souffrance des enseignants - cgt éduc

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 Bulletin de la Fédération CGT de l’Éducation, de la Recherche et de la Culture Trimestriel 1 € - n° cppap 0310 S 05498 MARS 2011 • HORS SERIE Enseignants… De la souffrance  professionnelle individuelle à la reconquête collective du métier !  Journées d'étude CGT 11 et 12 mars 2010 à Colpo - Morbihan

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Trimestriel 1 - n cppap 0310 S 05498

MARS 2011 HORS SERIE

Enseignants De la souffrance professionnelle individuelle la reconqute collective du mtier ! Journes d'tude CGT11 et 12 mars 2010 Colpo - Morbihan

Bulletin de la Fdration CGT de lducation, de la Recherche et de la Culture

S ommaire

[email protected] P.2 Le travail P. 29 Conclusion P.43 Tmoignages P.44

RemerciementsUn grand merci Franoise LIGNIER, Arezki FERGANI, Christophe HELOU, Patrick COUPECHOUX qui ont parcouru de longues, voire trs longues distances pour intervenir lors de ces journes en prenant sur un temps dj trs prcieux. Merci aussi L'Union Dpartementale CGT en la personne de Bruno BOTHUA, la Formation Syndicale de la CGT Du Morbihan et notamment Laurent LE GARREC, la FERC CGT, l'UNSEN et l'URSEN CGT Bretagne en particulier Pierrot RIMASSON et Franois-Philippe LECOULANT. Merci aux camarades d'autres syndicats qui sont venus nous faire partager leur exprience de militants de la sant au travail : merci Jean-Michel DANIEL, Michel LE SAEC, Bruno BOTHUA, Chico JEGO, Monique LE FRANCOIS, Danielle LE BERRE. Merci aux camarades de la CGT Educ'Action du Morbihan qui se sont donns sans compter pour que ces deux jours puissent se drouler dans de bonnes conditions et notamment Anne VILLENEUVE, Pascale FLEJEO, Sylvie SAKI et Sylvie LE BRONNEC, Annie AUDRAIN, Julien ARHAN, Alain BERTOUT, Christian GANIN. Merci tous les participants de ces journes d'tudes qui ont eu le courage devenu rare, de quitter leur travail pendant deux jours pour participer un stage de formation syndicale. Enfin merci Sylvie LE BRONNEC et Sylvie SAKI, Franoise LIGNIER qui ont pass de longues heures mettre sur papier le contenu trs dense des journes d'tudes.

Pourquoi des journes dtude P.3 La souffrance au travail chez les enseignants et enqute dans le milieu P.5 Missions d'un mdecin de prvention P.15 Eclairage sur le droit en matire de mdecine de prvention P.17 Idologie et management dans l'Education nationale P. 19 Mise en vidence du lien souffrances psychiques et organisation du travail P. 24

Les outils de l'action syndicale P.32 Eclairage sur la directive europenne de 89 et le dcret du 5 novembre 2001. P. 36 Eclairage sur le rle et le fonctionnement des CHS dans la Fonction Publique. P.42 L'action syndicale en CHSCT

C'est l que nous remes les premiers coups et la chose fut si inattendue, si incroyable, que nous n'emes dans le corps et dans l'me, aucune douleur.. Seulement une profonde stupeur. Si c'est un homme - Primo Lvi Quand le mpris de l'autre est devenu banalit, alors tout devient possible. Dorothe Ramaut - mdecin du travail Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas. C'est parce que nous n'osons pas que les choses sont difficiles. Snque

www.ferc.cgt.frEmail : [email protected] Le Lien * Mars 2011 * N HS

Le LienDirecteur de publication : Richard Braud N CPPAP 0310 S 05498 Trimestriel 1 FERC-CGT - Case 544 - 93515 Montreuil Cedex Imprimerie : Rivet Presse Edition

POURQUOI DES JOURNEES D'ETUDE SUR LE THEME : ENSEIGNANTS DE LA SOUFFRANCE PROFESSIONNELLE INDIVIDUELLE A LA RECONQUETE COLLECTIVE DU TRAVAIL ?C'est le travail qui est malade !Les rformes en cascade qui frappent l'Education Nationale touchent toutes l'organisation du travail des enseignants. Citons, entre autres, car la liste est loin d'tre exhaustive : l'autonomie des tablissements, la suppression de milliers de postes avec l'augmentation vertigineuse des effectifs par classe, la rforme de la formation, le bac Pro en 3 ans, la rorganisation de la semaine de travail dans le premier degr avec la mise en place de l'aide individualise, le socle commun, les valuations des lves, le CCF, les nouvelles technologies au service de la gestion et du contrle du personnel dans les tablissements.. Les cours multiples, la fluidit des parcours ducatifs, les programmes qu'il faut respecter imprativement. Quels que soient les objectifs plus ou moins avous qui sous-tendent ces rformes, celles-ci ont toutes un impact trs important sur les personnes qui travaillent. Toutes se traduisent, non seulement par une aggravation des conditions d'exercice du mtier, mais aussi, d'une manire certainement indite, par des situations dans lesquelles les personnels ont le sentiment de mal faire leur travail ou quelquefois de ne plus pouvoir le faire du tout. Pire, mme les professeurs sont dpossds du sens de leur travail, de ce pourquoi ils exercent leur mtier et des valeurs qui les animent. Ils sont souvent placs en situation de faire des choses qu'ils rprouvent comme, par exemple, de saboter l'attribution des diplmes, d'adhrer des dmarches " qualit " pour avoir les financements ncessaires la mise en place de projets pdagogiques. Aujourd'hui, c'est la notion mme de mtier qui est mise en cause. Les savoirfaire, l'exprience, le sens du travail bien fait sont mis mal par un type de management qui entend faire de l'enseignant un oprateur technique. Celui-ci est somm de mettre en uvre des procdures imposes par des " experts ". Quels que soient le contexte de travail et le public concern, les lves en l'occurrence, il doit atteindre les objectifs en termes de rsultats qui sont fixs par sa hirarchie. Les objectifs non atteints sont censs mettre jour l'incomptence ou la mauvaise volont des professeurs et non pas un rel qui rsiste comme c'est pourtant presque toujours le cas. Il est vident que sans marge de manuvre pour s'adapter une ralit complexe, dpossds du sens de ce qu'ils font, empchs d'exprimer des souhaits ou des attentes sur ce quil leur faudrait pour travailler correctement, les enseignants, qui exercent dj un mtier difficile, souffrent. Le manque de reconnaissance et de soutien notoire de la hirarchie, les conditions matrielles quelquefois pouvantables (niveau sonore en particulier, dure des trajets, vie personnelle envahie par le travail) aggravent encore cette situation. Les mmes mcanismes d'instrumentalisation des personnes au travail se retrouvent partout aujourd'hui, dans le secteur priv et dans la fonction publique. La mme illusion folle d'un travail dshumanis qui ne serait que la mise en uvre de prescriptions rigides dont les rsultats seraient scientifiquement mesurables, fait des ravages dans tous les secteurs professionnels, avec des consquences terribles sur les travailleurs : hpital, secteur de la sant mentale, industrie automobile, impts. Comme le dit le psychanalyste et Professeur au CNAM, Christophe DEJOURS, citant la Fontaine " Ils ne mouraient pas tous, mais tous taient frapps ". Dans l'Education Nationale, la situation est aggrave par le fait que la lgislation concernant la protection de la personne au travail n'est absolument pas applique : CHS inexistants ou dont les membres n'ont aucune formation, nombre terriblement insuffisant de mdecins de prvention, non respect des obligations en termes d'valuation et de prise en compte des risques professionnels etc. Ainsi, l'enseignant qui souffre est-il abandonn la gestion individuelle de sa souffrance et il se trouvera toujours quelqu'un pour dire qu'il est malade parce qu'il a des problmes personnels. Pourtant, il apparat de plus en plus que ce ne sont pas les personnes qui sont malades, mais le travail lui-mme et son organisation. Remettre le travail au cur du syndicalisme : une urgence Les militants de la CGT Educ'Action du Morbihan, avec l'aide de l'URSEN Bretagne et en lien avec le collectif Travail Sant de la FERC CGT, l'Union Dpartementale CGT et la formation syndicale du Morbihan, ont dcid de remettre le travail rel des enseignants au cur de l'action syndicale. Agir sur ce qu'on connat,

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partir du lieu o on est, avec les outils juridiques ou rglementaires qui existent et qu'il faut s'approprier, peut permettre de remettre en cause des logiques qui instrumentalisent la personne au travail et en font l'objet de mcanismes dont le sens lui chappe. " La seule manire de dfendre son travail c'est aussi de l'attaquer ! " comme le dit le psychologue du travail, titulaire d'une chaire au CNAM, Yves CLOT. Cette dmarche a t initie par l'organisation de ces deux journes d'Etudes et de dbat sur les questions touchant au Travail et la Sant. Franoise LIGNIER, animatrice du collectif travail sant de la FERC CGT, Christophe HELOU, sociologue, auteur d'un livre avec Franoise LANTHEAUME de " La souffrance des enseignants " et Patrick COUPECHOUX, journaliste indpendant, auteur de " la dprime des opprims ", sont intervenus sur la question de la centralit du travail dans la vie personnelle et sociale. Chacun, avec l'clairage donn par sa formation et son statut, a contribu mettre la porte du public les outils thoriques et conceptuels labors par les chercheurs pour analyser les problmatiques de la souffrance au travail. Franoise LIGNIER, en tant que syndicaliste, a permis de tracer des objectifs et de dfinir une dmarche syndicale dans le but de permettre une rappropriation collective du travail. Celui-ci doit permettre l'panouissement, la ralisation personnelle et la reconstruction vivante de collectifs de travailleurs. Elle a galement insist sur le lien qui existe entre le travail et la sant en rappelant la conception porte par la CGT " La sant est une capacit d'adaptation des humains aux variabilits et agressions de l'environnement, y compris celles du travail, mais deux conditions : sans prlve-

