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9 Préface à l’édition française Ce ne sont pas des Mémoires, et ces pages n’ont pas la forme d’un récit. Il s’agit plutôt d’un genre d’auto- portrait, ou peut-être d’autoportraits multiples. Tuilages s’écarte malicieusement du titre original, Roof Life. La référence est avant toutes choses pratique. Elle se rapporte à mon expérience quand je regarde depuis les fenêtres hautes de mon loft à New York. Elle renvoie aussi à la manière dont l’attention est amplifiée et rehaussée face à des choses qui sont peu familières ou que les circonstances font paraître telles. L’essentiel est dans l’immédiateté de la distance. Historienne d’art, j’ai passé ma vie à écrire sur l’art et son histoire. Ce qui veut dire que j’ai passé une vie à examiner de vieilles peintures qui paraissent bien souvent étranges au regard. Ce livre propose de regarder une ma- nière d’être au monde. Regarder implique nécessairement de regarder les choses à distance. Séparation et perte sont

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Un volume de 416 pages, imprimé sur Fedrigoni Arcoprint 85 g par les Grafiche Veneziane. Svetlana Alpers est l’auteur d’une bonne dizaine de livres d’histoire de l’art traduits dans le monde entier, qui l’ont imposée sur la scène internationale par la nouveauté et l’audace d’une démarche alors peu courante dans le domaine de l’histoire de l’art, mêlant étude matérielle, esthétique et iconographie. Tuilages est un livre unique dans l’histoire de l’histoire de l’art : échappant aux règles de la discipline, ce n’est ni un livre de Mémoires ni un récit, mais un genre d’autoportrait en mouvement démultiplié, librement inspiré d’auteurs chers à l’écrivain, sur le thème du regard sur autrui et sur soi comme manière d’être au monde.

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Préface à l’édition française

Ce ne sont pas des Mémoires, et ces pages n’ont pas la forme d’un récit. Il s’agit plutôt d’un genre d’auto-portrait, ou peut-être d’autoportraits multiples. Tuilages s’écarte malicieusement du titre original, Roof Life. La référence est avant toutes choses pratique. Elle se rapporte à mon expérience quand je regarde depuis les fenêtres hautes de mon loft à New York. Elle renvoie aussi à la manière dont l’attention est amplifiée et rehaussée face à des choses qui sont peu familières ou que les circonstances font paraître telles. L’essentiel est dans l’immédiateté de la distance.

Historienne d’art, j’ai passé ma vie à écrire sur l’art et son histoire. Ce qui veut dire que j’ai passé une vie à examiner de vieilles peintures qui paraissent bien souvent étranges au regard. Ce livre propose de regarder une ma-nière d’être au monde. Regarder implique nécessairement de regarder les choses à distance. Séparation et perte sont

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toujours présentes. Et c’est une chose qui se fait de son propre chef. Tout cela est menacé aujourd’hui. Nous vivons dans un monde où tout le monde prend des pho-tos avec son téléphone et met des images à l’écran, où personne ne prend le temps de regarder. C’est l’âge visuel lui-même qui défie le regard. Donc, en même temps que des anti-Mémoires — par quoi je veux dire que ce qui est écrit ici était présent aux yeux, non pas à la mémoire — ce livre est un genre d’appel aux armes.

Auteur, je tiens des dossiers : un chapitre consacré au regard à New York aborde entre autres choses ma rela-tion avec le voyeur de Fenêtre sur cour de Hitchcock et, auparavant, avec Les Fiançailles de M. Hire de Sime-non, Michel Simon dans le troublant film de Duvivier, Panique (1946), et, encore en amont, avec les racines chez Poe et Baudelaire.

D’autres chapitres se fondent sur mes souvenirs d’art vendu, acheté ou vu sur mes murs, des souvenirs d’ali-ments trouvés sur le marché et préparés dans les divers lieux où j’ai vécu, ou encore des souvenirs de moi vue à travers les photographies, les dessins et les peintures des autres. Enfin, pour résoudre la question du lieu de naissance de mon père, j’ai reconstitué la vie de mes grands-parents dans la lointaine et tumultueuse Europe d’il y a un siècle.

