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215 PARCOURS 2010-2011 Les rapports de domination dans la société capitaliste démocratique Luc Boltanski Sociologue, directeur d’études à l’EHESS Poète, dramaturge L’arraisonnement de la critique dans un régime de domination gestionnaire : quel retour de quelle critique ? Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1) , écrit en collaboration avec Eve Chiapello entre 1995 et 1999, il y a donc maintenant plus de dix ans, nous avions cherché notamment à com- prendre comment la critique et, particulièrement, la critique du capitalisme, très intense dans les années 1965-1975 environ, s’était trouvée quasiment réduite au silence dans les années 1985-1995. Mais, à la fin de cet ouvrage, en tenant compte, notamment du mouvement de grèves de 1995 mais aussi, par exemple, de la prolifération d’associations menant des ac- tivités critiques dans différents domaines, nous pensions pouvoir repérer des indices d’un retournement de tendance - si l’on peut dire - c’est-à-dire, après le déclin des années 85-90, d’un retour et d’un renouvellement de la critique. On peut très certainement dire, dix ans plus tard, que ce retour a bien eu lieu. Dans le monde artistique et intellectuel les œuvres orientées vers la critique ont proliféré au cours des an- nées récentes, aussi bien dans le domaine de la philosophie ou de la sociologie que, par (1) Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 (nouvelle édition, complétée d’une postface, Gallimard Tel, 2011)

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PARCOURS 2010-2011

Les rapportsde dominationdans la société

capitalistedémocratique

Luc BoltanskiSociologue, directeur d’études à l’EHESS

Poète, dramaturge

L’arraisonnement de la critique dans un régime de dominationgestionnaire : quel retour de quelle critique ?Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1), écrit en collaboration avec Eve Chiapello entre 1995 et 1999, il y a donc maintenant plus de dix ans, nous avions cherché notamment à com-prendre comment la critique et, particulièrement, la critique du capitalisme, très intense dans les années 1965-1975 environ, s’était trouvée quasiment réduite au silence dans les années 1985-1995. Mais, à la fin de cet ouvrage, en tenant compte, notamment du mouvement de grèves de 1995 mais aussi, par exemple, de la prolifération d’associations menant des ac-tivités critiques dans différents domaines, nous pensions pouvoir repérer des indices d’un retournement de tendance - si l’on peut dire - c’est-à-dire, après le déclin des années 85-90, d’un retour et d’un renouvellement de la critique.

On peut très certainement dire, dix ans plus tard, que ce retour a bien eu lieu. Dans le monde artistique et intellectuel les œuvres orientées vers la critique ont proliféré au cours des an-nées récentes, aussi bien dans le domaine de la philosophie ou de la sociologie que, par

(1) Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 (nouvelle édition, complétée d’une postface, Gallimard Tel, 2011)

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exemple, dans celui du théâtre. Dans le domaine de l’emploi le mouvement contre le CPE en 2006 et, dans le monde universitaire, le mouvement contre la réforme de l’Université et du CNRS en 2008-2009, ont connu des succès inégaux mais qui ont été loin d’être négligeables. Dans les entreprises, des mouvements de grèves et de révoltes ont eu largement tendance à reprendre au cours des cinq dernières années, comme l’ont montré différents travaux de so-ciologie du travail, même si ces mouvements n’ont pas connu, le plus souvent, un large écho dans les médias. Dans le champ proprement politique, plusieurs indices vont dans le même sens depuis le non au référendum sur l’Europe de 2005 jusqu’à la formation de nouveaux partis se situant à la gauche du parti socialiste, partis qui se veulent radicalement critiques.

Néanmoins, les différences par rapport aux années 1965-1975 crèvent les yeux. La diffé-rence essentielle me semble être la suivante. Elle ne tient pas tant à un niveau différent d’intensité de ce que l’on pourrait appeler le désir de critique. Ni à une marginalisation des acteurs critiques. Dans les années qui entourent 1968 l’intentionnalité critique était prise en charge par des individus ou des minorités, comme c’est toujours le cas aujourd’hui. Mais, dans les années 1960-1975, la critique était suivie d’effets. Elle avait, en quelque sorte, prise sur le monde social et sur le champ politique. Or, il semble qu’aujourd’hui, la montée en puissance de la critique, ne s’accompagne pas d’une croissance au même degré d’un pouvoir de la critique, comme si la critique n’avait plus prise sur la réalité. Peut-être ne s’agit-il que d’une impression, même si elle est, je pense, assez partagée. Peut-être la critique creuse-t-elle, à notre insu, sa galerie de vieille taupe sous une réalité apparemment solide, et même bétonnée, mais qui s’effondrera sous son propre poids. On verra.

Il me semble toutefois que cette situation mérite d’être interrogée. Les questions qu’elle pose peuvent diriger notre attention dans deux directions différentes. On peut se tourner vers la critique et mettre en cause ses formes actuelles : elle serait obsolète, elle n’aurait pas de pro-gramme politique et ne présenterait pas d’alternatives claires, etc. C’est un discours que l’on entend beaucoup, comme vous le savez. Il me semblerait pourtant plus intéressant de tourner nos regards dans l’autre direction, c’est-à-dire d’analyser les changements qui sont intervenus dans les dispositifs de gouvernance - qu’ils soient publics ou privés, c’est aujourd’hui à peu près la même chose -, c’est-à-dire dans les dispositifs qui permettent à des responsables de contenir la critique et de maintenir en l’état les principales asymétries sociales existantes, quand ce n’est pas de les accroître. Dans un travail de ce genre, dont je ne ferai aujourd’hui qu’indiquer une direction possible, une attention particulière devrait être accordé, selon moi, au perfectionnement des outils de gestion et à l’importation dans la sphère publique et poli-tique de techniques de management développées d’abord dans celui des grandes firmes. Mais aussi, à tout ce que le perfectionnement de ces techniques et, plus généralement, des modes de gouvernementalité, doit à la diffusion des sciences sociales, au premier chef l’économie mais aussi la sociologie, les sciences politiques ou les sciences cognitives. (2) (3)

Boîte à outilsL’esquisse d’analyse que je vais présenter prend appui sur quelques-unes des notions géné-rales mises en formes dans un ouvrage récent, de la critique, pour chercher à spécifier ce que j’appellerai différents régimes politiques de domination. Pour ne pas prendre trop de temps, je ne rappellerai, vraiment très brièvement, que quelques points de ce travail.

Un premier point concerne le niveau de revendications. Une question a hanté la pensée cri-

(2) Un des premiers ouvrages consacré, en France, à l’analyse de cette nouvelle façon de comprendre la politique a été celui de Bruno Jobert, Le tournant néo-libéral en Europe : idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994.(3) Luc Boltanski, de la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

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tique, de l’École de Francfort à la sociologie critique française des années 1970. C’est celle de savoir pourquoi les exploités acceptent une situation qui, particulièrement dans les ré-gimes politiques qui revendiquent l’héritage de la Révolution française, est en contradiction patente avec les exigences affirmées de liberté et d’égalité. Je propose une réponse, non pas en termes d’intériorisation d’idéologies dominantes, c’est-à-dire d’illusion, mais en termes de réalisme. Les exploités, dans un registre économique, ou les dominés, dans un registre catégoriel ou symbolique, ne se font pas nécessairement d’illusion sur le caractère injuste ou asymétrique de l’ordre social. Loin s’en faut. Mais ils autolimitent leurs revendications en fonction de leurs appréciations des possibilités qu’elles ont d’être reconnues et, par là, d’être plus ou moins satisfaites, dans la réalité.

Un deuxième point vise à préciser ce qu’il faut entendre par réalité et à introduire une dis-tinction, qui joue un rôle central dans ce cadre, entre réalité et monde. La réalité est entendue au sens de réalité socialement construite par un réseau de formats d’épreuves, de règles, de routines, de formes symboliques et d’objets. Mais cette réalité, qui est le fruit d’une sélection et d’une représentation, n’inclut pas le monde, c’est-à-dire « tout ce qui arrive ».

Il s’ensuit deux propositions : la première consiste à distinguer différents genres de critiques, plus ou moins réformistes et plus ou moins radicales. La critique réformiste ne remet pas en question le cadre de la réalité dans son ensemble et, particulièrement, les formats d’épreuve existants. Mais elle s’attache soit à dénoncer des accomplissements locaux qui ne sont pas conformes à leurs types (le terme étant pris au sens de l’opposition entre token et type) ; soit à dénoncer des incohérences entre différents éléments qui composent la réalité, ce qui conduit à modifier certains formats sans toucher à l’ensemble. La critique radicale, pour dire vite, met en cause la réalité de la réalité. Elle va puiser dans le monde des éléments qui permettent de déconstruire les conventions jusque-là admises et, par là, de déstabiliser la réalité dans son ensemble.

Une seconde conséquence de l’opposition entre réalité et monde est que le degré de robus-tesse de la réalité ne constitue pas une grandeur stable. Il dépend de la conjoncture histo-rique. Il s’ensuit que le niveau de réalisme des acteurs et, par conséquent, leurs aspirations, sont eux-mêmes variables. Les aspirations qui, par réalisme, peuvent être modérées quand la réalité paraît très robuste, tendent à s’élever quand la réalité en vient à se défaire. Un tel processus caractérise les périodes de changement rapide et, bien sûr, les périodes dites révolutionnaires.

Un troisième point a trait à la relation entre le travail de maintenance de la réalité et le travail de mise en cause de la réalité. L’idée principale est que le travail de maintenance de la réalité est accompli par les institutions. L’accent est mis (comme chez Searle) sur les fonctions sémantiques des institutions. Elles défendent et confortent la relation établie entre « formes symboliques » et « états de choses ». Elles confirment que ce qui est, est vraiment, et assurent donc la confirmation de la réalité de la réalité. C’est la raison pour laquelle les institutions sont décrites, dans ce cadre, comme des instances de confirmation. Au contraire cette relation entre formes symboliques et états de choses, est déstabilisée et mise en cause par la critique, au moins quand cette dernière prend des formes radicales. Par contre (pour des raisons qui seraient trop longues à développer) la critique ne peut pas être, à proprement parler, institutionnalisée, cela même si des dispositifs critiques peuvent se mettre en place. Du fait de cette asymétrie, les instances critiques sont considérées comme porteuses d’une sorte d’handicap par rapport aux instances institutionnelles.

Mais au lieu de renvoyer les institutions aux gémonies (ce qui est une tendance de la pensée critique) j’essaie de montrer qu’elles exercent, indissociablement, des fonctions positives de sécurité sémantique et des fonctions négatives de violence symbolique.

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Un quatrième point distingue différents genres d’épreuves (un concept introduit dans l’ou-vrage que j’ai écrit avec Laurent Thévenot, de la justification (4) (5)). Soit, des épreuves de vérité qui mettent en scène les agencements symboliques que consolident les institutions (comme, par exemple, des cérémonies) ; des épreuves de réalité : qui confrontent, selon des formats préétablis, les aspirations des acteurs à la réalité, telle qu’elle est construite dans une société donnée. Enfin, des épreuves existentielles, par l’intermédiaire desquelles des éléments qui ne sont pas reconnus dans le cadre de la réalité construite sont puisés dans le monde. C’est par là, largement, à partir des épreuves existentielles qu‘émergent les formes de subjectivation qui vont nourrir la critique radicale.