ment sur les capacits vitales des humains mais au contraire, en y puisant des capacits nouvelles pour son propre dveloppement. " La question des nouvelles techniques de management qui sont mises en uvre dans les entreprises mais aussi dans la Fonction Publique a fait l'objet de moments spcifiques de rflexion. Ces manires de grer le personnel frappent en effet par leur efficacit, mais aussi par leur perversit. Elles jouent souvent comme des piges. Arezki FERGANI, de l'UNSEN, a montr de manire magistrale comment ces techniques sont mises au service d'une idologie qui voudrait faire de l'Ecole une entreprise rpondant des critres de rentabilit et de comptitivit. " C'est le mme logiciel nolibral qui est l'uvre de la maternelle l'universit " a-t-il soulign. Le mdecin de l'Education Nationale dans le Morbihan tait galement invit parler de son service et de ses missions. Preuve que l'administration est trs inquite des consquences de ses propres manquements ; que tous ceux qui s'intressent la question de la sant des personnels constituent pour elle une menace, elle a tent une intrusion lors de ces journes. L'Adjoint l'Inspecteur d'Acadmie, encadrant manifestement le mdecin de l'ducation nationale, est en effet venu l'improviste sur le lieu du stage et s'est en plus invit la tribune. L'assistance a d faire sortir l'importun en lui expliquant que l'administration n'avait pas sa place dans un stage de formation syndicale et a fortiori sur la question de la souffrance professionnelle des enseignants pour laquelle elle n'a qu'indiffrence. En fin de stage, des militants syndicaux de secteurs professionnels trs loigns de l'Education nationale

comme la Dfense (travailleurs de l'Etat) et d'entreprises prives (fabrication de matriel mdicalis) taient convis intervenir sur leur exprience en CHSCT et mettre en vidence l'intrt essentiel de ces structures pour l'action sur les conditions de travail. Le public, trs peu form sur ces questions, a ainsi pu mesurer tout le travail syndical qui reste faire pour obliger l'Education Nationale respecter ses obligations et rattraper son retard sur d'autres secteurs pourtant bien peu exemplaires. Ces deux journes, trs riches et trs denses, trs fortes aussi humainement, taient dlibrment ouvertes des travailleurs de tous secteurs. L'ide tait de faire connatre le mtier d'enseignant mais aussi de permettre la profession d'en couter d'autres et sortir ainsi du " bocal " Education Nationale. La question du mal-tre au travail est transversale aujourd'hui et, parce qu'elle touche tout le monde, elle est infiniment fdratrice. Les journes d'Etudes ont permis de confirmer cette dimension interprofessionnelle qui donne tout son sens au syndicalisme enseignant dans une confdration comme la CGT. Le document qui suit est la synthse des changes qui se sont drouls pendant les journes d'tude. On y trouve aussi quelques donnes juridiques pour tayer l'action syndicale. Des tmoignages souvent bouleversants crits par des collgues ont t intgrs au document. Ils nous invitent briser les tabous et lever le voile sur ce qu'est le travail rel dans un tablissement scolaire Claudine CORNIL Professeure des Ecoles Secrtaire dpartementale de la CGT Educ'Action 56

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SOMMAIRELe premier jour a t consacr une rflexion sur ce qui se passe dans l'Education Nationale. Le deuxime jour a permis une ouverture de la rflexion sur le monde du travail en gnral avec d'autres secteurs d'activit. Elle a donn lieu des questionnements sur l'action syndicale et un clairage sur des outils essentiels comme les CHSCT. * La souffrance au travail chez les enseignants et enqute dans le milieu : Intervention de Christophe HELOU : enseignant en sciences conomiques, agrg en sciences sociales - chercheur en sociologie l'INRP (questions pdagogiques), syndicaliste au SNES, auteur entre autres, de " La souffrance des enseignants " - PUF. * Missions d'un mdecin de prvention : Docteur FILLEUL, mdecin de prvention de l'Education Nationale dans le Morbihan - rectorat de Rennes. * Eclairage sur le droit en matire de mdecine de prvention. * Idologie et management dans l'Education nationale : Arezki FERGANI, reprsentant de l'UNSEN, enseignant en Seine-Saint-Denis (93), membre du collectif travail sant de la FERC-CGT. * Mise en vidence du lien souffrances psychiques et organisation du travail : Patrick COUPECHOUX - journaliste indpendant, collaborateur du Monde diplomatique. * Le travail : Franoise LIGNIER, responsable de l'activit travail sant de la FERC CGT, mandate CGT au CCHS de la Fonction publique d'Etat. * Les outils de l'action syndicale : Franoise LIGNIER. * Eclairage sur la directive europenne de 89 et le dcret du 5 novembre 2001. * Eclairage sur le rle et le fonctionnement des CHS dans la Fonction Publique. * L'action syndicale en CHSCT Bruno BOTHUA - secrtaire adjoint de l'UD du Morbihan. Jean-Michel DANIEL - Michel LE SAEC, syndicat CGT des travailleurs de l'Etat. * Conclusion et tmoignages.

La souffrance au travail chez les enseignants et enqute dans le milieu Christophe HELOU J'appartiens au Conseil National du SNES ; j'interviens dans les stages de la DAFPEN et dans les dispositifs d'accompagnement des enseignants en difficult

Pourquoi une souffrance au travail ? Qu'est-ce qui se joue ? Comment vient-elle ? Que peut-on faire ?Qu'en est-il de la sociologie des enseignants ? En effet, il existe une sociologie des lves, de mme qu'il existe une sociologie des tablissements du fait de leur autonomie. Et depuis une trentaine d'annes, ces deux sociologies ne parlent pas des enseignants. Ainsi, contrairement d'autres professions, les enseignants n'ont pas de sociologie, ce qui est troublant. On assiste cependant un dbut avec Anne BARRERE, dans " Sociologie du travail enseignant " et Yves CLOT, avec son enqute sur le travail rel. Tout cela contribue une mconnaissance du monde des enseignants par lui-mme et par la socit. Il est ncessaire, pour comprendre ce sujet, de faire un bref aperu historique de la souffrance au travail. Le mouvement ouvrier a pos la question de la souffrance au travail mais sans revendication claire. L'objectivation porte essentiellement sur le salaire et la dure du travail. Par consquent, le travail est peru comme une contrainte tablie en soi. On ne parle ni de plaisir ni de souffrance mais d'une peine qui mrite salaire. On ne parle donc pas de la compensation de cette peine et du coup la peine n'est pas anormale et c'est la compensation qui est insuffisante. On est dans une virilisation du travail et de la souffrance et cela contribue ce que se plaindre soit lourd. Tout ceci constitue une question centrale de cette histoire qui a 150 ans. Et puis dans les annes soixante, on s'interroge sur la peine et on assiste alors une remise en question du taylorisme qui n'est pas centr sur la compensation mais sur la peine ainsi que les slogans de Mai 68 peuvent le montrer. Au mme moment, les premires recherches dbutent ; on peut citer, titre d'exemple, le livre de Christophe DEJOURS "Travail, usure mentale " Plus globalement, cette question pose le problme de l'identit syndicale. En effet la CGT est dans la compensation de la peine et la CFDT est dans la souffrance, comme une avant-garde. C'est habile : le problme est " ailleurs " : c'est une manire de contourner la compensation.

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Le dbat s'est structur ainsi pendant un long moment et depuis 20 ans, cette question a pris de l'ampleur. Du coup il n'y a plus ce schisme syndical, voire, cela s'est retourn. Pourquoi cela n'a t-il pas t pris au srieux aussi vite ? En fait, la question du travail est reste trs longtemps l'apanage des ingnieurs et de la production. Or le marxisme, et ce ds le XIX sicle, pose la question du travail comme fondamentale. C'est Marx qui le premier parle de la manire dont le travail constitue l'Homme, le construit. C'est une uvre qui objectifie l'tre. Le travailleur peut perdre le sens de son uvre, de l'utilit de son travail, et par consquent il peut perdre sa fiert. C'est ce qui est l'origine de la thorie de l'alination entendue comme une participation malgr soi quelque chose que l'on refuse. Cette ide est reprise avec la critique du taylorisme, au XXme sicle. Ainsi en 1932, la Western Electric fait l'objet d'une tude ; un sociologue tudia alors l'organisation du travail dans les ateliers afin justement de l'amliorer. Sa rflexion s'intressa l'ergonomie et dboucha sur une proposition d'exprimentation. Pendant deux mois, un groupe de femmes travailla diffremment, c'est--dire sans la hirarchie et avec des relations modifies. Le rsultat a permis l'augmentation de la productivit. La conclusion qu'il en tira fut que la productivit est la capacit donner du sens au travail, crer des relations, de l'entraide. Le taylorisme apparat comme contre-productif. Dans les annes 60, cette critique revient et la sociologie va comprendre qu'il se passe autre chose que ce que bien des ingnieurs imaginent. Le travail est un procd d'identification de

soi, un lieu qui construit l'individu, un lieu relationnel, ce que le systme a longtemps ni. Dans les annes 70 se dveloppe l'ide que le travail ne peut tre prsent comme uniquement une affaire de production (Cf. DEJOURS). Les ingnieurs ne comprennent pas ce qui est rellement fait. Par exemple, concernant les rgles de scurit, la virilisation dans le travail va aller contre ces rgles car il faut tre dur et " supporter " : c'est parce que c'est dur que c'est beau et cela va jusqu' la mise en danger de soi. Cela entrane la contestation des rgles pour " mieux faire son travail ". La rgle devient un obstacle ; c'est " l'empchement bien travailler " dont parlent Christophe DEJOURS et Yves CLOT. Si l'organisation empche de " bien travailler ", on dveloppe des stratgies de contournement. Sinon cela entrane du ressentiment, de la frustration et une dgradation de la relation l'autre. Dans l'Education Nationale " l'empchement bien faire " entrane une frustration, du ressentiment qui sont facteurs de dshumanisation par rapport aux lves, aux collgues. En l'absence de collectif de travail pour redfinir l'organisation de celui-ci, la solitude dans le rapport au travail l'emporte. La question du travail merge donc dans les annes 70, marque une pause et rapparat depuis une quinzaine d'annes. Dans les annes 70, le taylorisme s'puise progressivement pour faire place au management participatif avec des projets. La gestion du systme a intgr la critique, on fixe en effet les objectifs et on demande au salari de se dbrouiller pour les atteindre. On

