steenberghen, fernand van, la philosophie en chrétienté

23
Revue Philosophique de Louvain La philosophie en chrétienté Fernand Van Steenberghen Citer ce document / Cite this document : Van Steenberghen Fernand. La philosophie en chrétienté. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 61, n°72, 1963. pp. 561-582; doi : 10.3406/phlou.1963.5228 http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1963_num_61_72_5228 Document généré le 24/05/2016

Upload: andrei-oroban

Post on 07-Jul-2016

5 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Philosophie

TRANSCRIPT

Revue Philosophique de Louvain

La philosophie en chrétientéFernand Van Steenberghen

Citer ce document / Cite this document :

Van Steenberghen Fernand. La philosophie en chrétienté. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 61,

n°72, 1963. pp. 561-582;

doi : 10.3406/phlou.1963.5228

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1963_num_61_72_5228

Document généré le 24/05/2016

La philosophie en chrétienté (+)

LE PROBLÈME

Objet de notre enquête

L'antiquité païenne a connu un effort scientifique remarquable. En Grèce surtout, le savoir rationnel ou la « philosophie » a atteint un haut degré de perfection ; ce savoir s'est exprimé en une série de « systèmes philosophiques », dont les principaux sont le platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme, l'épicurisme et le néoplatonisme. La « philosophie » telle qu'elle a été conçue et pratiquée par les Grecs peut se définir comme un savoir de niveau scientifique visant à l'interprétation globale du réel à l'aide des moyens de connaître naturels à l'homme.

La philosophie ainsi entendue se retrouve, de l'aveu de tous les historiens, dans la pensée de la Renaissance et dans la pensée moderne qui y fait suite. Elle s'incarne, en particulier, dans l'œuvre, d'ailleurs très différente, des deux fondateurs de la philosophie moderne : Francis Bacon et René Descartes.

Mais que s'est-il passé entre la fin de l'antiquité et les débuts de la Renaissance ? L'événement majeur qui se situe au point de départ de cette longue période est la naissance du christianisme, car c'est celui-ci qui suscite une nouvelle vision du monde et de nouvelles manières de penser. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, la pensée des disciples du Christ se développe parallèlement à celle des païens et entre souvent en conflit avec elle. La fermeture des écoles d'Athènes par l'empereur Justinien en 529 marque

<*' Ces pages sont reprises à l'Introduction et a la Conclusion d'un petit volume qui paraîtra sous peu dans la collection des « Cours publiés par l'Institut supérieur de philosophie » sous le titre : Histoire de la philosophie. Période chrétienne. Il nous a semblé que cette mise au point du statut de la philosophie dans un milieu culturel chrétien n'était pas sans intérêt pour les lecteurs de cette revue.

562 Fernand Van Steenberghen

la fin de la philosophie païenne ; à partir de cette date, la pensée européenne évolue en chrétienté, sous le contrôle vigilant de l'Eglise et sous l'influence indéniable du christianisme. Il a donc existé, pendant les quinze premiers siècles de notre ère, un milieu culturel chrétien, qui, issu des premières communautés de Palestine, s'est étendu progressivement à tout le bassin de la Méditerranée et s'est déplacé ensuite vers le nord de l'Europe, la chrétienté récupérant par 1 'evangelisation des pays germaniques, nordiques et slaves ce qu'elle perdait dans le sud sous la pression des Arabes et, plus tard, des Turcs. Qu'est devenue la philosophie dans ce milieu culturel chrétien ? Tel est l'objet de l'enquête historique que nous entreprenons ici.

Pour prévenir tout malentendu, notons qu'il n'est pas question de partir de l'idée préconçue de ce que doit être, à nos yeux, la philosophie et de vouloir, à tout prix, trouver la réalisation de cette idée dans le monde chrétien de l'antiquité et du moyen âge. Nous avons, il est vrai, une certaine conception de la philosophie ; nous la définissons de manière à la distinguer des sciences particulières ou positives, de la théologie et, bien entendu, des formes d'activité humaine qui sont étrangères au savoir (techniques, beaux-arts, littérature, sport, etc.). Il est évidemment légitime de s'interroger sur le passé de la philosophie ainsi entendue : nous la voyons naître dans l'antiquité païenne et nous la retrouvons à partir de la Renaissance ; il n'est pas interdit de se demander si elle a existé aussi durant la période intermédiaire. Si, d'aventure, il nous arrive de rencontrer, chemin faisant, des spéculations plus ou moins étrangères à la philosophie au sens ancien et moderne du mot, ou des auteurs qui usent du terme « philosophie » dans un sens différent du nôtre, il y aura lieu de se demander dans quelle mesure ces spéculations ou ces auteurs intéressent l'histoire de la philosophie.

Intérêt du problème

Pour saisir l'intérêt exceptionnel de cette enquête, il suffit d'interroger l'historiographie des travaux consacrés à la pensée chrétienne de l'antiquité et du moyen âge. Le mouvement des études patristiques et médiévales a pris son essor au XIXe siècle. Or, dès les origines de ce mouvement, une scission radicale apparaît entre historiens rationalistes et historiens croyants ; un débat permanent

La philosophie en chrétienté 563

s'institue entre ces deux écoles, qui proposent des interprétations radicalement opposées de la pensée chrétienne.

Ce débat n'a rien de surprenant tant qu'il s'agit d'expliquer et surtout d'apprécier la pensée proprement religieuse des écrivains chrétiens, puisqu'en ce domaine aucun accord n'est possible entre ceux qui reconnaissent et ceux qui rejettent la transcendance ou l'origine divine du christianisme : pour les premiers, les dogmes chrétiens sont l'expression autorisée de la révélation divine ; il s'agit donc de connaissances précieuses, dont la vérité est garantie par Dieu lui-même et par l'Eglise, son interprète infaillible ; pour les seconds, au contraire, les mêmes dogmes sont les produits d'une évolution naturelle et autonome de la pensée humaine et l'autorité doctrinale de l'Eglise n'est qu'un aspect de la situation sociale qui caractérise la chrétienté : le pouvoir despotique des clercs.

