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q n 1895, lorsque Victor de Cessole réalise sa première hivernale du mont Mounier ( 2 815 m ) au-dessus de Beuil , le Britannique Albert Frederick Mummery disparaît dans sa deuxième tentative d'ascension du Nanga Parbat , l'un des mythiques 8 000 de l'Himalaya . L'Anglais et le Niçois ne fréquentent pas les mêmes terrains de jeux… et ne poursuivent pas le même but. Cessole ne recherche pas la performance spor- tive personnelle ; il s'active simplement dans l'ex- ploration de merveilleux jardins de pierres en altitude afin que ses semblables puissent profiter du magnifique spectacle de la nature . Il s'en explique lui-même parfaitement dans l'un des très rares textes qui précise son approche person- nelle de la montagne . “ Certains réduisent l'alpinisme à un exercice de haute lutte. Combatifs avant tout, et même exclusivement , ils ne reconnaissent que les émotions par lesquelles on passe en s'attaquant aux pics sourcilleux au moyen d'une acrobatie plus ou moins palpitante . Prévenons-les bien vite : le Cirque de Rabuons n'est pas le terrain qu'il leur faut . Les cimes y sont en général d'un abord très accueillant et le grimpeur y trouvera à peine de quoi satisfaire l'âpre volupté de l'es- calade ardue . Mais n'y a-t-il vraiment pas matière , dans nos Alpes , à d'autres impressions profondes et durables ? Pour avoir ressenti légitimement la fierté des périls affrontés et des obstacles vaincus , pourquoi donc n'apprécierait-on plus la simple croupe herbeuse , avec les capricieuses origina- lités de sa végétation diaprée , la forêt presti- gieuse , avec son dispositif et ses effets toujours inattendus , la masse écrasante ou la fine dente- lure du rocher au profil fantastique , le tourbillon du précipice , la symphonie des eaux , chantant en ses méandres gracieux sur le plateau fertilisé ou se brisant en flots tumultueux de cascade en cascade , symbole de vie et de destruction e 135 Affiche de Lee Brossé, années 1910 (éditions Gilletta - Nice-Matin). La croisade du chevalier pour la montagne

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q n 1895, lorsque Victor de Cessole réalise sapremière hivernale du mont Mounier (2 815 m)au-dessus de Beuil , le Britannique AlbertFrederick Mummery disparaît dans sa deuxièmetentative d'ascension du Nanga Parbat , l'un desmythiques 8 000 de l'Himalaya . L'Anglais et leNiçois ne fréquentent pas les mêmes terrains dejeux… et ne poursuivent pas le même but .Cessole ne recherche pas la performance spor-tive personnelle ; il s'active simplement dans l'ex-ploration de merveilleux jardins de pierres enaltitude afin que ses semblables puissent profiterdu magnifique spectacle de la nature . Il s'enexplique lui-même parfaitement dans l'un destrès rares textes qui précise son approche person-nelle de la montagne.

“Certains réduisent l'alpinisme à un exercice dehaute lutte . Combatifs avant tout , et mêmeexclusivement , ils ne reconnaissent que lesémotions par lesquelles on passe en s'attaquant

aux pics sourcilleux au moyen d'une acrobatieplus ou moins palpitante . Prévenons-les bienvite : le Cirque de Rabuons n'est pas le terrainqu'il leur faut. Les cimes y sont en général d'unabord très accueillant et le grimpeur y trouveraà peine de quoi satisfaire l'âpre volupté de l'es-calade ardue.Mais n'y a-t-il vraiment pas matière , dans nosAlpes , à d'autres impressions profondes etdurables ? Pour avoir ressenti légitimement lafierté des périls affrontés et des obstacles vaincus,pourquoi donc n'apprécierait-on plus la simplecroupe herbeuse , avec les capricieuses origina-lités de sa végétation diaprée , la forêt presti-gieuse, avec son dispositif et ses effets toujoursinattendus, la masse écrasante ou la fine dente-lure du rocher au profil fantastique, le tourbillondu précipice, la symphonie des eaux, chantanten ses méandres gracieux sur le plateau fertiliséou se brisant en flots tumultueux de cascade encascade , symbole de vie et de destruction

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Affiche de Lee Brossé, années 1910 (éditions Gilletta - Nice-Matin).

La croisade du chevalier pour la montagne

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Pause dans l'ascension de la cime du

Mercantour (2 772 m),au fond l'Argentera

(3 297 m) et la Nasta (3 108 m),

10 décembre 1900, no 2195.

quand , distrait par la succession de ces admi-rables coins de nature , l'on aura atteintjusqu'aux suprêmes élévations , comment pour-rait-on s'empêcher de frissonner d'émotiondevant les idéales splendeurs d'un panoramasans limite sous prétexte qu'il s'offrirait d'unbelvédère trop aisément surmonté ? Aurait-on ledroit de se dire un ami sincère de la montagnesans la comprendre et sans l'aimer réellementdans ce qui est le secret de son inlassable atti-rance, c'est-à-dire dans son infinie variété ?

Nous avons ainsi maintes fois goûté le charmepénétrant de la région qui nous occupe actuel-lement , bien que nos préférences nous aientportés le plus souvent à rechercher les obstaclesdes pointes vertigineuses. Car l'exploration systé-matique des grands massifs des Alpes maritimes,poursuivie depuis nombre d'années , ne nous apas fait oublier ni même négliger la Tinée. Nousy sommes, au contraire, revenu souvent et , toutdépourvues qu'elles soient de hautes difficultés ,ses cimes maîtresses n'ont pas cessé d'exercer surnous le plus vif attrait .

C'est donc sans aucune hésitation que nousconseillerons à l'excursionniste, peu soucieux derisquer une ascension aventureuse, d'aller cher-cher dans un des bassins lacustres les plus puis-sants et les plus pittoresques qu'il nous soitdonné de visiter des émotions que nous y avonsressenties nous-même.” 1

LA MONTAGNE SUR ORDONNANCEC'est son médecin qui lui aurait conseillé de fairede la montagne pour raffermir sa constitution.Cessole avait en cela un précédent célèbre : l'al-piniste anglo-américain Coolidge ! Quoi qu'il ensoit , Victor de Cessole s'inscrit en 1889 à lasection des Alpes-Maritimes du Club AlpinFrançais , créée dix ans plus tôt . Cet été-là , lecitadin est émerveillé par la cascade du Boréonet la forêt de l'Authion. La beauté de la naturedans toute sa puissance s'impose à lui ; il ne l'ou-bliera plus. Un an plus tard, le 15 juillet 1890, leprésident local du CAF, Frédéric Faraut , l'em-mène en haute Gordolasque , sa premièrerandonnée en montagne. Après avoir dormi à laMadone de Fenestre, ils gravissent le Clapier. La

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condition du chevalier est désormais suffisam-ment bonne pour qu'il puisse passer la nuit dansle refuge de la Barma emménagé dans unegrotte . Le lendemain 3 août , ils enchaînent laMalédie et le Gélas . La nouvelle recrue s'avèreexcellente, le chevalier est adoubé alpiniste… etdès 1891, nommé conseiller du Club AlpinFrançais . L'aventure du pionnier du massif desAlpes maritimes peut commencer.

