettement plus nombreux à la CGC que les « cadres » de rang élevé, a fortiori que les « dirigeants d'entreprise ». En effet, si la minimisation des risques d'entrée favorise l'adhésion des petits « cadres », les profits individuels qu'apporte le syndicat ne sont pas suffisants pour déterminer à eux seuls l'adhésion en grand nombre des « cadres » de rang élevé. Ainsi, la CGC qui, de tous les syndicats de cadres, est le mieux toléré par le patronat et le plus proche, par son idéologie, des organisations patronales, est aussi paradoxalement celui où la part des « cadres » diplômés est sans doute la plus faible (71).

On voit bien, dès lors, la relation qui unit la représentation que la CGC donne de la catégorie, et les propriétés spécifiques de son public : les petits cadres, pas ou faiblement diplômés, encore très liés à la petite bourgeoisie traditionnelle, qui composent une part prépondérante du public de la CGC, dont la « réussite » obtenue « à la force du poignet » est le plus souvent perçue comme le résultat exceptionnel et inespéré d'un effort individuel, et qui exercent fréquemment des fonctions de surveillance sur les ouvriers, sont disposés à entendre une parole qui, conformément aux représentations les plus anciennes de la catégorie constituées après les grèves de 36 et dans la France de Vichy, définit d'abord le « cadre » par l'exercice d'un rôle d'autorité — le « cadre » est . un « chef » (72) — qui dispense, néanmoins, largement le titre de cadre tout en établissant une frontière nette entre les « cadres » et les « subalternes », employés ou ouvriers (catégories dont les petits cadres CGC sont souvent issus). Ils sont naturellement favorables au projet de réunir sous un même nom et, au moins formellement, dans une même organisation, le moindre contremaître et le « cadre d'état-major ». L'assurance, que cette organisation leur donne, d'appartenir à une vaste et puissante « classe moyenne » destinée à devenir cette entité chimérique, la classe dominante d'une « société sans classes », estompe magiquement ce qui, dans leur condition objective, leur rappelle quotidiennement leur statut subalterne et dominé.

(71) C'est la raison pour laquelle la (72) «Le cadre dont nous allons en- CGC a pour préoccupation constante semble envisager la mission est un de maintenir et d'étendre son influence homme qui a le plus souvent un com- parmi les « cadres » de haut rang. Ses mandement, généralement de l'initiative responsables ont notamment entrepris et toujours une responsabilité et qui, dans ce but des négociations avec le d'autre part, est reconnu par les autres Centre National des Jeunes Cadres, dont comme un chef » (Positions et proposi- les adhérents sont, pour la plupart, issus tions de la CGC, 1971). des Grandes Ecoles.

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La double opposition entre les petits cadres et les cadres de rang plus élevé et entre le secteur nationalisé et le secteur privé, est au principe des conflits internes dont la CGC est le lieu depuis le milieu des années soixante. La CGC n'est pas un bloc monolithique. Elle est divisée, selon les principes qui divisent le syndicalisme des cadres dans son ensemble, en une arrière-garde et une avant- garde, comme le montrent les luttes qui ont opposé la tendance « conservatrice », représentée par Malterre, puis par Charpentié, à la tendance «novatrice», représentée d'abord par Gilbert Nasse, dans les années 63-66 puis, après son exclusion en 1967, par Jean-Louis Mandinaud qui, en 1969, quitte la CGC pour créer l'Union des Cadres et Techniciens (UGT). Ces conflits ont, semble-t-il, pour base l'opposition entre les « cadres » proches du pôle du privé et aussi, sans doute, peu élevés dans la hiérarchie, notamment les Fédérations de VRP et de contremaîtres, et les « cadres » appartenant aux entreprises nationalisées et aux secteurs de capitalisme concentré et à la technologie moderne. Ainsi, l'UGT est surtout implantée à l'EDF, dans les pétroles, dans quelques secteurs bancaires (et, particulièrement, au Crédit Lyonnais qui a alors comme patron Bloch-Lainé) et secondairement dans la chimie, la métallurgie, l'aéronautique. Elle a pour revendication fondamentale la « participation » des « cadres » à la gestion de l'entreprise et corrélativement la généralisation des sociétés à conseil de surveillance et à directoire. L'UGT qui voit dans le « syndicalisme des cadres » « l'aile montante » du « syndicalisme des salariés (...) dans la voie d'une évolution réelle et féconde de l'entreprise » (Cahiers de l'UGT, n° 2) est aux fédérations anciennes de la CGC — souvent taxées de « poujadisme » — ce que la nouvelle bourgeoisie, intégrée aux bureaucraties des grands groupes, est à la petite bourgeoisie de promotion traditionnelle. Les sympathies de ses dirigeants se portent vers une « social-démocratie à l'allemande ».