Mais lorsqu'il s'agit de la philosophie, pourquoi des historiens croyants et incroyants ne pourraient-ils pas s'accorder dans la constatation des mêmes faits ? Dira-t-on qu'il ne s'agit pas seulement de constater, mais d'expliquer, d'interpréter et même d'apprécier ? Et que, devant ces tâches, l'opinion que l'on a sur l'origine du christianisme détermine des attitudes différentes ? Il me semble que cette réponse est inacceptable. En effet, on demande à l'historien de la philosophie d'expliquer et d'apprécier les doctrines philoso' phiques. Or la valeur de ces doctrines n'est pas liée à la valeur du milieu culturel dans lequel elles sont nées : les influences exercées par ce milieu sur l'esprit du philosophe peuvent être bienfaisantes ou nocives pour son travail philosophique, quelle que soit la qualité propre des facteurs qui agissent sur lui. Ainsi, une religion mythologique, un pouvoir politique corrompu, une situation sociale déplorable peuvent être des stimulants pour le philosophe, en lui suggérant des problèmes, en lui proposant des thèmes à réflexion ; par contre, la vraie religion peut, sous certains rapports, faire obstacle au progrès philosophique, par exemple en détournant certains esprits de la recherche philosophique au profit des sciences sacrées, en calmant l'angoisse métaphysique par la réponse religieuse apportée au problème de la destinée, peut-être même en limitant à l'excès la liberté de penser sous prétexte de protéger la foi. Il ne paraît donc pas douteux que le fossé existant entre croyants et incroyants dans leur jugement sur la philosophie en régime chrétien, a été creusé par la faiblesse humaine : d'un côté, les préjugés des historiens rationa-

564 Fernand Van Steenberghen

listes, fruit de leur aversion pour l'Eglise et pour la culture qu'elle a informée ; de l'autre côté, les préjugés des historiens chrétiens portés à apprécier d'une manière trop favorable l'influence du christianisme sur le développement de la philosophie. Nous aurons à éviter ce double écueil, afin de parvenir à un jugement impartial sur l'objet de notre enquête : trouve-t-on, durant les quinze premiers siècles de 1ère chrétienne, de la philosophie au sens ancien et moderne du mot ?

Beaucoup d'historiens rationalistes l'ont nié : pour eux, entre l'édit de Justinien en 529 et le Discours de la méthode en 1637, l'humanité n'a pas connu de savoir libre, vraiment rationnel ; elle a donc cessé de penser philosophiquement ; dès lors l'histoire de la philosophie doit faire « un saut par dessus le moyen âge », passer sans transition de Proclus à Descartes. Le moyen âge — media aetas — est précisément cette période obscure et barbare qui sépare l'humanisme ancien de l'humanisme moderne, inauguré à la « Renaissance », c'est-à-dire à l'heure où la culture antique renaît de ses cendres. Cette vue des choses est-elle exacte et, dans l'affirmative, quel a été le sort de la pensée en régime chrétien ?

A l'opposé de ces historiens rationalistes radicaux, la plupart des historiens croyants affirment l'existence d'un authentique mou- Vement philosophique au sein de la culture chrétienne. Cette thèse est-elle confirmée par les faits ? Si oui, qu'a été ce mouvement philosophique, sous quelles formes et en quoi a-t-il été influencé par le christianisme ?

Mais de nombreux historiens ont adopté des vues apparemment plus nuancées que les précédents.

Du côté des historiens rationalistes, d'abord, plus personne, aujourd'hui, ne soutient la thèse de la complète stérilité philosophique de la pensée chrétienne. Aucun historien sérieux n'ignore que les thèmes platoniciens et néoplatoniciens ont été singulièrement renouvelés et élargis par S. Augustin, par le pseudo-Denys, par Jean Scot Erigène, par les Chartrains du XIIe siècle, par les grands maîtres du XIIIe siècle. Il est impossible, à l'heure présente, de méconnaître la vitalité de l'aristotélisme médiéval, chez les Latins comme chez les Arabes, les métamorphoses profondes que cet aristotélisme a subies, au point d'atteindre, dans le thomisme, par exemple, une perfection inconnue d'Aristote. Depuis les travaux de M. Gilson sur les sources du cartésianisme, plus personne ne consi-

La philosophie en chrétienté 565

dère naïvement les débuts de la philosophie moderne comme un commencement absolu, sans soupçonner, notamment, le rôle capital du nominalisme dans la formation du cartésianisme. Des remarques analogues peuvent être faites sur les origines de l'empirisme anglais, sur les antécédents scolastiques du phénoménisme, sur les précurseurs médiévaux des théoriciens du droit naturel, de la philosophie sociale et de la philosophie politique. Il est donc incontestable que la pensée chrétienne est intimement apparentée à la pensée antique dont elle vit et à la pensée moderne qu'elle prépare ; le « saut par dessus le moyen âge » méconnaît la réalité historique ; l'histoire de la philosophie ne peut, sans dommage, traiter le moyen âge par pré- térition. Mais cela étant admis, bon nombre d'historiens rationalistes hésitent encore à reconnaître aux spéculations médiévales le caractère d'une authentique philosophie : ils y voient plutôt un syncrétisme philosophico-religieux, un long et pénible effort de la raison pour s'affranchir de la tutelle de l'Eglise et reconquérir enfin — à la Renaissance, c'est-à-dire au sortir du moyen âge — sa liberté d'action et son autonomie.

Du côté des historiens croyants, des idées assez voisines sont défendues par M. E. Gilson et ses nombreux disciples, mais avec des indices de valeur diamétralement opposés. Avec les rationalistes, M. Gilson estime que le moyen âge n'a guère connu de philosophie autonome (sauf dans le cas de quelques penseurs hétérodoxes, comme les averroïstes, par exemple) ; dans ce que les rationalistes qualifient de « syncrétismes philosophico-religieux », M. Gilson voit des philosophies chrétiennes. Mais loin de considérer l'influence du christianisme sur la pensée philosophique comme dénaturante, il y voit le motif de la vigueur et de la fécondité des philosophies chrétiennes.

Que penser de ces formules conciliatrices et nuancées ? Expriment-elles heureusement les données de l'histoire ? (1).

On voit l'importance de ces questions: il s'agit, en somme, de discerner l'influence du christianisme sur la pensée humaine. La vie philosophique demeure-t-elle possible en chrétienté ? Quel est le statut de la raison humaine dans l'Eglise ? Le climat chrétien est-il favorable ou défavorable à la philosophie ? Etant donné que tout

C> Sur les diverses conceptions défendues par les historiens, on pourra lire mon article: L'interprétation de la pensée médiévale au cours du siècle écoulé, dans la Reçue philosophique de Louvain, février 1951, pp. 108-119.

566 Fernané Van Steenberghen

philosophe subit l'influence de son milieu social et culturel, comme d 'ailleurs celle de son propre tempérament et de sa formation personnelle, quels sont les facteurs spécifiques qui agissent sur le philosophe chrétien en tant que tel ? Ces facteurs sont-ils positifs ou négatifs ? Par voie de conséquence, un dialogue philosophique est-il possible entre croyants et non croyants ? Tout compte fait, le motif pour lequel les historiens rationalistes ont longtemps dédaigné la pensée du moyen âge est précisément ce qui fait l'intérêt exceptionnel de cette période : car, pour tout homme cultivé, c'est un problème captivant de savoir quel sort est réservé à la pensée philosophique dans une civilisation pétrie par le christianisme et quelles relations existent — ou devraient exister — entre la doctrine chrétienne et la philosophie, œuvre suprême de la raison.