voit alors que chaque systme d'organisation du travail cre sa propre pathologie : le taylorisme, les TMS, le toyotisme, le trop-plein d'engagement mental, c'est--dire le stress, le " burn out " Arrive ainsi la notion de souffrance au travail. Il n'y a plus de chefs qui psent sur les gens mais de temps en temps le salari est valu et compar aux autres - par exemple, comme c'est le cas dans l'entreprise Car Glass. Le taylorisme prenait le corps, le toyotisme prend la tte. L'Education Nationale n'chappe pas cette modification essentielle. Entre 1993 et 1997, tous les rectorats se munissent d'une Direction des Ressources Humaines et prennent en compte " le malaise enseignant " avec des mdecins-conseils et des dispositifs d'accompagnement. En 2000, on parle de " malaise enseignant " pour parler de l'empchement bien faire qui s'aggrave avec les politiques menes. A la mme poque sort le livre de M. F. HIRIGOYEN " Le harclement moral ". Le livre se diffuse massivement. C'est une mise en lumire qui vient de l'extrieur et du coup la question du harclement va merger. Dans le mme temps, on assiste un discours propos des luttes collectives qui s'puisent et des organisations qui ne sont pas en forme, de la monte de la socit critique et de plus en plus de luttes individuelles. L'exemple des procs contre le harclement traduit la subjectivation, l'individualisation de la critique du travail. Il y a moins de luttes collectives mais une extrme ractivit en terme individuel pour rendre public quelque chose que l'on n'a pas mis en forme collectivement. Face cette " juridification " des individus, l'organisation syndicale doit ragir et s'emparer de ces questions.

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Par ailleurs l'mergence de la socit critique est productrice de la souffrance des enseignants. De plus, on est pass d'un modle d'autorit bas sur l'injonction un modle bas sur la ngociation. Avant, l'autorit allait de soi, Or ce modle s'loigne ; les nouveaux modles forcent tous les acteurs se justifier et le professeur doit justifier de tout. Cet approfondissement dmocratique n'est pas forcment vident. Cette volution vers une socit critique nous fragilise mais tout le monde la vit (exemple : la mdecine). On peut tre tent par le ressentiment avec le danger de la rhtorique ractionnaire que cela comporte. Mais c'est une impasse et la meilleure faon de procder c'est de voir comment se protger. Les statuts de 1950 ont cr un mode de protection qui correspond la situation des annes 50 : le professeur face sa classe avec son programme, un savoir et une autorit non remis en cause, et qui n'a besoin de personne. Ce modle ne peut plus tre d'actualit car les savoirs et l'autorit sont de plus en plus critiqus par l'extrieur. Le professeur est d'autant plus fragile qu'il est rest seul et que l'administration en profite. En effet la connivence qui existait auparavant a fait place une autorit managriale depuis 15 ans qui accrot les tensions. Comment traite-t-on le problme ? Comment passe-t-on de la difficult ordinaire du travail l'enseignant en difficult ? Car derrire la volont de dfinir la difficult il y a la volont de dfinir la norme, le bon professeur, le bon travail. Cette question du reprage n'a plus les mmes enjeux dans le nouveau contexte. Dans les annes 90, la diminution des postes fait que la reconversion des enseignants est de plus en plus difficile.

ECHANGE AVEC LA SALLEPierrot Le statut de 1950 c'est le droulement de carrire dans le public. Alain Je pense que l'autorit base sur l'injonction existe encore avec l'inspection, le chef d'tablissement. Par ailleurs, si nous n'avons pas de sociologie sur les enseignants, n'est-ce pas li au fait que les instits et les profs taient dans l'ide du sacerdoce mme si c'tait un mtier, il n'y avait aucune raison d'tre malheureux ? Sans compter que jusque dans les annes 70, la socit tait trs machiste, virile, catholique avec tout ce que cela entrane de propension la culpabilisation. Tout cela n'expliquerait-il pas l'absence de travail sur le mtier d'enseignant ? Claudine Nous sommes dans une phase de retour l'autoritarisme, l'arrogance et la violence verbale de la part de la hirarchie. Franoise On peut parler de violence psychique, d'une attaque de l'estime de soi car une atteinte est porte la partie subjective du travail, aux comptences et au travail. Arezki Le propre du management participatif est de camoufler le pouvoir. Il faut observer le glissement smantique : on ne dit plus " commander " mais " aider ", on ne dit plus " diriger " mais " piloter ". O en est la dmocratie dans les tablissements ? Les enseignants ont-ils la possibilit de parler ? Franois-Philippe Aujourd'hui on parle de " clientle " ; on prsente le travail dans le service public comme la satisfaction d'une clientle. Que met-on en avant ? L'absentisme des enseignants, l'accueil des jeunes. ... Tout cela prend le dessus sur les missions. L'individualisation : comment faire dans les classes ? C'est ingrable : on a un programme pour tous et un groupe htrogne. En enseignement professionnel, certains professeurs subissent la pression du chef des travaux et des inspecteurs (exemple Carhaix), syndicalement c'est difficile. Doit-on laisser faire ou remettre en cause le mode d'valuation ? Rmi Luc Boltanski a montr que la classe dominante a russi reprendre la critique du capitalisme. Les revendications taient en fait conomiques et ne portaient pas sur les structures. Le capitalisme a rcupr le dsir des salaris de se rapproprier le travail. Aujourd'hui ceux qui parlent du travail ce ne sont plus les syndicats mais les libraux. Dans notre secteur, la mise en place du conseil pdagogique entrane deux ractions. La premire : "c'est une arnaque" mais on ne le remet pas en question concrtement. La deuxime : " Ah ! Super, on va nous donner la parole. " L'individualisation conduit l'interdiction de penser, parler collectivement. D'o la difficult d'laborer une stratgie collective ; Il faut viter la judiciarisation des problmes. Malheureusement, il y a majoritairement dans le corps enseignant l'ide qu'on reprsente la dfense du service public d'Etat, de l'intrt gnral. Or, l'ducation nationale a toujours reprsent les objectifs de production et la socit dominante. Les profs sont au service d'un systme ; les dsobisseurs reprsentent la rsistance au nom de telle ou telle pdagogie.

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Pierrot On observe une marchandisation croissante de l'cole. La souffrance et l'alination au travail sont des aspects importants de notre mtier. L'acclration qui s'est produite, c'est le horsclasse qui est le phnomne de l'individualisation. C'est trs dangereux. Avec les statuts on avait des carrires uniformes. L'individualisation s'acclre avec le hors-classe et rend la vie collective et de section encore plus difficile. Un autre aspect de l'individualisation, c'est l'inspection. Dans les annes 80, Savary voulait des inspections collectives. Cela ne s'est pas fait. Christophe Le travail est ambivalent. Il est mancipateur et oppresseur comme l'ducation. Concernant l'injonction et la ngociation dans notre travail, il faut apporter une nuance. L'injonction ne vient plus simplement d'en haut mais elle est de plus en plus horizontale avec la notion de clientle et la marchandisation qui se dveloppent dans l'ducation. C'est la forme d'injonction qui a chang. Le conseil pdagogique est un modle d'injonction / suggestion l'intrieur de l'tablissement. Le cercle de qualit est de l'injonction cache. On

est en train de dcouvrir la fin d'une grande connivence : le mouvement d'mancipation, de progrs social port par l'Etat, la bourgeoisie et l'Education nationale depuis la troisime Rpublique. Le plan Langevin-Wallon de 1945 c'est la connivence sur les objectifs du systme scolaire. Aujourd'hui, on est dans une situation particulire. Avant on n'tait pas dans l'injonction, maintenant on y va. On a du mal se dire que le patronat et l'Etat n'ont plus les mmes objectifs que les enseignants. On assiste au renoncement de la politique d'mancipation du XX sicle. On peut dsormais casser, broyer les valeurs du travail. On ne peut plus s'appuyer sur la connivence (1910/1980) ; on va devoir dfendre notre mtier contre notre propre employeur. Cela va durcir les relations. Cela ouvre des perspectives (cf. la rforme du concours d'inspection). On peut postuler aprs 8 annes d'enseignement et aprs un entretien de 45 minutes, on peut devenir inspecteur. On va devoir batailler idologiquement. La rforme des lyces montre bien les deux mains, gauche et droite : le conseil pdagogique et la reprise en main par le proviseur.

LES DIFFICULTS AU TRAVAIL DES ENSEIGNANTS : EXCEPTION OU PART CONSTITUTIVE DU MTIER ?D'aprs un article de Christophe HELOU, Agrg de sciences sociales UMR ducation & Politiques (Lyon 2Inrp) Et Franoise LANTHEAUME, Matre de confrences Universit de Lyon, Lyon 2, UMR ducation & Politiques (Lyon 2-Inrp) Cette intervention n'a pu tre faite dans son intgralit lors des journes d'tude pour des raisons de temps. Nous l'insrons quand mme dans ce compte-rendu en regrettant que le contenu de l'expos n'ait pu tre dbattu car il laisse plusieurs questions en suspens. Rsum Les difficults au travail des enseignants sont gnralement traites comme des exceptions ou en terme de dfaillances. L'article propose de les concevoir comme une part constitutive du mtier, lie aux difficults de l'enrlement des lves, aux tensions entre sphre personnelle et professionnelle et une dfinition problmatique du bon travail. Les diffrentes manires de trouver une issue ces difficults montrent que la faon de faire et de vivre le travail, les adaptations et accommodements sont autant de manires de grer les difficults du mtier. Du coup, les difficults ne sont pas des rsidus mais le centre du rapport au travail. Il a beaucoup t question ces dernires annes, dans le dbat public et dans les recherches, de la difficult du mtier enseignant. Ces difficults sont gnralement dcrites en lien avec la rticence des lves l'enseignement. Ces rticences sont elles-mmes corrles l'environnement socioculturel des lves, lui-mme mis en relation