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La France a longtemps fait partie de la vie des miens. Comme je l’écris dans le chapitre d’ouverture, mes grands-parents russes — lui, fils orthodoxe d’un industriel de Saint-Pétersbourg ; elle, fille juive d’un homme d’af-faires d’Odessa — se connurent à Paris en 1904-1905 à l’éphémère École Russe des Hautes Études Sociales. J’étais enfant, en 1948, quand mes parents me condui-sirent pour la première fois à Paris. Depuis plus de vingt ans, je passe chaque année deux-trois mois en France. Mais alors même que la langue m’est devenue plus na-turelle, qu’il s’agisse de lire ou de parler, mon sentiment s’est renforcé qu’être en France est pour moi autre chose — pour employer de nouveau le mot, une autre prise de distance. J’apprécie tout particulièrement le français, la précision possible dans un vocabulaire si contenu, la clar-té et l’impartialité de l’agencement classique des phrases. J’ai le sentiment que mon toit est lié à la tour que Montaigne avait décorée à son usage personnel mais aussi à celle que Gide imagina. Et j’ai la chance qu’une fois de plus ce soit Pierre-Emmanuel Dauzat qui ait transformé mon texte d’anglais en français.

Svetlana Alpers,Paris, octobre 2014.

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Commencement

C’est un soulagement de m’y être enfin mise. J’étais lasse d’essayer de trouver une réponse quand on me demandait, sur quoi travaillez-vous mainte-nant ? Et bien, cela s’appelle Tuilages, disais-je, Roof Life. Le mot était rarement compris la première fois. Peut-être était-ce l’association inattendue de « toit » et de « vie » qui gênait. Je devais toujours me répéter. Il est vrai que c’est difficile à expliquer. Ni histoire de l’art, ni critique, ni une sorte de mélange des deux. Autrement dit, ce n’est pas ce que l’on attend de moi.

Comme je m’efforçais d’expliquer ce que je vou-lais écrire, on me disait que cela paraissait assez per-sonnel, des Mémoires : ce vers quoi l’on se tourne communément, passé un certain âge. Or, je n’ai pas le goût de la confession. De plus, je ne pense pas que les vies aient besoin d’être construites en forme de récit.

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Finalement, quand on me demandait à quoi je travaillais, je décidais de répondre simplement : j’écris Tuilages. L’accent porte sur l’écriture autant que sur un titre. En vérité, je suivais l’exemple de Paludes, le roman d’André Gide découvert il y a peu. Dès la pre-mière page, quand on lui demande à quoi il travaille, le narrateur de Paludes répond qu’il écrit Paludes. L’auteur de 26 ans — tel était l’âge de Gide en 1895 quand il fut publié — se glisse dans le texte qu’il écrit. Une manière vertigineuse d’attirer l’attention sur la condition de l’écrivain. Vous êtes forcément dans votre écriture, alors autant l’admettre d’emblée.

Le narrateur le présente ensuite comme l’his-toire d’un célibataire qui regarde un marais depuis une tour. Depuis Montaigne et sa « librairie », les écrivains français ont-ils toujours associé l’écriture au retrait dans les tours ? Cela sonnait vrai, pourtant. Mon titre me vint après mon installation dans ce qui était présenté (de manière un peu trompeuse) comme un penthouse loft du Lower Manhattan. J’achevais de me retirer de l’enseignement (cela avait commencé cinq ans plus tôt) en quittant la Californie, où j’avais vécu, enseigné et construit une famille pendant près de quarante ans, pour revenir sur la côte Est. C’était plus qu’un simple déménagement. Une rupture.

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En 1999, dans les derniers mois du siècle, je me retrouvai au dernier étage d’un immeuble industriel du xixe siècle, tout en haut, et en retrait par rapport aux rues. À l’est et à l’ouest, le ciel, et les murs et les toits des immeubles voisins qui se pressent contre lui. L’œil s’accroche aux corniches de fantaisie et aux décorations de pierre sculptée ; les citernes de tailles et d’âges divers portées par toutes sortes de supports jettent leurs ombres qui se promènent sur les murs voisins ; et par les fenêtres de la bibliothèque, côté sud-est, une étonnante et improbable rangée d’arches court le long d’un toit : une sorte d’aqueduc déplacé de façon saugrenue.