LE CHEVALIER GRIMPANTEn 1892 et 1893, Cessole effectue plusieursrandonnées estivales en Vésubie, Tinée et Cians :Tournairet , lac Nègre, Pas des Ladres, Mounier,Ténibre, Grand Cimon de Rabuons…Dépourvues de difficultés majeures, ces mises enjambes à la bordure des grandes chaînes sedoublent d'une mise en place du cadre explora-toire. Cessole, en effet , livre son premier articleau Bulletin du Club Alpin Français , Le Cians ,Beuil et le Mounier . D'emblée, le ton est donné :relation du périple avec les horaires, conditionsmétéorologiques, description du village de Beuil,citation des textes existants sur les sites traversés,liste des plantes et minéraux rencontrés, indica-tion exacte des chemins d'accès au Mounier etdes dénivelés . Aucune ligne perdue à des consi-dérations lyriques sur la beauté des panoramas etdes paysages . Le propos se veut scientifique etpratique. À partir des notes précises qu'il prenden chemin sur de petites feuilles de papier,Cessole rédige ensuite les comptes rendus de sescourses les plus intéressantes . En livrant sonexpérience sur les difficultés éprouvées, les voiesd'accès choisies , le chevalier cherche à faciliterla tâche aux impétrants montagnards. Ouvrir lavoie, défricher le terrain, tel est le rôle qu'il vaprogressivement s'arroger. Peut-être cherche-t-ilà suivre du côté français l'exemple des alpinistespiémontais Alessandro Emilio Martelli et LuigiVaccarone consignant leurs explorations systé-matiques du massif alpin italien dans leur Guidadelle Alpi occidentali en 1889.

1894, l'engagement de Victor de Cessole pour lacause montagnarde lui vaut d'être nommé secré-

taire général de la section locale du CAF. Lenombre de ses sorties s'allonge ; elles se portentvers des sommets plus conséquents . “On sent ,écrit le docteur Vincent Paschetta , disciple etcontinuateur de l'œuvre du chevalier, unecertaine systématisation dans sa liste, les Préalpesen hiver, les grands vallons en été . Quelquescimes faciles sont cueillies au passage. La Tinéeavec Rabuons, le Valdeblore avec Millefuons, laRoya avec la Minière et le Bégo, la Gordolasqueavec le Gélas , le Boréon avec l'Argentera et laCougourde, le Chastillon, l'Ischiator, puis Saint-Dalmas-le-Selvage, Sestrières, Gialorgues avec leFort Carra, Esteng, la source du Var, le Pelat etle lac d'Allos. Puis il part pour le Grand Paradiset pour Courmayeur et il écrit son article defond sur le massif de la source du Var.” 2

“VERS L'INFINI ET AU DELÀ”L'intelligence lucide du chevalier, sa passionraisonnée, son respect absolu pour la nature luiinspirent un projet à conduire sur plusieursannées , un programme progressif de conquêteet d'exploration tenant compte des difficultésd'accès, des aléas météorologiques, des progrèstechniques , de la condition physique et de lanécessaire expérience à acquérir. Avant d'être unalpiniste , on est un montagnard . Et pourCessole, comme pour nombre de ses coreligion-naires, la montagne se mérite.

À son tour, le Niçois souhaite découvrir lesneiges éternelles , la véritable haute montagne.Du 15 au 17 août 1895, il est au mont Blanc .Accueilli par Joseph Vallot , il séjourne à l'obser-vatoire , expérimente les problèmes d'oxygène,de froid en altitude , et gravit les 4 807 mètresavec le guide Alphonse Payot. Comme lors de sapremière en haut du Gélas, le chevalier se laissealler, pour une fois, à quelques remarques philo-sophiques et religieuses inspirées par l'universelleProfession de foi du vicaire savoyard ou par la leçond'astronomie de Jocelyn aux enfants de laparoisse de Valneige : “ Il ne m'est pas possibled'oublier ces sensations et ces émotions d'unjour, éprouvées en présence des plus sublimes

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spectacles de la nature. L'homme se croit alorstransporté dans des régions surhumaines, d'où ilpense contempler la création entière dans sagrandiose et imposante majesté ; se sentant enquelque sorte isolé , séparé de ses semblables ,dans la demeure glaciale de l'éternel hiver, ilacquiert la conviction de sa faiblesse et il reconnaît mieux encore la puissance infinie du Créateur !”

PORTRAITS DE SOMMETS GELÉSDésormais Cessole peut s'attaquer à plus difficiledans les Alpes maritimes : Caïre de la Madone,Argentera , Matto , Malinvern . Il essuie sonpremier échec aux aiguilles de Pelens, retourneau Mounier dont il apprécie particulièrement lacourse, le panorama et l'observatoire construit àson sommet . Il y réussit sa première sortied'hiver dans la neige.1896 constitue une année majeure . Cessole selance dans les hivernales. Un hiver particulière-ment doux et un enneigement moindre favoriseles ascensions dans tout l'arc alpin. C'est égale-ment en 1896 que le chevalier commence à

photographier ses sorties . Le 11 janvier, il gravitla Peira de Vic au-dessus de Guillaumes. Un moisplus tard , le 11 février, depuis le sommet duGélas , sont réalisés les premiers panoramiquesdu massif de l'Argentera et de celui du Clapier.Le Baus de la Frema est vaincu le lendemain. Le18 février, Cessole s'attaque à la première hiver-nale de la Nasta, avec Pierre Nicot de Villemainet les guides Jean-Baptiste et Jean Plent . Versmidi, le groupe contemple le magnifique pano-rama sur l'Argentera encadré par le Viso et lemont Rose . Pour une fois , est mentionnée laphotographie : “Mon appareil photographiqueque j'avais pu hisser jusqu'au sommet de Nastam'a conservé la silhouette des points saillants dece paysage grandiose.” 3 Le 18 mars avec Vérany,Cessole réussit la première du Brocan . Lanouveauté de telles entreprises dans les Alpes-Maritimes entraîne la multiplication des obser-vations sur l'état de la neige , sur les obstaclesrencontrés , relatés dans de multiples articlesillustrés de ces photographies . En juillet-août ,Victor de Cessole se rend en Suisse à Zermatt ,explore les glaciers du Valais. De retour, il monte

La Mer de Glace, depuis le

Montenvers, Haute-Savoie,

22 juillet 1906, no 3348.