Enfin, un cinquième point, vise à expliciter l’ambiguïté des institutions et à rendre compte de la possibilité même de la critique. Il met l’accent sur une contradiction immanente à la vie institutionnelle, que j’appelle la contradiction herméneutique. Cette contradiction - dont je m’excuse de ne pas donner une explication claire, mais ce serait vraiment trop long - a trait à la tension entre le caractère nécessairement désincarné des institutions (qui sont des êtres sans corps) et le caractère nécessairement incarné des portes paroles qui permettent aux institutions d’intervenir dans la réalité. Cette tension est redupliquée au niveau des règles édictées par les institutions dont le caractère sémantique est mis en péril par les conditions pragmatiques de leur mise en œuvre.

Voici donc un morceau de la boîte à outils. En utilisant ces outils, je vais essayer maintenant de distinguer schématiquement ce que l’on peut appeler différents régimes politiques de domination associés à des façons différentes de maintenir les asymétries sociales fondamen-tales. Mais aussi à des façons différentes de faire face à la critique. Il s’agit de types idéaux qui peuvent entrer dans des combinaisons diverses.

La violence physique joue un rôle central dans le premier cas, celui de la domination par la terreur. Il s’agit de la façon la plus simple d’exercer une domination. Un second cas peut être caractérisé par un écart très important entre ce qui est prôné officiellement et ce qui est accompli en fait. On peut appliquer à ce second mode de domination le terme d’idéologique et c’est certainement celui auquel l’idée de critique comme opération de dévoilement est la mieux ajustée. J’identifierai, enfin, un troisième mode de domination que j’appellerai gestionnaire (en empruntant le terme à Albert Ogien). Je suggérerai l’idée que ce mode de domination caractérise, au moins de façon tendancielle, les formes de gouvernance qui se mettent en place dans les démocraties capitalistes contemporaines. Je m’intéresserai particu-lièrement à ce troisième mode et à la façon dont il tend à brider la puissance de la critique.

La domination par la terreurOn peut identifier les effets de domination les plus simples à des situations limites asso-ciées à des contextes dans lesquels la peur joue un rôle essentiel. Les personnes y sont partiellement ou complètement privées des libertés élémentaires. De profondes asymétries sont maintenues ou créées en mettant en œuvre une violence explicite et, notamment, mais non exclusivement, physique. Il me semble cependant préférable dans les cas de ce genre, dont l’esclavage constitue le paradigme, de parler d’oppression. Mais on peut également invoquer l’oppression dans nombre de cas de figure moins extrêmes, où le maintien d’une orthodoxie est obtenu par les moyens d’une violence, notamment d’une terreur policière, visant à étouffer la critique.

Dans des situations d’oppression, les personnes peuvent très difficilement se reconnaître quelque chose en commun en se considérant sous d’autres rapports que ceux qui sont pris

(4) Luc Boltanski, Laurent Thévenot, de la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.(5) Albert Ogien, L’esprit gestionnaire, Paris, Ed. de l’EHESS, 1995.

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en compte par les classifications officielles. Comme le montre la littérature sur l’esclavage (sans même parler du cas extrême des camps de concentration) le collectif critique est im-possible ou très difficile à former. La fragmentation l’emporte. Non seulement la critique est exclue, mais l’est aussi la simple possibilité de poser des questions sur ce qui se passe, ce qui constitue peut-être le premier mouvement de la critique (« ici, on ne pose pas de questions »). Critique et questionnement étant impossibles, ceux qui exercent la domination n’ont pas besoin de justifier les actions qu’ils mettent en œuvre.

Pour les mêmes raisons, ces situations peuvent également, dans une large mesure, faire l’économie de larges déploiements idéologiques. L’idéologie est, dans ce cas, surtout desti-née à soutenir le moral du personnel qui exerce directement la violence physique. En effet, l’exercice de la violence constitue une tâche relativement difficile à accomplir à froid et sur le long terme sans support idéologique ou même, si l’on peut dire, sans soutien « moral ». Mais, dans ce genre de contexte, on peut faire l’économie d’une action idéologique intense visant les dominés - ce qui est toujours coûteux - puisque la coordination des actions ne fait pas appel au consentement mais est obtenue directement par la violence ou sa menace et par les dispositifs mis en place. De même, et pour des raisons similaires, les instances de confirmation sont réduites au minimum. Étant donné l’impossibilité de poser des questions sur ce qui est, la présence d’instances visant à confirmer que ce qui est, est vraiment, est inutile. Dans des situations de ce type, la critique prend souvent des formes silencieuses et tacites. N’importe quel geste imprévu, qu’il s’agisse d’un geste de désobéissance ou, surtout, d’un geste de solidarité, même accompli secrètement, peut être tenu pour une manifestation critique.

La domination par l’idéologie et l’écart de l’officiel et de l’officieuxDans un mode de domination par l’idéologie (qui peut d’ailleurs, si les circonstances l’exi-gent, recourir à la terreur), la critique paraît, dans une certaine mesure, possible. Mais les acteurs ne savent jamais dans quelle mesure ni jusqu’où ils peuvent aller sans que les coûts de la critique deviennent exorbitants. Ceux qui exercent le pouvoir exposent publiquement les raisons de leurs décisions et de leurs actions et, par conséquent, prétendent se soumettre à des exigences de justification. Dans ces contextes, la différence principale passe entre l’of-ficiel et l’officieux. En effet, les justifications officielles ne sont pas confrontées à la réalité. Il existe bien quelque chose comme des épreuves de réalité rapportées à des formats. Mais il est difficile (et parfois dangereux) de contrôler la conformité du déroulement et du résultat des épreuves mises en œuvre de façon locale, ici et maintenant, au format auquel elles sont censées correspondre.

De même, des exigences de justice (méritocratique ou sociale) peuvent être officiellement reconnues, comme, par exemple, des exigences de réversibilité des états de grandeur (« éga-lité des chances ») ou encore de séparation des formes d’évaluation des capacités visant à entraver le « cumul des handicaps », mais elles ont tendance à rester cantonnées dans des déclarations sans s’accompagner des dispositifs qui permettraient de les mettre en pratique. Les justifications se dégradent en simples prétextes, et prennent la forme de paroles verbales - comme le disent, ironiquement, ceux à qui elles sont destinées.

Ces derniers, loin d’être toujours dupes, développent le plus souvent des interprétations réalistes, c’est-à-dire sans illusions, de la condition qui leur est faite. Dans ces contextes, un savoir officieux se constitue à partir des expériences quotidiennes, savoir auquel il est inter-dit de se rendre public (6). Les épreuves existentielles, ne parviennent que difficilement à être mises en partage et à déboucher sur des revendications. Les efforts pour créer ou maintenir

(6) Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983.

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des marges d’autonomie prennent la forme d’un bricolage individuel ou au sein de petits groupes. Les acteurs, pour diminuer les contraintes qui pèsent sur eux, développent ainsi une compétence interprétative spécifique visant à identifier des espaces de liberté en mettant à profit les failles dans les dispositifs de contrôle.

C’est dire aussi que les personnes « ordinaires » qui subissent ces effets de domination, ne perdent ni leur sens de la justice, ni leur désir de liberté, ni la justesse de leurs interprétations quant à ce qui se passe, en réalité, ou, si l’on veut, leur lucidité. Mais cette lucidité indivi-duelle - qui prend la forme d’un scepticisme, débouche rarement sur une action collective.

Face à ce scepticisme et pour tenter de se rendre crédibles, les instances qui ont la charge de soutenir un certain état de ce qui est et de ce qui vaut cherchent à réduire les dispositions à la critique, de deux façons. D’une part en reconfirmant régulièrement l’ordre établi par un déploiement spectaculaire d’assemblages symboliques tels que rituels, cérémonies, défilés, octroi de décorations, discours, commémorations, etc. (c’est-à-dire par des « épreuves de vérité »). D’autre part, quand cela ne suffit pas, ces instances font appel aux administrations détentrices des moyens de violence (habituellement dépendantes de l’État) de façon à main-tenir leur domination par le truchement d’une répression.

D’une manière générale, la domination par l’idéologie (qu’elle s’accompagne ou non d’une dose de terreur) est orientée, de façon quasi-obsessionnelle, vers le maintien d’une réalité déjà là, qui doit être mise à l’abri des perturbations que pourrait susciter la prise en compte d’expériences en prise avec le monde. Il s’ensuit qu’une critique réformiste peut être jugée acceptable (même si elle n’est pas vraiment mise en pratique) mais non une critique radicale. L’objectif recherché peut donc être caractérisé par le refus du changement et les moyens mis en œuvre ont quelque chose à voir avec l’état de guerre contre un perpétuel ennemi de l’intérieur.

Dans des situations de ce genre, la critique, lorsqu’elle parvient à s’organiser et à se faire entendre, a beau jeu de dévoiler l’écart entre l’officiel et l’officieux ; entre les valeurs offi-ciellement proclamées et les actes. Elle peut aussi dénoncer l’hypocrisie des dominants. Ou encore dénoncer leur frilosité face au changement et leur conservatisme ou leur passéisme. Autant de thèmes qui ont nourri la critique au XIXe siècle et au cours de la première moitié du XXe siècle.

Les modes de domination gestionnairesLes dernières décennies du XXe siècle ont vu se développer d’autres formes de domination compatibles avec des sociétés hyper capitalistes et reposant, politiquement, sur la démocra-tie électorale. Une des caractéristiques de ces régimes est non seulement d’avoir rompu avec un modèle de domination faisant appel à la terreur, mais aussi d’avoir quasiment fait le deuil des idéologies (le thème de « la fin des idéologies »). Dans leur cas, le rapprochement entre l’exercice du pouvoir et la conduite d’une guerre, ou l’idée même de domination, peuvent paraître sans fondement.

Dans ces contextes politiques, les faits et gestes délivrés dans un espace public font l’objet d’explications et même de discussions, et les prétentions antagonistes des personnes sont soumises à des épreuves de réalité au moins lorsque les disputes ont lieu dans l’espace public. Il existe des procédures aménageant les relations entre les institutions et la critique qui doit être entendue (sinon nécessairement satisfaite) au moins quand elle se manifeste sous des formes jugées compatibles avec les conventions légitimes. C’est donc précisément l’instauration d’un nouveau genre de relation entre institutions et critique et, en quelque sorte, l’incorporation de celle-ci aux routines de la vie sociale qui caractérise ces dispositifs.

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On peut néanmoins, dans ce genre de contexte historique, identifier des effets de domina-tion d’une autre nature, compatibles avec les exigences d’une société capitaliste - démocra-tique. L’une de leurs caractéristiques est d’assurer, si possible par des moyens pacifiques, une forme de domination qui non seulement n’exclut pas le changement, mais qui s’exerce même par l’intermédiaire du changement (7).