Dans la journée, le grand espace de vie, côté ouest, qui sert aussi de lieu de travail, est inondé de la lumière qui rejaillit d’une immense bulle grise voi-sine faite de matériaux synthétiques. Ce qui était au-trefois un court de tennis couvert est devenu un lieu de réception haut-de-gamme, avec la surface raide du toit verticalement délimitée par une étroite tache pâle qui a des airs de vieille blessure réparée — un peu comme la bande protectrice qui se forme autour du corps d’un ver de terre ayant subi quelque dommage. Côté ouest, depuis les fenêtres de la chambre à cou-cher, une brèche étroite entre deux immeubles, l’un

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proche, l’autre lointain, ouvre une échappée à travers Manhattan jusqu’aux basses falaises du New Jersey. De temps à autre, je regarde par telle ou telle fenêtre, histoire de me rassurer que tout est encore en place, mais aussi, bien entendu, pour saisir ce qui est nou-veau. Quand la coque monstrueuse d’un bateau de croisière sur l’Hudson obture la brèche vers le New Jersey, tout se transforme momentanément en ville miniature.

Un paysage urbain, mais vide, qui manque de gens — du moins à première vue. Mais le retrait de la vie urbaine était la condition pour avoir une vue dégagée. La vie des toits semblait l’appellation idoine. Les deux mots me donnaient matière à réflexion. La référence est, avant toute chose, d’ordre pratique. Elle renvoie à ce que l’on découvre en regardant de fenêtres hautes avec des vues lointaines, et donc caractéristiques, sur les environs. De surcroît, elle renvoie à l’état d’es-prit que représente pareil regard. Autrement dit, la façon dont l’attention est rehaussée et aiguisée par la confrontation avec des choses peu familières ou que les circonstances font paraître telles. Au fond, tout dépend de la condition d’une vie vécue dans cette si-tuation : la découverte de soi et la séparation en soi. Une vie d’écrivain, peut-être.

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Dans une série de cours (parmi les derniers) sur la préparation à l’écriture d’un roman (il ne vécut pas assez longtemps pour le faire), Roland Barthes, alors âgé de soixante-trois ans, souligne que la vitalité dans le grand âge ne consiste pas à prouver qu’on peut continuer d’accomplir ce qu’on a toujours fait, mais précisément à faire un break : une rupture, un com-mencement, une vita nuova, pour reprendre ses mots.

(Pourquoi donner des exemples français ? Parce que, depuis que je suis à New York, je vis en France trois mois par an. Autre prise de distance.)

Alors en quoi va-t-il consister ? Quels sont mes thèmes ?

Pour commencer, il y a un angle new-yorkais. D’autres avant moi — Hitchcock en est un exemple fameux — ont regardé la ville depuis les fenêtres et se sont étonnés de ce qu’ils voyaient. Je me suis mise à regarder de mon perchoir de manière plus délibérée, me suis servie de jumelles compactes pour observer les gens à la fenêtre et sur les toits déserts et me suis penchée sur l’histoire et la vie des citernes. De plus, depuis un certain temps j’avais accumulé les archives de choses diverses. J’avais dû vendre un tableau hé-rité, puis ma maison. Les dossiers s’entassaient. Il y avait initialement une raison légale de les garder, mais

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je commençai à étudier en quoi l’apparence de ladite toile et de ladite maison se renouvelaient du simple fait de les quitter. Le processus est semblable, je crois, à ce qui se passe quand on acquiert de nouveaux biens, qu’on achète des œuvres d’art par exemple, qui paraissent d’abord étranges. Je tenais des archives de cela aussi. J’accumulais des notes sur mes sorties au marché — l’inflexion de la nourriture par la recherche des ingrédients, leur préparation et le fait de les dépo-ser sur la table. Je notais non pas le goût de la nour-riture, mais la manière de la trouver, de l’assembler et de la travailler dans les divers endroits où j’ai vécu. Puis il y avait mon expérience d’être photographiée, peinte ou dessinée. Là encore un exemple de « deve-nir étrange » comme moyen d’aiguiser sa perception.

Les dossiers n’avaient pas de rapport évident les uns avec les autres, si ce n’est que c’est moi qui les tenais. C’est Tuilages, Roof Life qui faisait tenir les morceaux ensemble. Le propos de tout cela, par quoi j’entends l’intérêt de garder des traces mais aussi les choses elles-mêmes consignées, est l’immédiateté que l’on découvre en regardant de loin : une maison, une œuvre d’art, les légumes et autres articles d’un marché, soi-même vu comme les autres vous voient. L’immédiateté de la distance sonne juste.