L'UGICT-CGT et le «cadre» ambigu

A l'opposé de la CGC, sous ce rapport, l'UGICT-CGT est, de tous les syndicats de cadres, celui qui rencontre le plus fortement l'hostilité du patronat et, par conséquent, celui dont les membres courent les plus grands risques professionnels : il est une des organisations de la plus grande centrale ouvrière et les liens qu'il entretient avec le Parti communiste sont très étroits (ainsi le secrétaire général de l'UGICT, René Le Guen, est membre du Comité central du Parti communiste) . La position de l'UGICT dans l'espace politique rend compte, pour une grande part, des caractères particuliers de son recrutement. L'UGICT exerce un effet de répulsion à la fois sur les fractions du «personnel d'encadrement» les plus exposées à l'arbitraire patronal et occupant les fonctions les plus stratégiques et les plus directement contrôlées par le patronat et, en raison de sa position dans l'espace politique, sur les cadres dotés des assurances les plus grandes, munis de hauts diplômes et/ou d'origine bourgeoise qui occupent des positions élevées dans les entreprises.

Ainsi, l'UGICT est très mal implantée dans les petites et moyennes entreprises et dans les secteurs industriels les plus traditionnels dont les cadres sont, soit des membres de la bourgeoisie directement liée au patronat, soit des ouvriers, ou des enfants d'ouvriers, promus dans la clientèle d'un patron. Pour les mêmes

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raisons, la proportion des petits cadres, des autodidactes, du personnel d'encadrement direct des ouvriers (maîtrise, membres des services du personnel, de la direction des usines, etc.) est sans doute beaucoup plus faible à l'UGICT qu'à la CGC. C'est dire qu'à l'intérieur de la population des cadres réellement ou potentiellement syndiqués (qui est elle-même, on l'a vu, une fraction faible de l'ensemble de la catégorie) le créneau où l'UGICT peut espérer recruter son public est assez étroit : d'une part, son recrutement est maximum dans les zones du champ des entreprises où le syndicalisme est relativement protégé, c'est-à-dire celles qui sont proches, à des degrés divers, du pôle du public, soit d'abord les grandes entreprises nationalisées (comme l'Electricité de France) et secondairement les grandes entreprises de la métallurgie, de l'automobile, de l'aéronautique, etc.

L'UGICT tend, d'autre part, à attirer des cadres diplômés, donc relativement protégés puisque le marché externe leur est moins fermé qu'aux autodidactes, mais dotés de diplômes moyens, diplômes de petites écoles d'ingénieurs, d'Instituts Universitaires de Technologie (73), etc. plutôt que de diplômes élevés. И s'agit également souvent, semble-t-il, de « cadres » situés dans des secteurs de production mais qui n'occupent pas de postes d'encadrement direct des ouvriers et exercent plutôt des fonctions techniques. Soit, par exemple, des ingénieurs de production diplômés de petites écoles, d'anciens techniciens promus au rang d'ingénieurs, etc. Enfin, il semble que nombre de cadres syndiqués à l'UGICT sont issus de familles ouvrières et conçoivent d'abord leur «militantisme» syndical comme une marque de fidélité à leur origine de classe (74).

L'opposition entre l'UGICT et la CGC correspond sans doute, on le voit, à des différences pertinentes entre les propriétés et les intérêts de leurs publics respectifs qui, occupant des positions relativement proches dans la distribution du capital et également dominées (quoique selon des modalités et sous des rapports différents), se distinguent néanmoins par leur mode d'accès à la fonction (plus souvent promus autodidactes dans le premier cas, plus souvent promus par l'école dans le second), par la position qu'ils occupent dans le champ de l'entreprise (encadrement direct ou fonctions commerciales dans le premier cas, fonctions techniques dans le second) et par la position de leur entreprise dans le champ des entreprises (opposition du pôle du privé et du pôle du public). La position relativement ambiguë de l'UGICT, qui admet, on l'a vu, la spécificité des « cadres » sans leur reconnaître le caractère d'une « classe » mais celui d'une « couche » dotée de propriétés doubles (collecteurs et producteurs de plus-value) et « alliée » de la « classe ouvrière » (75) , est relativement