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au Ponset, sur la Malédie, l'Argentera, les aiguillesorientales de Pelens et réalise sa première impor-tante : le Fort Carra dans le haut Var.L'hiver suivant, les chutes de neige sont si impor-tantes que les ascensionnistes doivent attendre leretour du printemps . En mars 1897, Cessolegravit le Sespoul au-dessus d'Isola , puis à la findu mois, il ascensionne le Ghilié et le Malinvernau Boréon. Fin janvier 1898, Cessole grimpe sur le Giegn, lePelago . “Ces ascensions resteront dans monesprit au nombre des plus remarquablementbelles qu'il m'ait été donné de réussir en pleinhiver. Ces quatre journées , débordantes delumière , de neige et d'air bleu , furent unesuccession de véritables tableaux de féerie, quele sévère et fastueux décor de l'hiver marquait deson cachet original . ” 4 En juillet , le chevalier,alors âgé de quarante ans, se sent prêt à ouvrirde nouvelles voies dans les massifs prestigieuxavec le plus talentueux des alpinistes locaux :Louis Maubert . Accompagnés des guides Plentpère et fils , ils s'essayent avec succès au flanc estdu Clapier le 13. Plus ardue l'accession au

sommet de l'Argentera par sa paroi est le 26 et ,formidable exploit , la victoire sur la murailleouest le 29 !

NOMMER LA VICTOIREC'est donc un président tout auréolé de victoiresque le CAF élit le 8 février 1900 en remplace-ment de Frédéric Faraut décédé. Le chevalier ledemeurera jusqu'au 10 mars 1932 et , malgré leslourdes tâches imposées par le Club , par leBureau de bienfaisance, il ne se coupera pas desréalités du terrain, bien au contraire. Un leaderdoit montrer l'exemple, susciter des vocations .Au faîte de son art et de ses possibilités , Cessoleaccumule les performances . Au nombre despremières passées à la postérité, rappelons doncque ce 17 septembre 1901 est vaincu un sommetencore anonyme dans le chaînon de la Madre deDio. Il porte désormais le nom de pic de Cessole(2 915 m) ; non loin la cime Maubert , lespointes Ghigo et Plent rappellent ce que lesAlpes du Sud doivent à ces hommes enthou-siastes . Puis , c'est la très belle journée du23 janvier 1902 : partis du Boréon sur une neige

La Barre des Ecrins (côté nord), Haute-Savoie, 28 juin 1899, no 1639.

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dure et portante Cessole et les Plent père et filsréalisent la première hivernale de la cime sud del'Argentera . L'année suivante , le 22 août , c'estau tour de la fameuse cime inviolée du CornoStella de tomber avec Jean Plent et le guide deValdieri , Andrea Ghigo. Enfin, le dernier massifinvaincu des Alpes maritimes, considéré commeinviolable, les aiguilles de Pelens cèdent à la miaoût 1905. Cette série d'exploits consacre Victorde Cessole et ses guides, Plent, Bernart et Ghigoparmi le Gotha des alpinistes , bien qu'ils nesoient pas des vainqueurs de 4 000 et plus, ni desglaciéristes .Le chevalier pourrait poser son sac et quitter seschaussures à clous , mais non , l'objectif estencore loin . Si les sommets culminants dechaque massif des Alpes du sud sont vaincus etconnus , il s'agit maintenant de gravir lesmultiples pointes , pitons, aiguilles secondaires ,d'en calculer l'altitude , l'emplacement géodé-sique, de les décrire, les photographier, en indi-quer les voies , les nommer en accord avec lesautorités françaises et italiennes . Les noms delieux s'avérant insuffisants en nombre, Cessole

choisit des patronymes de grimpeurs , guides ,botanistes , géologues, cartographes, historiens,ayant honoré les Alpes méridionales : André ,Brossé, Coolidge, Freshfield, Risso, Montolivo,etc . La foultitude des cimes portant un nompropre témoigne de l'énorme besogne accom-plie… Ce travail méticuleux d'inventaire , derelevés fait l'objet de publications systématiquesjusqu'en 1905. Ensuite, trop pris par ses occupa-tions, le chevalier charge Bonjean de recopier sesnotes. C'est à partir de ces dernières que VincentPaschetta rédigera ses fameux “topoguides”, véri-tables bibles des alpinistes niçois de la deuxièmemoitié du XXe siècle.

RESPECT DE LA TRADITIONEn 1894-1895, au moment où Victor de Cessolevient – tardivement – à l'alpinisme se développeun courant libertaire de découverte de lamontagne sans guide. Or, jusqu'à la fin le cheva-lier va privilégier la pratique traditionnelle de lamontagne accompagnée , se conformer à unetechnique et à un équipement très rustiques avecles brodequins cloutés, la corde de chanvre. Son

Feuillet de notes prises par Cessole lors d'une

hivernale au Ghilié, 5-8 mars 1899,

Guilie (2 999 m).

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attachement aux guides est particulièrementrévélateur. S'il est le plus souvent assisté par Jean-Baptiste et Jean Plent , les as de Saint-Martin-Vésubie , le chevalier ajoute un ou deux autresguides selon les massifs et la difficulté de lacourse : Hippolyte Bernart en Vésubie, CharlesGallean en Tinée, Andrea Ghigo et B. Piacenzade Valdieri pour l'Argentera. Il se conforme encela aux statuts du CAF, dictés par le fameux etdrastique règlement de la compagnie des guidesde Chamonix créée en 1821 : liste de guides etporteurs reconnus par massifs et vallées , préfé-rence donnée aux locaux, tarification et nombrede guides imposés par courses et par saison ,principe du tour de rôle. Bien plus, Cessole s'oc-cupe de leurs statuts, s'active pour faire respecterles principes, n'hésite pas à associer les guides àla victoire, n'oublie pas de baptiser une cime deleur nom. Dans le sac se trouve toujours unebouteille de Bellet à partager. À regarder les trèsnombreuses photographies sur lesquels ilsposent, gauches, gouailleurs ou fiers , on ressentl'amitié et le respect qui ont uni le Moussùchivaliè à ses guides.

Cessole ne passera pas aux espadrilles, mousque-tons, pitons qui révolutionnent l'alpinisme dansles années 1920. Il y a l'âge bien sûr : il peut êtredifficile de varapper pour la première fois àsoixante ans . Il y a aussi la conception de lamontagne : Cessole est un montagnard , unrochassier plus qu'un alpiniste , un érudit et unmarcheur infatigable plus qu'un escaladeur. Chezlui , si l'approche de la montagne s'avère aussibien sportive que scientifique, le but reste péda-gogique. Néanmoins, sans être un casse-cou ni unsprinter , Cessole se montre opiniâtre et réfléchi, s’yreprenant parfois quatre à cinq fois consécutive-ment avant de réussir une voie . Malgré unphysique et un niveau technique nettement infé-rieurs à des alpinistes comme Coolidge, Cessoleinnove dans les Alpes maritimes avec les hiver-nales et les voies latérales. Le nombre de sortieset de victoires accumulées à partir de 1895 en fontle grimpeur français totalisant le plus de coursesdans les années de l'entre-deux-guerres. Enfin, lechevalier appartient à une époque et à unecommunauté d'esprit pour qui l'équilibrephysique conditionne largement l'équilibre moral.