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avec la question des territoires. C'est ainsi que les lves de "banlieue", les collges de "banlieue" et les professeurs de "banlieue" polarisent progressivement le questionnement sur l'cole et sur le mtier enseignant (van Zanten, 2001 ; van Zanten et Grospiron, 2001). Cette rduction de la difficult du mtier enseignant un contexte spcifique, celui des "quartiers" et des publics socialement et culturellement dfavoriss, ou des temps spcifiques (dbut ou fin de carrire), tend occulter les difficults ordinaires du mtier enseignant. Or la difficult et la souffrance dans le mtier enseignant ne sont pas toujours l o on les attendrait comme l'a montr notre enqute sur le travail enseignant dans sept tablissements htrognes. Les rsultats de l'enqute indiquent mme que la souffrance au travail atteste par des signes tangibles est souvent, sur diffrents points, moins importante en banlieue populaire que dans ce qu'on pourrait qualifier l'exercice ordinaire du mtier. L'enqute rvle que si le mtier apparat pour nombre d'enseignants comme un "mtier impossible" dont certaines caractristiques actuelles accroissent les difficults, il est aussi celui qu'il faut bien faire en trouvant des issues aux difficults. L'ajustement, l'accommodation par rapport aux difficults apparaissent comme la part centrale, bien qu'invisible, du travail des enseignants. L'ampleur des adaptations ncessaires est sans doute accrue du fait notamment d'un affaiblissement de l'institution (Dubet, 2002), mais notre tude permet de saisir d'autres lments explicatifs de ce phnomne dj identifi par Woods (1997) qui le rapportait des stratgies d'acteurs calculant les cots et intrts de leurs actes alors

que nous en proposons une lecture moins utilitariste. 1. La difficult ordinaire du mtier enseignant : un mtier impossible qu'il faut bien faire Les difficults ordinaires analyses ici, en rfrence une sociologie pragmatique de la justification (Boltanski, 1991) et la clinique de l'activit (Clot et al. 2007), concernent trois aspects du travail : la difficult de l'intressement et de l'enrlement des lves, la porosit entre la sphre professionnelle et la sphre personnelle et la difficult dfinir ce qu'est un bon travail. La difficult de l'intressement des lves, analyse le plus souvent sous l'angle d'un manque de motivation, est un thme rcurrent depuis une quinzaine d'annes. Que les lves soient l'aise ou en difficult, le constat, est partout le mme. En parallle, des tensions croissantes se manifestent dans la dfinition mme du mtier enseignant du fait de son htrognit plus grande comme en tmoignent le succs mdiatique des sujets traitant de la crise de l'enseignement, du malaise "enseignant" et les controverses et conflits propos de l'extension des tches des enseignants qui est un phnomne europen (Maroy, 2006). La premire difficult nonce par les enseignants est celle lie la mobilisation des lves. Dans le cadre des activits pdagogiques et de la classe, l'enseignant produit un travail d'intressement des lves afin de les enrler dans un projet d'apprentissage, dans les activits qu'ils proposent et dans le sens de l'utilit de l'cole. Cet aspect du travail enseignant est central (Hlou et Lantheaume, 2005). Si l'enseignant ne parvient pas produire cet intresse-

ment, la classe sera difficile tenir et les lves progresseront peu. L'chec du travail d'intressement signe un chec pour l'enseignant. chec ne portant pas seulement sur la vise d'apprentissage mais sur le fait que la squence pdagogique va tre plus dure vivre : la discipline faire risque d'tre plus importante, l'autorit est amoindrie, l'activit perd son sens Autant d'lments rendant la situation d'enseignement dure vivre, puisante. C'est le moment o l'on regarde les heures tourner. Les lves devenant plus difficiles intresser, les enseignants dploient de plus en plus d'nergie pour... ne pas y arriver. Il leur faut donc trouver des mthodes, des thmes, des activits facilitant l'intressement des lves. Ce souci tait videmment moins grand dans une cole qui ne recevait que les lves les plus "spontanment" intresss et "intressables". Quelle que soit leur proximit sociale et culturelle avec l'cole, les lves ont un rapport plus critique aux savoirs et aux activits pdagogiques. D'aucuns diraient qu'ils les rejettent. Ils sont surtout moins prts s'engager totalement dans la forme scolaire avec la perspective de la russite scolaire comme seul horizon (Rayou, 1998). Cela entrane des conduites de rsistance soulignes par les enseignants. Les lves rsistent l'emprise de l'cole, des savoirs et du matre, ce qui n'est pas nouveau mais prend d'autres formes. Les lves ne sont d'ailleurs pas les seuls car la socit et les parents ont eux aussi un rapport plus critique l'enseignement et aux enseignants. Des critiques, souvent d'ordre pdagogique, portant sur des savoirs et une organisation scolaire qui ne favoriseraient pas l'intressement ncessaire des lves, montrent ainsi un manque d'efficacit et une entrave

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aux possibilits d'panouissement des lves. Le systme ducatif lui-mme n'a eu de cesse de mettre le thme de la mobilisation des lves en avant, considrant qu'un lve mobilis est presque ncessairement un lve qui russit. Les enseignants ont donc dvelopp de plus en plus d'efforts d'intressement. Trouver le bon texte, le bon thme, le bon auteur, le bon article de presse, la bonne activit, est devenu l'obsession professionnelle des enseignants. La pdagogie semble n'tre que cet effort incessant pour intresser les lves et les enrler dans l'activit d'apprentissage. Un travail "interminable" aux rsultats improbables : difficult de l'intressement, usure de la routine... autant d'preuves nourrissant la plainte et la fatigue. Le travail d'intressement des lves l'cole et aux savoirs, est d'autant plus important pour les enseignants que les lves, particulirement ceux dits difficiles, ont un rapport plus distanc la culture scolaire. Quand faire cours ne va plus de soi, enseigner n'est plus seulement matriser un savoir et produire les meilleurs outils pour y faire accder les lves, mais exige de passer autant de temps intresser les lves, au sens de les enrler dans l'action, faire qu'elle devienne leur au moyen d'un travail de traduction des savoirs et d'invention de dispositifs adapts. Ce travail d'intressement apparat puisant par la mobilisation de soi qu'il rclame et sans succs garanti, ce qui en lve le cot. Les enseignants notent souvent que ce travail est de plus en plus coteux, voire qu'il ne devrait pas leur incomber ou, face son chec, que ce sont les lves qui " n'ont pas leur place ici ". L'indignit

des lves tre en cours, que ce soit au collge mais plus encore au lyce, renvoie une indignit pour le professeur leur faire cours. C'est pourquoi les enseignants apprcient de travailler avec des lves motivs, "naturellement" intresss par les savoirs et disponibles pour travailler, en clair, plutt de bons lves. L'immensit de la tche d'intressement, semblant ne jamais pouvoir tre termine, conduit un dcouragement exprim par la majorit des enseignants des sept tablissements tudis, y compris par les plus engags dans leur mtier. L'engagement requis face l'instabilit de la situation d'enseignement implique en retour une emprise du travail forte qui fait que la porosit entre la sphre personnelle et la sphre professionnelle, traditionnellement source de tensions chez les enseignants, est devenue encore plus forte. La porosit entre les sphres professionnelles et personnelles, deuxime source de difficults pour les enseignants. Les enseignants se dcrivent sous la pression permanente du travail ; pression d'autant plus forte que le sentiment d'chec dans l'intressement des lves est plus grand. Le temps de travail post (temps de service d'enseignement) s'avre au final quantitativement moins important que les autres temps, et ce en dehors de toute visibilit sociale, voire de visibilit par les enseignants eux-mmes. Nombre d'enseignants ne parvenant pas dlimiter l'espace et le temps du travail, le travail devient envahissant, souvent de manire contre-productive. C'est ainsi le cas de l'accroissement du temps de correction des copies du fait

d'valuations plus frquentes en rponse la pression institutionnelle et sociale et comme moyen de maintenir l'ordre ; et de celui du temps de prparation des cours du fait de la difficult d'intressement des lves. Il est noter qu'il y a l une ambivalence car cet envahissement est aussi cit comme un des plaisirs du mtier, la vigilance continuelle pour saisir les opportunits d'intressement des lves tant la manifestation d'une pense active. Mais le travail est aussi un "puits sans fond" puisque aucune limite institutionnelle n'est donne, et que le mtier, en tant que collectif professionnel, n'en a pas construit. Chacun cherche seul la rgulation d'une activit qui semble impossible clore. Le travail collectif peut tre une source de rgulation de l'activit individuelle mais l'extension et la juxtaposition des missions ont renforc la dcoordination des tches et provoqu la confrontation une multiplicit de logiques d'action, souvent contradictoires, entre lesquelles il convient d'arbitrer au quotidien. La relation entre espace du mtier et espace priv ou domestique apparat comme un point central chez les enseignants. Mtier d'engagement de soi, c'est une activit dans laquelle existe une forte emprise professionnelle. Le modle de la vocation, en nette dcroissance, n'explique pas seul cette emprise. Elle est aussi, et surtout, le produit des conditions pratiques du mtier. Pour l'essentiel, le travail des enseignants est rparti en trois parts. Une partie en prsence des lves en classe dans un temps contraint post (le temps de service) ; une autre partie, dans l'tablissement, soit sur temps contraint "priphrique" (runions,

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conseils de classe, aide individualise) soit sur son temps personnel au sens de librement organis (concertation avec les collgues, travail administratif, prparation de dossiers) ; et une dernire partie domicile sur le temps personnel (formation, documentation, correction de copies, prparations de cours. La faible part du temps de travail contraint accrot en fait paradoxalement les tensions sur le temps dit libre. Mais ce temps dit libre n'est en fait pas non plus un vrai temps libre car si sa rpartition est l'objet d'une libert, son volume ne l'est pas. Le travail contraint post et le travail contraint "priphrique" se droulent dans l'tablissement alors que le travail libre s'effectue surtout hors de l'tablissement. Le travail contraint libre peut aussi se drouler dans l'tablissement de faon se discipliner ou instaurer un cadre normatif pour ce temps toujours confus. Des professeurs peuvent ainsi corriger des copies au lyce, voire, mais c'est exceptionnel, passer l'essentiel de leur temps de travail au lyce ou au collge.