Difficulté à surmonter

II s'agit donc de savoir si la pensée chrétienne a produit de la philosophie proprement dite, entendue comme un savoir rationnel à la manière de la philosophie ancienne et de la philosophie moderne. Pour justifier une réponse affirmative, on peut faire état d'une littérature philosophique, dans laquelle tous les historiens reconnaîtront sans peine de l'authentique philosophie : citons, à titre d'exemples, le De consolatione philosophiae de Boèce, les écrits de logique d'Abélard, le De divisione philosophiae de Dominique Gundisalvi, le De anima intellectiva de Siger de Brabant, les commentaires aristotéliciens de Thomas d'Aquin. Cette littérature philosophique est aujourd'hui abondante et elle pourrait, à la rigueur, servir de base unique à une histoire de la philosophie durant la période chrétienne. Cependant ce serait appauvrir singulièrement l'apport philosophique des penseurs chrétiens que de négliger une autre catégorie de sources : la littérature théologique. Pour certains auteurs, comme S. Bonaventure, leurs écrits théologiques sont la seule source dont on dispose pour connaître leur pensée philosophique. Pour d'autres, comme Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Henri de Gand, Jean Duns Scot, leurs écrits théologiques constituent la principale source de renseignements sur leur philosophie. Or cette situation pose un problème délicat : comment dégager la philosophie incorporée dans ces œuvres théologiques ? Diverses solutions ont été proposées par les historiens. Les uns estiment qu'il n'est pas

La philosophie en chrétienté 567

possible de dissocier la philosophie de la science sacrée dans ces œuvres théologiques : il faut respecter leur unité d'inspiration et y voir des syncrétismes philosophico-religieux. D'autres — je songe à M. Gilson — essaient de discerner, dans les grandes synthèses théologiques du moyen âge, une théologie proprement dite et une philosophie chrétienne, construites toutes deux dans les mêmes cadres. D'autres enfin pensent qu'il faut tenter de reconstituer, à partir des écrits théologiques, la synthèse philosophique plus ou moins élaborée dont le théologien s'est servi pour accomplir son œuvre propre. A mon sens, c'est uniquement dans la mesure où cette dernière méthode est réalisable que la littérature théologique peut entrer en ligne de compte dans une histoire de la philosophie telle qu'elle a été définie plus haut. Mais il est clair que l'opération n'est pas aisée.

La période chrétienne

La longue période que nous allons étudier possède une indéniable unité et la pensée s'y développe sans discontinuité dans un climat chrétien. Cette unité est mise en relief par contraste avec la période antécédente et avec la période subséquente : il est évident que l'avènement du christianisme a provoqué une rupture dans l'évolution de la pensée, en introduisant une nouvelle vision du monde très différente de la philosophie grecque et très différente aussi du messianisme juif ; d'autre part, il est incontestable que la Renaissance inaugure une manière de penser affranchie de l'influence de l'Eglise et qu'elle ébranle de façon définitive l'édifice de la chrétienté. Bref, la « période chrétienne » de l'histoire de la philosophie est celle pendant laquelle la pensée européenne a subi le plus directement et le plus intensément l'influence du christianisme.

Il est possible, cependant, de discerner quelques grandes étapes dans cette période. Pendant les premiers siècles, la pensée chrétienne se développe au sein de la culture antique, dans les cadres de l'Empire romain et dans le voisinage de la philosophie païenne, avec laquelle elle entre souvent en conflit. C'est l'époque des Pères de l'Eglise, ainsi appelés parce qu'ils ont exercé une sorte de paternité doctrinale et spirituelle vis-à-vis des générations chrétiennes ultérieures.

Le cinquième siècle marque un premier tournant dans l'histoire de la pensée. L'Empire d'Occident succombe et fait place aux

566 Fernand Van Steenberghen

royaumes barbares. Une civilisation nouvelle va naître au lendemain des invasions. Sous l'influence de Boèce et, plus tard, sous l'action de Charlemagne, une organisation scolaire prend corps, qui, inspirée de S. Augustin, détermine les caractères de la « scolastique » jusqu'à la fin du XIIe siècle. Cette deuxième étape de la pensée chrétienne constitue le haut moyen âge.

Au VIIe siècle Mahomet fonde l'Islam et commence la conquête arabe. Bientôt la civilisation arabe occupe tout le bassin méridional de la Méditerranée ; elle s'étend jusqu'en Perse à l'Est et jusqu'en Espagne à l'Ouest. L'important mouvement philosophique qui se développe dans le monde arabe exercera une influence considérable sur la pensée latine à partir du XIIe siècle. Il est donc indispensable de réserver à ce mouvement une troisième partie de cet exposé.

Nouveau tournant capital au début du XIIIe siècle avec l'introduction massive de la philosophie païenne et la création des universités. Après la longue préparation des âges précédents et grâce à l'apport nouveau des sources grecques et arabes, la pensée chrétienne atteint, au XIII* siècle, son apogée.

Enfin, au XIVe siècle, l'avènement du nominalisme et le succès rapide de la « via moderna » au détriment des grandes écoles qui avaient illustré le siècle précédent, ouvrent une époque de transition qui caractérise la fin du moyen âge. Cette dernière étape, complexe et encore mal connue, peut être considérée dans des perspectives diverses : jugée du point de vue des vigoureuses synthèses philosophiques de Thomas d'Aquin et de Jean Duns Scot, la fin du moyen âge marque le déclin et la ruine progressive de la scolastique ; envisagée, au contraire, dans certaines de ses composantes qui annoncent la pensée moderne et ses exigences critiques, l'étape qui achève la course du moyen âge représente un enrichissement de la conscience philosophique et un progrès dans le sens de la pleine maturité de l'esprit.

LA SOLUTION <•>

L'objet de notre enquête historique a été formulé en ces termes : « Qu'est devenue la philosophie dans le milieu culturel chrétien } ». Parvenus au terme de notre entreprise, essayons de répondre à la question posée.

<*> Ce qui suit est la Conclusion du volume annonce.

La philosophie en chrétienté 569

La science sacrée

Dès les origines du christianisme, la « révélation » est considérée par les penseurs chrétiens comme une source de vérités d'origine divine et comme le point de départ d'un savoir nouveau, spécifiquement chrétien.