Ces formes de domination - que l’on peut appeler gestionnaires - pour rappeler l’importance qu’y revêtent les disciplines de gestion -, sont ajustées à des modalités d’exploitation qui font l’économie de la contrainte physique, mais aussi, dans une certaine mesure de la per-suasion. L’exploitation y tire parti de l’instrumentalisation de différentiels pour engendrer un profit. Ces différentiels peuvent être de nature variée. Il s’agit, au premier chef, du diffé-rentiel de propriété. Mais il peut s’agir aussi, par exemple, du différentiel de mobilité, dont Eve Chiapello et moi avons essayé de montrer l’importance croissante dans Le nouvel esprit du capitalisme. Dans un cadre gestionnaire, les processus de domination sont bien associés à l’entretien durable d’une ou de plusieurs asymétries profondes, au sens où les mêmes pro-fitent de toutes les épreuves (ou presque), tandis que pour d’autres - toujours eux aussi les mêmes -, les épreuves ont toujours des issues préjudiciables (ou presque).

Mais le maintien de ces asymétries ne se présente ni comme s’il était le résultat d’actions intentionnelles, ni même comme désirable en soi. Il ne se définit pas par référence à un univers de valeurs antagonistes ou concurrentes entre lesquelles des choix devraient être faits et par rapport auxquelles des actions devraient être justifiées. Il renvoie à une logique toute différente qui est celle de la causalité. C’est chaque fois la nécessité, au sens d’une nécessité causale, qui dicte les mesures prises, et en fournit une explication plutôt qu’une justification.

Quand il arrive que la critique s’indigne et révèle au grand jour des inégalités et des injus-tices dites « criantes », cela est censé provoquer une surprise chez les dirigeants : on fait un « examen de conscience » ; on procède à « une révision déchirante » ; on invoque la « dure réalité » ou, conformément à la rhétorique analysée par Albert Hirschman, les « effets per-vers » de politiques qui pourtant s’imposaient. La validité de la critique est donc reconnue, au moins dans des cas particuliers d’épreuves (jugées avoir été mises en œuvre de manière injuste ou « excessive »). Mais les processus mêmes de son incorporation ont néanmoins finalement pour résultat d’en limiter l’extension.

Quand le maintien ou l’augmentation des asymétries est mis en cause par la critique, ce qui habituellement finit quand même par arriver, la justification de l’ordre des choses existant fait place à des excuses invoquant divers motifs. Tantôt, des circonstances fortuites. Tantôt, des évolutions historiques assignées à un espace autonome et neutre (habituellement celui de la science, de la technique et, bien sûr, de l’économie). Tantôt, l’action de ceux-là mêmes qui, dans la plupart des épreuves, ne se montrent pas vraiment à leur avantage, par exemple, parce qu’ils sont supposés boire ou se droguer, ou parce qu’ils ne veulent pas vraiment tra-vailler, ce qui revient à « blâmer la victime » (8), c’est-à-dire à déplacer sur la « responsabilité individuelle » le poids de contraintes qui s’exercent par l’intermédiaire de dispositifs sur lesquels les volontés individuelles n’ont pas de prise.

La figure principale consiste à doter les personnes d’une autonomie formelle et, non moins formellement, d’un égal accès à un éventail de « chances ». De la sorte, tout échec face aux épreuves instituées peut être assimilé à une défaillance de celui qui, de sa propre responsa-

(7) V. Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, La production de l’idéologie dominante, Paris, demopolis/Raisons d’agir, 2008 (1976) et Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable, Paris, demopolis, 2008(8) W. Ryan, Blaming the Victim, new York, Vintage Book, 1988.

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bilité, n’a pas voulu saisir « les chances qui lui étaient offertes » ou qui s’est montré inapte à le faire (9). Cette inaptitude peut être attribuée à des causes diverses : une éducation trop laxiste et, dans ce cas, la faute en est renvoyée à la génération précédente, par exemple, celle des « soixante-huitard » qui ont perdu le sens du travail et de la discipline (comme dans les analyses de Louis Chauvel). Elle est aussi de plus en plus souvent imputée, comme c’était le cas au XIXe siècle, à des facteurs biologiques : « ils » n’arrivent à rien parce qu’ils n’ont pas bénéficié d’une dotation génétique vraiment satisfaisante, et c’est la faute à personne sinon au hasard du même nom.

L’une des caractéristiques des effets de domination gestionnaire est d’offrir moins de prises à la critique que la domination par la terreur ou même par l’idéologie. Dans le cas des régimes qui marchent à l’idéologie, la sociologie critique peut recourir à la thématique de l’illusion pour expliquer l’acceptation apparemment plus ou moins passive des asymétries par ceux-là mêmes qui en font les frais. Ces derniers sont censés adhérer à l’ordre idéologique parce qu’ils l’auraient intériorisé, ou même qu’ils l’auraient incorporé, ce qui, autrement dit, signi-fie qu’ils désirent ce qui les opprime - un argument qui renvoie à la thématique de la névrose et qui peut facilement prendre appui sur des schèmes psychanalytiques. Ou encore ils n’y croient pas, mais croient que les autres y croient. Ou encore, ils n’y croient pas parce qu’ils savent que les autres n’y croient pas non plus, et que les autres savent qu’eux-mêmes n’y croient pas, bien que tous coopèrent pour entretenir l’illusion d’une croyance, par peur de voir la réalité s’effondrer si cette incrédulité tacitement partagée devenait un savoir commun (comme dans les analyses de Slajov Zizek inspirées du célèbre article d’Octave Mannoni, « Je sais bien mais quand même… (10) »).

Mais, pour comprendre un régime de domination gestionnaire, ces analyses subtiles sont de peu d’utilité. Dans un régime de ce type, il n’est pas demandé aux acteurs, et surtout aux plus dominés d’entre eux, de s’abandonner à l’illusion, parce qu’il ne leur est pas demandé non plus d’adhérer à l’ordre établi sur le mode de l’enthousiasme. Il leur est demandé d’être réalistes. Être réaliste, c’est-à-dire accepter les contraintes, notamment économiques, telles qu’elles sont, non parce qu’elles seraient bonnes ou justes « en soi », mais parce qu’elles ne peuvent pas être autres qu’elles ne sont.

Par une sorte de basculement, ce n’est plus alors la thématique de l’autonomie qui est privilégiée mais celle de la dépendance causale. Autonomie et dépendance font couple et se substituent l’une à l’autre selon l’état de la conjoncture. « La sérialité comme liaison d’impuissance » - pour reprendre l’expression de Sartre dans La critique de la raison dia-lectique (11), l’emporte sur la thématique de l’action volontaire. Chaque individu particulier, quelle que soit son importance ou sa grandeur, n’est plus alors traité que comme le chaînon d’une série causale qui prédéterminerait ses actions. Il ne lui est plus demandé rien d’autre que de prendre conscience de sa propre impuissance. Et c’est précisément cette forme bien particulière de « prise de conscience » qui doit lui tenir lieu de réalisme.

L’un des apports des travaux de sociologie pragmatique de la critique développés au cours des vingt dernières années, a été de montrer que les acteurs n’étaient pas abusés (en tout cas certainement pas autant que le laissait entendre la sociologie critique des années 1960-1970) et que, pour tout ce qui concernait le cours ordinaire de leurs affaires, et les injustices qu’ils

(9) Sur la façon dont ce processus a été mis en œuvre en Grande-Bretagne dans les années 1980-2000, v. Patrick Le Galès, Alan Scott, « Une révolution bureaucratique britannique ? Autonomie sans contrôle ou « free markets, more rules », Revue française de sociologie, vol. 49, 2008, n° 2, pp. 301-330.(10) Octave mannoni, « Je sais bien mais quand même… », incidence, n° 2, octobre 2006, pp. 167-190 (1964).(11) Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, T. 1. Théorie des ensembles pratiques, Paris, Galli-mard, 1960.

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pouvaient subir dans leur vie quotidienne, ils ne se faisaient pas vraiment d’illusion. Mais elle a montré aussi que cette lucidité ne leur donnait pas pour autant le sentiment d’avoir la moindre prise sur la réalité.

Comment comprendre ce composé paradoxal de lucidité désenchantée, pouvant aller jusqu’au dégoût, et de sentiment d’impuissance, avec souvent pour résultat un retrait hors des sphères de l’action politique et, au premier chef, un désintérêt, non seulement pour le militantisme, mais même pour cette forme minimale d’activité politique qui consiste à aller voter ? Il faut peut-être, pour lui donner sens, mettre provisoirement entre parenthèses des interprétations qui nous sont familières. Par exemple, celles qui invoquent la peur ou la lâcheté, les croyances et les espérances illusoires, la désinformation et le détournement des insatisfactions vers des boucs émissaires, entretenus par les médias, ou encore « la montée de l’individualisme », thème qui a constitué le dernier « grand récit » sociohistorique encore disponible après le grand lessivage opéré par le postmodernisme. Ce genre d’interprétations, qui reposent finalement sur une psychologie sociale, contourne ce qui devrait pourtant nous intéresser au premier chef, c’est-à-dire la réalité.

Or, dans un régime politique gestionnaire, le réalisme occupe le centre des dispositifs de domination. Il constitue à la fois le principe de justification principal auquel les dominants font appel et la vertu qu’ils réclament des dominés. Mais il ne s’agit pas seulement d’un discours ou, si l’on veut, d’une idéologie. Ce qui caractérise un régime de ce genre c’est en effet sa capacité à lier, non seulement idéalement, mais aussi dans les faits, les éléments disparates qui composent la réalité de façon à les rendre étroitement interdépendants. Ou encore, sa capacité à constituer une réalité dans laquelle tout se tient, c’est-à-dire une réalité dont la robustesse aurait quelque chose d’absolu. La réalité, considérée comme une chose extérieure, qui serait indépendante des relations sociales (ou, si l’on veut, dans un langage marxiste, fétichisée) peut alors être, non seulement évoquée, mais montrée dans ses manifes-tations les plus tangibles. On peut lui imputer une volonté propre et faire voir la façon dont cette volonté se manifeste, particulièrement lorsqu’elle est censée sanctionner ceux qui ont cru pouvoir lui échapper.

Sous ce rapport, dirigeants et dirigés, dominants et dominés sont logés à la même enseigne. Ils sont tous supposés êtres les serviteurs de la réalité. A tous, il est demandé d’être réalistes. Mais cette égalité de principe recouvre une profonde asymétrie. La fétichisation de la réalité dissimule ce qui la constitue en tant que telle. C’est-à-dire le réseau de règles, de lois, de formats d’épreuves, de standards, de modes de calculs et de contrôle, qui ont, pour la plupart, mais à des degrés divers, une origine institutionnelle (12). Or l’un des principaux différentiels qui distingue les dominants des dominés est précisément la position asymétrique qu’ils oc-cupent par rapport aux institutions et, par voie de conséquence, par rapport aux règles que les institutions édictent.