Rpartition des diffrents temps de travailTRAVAIL DANS L'ETABLISSEMENT TRAVAIL CONTRAINT POSTE (heures de cours - le service -, runions obligatoires.) TRAVAIL CONTRAINT PERIPHERIQUE (travail de concertation, travail logistique, travail administratif) TRAVAIL HORS ETABLISSEMENT TRAVAIL CONTRAINT LIBRE (correction de copies, prparation de cours) TRAVAIL LIBRE (formation personnelle, lectures, approfondissement du travail contraint libre.)

La difficult de concilier vie professionnelle et vie familiale ou sociale extrieure au mtier dans le cadre de cette rpartition est souvent exprime par les enseignants. L'importance de l'engagement demand dans le travail et la part du travail libre, contraint ou pas, obligent produire par soi-mme une csure entre les deux mondes, celui du travail et celui de la vie extra-professionnelle. La ncessit de concilier les deux provoque un sentiment de manque de temps, d'envahissement et de pression. Alors que l'image sociale du mtier est associe l'ide d'un important temps libre, l'impression de courir en permanence aprs le temps revient pourtant de faon lancinante dans les entretiens et les discussions entre professeurs. La ralit professionnelle semble en fait ambivalente et l'avantage du temps "libre" se mue en inconvnient. Les enqutes du Ministre ou celles d'origine syndicale convergent vers une estimation du temps de travail hebdomadaire de 40 44 heures. Comme les deux sphres domestique et professionnelle communiquent, la moindre tension ou moment de suractivit dans une sphre a des effets immdiats dans l'autre. Le sentiment est alors celui d'une accumulation augmentant la pression globale. Les difficults d'intressement des lves et de dlimitation de l'emprise du travail entranent des interrogations fortes sur la dfinition du bon travail quand celui-ci apparat de plus en plus multiple et contradictoire, et quand la responsabilit du professeur est plus que jamais mise en avant dans la russite des lves. La dfinition du " bon " travail semble de plus en plus difficile cerner. C'est la fois le signe et la cause d'un affaiblissement de l'identit professionnelle rfre un mtier qui chappe dsormais ceux qui le font. L'extension et la diversification des missions

des enseignants ont t relles depuis une vingtaine d'annes. Les politiques d'ducation successives exigeant une approche globale de l'lve, ont entran une extension des tches dans un contexte d'injonctions amliorer les rsultats. De plus, le souci de l'orientation des lves, de l'accueil des familles, d'une ducation globale (scurit routire, prvention des risques, citoyennet, sant), a relativis la place de la transmission des connaissances dans le mtier tout en imposant aux enseignants des tches nouvelles ou exerces dans des conditions diffrentes. La question des ressources disponibles pour construire des points de repre, des comptences pour les raliser, se pose au plan local et au plan du mtier. Les enseignants manifestent un dsarroi face ces multiples tches les loignant, estiment-ils, du cur de leur mtier ; et ils dpensent une nergie souvent considrable pour crer des ressources adaptes qui n'ont que l'tablissement comme horizon. La capacit collective porter un regard critique articule un projet pour le mtier semble mise mal et le repli individuel devient alors une source de difficults. L'nergie et l'inventivit au quotidien des enseignants pour travailler quand mme et essayer de bien faire leur travail se manifestent aussi travers leur facult trouver des issues une souffrance aux manifestations diverses (de l'absentisme la somatisation plus ou moins grave) bien que difficilement exprime. 2. Les issues aux difficults : trouver du plaisir et viter la souffrance On peut tablir une liste des issues les plus frquentes aux difficults du mtier : action pdagogique, formation, renouvellement des routines, travail collectif, projets, temps partiel, CPA, choix des classes, fonction de profes-

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seur principal, relativisation ou dni des difficults, investissement dans une tche (thtre, informatique) particulire, etc. Le fait de trouver des solutions aux difficults du mtier dans le mtier luimme est dcrit comme rare par les enseignants. Cependant l'enqute atteste du fait que les solutions pour attnuer, contourner, grer, supprimer, relativiser les difficults sont consubstantielles au mtier. Une grande partie des tches et des faons d'y procder intgre cet objectif dans leur conception anticipe, leur planification et leur droulement. Tout passe au prisme de la gestion des difficults ordinaires du mtier, vise leur anticipation, leur rsolution. Mais donner cet argument pour justifier son action engage faire tat de ses difficults ou de sa souffrance, et cela n'est pas facile. La ngociation, complexe, avec les tches et les difficults du mtier est non seulement constitutive du mtier mais vraisemblablement premire dans le processus de son acquisition. Les solutions trouves permettent de s'accommoder, de s'adapter, d'intgrer ces difficults. Ainsi, face l'emprise du travail, une des issues consiste organiser une dprise du travail. Prendre ses distances, relativiser, se dsengager Le dsengagement peut tre une rponse aux difficults du mtier. L'impuissance agir sur les difficults cre une forme de dsengagement librant du temps et des contraintes, consistant se centrer sur le noyau du mtier, voire se dsinvestir du travail. Il s'agit alors d'viter parfois de prendre des classes examen ou de changer de niveau, par exemple. Cette solution

frquente souligne l'ambivalence du processus engagement/dsengagement : les enseignants peuvent tre alternativement dans le modle de l'engagement ou du dsengagement. Les "dsengags" sont souvent les anciens "engags" et peuvent le redevenir. Il y a une dynamique de l'engagement qui doit s'apprcier en termes de processus. Il peut y avoir un dsengagement progressif li au dcouragement, l'usure, l'insatisfaction d'un engagement prcdent. Celui-ci est parfois stopp par un changement de niveau d'enseignement ou d'tablissement. Il existe aussi des engagements progressifs lis une dynamique locale, un effet d'exprience, une sortie de routines fossilises suite une priode de relatif dsengagement. Parfois, c'est une rupture qui le provoque, une rencontre, un changement d'tablissement, une formation. Le dsinvestissement est mal peru par les enseignants en tant qu'affirmation du recentrage sur le noyau du mtier et en tant que stratgie de contournement individuelle des difficults. Il apparat li l'absence de gratuit que rclame une mobilisation dans l'intrt des lves dconnecte du salaire. Travailler pour de l'argent parat indigne ou du moins ne travailler que pour l'argent, c'est dire sans un engagement minimal au service des lves, souvent mis en relation, dans les entretiens, avec des activits hors programme et hors classe, voire extrascolaire, comme le disent ces enseignants : Il n'y a que les collgues qui aident, ceux qui ne sont pas dgots par le mtier. Les autres finissent par faire a pour le salaire. Souvent, ils bossent mal, ils lchent en cours de route. Il y a eu aussi des priodes o j'ai t trs dcourage. (SEJN06)

Les premires annes d'enseignement, je pensais davantage me soucier de mes lves qu'au reste de ma vie ; et actuellement, je pousse ce que ce soit l'inverse, et j'essaye de me dtacher de tout a. Oui, oui. (SELG03) C'est vrai que j'ai toujours fait beaucoup de choses extrascolaires avec les lves, enfin bon, et l, depuis que je suis ici je ne fais plus rien. (SELG11) J'ai toujours eu beaucoup d'actions et, peut-tre aussi c'est parce que je vieillis, que j'ai moins envie d'en faire, et aussi parce que ds qu'on sort les lves du collge, c'est dur. (SELG11) Le dsengagement est gnralement oppos des formes anciennes de l'engagement : en raction et comme une forme de rgulation suite un surengagement prcdent, le dsengagement est devenu une ncessit ou s'est impos ; il est le moyen de pouvoir continuer travailler sans s'puiser. Une autre forme du dsengagement est d'insister sur les variables temporelles dans l'activit enseignante. Ainsi, une enseignante connaissant des difficults en classe a trouv une issue dans la prcarit mme de ses conditions d'exercice : J'ai commenc dans les annes 1970, en changeant presque chaque anne, je sais que, bon, au bout de l'anne je verrai d'autres ttes, alors j'ai pris l'habitude de m'adapter n'importe quelle situation. Alors bon, il y a certaines annes qui sont plus fatigantes que d'autres, mais je sais que l'anne d'aprs a va changer et je m'en tire comme a. J'ai pris l'habitude, une anne comme a et l'autre sera meilleure et puis, bon, a varie d'une anne l'autre. (SELG14)

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Une deuxime issue consiste se rengager dans l'activit de faon trouver du plaisir au travail L'investissement pdagogique, l'engagement dans la vie de l'tablissement, dans la vie de la discipline, dans le syndicalisme sont autant de manires de suspendre des preuves en largissant les tches affrentes au mtier, par un engagement dans le mtier en gnral. Pour certains, comme dans cet extrait d'entretien, cela multiplie les possibilits de russir. La souffrance du fait de travailler dj, parce que moi je n'aime pas travailler. Je ne peux pas dire que j'aime mon mtier. Je le trouve supportable, je fais celui-l parce que d'abord je ne sais pas en faire un autre. Je le trouve supportable, il me laisse beaucoup de temps libre mais J'ai une trs grande fatigabilit ce qui fait que si je faisais un autre travail il n'y aurait pas de temps libre. Je ne viens jamais par plaisir au collge. Justement la seule chose que j'ai trouve pour faire passer la pilule c'est quand je suis en situation de rendre a le plus agrable possible. Et plus je m'investis, plus a rend le travail dans un 1er temps supportable et dans un 2e temps c'est vrai que a arrive devenir agrable. Mais ce n'est pas spontanment chez moi, je ne suis pas un amoureux du travail. Je ne peux pas dire que je fais mon mtier par amour du mtier. Ds que je pourrai arrter, j'arrterai sans aucun regret, sans aucune nostalgie. (SHEL10) Ce trop-plein d'engagement est aussi une rponse la difficult d'valuer son travail. Puisque le mtier n'est tenu par aucune limite en dehors de celles que chaque enseignant pose, travailler normment en s'engageant totalement dans le travail lgitime son activit, augmente sa valeur. L'engagement dnote alors plutt une inquitude pro-