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J’avais débarrassé mon bureau, vidé les étagères voisines des livres intéressant un ancien projet main-tenant imprimé pour les remplir de livres concernant le nouveau que je m’apprêtais à écrire. Là, sur les éta-gères, et dans mes notes, se trouvaient mes sujets : la vie des toits elle-même, les biens que l’on vend et que l’on achète, le marché et l’art du portrait. Mais une chose alors s’est produite, qui m’a arrêtée dans mon élan. Une distance survenue sous une autre forme. Ou plutôt une personne et un monde survenus à dis-tance.

Ainsi, comme les ondes qui se propagent depuis le point où un galet frappe la surface d’une mare, mon premier chapitre s’étend à partir de 1905 : mes grands-parents et leur fils, mon père, à Munich, mais effleurant aussi Saint-Pétersbourg, Leipzig, Paris, Londres, Odessa, Berlin et, finalement, Cambridge, dans le Massachusetts.

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1. L’année 1905

1. Mon grand-père russe

Je ne pensais pas écrire un jour sur mon grand-père russe. Qu’en dire ?

Je ne l’ai guère connu, alors même que trente an-nées durant, de 1939, date de leur départ de Berlin pour l’Amérique, jusqu’à sa mort en 1968, ma grand-mère et lui n’ont jamais vécu bien loin de la maison familiale, à Cambridge, dans le Massachusetts. Il ne disait jamais grand-chose. Une difficulté avec la langue anglaise, et une timidité, mais plus profondé-ment une réticence innée d’autant plus apparente en présence de la femme passionnée, volubile et domi-natrice qu’il avait épousée en 1905 pour passer une longue vie avec elle.

C’était un homme petit et tassé, maigre, très soigné et bien coiffé avec une barbe gris-blond, une moustache parfaitement taillée et son chapeau de laine à bord qu’il retirait en entrant. Il s’asseyait

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tranquillement à l’écart, jambes croisées, bras pliés sur la poitrine, la tête tournée de côté, pour ainsi dire hors de l’action. Si la conversation s’arrêtait, et que quelqu’un se tournât pour avoir son avis, ou s’il avait le sentiment que c’était à lui d’avoir un avis, il sou-riait, révélant ses dents jaunissantes avec l’éclat des couronnes en or des deux côtés, peut-être un léger hochement de tête, et lâchait un son, entre soupir et observation. J’ai fini par comprendre qu’il disait en fait na ja. Je croyais que c’était du russe (lui-même étant russe). Mais, en fait, c’est une expression alle-mande, et, aujourd’hui encore, l’interjection reste courante entre gens qui parlent cette langue. Mon dictionnaire la traduit par « bien (que dire ?) ». Réac-tion assez honnête de la part d’un vieil homme doux, présent, mais un peu à l’écart, écoutant sans vraiment s’impliquer, devenu maître dans l’art d’accepter ce qui se passe dans le salon familial.

Mais na ja a davantage de résonance quand on l’entend en lien avec la vie antérieure de mon grand-père, avant l’Amérique. L’année 1905 est insigne parce que tant de choses y ont été retenues en suspension : à Londres, en mars, il se maria ; en août, à Munich, sa femme donna naissance à un fils tandis que mon grand-père s’inscrivait pour sa thèse de doctorat sur

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les conditions de travail dans les filatures de Saint- Pétersbourg, où sa famille possédait une fabrique de tissu imprimé ; à l’automne, ils durent héberger, à l’improviste, la famille de sa femme — sa mère, son père et sa petite sœur — qui fuyaient Odessa après le soulèvement révolutionnaire contre le Tsar et les po-gromes qui suivirent en représailles.

Ce n’est donc pas vraiment sur mon grand-père que j’écris. Ce n’est pas sa vie qui est extraordinaire, mais plutôt le monde dans lequel il l’a vécue. L’inté-rêt tient aux événements et aux gens dans l’éclat des-quels il a vécu, aux extraordinaires drames publics et privés qu’il a traversés et dont il ne dit jamais mot. Dont j’ai le sentiment, étant donnée sa nature, qu’il ne pouvait pas parler. Nul besoin de prendre du recul pour en avoir une vue d’ensemble. Il se présente à distance sous forme de bribes et de fragments. Na ja, effectivement.