Prix des courses dues par Cessole aux guides Ghigo et Jean Plent,Argentera, no 1908.

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Il faut élever son âme et aguerrir son corps pourdevenir adulte , pour servir la nation . La luttepour le sommet prépare aux combats de la vie .N'oublions pas que Victor de Cessole est le prési-dent du Club Alpin Français et qu'il se conformetotalement à ses statuts, devoirs et conseils.

BANQUETS ET JARDINS D'HIVERLorsqu’il est nommé président de la section le8 février 1900, tout reste à faire et la tâche estimmense . L'association compte moins de150 membres dans ses rangs et 3 000 francs encaisse. Il faut d'abord s'occuper de la publicationdu bulletin et de l'annuaire, faire imprimer lesprogrammes et les palmarès , faire insérer lescompte rendus d'activités dans la presse afin desensibiliser le public aux actions du CAF. L'uned'entre elles , très citadine , la conférence avecprojections est destinée à montrer aux gens desvilles la beauté de la montagne. Très vite, Cessoleréalise des positifs de ses plaques de verre afin defaire connaître ses randonnées hivernales dans lemassif du Gélas, sa conquête des Aiguilles de Pelens.La création de la Fête de Printemps figure au

nombre des premières mesures prises . Lesmembres , leur famille , leurs relations sontconviés à un banquet dans un village prochecomme Utelle , Berre, Clans, Peille , Falicon…,d’où l'on peut découvrir le panorama sur lesmontagnes tout en déjeunant confortablementen excellente compagnie . Ce sera un succès !Quant au banquet annuel du CAF, comme celuide toute association, il reste le clou de l'année.C'est là que se retrouve l'effectif au grandcomplet . La beauté des menus, illustrés avechumour par Léonce-Charles Brossé – signés deson pseudonyme Bzor – traduit l'importance del'événement . Quant à leur composition, elleatteste des performances digestives des socié-taires ; gageons qu'après de telles agapes, ils nepartaient pas à l'assaut des cimes…

Il n’est pas question que de sport . Le CAF doitorganiser des jeux de société dans une montagneprésentable. Il s'agit souvent de sortir le salon enplein air, de présenter un vaste jardin d'hiver enaltitude. La courtoisie et la cordialité sont alorsdes qualités intrinsèques chez les responsables

Liste officielle des guidesdes Alpes-Maritimes

reconnus par le CAF, 17 mars 1909,

affiche de Lee Brossé.

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d'associations . Notables , rentiers , grands bour-geois , aristocrates, ils allient l'élégance et le styleà la mondanité et à la galanterie. Afin de souli-gner les vertus du sport et la parfaite ententerégnant entre les différentes associations spor-tives , des manifestations communes sont organi-sées . L'Automobile Club est souvent mis àcontribution afin d'acheminer alpinistes etskieurs dans les villages du haut pays .L'opération la plus spectaculaire est réalisée avecle concours du Club Nautique de Nice . Enaoût 1911, les sociétaires du CNN et du CAF seréjouissent de voir leurs deux bannières réuniessur le lac de Rabuons à 2 520 m d'altitude. C'estlà que se déroulent les premières régates d'alti-tude à l'aviron ! Le vainqueur reçoit la coupechallenge “Quo non ascendam” ! Jusqu'oùmonteront-ils , en effet ?

SCOLAIRES ET COLLECTIVESPlus sérieuse et importante s’avère la préoccupa-tion immédiate du chevalier d'organiser à Nicedes caravanes scolaires sur l'exemple de ce qui sefait à Paris . C'est l'un des objectifs majeurs que

s'assigne le CAF depuis sa création . Plusieurscirculaires émanant du Ministère de l'Instructionpublique en 1876, 1878, 1905 encouragent vive-ment cette œuvre auprès des proviseurs decollèges et de lycées. “Il s'agissait d'arracher lesjeunes gens à la déprimante oisiveté des villes, deleur permettre de contracter de bonnes camara-deries, de développer en eux le goût des excur-sions et de la marche et , par la pratique de lalecture des cartes et de l'utilisation du terrain, deles préparer au service militaire .” Bien qu'il nesoit ni militariste , ni nationaliste à tout crin, lechevalier de Cessole se trouve en rapportconstant avec les autorités militaires , dans lecadre strict des activités du CAF. Ajoutons que lesalpins sont les véritables innovateurs dans l'utili-sation de la montagne. N'oublions pas égalementqu'il faut des autorisations pour franchir la fron-tière , pour aller se promener aux alentours decasernements militaires répartis stratégiquementdans la montagne. C’est le cas du poste desFourches en haute Tinée qui, situé en face du colfrontière de Pourriac, constitue le cantonnementle plus méridional du XIVe corps d'armée.

Sortie de scolaires au mont Baudon(1 266 m)(versant ouest), Peille, 5 février 1917,no 5640.

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Voilà pour l'esprit ; en ce qui concerne la lettre,le chevalier de Cessole préférera transmettre desvaleurs plus universelles , telles que le respect dela nature, la valeur de l'effort , le goût pour l'en-treprise collective , retrouver l'idéal humanisted'une tête bien faite dans un corps sain etdonner aux nouvelles générations ce que lemonde et l'homme lui semblent proposer demeilleur. Les premières excursions ne sont misessur pied qu'en 1907. Il n'est pas simple en effetd'obtenir les autorisations ; la collaborationenthousiaste de professeurs et de proviseurs aurajoué un rôle décisif . 1916, en plein conflit ,l'appel lancé dans les lycées connaît un écho trèsfavorable . Il s’agit de participer à l'effort deguerre en se préparant par la marche au servicemilitaire , principalement dans les troupesalpines . L'autorité militaire permet exception-nellement l'accès aux forts du mont Chauve etdu mont Agel aux jeunes gens inscrits , afin deles faire rêver sur la beauté du panorama, desfortifications et des mitrailleuses . En 1918, prèsde six cents adolescents participent à une soixan-taine de sorties . L'année suivante, deux groupes

distincts sont créés : les 10-15 ans et les 15-21 ans.À l'image du scoutisme, l'assiduité, l'émulation,l'entraide sont valorisées par des récompenses .Parmi les pupilles , de futures personnalités : lecompositeur Maurice Jaubert , le professeurmembre de l'Académie de Médecine MauriceDerot , le promoteur du ski sur la Côte d'AzurGerald Hakim. Les “scolaires” qui ont connu lechevalier se souviennent de sa simplicité, de sesprofondes qualités humaines , de son amourcommunicatif pour la montagne et de lamerveilleuse ambiance familiale qui régnaitautour de lui .

Il n'est pas dans les intentions du CAF de formerdes champions . Du reste , on y préfère lescourses collectives aux exploits individuels .Réunir le maximum d'amateurs de montagnepour éviter qu'ils ne s'éparpillent , courent desdangers et développent des principes différentsdes siens, tel est son dessein. Aussi pour gagnerplus d'adhérents, faut-il multiplier les activités enrapport avec les préoccupations du public et avecsa condition physique. Entre le déjeuner touris-

Excursion au mont Leuze(581 m)

pour le 500 e membre du CAF de Nice,

14 mai 1922,no 6157.