fonde et un stress cr par le questionnement sans fin sur le "bon" travail. C'est une recherche de clture du questionnement, une tentative de mettre l'abri la personne de l'enseignant. Ses efforts la protgent de ses dfaillances ventuelles, comme l'exprime cet enseignant : pour faire face, je travaille beaucoup, je me cache un peu derrire le travail en me disant : moi j'ai fait ce que j'ai pu ! Et partir de l je ne me reproche pas grand chose, enfin moins que si je ne faisais pas un maximum de travail o je me dirais : je n'en fous pas lourd, c'est normal que a m'arrive et je me dirais peut-tre que je suis mauvais, que je ne devrais pas faire a Non, je me rfugie derrire mon travail et je me dis : de toute faon, je fais mon boulot, aprs (SEHL12) L'engagement dans le travail sert ici tenter de grer les incertitudes du travail et empcher le sentiment de culpabilit de l'enseignant. L'obligation de moyen prend le pas sur une obligation de rsultats plus alatoire. Les enseignants sont certainement proches du modle de travail des professions librales sous cet angle l. Dans l'obligation de moyen la personne doit pouvoir montrer qu'elle a bien utilis tous les moyens dont elle disposait pour parvenir au meilleur rsultat tandis que l'obligation de rsultat s'apprcie davantage objectivement par les rsultats obtenus dans l'action. Si cette dernire valuation correspond plutt au travail industriel, la premire est plus utilise dans les services et spcialement les relations de service autrui, comme le sont les professions de l'enseignement, de la sant, du travail social, du droit, du conseil. Ce n'est donc qu'en justifiant des moyens qu'on a mis pour atteindre des rsultats qu'on peut juger "bon" le

travail fait. Cependant, l'apprciation en question tant relativement subjective, il n'y a plus de limites objectives. Ainsi, nombre d'enseignants passent un temps considrable la prparation des cours ou la correction des copies. Ce temps protge d'une mauvaise valuation de son propre travail et sert le justifier. En ce sens, il est protecteur et reprsente une issue la souffrance propre du mtier contenue dans la difficult d'valuation : l'quivalence cre entre le temps et la qualit du travail calme l'anxit l'gard de ce que serait le "bon" travail. Ce constat peut tre rapproch du travail de construction de la catgorie des "enseignants en difficult" par les administrations rectorales. Dans une des acadmies tudies, une brochure destine aux chefs d'tablissement tablit la liste des indicateurs du maltre dans le travail ncessitant une intervention. Parmi ceux-ci figure "l'hyperactivit", considre comme cette forme de surinvestissement dans le travail qui dnote l'incapacit le circonscrire et la volont de dmultiplier son activit pour grer des difficults du travail. Comme si puiser le travail avant qu'il ne vous puise constituait une solution au doute sur l'efficacit et le sens de son travail. La recherche d'aides et de ressources l'extrieur est cite par les enseignants comme principale solution aux difficults au travail. Par exemple, en changeant de public ou d'tablissement o un nouvel engagement sera possible. La responsabilit de la difficult est alors attribue des lves trop difficiles, pas assez intresss ou un tablissement l'ambiance de travail dltre. Une position aussi rare que radicale consiste changer de mtier.

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Plus courant est l'investissement dans des activits extrieures qui sont une aide pour l'activit principale d'enseignement. Cela peut tre en continuit directe avec l'enseignement, faire cours ailleurs ( l'universit, dans une cole), faire de la recherche ou de la formation dans le cadre d'un IUFM. L'activit extrieure peut aussi tre trangre l'enseignement en cas d'investissement politique, artistique, etc., voire prendre le dessus sur l'activit principale. Mais elle peut aussi renouveler l'engagement dans le mtier, tre l'occasion de construire de nouvelles ressources, de trouver un quilibre entre des activits diffrentes. Une autre grandeur, ailleurs, est cre, reconnue, qui peut en retour nourrir ou rendre supportable le travail en tant qu'enseignant. Il y a donc un modle de la fuite dans ces changements, mais ne signifiant pas forcment un dsengagement du travail enseignant. Fuite externe quand il s'agit de changer d'tablissement pour aller vers un tablissement plus favoris ou d'un niveau plus lev. Fuite interne quand il s'agit de ngocier les meilleures classes et enseignements d'un tablissement. Les solutions l'action proposes par Hirschman (1972), l'exit, la voice et la loyalty, trouvent ici leur usage. L'exit, c'est emprunter une solution de sortie de l'action, qui peut consister pour des enseignants en un exit interne, changer d'tablissement, ou un exit externe, changer de mtier. La loyalty, c'est l'engagement dans l'action et le loyalisme au sens o la personne cherche atteindre les objectifs quel que soit le contexte. Dans ce cas, les enseignants ont un engagement important. Un modle extrme est le militant pdagogique qui centre son propre investissement per-

sonnel autour de la question ducative. La voice, c'est quand les acteurs expriment leurs dsaccords sur la situation avec l'espoir de la changer. Le milieu enseignant est connu pour avoir une forte capacit de voice grce ses organisations syndicales et ses frquentes mobilisations. Mais ce modle exclut une posture, souvent moins visible, moins lgitime mais d'autant plus prgnante dans la pratique du mtier, la quatrime option entrevue par Hirschman, l'apathie, mais tourne positivement, l'adaptation. En effet, une des issues principales offertes aux enseignants est d'adapter la rgle, de la tourner, de ruser (Lantheaume, 2007), de la relativiser, d'en produire une alternative, c'est dire ngocier les situations et les normes dans une vise pragmatique permettant de durer dans le mtier en mnageant le plaisir et l'intrt de ce dernier. Cette dernire option peut se manifester dans toutes les dimensions du mtier. Sur les savoirs : jouer et ngocier le programme, en y slectionnant les points les plus intressants intellectuellement ou pdagogiquement. Au plan pdagogique : ngocier les situations, l'ordre scolaire et construire une discipline pragmatique qui ne soit pas trop coteuse, etc. L'essentiel de l'issue dans le mtier est l, sans tre parl et dcid collectivement mais gr par chacun individuellement. La transgression est alors rige en norme tout en tant invalide dans le discours collectif. Une transgression permanente qui ne se vit pas comme telle et que chacun s'emploie taire. Ainsi, les issues se trouvent dans cette posture qui a finalement peu voir avec l'apathie, car elle demande au contraire un travail actif de construction, mais encore moins avec la loyalty ou l'exit. C'est une "posture de rsis-

tance" (Hlou, 2000), quand les acteurs ni ne s'engagent dans la situation, sans pour autant en sortir, ni ne se dotent de la critique pour changer la situation mais la transforment de manire pratique en la rengociant sans cesse dans la ralit. Ils parviennent alors produire une ralit alternative ou quasi-alternative celle qui est construite dans les discours de justification, y compris les leurs. On aboutit ainsi un paradoxe : ne plus tre soumis des preuves provoque un dsengagement et diminue la satisfaction au travail alors que la soumission continuelle des preuves amne un excs d'engagement diminuant la satisfaction au travail. Entre la routine et le stress, l'occasion de l'insatisfaction au travail est toujours prsente. Ceci permettrait de comprendre l'importance de la plainte chez les enseignants puisque les motifs d'insatisfaction demeurent tant donn que les solutions la routine semblent tre le stress et vice et versa. Conclusion : une crise de transition La dfinition du "bon travail" ne va plus de soi. Cela reprsente un des aspects essentiels des difficults des enseignants entranant une sorte de crise de transition dans le mtier enseignant. Le travail d'intressement des lves devenu central dans un contexte de dmocratisation et de rduction pragmatique des exigences, requiert une activit d'enrlement des lves imposant un engagement de la personne de l'enseignant de plus en plus important. La sphre professionnelle et la sphre personnelle sont concernes. La place de l'incertitude, plus grande notamment du fait de la dvolution de la rgulation au local, fait que les enseignants sont, plus qu'avant, obligs d'exposer leur propre personne

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pour pouvoir grer les situations, d'autant plus que les routines sont insuffisantes pour rsoudre les dilemmes quotidiens (Barrre, 2002 ; Tardif et Lessard, 2000). Dans ce mcanisme d'engagement de soi dans la situation, pour la faire tenir, le "soi-mme" comme ressource est mobilis. Les enseignants l'expriment quand ils affirment qu'il faut dsormais travailler "avec ses tripes", qu'il "ne faut pas tre malade", etc. pour russir son activit. Cette mobilisation de la personne dans le travail est, certes, une volution gnrale du monde du travail. Et au fur et mesure que, dans l'ducation, la rgulation est plus locale, les personnes sont davantage convoques dans les situations et dans leur rglement (Derouet, 1992). Dans cette perspective, l'individualisme dfensif a longtemps t le mode de rgulation de la profession enseignante, depuis les dcrets de 1950 qui rgissent le statut des enseignants. Il y avait des statuts forts grant la protection du mtier, sans obligation travailler dans un autre registre que celui prvu dans la classe. Dsormais cet individualisme dfensif produit de la difficult. Ainsi, on peut mieux com-

prendre nos conclusions, corrobores par des enqutes statistiques (MGEN, syndicats), selon lesquelles la nature, sinon toujours l'intensit, des difficults est la mme, quel que soit le type d'tablissement. Cela tient, notamment, au fait que, dans le contexte actuel de redfinition du mtier, l'individualisme dfensif entrave la rgulation du travail faire pour construire l'intressement des lves. En effet, la situation actuelle ncessite le dveloppement des entraides collectives, des cooprations, des coordinations, et une dfinition partage des situations, de ce qu'il faut faire, du "bon travail", ce qui implique un jugement et un regard sur le travail de l'autre. On est pass d'une situation dans laquelle il y avait une forme de rgulation qui faisait l'accord, une situation o la rgulation hrite n'est pas puise, persiste en partie, mais ne convient plus et n'est pas encore remplace. De l vient la tendance, comprhensible, des enseignants se rfrer au mode de rgulation existant dans un contexte o le dbat, peu dvelopp l'intrieur du mtier, ne permet pas encore d'en dfinir un nouveau qui fasse l'accord.