J’en vins à réfléchir au monde de mon grand-père par accident, en essayant de répondre aux questions posées à l’approche du centenaire de son fils. Son fils, mon père, un économiste, s’appelait Wassily Leontief comme son père (lui aussi économiste) et son grand-père (industriel). Le dernier Wassily Leontief des trois acquit le genre de renommée que l’on commémore

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et célèbre : il se vit décerner le prix Nobel d’écono-mie en 1973. Les sociétés honoraires, aux États-Unis, et les comités académiques de la Saint- Pétersbourg postsoviétique (embrassant tardivement un des leurs qui était parti) y œuvraient.

On sait qu’il est originaire de Saint-Pétersbourg, où des documents attestent qu’il fut baptisé en août 1906, vraisemblablement juste après sa naissance. Or, on a des raisons de penser qu’il était né un an plus tôt, en 1905, et à Munich.

Même si la portée de la différence n’est pas très claire — Saint-Pétersbourg, 1906, ou Munich, 1905 —, je n’en consentis pas moins à aider à élucider le mystère de l’année de naissance de Leontief, pour reprendre le mot de l’un de ceux qui se lança dans la recherche avec énergie. Je demandai et reçus du Standesamt de Munich le certificat de naissance, que seul peut obtenir un parent en droit allemand. Dans l’enveloppe que je récupérai au consulat allemand de New York en novembre 2005, se trouvait non pas un facsimilé de l’original, mais un formulaire moderne où les informations avaient été dactylographiées puis certifiées avec une signature et un cachet. Pas grand-chose au fond, peu d’indications : la date de naissance était confirmée, à l’européenne : 05 08 1905 ; lieu :

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München. Nom Wassily. Nom du père ; également Leontief, Wassily. Nom de jeune fille de la mère : Becker (ailleurs écrit Bekker ou Beker), prénom Slata (ailleurs épelé Zlata).

L’extrait de naissance réglait une fois pour toutes la question de savoir où et quand l’enfant, mon père, était né. Mais, comme tous les extraits de naissance, il s’agit aussi d’un document sur les parents. Dans cette perspective, il soulevait des questions.

Que faisaient donc les parents à Munich en 1905 ? Où s’étaient-ils connus et quand s’étaient-ils mariés ? Pourquoi ma grand-mère, également connue sous le nom de Genia, diminutif d’Eugenia, s’ap-pelle-t-elle Slata dans ce document ? Son prénom était parti culièrement troublant pour moi, puisque mon deuxième prénom, qui m’a été donné en son honneur, est Eugenia, non pas Zlata. D’où est venu mon Eugenia ? Et d’où vient la confusion, à moins qu’il ne s’agisse d’offuscation, autour du lieu et de la date de naissance du fils ?

Je rangeai le document avec les autres papiers de famille que j’avais récupérés dans leur appartement après la mort de mes parents. Il y en a si peu qu’on ne saurait guère parler d’archives. Grâce à eux, pour-tant, et avec plus qu’une légère aide de quelques amis

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intéressés, il est possible de se faire une idée de la vie de mon grand-père en ce temps-là — mais aussi avant et après. La nature fragmentaire de la documentation semble convenir à ce cas humain particulier.

Sa vie se laisse résumer en termes géographiques : 1880, né à Saint-Pétersbourg ; 1899-1906, études en Europe, essentiellement en Allemagne ; 1906-1925 vit et travaille à Saint-Pétersbourg avec des excursions en Europe ; 1925-1939, de nouveau en Allemagne, 1939-1968 aux États-Unis ; mort et enterré au Mt Auburn Cemetery de Cambridge, dans le Massachusetts. Je dois dire d’emblée que j’ai conscience de me détour-ner des souvenirs de mon père et de la version qu’il en donna au profit de la figure lointaine de mon grand-père. Pour le privilégier dans les pages qui suivent, j’évoque intentionnellement mon père en relation non pas avec moi, mais avec son père, en tant que fils de son père. La distance est dans la nature de la vie de mon grand-père pour moi. Mais sa vie était aussi à distance en elle-même ou d’elle-même. Comment m’en sortir ? Quelle forme pourrait prendre un récit de cette vie ?