Les dominés sont censés considérer les institutions comme s’il s’agissait d’êtres quasi sacrés, et agir en suivant les règles à la lettre - c’est-à-dire obéir à des instructions parcellaires -, toute interprétation de la règle étant dans leur cas assimilée à une transgression. A l’in-verse, les dominants peuvent adopter une relation pratique et en quelque sorte désacralisée

(12) Sur l’importance prise par la comptabilité dans les instruments de gouvernement, voir les travaux d’Eve Chiapello, particulièrement, E. Chiapello, « Les normes comptables comme institution du capitalisme. Une ana-lyse du passage aux normes iFRS en Europe à partir de 2005 », Sociologie du travail, juillet-septembre 2005, vol. 47, pp. 362-382 et, E. Chiapello, k. medjad, « Une privatisation inédite de la norme : le cas d la politique comptable européenne », Sociologie du travail, 2007, vol. 49, pp. 46-64. V. aussi, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (eds.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Science po, 2005 et Laurent Thévenot, « Un gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des formats d’information », in Bernard Conein, Laurent Thévenot (eds.), Cognition et information en société, Raisons pratiques, n° 8, Éditions de l’EHESS, pp. 205-242.

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aux institutions, simplement parce qu’ils les font. D’autre part, les objectifs qui leur sont assignés, ou plutôt qu’ils s’assignent, étant larges et vagues, ils peuvent, et même doivent, interpréter les règles, c’est-à-dire, dans leur langage, se soustraire à la lettre de la règle mais à la condition de demeurer dans l’esprit de la règle. Ceci afin, précisément, de demeurer au plus près de la réalité.

Un tel degré, sans doute jamais atteint dans le passé, d’objectivation de la réalité n’aurait probablement pas été possible sans le développement considérable, au cours des trente der-nières années, des sciences de la gestion et du contrôle, et, particulièrement, du manage-ment, du contrôle de gestion et de la comptabilité. Ces techniques se sont diffusées depuis les grandes firmes multinationales, d’une part vers les petites entreprises et, de l’autre, en direction de l’État et des autres collectivités publiques.

Mais encore faut-il remarquer que cette intensification du management et du contrôle social exercé par le truchement des dispositifs comptables, n’aurait sans doute pas pu se réaliser aussi rapidement et avec une telle force s’il n’avait lui-même pris appui sur le progrès des technologies informatiques et, surtout, sur le développement des sciences sociales. C’est en effet dans les sciences sociales et, particulièrement, dans l’économie, la sociologie et les sciences cognitives, que le management et la comptabilité, qui sont des disciplines d’appli-cation, vont chercher non seulement les références scientifiques qui fondent leur légitimité mais aussi les connaissances sur lesquelles reposent les techniques mises en œuvre.

La nécessité comme volonté et comme représentationUne des propriétés les plus pertinentes de la domination gestionnaire est d’être sans sujets. Elle repose sur des dispositifs dont des individus ou des groupes peuvent tirer parti. Mais des personnes différentes peuvent, à différents moments, avoir prise sur ces dispositifs, ce qui rend difficile l’identification par la critique des détenteurs de puissances d’agir. Incar-nées dans des individus, elles conservent néanmoins toujours un caractère plus ou moins impersonnel. La question de savoir qui sont les dominants s’y présente donc comme pro-blématique. Ces dispositifs n’opèrent pas en cherchant à entraver le changement de façon à maintenir coûte que coûte une orthodoxie, comme dans les sociétés dont l’ordre est main-tenu par la terreur ou par le rabâchage idéologique. Au contraire, ils interviennent en valo-risant, en accompagnant et en orientant, le changement. En ce sens, ils ont partie liée avec le capitalisme comme forme historique subsistant tacitement par un jeu de répétitions et de différences, mais qui prône le changement pour lui-même, en tant que source d’énergie.

Ces dispositifs ne sont donc pas orientés en priorité vers le maintien des qualifications et des formats d’épreuves établis, mais ils interviennent pour modifier alternativement, tantôt les formats d’épreuve, tantôt la réalité, construite et validée par l’issue des épreuves, et tantôt le monde. Ces différentes interventions ne peuvent échapper à l’accusation d’être portées par une volonté de domination, et se réaliser de façon relativement irréprochable, que dans la mesure où elles se trouvent incorporées à un processus d’accompagnement d’un change-ment permanent, présenté à la fois comme inéluctable et comme souhaitable.

Or, c’est par le truchement de cette pluralité d’interventions que la critique se trouve désar-mée. Il lui devient en effet difficile non seulement de faire valoir que les épreuves de réalité ne concordent pas avec leurs formats officiels, mais surtout de puiser dans le monde des expériences qui échappent à la réalité, telle qu’elle est construite, de manière à mettre en cause la validité des définitions et des qualifications établies.

Je me permettrai de rappeler ici un article écrit il y a trente ans, quand j’étais collaborateur de Pierre Bourdieu, « La production de l’idéologie dominante » (publié en 1976 ce long

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texte est repris aujourd’hui sous forme d’ouvrage). Cet article présente une analyse de la littérature produite par les élites politiques et économiques alors au pouvoir, c’est-à-dire à un moment charnière entre deux modes d’association du capitalisme et de l’État : celui, plus ou moins planificateur et dirigiste, qui prévaut des années 1950 aux années 1970, et celui qui se met en place alors et dont on peut mieux, aujourd’hui, discerner les contours et apprécier les effets.

La caractéristique principale de ces « responsables » (mais cela vaut aussi pour ceux qui sont actuellement au pouvoir) était de prôner le « changement ». Ces élites se voulaient radica-lement novatrices et modernistes. Le cœur de leur argumentation (que nous avions résumé dans une formule : la « fatalité du probable ») était le suivant : il faut vouloir le changement parce qu’il est inévitable. Il faut donc vouloir la nécessité. Bien sûr le changement fera des victimes (ceux qui ne pourront pas « en suivre le rythme » et qu’on appellera quelques années plus tard « les exclus »), mais tout serait pire si, « en tant que responsables », nous n’accompagnons pas le changement ; si nous ne le voulons pas.

Ce rapprochement, étrange quand on y pense, de la volonté et de la nécessité, que l’on a souvent associé aux régimes totalitaires se réclamant d’une philosophie déterministe de l’histoire, constitue pourtant un lieu commun des modes de gouvernance du capitalisme avancé. Le changement en question, n’est pas tant un changement actuel, qu’un changement annoncé. On ne le connaît pas encore, ou incomplètement. Il faut donc faire appel à des ex-perts en sciences sociales (économie, sociologie, statistique, science politique, etc.) et à des centres de calculs et de prévision pour concevoir maintenant ce changement qui s’imposera à tous, mais plus tard, inévitablement. Lorsque, vingt ans après, cette fois en collaboration avec Eve Chiapello, nous avons entrepris d’analyser le discours du néo-management qui s’était mis en place et s’était diffusé au cours des années 1980-1990, nous avons retrouvé, à peu de choses près, le même type de rhétorique, dont on pourrait donner maints exemples, empruntés au discours d’accompagnement des politiques de dérégulation, notamment en Angleterre et en France.

Cette insistance sur la nécessité est nécessaire pour rendre l’action politique légitime dans un cadre formellement orienté vers le bien commun, quand il est donné à ce dernier une dénotation démocratique. En effet, dans un tel cadre, une action est illégitime quand on peut la dire arbitraire, en montrant qu’elle est soumise à la volonté d’un individu ou d’un groupe qui assumerait à lui seul les décisions. Invoquer des forces impersonnelles et inexorables permet de subordonner la volonté d’acteurs, en position dominante, à celle des lois inscrites dans la nature des choses.

Il faut souligner un trait particulièrement saillant de ce mode de gouvernance. Il s’agit du caractère instrumental, strictement gestionnaire des interventions, et de leurs justifications. Les mesures adoptées, trouvent leur principe de nécessité dans le respect d’un cadre, le plus souvent comptable ou juridictionnel, sans exiger un large déploiement de discours idéolo-giques ni, surtout, la mise en place de moments rituels ou de cérémonies mettant en valeur la cohérence d’un ordre sur le plan symbolique. Les épreuves de vérité (au sens défini plus haut), dont le rôle est si important dans le cas des formes de domination orientées vers le maintien d’une orthodoxie deviennent plus ou moins obsolètes. Dans le cas de la domination par le changement, tout se fait sans apparat et sans affectation de grandeur. Le caractère technique des mesures rend difficile, voire d’ailleurs inutile, leur transmission à un large public. Rien, ou presque, ne vient assurer la cohérence d’ensemble si ce n’est précisément le cadre comptable et/ou juridictionnel général auquel les mesures particulières doivent s’ajus-ter. C’est ce que Laurent Thévenot appelle un « gouvernement par les normes ».

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Les moments de criseToutefois, ces longues périodes durant lesquelles la gouvernance par le changement s’ef-fectue au moyen d’une succession de mesures plutôt sectorisées, plutôt techniques, plutôt discrètes, voire opaques, sont-elles ponctuées par des moments de crises qui jouent, dans le régime de domination gestionnaire, un rôle crucial. La crise est en effet le moment par excellence où le monde se trouve incorporé à la réalité, qui se manifeste, alors, comme si elle était dotée d’une existence autonome, qu’aucune volonté humaine, et surtout pas celle d’une classe dirigeante, aurait laborieusement façonnée par le truchement d’une série, peu cohé-rente en apparence, de petites interventions dont chacune ne semblait pas vraiment destinée à avoir des conséquences générales. La crise, est donc le moment où l’existence d’une réa-lité autonome - en quelque sorte, proprement dite - se donne à voir, de façon incontestable. Cela, qu’elle se présente surtout comme économique (par exemple dans les moments de récessions ou - comme cela a été récemment le cas en Amérique latine - d’hyperinflation) ; comme financière (l’éclatement des bulles du même nom) ; ou comme sociale (par exemple dans les moments marqués par une augmentation importante des chiffres que les experts de « l’insécurité », produisent, interprètent et diffusent). Ces crises peuvent être identifiées, en étant qualifiées d’économique, de financière, de sociologique, c’est-à-dire en se trouvant rapportées aux disciplines du même nom se rattachant aux dites « sciences », dites « so-ciales ». Cela à la façon dont, selon une conception positiviste, la nature, et ses désordres, se présentent aux dites « sciences », dites « exactes ».

Ces crises ont un effet apparemment paradoxal. D’un côté elles mettent en cause les relations symboliques sur lesquelles repose l’ordre social et introduisent une incertitude radicale sur la qualification des objets et sur les rapports qui les unissent, c’est-à-dire sur leur valeur. Ainsi, par exemple, dans les crises d’hyperinflation la possibilité même d’une « prédiction » tend à « disparaître » parce que le « rapport entre les individus et les biens » est profondé-ment perturbé du fait de « l’incohérence des systèmes d’équivalence ». Mais ces moments de désorganisation - auxquels il serait fait face, dans un régime de domination autoritaire, par la réaffirmation de l’orthodoxie, par des rituels réparateurs et par la désignation, ou par l’exclusion ou le meurtre de boucs émissaires -, sont aussi ceux qui donnent l’occasion à un régime de domination gestionnaire de réaffirmer sa maîtrise.

De tels moments de crise jouent au moins quatre rôles différents qui peuvent s’organiser en séquence. Premièrement, ils innocentent la classe dominante, particulièrement dans les régimes politiques reposant sur l’autorité d’experts, en lui permettant d’échapper à une cri-tique déconstructionniste. En effet, ce qui se manifeste dans la crise, n’est-ce pas une réalité telle qu’elle, c’est-à-dire à l’opposé d’une réalité construite ; une réalité nue, habitée de ses propres forces, indifférente aux volontés de ceux qui sont là pour guider les autres par leur « savoir » leur « expérience » et leur « sens de la responsabilité » ?

