transfuge n°65

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Février 2013 / N° 65 / 6,90 Choisissez le camp de la culture TRANSFUGE LITTÉRATURE MARIE NDIAYE : RENCONTRE À BERLIN YASMINA REZA, JEFFREY EUGENIDES : ECRIVAINS DU MILIEU CINÉMA GRAND ENTRETIEN : JEAN-CLAUDE BRISSEAU FILM DU MOIS : DANS LA BRUME DE SERGEI LOZNITSA SNOBS! &:HIKTMF=YU[^U^:?a@a@f@t@k" M 09254 - 59 - F: 6,90 E NOUVELLE FORMULE Charles Dantzig Transfuge DE MARCEL PROUST A CHARLES DANTZIG ET SIMON LIBERATI, UNE LITTERATURE A CONTRE-COURANT Simon Liberati

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SNOBS !

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Page 1: TRANSFUGE N°65

Février 2013 / N° 65 / 6,90 €

Choisissez le camp de la cultureTRANSFUGE

LITTÉRATURE Marie Ndiaye : reNcoNtre à BerliN

yaSMiNa reZa, JeFFrey eUGeNideS : ecriVaiNS dU MilieU

CINÉMAGraNd eNtretieN :

JeaN-claUde BriSSeaU

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Simon Liberati

Page 2: TRANSFUGE N°65

LE SECRETDE SYLVIA PLATHDans ce premier roman inspiré, Oriane Jeancourt Galignani traque cet ultime secret grâce à uneconfession imaginaire de l’écrivain, émaillée de ses plus belles images. Bien au-delà de l’égérie emblématiquecréée par les féministes d’outre-Atlantique, l’auteur dessine une figure singulière, bouleversante d’humanitéet de contradictions – le portrait tout en clair-obscur d’une femme inoubliable.

ALBIN MICHEL

galignani_Transfuge_210285pp 21/01/13 16:46 Page1

Page 3: TRANSFUGE N°65

EDITORIAL / Page 3

e désertion, il y a plusieurs formes. Celle dont nous avons parlé dans le numéro 61 de Transfuge : ces écrivains qui appellent à une scission violente d’avec la société. Avec en point de mire le « Ne travaillez jamais » de Debord. Des écrivains anarchistes, infidèles à toutes sortes de lois. Des écrivains osant le saut dans le vide, choisissant souvent le mysticisme comme voie de sortie. Yannick Haenel, François Meyronnis, Pascal Quignard, Stéphane

Zagdanski et quelques autres. Le saut est radical, il est libérateur ; il est aussi difficile, générateur d’inquiétudes sinon d’angoisses, de solitude parfois. C’est que la société du travail est aussi le garde-fou de beaucoup d’hommes et de femmes (je laisse les cons dogmatiques penser que cette dernière phrase est réactionnaire, elle n’est ni progressiste ni réactionnaire, mais le conséquent d’observations précises). Bref.

Une autre forme de désertion attire notre attention dans ce numéro, celle des snobs. Leur désertion est moins violente, moins face à face avec la société, disons plus en biais. Désertion en arabesque. Deux écrivains l’incarnent aujourd’hui à merveille : Charles Dantzig, dont un excellent essai a paru en janvier, A propos des chefs-d’œuvre (Grasset) ; Simon Liberati, post-décadent, dont les 113 études de littérature romantique (Flammarion) sont un régal. Les deux hommes ne s’aiment pas beaucoup, (je le devine), car il est entendu que deux snobs ne peuvent s’entendre. Et pourtant, beaucoup de choses les rapprochent. A commencer par leur affection pour l’aristocratie, définition originale du snobisme. Passion de Proust pour les deux, passion des comtes et des comtesses, des ducs et des duchesses, des rois et des reines. Pour rire mais sérieusement aussi, Charles Dantzig assume un intérêt certain pour Les Aristochats ; Liberati pour les pantoufles de Marie-Antoinette. Ils ont tous deux une aversion pour le naturalisme dominant de notre époque, incarné par Michel Houellebecq, (même si, paradoxe de ce dernier, il préfaça un livre du décadent Remy de Gourmont). Anti-naturalistes, ils sont du côté de l’artifice, des Baudelaire, des Huysmans, des Wilde, des Barbey d’Aurevilly (dont un Quarto, qu’on attend avec impatience, paraîtra en février). Ils aiment les auteurs rares, empoussiérés. C’est pourquoi s’ils citent les grands auteurs, ils ne manqueront jamais d’évoquer quelques romanciers, peut-être meilleurs, et hélas enterrés vite. En vrac : Remy de Gourmont, Jean Moréas, Paul-Jean Toulet, J.-J. Weiss, Max Beerbohm, Jean de Tinan et quelques auteurs latins mis aux oubliettes.