A l'époque patristique, la structure de ce savoir est encore très peu définie. Il s'élabore le plus souvent par l'étude directe des Ecritures et avec le concours des travaux patristiques antérieurs (Origène au début de sa carrière, S. Basile, S. Augustin dans ses oeuvres exégétiques, enfin tous les Pères que nous n'avons pas étudiés parce qu'ils n'ont pas cultivé la philosophie) ; parfois cependant, les docteurs chrétiens recourent à l'aide de la philosophie païenne comme instrument rationnel dans l'explication et la coordination des vérités révélées (S. Justin, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène, les Cappadociens, S. Augustin dans ses traités théologiques, le pseudo-Denys). Dès cette époque le savoir chrétien est désigné par diverses appellations : scientia scripturarum, doctrina christiana, sapientia christiana, nostra philosophia (S. Augustin).

Pendant le haut moyen âge, l'organisation scolaire (sanctionnée par un capitulaire de Charlemagne en 778) met en relief la primauté du savoir spécifiquement chrétien, que l'on étudie dans les écoles d'Ecriture sainte (sacra pagina, sacra doctrina). Les sciences profanes (artes libérales) sont étudiées dans les écoles d'arts libéraux, conçues comme des écoles préparatoires ; le savoir rationnel est donc mis délibérément au service de la science sacrée. Celle-ci est cultivée par Boèce dans ses opuscules théologiques, par Jean Scot Eri- gène dans le De divisione naturae, par S. Anselme, par les nombreux théologiens du XIIe siècle. Ce siècle marque une étape importante dans l'organisation de la science sacrée : on voit se développer une série d'écoles théologiques sous l'impulsion de maîtres influents ; un effort considérable est réalisé en vue de coordonner tous les éléments du savoir théologique dans des recueils de « sentences », puis dans des « sommes » qui embrassent l'ensemble de la doctrine ; enfin les méthodes théologiques se dessinent avec plus de précision : la distinction et même l'opposition s'accentue entre la méthode scripturaire et patristique, qui met en oeuvre toutes les ressources spécifiques de la tradition chrétienne, et la méthode dialectique, qui

570 Fernand Van Steenberghen

use de la philosophie et surtout des procédés discursifs de la raison pour définir, approfondir et coordonner les articles de foi.

Au XIIIe siècle l'introduction massive de l'aristotélisme provoque une croissance exubérante de la spéculation théologique en même temps que le souci de déterminer le statut scientifique du savoir sacré, qui prend désormais le nom de theologia ou de scientia theo- logica. Les grands théologiens du XIIIe siècle mettent en chantier des œuvres de synthèse de plus en plus imposantes par leur envergure et par leur organisation interne : synthèses partielles, comme la Summa de bono de Philippe le Chancelier, la Summa de anima de Jean de la Rochelle, la Summa de creaturis d'Albert le Grand ; synthèses intégrales, comme les grands commentaires sur les Sentences et les grandes sommes qui se multiplient à partir de 1230. Certains théologiens tels que Roger Bacon réagissent contre l'abus de la spéculation et la négligence des études bibliques ; des désaccords apparaissent entre les écoles quant à la nature de la théologie comme science ; mais rien de tout cela ne ralentit la vague de fond qui emporte les théologiens dans le courant des méthodes typiquement « scolastiques » ; celles-ci atteignent leur paroxysme dans la théologie très abstraite de Jean Duns Scot.

Enfin aux XIVe et XV6 siècles, sous l'influence du nominalisme, la théologie verse de plus en plus dans l'analyse et la construction conceptuelles, dans des discussions sur la théologie des viatores opposée à la science des bienheureux, dans des considérations hasardeuses sur la potentia Dei absoluta.

Réactions antiphilosophiques

Chez certains penseurs chrétiens, l'estime de la science sacrée s'accompagne d'une attitude plus ou moins défavorable à l'égard de la philosophie. Mais il faut distinguer avec soin trois formes de réaction très différentes.

D'aucuns adoptent une attitude nettement hostile à la philosophie, qu'ils considèrent comme un produit spécifique du paganisme. Ils la tiennent pour responsable d'erreurs pernicieuses ; elle engendre l'orgueil de l'esprit et le rationalisme ; la cultiver, c'est juger insuffisante la sagesse de l'Evangile et s'égarer dans de vaines subtilités. Cette attitude est fréquente à l'époque patristique, car la pensée chrétienne s'y développe au sein du monde païen et en

La philosophie en chrétienté 571

réaction constante contre le paganisme. S. Irénée, par exemple, voit dans la philosophie grecque la source des erreurs gnostiques ; pour Tertullien, le Christ, seul vrai philosophe, a rendu superflues les philosophies humaines, d'ailleurs impuissantes à résoudre l'énigme de notre destinée ; S. Grégoire de Nazianze dénonce avec vigueur les erreurs de la philosophie païenne ; S. Augustin souligne fréquemment la faiblesse et les déviations de la raison humaine laissée à elle-même. Certains écrivains chrétiens des premiers siècles poussent le mépris de la philosophie païenne jusqu'à soutenir que les parcelles de vérité qu'elle contient lui viennent de la révélation mosaïque.

A partir de Boèce, la condamnation sans nuance de la philosophie ne se rencontre plus guère dans la littérature savante. Mais il faut rappeler ici un état de choses qui constitue une condamnation implicite de la philosophie : dans l'organisation scolaire qui s'est maintenue pendant tout le haut moyen âge, le savoir profane, souvent identifié avec la philosophia dans les classifications des sciences, ne comporte que les sept disciplines retenues par Martia- nus Capella comme bases de la formation intellectuelle : il s'agit de branches mathématiques (quadrioium) et littéraires (trivium), mais les disciplines philosophiques qui formaient la substance des grands systèmes élaborés par les penseurs grecs (métaphysique, y compris la théologie naturelle, philosophie de la nature, y compris la science de l'âme, et éthique), sont complètement négligées ; de toutes les parties essentielles de la philosophie, seule la logique figure au programme des écoles. D'autre part, on pourrait relever, à travers tout le moyen âge, des exemples de prédicateurs, d'écrivains spirituels et de pasteurs qui opposent les ténèbres de la philosophie païenne à la lumière de l'Evangile et mettent les fidèles en garde contre les attraits de la fausse sagesse. Les premiers statuts des ordres mendiants interdisent à leurs membres de s'adonner aux sciences profanes, jugées inutiles et même nuisibles aux frères ; dans un passage célèbre, Albert le Grand proteste encore avec violence contre ceux qui veulent proscrire, chez les prêcheurs, l'usage de la philosophie.