Deuxièmement, ils rendent par là patente et visible sur la scène publique, en quelque sorte de façon inattaquable, l’existence de cette nécessité qu’invoquent les responsables pour don-ner un appui solide à leurs interventions. Du même coup, ces moments de crise sont aussi, troisièmement, l’occasion, de redonner à ces responsables le blanc-seing qu’ils réclament pour agir. Qui, en effet, mieux qu’eux pourraient être capables de protéger, autant que faire se peut, les êtres humains de la réalité, celle-là même qui, sous sa forme réifiée, semble leur échapper et les agresser ?

Enfin, quatrièmement, ils donnent raison aux responsables, quand ces derniers, en interve-nant - en « reprenant les choses en main » -, réaffirment leur capacité à faire face au désordre, c’est-à-dire à transformer l’incertitude en risque, mais seulement, en se montrant réalistes, c’est-à-dire en modelant leur volonté sur la volonté objective des forces auxquelles ils sont

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confrontés. C’est en effet en reconnaissant modestement la puissance de ces forces (c’est-à-dire aussi leur propre impuissance relative), qu’ils peuvent prétendre les faire servir au bien commun, de manière à maîtriser et à épuiser la crise en l’accompagnant. Certes, le plus sou-vent, ces genres de pharmakon peuvent paraître pires que le mal. Mais ce sont quand même quelque chose comme des « remèdes » et cela seul importe, surtout pour les effets « pédago-giques » qu’ils exercent en démontrant, à l’intention des acteurs « ordinaires », le caractère impérieux des « lois de l’économie » ou de la « société », et la compétence des experts (13).

C’est dire, par conséquent que, dans un régime de domination gestionnaire, fondé sur la va-lorisation et l’exploitation du changement, les moments de panique, de désorganisation, de désarroi moral, de sauve-qui-peut c’est-à-dire aussi d’individualisme forcené jouent un rôle important. Ils font couple avec les périodes apparemment calmes, propices à la multiplica-tion des interventions ponctuelles sur la réalité ou techniques sur les formats d’épreuve qui, en se cumulant - d’une façon qui n’est jamais complètement maîtrisée -, façonnent la réalité telle qu’elle se donnera de nouveau à voir, avec le caractère d’une nécessité implacable, au cours de la crise suivante (14).

Le point d’indistinction entre la réalité et le mondeUn régime de domination gestionnaire, comme tout agencement sociopolitique, prend ap-puie sur des institutions. Mais ces institutions se fondent sur une forme d’autorité - celle des experts - qui entend se situer au point d’indistinction entre la réalité et le monde. La volonté dont les porte-parole des institutions se font l’expression se donne alors comme n’étant rien d’autre que la volonté du monde lui-même dans la représentation, nécessairement modéli-sée, qu’en donnent les experts. Mais ces modèles étant, en même temps, des instruments pour l’action, ils sont susceptibles par là de produire des modifications profondes de la tex-ture du monde. Ces modifications entrent dans des boucles de rétroaction avec les représen-tations de ce qui est, et cela d’autant mieux que ces représentations ont, le plus souvent, un caractère prévisionnel.

Or, ceux qui façonnent ces représentations ou s’en saisissent ont aussi le pouvoir de les rendre réelles parce qu’ils disposent des moyens, notamment juridiques ou réglementaires, sans parler des moyens proprement policiers, de modifier les contours de la réalité. Pourtant, la modification permanente des formats qui encadrent et façonnent la réalité n’a plus besoin d’être mise sur le compte d’une volonté qui serait autre que la volonté de forces imperson-nelles. Les responsables - pour emprunter le nom donné aujourd’hui aux dominants - parce qu’ils sont en charge d’un tout dont les desseins ne sont ceux de personne en particulier, ne sont plus responsables de rien, bien qu’ils soient en charge de tout. Par là, le lieu du poli-

(13) V. Gabriel kessler, Sylvia Sigal, « Survivre : Réflexion sur l’action en situation de chaos. Comportements et représentations face à la dislocation des régulations sociales : l’hyperinflation en Argentines », Cultures & conflits, 1997, n° 24-25, pp. 37-77.(13) Sur le rôle pédagogique donné aux crises, v. Federico neiburg, « inflation : economists and economic cultures in Brazil and Argentina », Comparative Studies in Society and History, vol. 48, 2006, n° 3, pp. 604-633.(14) mais c’est dire aussi, bien que ce ne soit pas l’objet de ce texte, la naïveté des conceptions de l’action poli-tique qui fondent entièrement l’espérance révolutionnaire sur des moments, présentés comme historiques, c’est-à-dire comme exceptionnels, de désagrégation de l’ordre social dominant. Certes, de tels moments peuvent être favorables à la manifestation de la critique et à l’expression d’une contestation. mais, coïncidant le plus souvent avec les moments de crise dont se nourrit un régime de domination proprement dit, ils risquent toujours d’être réincorporés à la logique d’un ordre qui se perpétue par le changement. Au moins s’ils n’interviennent pas à la suite d’un long travail de la critique fondé d’abord sur la mise en cause des épreuves de réalité existantes, et donc sur une expérience quotidienne de la révolte, susceptible de redonner aux personnes, individuellement et collectivement, des prises sur l’action et la capacité à formuler des attentes fondées sur une reprise de leurs épreuves existentielles.

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tique n’est plus seulement un « lieu vide » au sens de Claude Lefort (15), c’est-à-dire un lieu infondé et infondable, comme c’était encore le cas lorsque les dirigeants étaient sommés de baser leur autorité sur une instance absolue, toujours repoussée en amont. C’est un lieu inat-teignable parce qu’il se confond avec une totalité dont personne ne peut prétendre opérer la totalisation ni arrêter la transformation. C’est bien dans ce genre de totalité que les sciences vont chercher leurs objets. Mais c’est aussi la raison pour laquelle il n’appartient pas à leur vocation d’inspirer des politiques et, moins encore de fonder le politique.

L’arraisonnement de la critiqueUne telle situation ne laisse pas beaucoup de place à la critique, au moins à une critique politique, puisque la critique s’est trouvée dépouillée par les puissances dominantes de cette extériorité que constitue le monde, sur laquelle elle pouvait prendre appui pour tenter de mettre en cause la réalité (16). En effet, la critique se trouve facilement absorbée dans les dis-positifs de domination où elle est réinterprétée dans les formes qui lui ont été données dans les instances scientifiques et techniques qui servent de répondant aux institutions. Elle entre alors dans des querelles entre expertise et contre-expertise, dans laquelle la contre-expertise est nécessairement dominée, et le plus souvent perdante, puisqu’elle ne peut chercher à atteindre l’expertise, c’est-à-dire à se rendre admissible ou simplement audible, qu’en se pliant aux formats d’épreuve mis en place par cette dernière. C’est-à-dire en en adoptant les formalismes et, plus généralement, les modes d’encodage de la réalité.

Il en va de même par rapport aux contraintes qu’exercent les juridictions en vigueur (et par-ticulièrement, dans le cas des luttes sociales, le droit du travail). La reconnaissance officielle d’instances critiques - qui est, il faut le rappeler, une conquête des luttes sociales -, tend alors à entraver l’expression d’injustices nouvelles, et l’émergence de formes de protestation novatrices.

Cette façon de maîtriser la critique en l’incorporant est renforcée par le fait que la do-mination par le changement se réclame elle-même de la critique dont elle prive ceux qui voudraient s’opposer à elle, mais d’une critique interne, construite à l’image des disputes scientifiques qui s’instaurent entre ceux-là seuls détenant l’autorité nécessaire, justifiée par leurs compétences ou plutôt par leurs titres, pour donner un avis pertinent. Or, ce qui carac-térise ces « querelles d’experts » c’est précisément que ceux qui s’y disputent s’accordent sur l’essentiel et ne rentrent en opposition les uns avec les autres que sur des points à la marge. C’est sans doute ce que l’on veut dire quand, avec admiration, on qualifie ces débats de « pointus (17) ».

(15) Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », in Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986,pp. 275-329.(16) Sur la façon dont la domination des experts et, particulièrement, celle des économistes est parvenue à vider la politique de tout contenu critique - c’est à dire de tout contenu -, v. la thèse remarquable de mariana Heredia sur les formes prises par ce processus en Argentine au cours des trente dernières années (mariana Hérédia, Les métamorphoses de la représentation. Les économistes et la politique en Argentine (1975-2001), Thèse de sociologie, Paris, EHESS, 2007).(17) Thomas Angeletti, a étudié le fonctionnement du Conseil d’analyse économique, créé en 1997, avec pour justification d’éclairer le gouvernement français sur ses choix économiques, et composé d’économistes censés appartenir à différents « courants » entre lesquels devait s’instaurer un « débat ». il montre dans ce travail com-ment cet aréopage qui se voulait pluraliste n’a produit, en fait, que des notes et des avis uniformes et conformes au mainstream néo-classique, les positions des économistes dits « hétérodoxes » ne parvenant pas à se faire entendre. En effet, ces derniers se trouvaient placés dans l’alternative consistant soit à emprunter, pour se faire reconnaître, les modèles et les formalismes dominants, ce qui exerçait nécessairement un effet d’homogénéisa-tion et de censure d’une partie au moins de ce qu’ils avaient à dire, soit à s’autocensurer en évitant de prendre des positions claires sur certains problèmes, soit simplement à se taire. (v. Thomas Angeletti, « Economistes, Etats, démocratie : du peuple souverain à l’expert institué », Tracés, 2009 (à paraître).

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Face à un régime de domination de ce type, la critique, quand elle n’est pas simplement désarmée, se trouve profondément modifiée. La façon dont elle tire parti de la contradic-tion herméneutique prendra une voie nouvelle. Ainsi, par exemple, dans un régime poli-tico-sémantique où les institutions qui disent ce qu’il en est de ce qui est sont comprises dans des architectures fondées sur des formes de représentation du corps politique (ou du « peuple ») la contradiction se manifestera souvent sous la forme d’une suspicion à l’égard des représentants (c’est ce que l’on peut appeler la forme rousseauiste de la contradiction herméneutique). Par contre, dans un régime politico-sémantique fondé sur l’expertise, la contradiction se manifestera sous la forme d’un antagonisme entre réalisme vs. constructio-nisme. Le trouble portera alors sur la question de savoir si l’expert montre bien les choses « telles qu’elles sont », avec une transparence qui exclurait toute médiation et conférerait aux « faits » une nécessité implacable, ou bien s’il les fait passer par le filtre d’une construc-tion « de son cru » ayant un caractère « arbitraire », en sorte qu’on pourrait, tout aussi bien, les présenter autrement. Mais il devient alors assez tentant et assez facile de disqualifier le soupçon critique en le taxant de relativiste, voir de négationniste ou de nihiliste, autant de déviations qui constituent bien, en effet, le genre de menaces qui, dans un régime de ce type, assaillent la critique.