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tique à Èze et l'ascension hivernale del'Argentera , un large éventail “d'excursionscollectives ” est proposé aux membres . Lessommets proches de la mer, mont Chauve ,Férion, Grammont, Châteauneuf, Brec d'Utelle,mont Leuze (pour le 500e adhérent en 1922) ,sont particulièrement appréciés . On peut jouirdu spectacle des cimes sans voyager durant desheures éreintantes . Avec le développement destransports : “train des pignes” pour le Var, tram-ways pour la Vésubie et la Tinée , puis lesautobus dans les années 1920, les caravanes pous-sent plus loin. Depuis les points de départ dansles vallées que sont Saint-Martin-Vésubie, Saint-Étienne-de-Tinée, Puget-Théniers et Saint-Martind'Entraunes , dotés d’hôtels de plus en plusconfortables , des randonnées vers Peïra-Cava ,Valdeblore , Clans , Isola , Beuil… sont organi-sées . Les membres des clubs alpins français etétrangers sont cordialement invités à cesagréables sorties. Les voisins provençaux etitaliens s’avèrent les plus assidus. Parmi les trèsactifs commissaires chargés des excursions, il fautrelever le nom d'un successeur du chevalier à laprésidence locale du CAF (de 1942 à 1974) : ledocteur Vincent Paschetta (1904-1984).

LES REFUGES ET LEURS ENJEUXL’objectif du CAF est de rendre la montagneplus sûre et plus accessible aux amateurs de spec-tacles grandioses et de nature sauvage . Ainsiassure-t-il la construction et l'entretien desentiers , rampes , passerelles , belvédères ,poteaux indicateurs , et surtout la création derefuges afin de réduire les approches longues etfatigantes . Le premier, celui de la Barma ,aménagé dans une grotte naturelle, est ouvert enaoût 1889. Rendu inhabitable à cause de suinte-ments d'eau , il est abandonné en 1899. Pourcréer de nouveaux refuges , les cotisations nesuffisent plus. Des souscriptions sont lancées, dessubventions accordées par le conseil général , lescommunes, les associations et les entreprises. Lesexcellentes et nombreuses relations nouées au fildes années par le chevalier s'avèrent alors unatout considérable . D'autant qu'il lui faut

batailler ferme pour imposer un refuge enpierres de taille dans la Gordolasque , sur unmamelon rocheux dominant le Gias de la Fous :les autorités italiennes en contestent la construc-tion malgré l'appartenance irréfutable du terrainà la France… La montagne présente toujours unintérêt géostratégique majeur. Le refuge de Niceest pourtant inauguré le 14 juillet 1901, jour dela fête nationale , en présence des délégués duClub Alpin Italien… de Gênes . Dorénavant lesmassifs de la haute Vésubie sont accessibles . Ilfaut attendre l'année 1904 pour que démarrentles travaux du second refuge du CAF. Situé aubord du lac de Rabuons , sa réalisation seralongue et onéreuse , les matériaux devant êtreacheminés à dos de mulet . Inauguré fastueuse-ment le 15 juillet 1905, avec la section turinoisedu CAI cette fois , le refuge ouvre les massifs dela haute Tinée aux randonneurs.Après guerre , la subvention gouvernementaleaccordée en 1921 au Touring Club et au ClubAlpin permet de transformer en refuges les deuxchalets de chasse, magnifiquement situés dans leBoréon, que le député Félix Poullan a légués auCAF. Inaugurés respectivement le 27 août 1922et le 16 septembre 1923, le refuge des Adus etcelui de la Mairis concernent principalement lesamateurs de ski . L'heure est aux sports d'hiver,aux randonnées hivernales. C'est à cet effet quesont ouverts le chalet de Beuil-les-Launes en1925, le refuge d'hiver à la Madone de Fenestreen 1926, celui du Mounier en 1927, celui deBeuil en 1929. Tous sont aménagés pour l'alpi-nisme d'hiver.Officiellement, ces ouvertures sont dictées par lenombre insuffisant de lits offerts par les hôtelslors des concours pluriannuels de ski . Mais nefaut-il pas y voir aussi la traduction locale d'unequestion qui agite les autorités nationales duCAF : les skieurs appartiennent-ils au monde del'alpinisme ? Leur multiplication rapide , leurméconnaissance de la montagne, leur désintérêtpour les valeurs traditionnelles des alpinistesconduisent le CAF à bâtir rapidement desrefuges en basse montagne afin de protéger desnouveaux envahisseurs les purs montagnards…

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Tarif des prestations offertes par le chalet-refuge de Rabuons, Tinée , années 1930

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Or les huit refuges ouverts par la section desAlpes-Maritimes durant l'entre-deux-guerres sesituent tous dans cette frange… preuve de l'en-gouement pour le ski . Quant aux alpinistes , ils yvoient le moyen de poursuivre toute l'annéeleurs courses vers les sommets . Plus rapides etmoins fatigants que les raquettes, les skis permet-tent de réduire le temps d’approche au pied desmontagnes et de redescendre plus vite encoredans la vallée.

LA GLISSE, NOUVEAU PROCÉDÉDE CONSERVATIONAu cours des années 1900, le CAF s'attaque à unnouveau défi , celui de l'hiver. Comment ameneren montagne des citadins pendant la saisonmorte et froide, traditionnellement considéréecomme un mal inévitable avec la neige empê-chant toute communication ? Le ski et les sportsd'hiver semblent constituer la solution. En Suisseet en Savoie quelques villages , Saint-Moritz ,Zermatt , Davos , Grindelwald , Chamonix , LaGrave se transforment l'hiver en sites touris-tiques, à la fois sportifs et mondains, attirant la

clientèle étrangère , notamment anglaise . En1900, l'hiver n'est plus une saison morte dans cesstations à la mode et , déjà , les hôteliers niçoiss'inquiètent de ce que leurs hivernants quittentla Côte d'Azur à l'annonce de la chute despremiers flocons de neige pour aller profiter dessports d'hiver en Engadine ou à Megève. Dans lalutte permanente qui les oppose, les profession-nels du tourisme veulent conserver leurs clients ,en attirer de nouveaux, les chiper à la concur-rence. La solution s'impose : créer des stationsdans les Alpes françaises.Les progrès effectués dans les infrastructuresroutières et ferroviaires, dans l'amélioration deséquipements hôteliers laissent envisager la possi-bilité pour chaque section locale du CAF d'im-planter des stations d'hiver dans des villages déjàéquipés pour les villégiatures estivales . Dans lesAlpes-Maritimes , le Touring Club de Francechoisit le site de Thorenc, le Club Alpin Françaisjette son dévolu sur Peïra-Cava. Dès le début dusiècle , on assiste à l’organisation de quelquesrandonnées locales à skis . La première, semble-t-il , est le fait de l'ingénieur Latour, le directeur

Le refuge de Nice,Jean Plent à l'intérieur du refuge,Gordolasque,vers 1905,vues stéréoscopiques

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des usines de cuivre argentifère de Claï , au-dessus de Saint-Étienne-de-Tinée, accompagnéde Lee Brossé, le vice-président de la section desAlpes-Maritimes du CAF : en janvier 1902, ilsmontent à Auron , au col du Blainon et à LasDonnas.