Ni l’un ni l’autre, dans leur essai respectif, analysent. Trop pesant, trop lent, trop grave. Ils se souviennent certainement de cette phrase de Léon Bloy : « Fuyez l’analyse comme le diable. » On mise sur la forme, sur des phrases qui finiront par faire musique. « Attraper la note », écrivait Flaubert ! Aspiration à la légèreté, à l’élégance, et l’air de rien, à l’essentiel.

Tous les deux citent avec émotion le Satyricon de Pétrone, sûrement à cause du personnage haut en couleur, Trimalcion, dont on dit souvent qu’il est le premier snob de la littérature.

Les deux hommes désertent en douceur, en hauteur de vue, tout en rupture avec la société, c’est-à-dire le majoritaire.

Disons-le franchement : nous n’avons pas affaire à de grands démocrates ; de chacun il faut lire l’essai pour percevoir que la distinction, c’est-à-dire l’exclusion, est au cœur de leur goût. Pas d’intérêt chez ces messieurs pour la culture de masse. Un dégoût même. Leurs livres ne s’adressent pas au plus grand nombre. Mais les grands écrivains sont-ils du côté de la démocratie ? Rien n’est moins sûr.

Vous l’aurez compris, ce dossier sur le snobisme littéraire est à prendre dans un sens mélioratif. Il s’inscrit dans une histoire littéraire, riche. Il ne s’agit pas de faire un inventaire des snobs de salons, salonards de peu d’intérêt, mais plutôt de rappeler, qu’aujourd’hui comme hier, le snobisme, en littérature, est fécond. Il finit par faire art.

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Simon Liberati

Charles Dantzig

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Page 4 / TRANSFUGE

somma

ireN°65/février 2013

entretienP. 16

LoznitsaCinéma

P. 44

SnobsDossierP. 64

Pour attaquer p.33/ éditorial – 5/ j’ai pris un verre avec… – 6/ chronique – 8/ mauvaise humeur 10/ la mémoire retrouvée – 12/ club Transfuge – 14/ le journal de… – 15/ nouvelles gueules

Le grand entretien p.1618/ introduction19/ entretien : Jean-Claude Brisseau

Littérature p.2424/ ouverture : Ladivine, Marie NDiaye

29/ critique : L’Ange Esmeralda, Don DeLillo

30/ critique : Célébration, Ivan Matousek

31/ critique : L’Homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk

32/ critique : L’Ange de Coppi, Ugo Riccarelli

33/ critiques 36/ remous : Le signe de Swann

40/ déshabillage : Hélèna Villovitch

Cinéma p.4444/ ouverture : Dans la brume, Sergei Loznitsa

47/ critique : Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow

48/ critique : Passion, Brian De Palma

49/ critique : Hiver nomade, Manuel von Stürler

50/ critique : Lincoln, Steven Spielberg

51/ critique : Antiviral, Brandon Cronenberg 52/ critique : Un week-end en famille, Hans-Christian Schmid 53/ critiques56/ remous : Django retenu

60/ déshabillage : Eric Caravaca

Dossier p.6466/ Un homard sur l’épaule

69/ Abécédaire

70/ « L’artifice est l’essence de l’art »

72/ « Charlus est un snob parfait »

74/ « Je suis fasciné par les pantoufles de Marie-Antoinette »

76/ Contre les pesanteurs du monde

78/ L’ostentation de Barbey

79/ So british !