D'autres docteurs chrétiens ne condamnent pas la philosophie ou le savoir profane, mais les philosophes chrétiens qui pratiquent la philosophie d'une manière inacceptable pour le croyant. C'est le cas de S. Bonaventure dans ses Collationes : s'il dénonce avec une rigueur croissante les erreurs religieuses et morales de la philosophie païenne, c'est pour combattre l'engoûment de certains maîtres parisiens pour l'aristotélisme ou d'autres produits de la culture

572 Fernand Van Steenberghen

païenne ; soucieux de l'unité du savoir chrétien, il montre que, pour le penseur croyant, la philosophie est une étape sur la voie qui conduit à la sagesse intégrale et il reproche au groupe de Siger de vouloir en faire une sagesse autosuffisante. S. Thomas d'Aquin (dans le De unitate intellectus) et d'autres théologiens stigmatisent en termes équivalents les chrétiens qui prétendent philosopher sans tenir compte des impératifs de la foi.

Enfin les opposants les plus nombreux ne visent pas la philosophie en elle-même, mais son usage dans la science sacrée. Les partisans de la théologie positive (l'expression n'est pas antérieure au XVIe siècle, mais la chose est aussi ancienne que l'Eglise) accusent volontiers de rationalisme les théologiens spéculatifs. C'est déjà le cas des antidialecticiens du XIe siècle. C'est aussi le cas des adversaires de Pierre Abélard et de Gilbert de la Porrée au XIIe siècle. Dans une lettre adressée aux maîtres de la faculté de théologie de Paris le 7 juillet 1228, Grégoire IX met ces théologiens en garde contre l'abus de la philosophie et leur rappelle que la science sacrée reçoit ses principes de la foi. Divers documents de la même époque trahissent des préoccupations analogues : les théologiens sont invités à ne pas accorder à la « servante » (la philosophie) la place qui revient à la « maîtresse » (la théologie). Nous avons déjà signalé la réaction de Roger Bacon contre les excès de la spéculation en théologie.

La littérature philosophique

Malgré la primauté reconnue à la science sacrée et malgré les critiques formulées à l'endroit de la philosophie ou de son usage en théologie, la philosophie n'a point cessé d'être cultivée dans les milieux chrétiens et il est aujourd'hui facile de retracer l'histoire du mouvement philosophique à la lumière de la littérature qu'il a suscitée. Citons, comme témoins de ce mouvement, YOctavius de Minucius Felix, le De natura hominis de Némésius, les dialogues philosophiques de S. Augustin, les commentaires logiques de Boèce, ses traités personnels de logique et le De consolatione philosophiae, toute la littérature relative à la querelle des universaux, le Proslogion de S. Anselme, les écrits de logique d'Abélard, les nombreux travaux philosophiques des Chartrains, la première partie du Didas- calion d'Hugues de Saint- Victor, les écrits philosophiques de Jean

La philosophie en chrétienté 573

de Salisbury et de Dominique Gundisalvi, toute la production philosophique des facultés des arts à partir du XIIIe siècle, les écrits philosophiques de Robert Grosseteste, les paraphrases aristotéliciennes d'Albert le Grand, les commentaires philosophiques et les opuscules philosophiques de S. Thomas, les écrits philosophiques de Gilles de Rome, Henri de Gand, Jean Duns Scot et Raymond Lull, le Trac- tatus de philosophia scotistica de Nicolas Lakman, YExpositio in Elementationem theologicam de Berthold de Moosburg, les Quaes- tiones métaphysiques de Maître Eckhart, les controverses autour de l'albertisme, le De causa Dei de Thomas Brad war dine, les écrits philosophiques de Guillaume d'Ockham, ceux de Pierre d'Ailly et de Jean Gerson, les écrits philosophiques de Nicolas de Cuse. Cette liste n'est nullement exhaustive.

La philosophie dans la littérature théologique

II est évident que la littérature théologique ancienne et médiévale renferme de la philosophie, souvent même en abondance et de la meilleure qualité. Nous avons déjà fait observer que, pour certains auteurs, leurs écrits théologiques sont l'unique source dont on dispose pour connaître leur pensée philosophique ; pour d'autres, c'est la source principale (p. 566). Dans ces écrits théologiques, la philosophie se présente sous deux formes très différentes.

Assez fréquemment, il s'agit de questions philosophiques ou même de traités philosophiques incorporés tel quels dans des synthèses théologiques ou dans d'autres ouvrages d'inspiration chrétienne. Citons le traité sur le temps inséré dans les Confessiones de S. Augustin (livre XI) et les analyses psychologiques de son De Tri- nitate ; les traités de théologie naturelle, de psychologie et de morale naturelle qui font partie intégrante de la Summa theologiae de S. Thomas ; les nombreuses questions purement philosophiques que Ton rencontre dans les commentaires sur les Sentences de S. Bona- venture, de Scot ou d'Ockham. Dans tous les cas de ce genre, il est facile de dissocier les exposés philosophiques de leur contexte théologique : ainsi, pour les deux sommes de S. Thomas et pour ses questions disputées, il suffit de laisser tomber les arguments scriptu- raires ou patristiques allégués dans les raisons pro ou contra, pour obtenir de la philosophie à l'état pur.

Dans de nombreux cas, la situation est tout autre : on se trouve

574 Fernand Van Steenberghen

en présence de démonstrations et de développements proprement théologiques, faisant appel à l'autorité de l'Ecriture, de la tradition ou du magistère, mais dans lesquels des notions, des principes ou des conclusions philosophiques sont constamment utilisés. L'exemple le plus typique est le traité théologique sur la Trinité. Devant de tels textes, l'historien n'a d'autre ressource que de discerner, de recueillir et de regrouper ces éléments philosophiques épars, puis de s'appliquer à reconstituer la synthèse philosophique qu'ils présupposent. Tâche plus ou moins difficile selon que les données recueillies sont plus ou moins copieuses et plus ou moins révélatrices.

L'influence du christianisme

Tout philosophe subit l'influence du milieu culturel dans lequel il vit et nous avons dit déjà que cette influence pouvait être bienfaisante ou nocive quelle que soit la valeur propre des facteurs qui agissent sur lui (p. 563). Dans la chrétienté ancienne et médiévale, dont la culture était fortement unifiée par le facteur religieux, les philosophes ont été profondément marqués par ce milieu. Ils l'ont été de diverses manières.

Constatons d'abord que l'action du christianisme a souvent été défavorable au progrès de la philosophie. Comme elle le devait, l'Eglise a détrôné la philosophie de son rang de sagesse suprême au profit de la théologie. Elle a orienté vers les sciences sacrées de nombreux esprits qui, sans elle, se seraient adonnés à la recherche philosophique. En apportant une solution « toute faite » aux problèmes fondamentaux qui intéressent la destinée humaine, le christianisme a apaisé l'angoisse philosophique, stimulant de la curiosité intellectuelle. Du VIe siècle au XIIe, l'organisation scolaire a réduit l'enseignement de la philosophie au domaine de la logique. Des interventions regrettables de certaines autorités ecclésiastiques ont gêné l'essor de la philosophie : ce fut le cas, par exemple, pour la condamnation de l'aristotélisme en 1277. Trop souvent les rapports mal définis entre philosophie et théologie ont abouti à des déviations dans les méthodes philosophiques sous l'action indue de la science sacrée. Il est nécessaire de prendre conscience de ces faits et d'en tirer les leçons qu'ils comportent, si l'on veut améliorer le statut de la philosophie dans l'organisation du savoir chrétien et obtenir ainsi,

La philosophie en chrétienté 575

des philosophes chrétiens, le rendement qu'on est en droit d'attendre d'eux.