(73) D'après une enquête du Centre social des ingénieurs », Economie et poli- National des Jeunes Cadres, la position tique, janv. 1969. Cette thématique, au- de la CGT est assez forte chez les an- jourd'hui très routinisée, s'exprime aussi ciens élèves d'IUT. Cf. CNJC, Les jeunes dans une multiplicité de brochures, cadres et le syndicalisme, ronéo, 1977, comptes rendus de congrès, etc. Sur p. 6. l'ouverture du PC aux «cadres» après

(74) Cf. A. Andrœux, J. Lignon, Le Mai 68, voir Г «Appel du Parti commu- militant syndicaliste d'aujourd'hui, op. niste français aux ingénieurs, cadres, cit., pp. 172-182. techniciens», l'Humanité, 31 juin 1969,

(75) Sur la thématique de l'UGICT, et les articles de Joë Metzger, notam- cf., par exemple, A. Jaeglé, « Quel syn- ment dans France nouvelle (par exem- dicalisme pour les cadres », Options, 102, pie, « Ingénieurs, cadres, techniciens, déc. 1975, p. 31; ou encore, S. Monegar, trois évidences », France nouvelle, П. «Remarques sur le rôle technique et 12.68).

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ajustée aux propriétés ambiguës de son public. Les petits bourgeois qui composent, sans doute, l'essentiel du public de l'UGICT n'ont pas le monopole de l'ambiguïté. Mais les conditions objectives où ils sont placés leur permettent, plus facilement, par exemple, qu'aux « cadres » de la CGC, de rompre avec la représentation mystifiée du « chef » « responsable » identifié à Г « entreprise » et de restituer l'ambiguïté de leur position dans l'ambiguïté de leurs prises de position. D'une part, ils jouissent d'avantages suffisants par rapport à la grande masse des ouvriers pour souhaiter maintenir la distance qui les en sépare. Ils ne sont pas nécessairement favorables à la fusion de 1' « encadrement » et de la « classe ouvrière » dans un même ensemble regroupant, sans distinctions, « tous les salariés » du côté des plus exploités, dissolution dans la masse en contradiction avec l'ensemble de leurs stratégies professionnelles et sociales (comme le déclare un responsable de l'UGICT, « si on parle de la 'déqualification des agents de maîtrise', les premiers à ne pas être d'accord, ce sont souvent les agents de maîtrise ») . Mais, d'un autre côté, les « cadres » de l'UGICT, qui jouissent souvent de la protection d'un diplôme et de la relative garantie d'emploi que l'on trouve dans les grands groupes, et particulièrement dans les entreprises nationalisées (au moins en période de prospérité économique) sont assez autonomes pour accéder à la conscience et à l'expression de l'exploitation relative qu'ils subissent et, surtout lorsqu'ils sont d'origine ouvrière, pour revendiquer la solidarité avec la classe sur laquelle ils contribuent à assurer la domination de la bourgeoisie.

C'est dire aussi que l'ambiguïté de la position de la CGT et ses hésitations passées (76) ne peuvent se comprendre si on ne voit qu'elle repose sur une contradiction objective : syndicat à prépondérance ouvrière, la CGT ne peut accroître son audience parmi les ingénieurs et les cadres qu'en acceptant de reconnaître la spécificité d'un groupe professionnel et social constitué hors d'elle-même, contre elle, et dont le principe ultime de cohérence et d'unité partiellement négatif n'est autre que l'écart, très concrètement incarné dans une hiérarchie de gratifications symboliques (les relations de pouvoir) et matérielle (l'échelle des salaires) qui sépare ces catégories des ouvriers et des employés. La CGT (comme d'ailleurs le PC) est ainsi contrainte de parler comme la CGC et comme les organisations patronales auxquelles elle s'oppose, des « cadres » sans distinction, et de s'adresser à eux dans leur ensemble, sans pouvoir se donner, au moins explicitement, le moyen de briser la cohésion symbolique de la catégorie.