LE SKI AUX ARMÉESLà encore l'armée joue un rôle primordial . Cesont les troupes alpines chargées de la défensedes frontières qui , les premières, officialisent leski. Des officiers des 12e et 28e bataillons de chas-seurs alpins effectuent les premières courses dansles Alpes françaises en 1895. Plusieurs d'entreeux partent en stage dans les pays nordiques .Sur l'exemple du colonel Zawattari avec sesAlpini de l'autre côté des Alpes , le capitaineClerc met le 159e régiment d'infanterie sur lesskis en 1901 à Briançon . Il cherche aussi àconvertir les guides et montagnards à ce nouveaumoyen de déplacement. Les civils ne sont pas enreste : en 1896, le premier Ski-Club a été créé àGrenoble . Guides , facteurs , docteurs poursui-vent leurs activités l'hiver grâce aux “flèches de

bois”. Il s'agit de surveiller efficacement les fron-tières durant l'hiver, de rendre mobiles et effi-caces les autochtones. En 1904 le ministère de laGuerre ouvre à Briançon l'École normale de ski .Les militaires n'hésitent pas à y attirer des moni-teurs étrangers comme les jeunes suédois etnorvégiens venus étudier l'architecture ou ledroit en Suisse, en Allemagne, dont ils dévalentles pentes des montagnes et prennent les toitsdes granges enneigées pour tremplins ! L'und'entre eux , le Norvégien Harald DurbanHansen , délégué officiellement par son pays ,devient conseiller technique du Club AlpinFrançais . C'est avec son aide que le premierconcours de ski en France est organisé àChamonix en 1905.

L'armée, le CAF, le Touring Club cherchent àfavoriser le développement du ski chez les civilset les soldats par la distribution gratuite de maté-riel , notamment dans le cadre de prix décernésdans les compétitions . En février 1907, le ClubAlpin Français organise au Mont Genèvre lepremier concours international de ski ; il

Las Donnas (2 474 m), depuis les granges

d'Auron,Tinée,

25 février 1897, no 356.

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comprend des épreuves de fonds , de vitesse etde saut et regroupe des militaires, des guides etdes amateurs . Une délégation de la section desAlpes-Maritimes y assiste afin de s'informer.L'année suivante, le deuxième concours se tientà Chamonix ; celui de 1909 se déroule à Morezdans le Jura.

En ce qui concerne le massif des Alpes mari-times, les détachements de chasseurs alpins despostes d'hiver de l'Authion et de Peïra-Cava fontquelques essais à skis en 1905-1906. Le publicélégant de la Côte est invité à admirer les alpinsen manœuvre à Peïra-Cava. Plusieurs officiers selivrent à des démonstrations de ski et de luge.Les progrès sont rapides et, en décembre 1910,le lieutenant Fuzier et le sergent Janet, du157e régiment d'infanterie alpine, accomplissentun véritable exploit : en 48 heures sur des skis ilsrelient Jausiers à Peïra-Cava par les cols desGranges-Communes, Saint-Martin, Baissa !

SKATING, SKIING, TOBOGANNINGÀ PEÏRA-CAVALe 15 janvier 1908, le journaliste d'origine britan-nique Léon Marguliès organise une journée desensibilisation aux sports d'hiver à Peïra-Cava .Les militaires de l'Authion, rejoints en voiturepar les sportifs de la côte, offrent le spectacle deleurs évolutions au saut à ski , patinage, tobbogan-ning , descente en luge , parcours de fond…Griserie de la vitesse , batifolages dans lapoudreuse, … c'est amusant, c'est émotionnant,on reviendra !La journée d'essai devient l'année suivante la“Quinzaine de Peïra-Cava” , organisée par leSyndicat d'initiative des Alpes niçoises . Peïra-Cava devient très officiellement une stationd'hiver. Antoine Goldberg assure conjointementles tâches de directeur sportif de la station, demoniteur de ski , de luge et de patinage !L'hiver 1909 voit, en effet, les débuts officiels descompétitions sportives sur la Côte d'Azur. Lepromoteur en est toujours Marguliès. Avec l'aidede Charles-Léonce Brossé, le président du Clubdes patineurs de la Riviera qui s'est illustré dans

Chasseurs alpins à skis, Beuil-les-Launes,Cians,vers 1927, sans no .

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des épreuves de fond en Dauphiné , il financel'aménagement d'une patinoire naturelle de40 m par 25 aux Granges du Lac . Le patinageest alors le plus pratiqué des sports d'hiver, aussibien par les sportifs que par la bonne société quis'y retrouve comme dans un salon. Les exhibi-tions de patinage doivent constituer le clou de laquinzaine . Les deux organisateurs espèrentattirer ainsi une population plus mondaine, celledes habitués de la patinoire du parc Chambrun àNice, et autres skating-rings européens. Le cadreforestier somptueux et le climat doux s'avèrentdeux atouts très convaincants pour le public.Des autos et des cars sont affrétés depuis Nice.Des articles dans la presse annoncent et relatentl'événement sportif de l'hiver. La maisonLhermine dote certaines courses de son nouveauparfum “Ski ” . À partir du 23 janvier se succè-dent les concours : luge féminine , ski de fondmilitaire , figures et danses hommes , dames etcouples, courses de vitesse en patins (dont uneen arrière) , matchs de hockey avec les cham-pions des clubs de Bruxelles et de Paris . Lebaron Laurent de Bellet , président d'honneur

du Club des patineurs de Paris dirige lesconcours avec M. de Clercq , président de laLigue des patineurs de Belgique. Les hôtels sontcombles , la manifestation est réussie . Le30 janvier, jour de l'inauguration de la patinoire,le préfet André de Joly prévoit un avenirglorieux à Peïra-Cava destiné à rivaliser un jourprochain avec les meilleures stations suisses touten devenant une banlieue de Nice ! Quant augénéral Ducray, il fait l'éloge des sports entraî-nant les soldats aux rigueurs et périls de l'hiver.Faire du sport c'est servir la nation. Le vendredi5 février, les hockeyeurs évoluent en démonstra-tion au Palais de glace du parc Chambrun poursensibiliser le public qui n'a pas fait le voyage dePeïra-Cava. Un grand concert avec bal organisédans l'hôtel Faraut conclut ces journées . Lesparticipants sont amenés en break puis en traî-neau à la station où ils sont reçus par les officiersdes troupes alpines.