Par ailleurs l'influence du christianisme a été, à bien des égards, favorable au développement de la philosophie, par l'action salutaire qu'il a exercée sur le travail des philosophes chrétiens. En quoi consiste cette action ?

Voyons la réponse qui s'impose du point de vue du croyant. Il convient de mentionner d'abord un facteur qui échappe à

l'observation de l'historien, mais dont l'importance apparaît aux yeux du chrétien : l'aide mystérieuse de la grâce. Comme tout autre chrétien, le philosophe reçoit les « grâces d'état » dont il a besoin pour accomplir au mieux sa mission propre dans l'Eglise et dans le monde. Ceteris paribus, le philosophe chrétien (ou tout autre philosophe qui serait en « état de grâce ») est donc dans des conditions personnelles meilleures pour bien philosopher.

Au plan psychologique, accessible, cette fois, aux investigations de l'historien, le philosophe chrétien bénéficie d'un double apport de la part du christianisme : un stimulant et un contrôle.

Un stimulant pour sa réflexion. La révélation chrétienne propose au croyant un ensemble d'idées nouvelles et de thèmes nouveaux sur Dieu, sa nature, ses personnes, sa providence, ses desseins sur l'humanité ; ensuite sur l'homme, son origine, sa dignité, sa destinée ; même les thèmes les plus mystérieux, comme la Trinité, le péché originel, l'incarnation, la rédemption, la grâce, le corps mystique, la vie future, la vision béatifique sont offerts à la réflexion du philosophe chrétien et peuvent stimuler sa recherche, lui suggérer de nouveaux problèmes, le mettre en garde contre des vues simplistes. Si la révélation des desseins miséricordieux du Créateur supprime dans une large mesure le stimulant de l'angoisse intellectuelle, par ailleurs elle est un appel à l'intelligence, une invitation à penser, car elle allume le désir de comprendre plus pleinement le message divin : credo ut intelligam. Et si l'idéal de la fides quaerens intellectum concerne directement la science sacrée, indirectement il suscite l'effort philosophique, car la philosophie apparaît tôt ou tard comme l'instrument indispensable de la théologie.

Un contrôle de ses conclusions. Ce contrôle consiste en un veto de l'autorité ecclésiastique portant sur une conclusion philosophique qu'elle juge incompatible avec un article de foi. Il s'agit donc d'une sorte de « feu rouge » qui avertit le philosophe chrétien lorsqu'il s'est engagé dans une impasse ou lorsqu'il court au précipice. Cette

576 Fernand Van Steenberghen

intervention le préserve de graves erreurs dans les domaines qui touchent à la religion ou à la morale.

Telle est la situation théorique des philosophes chrétiens. L'historien peut essayer de déceler et d'apprécier comment s'est exercée en fait cette double influence dans l'œuvre des philosophes chrétiens de l'antiquité ou du moyen âge. Ainsi, en ce qui concerne l'aide stimulatrice de la révélation, M. Gilson s'est appliqué à discerner les principaux thèmes philosophiques qui semblent avoir bénéficié de l'apport du christianisme <2). Quant au contrôle exercé sur les résultats du travail philosophique, nous avons déjà dit que son application a donné lieu à des abus ; mais en aucun domaine l'abus ne justifie la condamnation de la loi, si celle-ci est légitime et bienfaisante ; or l'historien impartial reconnaîtra aisément que la plupart des censures ecclésiastiques du moyen âge dans le domaine de la philosophie ont été modérées et utiles ; il s'étonnera même de la grande liberté intellectuelle qui régnait au moyen âge et qui fait contraste avec l'intolérance dont les penseurs chrétiens se sont souvent plaints au cours des temps modernes.

Grâces d'état, stimulant psychologique, contrôle négatif : telle est la triple influence que le philosophe croyant doit mettre à l'actif du christianisme. Il faut y ajouter une action d'ordre plus général : on a souvent souligné les interventions multiformes de l'Eglise en faveur de la culture intellectuelle. Il faudrait évoquer ici le rôle des moines dans la conservation et la transmission des trésors de la culture antique, le rôle des clercs dans l'enseignement à tous les degrés, ainsi que dans la traduction des écrits scientifiques grecs et arabes, l'action des papes et des évêques en faveur des universités médiévales.

Quel a été le résultat global de l'influence du christianisme sur les philosophes chrétiens ? Dans la mesure où les obstacles signalés plus haut ont été surmontés, cette influence a mis les philosophes chrétiens dans des conditions plus favorables au travail philoso' phique ; elle les a donc aidés à élaborer des philosophies plus profondes, plus solides, plus complètes ; en un mot, plus parfaites comme philosophies, plus vraies comme essais d'interprétation rationnelle de l'univers.

« Gratta naturam perficit, non destruit ». Ce principe théolo-

<*> Dans L'esprit de la philosophie médiévale, 2 vol., Paris, 1932.

La philosophie en chrétienté 577

gique est ici d'application : l'influence de la révélation chrétienne et de la grâce ne change aucunement la nature et les méthodes du travail philosophique ; il s'agit toujours d'une influence indirecte, qui s'exerce par l'intermédiaire de la personne du philosophe. Un philosophe chrétien qui introduirait indûment des données de la révélation dans l'édifice de sa philosophie, ferait, dans cette mesure, de la mauvaise philosophie ; celui qui tolérerait un gauchissement de ses méthodes rationnelles sous l'influence de la théologie, pécherait plus gravement encore contre les règles qui président à l'organisation harmonieuse des sciences en chrétienté.

Aussi l'apport positif du christianisme dans la constitution d'une philosophie est-il pratiquement indiscernable, puisque les principes, les méthodes et les conclusions de la philosophie échappent à toute influence directe de la doctrine chrétienne, comme de tout autre élément étranger à la nature du savoir philosophique. Les conclusions d'une enquête comme celle de M. Gilson dans L'esprit de la philosophie médiévale ne dépassent donc jamais le niveau de la probabilité : du fait qu'une doctrine philosophique apparaît pour la première fois dans l'histoire après l'avènement du christianisme et qu'elle présente des analogies avec une doctrine contenue dans la révélation chrétienne, on peut inférer avec une probabilité plus ou moins grande qu'elle a été acquise grâce à l'action du christianisme sur la pensée du philosophe chrétien ; mais on n'oubliera pas que le principe Post hoc, ergo propter hoc est souvent un sophisme ; la philosophie a réalisé des progrès indéniables au cours des siècles qui ont précédé l'ère chrétienne ; pourquoi ce dynamisme interne de la pensée philosophique aurait-il fait place à une soudaine stérilité après l'avènement du christianisme ?