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2. Saint-Pétersbourg : enfance et jeunesse

Le vieil homme dont je me souviens, assis à l’écart, tranquillement, était né à Saint-Pétersbourg dans une famille étonnamment nombreuse. Il était le neuvième des quatorze enfants que son père, égale-ment prénommé Wassily, eut de trois femmes succes-sives, toutes trois âgées de vingt ans quand il les épou-sa. Wassily, mon grand-père, né le 12 janvier 1880, était le cinquième et dernier enfant de Nadejda, la deuxième épouse, morte après sa naissance. Son père, alors âgé de cinquante ans, se remaria et eut encore cinq enfants de sa troisième épouse, Maria. Il mou-rut en 1893. Elle lui survécut.

Il dut être marqué, d’une certaine façon, par le fait de n’avoir pas connu sa mère et d’être devenu or-phelin à treize ans, avec la mort de son père. Mais la rude expérience de ces événements fut peut-être adou-cie par la nature du foyer familial dans lequel il vécut. Certains de ses frères et sœurs n’avaient pas moins de vingt ans de plus que lui, en fait à peu près le même âge que la femme qui devint sa belle-mère ; certains étaient plus près de lui, cinq autres plus jeunes, et

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tous vécurent ensemble dans la grande maison dessi-née, disait-on, par son père.

Cette demeure, qui sous sa forme finale date des années 1870, est encore debout sur la berge (connue sous le nom de mbic ou cap Leontief) devant les bâ-timents de la fabrique de tissus imprimés qui com-prenaient, entre autres choses, une teinturerie, des lieux de stockage et des logements pour les ouvriers. C’est une maison de douze baies de large sur deux niveaux : version basse ou ramassée d’un type d’ar-chitecture domestique familière à Saint-Pétersbourg, construite, comme les palais de la ville eux-mêmes, en faux matériaux assemblés dans un style baroque-clas-sique élégant et plaisant : des semblants de pilastres doubles appliqués délimitent quatre baies centrales ; les encadrements de fenêtre en simili-marbre sont ar-ticulés par des clés de voûte ; un motif plat du même matériau imitant des balcons souligne l’étage. Dans les années 1990, les murs de briques plâtrés avaient une vague couleur pêche. À l’époque de la révolution, la famille vivait dans cet hôtel particulier. Sous le ré-gime soviétique, cependant, l’intérieur fut subdivisé afin d’y loger plusieurs familles, plutôt que l’unique pour laquelle il avait été bâti. Il donne toujours l’im-pression d’un endroit où il fait bon grandir.

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La présence de la famille Leontief à Saint-Péters-bourg remonte au xviiie siècle, à 1741-1742 précisément, quand Ivan Leontief, marchand aisé du quartier des Vieux-Croyants, à Kiev, reçut de l’impératrice Eliza-beth la citoyenneté et le droit de gérer un négoce. L’en-treprise familiale se développa et prospéra au cours des cent années suivantes grâce aux générations successives de fils qui en reprirent les rênes. Ils se spécialisèrent dans le commerce, puis, autour de 1859, construisirent une fabrique de tissus imprimés. Ils possédaient en outre un magasin de vente de coutellerie et d’autres produits de luxe dans l’élégante galerie marchande connue sous le nom de Gostiny Dvor, sur la Perspec-tive Nevski, la grande avenue qui traverse le centre de la ville et la scène où se joua si souvent la vie de la ville — dans la réalité aussi bien que dans la fiction.

Eux-mêmes se considéraient comme des paysans qui avaient réussi. La fierté des racines paysannes était courante en Russie. Au début du xxe siècle, la légende familiale voulait à tort qu’ils fussent arrivés à Saint-Pétersbourg dans les années 1860, après l’abo-lition du servage. Écrite et jouée pour la première fois en 1904, à la veille de la Révolution de 1905, La Cerisaie de Tchékhov donne à entendre des voix, pour-rait-on dire, aux lendemains de cette émancipation :

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Lopakhine, paysan en pleine ascension sociale devenu marchand, achète le verger de Lioubov Andreïevna, aristocrate appauvrie sur le déclin, et le rideau tombe sur le vieux Firs, serf affranchi devenu domestique, au seuil de la mort, expirant sur la scène déserte. Les Leontief imaginaient entrer dans le scénario russe du serf affranchi devenu marchand, puis industriel. La vérité est cependant qu’ils commencèrent leur ascen-sion au xviiie siècle et que, plus tard, ils en dédui-sirent à tort que l’émancipation du xixe siècle avait été la première étape.