80/ Haine française du snob

81/ Une rose à son corsage

82/ A vos classiques

et pour finir p.8484/ poésie : Œuvres, Max Jacob

85/ poche : Pour un nouveau roman, Alain Robbe-Grillet

86/ théâtre : Tristesse animal noir, Anja Hilling

87/ bloc-notes88/ DVD : Elio Petri, William Friedkin, Georges Rouquier

90/ classique livre : Mémoires, Madame de Rémusat

91/ classique cinéma : Qui a peur de Virginia Woolf ?, Mike Nichols 92 / expo : L’Artiste et ses artistes, Sol LeWitt

93/ série : Louie, Louie C.K.

94/ medias : Roselyne Bachelot

96/ musique pop : Roy Orbison

97/ musique classique : Nonette, George Onslow 98/ prophétie

Littérature

P. 24 NDiayeMarie

Le grand

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POUR ATTAQUER / Page 5

J’ai Pr

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Brigitte roüanrigitte Roüan m’accueille dans sa tanière du 5e arrondissement de Paris. C’est un heureux déplacement : la Roüan est un animal rare. En vingt ans, depuis Outremer (César du meilleur premier film) cette comédienne qu’on a pu voir chez Resnais,

Honoré et Haneke, a réalisé quatre longs dont ce solaire Tu honoreras ta mère et ta mère. A chaque sortie, on est une petite tribu d’admirateurs à vouloir

approcher la bête, avec le souvenir ému de Post coitum animal triste : « Encore un homme qui aime ce film ! Vous savez que ce sont surtout des hommes qui m’ont écrit pour m’en parler. Alors qu’ils sont les grands absents de mes histoires. Excepté le dernier où ils sont quatre. Mais ce sont des fils. Ce n’est pas pareil. » L’héroïne de Tu honoreras ta mère et ta mère prétexte organiser chaque été un festival théâtral en Grèce pour réunir sa progéniture au complet : « Le fils, c’est la seule personne pour qui on se jetterait au feu. C’est une cascade de la naissance à la mort. On ne peut s’en débarrasser. Les garçons luttent contre ça. Les mères voudraient que ça dure toute la vie. C’est barbare de devoir s’en séparer. » Ni tragédie familiale, ni comédie de villégiature à la Goldoni, sa chronique estivale est organisée comme un duel mère contre fils assorti d’allégories. Comme cette image de l’héroïne menant une galère romaine :

« Ce ne sont pas des illustrations mais une manière de provoquer l’émotion par l’image. Si j’avais les moyens, je mettrais partout des effets spéciaux. » A mesure que je la regarde parler avec vélocité – en s’agitant dans tous les sens – de son désir de réaliser au moins « un plan dont on se rappellera », elle m’évoque Jo, son héroïne campée par Nicole Garcia : « Les héros sont les porte-parole du cinéaste. Dans les films de Nicole, les actrices parlent comme elle. Dans ce film, elle parle comme moi. Il ne faut pas demander à un acteur de vous imiter mais de cesser de faire certaines choses. La première fois que je l’ai compris, c’est en regardant Van Gogh de Pialat. En fermant les yeux, j’ai réalisé que Dutronc parlait comme Maurice. » Lucide, Pialat avait compris que Roüan était faite pour la réalisation : « Il avait accepté de jouer dans mon premier court, Grosse (1985). Il m’appelait la Margot Kidder française. Je pensais ne pas être assez intelligente. Je lui disais que je ne voyais pas les choses assez en grand mais trop dans le détail. Il m’a répondu que c’était ça le cinéma. » Ça fait deux heures qu’elle évoque la situation « catastrophique » de la Grèce (l’un des sujets du film) ; l’hystérie (thème parcourant toute son œuvre) ; ses pères spirituels, parmi lesquels Humbert Balsan son « cher producteur indépendant » grâce à qui elle a pu monter Travaux, sa farce sur les sans-papiers : « Je connais un peu le sujet. J’avais voulu trouver une manière distanciée d’en parler. Ça sert à ça à la comédie. En fait, tout est organisé pour que ce soit impossible d’obtenir ses papiers. Et c’est de pire en pire. Ah, je pourrais vous en raconter de bonnes… » Personne n’en doute. Espérons seulement que la prochaine fois, il ne faudra pas encore attendre trop longtemps.