Quoi qu'il en soit, l'action de ce dernier ne saurait avoir comme résultat de créer des « philosophies chrétiennes », mais des philosophies dont la vigueur et la profondeur, c'est-à-dire la valeur philosophique, est due en partie à l'influence du christianisme sur les penseurs chrétiens. Il y a donc des « philosophes chrétiens » ; il n'y a pas de « philosophies chrétiennes ».

Ajoutons que l'idée d'une « philosophie chrétienne » entendue dans le sens d'un savoir qui, sans ressortir à la théologie, serait cependant spécifiquement marqué par le christianisme, est totalement étrangère à la tradition chrétienne, ancienne et médiévale. En somme, le seul type de philosophie qui pourrait s'appeler « chrétienne » serait une philosophie comme celle de Hegel, dans la

578 Fernand Van Steenberghen

mesure où il transpose en thèmes philosophiques purement rationnels, les dogmes caractéristiques du christianisme : Trinité, incarnation, rédemption, etc. Mais une telle manière de philosopher est inconnue durant la période que nous avons étudiée et, si elle avait existé, l'Eglise l'aurait condamnée comme une forme pernicieuse de rationalisme.

Une objection

Nous venons de définir l'influence du christianisme sur le travail des philosophes chrétiens en nous plaçant dans la perspective du croyant. Comment se présentent les choses aux yeux de l'incroyant ?

Celui-ci ne peut évidemment parler de « grâces d'état » : il les ignore. S'il est impartial, l'historien rationaliste reconnaîtra l'action culturelle de l'Eglise au moyen âge et l'enrichissement psychologique qu'apporte le christianisme au philosophe chrétien en lui proposant de nouveaux thèmes à réflexion et en lui ouvrant de nouveaux horizons. Il pourra même estimer que les censures doctrinales de l'Eglise ont eu souvent pour heureux effet d'empêcher le développement de doctrines philosophiques extravagantes ou pernicieuses du point de vue d'un humanisme authentique : idéologie des sectes manichéennes, matérialisme grossier, monopsychisme averroïste, etc.

Cependant, aux yeux de nombreux penseurs rationalistes, ces apports positifs du christianisme ne sauraient compenser l'inconvénient fondamental qui résulte, pour tout penseur croyant, de sa condition même de croyant : l'Eglise requiert de ce dernier une adhésion absolue aux « vérités » qu'elle prétend révélées par Dieu et lui interdit de mettre en question cette adhésion de foi ; lié d'une manière irrévocable à un ensemble de « dogmes » qui définissent une certaine conception religieuse et morale de l'existence humaine, le fidèle est radicalement incapable de connaître l'angoisse d'un doute authentique en matière religieuse, de pratiquer la mise en question sincère de ses convictions religieuses ; l'esprit critique étant essentiel à la recherche philosophique, le croyant est incapable d'élaborer une véritable philosophie, du moins dans les secteurs de la philosophie qui sont touchés par les articles de foi. Puisque la plupart des penseurs du moyen âge ont été des croyants, on en

La philosophie en chrétienté 579

conclut que le moyen âge n'a guère connu de philosophes authentiques, mais seulement des théologiens.

On reconnaît la position classique des historiens rationalistes du XIXe siècle, mais elle a encore des adeptes aujourd'hui.

Cette objection serait valable dans l'optique, ancienne ou moderne, d'une « philosophie engagée ». Si l'on conçoit la philosophie comme l'expression de la personnalité intégrale du philosophe ou comme la vision intégrale de l'univers telle qu'elle est vécue par le philosophe, le penseur chrétien ne saurait élaborer qu'une « philosophie chrétienne », c'est-à-dire une théologie, une vision du monde commandée par les données de la révélation. Or la « philosophie engagée » n'est pas une invention de l'existentialisme contemporain : l'époque hellénistique a connu ce type de philosophie, ces « sagesses philosophiques » qui comportaient une règle de vie, une attitude religieuse et morale engageant l'homme tout entier. Les Pères de l'Eglise ont été confrontés avec cet aspect du paganisme et lui ont opposé la sagesse de l'Evangile, car en ce sens le christianisme est, lui aussi, une philosophie. C'est ainsi que S. Augustin écrivait à Julien, disciple de Pelage : « Obsecro te, non sit honestior philosophia gentium quam nostra christiana, quae una est vera philosophia, quandoquidem studium vel amor sapientiae significatur hoc nomine » <3). Appelons ce type de philosophie la philosophie au sens large ; les Allemands parlent, en ce cas, de Weltanschauung ou de Lebensanschauung ; ce genre de spéculation ressortit souvent à l'autobiographie, à la poésie, à la littérature des « maximes » et des « pensées », plutôt qu'au savoir scientifique ; il peut s'exprimer dans le théâtre (les tragédies grecques, Sartre, Marcel) ou le roman.

Mais l'histoire connaît une autre manière d'entendre la philosophie, qui est de loin la plus commune et qui peut se réclamer des plus grands noms : Aristote, Averroès, Descartes, Leibniz, Kant, Hegel, Bergson, Husserl, pour ne citer que quelques chefs de file. D'après cette conception classique, la philosophie au sens strict est un savoir de niveau scientifique, qui, pour ce motif, trouve place dans les programmes de l'enseignement universitaire. C'est un savoir méthodique, réflexif et critique, dans l'élaboration duquel le doute, la mise en question joue un rôle essentiel ; mais il s'agit d'un doute

(»> Contra Inlianam, IV, 14, 72.

580 Fernand Van Steenberghen

méthodique ou scientifique, qui ne comporte aucune « angoisse » d'allure romantique. Dans un tel savoir, l'objectivité impersonnelle est l'idéal sans cesse visé par le philosophe, uniquement soucieux de fidélité au réel, c'est-à-dire de vérité, puisque son ambition est de connaître les choses telles qu'elles sont, en vue de pénétrer autant que possible le mystère de l'ordre universel.

Une entreprise de cette nature est parfaitement légitime et parfaitement possible pour le penseur chrétien. Bien plus, il est permis de penser que ce dernier se trouve dans des conditions optimales pour s'y livrer. En effet, tandis que la philosophie a forcément, pour l'incroyant, une portée vitale ou « existentielle » (elle est, pour lui, la seule lumière qui puisse éclairer sa route ici-bas), le croyant aborde la recherche philosophique dans un esprit plus serein et plus désintéressé, garantie de rigueur et d'objectivité scientifique.