(76) La CGT a longtemps hésité, on le mie relative, une spécificité et les traiter sait, entre accepter les adhésions indi- comme un groupe professionnel distinct viduelles de « cadres » en les considé- des autres salariés, dotés d'intérêts pro- rant comme des travailleurs au même pres. (Cf. J.D. Reynaud, Les syndicats titre que les autres, sans les reconnaître en France, Paris, Le Seuil, 1975, t. 1, explicitement en tant que «cadres» ou, p. 119). à l'inverse, leur reconnaître une autono-

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L'élite intellectuelle de l'UCC-CFDT

L'UCC-CFDT, formation syndicale sur laquelle l'information est la meilleure, s'oppose aussi bien à la CGC qu'à la CGT par son caractère très fortement élitiste et son recrutement essentiellement bourgeois : contrairement à la CGC ou à l'UGICT, l'UCC, renonçant à être un syndicat de « masse » et à lutter avec ses concurrents en gonflant le nombre de ses adhérents, est, des différentes organisations, la seule à établir une frontière nette entre « cadres » et non-ouvriers-non-cadres (77) , en limitant son recrutement vers le bas, dans le secteur privé, aux ingénieurs et « cadres » au sens strict des conventions collectives et, dans la fonction publique, au cadre A.

En cela l'UGC peut se dire plus « représentatif » des « cadres » que ne le sont la CGC et l'UGICT, bien que le nombre de ses adhérents soit nettement plus faible. Dans la lutte pour la «représentativité», c'est-à-dire pour la légitimité, qui opposent les organisations de cadres les unes aux autres, les plus fortes par le nombre ne sont pas nécessairement les plus influentes parce que les « cadres » constituent précisément une catégorie dont les membres se définissent par leur rareté relative. C'est là un autre paradoxe du syndicalisme des « cadres » : comment être « l'organisation de masse » d'un « groupe d'élite » ? Les syndicats de cadres sont ainsi affrontés à deux exigences contradictoires : d'une part, accroître le nombre de leurs adhérents pour accroître leur « représentativité » quantitative, la stratégie de croissance la plus facile et la plus fréquente consistant à favoriser le recrutement aux limites inférieures de la catégorie (stratégie d'autant plus facile à mettre en œuvre que l'affiliation à un syndicat de « cadres » peut, si les risques ne sont pas trop élevés, constituer pour des cadres de fraîche date, ou des « assimilés » une gratification symbolique ayant une valeur par elle-même) . D'autre part, maintenir la pureté sociale du recrutement, une fraction trop importante de cadres «douteux» ou ď « assimilés » ayant tendance à diminuer la « représentativité » qualitative du syndicat et, par là, sa force.

Fortement implantée dans le secteur public (20 % de son recrutement) et surtout nationalisé (31 %), dans les grandes entreprises et dans les secteurs à technicité élevée (chimie, pétrole, métallurgie, etc.) (78) , l'UCC- CFDT a un recrutement caractérisé par le niveau de diplômes très élevé de ses membres : de 60 % à 80 % de ses adhérents (selon les enquêtes) ont fait des études supérieures (proportion très supérieure à celle que fournissent toutes les enquêtes ou tous les recensements disponibles sur les « cadres » quelle que soit la définition de la population adoptée) , la moitié environ de ces diplômés étant, semble-t-il, issus des Grandes Ecoles.

(77) Selon l'expression de Marc Maxj- 1976 auprès de cadres travaillant à rice (cf. La production de la hiérarchie l'EDF/GDF; la troisième auprès des dans l'entreprise, CORDES, 1977). cadres de la Fédération unie de la chi-

(78) Les pourcentages utilisés ici pro- mie CFDT (346 questionnaires). On a viennent d'une brochure de la CFDT utilisé surtout les chiffres provenant de présentant trois enquêtes sur l'UCC- la première enquête. Il va de soi qu'ils CFDT. L'une auprès de 648 militants, n'ont qu'une valeur indicative, réalisée en 1977; la seconde réalisée en

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Enfin, l'UCC-CFDT comprend parmi ses membres beaucoup plus ď « ingénieurs » que de « cadres » et, particulièrement, à côté d'une minorité d'ingénieurs de production (21 %), une proportion très forte d'ingénieurs d'étude et de recherche : 32 % des membres de l'UCC-CFDT travaillent dans un centre de recherche et plus de la moitié d'entre eux ont une activité liée aux études ou à la recherche (proportion considérable si on la rapporte à des échantillons reposant sur des définitions plus larges des «cadres» (79).