PLACE AUX SKIEURS !Les journées du 6 au 9 février 1909 sont placéessous l'égide du Club Alpin Français. La direction

Le moniteur de ski,Antoine Goldberg,

sur la patinoire de Peïra-Cava,

Paillon,24 janvier 1909,

no 3745.

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centrale a même dépêché son Monsieur Ski , leNorvégien Durban Hansen, qui vient de s'illus-trer au concours de Morez et qui finira secondde l'épreuve de saut aux Jeux olympiques deStockholm la même année. Il est accompagnéd'un autre champion, le Suisse de Sainte-Croix,Francis Junod . Tous deux hors concours sontmembres du jury et procèdent à des exhibitionsqui chavirent le nombreux public présent sur leplateau de la Croix. Leur hardiesse, leur maîtriseet leur élégance – ah ! les splendides pull-overblancs ! – émerveillent la foule.Le samedi 6 février a lieu la première course deski à la baisse du Camp d'Argent avec la partici-pation d'une quinzaine de chasseurs cantonnés àPlan Caval : “ le parcours comportait la traverséedu Camp d'Argent , en partant du pied de laFougasse pour longer le bord de la forêt aunord-ouest , virer au sommet du camp d'Argentet revenir au point de départ.5” Pour cettepremière épreuve de fond couverte endix minutes , les vainqueurs reçoivent destrophées et des paires de skis , des récompensesque l'ont retrouvera dans tous les palmarès . Ledimanche 7, c'est le clou du spectacle : le saut àski , l’épreuve préférée du public venu en masse.Lundi 8 : ascension en traîneau ou à pied del'Authion (2 080 m) avec pique-nique et punchau sommet. Mardi 9 : concours international deski de fond sur le plateau de la Croix .Mercredi 10 : gymkhana (concours artistique deski) et concours de luge.Malgré les compliments de Hansen , le niveaun'est pas fameux . Les soldats manquent depratique . C'est du reste général en France :pendant des années, les Scandinaves vont raflerla plupart des compétitions importantes . LesFrançais n'émergeront qu'après la GrandeGuerre , surtout lorsque le ski de descente – ledown hill only – fera son apparition dans lesannées 1920, au grand dam des Nordiques quiboycotteront longtemps cette nouvelle discipline.Mais le public est émerveillé : un temps splen-dide , de belles épreuves sportives , un cadremagnifique, des déjeuners animés, une brillanteassistance, la réussite est donc totale, malgré…

le manque de neige , général à ce moment-là ,déjà ! Et bien sûr, clin d'œil météorologique, le10 au soir, une tempête de neige survient aprèsle concours ! Un mètre de neige recouvre Peïra-Cava durant la nuit ! La station , comme denombreuses localités , se retrouve bloquée. “Cemême jour, MM. Durban Hansen , Goldberg ,Junod et le sénateur Reymond devaient rentrer àNice : les habiles skieurs ont pu, en moins d'uneheure , parcourir sur leurs patins la route dePeïra-Cava à Lucéram. Que l'on juge de l'éton-nement des Lucéramois en voyant arriver sur laplace du village les étrangers voyageurs ! ” .6 LeGénie mettra dix jours pour déblayer la route.

PREMIÈRE SAISON D'HIVERMalgré les multiples sinistres causés aux villagespar ces violentes chutes de neige , largementcommentées dans les journaux, la presse se faitl'écho du succès de la “Quinzaine” de sportsd'hiver. Elle a réussi à démontrer tout l'intérêtqu'a le département à développer le ski, pour lesmilitaires comme pour les sportifs . Avec DurbanHansen, les responsables locaux du CAF, projet-tent les bases d'un Ski-Club. Alors qu’Annot aussiveut lancer sa saison , Limone annonce sonconcours de ski sous le haut patronage du ducdes Abruzzes . Quant à Peïra-Cava , la saisond'hiver y est déjà lancée . Plusieurs agences devoyages niçoises créent un service de cars quoti-diens. Pour 12 francs aller-retour, l'Agence géné-rale des grands voyages , assure la liaison parautomobiles 40 HP Lorraine-Dietrich équipéesde crampons Lamisse pour éviter tout risque dedérapage. L'hôtel Truchi , lui , affrète un autrecar journalier avec l'Office de la Côte d'Azursportive, 20 francs aller-retour avec déjeuner etvin compris . On peut louer skis , luges , skele-tons , bobsleighs , patins , se promener en traî-neau. Quant au moniteur Antoine Goldberg, ildonne des leçons de ski tous les jours de 14 à15 heures et assure des excursions guidées sur leshauteurs de Peïra-Cava pour en découvrir lepanorama féerique.Victor de Cessole organise plusieurs randonnéesà ski aux environs de Peïra-Cava. Les premières,

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Affiche de Lee Brossé , années 1910 (éditions Gilletta - Nice-Matin).

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effectuées les 20-25 février 1909 avec le guideJean Plent , le moniteur Goldberg et AlbertVérani aux Granges du Lac, à la Croix de Peïra-Cava, à la cime du Prà de la Court, dans la forêtde la Maïris , permettent de reconnaître leterrain , d'en juger les difficultés avant d'em-mener le public en excursion . Puis Cessolegagne Beuil afin de trouver d'autres sitespropices à la pratique du ski et à l'organisationde concours. Pourquoi Beuil , un village alors siéloigné de la côte et très peu touristique ? Àcause de la présence militaire bien sûr. L'armée est omniprésente dans les débuts du skiaussi bien à Peïra-Cava qu'à Beuil , pour desraisons stratégiques évidentes, des questions d'in-tendance et l’assurance d’un nombre de concur-rents suffisants . Accompagné de chasseurs du23e bataillon , Cessole traverse les Launes etmonte au Clot Saint-Jean-Baptiste le 18 avril . Lelendemain , ils grimpent à la Tête du Sapet(1 852 m) par le Quartier (actuel Valberg) etdescendent par la forêt du Sapet. Le printempsinterrompt les investigations, mais le chevalier atrouvé le terrain qu'il recherchait .

BEUIL ET LE SKI-CLUBL'assemblée générale du CAF de Nice adopte lesstatuts du Ski-Club, projeté lors de la Quinzainede Peïra-Cava , le 25 mars 1909. Le présidentlocal du CAF, Victor de Cessole , en assumeégalement la direction. Lee Brossé est vice-prési-dent . Le préfet et le général commandant la29e division sont présidents d'honneur. Les offi-ciers du XVe corps d'armée en sont membres dedroit par circulaire du ministère de la Guerre .Raisons stratégiques et militaires mises de côté,il faut rappeler que sans l'aide de l'armée, le skin'aurait pu se développer rapidement en France.À cette date , les Allemands comptent plus de150 000 licenciés et les Français peinent à10 000 ! Le club multiplie les initiatives au coursde la première saison 1909-1910 : conférencessur le ski , distribution du Manuel pratique du ski ,dons de skis aux guides du CAF, excursions auBoréon et à Beuil .Le grand moment pour le club c'est l'ouverturede son premier concours à Beuil le 28 mars1910, le lundi de Pâques. Une importante logis-tique est mise en place pour acheminer les

Menu du banquetannuel du CAF de Nice,24 mars 1909,dessin de Lee Brossé.