Dira-t-on qu'il est constamment entravé, dans le libre exercice de sa recherche, par les impératifs de sa foi, adhésion ferme et irrévocable à ce qu'il considère comme vérité révélée par Dieu ? Ceux qui le pensent commettent une lourde méprise sur la condition concrète du philosophe chrétien : en réalité, les points de contact entre le domaine de la foi et celui de la philosophie sont beaucoup plus réduits qu'ils ne l'imaginent, car le contrôle purement négatif exercé par l'autorité religieuse comme gardienne de la révélation, porte uniquement sur les conclusions de la philosophie qui ont une résonance religieuse et gêne fort peu le travail du philosophe.

Un exemple illustrera la chose mieux que toutes les considérations théoriques. L'existence de Dieu, cause créatrice, personnelle et providente de l'univers, est assurément une vérité religieuse fondamentale, qui est à la base de tout le credo ; en outre, guidé par l'Ecriture, le premier concile du Vatican a défini comme article de foi que Dieu peut être connu avec certitude par la raison naturelle. En quoi ces « vérités de foi » imposent-elles des limites à la liberté de penser du philosophe chrétien ? Uniquement en ce qu'elles lui interdisent de défendre des positions philosophiques incompatibles avec ces vérités de foi : ainsi, il ne pourrait professer le matérialisme absolu, ou le panthéisme, ou le monisme, ou encore un agnosticisme radical qui exclurait toute possibilité de connaître Dieu par la raison. Le philosophe chrétien qui, dans ses élucubrations philosophiques, aboutirait à un de ces systèmes, devrait reconnaître qu'il a fait fausse route et recommencer sa recherche. Attitude parfaitement logique puisque, par hypothèse, ce croyant a des « motifs de crédibilité »

La philosophie en chrétienté 58 1

solides, c'est-à-dire des raisons certaines d'adhérer au christianisme comme à la religion instituée par Dieu ; ses conclusions philosophiques contraires à la vérité révélée sont donc nécessairement erronées. Ce « feu rouge » mis à part, la liberté du philosophe demeure entière, car sa foi ne lui dicte rien, ne lui suggère même rien touchant les points de départ, les méthodes, l'élaboration de sa philosophie ; elle ne lui impose aucune preuve déterminée de l'existence de Dieu ; elle n'affirme même pas que la connaissance naturelle de Dieu est de type philosophique ; elle ne précise pas jusqu'où peut aller la connaissance naturelle des attributs divins. Bref, tout se réduit au contrôle négatif qui préserve le philosophe chrétien de s'égarer dans des voies sans issue.

Un autre exemple est encore plus frappant sous certains rapports : c'est celui de l'immortalité de l'âme. Il est clair que l'immortalité de l'être humain dans ce qui le constitue comme personne consciente et responsable est une vérité essentielle du christianisme, sans laquelle cette religion est dépourvue de sens ; ajoutons que la résurrection des corps est également un dogme de foi, selon lequel, à la fin des temps, tous les hommes seront rétablis dans l'intégrité de leur nature humaine. Le philosophe chrétien ne pourrait donc pas soutenir une conception de l'homme selon laquelle l'individu cesserait absolument d'exister à la mort : ce serait contredire une vérité de foi. Mais ce philosophe peut professer tout système psychologique qui n'exclut pas la possibilité de la survie personnelle. Il peut estimer, par exemple, que l'immortalité n'est pas philosophiquement démontrable ; il peut penser qu'elle est un don surnaturel (comme l'est certainement la résurrection des corps) ; il pourrait même prétendre que le composé substantiel humain continue d'exister après la mort, celle-ci n'étant donc, en termes métaphysiques, qu'un changement accidentel ; il peut d'ailleurs interpréter la nature humaine sans faire appel à la théorie hylémor- phique, en s'inspirant, par exemple, de S. Augustin, ou de Descartes, ou de Leibniz. D'autre part, il est assez évident que le fait de « croire » à l'immortalité de l'âme parce que cette vérité m'apparaît comme révélée par Dieu, ne m'empêche nullement d'en tenter une démonstration philosophique ; si celle-ci me convainc, j'aurai une double certitude concernant la même vérité et ces deux certitudes ne sont pas incompatibles, car elles se fondent sur des motifs tout différents et ce n'est donc pas strictement le même objet qui est connu par la foi et par la raison.

582 Fernand Van Steenberghen

L'objection rationaliste qui a si longtemps jeté la suspicion sur l'effort philosophique des penseurs chrétiens de l'antiquité et du moyen âge (et qui demeure une critique permanente à l'adresse des philosophes chrétiens d'aujourd'hui) est donc irrecevable. Même en matière religieuse, le penseur chrétien n'est pas nécessairement un théologien. L'enquête qui a fait l'objet de ce volume confirme pleinement cette conclusion, puisqu'elle a mis en relief l'existence d'un véritable mouvement philosophique au cours des quinze premiers siècles de l'ère chrétienne.

Il faut concéder, d'autre part, que le développement parallèle, en chrétienté, de la vie de foi, du savoir théologique, du savoir philosophique et des sciences positives pose des problèmes et que ceux-ci n'ont pas toujours été résolus harmonieusement. Si Dieu a parlé aux hommes par ses prophètes et par son Fils, le Verbe incarné, cette irruption du divin dans l'histoire humaine ne simplifie pas les choses. Non seulement elle introduit une « dimension m nouvelle, l'ordre de la grâce ou de la surnature, mais elle bouleverse bien des situations « naturelles » et suscite une foule de problèmes nouveaux. Allons-nous refuser ou regretter le don de Dieu parce que ce don dérange nos habitudes et complique notre existence ? Ou bien saurons-nous accueillir cet enrichissement inouï de notre condition humaine et faire place à Jésus-Christ dans l'organisation de notre savoir et de notre vie ?

Ce sont là les questions décisives qui, malgré tous les irénismes, malgré le respect sincère des opinions et la tolérance mutuelle, divisent inévitablement les hommes : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (4). C'est précisément le motif pour lequel il faut sauver à tout prix les valeurs humaines qui permettent le dialogue entre croyants et incroyants, qui favorisent l'union des esprits et des volontés par delà les divergences d'opinions et de croyances. La philosophie est une de ces valeurs, la plus fondamentale peut-être, et c'est pourquoi les plus clairvoyants parmi les penseurs chrétiens ont toujours eu le souci de faire une place honorable à la philosophie, sans aucune êpithète, dans l'organisation de la vie intellectuelle en chrétienté. Telle est, à mon sens, une des leçons capitales qui se dégagent de l'histoire de la pensée chrétienne.

Fernand VAN STEENBERGHEN. Louvain.

W Matth., X. 34.