Intervention du Dr Sylvie Filleul, Mdecin rattach au service mdical acadmique dans le Morbihan Merci de votre invitation. Je suis ici pour prsenter le service mdical acadmique. Nous sommes 3 mdecins chargs des personnels. Je ne suis pas mdecin de prvention, mais j'ai t recrute car mdecin gnraliste. En tant que contractuelle, je dpends directement du Recteur ; je suis sous l'autorit hirarchique du mdecin inspecteur du rectorat, madame MAITRO. J'exerce temps plein, au service de tous les personnels : titulaires ou non, enseignants et administratifs, public et priv. Je ne sais pas combien de personnels cela reprsente. Les TOS sont suivis par les mdecins rfrents de la territoriale. J'ai un rle de conseiller pour les salaris et l'administration lorsque les problmes de sant ont des rpercussions sur le travail et inversement. Il faut nous diffrencier des mdecins agrs ou experts. Nous n'avons pas de rle de soin ou de prescription. Tout personnel peut demander une consultation, c'est la partie la plus importante de l'activit. Je peux proposer un rendez-vous dans les dix jours. Quand un personnel en fait la demande, il n'y a aucun retour l'administration, c'est le respect du code dontologique, sauf si l'intress le demande. Je reois aussi la demande de l'administration, pour, par exemple, un amnagement de poste pour handicap, un avis d'aptitude la fonction. Dans ce cas, le personnel convoqu est tenu de venir. Mes missions et priorits sont d'assurer, dans les meilleurs dlais, la rponse une demande de consultation, une rponse l'administration pour aider une dcision ; le suivi des

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personnels recruts, contribuer l'amlioration du dispositif des postes adapts, en partenariat avec les comits mdicaux dpartementaux (dcisions sur demande de congs Longue Maladie). Un autre volet important concerne les personnels exposs des risques particuliers. Depuis quelques annes, il existe une enqute sur le risque amiante et l'tude des degrs d'exposition. Nous avons propos des visites mdicales plus un dpistage avec le centre hospitalier pour assurer bilan et suivi (12 sur le Morbihan, 11 ont accept le suivi). Nous sommes sensibles aussi aux personnels soumis aux poussires de bois. Nous avons un projet sur les risques toxiques en laboratoires avec l'IHS et les inspecteurs des spcialits (ex : sciences physique applique). C'est sous la forme d'un questionnaire que nous avons labor et adress 4 lyces pour une auto-valuation des situations de travail. Nous avons eu 3 retours sur 4. Nous allons passer une nouvelle phase pour voir comment amliorer et diffuser plus largement.

Depuis 2007, l'activit a progress de 16% dans le Morbihan. Ceux qui consultent sont en majorit des femmes (60%). L'organisation familiale a peut-tre des rpercussions sur le travail. 20% des personnels reus sont du premier degr. Les consultations des personnels administratifs sont en augmentation. On observe une volution de la demande : avant il s'agissait surtout de professeurs de lettres et de langues ; maintenant il y a une progression des sections scientifiques et des ateliers. Par ailleurs, on assiste un rajeunissement des consultations. Concernant les motifs, dans 50% des cas, il s'agit de souffrance psychique puis vient la rhumatologie. Globalement il y a une augmentation des risques psychosociaux. Le rle du mdecin est alors un rle d'coute avec un retour l'administration s'il y a demande. C'est un rle de conseil avec une orientation de soins, de cong long, de courrier d'alerte l'administration. C'est un travail en relation avec d'autres personnes : mdecin traitant, assistante sociale des personnels, la conseillre en carrire.

Nous ne sommes pas informs. J'apprends ici votre existence. Mme F. : Effectivement il existe un problme de dmographie mdicale ; les postes sont en diminution, mme dans le priv. On rpond aux gens qui sont le plus en difficult. C'est vrai, la communication est difficile. M. G. : L'augmentation des consultations est-elle en lien avec la dgradation des conditions de travail ? Mme F. : il existe un biais car on ne voit que les gens qui prouvent des difficults. Ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a un rajeunissement des consultants notamment chez les TZR. Leur situation est d'autant plus critique s'ils rencontrent des difficults de sant. L'administration a une responsabilit du fait qu'elle a contribu l'augmentation des dplacements. Est en cause aussi la vie des tablissements : on laisse aux nouveaux les classes difficiles, les mauvais horaires ... Arezki : Quel est votre pouvoir pour les demandes particulires, congs longue maladie, poste adapt par exemple ? Mme F. : Je n'ai pas de pouvoir en tant que conseillre auprs de l'administration. Le cong de longue maladie est complexe. Je n'ai qu'une fonction de guide ce moment l. Le cong de longue maladie relve du comit mdical dpartemental. Le mdecin conseil ne participe pas la prise de dcision. Franoise : Je plains vos conditions de travail. Vous n'avez pas la possibilit de faire de la prvention car un tiers de votre temps est occup assurer des visites qui devraient tre obligatoires tous les cinq ans. Dans un rcent jugement, un employeur a t condamn car il n'avait pas tenu compte de l'avis du mdecin du travail. Comment

ECHANGE AVEC LA SALLEP. : Y a-t-il des psychologues ? Mme F. : Non. Souvent les gens ont mis en place l'extrieur un suivi avec un psychologue ou un psychiatre. F.P : Combien y a-t-il de consultations par an ? Mme F. : Il y a eu 400 consultations l'an dernier avec un suivi rgulier pour certaines personnes. Claudine : Notre dmarche est de considrer le problme comme tant le produit du systme et non comme celui de l'individu qui n'arrive pas s'adapter. Avez-vous des marges de manuvre pour mettre en vidence ce problme ? Mme F. : Oui. Nous faisons des remontes au DRH pour l'adaptation des postes. Les situations sont complexes. On n'aime pas gnraliser. C. : Pourquoi n'y-a-t-il pas de visites mdicales dans les tablissements ?

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tes-vous associe au CHS et la rdaction du document unique d'valuation des risques professionnels (DUER) ? Mme F. : Je suis membre de droit du CHS ; quand au DUER, je n'ai pas de chiffrage. Franoise : Le nombre d'acteurs (65 mdecins dans l'ducation nationale pour environ 1 million de personnes) est insuffisant... Claudine : Les mdecins de prvention sont des allis dans notre combat, il faut augmenter leur nombre. C'est une revendication syndicale essentielle porter. P. : Je n'ai pas eu affaire la mdecine du travail. Cependant les retours que j'en ai eus ont toujours t positifs. Si vous pouviez mesurer votre utilit quant la souffrance au travail face aux classes, que pourriez-vous en dire ? Mme F. : Les rponses sont institutionnelles ; le rle du mdecin est d'couter. Les rponses sont dvelopper. P. : On a demand maintes fois des amnagements pour viter les problmes, viter que les profs craquent. Parfois on trouve des amnagements avec l'administration. A. : Dans les cas graves, on a pu aller au del des corps et des barmes pour trouver des solutions pour les collgues. Question de la salle : qu'est-ce qu'un poste adapt ? Mme F. : Il s'agit d'un poste pour enseignant en difficult mdicale, dans l'impossibilit de reprendre ses fonctions avec possibilit de se reconvertir dans l'ducation nationale ou hors ducation nationale.

Eclairage sur la mdecine du travail des agents de l'Education Nationale" Les enseignants sont la seule profession ne pas avoir de mdecine du travail ". Qui n'a pas entendu un collgue le dplorer et y voir une illustration de plus sur la maltraitance institutionnelle ? Mais il faut savoir que cette allgation n'est que partiellement vraie. Comme tous les fonctionnaires, les enseignants ont droit une surveillance mdicale dans le cadre de leur travail. Cette surveillance devrait tre assure par les services de " mdecine de prvention " qui sont l'quivalent de la mdecine du travail dans la Fonction Publique. Cette obligation de toutes les administrations est codifie par le dcret modifi 82-453 du 28 mai 1982 portant sur l'hygine et la scurit dans la fonction publique. Le texte intgral de ce texte juridique est facilement trouvable sur le site internet Lgifrance. http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000519520&fastPos= 1&fastReqId=152447836&categorieLien=cid&oldAction=rechTexte Tout agent de l'Education nationale soucieux de ses droits devrait faire l'effort de le lire. L'administration continuera tranquillement se drober ses obligations tant que les personnels vivront en dehors du droit. Si les agents de l'Education Nationale n'ont pas de surveillance mdicale, c'est parce que leurs syndicats majoritaires ne se sont jamais battus pour exiger l'application des textes existants. Il n'y a en effet aujourd'hui dans l'Education Nationale que 65 mdecins de prvention pour un million d'agents ce qui fait une moyenne d'un mdecin pour 15 385 personnes alors qu'un mdecin du travail est requis pour 3 000 personnes normalement. Dans ces conditions, les obligations lgales ne peuvent donc en aucune manire tre respectes. Se battre pour que la lgislation soit applique et donc pour l'augmentation des moyens allous aux services de mdecine de prvention est une priorit.

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la rivalit entre agents et surtout de la peur de perdre son poste. La culture du rsultat en lieu et place de la culture de moyens octroys est possible depuis l'instauration de la Loi Organique Relative aux Lois de Finances (L.O.L.F). Enfin les contrats d'objectifs pour l'cole d'avril 2005 qui sont les relais de projets d'tablissement permettent de "conduire les conduites" : objectifscibles, valuation quantitative, salaire au mrite

maxime qui va faire flors : l'cole doit transmettre des comptences et prparer la jeunesse "l'employabilit". Autrement dit, l'cole doit tre au service de l'conomie. C'est cette transmutation des valeurs qu'il faut comprendre. La Droite franaise a t trs tt influence par les doctrines nolibrales anglo-saxonnes en matire d'ducation. Cette Droite prne la fois l'ordre moral, l'ordre social mais aussi le libre choix des familles. Ce qu'elle dnonce, c'est l'uniformit, c'est l'galit au nom de la diversit des talents naturels. Olivier Giscard d'Estaing (frre du prsident) fut l'un des prcurseurs de cette idologie. En effet, ds 1971 dans un ouvrage intitul "Pour une rvolution librale dans l'enseignement", il nonait 4 priorits pour l'ducation : la dcentralisation (l'cole aux rgions), la diversit des programmes et des mthodes, la dsectorisation, l'autonomie des tablissements. Ces ides vont tre relayes dans les annes 80 par Alain Madelin qui, dans son ouvrage "Pour librer l'cole, l'enseignement la carte", disait en substance que c'est la demande et le libre choix des familles qui doivent tre la priorit, et il rajoutait en guise de conclusion que l'cole doit tre la fois au service des familles, des enfants et des entreprises. Cette opinion s'est rpandue au-del des frontires politiques classiques. A gauche, Claude Allgre en a t l'minent reprsentant salu en son temps par Alain Madelin. Comment se traduit concrtement cette cole librale ? Comment s'incarne-t-elle dans la ralit ?