B« Le fils, c’est la seule personne pour qui on se jetterait au feu »

par Frédéric Mercier - photo Fabien Breuil

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là en 1915, festival d’horreurs jamais égalé, mais qu’elle plane à un niveau d’altitude inaccessible aux hommes. Elle leur passe au-dessus de la tête, tel un obus sifflant dans l’air, tiré par on ne sait qui vers on ne sait quoi, au point que la trame de cette mauvaise pièce échappe à ses supposés acteurs : « Tout cela, Anthime ne l’a reconstitué que plus tard, après qu’on le lui a expliqué, sur le moment il n’y a rien compris comme c’est l’usage. »

La tragédie est en excès par rapport à la jauge humaine, processus autonome qui nous dépasse et nous absente (voir le condensé ostentatoire de tournures impersonnelles de la page 45 : « il est également arrivé que » ; « il a pu se présenter que » ; « il s’est produit qu’un soir »). 14 se positionne et se campe à hauteur d’Anthime : non pas La Guerre, mais la guerre telle que vécue par ce petit employé qu’on a d’abord vu cheminant à bicyclette et qui, évoluant plus bas que la tragédie, manquera toujours son rendez-vous avec elle : il ne la voit pas venir (« C’avait plutôt pas mal été non plus, dans le train, sauf le confort »), et une fois qu’elle est là il n’y pige rien, comme chacun de ses semblables, s’élèveraient-ils dans les airs tel son frère péteux dont l’avion s’écrasera.

Qui veut écrire juste n’écrira pas tragique, même au cœur du plus gigantesque merdier de l’Histoire. Qui veut parler en vérité proscrira les poses et les déclamations du tragédien, leur préférant la figure de style attitrée de la moindre mesure humaine, à savoir l’euphémisme. L’euphémisme est une baisse d’un ton – voire de deux ou trois. L’euphémisme chuchote ce qui semblait devoir être crié. L’euphémisme prosaïse, trivialise, humanise. « On ne pouvait pas se plaindre qu’il f ît un peu plus frais qu’en Vendée, l’air était pur et vif, on se sentait plutôt pas mal » ; « la censure du courrier n’aidait pas trop à ce qu’on se plaignît » ; « quelle que fût en tout cas la couleur de ce casque, on n’a pas été mécontents de l’avoir sur la tête pendant l’offensive de l’automne ». C’est ainsi que les hommes, petites choses, habitent la Grande Histoire.

L’emphase tragédienne fait l’homme plus grand qu’il n’est. Elle gonfle tout, et par exemple multiplie les adresses vocatives qui n’existent qu’au pays de la rhétorique (« ne meurs pas, Alexandre » ; « toi aussi, mon fils »). Elle est de la gonflette, un tuning stylistique, un botox verbal, une fable, une construction, une falsification, une imposture, un bon tour littéraire joué aux millions de gogos qui tiennent tant à y croire.

out est bien : Echenoz est beaucoup lu et presque unanimement salué comme un des meilleurs écrivains vivants. Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? On lui donne le Nobel, on boit une verveine, et au lit ? Remontons plutôt la pente qui achemine son œuvre

vers le Panthéon consensuel afin de revenir à la source de notre adhésion ; afin d’élucider encore une poétique qui, implicitement, en exclut d’autres que le champ littéraire peu regardant glorifie tout autant. Puisque Echenoz est grand et que le grand art divise, voyons en quoi Echenoz divise.

A cela nous aidera une station provisoire à la page 79 de 14, qui offre des lignes discrètement polémiques sur l’humeur générale d’un auteur d’ordinaire peu disposé à exprimer son humeur. Nous sommes au cœur des tranchées, une bataille fait rage dont Echenoz interrompt brusquement la narration : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, même si comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit, et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux. »

Lignes contre la guerre ? Ça nous ferait une belle jambe amputée. Lignes sur la littérature, plutôt : celle qu’il refuse de fabriquer à la suite de « mille » autres. Que refuse-t-il ? L’emphase. Le bruit. La chevauchée des Walkyries. La littérature montée sur de grands chevaux pour se hisser à la hauteur acoustique de l’opéra. Tout cela est « ennuyeux », et surtout « excessif ». Aussi vrai que la ligne de front de 14-18 fendit les Ardennes, la ligne de front littéraire (opposant Echenoz à qui ? chacun sa liste) se situe exactement au point où se formule le refus de l’excès.