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concurrents et les spectateurs par train, voituresattelées, automobiles, cars, jusqu'à l'hôtel Milloudécoré avec faste pour l'occasion, comme tout levillage . Il y a là des délégués de plusieurssections du CAF, les élus et les professionnels dessyndicats d'initiative , le Ski-Club au grandcomplet , quelques amateurs français et suissesaccueillis par le député Alfred Donadei. Malgréle manque de place , la bonne humeur l'em-porte. Et le lendemain, la caravane se rend auxLaunes sur le plateau Saint-Jean-Baptiste où leschasseurs du 23e bataillon de Beuil , du 6e dePlan-Caval , du 7e de l'École de ski de Briançon,ainsi que les guides du CAF et les Beuillois lesattendent. Les juges arbitres , starter et chrono-métreurs installés , le concours commence avecla course de fond de quinze kilomètres diviséeen cinq catégories : militaires, amateurs, guides,jeunes, dames. Pour les militaires, le 6e bataillonest vainqueur. Chez les amateurs , Aimé Baylonde Beuil arrive ex-aequo avec le Suisse Bragg .Puis ce sont les épreuves de luge . Après ledéjeuner, le public a droit à des exhibitions pluspittoresques avec les gymkhanas (courses aux

anneaux, aux oranges, aux mains liées) ou spec-taculaires avec les épreuves de saut et de style .Après le délibéré , la remise des prix s'effectuesur la place de Beuil , suivie d'un banquetpartagé avec la population.Malgré l'éloignement , la route difficile , leconfort tout relatif , les spectateurs repartentconvaincus et émerveillés par la beauté deschamps de neige , par les performances de cenouveau sport qu'est le ski . Le lendemain pourceux qui restent à Beuil , des collectives à skissont proposées : ascension du Mounier ou de laTête du Pommier.Les deux stations d'hiver lancées par le CAForganisent chaque hiver un concours et déve-loppent leurs structures d'accueil . Afin depromouvoir son nouveau domaine, le Ski-Clubinvite à Beuil un moniteur de ski , champion deChamonix, Simond, ainsi que des as suédois etnorvégiens afin qu'ils fassent des démonstrationsde grand style . D'une journée, le concours desLaunes passe à trois , mais les difficultés d'accèset de logement empêchent Beuil de se déve-lopper correctement . Du fait de la guerre , les

Beuil-les-Launes,inscription

des concurrents auconcours de ski,

Cians ,vers 1927,

Sans no .

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compétitions sont interrompues et ne repren-nent qu'en 1921. Mais l'absence de neige faitannuler le concours de Peïra-Cava, quant à celuide Beuil reporté au 20 mars , il est réduit auxseules épreuves de demi-fond. Le bon enneige-ment et le beau temps favorisent les épreuvessuivantes . La presse ne cesse de faire leslouanges des sports d'hiver dans les Alpes-Maritimes et de préciser l'état des routes et de laneige. Les deux villages deviennent des centresappréciés de sports d'hiver : 1 500 personnesassistent aux concours de Peïra-Cava en 1923. LeClub Limonese participe aux épreuves l'annéesuivante . Les excursions organisées par le CAFcomptent près de cent personnes.La passion pour le ski dépasse le simple effet demode. Le CAF est vite débordé. Son objectif depréparer au brevet de skieur militaire, intéressede moins en moins les sportifs . En 1930, c'est lascission avec la création du Ski club de Nice avecGérald Hakim. D'autres clubs sont créés et seregroupent en 1925 dans la Fédération de Ski duSud-Est . De nouvelles stations voient le jourgrâce à l'ouverture de refuges, puis de routes : la

Colmiane (1931) , Auron (1933) . Les chalets ,hôtels , restaurants poussent à vive allure. L'hôtelde grand luxe du mont Mounier ouvert en 1931par le propriétaire du Palais de la Méditerranéepossède patinoire, piste de bobsleigh et curlingprivés. Ce “palace des neiges”, digne des établis-sements de Megève ou Saint-Moritz , attire àBeuil vedettes et personnalités . Deux tremplinsolympiques sont édifiés dans la station. En 1938,l'organisation des championnats de France àBeuil, Valberg et à Auron consacre les Alpesmaritimes, ses pionniers et promoteurs.

Durant l'entre-deux-guerres , le chevalier deCessole assiste aux profondes mutations queconnaît la montagne avec la démocratisation dessports de randonnée, l'ouverture progressive dela saison d'hiver, la recherche de la performanceet la spécialisation des disciplines. La montagnelibertaire sans guide compte désormais denombreux adeptes. Les varappeurs empruntentdes voies nouvelles en face nord, plus aériennes,plus risquées aussi , et c'est Victor de Cessole ,une fois encore , qui innove en organisant les

Beuil-les-Launes, ouverture du refuge du CAF par de Cessole, Cians,13 mars 1925, no 6763.

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premiers secours en montagne le 20 août 1930.Les progrès techniques apportés aux skis permet-tent aux randonneurs de gravir rapidement lessommets accessibles , sans le recours traditionnelaux raquettes . La montagne en toute saison estdevenue une réalité . À la suite des exploits deMummery, les toits du monde de l'Himalaya sontà portée de piolet. Pendant ce temps, les alpagesvoient de plus en plus de familles parcourir lesvallons et les sentiers , grâce aux aménagementsréalisés . Les stations d'altitude comme Beuil ,

Thorenc , Peïra-Cava jouent à la fois les cartesmondaines et sportives . Elles s'équipent peu àpeu de funiculaires pour s'adapter au viragedécisif que négocie le ski alpin : la descente. Leloisir prend définitivement le pas sur l'utilitaire.Le pionnier éclectique , celui qui a montré lavoie, le chevalier Victor de Cessole, n'appartientplus à ce monde, certes, mais il peut désormaisquitter ses alpenstocks et ses skis Ochs , en savourantsa plus belle victoire : la montagne dans les Alpes-Maritimes est enfin connue, fréquentée et aimée.

Notes1. Victor de CESSOLE, Le Cirque de Rabuons, ses lacs, ses cols et ses cimes , Impr. de L'Éclaireur, Nice, 1906,

p. 7-8.2. Vincent PASCHETTA, La découverte du massif des Alpes-Maritimes, I, 1864-1909, Nice Historique , 1959,

no 1, p. 19.3. En hiver, ascensions dans les Alpes-Maritimes . Imprimerie Chamerot et Renouard, Paris , 1898, p. 20.4. Ascensions hivernales dans les Alpes-Maritimes . Imprimerie V. -E. Gauthier, Nice, 1898, p. 27.5. Éclaireur de Nice , mercredi 17 février 1909, p. 4, col . 1.6. Idem , col . 2.

Le chevalier de Cessoleavec le brassard de juge

lors d'un concours de ski,années 1920,

Sadi photo Nice.