Cette inquiétude de la critique n’est pourtant sans fondement. Elle est renforcée par l’in-tuition du nouveau rôle proprement politique donné aux entreprises de description de la réalité dans un mode de domination de ce type. Prenons - en prenant appui sur les travaux d’Alain Desrosières - l’exemple du benchmarking, une technique venue du management, dont le rôle, croissant, atteint aujourd’hui les opérations de description statistique rele-vant des États (18). Dans ses formes classiques, qui ont prévalu jusqu’aux années 1980 en-viron, le statisticien, enfermé dans son Institut, était censé, au moins idéalement, se tenir à une distance maximale de la réalité qu’il avait la charge de décrire, conformément à une conception positiviste de la science fondée sur la séparation radicale du sujet et de l’ob-jet de la connaissance (19). C’est précisément sur une inversion de cette position que prend appui l’usage que le benchmarking fait de la statistique. Les palmarès, construits sur la base d’indicateurs statistiques codifiés, visent à traduire toutes les différences qualitatives en différences quantitatives, favorisant la comparaison et la concurrence. Ils constituent des formes de description dont l’objectif explicite et revendiqué est d’inciter les acteurs à chan-ger leur comportement de façon à accroître leur rang hiérarchique dans les palmarès, selon une logique qui est celle de la maximisation de l’indicateur. La description, en tant qu’elle est devenue indissociable de l’évaluation de ce qui se trouve décrit, assume alors explicite-ment l’existence de boucles de rétroaction entre le sujet et l’objet de la connaissance, et les met en œuvre de façon stratégique pour accroître l’efficacité de mesures visant à modifier les contours de la réalité. Il devient alors tentant de suspecter, derrière toute présentation de résultats chiffrés, une sorte de manipulation.

(18) Sur le rôle des palmarès et des instruments de benchmarking dans les dispositifs de gestion et de pouvoir, v. particulièrement, les travaux de Alain desrosières et, notamment, A. desrosières, « Historiciser l’action publique. L’Etat, le marché et les statistiques », in, P. Laborier, d. Trom, Historicités de l’action publique, Paris, PUF, 2003, pp. 207-221. On peut trouver une excellente description de ces processus, à partir d’une étude de cas portant sur les effets qu’ont exercé les palmarès sur les transformations des écoles de droit aux Etats-Unis, dans : Wendy Espeland, michael Sauder, « Rankings and reactivity : how public measures recreate social worlds », American Journal of Sociology, vol. 113, n° 1, juillet 2007, pp. 1-40. Un autre exemple très pertinent est celui du guidage de la recherche au niveau européen (le « processus de Lisbonne ») étudié par isabelle Bruno (A vos marques, prêts… cherchez : la stratégie européenne de Lisbonne. Vers un marché de la recherche, Paris, Éditions du Croquant, 2008).(19) Sur l’histoire de cette séparation qui accompagne la détermination de l’exigence l’objectivité, v. Lorraine daston, « Objectivity and the escape from perspective », Social Studies of Science, Vol. 22, 1982, pp. 597-618.

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Critique réformiste vs. critique radicaleConsidérés avec le recul du temps, les travaux passés nous apprennent surtout par leurs erreurs. Cela vaut aussi pour Le nouvel esprit du capitalisme, dont j’ai rappelé certains éléments au début de cet exposé. J’ai dit que nous jugions alors probable un retour de la cri-tique. Mais nous envisagions également la possibilité que, à partir des changements du capi-talisme survenus au cours des années 1980-1990, émerge ce que, en reprenant la conceptua-lisation développée avec Laurent Thévenot dans De la justification, nous appelons une Cité. C’est-à-dire, en l’occurrence, une nouvelle sphère de justification du capitalisme susceptible d’introduire des dispositifs de justice dans le monde connexionniste qui s’était mis en place durant cette période. Nous l’avions appelé la cité par projet. Nous pensions saisir des indices allant dans ce sens, tout en indiquant clairement que son établissement n’avait rien de fatal, mais qu’il dépendrait, pour une large part, de l’intensité des pressions qu’une critique en train de se reconstituer ferait peser sur le capitalisme.

L’ouvrage ouvrait, en ce sens, sur une perspective réformiste. Non, on s’en doute, que la dite « cité par projet » ait correspondu à notre propre idéal politique et social. Mais au moins au sens où nous créditions le capitalisme de notre temps d’une capacité réformiste qui aurait pu se manifester sans passer par les drames qui, des années 1930 aux années 1950, avaient accompagné la mise en place du régime politico-économique connu sous le nom d’« État providence ». Or, il faut bien constater qu’il n’en a rien été. La cité par projets est resté dans les limbes et le capitalisme, loin de se réformer, a vu sa violence s’intensifier et ses contra-dictions se développer au cours des dix années qui ont suivi, jusqu’à la crise actuelle.

Les formes de critique qui ont une orientation réformiste et les formes de critiques qui ont une orientation radicale ne diffèrent pas profondément par les principes qui les fondent. Elles s’enracinent l’une et l’autre - pour dire vite - dans l’esprit des Lumières et dans les mêmes exigences d’égalité et de liberté, en sorte que l’on peut voir dans la critique radicale une sorte de passage à la limite du libéralisme. Mais elles se distinguent l’une de l’autre par deux conceptions de la réalité et, du même coup, par deux façons différentes d’envisager le possible. La position réformiste se fonde sur la croyance selon laquelle les éléments qui composent la réalité sont suffisamment indépendants les uns des autres pour que certains d’entre eux puissent être progressivement améliorés sans que les contours de la réalité ne soient radicalement transformés, au moins d’un seul coup et en bloc. Elle suppose, notam-ment, une relative indépendance de ce que l’on peut appeler la forme État par rapport aux formes que peut prendre le capitalisme.

Au contraire, les positions, issues de la critique radicale, que l’on peut appeler - pour dire vite - révolutionnaires, dénient cette possibilité. Elles mettent l’accent sur l’interdépendance entre les éléments qui composent la réalité et, par conséquent, sur la quasi impossibilité d’en modifier certains éléments - au moins des éléments importants - sans changer, d’un coup, le tout. Ce sont des pensées de la totalité.

Cette différence est liée à des oppositions d’ordre anthropologique. Le réformisme table sur des propriétés intégrées aux équipements cognitifs et moraux des êtres humains, comme le fait, par exemple, d’être dotés de raison ou d’avoir des sentiments altruistes. A l’inverse, les positions radicales sont plutôt systémiques, et c’est sans doute la raison pour laquelle elles ont si souvent pris appui sur les sciences, comprises dans un sens positiviste, et, par-ticulièrement, sur des sciences historiques et sociales dans lesquelles l’accent était mis sur des processus échappant aux volontés individuelles, telles que lois de l’histoire, structures, systèmes, dispositifs, etc.

Or, les dernières décennies du XXe siècle ont été marquées par une sorte d’inversion de

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positions. A partir du milieu des années 1970, environ, ce sont désormais les forces sociales attachées à défendre le capitalisme, c’est-à-dire à le faire sortir de la crise à laquelle il a été confronté au cours des années 1960-1970 qui adoptent une position scientiste et systémique. La référence à la nécessité a changé de camps. Personne ou presque, à gauche, n’invoque plus les contraintes implacables des « modes de production » ou « le matérialisme histo-rique ». Par contre, c’est en prenant appui sur des conceptions non moins implacables de la « Science », avec un grand S, que gouvernent les gouvernants des pays démocratiques - capitalistes.

Il faut insister - encore une fois - sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un discours ou d’une idéo-logie. Il s’agit d’une transformation qui affecte la réalité. Les changements du capitalisme, au cours de la période considérée, ont eu largement pour effet la mise en place d’une réalité dont les éléments se sont trouvés réellement placés dans une interdépendance toujours plus étroite les uns par rapport aux autres. La crise qu’a connue le capitalisme dans les années 1960-1970 avait été marquée, particulièrement, par une érosion des profits. Cette érosion des profits avait, à l’époque, été imputée, au moins pour une part, à un excès des politiques réformistes mises en œuvre au cours de la période précédente. Or les nouveaux cadres du capitalisme qui se sont progressivement construits dans les années 1970-2000, au travers d’une série de tâtonnements, d’essais et d’erreurs, et cela à un niveau mondial, ont eu pour effet, en accroissant l’interdépendance entre les éléments qui composent la réalité, de rendre le réformisme réellement très difficile à mettre en œuvre, si ce n’est impraticable. Cela en ne laissant plus d’autres alternatives à la critique que l’auto dissolution nostalgique, la fuite dans l’utopie assumée comme telle, ou la radicalisation.

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débatUn participant - Prenons le cas du réchauffement climatique : le GIEC, cet organisme qui évalue les risques et les conséquences de ce réchauffement est-il « dans le modèle » des gouvernants et des systèmes dominants ?

Luc Boltanski - Je vais vous répondre de façon indirecte. Je travaille en ce moment à un livre dont l’objet est la naissance quasi simultanée, et les chemins croisés depuis la fin du XIXe siècle, du roman policier puis du roman d’espionnage, de la catégorie psychiatrique de la paranoïa, et de la sociologie. Je pense que c’est un moyen de faire une sociologie de l’État, de la façon dont l’État à la fin du XIXe siècle développe un nouveau projet, celui de formater complètement la réalité (j’essaye de mettre en pratique les concepts de réalité et de monde que j’ai développés dans « De la critique ») pour une population sur un territoire. Et une des choses qui rend ce projet illusoire, c’est qu’il se développe en même temps que le capitalisme, qui, lui, ne cesse de remettre en question et de modifier la réalité que les gouvernements veulent mettre en place. Il y a un mystère dans cette naissance soudaine du roman policier, qui en 20 ans devient une des formes majeures de la littérature populaire du XXe siècle (suivi de près par le roman d’espionnage, pendant la première guerre mondiale). On peut dire que l’énigme et le complot sont désormais au cœur des formes littéraires (y compris les littératures d’ambition) du XXe siècle, parce qu’ils sont au cœur des dispositifs politiques ou des inquiétudes politiques.

Cette longue parenthèse pour dire qu’une des choses qui m’intéressent dans ce nouveau travail, c’est d’aborder un thème (qui en France n’est pas encore très développé, contraire-ment aux États-Unis où il est devenu un thème important de la science politique), le thème de la théorie du complot. Vous avez sans doute lu des articles ou entendu des gens expliquer des événements en faisant référence à un complot, mais souvent en faisant précéder leurs affirmations d’un « je ne suis pas un adepte de la théorie du complot, mais il est évident que… ». On peut faire l’histoire de ces accusations de complot, et de la contre-accusation : « votre accusation de complot est l’expression de la théorie du complot ». Quand on lit la littérature sociologique sur les théories du complot, on s’aperçoit que les accusations de complot, n’épargnent pas l’écologie et la question du réchauffement climatique. Des petits groupes d’extrémistes accusent les climatologues du GIEC de développer un vaste complot sans s’appuyer sur des fondements réels, et ceci, par exemple, pour accroître les crédits dont bénéficie leur discipline. Il ne s’agit évidemment pas de suivre ces négationnistes d’un nou-veau type. Mais leurs accusations peuvent trouver un écho dans le public, parce que beau-coup de gens mettent aujourd’hui en doute le pouvoir des experts : on ne peut pas ignorer l’invocation d’une nécessité naturelle par des experts, et la façon dont leurs avis sont mis au service de visées politiques. Le problème (c’est ce que cherche Bruno Latour actuellement), est de savoir comment articuler divers régimes de vérité, et, particulièrement, comment arti-culer l’expertise et la prise de décision politique.