Certa ins (qui ? chacun sa l i ste) d iront que la Grande Guerre Majuscule appelle une amplification du volume stylistique. Et d’appliquer ce précepte dans des romans dont on saluera le souff le (trompettes) et la profusion de destins se croisant dans un vaste ensemble opératique. A cela on répondra, d’une part, qu’il n’est pas établi que la forme doive se mettre au diapason du fond, et qu’on peut tout aussi légitimement promouvoir une esthétique du contrepoint, du rééquilibrage dialectique – traiter l’exception en mineur, et l’ordinaire en majeur. D’autre part, et c’est l’essentiel, que oui la tragédie existe et surtout

Le nez dansle texte

François Bégaudeau

Page 6 / Pour attaquEr

14Jean EchenozEditions de Minuit, 128 p., 12,50 e

Echenozou l’atragédie

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Un retour au pays natal après vingt ans d’exil.

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Ces écrivains du milieuLE RoMAn dU MARIAgEJeffrey Eugenidestraduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier DeparisEditions de l’Olivier560 p., 24 e

HEUREUx LES HEUREUxYasmina RezaFlammarion192 p., 18 e

est le secret de polichinelle de la littérature d’aujourd’hui : elle est plus formatée que la variété à la française, plus couverte d’étiquettes qu’un flacon d’antidépresseurs ; bref, en un mot : plus cloisonnée que jamais. Les sectateurs

du psychologisme old school, les cliniciens du néo-naturalisme d’obédience houellebecquienne, les hipsters germanopratins… Il faudra maintenant compter avec les MOR – les « middle of the road » comme on dit outre-Atlantique. Soit des écrivains confortablement installés sur un petit – voire un épais – coussin de ventes, des écrivains-techniciens connaissant les f icelles du métier et faisant fonctionner leur petit atelier à plein régime. Bref, d’honnêtes fonctionnaires de la littérature qui ne se commettent pas dans le populisme crasse et racoleur du best-seller de caniveau, mais qui se gardent bien de toute témérité. Des écrivains du milieu, en trois mots, s’efforçant de concilier la tentation du produit de masse et une certaine foi dans la Littérature avec un grand l, celle qui expérimente, innove, dérange. Ces centristes de la plume comblent d’aise critiques et lecteurs : les uns croient y détecter l’ambition esthétique et le degré d’exigence qu’ils attendent d’un livre, les autres espèrent une double ration de plaisir brut de lecture. C’est le règne de la tiédeur ; l’empire du compromis. La liste est longue : Jonathan Franzen, Jennifer Egan, Christian Oster… Et voilà qu’en ce début d’année tombent coup sur coup deux abonnés au succès : Yasmina Reza, avec Heureux les heureux, dont nous sommes en mesure de dire, après une enquête sociologique précise, que le livre est entre toutes les mains des usagers du métro ; Jeffrey Eugenides, revenant avec un copieux Roman du mariage réjouissant a priori tous les amateurs de littérature américaine.

Eugenides in the middleEugenides est un bon exemple d’évolutionnisme

littéraire. Après deux romans (Virgin Suicides et Middlesex) parfois boiteux, mais qui portaient une estampille singulière, il sort des chemins de traverse et regagne la grand-route. Le Roman du mariage est écrit dans les clous bien balisés du campus novel (roman de fac, radioscopie grinçante du petit monde des intellectuels et des us et coutumes des facs US) et du triangle amoureux romanesque dont le XIXe siècle était si friand. Madeleine, étudiante spécialiste des complications matrimoniales dans le roman victorien, est tiraillée entre Leonard, esprit aussi brillant que maniaco-dépressif, et Mitchell,