Fortement dotés en capital culturel et relativement plus proches, par leur formation et leurs activités, du pôle intellectuel de la bourgeoisie que ne le sont la plupart des « cadres », souvent issus, semble-t-il, de la bourgeoisie catholique, parisiens pour plus de la moitié, ayant souvent milité à la JEC ou à l'UNEF (80), les ingénieurs de recherche forment le noyau central des cadres de l'UCC-CFDT. Ces ingénieurs, qui appartiennent aux fractions instruites, éclairées et libérales de la bourgeoisie (30 % environ des militants de l'UCC-CFDT militent aussi au PS) sont à la fois relativement ajustés — au moins sous certains rapports — à la représentation des « cadres » que véhicule le discours sur la « société post-industrielle », et prédisposés, par leur position dans l'entreprise et aussi, sans doute, par leur origine de classe, à adhérer, à des degrés variables, à la thématique de la « nouvelle classe ouvrière », ainsi qu'à adopter les revendications « qualitatives » et « autogestionnaires » qui lui sont souvent associées. Travaillant dans des laboratoires ou des bureaux d'études, où ils n'exercent pas, le plus souvent, de tâches d'encadrement direct (la moitié des militants CFDT déclarent ne pas avoir de responsabilités hiérarchiques, ou seulement sur moins de cinq personnes) et où les techniciens et surtout les ouvriers qui peuvent s'y trouver sous leurs ordres sont fortement sélectionnés par rapport à l'ensemble de leur catégorie, où les rapports d'autorité brutaux qui prévalent dans la pro-

(79) Ainsi, par exemple, d'après une diant l'évolution des adhésions et des enquête réalisée par l'Association pour démissions au sein de la section ingé- l'Emploi des Cadres, en 1975 (qui repose nieurs et cadres CFTC, puis CFDT, sur la définition de la catégorie que d'une des plus grandes entreprises fran- donnent les caisses de retraite des ca- çaises de 1946 à 1969, Andrieux et Lignon dres), 7 % des «cadres» sont occupés montrent que les ingénieurs et cadres dans des services d'études et de recher- de fabrication sont aussi nombreux à ches. Il s'agit, pour la plupart, de «ca- avoir adhéré et à avoir démissionné dres» munis de diplômes élevés et de durant cette période (28 adhésions et 23 «cadres» jeunes (la «recherche», ou démissions), tandis que l'on enregistre les « études » constituant, pour les di- 69 adhésions d'ingénieurs de recherches plômés, une position de départ). Il données, pour plus de la moitié, après la semble que les ingénieurs de production rupture avec la CFTC, contre 17 démis- qui appartiennent à l'UCC-CFDT pro- sions. (Op. cit., pp. 204 et 224-228.) viennent surtout de l'ancienne CFTC et (80) L'Expansion décrit ainsi «l'itiné- représentent, au sein de l'actuelle CFDT raire » de Pierre Vanlerenberghe, l'ac- le catholicisme social dans sa forme tuel secrétaire général de l'UCC-CFDT : traditionnelle. Mais, comme le montrent «... Les Arts et Métiers de Lille, grâce A. Andrieux et J. Lignon, l'ingénieur à une bourse; et puis, une bonne forma- de production, « chef » « humain », « in- tion économique en fac, à Paris. Son iti- termédiaire » entre le « prolétariat » et néraire ? La JEC, l'UNEF, les Assises le «patronat» tend à laisser la place à du socialisme, Alain Touraine. Son l'ingénieur de recherche, compétent, adhésion à la CFDT? 1968, bien sûr», libéral et libéré, entre autres, des res- (L'Expansion, octobre 1976.) ponsabilités hiérarchiques. Ainsi, étu-

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duction font place à des rapports d'autorité fondés sur l'intériorisation par les dominés de la légitimité de la compétence des dominants, les ingénieurs de recherche sont certainement, de tous les « cadres », les plus ouverts à un discours qui leur prêche l'effacement des différences entre les ingénieurs, les techniciens et les ouvriers qualifiés (ne sont-ils pas séparés de leurs « subalternes » par les seules différences de compétences, c'est-à-dire par des écarts légitimes ?). En outre, ce discours leur sert d'instrument pour exprimer les tensions liées à l'occupation d'une position ambiguë entre le champ intellectuel et le champ du pouvoir économique. Ayant pour revendication professionnelle fondamentale la conquête de leur autonomie, et de l'autonomie de leurs services par rapport aux directions financières ou commerciales («être majeurs») — (équivalent, dans le champ de l'entreprise de l'autonomie que l'Université et, plus généralement, les intellectuels revendiquent dans le champ de la classe dominante), ils sont prédisposés à reconnaître la vérité d'une « analyse » qui ne fait plus passer la frontière décisive entre les classes, c'est-à-dire, ici, entre eux-mêmes et ceux qui, dans l'entreprise, occupent objectivement les positions dominées, mais entre, d'une part, tous les salariés scientifiquement et techniquement compétents (bien qu'à des degrés divers), unis dans la défense de la rationalité technique, et, d'autre part, les directeurs et les patrons, les financiers et les commerçants, bref, les « capitalistes » attachés à la seule rationalité du profit.