Un participant - Vous distinguez trois modes de domination : la violence physique, idéolo-gique, et gestionnaire. Où placeriez-vous le système monétaire international ? Le fait d’éva-luer la valeur de ressources offertes gratuitement par la nature… N’est-ce pas en fait un quatrième mode de domination, puisqu’il est difficile d’envisager même de le critiquer. Vous

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nous disiez que des populations acceptent des dominations inacceptables : n’est-ce pas une forme de syndrome de Stockholm vis-à-vis des classes dirigeantes, et comment faire pour se débarrasser de ce syndrome ?

Luc Boltanski - Je pense qu’il faut maintenir une distinction entre exploitation et domina-tion. Quand nous travaillions sur « Le nouvel esprit du Capitalisme » il y a 10 ans avec Eve Chiapello, et qu’on me demandait si je travaillais sur la domination, je répondais que non, que je travaillais sur l’exploitation, parce que j’avais le sentiment de ne pas être bien en me-sure d’intégrer le thème de la domination au cadre d’analyse que nous utilisions. A l’inverse, dans mon dernier ouvrage, De la Critique, j’aborde plus la question de la domination que celle de l’exploitation. La critique de l’exploitation est une critique du profit, en tant qu’il repose sur du surtravail. La critique de la domination, prends pour objet la manière dont les façons de concevoir et de formater la réalité qui avantagent les dominants sont présentées comme des vérités intangibles. Un problème central est celui de la qualification : comment va-t-on qualifier les actes, les objets, comment va-t-on définir leur valeur, tantôt au sens économique, tantôt au sens moral, etc.

Dans mon livre, je prends l’exemple de l’euthanasie, avec l’histoire de cette femme qui avait, avec la collaboration d’un médecin, fait une piqûre à son fils hémiplégique pour mettre fin à sa vie douloureuse. Comment va-t-on dire ce qu’il en est de cet acte, comment va-t-on le qualifier ? La qualification est, dans le monde social, une opération de première importance, le plus souvent réalisée par des institutions. Elle consiste à associer un terme à un état de choses, à lui donner un nom, de façon à tenter de fixer ce qu’il est et la valeur qu’on peut lui accorder. Comment va-t-on qualifier cette femme ? S’agit-il d’une criminelle qu’il faut mettre en prison. Ou s’agit-il d’une mère exemplaire, ou encore d’une militante novatrice qui regarde vers l’avenir ? Un instrument de la critique radicale est de prendre appui sur des cas qui permettent de présenter des alternatives aux modes de qualification considérés comme allant de soi. Un autre exemple. Une de mes étudiantes en thèse a fait porter son travail sur la façon dont s’est opérée la reconnaissance de l’homosexualité en Espagne et sur l’institution d’un mariage homosexuel, cela dans un pays où les traditions catholiques et machistes étaient pourtant encore influentes. Voila un phénomène très impor-tant de la modernité, qui suppose un changement complet de qualification, et du même coup de la représentation de ce qu’est le mariage d’un coté, et de ce que sont les homosexuels de l’autre. Et quand on regarde les institutions qui ont pris part aux débats, très conflictuels, ayant accompagné ce changement, on trouve un vaste éventail qui va de l’Académie Es-pagnole (qui va devoir redéfinir le terme de mariage), en passant par les partis politiques, et jusqu’à l’Opus Dei. Les forces de domination sont les forces qui vont parvenir à main-tenir ou à orienter la manière de qualifier ce qui advient dans la société, et qui vont, du même coup, décider la façon dont on doit se comporter par rapport à la réalité. Elles vont, se faisant, chercher à s’opposer aux changements que réclame la critique. Dominer, c’est construire la réalité. C’est un thème traditionnel en sociologie, depuis un certain temps, de dire que la réalité est construite : les féministes l’ont beaucoup développé lorsqu’elles ont déconstruit le machisme, en montrant comment la façon dont les femmes étaient représen-tées et comment elles intériorisaient cette représentation était liée à une façon de déterminer la différence entre les genres (on ne parle plus de sexe aujourd’hui, en sociologie, mais de genre, comme les Américains qui utilisent le mot gender). Et construire la réalité, c’est faire en sorte qu’elle ressemble le plus possible à ses représentations dominantes. La relation entre exploitation et domination nous conduit aux relations entre le capitalisme et l’État, qui sont tantôt complémentaires, tantôt antagoniques. L’exploitation joue un rôle majeur dans le fonctionnement du capitalisme, qui a besoin pour cela de trois choses : un système judiciaire

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pour garantir les contrats ; des appareils répressifs pour que les gens qui n’ont plus envie de se faire exploiter et qui se révoltent soient mis au pas ; et des appareils institutionnels pour établir les standards, normaliser les produits, et garantir la stabilité des cadres économiques dont le capitalisme a besoin. Or, le capitalisme peut difficilement exercer lui-même ces dif-férentes fonctions. Une sorte de partage s’est opérée. Ces fonctions reviennent à l’État, qui, selon la définition de Max Weber, a le monopole de la violence légitime.

On assiste aujourd’hui à une émancipation de la finance par rapport aux États et même à la montée en puissance de la finance par rapport aux États dont la souveraineté est, de fait, de plus en plus limitée, comme on le voit bien, par exemple, dans le cas de la Grèce. Il s’agit donc bien peut-être, en effet, d’une forme de domination. Le pouvoir de la finance est lié à une sorte d’industrialisation des opérations financières. Il s’exerce en prenant appui sur des outils mathématiques et sur des cadres comptables. Ceux qui inventent et gèrent ces cadres se trouvent dotés d’un pouvoir qui tend à prendre le pas sur le pouvoir proprement politique. Un des effets, en Europe, de l’industrialisation de la finance a été de mettre en place des instruments de profits qui se sont affranchis des contraintes que faisaient peser les syndicats sur la production industrielle. C’est pourquoi le développement de la finance va de pair avec les délocalisations.

Le capitalisme financier est un mode d’exploitation très ingénieux, notamment parce qu’il introduit des chaînes d’intermédiation particulièrement longues entre les opérations menées par les grands opérateurs, et les conséquences qui en résulteront. Il devient donc de plus en plus difficile d’identifier les responsables des dégâts humains occasionnés par les opé-rations financières. Par exemple, les banques qui, après le déclenchement de la crise des subprimes, en 2008, ont déplacé la spéculation sur les marchés des matières premières ou des produits alimentaires, ont pu considérer qu’elles menaient des opérations strictement techniques, sans se préoccuper le moins du monde des effets qu’elles pouvaient avoir sur des pays pauvres en Afrique, où, par exemple, le renchérissement du prix du riz était une catastrophe pour les habitants.

Un participant - Concernant la loi LOPPSI2 qui vient d’être votée cette semaine par le Sénat (et concerne à la fois les logements légers, la vidéosurveillance, et le contrôle du Web entre autres), pensez-vous qu’elle relève encore de la domination gestionnaire, ou est-ce qu’on ne touche pas là au terrorisme ?

Par ailleurs, en tant que représentant des Objecteurs de croissance en Midi-Pyrénées, je voudrais savoir si vous ne pensez pas que cette idée est une critique radicale et fondamentale du logiciel économique mondial dominant : l’objection de croissance est une critique très difficile à porter et à faire connaître

Luc Boltanski - Je ne connais pas très bien la loi LOPSI2 : pour autant que je sache, c’est un catalogue de mesures très différentes. On en a parlé beaucoup des articles de cette loi qui concernent l’interdiction des « habitats de fortune » dans les campagnes, y compris sur des terrains privés. C’est typiquement une loi liée au mode de régulation gestionnaire, parce que la question de la sécurité est typiquement le genre de problème qu’invoque le pouvoir gestionnaire et d’expertise.

Je viens de relire (dans le cadre de mes travaux pour l’élaboration du nouveau livre dont je vous ai parlé) « 1984 » d’Orwell, un roman qu’on ne fait plus lire qu’aux adolescents dans les lycées, mais qui est pourtant un excellent roman. C’est un vrai traité de théorie politique, et on le présente toujours comme une métaphore critique de l’Union Soviétique stalinienne, et c’est vrai. Mais on y trouve aussi (et je vous conseille de le relire) de nombreux éléments

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très pertinents pour comprendre le mode de domination gestionnaire, et notamment l’insis-tance qui est portée sur l’insécurité. Dans le roman, il y a trois grandes puissances qui sont en conflit permanent, avec des systèmes d’alliance qui changent régulièrement. Et de temps en temps une bombe tombe, ou il y a un attentat… Et du même coup, la haine pour l’ennemi et la nécessité de prendre des mesures sécuritaires est perpétuellement renouvelée par les autorités.

La loi LOPSI relève de cet état d’esprit. Plus généralement, un certain nombre de lois dites « antiterroristes » mises en place depuis plusieurs années, ont des effets liberticides. J’en donnerai trois raisons : d’abord, elles permettent d’arrêter quelqu’un pour un acte qu’il n’a pas encore commis (si des présomptions de passage à l’acte sont anticipées). Deuxièmement, elles permettent de garder quelqu’un en garde à vue pendant une semaine sans contrôle, et de le garder en prison sans jugement plusieurs années. Enfin, elles permettent, en s’appuyant sur le délit d’« association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes » de faire des coups de filet très larges. Si vous avez l’habitude de prendre votre apéro dans un café, où vous échangez de temps en temps quelques mots avec une personne qui s’avère être soupçonnée de charges diverses, vous risquez d’être embarqué. De même si vous avez l’habitude de fréquenter la même mosquée que M. Mohamed, qui est suspecté par la police. Les mesures les plus lourdes en termes de domination, et aussi, d’ailleurs, d’exploitation, sont actuellement souvent mises en œuvre en invoquant la sécurité, dans le premier cas, et la justice, dans le second, le terme étant pris au sens d’une justice méritocratique individua-lisante. L’insistance sur la sécurité doit être mise en rapport avec ce que Michel Foucault appelle l’État biopolitique. J’ai un jeune collaborateur qui a fait sa thèse sur les scandales financiers : il constate qu’ils ont pratiquement disparu du « champ médiatique » depuis une trentaine d’années : le dernier a concerné « La garantie foncière » dans les années 1970. Depuis, les scandales qui font bouger le monde politico-médiatique concernent beaucoup le biomédical qui met en jeu une atteinte à une sécurité biologique, et font réagir les médias et, plus généralement, des questions de sécurité. Dans toutes ces questions de sécurité, l’exper-tise prend une importance énorme. Et ce sont les experts qui finissent, de fait, par prendre les décisions à la place des politiques. La politique devrait être de discuter, de se disputer, pour décider ce qu’on veut. Quand des gens vous disent, en se réclamant de l’autorité de leur « Science », ce qui doit être fait, de façon impérative, et invoquent des nécessités présentées comme « naturelles », il n’y a plus de politique, car il n’y a plus de choix.