C’

qui cherche un sens – au monde, à sa vie – dans la théologie. Eugenides réchauffe de vieilles recettes : dissection psychologique des motifs des uns et des autres, peinture, comme on disait autrefois, des affres de la jalousie, collision des milieux sociaux entre Madeleine et Leonard, scènes « à faire » : la première rencontre, la visite chez les parents. Il faut bien l’avouer, on a l’impression d’avoir lu ça mille fois et on s’ennuie un peu. Et pour bien enfoncer le clou, Eugenides se paie la tête des frenchies venus évangéliser l’Amérique à grands renforts de Jacques Derrida et de Roland Barthes. Ce sont les années 80, le structuralisme hexagonal – la « French Theory » – est devenu « cool » et Eugenides brocarde les poses branchées de ses adeptes et l’hermétisme nébuleux de ses maîtres. Alors ? Vive le bon vieux roman d’antan, personnage réaliste, intrigue artisanale bien bâtie, et foin des chichis et outrances sur l’intertextualité ou la déconstruction. Sauf qu’Eugenides ne veut pas jeter le bébé du roman avec l’eau du bain structuraliste. Madeleine

Jeffrey Eugenides revient avec Le Roman du mariage

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POUR ATTAQUER / Page 9

vit et voit le monde à travers des livres, Leonard est un sosie de David Foster Wallace, auteur culte de la postmodernité… Le Roman du mariage se présente comme un livre du second degré, un texte renvoyant à d’autres textes, fidèle en cela aux préceptes de Barthes ou de Derrida. Mais on n’est pas pour autant chez John Barth ou William Gass : Eugenides n’invente aucune forme pour dire cette autarcie de la littérature, histoire de ne pas faire fuir le lecteur timide, probablement. Résultat : désolé de le redire, on s’ennuie un peu car l’excitation esthétique n’est pas au rendez-vous.

L’art de ménager la chèvre et le chouYasmina Reza, c’est notre star à nous, la VRP à

l’étranger de la littérature française contemporaine : c’est elle qu’on connaît et qu’on traduit. Non heureuse de collectionner les lauriers critiques et commerciaux, c’est un auteur multitâche, qui fait aussi bien dans le théâtre (« Art », Le Dieu du carnage) que dans la chronique politique (L’Aube le soir ou la nuit) ou le roman. Et ce n’est pas seulement d’un livre à l’autre qu’elle mange à tous les râteliers. Heureux les heureux, suite polyphonique de courts textes aux personnages récurrents, affiche ses ambitions – pardon on allait écrire prétentions – à la modernité. Fragmentation, épure du style, intégration du dialogue à la coulée du récit – avec son théâtre de la conversation, Yasmina Reza veut nous faire penser qu’elle est la fille cachée de Sarraute. Après tout, pourquoi pas. Sauf qu’elle oublie de congédier tout le fatras mité du roman d’hier, sinon d’avant-hier. Il n’est question dans Heureux les heureux que de psychologie comparée des sexes, de force des sentiments, d’incommunicabilité maritale, d’adultère… Bref, nous voilà les deux pieds dans le « roman d’analyse », cette espèce qu’on croyait enterrée depuis longtemps, mais qui a manifestement encore de beaux jours devant elle. Reza la contorsionniste ne fait pas seulement le grand écart entre l’ancien et le moderne, elle cherche aussi à faire la synthèse entre la culture populaire et la « haute » culture. Le milieu toujours… Mais sa vision du divertissement populaire se réduit à une poignée de noms – Céline Dion, Edith Piaf – dont elle semble ne retenir que des clichés (Céline et René, la passion délirante de ses fans pour la crécelle québécoise…). Quant à son brevet de haute

appelons que la littérature n’est pas seulement le terrain de jeu de romanciers « moyens ». Il y a en aussi de très mauvais. Désolé pour Tristane Banon, mais il n’y a pas d’autres mots pour qualifier les tourments d’Alice, trentenaire un brin larguée et confrontée au cancer de Maud, mère écrasante. D’ailleurs non, ce n’est pas mauvais, c’est bête, voire bêtifiant. C’est Alice au pays de la niaiserie puérile. Un pays où il n’est question que de « mamans » et où se demande si « le chagrin fait comme les mathématiques ? Moins plus moins ça fait plus ? ». La génération Casimir, ces

régressifs de la trentaine, ont peut-être trouvé leur caricature. par Damien AubelR

culture, elle va le chercher du côté de la gravité des questions existentielles. La mort, la solitude, le « gouffre profond » des années qui restent à vivre – autant de thèmes qu’elle traite avec la pénétration d’une dissertation de niveau terminale.