La position sociale et les privilèges avancèrent avec la réussite sociale. En 1893, peu après la mort de son mari, la jeune belle-mère de Wassily déposa avec succès, pour sa famille, une demande de citoyenneté honoraire héréditaire qui les dispensa du service mi-litaire et des impôts, etc. Signe de sa réussite finan-cière, sous la houlette de l’oncle Valentin, le deuxième fils du premier mariage de son père, la grande entre-prise qu’était devenue l’usine des Leontief demanda à se transformer en société par actions avec un capital de 6,5 millions de roubles. Le moment n’aurait pu être plus mal choisi. Les statuts furent confirmés, et Valentin porté à la présidence, le 26 juillet 1917. L’as-cension sociale était sur le point de toucher à sa fin.

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Dans les années 1880, un enfant grandissant dans la grande maison, sur la berge, devant l’usine, aurait eu un sentiment d’aisance et de bien-être. Or, si le plus jeune des Wassily bénéficia avec le reste de la famille de leur richesse croissante, son intérêt pour l’usine différait de celui des autres. Au lieu de se pré-parer à travailler pour l’entreprise, l’adolescent, au sortir du Gymnasium, prit part à une action des ou-vriers, à une grève, contre l’affaire familiale.

Comme c’est généralement le cas pour les évé-nements marquants de sa vie, nous ne l’apprenons qu’indirectement. Cela a quelque chose à voir avec sa nature.

3. Leipzig — Munich

Leontief avait seize ans en 1896, quand il termi-na sa scolarité à l’école Katharinen de Saint-Péters-bourg. Ce que nous savons de la suite de son itiné-raire, c’est que, quelques années plus tard, il s’inscri-vit à la Handelshochschule — l’école supérieure de commerce — de Leipzig. Institution privée fondée en 1898, cette école était l’une des premières en son

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genre : un aspect de la privatisation de ce qui avait été jusque-là une affaire familiale. Désormais connue sous le nom d’École supérieure de management de Leipzig, elle continue de former des étudiants aux af-faires. Le jeune homme de Saint-Pétersbourg s’ins-crivit pour quatre semestres. Mais il resta à l’étranger beaucoup plus longtemps et vécut en Europe jusqu’en 1906 quand, avec sa femme, son bébé, et son doctorat en main, il finit par rentrer à la maison.

La légende familiale — autrement dit sa vie telle que son fils, mon père, la raconta après sa mort — est qu’il mena des grèves contre l’usine de son grand-père ou, dans une autre version, de son père (même si, en fait, son père était mort à cette époque). L’en-gagement dans les grèves, plutôt qu’un rôle de leader, paraît plus vraisemblable pour décrire les actions d’un garçon de seize ans tout juste sorti du lycée. Saboter l’entreprise familiale était une chose pour le moins mémorable. C’est l’une des rares actions marquantes de sa vie. Il faut dire, toutefois, que cette façon de porter sur la place publique les tensions entre pères et fils était une sorte de spécialité russe au xixe siècle. « Une chose très russe », observa son fils à propos du rôle de son père contre l’entreprise familiale. Il avait raison.

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Il revint à Tourgueniev de donner une forme lit-téraire à la conduite de générations de fils révolution-naires dans la Russie du xixe siècle. Écrit lors de son exil en Europe, son roman sur le sujet, Pères et fils, avait été publié plus de trente ans auparavant, en 1862. C’est une guerre de générations, une guerre de mots qui se déroule dans un manoir russe, à propos d’idéaux éducatifs et humains divergents. Elle s’achève, de ma-nière ambiguë, par la mort accidentelle du jeune étu-diant en médecine, Bazarov, défenseur d’une nouvelle approche scientifique, quantitative. En 1896, quand Wassily s’associa à la grève des ouvriers contre l’en-treprise familiale, des violences bien réelles se prépa-raient en coulisses. En 1906, Andreï, le fils du roman de Biély, Pétersbourg, est un terroriste qui complote de faire sauter son père avec des ingrédients dissimu-lés dans une boîte de sardines.

À la différence de Biély, également né en 1880, Leontief ne participa jamais délibérément à une conspiration de cette espèce. En vérité, on suppose que sa participation à la grève contre l’entreprise familiale n’était pas faite pour rompre avec le pas-sé, dans l’esprit de Bazarov, mais dans le désir géné-reux d’améliorer les conditions de travail. Reste que son destin, qui est aussi affaire de naturel, fut d’être