Pour revenir à la loi LOPSI, c’est vraiment une loi de surveillance du territoire, particulière-ment des territoires ruraux ou périphériques des grandes villes, qui traduit une vraie inquié-tude actuellement chez les « responsables » à propos des banlieues bien sûr, mais surtout à propos des précaires, du développement de toute une population précaire, plutôt jeune, souvent rurale, qui a été rejetée en périphérie du travail organisé dans les entreprises, et qui est considérée comme un vrai danger potentiel qu’il convient de tenir sous surveillance.

Concernant l’objection de croissance, je suis d’accord avec vous. J’avais consulté, quand je rédigeais « Le nouvel Esprit du capitalisme », des rapports de l’OCDE du début des an-nées 1970, qui accordaient une grande importance au mouvement hippie, avec des phrases du genre : « L’économie va très bien, mais le problème est que les jeunes ne veulent plus travailler et préfèrent aller vagabonder sur les routes en mendiant leur nourriture ». Cette crainte, des responsables du capitalisme, a disparu dans les années 1980 avec la montée du chômage. La montée du chômage n’a évidemment pas été le résultat d’un plan préconçu. Mais l’ensemble des mesures prises par le capitalisme de ces années-là a contribué à créer du chômage. Et, du même coup, à pousser les gens et, notamment, les jeunes à accepter n’importe quelle condition de travail. Pour que le capitalisme marche, il faut que les gens travaillent dans les entreprises et qu’ils consomment. Et bien évidemment la décroissance

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est une mauvaise option pour le capitalisme. Mais il faut aussi penser à la façon dont cette critique de la croissance peut être articulée avec la critique sociale issue des populations qui sont victimes de la désindustrialisation et pour qui la décroissance peut être perçue comme pouvant aggraver leur situation.

Un participant - Vous nous avez dit que, dans le mode de domination gestionnaire (dans lequel on aura reconnu la situation française), les dirigeants n’avaient même plus besoin d’idéologie pour faire accepter leur domination. Mais vous avez aussi rattaché ce mode de domination aux sociétés « démocratiques-capitalistes ». Alors, la démocratie n’est-elle pas l’ultime idéologie utilisée par les puissants pour faire croire à la légitimité de leur pouvoir (des dissymétries qui jouent en leur faveur, pour utiliser vos termes) : en faisant croire aux ci-toyens qu’avec la démocratie représentative ils ont la possibilité de nommer (et de démettre) ceux qui vont gouverner en leur nom (et pour leur bien), on rend très difficile la critique. Mais pensez-vous vraiment que, par exemple, les prochaines élections présidentielles de 2012, dont on nous dit qu’elles représentent un enjeu très fort, peuvent réellement se traduire par de vrais changements prenant en compte les attentes des citoyens ?

Luc Boltanski - C’est vrai qu’il y a un peu de provocation de ma part d’affirmer que dans la domination gestionnaire il n’y a plus d’idéologie. Mais j’avais en tête ce que l’on peut appeler la « grande idéologie » : celle qui s’est exprimée dans la littérature des années 1930, portée par ces grands écrivains de droite traditionnelle, vichyste, qui exaltaient la France éternelle dans un « grand style » pompeux : tout cela a disparu. Mais sur le reste de ce que vous dites, je suis d’accord. Au-delà de la démocratie représentative, on a assisté, au milieu des années 1970, à la mise en place d’un espace économico-politique mettant l’accent sur les contraintes économiques et sur la gestion. Il est associé au thème de la « fin des idéolo-gies » et aux accusations de « populisme », « d’irrationalisme » ou « d’utopisme », portées contre ceux qui cherchent à étendre les débats au-delà des limites très étroites à l’intérieur desquelles ont lieu les débats officiels.

Un autre effet de clôture, cette fois plutôt à gauche, a consisté en France, particulièrement au cours des vingt dernières années, a se donner un espace de pensée dans lequel on avait d’un côté un méchant libéralisme, et de l’autre un bon État, avec l’idée que l’État allait nous protéger, nous sauver du libéralisme. je pense que c’était une erreur, parce que les problèmes viennent du capitalisme, mais le libéralisme originel n’est pas le capitalisme, et diffère, comme on sait, du néo-libéralisme qui s’est développé depuis la fin des années 1930 et, surtout, depuis les années 1980. Comme le montre bien Pierre Rosanvallon, dans le livre qu’il a consacré au libéralisme, le « capitalisme réel » (comme on a parlé du « socialisme réel ») n’a été vraiment libéral qu’en matière de gestion du travail. Mais pour tout ce qui est des accords, des échanges, des alliances, du protectionnisme, etc., le capitalisme est tout sauf libéral ! Quant à l’État, il suffit de relire Braudel ou Immanuel Wallerstein, (sans parler de Marx) pour voir que l’État a eu partie liée assez largement avec le capitalisme.

Cette nouvelle idéologie qui revendique l’État comme unique protection contre le libéra-lisme s’exprime aujourd’hui à travers ce que l’on pourrait appeler le « néo-républicanisme », réinvention nostalgique d’une république imaginaire, parfois agressive, notamment à l’égard des travailleurs d’origine étrangère, qui a l’étrange propriété de recruter ses partisans de l’extrême gauche à l’extrême droite. L’idéologie de la « fin des idéologies » a étroitement associé la démocratie et le marché, et a voulu nous faire croire que le marché était la démo-cratie. Le néo-républicanisme, rabat la démocratie sur l’État-nation, et veut croire que seul le renforcement de l’État-nation, bien protégé dans ses frontières et prétendument souverain, peut être un rempart efficace face aux dérives du capitalisme.

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Un participant - Estimez-vous que les personnes qui sont à la tête de l’État (qui l’incar-nent), n’ont pas de pouvoir pour changer les choses, ou que c’est parce que le système capi-taliste (pour faire simple) s’arrange pour que ce soient des personnes qui lui sont favorables qui soient nommées aux postes de responsabilité. Pour rester dans l’actualité, sur quel critère peut-on choisir nos gouvernants pour aller dans un sens ou un autre : en effet, souvent, à ce niveau-là (c’est peut-être moins vrai au niveau local), les politiques ne disent pas vraiment le fond de leur pensée ni leurs intentions réelles, et on constate souvent que les électeurs votent « contre » leur intérêt.

Luc Boltanski - Pour vous répondre je vais faire appel au couple économie/management. L’idée de nécessité, de lois et de contraintes qui s’imposent, est largement véhiculée par l’économie. Les économistes sont très soucieux de ce qu’ils appellent la « pédagogie ». Ils pensent que les gens « ordinaires » comme vous et moi ne connaissent pas grand-chose et se font des illusions, ont des espérances absurdes parce qu’ils ne comprennent pas les lois de l’économie. On les « forme » donc en présentant l’économie comme obéissant à des lois intangibles. Mais le management, lui, n’est pas du tout popularisé : je ne connais pas de discours disant qu’il faut apprendre à tout le monde le management stratégique, c’est réservé aux dirigeants, c’est utilisé dans les grandes firmes, et c’est tout à fait le contraire de la nécessité : c’est la stratégie, l’utilisation des circonstances. Le management enseigne aux dirigeants comment se libérer de la nécessité et comment retrouver de la liberté (surtout en imposant la nécessité aux autres !). Le management crée donc de la nécessité pour les autres et de la liberté pour soi. Il serait intéressant d’interroger les gens qui occupent les lieux de pouvoir (mais c’est de plus en plus difficile de les aborder) sous ces deux rapports : quand et à qui parlent-ils de nécessité, quand et à qui parlent-ils de stratégie ? Quant à savoir si le ca-pitalisme met en place les dirigeants qui lui sont favorables (une question qui risque de vous faire taxer d’adepte des « théories du complot »), je pense que c’était la conviction profonde d’un sociologue comme Pierre Bourdieu, avec lequel j’ai autrefois travaillé. La théorie de l’habitus, qu’il a forgée, voulait rendre compte de la possibilité de l’existence d’une classe dominante, susceptible d’avoir une action coordonnée, sans coordination ni concertation explicite sur le mode du plan préconçu. (C’est ce que Bourdieu appelait « l’orchestration sans chef d’orchestre »). Je pense qu’il y a actuellement tout un ensemble de modes de coor-dination et de sélection qui sont à ‘œuvre, comme aux États-Unis où nombre de ceux qui définissent les politiques économiques de l’État ont passé toute leur vie professionnelle dans les grandes banques, et sont donc jugés « compétents » : ce sont eux qui ont les relations et les réseaux permettant d’obtenir les informations clés et d’avoir les moyens d’agir sur les acteurs économiques et sur les cadres comptables. La question des cadres comptables, dont la détermination relève normalement de l’État, est selon moi, centrale.

Alors pourquoi les peuples choisissent-ils si souvent des hommes politiques qui ne vont pas dans le sens de leurs intérêts ? Vaste question, à laquelle je répondrai de manière très partielle par une boutade. Il y a vingt ans, séjournant au Brésil en pleine campagne électorale, des amis sociologues m’expliquaient que « le peuple » avait élu un candidat conservateur très riche avec pour argument « il est déjà tellement riche qu’il ne va pas nous voler pour s’enri-chir encore ». La réalité leur a par la suite montré leur erreur. Mais enfin, ils ont quand même depuis, élu Lula, un ancien ouvrier et un syndicaliste ! Il ne faut donc jamais désespérer.

Le 22 janvier 2011

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Luc Boltanski, directeur d’études à l’EHESS, a fait partie, dans les années 60-70, du groupe de sociologues travaillant autour de Pierre Bourdieu, qui a contribué à redyna-miser la sociologie française. il s’en est éloigné à la fin des années 70, et il est devenu l’un des principaux représentants de la sociologie pragmatique française, considérant que l’homme fait la « société » et que les acteurs sont compétents pour prendre po-sition, juger, dénoncer, critiquer, en rendre compte… Parallèlement à son travail en sciences sociales, Luc Boltanski écrit et publie des ouvrages de poésie et, plus récem-ment, des pièces de théâtre. nuits, ouvrage édité à EnS Éditions, regroupe les deux pièces La nuit de montagnac et La nuit de Bellelande qui furent créées en mai 2008 au Théâtre kantor de Lyon.

BiBliographie (extraits)

l avec Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

l La Condition fœtale. Une sociologie de l’avortement et de l’engendrement, Gallimard, « Essai », 2004.

l avec Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt et Stéphane Van Damme, Affaires, scandales et grandes causes. de Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007

l avec Pierre Bourdieu, La Production de l’idéologie dominante, Paris, Demopolis, 2008

l Rendre la réalité inacceptable, Paris, Demopolis, 2008

l de la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2009.

Poésie - Littérature

l Poème, Paris, Éditions Arfuyen, 1993

l À l’instant, Paris, Éditions Melville/Léo Scheer, 2003

l Les Limbes (Cantate), Paris, Éditions MF, 2006

l déluge (Opéra parlé), Seyssel, France, Champ Vallon, 2009

l Lieder, Paris, Éditions MF, 2009