Jeffrey Eugenides et Yasmina Reza ne sont pas du même niveau – on s’ennuie un peu, poliment, en lisant le premier ; la seconde agace. Mais l’un comme l’autre ont un indéniable savoir-faire. Disons qu’ils ont des moyens. Mais hélas, c’est en vue d’une littérature « moyenne ». Et de moyen à médiocre, il n’y a souvent qu’un pas. par Damien Aubel

Yasmina Reza fait paraître Heureux les heureux

LE débUt dE LA tyRAnnIETristane BanonJulliard196 p., 18 e

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Voyez ma mère. Comme elle e s t ch a r m a nt e . Vo ic i u ne photog r aph ie de b on heu r intense puisqu’elle a eu enfin un garçon après deux filles. J’ai un an et je ne suis pas mécontent de cette mère dont, dans Portraits de femmes, je signale que les yeux étaient de couleurs différentes. Pourquoi une femme avec deux yeux différents manifeste-t-elle la dualité, dure ou enchantée, de sa nature ? J’ai beaucoup observé son regard.

J’insiste ici sur l’art de vivre qui se dégage de ce cliché, et sur l’art de vivre à Bordeaux, en anglophilie fondamentale – mais sur ce dernier point, on ne m’entend pas ! J’indique encore que nous sommes en 1937, juste avant la grande dévastation de l’Europe.

Je n’ai aucune idée de qui a pris cette photo, sans doute mon père. Ce qu’il faut comprendre tout de suite, c’est que nous sommes en présence d’un communiant issu de la bourgeoisie anglophile de Bordeaux : ainsi ce personnage avec son brassard n’a pas à porter sur les épaules le sac de la collaboration, ou le sac pétainiste, ou le sac de Moscou qui arrive au pouvoir – nous sommes en 1948. Je suis, là, un Anglais de 12 ans, catholique – ce qui est une rareté. Ma posture est celle de quelqu’un de déterminé, mais sans arrogance. Voici l’enfance d’un déserteur obst iné. Le dieu cathol ique a , pour ce communiant, une attent ion particulière.

Cette photo est pour moi révolutionnaire. Elle représente le contraire de l’ intégrisme réactionnaire. Car celui qui se cache derrière cet habillage, c’est quelqu’un qui va rentrer en guerre très vite.

Philippe Sollerspropos recueillis par Vincent Roy

Portraits de femmes Flammarion160 p., 15 e

Ce portrait date de 1951. C’est la sensualité. Quand je rencontre E.S.M. qui est bisexuelle, j’ai 15 ans et elle 30. Pour moi, cette expérience est absolument fondamentale et m’a fait gagner b eaucoup de temps – je le dis dans Portraits de femmes qui est un traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations bien affaiblies. Je conseille aux jeunes hommes de prendre des femmes plus âgées très tôt. Regardez l’oreille d’Eugenia. Voilà quelqu’un qui entend très bien. La boucle d’oreille me charme. Et cet œil.

Eugenia est très subversive, ne s’embarrasse d’aucun préjugé : passer à l’acte avec un garçon qui a 15 ans de moins qu’elle n’est pas évident et pourtant, elle le fait avec le plus grand naturel. Ce fut une aventure au cours de laquelle j’ai bénéficié de son indulgence. De toute façon, ma position fondamentale est toujours la même : ce n’est pas moi qui demande. Je suis le contraire d’un prédateur. Avant Eugenia, j’avais commencé par expérimenter les jeunes filles locales, les jeunes filles pas très en fleurs de la bourgeoisie. Mon enquête s’était révélée consternante : mariage, enfant, installation.