Enfin, n'ayant nul besoin de défendre leur statut de « cadre », que personne ne songe à leur contester, ni de réaffirmer sans cesse leur appartenance à la catégorie, qui va de soi, comme leur enracinement dans la bourgeoisie, ils peuvent donner leur adhésion à un discours qui amalgame les « cadres » et les « ouvriers » et percevoir comme « corporatistes », voire « poujadistes », comme étroites et bornées, bref, comme petites bourgeoises, les revendications « catégorielles » de la CGC et de l'UGICT, marquées, aujourd'hui, par l'acharnement avec lequel les petits « cadres » sont contraints de lutter pour acquérir et conserver leur différence.

Ainsi, en nombre de cas, le discours savant sur les « cadres » doit peut-être moins la vérité partiale et partielle des représentations qu'il véhicule aux pouvoirs de la science sociale, comme instrument d'objecti- vation, qu'aux liens qui le rattachent au champ de la pratique, tout se passant comme si ses producteurs trouvaient dans la dépendance qui les lie aux instances en lutte dans le champ politique (auxquelles ils doivent, le plus souvent, la familiarité avec l'objet de leur discours) une forme de contrainte qui leur tient lieu de principe de réalité et de principe de perception sélective de la réalité. A la façon d'un test projectif, la catégorie des « cadres » a pu ainsi, sans changer de nom, prendre des formes différentes et être assignée à des positions différentes, selon le type d'interprétation qui lui a été appliqué et le type de définition qui en a été donné, c'est-à-dire essentiellement, selon qu'était privilégiée pour la représenter dans le discours savant sur le monde social l'une ou l'autre

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des fractions déjà représentée dans le champ de la pratique dont elle était composée. Contre-partie nécessaire, les premiers à accéder au privilège d'être représentés dans la pensée du monde social étaient les agents et les groupes déjà représentés dans l'ordre de la pratique politique. Mais, surtout, l'universalisation des propriétés locales d'une fraction de la catégorie se substituait à la tâche qui aurait consisté à construire le système des définitions différentes que la catégorie donne d'elle-même et que les autres donnent d'elle, et qui aurait seul permis de ressaisir ce que les « cadres », dans leur définition sociale, et dans leurs propriétés objectives, doivent aux luttes dont ils sont à la fois le sujet et l'objet. Mais participant elles-mêmes en tant qu'armes symboliques aux luttes qui avaient pour enjeu la captation des « cadres », les différentes interprétations, dont chacune entendait imposer comme scientifiquement vraie et, indissociablement, comme politiquement et socialement juste, une définition régionale de la catégorie, étaient condamnées à la fuite dans la différence (sur fond de consensus) sans pouvoir construire ni le champ des représentations concurrentes de la catégorie, ni, par conséquent, ses structures objectives.

Chaque nouveau discours trouvait d'abord sa justification dans la nécessité de répondre aux discours déjà prononcés et de ne pas laisser à d'autres le monopole de l'interprétation. Mais l'accumulation des discours croisés concourait ainsi à renforcer l'efficacité symbolique de chacun d'entre eux en constituant une problématique, celle des « cadres », de leur « nature » et de leur « rôle », de leur substance et de leur « place ». Par un effet de renforcement circulaire inhérent à la dialectique de l'objectif et du subjectif, l'accumulation des discours croisés, lors même qu'ils étaient prononcés pour dénier à la catégorie toute existence objective, contribuait à faire exister ce que ces discours désignaient : elle favorisait, en effet, la multiplication des représentations de la catégorie, les représentations mentales que l'on pouvait s'en faire, et aussi chacun des discours renvoyant à un lieu déterminé de l'espace politique, celle des instances, clubs, groupements, syndicats, etc., prétendant à la tâche de la représenter sur la scène politique.

Luc Boltanski Centre de sociologie européenne, Paris.

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