Qu’est-ce qu’on me reproche, au fond, et sans oser le dire ? La bourgeoisie décalée c’est-à-dire offensive. Je couche à 15 ans avec une fille qui a le double de mon âge et qui n’est pas de mon milieu. La lutte des classes est la passion dominante en France.

Philippe Sollers en communiant à Bordeaux, 1948

Bordeaux, 1937. Dans le parc de la propriété

familiale: Philippe Sollers avec l’une de

ses soeurs et sa mère

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E.S.M., 1951

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POUR ATTAQUER / Page 11

Dominique a 45 ans – mais elle en fait 12 de moins –, lorsque je la rencontre. Moi, j’ai 22 ans. Elle est d’une jeunesse étourdissante. Cette photo, c’est le charme et l’élégance. Cette femme se présente à l’époque comme belge (née à Bruxelles), avec beaucoup d’influences hollandaises. En fait, elle est d’origine juive polonaise. Sa beauté me frappe d’emblée.

Là encore, les choses vont vite. Notre aventure est très antisociale - pas d’amis, pas de groupe, personne. Dominique faisait partie du jury Femina qu’elle va quitter car elle ne supporte plus les vieilles toupies qui sont là pour faire marcher le marché de la littérature. Elle était prête à couper tous les ponts. Nous sommes partis à Barcelone – les Ramblas, la corrida… Et puis ce fut Venise, printemps et automne, pendant des années… Cette photo est très belle car ses yeux sont fermés et ça lui va bien car c’était quelqu’un qui était constamment dans un état de grande concentration. Venise, c’est elle. Le geste de la main gauche est charmant. Le placement des doigts. Quelle élégance. Pour ses derniers moments, j’ai repris la formule judicieuse d’un concile : « L’âme est la forme du corps. »

Qui m’a téléphoné, il y a quelques jours, pour me dire du bien de Portraits de femmes et me parler avec enthousiasme d’un entretien filmé avec Dominique (l’entretien figure sur mon site internet) ? Christine Angot.

Philippe Sollers Philippe Sollers sonde sa mémoire pour Transfuge, au fil des figures féminines qui ont jalonné sa vie. En écho à la parution de son magnifique dernier livre Portraits de femmes. Séquence émotion.

Ju l ia est a r r ivée en France depuis deux ans et nous sommes mariés depuis un an. Encore une étrangère… Comme c’est curieux ! Voilà ma partenaire de jeu !

Mon mariage a été très mal pris par la société française. Ne me dites pas que ce Sollers n’était pas un bon parti pour une Française ? Notre mariage d’ailleurs pèse aussi sur Julia. En effet, si vous regardez le sinistre palmarès des intellectuels français, vous constaterez qu’elle en est absente alors même que c’est une star aux Etats-Unis, au Japon, en Chine, en Norvège… Je fais remarquer que Julia est citoyenne d’honneur de la ville de Shanghai ; si je voulais faire mon Depardieu, je pourrais demain me déclarer citoyen d’honneur de la ville de Shanghai. Ce serait chic.

Bref, Julia n’a pas l’air d’une universitaire, je n’ai pas l’air d’un écrivain, l’étiquette sociale n’arrive pas à se poser sur nous.

Cette photo de Gisèle Freund est prise à Paris dans mon studio.

Je ne suis pas pianiste, mais je peux frimer un peu de jazz. Cette image n’est pas posée, je m’installe au piano, Freund déclenche, elle comprend l’importance de la musique pour moi. D’où cette image. Une des meilleures de votre serviteur avec celle de Cartier-Bresson quand je sors des hôpitaux militaires.

Ma première expérience de la musique remonte à l’enfance. Nous écoutions des concerts à la radio grâce aux postes que les occupants allemands laissent chez nous avant de s’enfuir. J’écoute du jazz très tôt. J’aurais voulu être clarinettiste.

Philippe Sollers au piano, 1967

Dominique Rolin, Paris, 1960

Philippe Sollers et Julia Kristeva, île de Ré, 1968

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E.S.M., 1951