Idologie et management dans l'Education Nationale Arezki FERGANIIntroduction : L'idologie qui sous-tend les politiques actuellement mises en uvre dans les services publics pourrait se dfinir comme une "idologie de l'homme conomique". C'est un systme de croyances, de valeurs, de reprsentations qui inspire plus ou moins consciemment les "dcideurs" de la haute administration. Cette idologie est fonde sur l'extension du march toutes les sphres de l'existence humaine. La norme qui fait exister ce march est la concurrence tout azimut. Cette situation n'est devenue possible qu'avec la transformation de l'Etat en Etat entrepreneurial. On notera au passage que l'opposition traditionnelle entre Etat et March est frappe d'inanit car c'est bel et bien l'Etat qui est la baguette dans la tentative de construction d'un march scolaire. L'application de cette idologie est assure par un management de la performance devenu possible grce la Rvision Gnrale des Politiques Publiques. La R.G.P.P. concourt modifier les comportements du fait de

Certes, on pourra toujours mgoter sur l'impossibilit du "tout-march", mais l'essentiel pour les idologues n'est pas l. Le vritable dessein c'est de dresser les sujets des normes de march grce l'valuation quantitative. Il faut juger un policier au nombre de garde vue, un guichetier des postes au nombre d'enveloppes timbres vendues Ce no-taylorisme rend les mtiers absurdes, et c'est prcisment dans ce non-sens que se loge la souffrance des salaris. Il y a une mtamorphose de nos mtiers, et pour l'ducation, l'heure n'est plus une dmocratisation de la culture mais une croissance de la productivit enseignante fonde sur l'"cole-entreprise". Comment en est-on arriv l ? C'est la gnalogie de cette transformation qu'il faut maintenant s'atteler. Comment s'est introduite cette idologie ? Comment s'est-elle acclimate ? Dans les annes 80, avec le triomphe de la culture d'entreprise, l'ide d'mancipation par la connaissance, vieil hritage des Lumires, passe pour "ringarde", dpasse Le nouveau discours sur l'cole propre aux nouveaux rformateurs se rsume une

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La construction d'un march scolaire, via l'Etat, est l'une des obsessions des libraux en matire d'ducation. L'instauration de ce march passe par l'assouplissement de la carte scolaire puis sa suppression promise par Xavier Darcos pour l'anne 2010. Ds les annes 80, Alain Savary a entam la dsectorisation ; sa suite, la droite a martel qu'il fallait que cette dsectorisation devienne totale. Cette orientation a contribu transformer l'usager captif en consommateur d'cole. A cela il faut ajouter la publication des valuations des lyces qui renforce un peu plus le consumrisme suppos des familles. Par ailleurs, on ne peut vacuer, dans le cas franais, le poids du secteur priv d'ducation qui est un levier trs important du march scolaire (ce secteur scolarise 18% des lves). En effet, le secteur priv scolarise de moins en moins pour des raisons religieuses (au grand dam de l'aumnerie). De nos jours, choisir une cole prive, c'est coller parfaitement l'idologie de march qui consiste effectuer un choix socialement dtermin de placement scolaire. L'aspect confessionnel peut mme dans certains cas tre un gage d'homognit sociale et de qualit pdagogique. Tout ceci concourt fortement dualiser le systme. Les vertus tant vantes de l'autonomie, du libre choix des familles profitent pour l'essentiel aux classes suprieures qui partagent les valeurs managriales d'efficacit et de comptition. L'objectif inavou est bel et bien le renforcement de la reproduction sociale.

Un autre exemple remarquable de cette marchandisation de l'cole, c'est l'orientation. Les prconisations de la Commission Europenne sont, en la matire, difiantes : elle enjoint les C.O.P. (Conseillers d'Orientation Psychologue) se transformer en courtiers de l'orientation. En clair, il ne s'agit plus d'aider les lves formuler un dsir mais de rationaliser un dsir afin de prparer l'employabilit. Enfin, le rapport Descoings sur la rforme du lyce insiste lourdement sur l'orientation. Dans un contexte de lyce la carte, ce rapport invite les lves "piloter" leur propre scolarit. En consquence, on passe d'un systme qui trie, qui slectionne un systme o l'lve a la responsabilit entire de son destin scolaire. C'est bien l'idologie du "public choice" (l'homme est un calculateur guid uniquement par son intrt goste) qui s'invite l'cole franaise. Toute cette idologie n'aurait pu tre mene sans une rvolution managriale qui consiste grer l'cole comme une entreprise. Cette rvolution a t prsente comme une "dbureaucratisation" du systme avec, sa tte, un vrai leader capable de piloter, de librer la crativit, de faire rgner les valeurs d'efficacit et d'utilit. Tout cela suppose une nouvelle culture de l'encadrement, dont le but politique est d'accrotre la productivit des enseignants pour mieux servir les objectifs conomiques et sociaux de l'cole. Le type de management appliqu l'ducation est qualifi de participatif, de coopratif. Il s'agit de librer les potentialits, les initiatives individuelles. L'un des outils majeurs de ce

management est le concept de projet. Chaque tablissement, selon ses spcificits, est charg de rdiger un document qui lui tient lieu de boussole. Introduit en 1989, le pilotage par projet est cens transformer le systme. Le centralisme des mthodes et des programmes est dnonc. L'heure est l'adaptation, la diversification, l'exprimentation Dans cet univers, l'euphmisme est roi : le dtenteur du pouvoir est un "pilote", l'autorit devient une "aide", "diriger c'est motiver" Cette dngation du pouvoir a pour vertu principale de rcuprer la contestation libertaire chre au SGEN-CFDT. Pourtant, dans la ralit, ce nomanagement escamote la vraie question politique : o en est la dmocratie l'chelle des tablissements scolaires ? Il y a confusion entre management participatif et dmocratie. En masquant le pouvoir, il s'agit d'obtenir du salari une adhsion un pouvoir invisible et d'exiger de lui une discipline. L'objectif est de mobiliser les ressources individuelles pour augmenter l'efficacit du travail. Dans ce modle, il n'y a pas de place pour les syndicats porteurs de contestation. Cette nouvelle forme d'organisation va s'appuyer de plus en plus sur le rle du chef d'tablissement. En effet, les hirarchies intermdiaires sont considres par l'Etat entrepreneurial comme le niveau hirarchique dterminant pour l'application des rformes. Dans les annes 80, on dote les tablissements du second degr d'une large autonomie budgtaire et administrative. Michel Crozier, l'un des inspirateurs de cette rforme, dira qu'il faut faire du chef d'tablissement un "vritable capitaine d'ducation" et non plus ce simple administratif local qu'il tait jusqu' prsent.

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C'est une vritable remise en cause de la dualit entre ordre pdagogique et ordre administratif qui rgnait depuis Napolon et qui garantissait une autonomie aux enseignants. La formation des chefs d'tablissements doit de plus en plus s'loigner de la fonction enseignante. Ils doivent comprendre qu'ils ne sont plus enseignants. Ds 1973, une circulaire portant sur la formation stipule que diriger un tablissement scolaire s'apparente la gestion d'une entreprise. A partir de 1988, la formation des personnes recrutes laisse une place de plus en plus grande aux stages en entreprise. Le stage de formation, Lille en 1988, intitul "Management stratgique et structures participatives" reste un acte fondateur dans la formation des personnels d'encadrement. Ce type de formation permet d'introduire des mthodes de rsolution de problmes directement tires des impratifs de productivit d'une entreprise en situation de concurrence. Outre ce rle de mobilisateur, le chef d'tablissement se veut aussi manager pdagogique, fonction institue par la charte Condorcet de 1992 sur l'encadrement. Cependant, l'loignement de fait et la distance symbolique avec le mtier d'enseignant conduisent les proviseurs dfinir les missions de l'cole comme un apprentissage de comptences mthodologiques, comportementales et les amnent, par consquent, s'opposer aux savoirs savants. Le chef d'tablissement partage avec un certain nombre "d'experts" une vision trs formelle de la pdagogie dtache des contenus des savoirs. Cela dit, cette tendance n'est pas suivie par l'ensemble des proviseurs. Des sociologues, qui ont men des entretiens, ont pu constater chez bon

nombre d'entre eux une fidlit leurs engagements culturels, syndicaux, politiques. Malgr l'importante revalorisation salariale ngocie par le S.N.P.D.E.N (syndicat majoritaire des proviseurs) le 16 novembre 2000, la loyaut et l'adhsion totale des personnels d'encadrement vis--vis de cette rvolution managriale restent fragiles. En effet, cette idologie de l'enseignement prpare mal comprendre les problmes lis l'cole et engendre des contradictions intenables. La principale contradiction tient au fait que ce systme introduit une ligne hirarchique de type taylorien (prescriptions descendantes) dans une activit professionnelle qui exige une autonomie et une libert pdagogique. En effet, le contrle troit de la tche dtruirait toute innovation pdagogique. Ce management s'attaque aux identits professionnelles profondment enracines dans une thique de la connaissance et de l'autonomie vis vis de la hirarchie. Ces attaques ne peuvent aboutir qu' la destruction de l'essence du mtier d'enseignant. Par ailleurs, le sens de la mission des enseignants dans "l'cole-entreprise" reste insaisissable. Dans ce contexte, c'est bien la fonction culturelle de l'cole qui est en voie de liquidation, victime des coups rpts d'une certaine philosophie utilitariste. Or, le rapport instrumental au savoir est un obstacle l'acquisition de connaissances : en effet, l'lve sera tent d'apprendre uniquement ce qui lui semblera utile pour son avenir professionnel. Non seulement les valeurs d'efficacit et d'utilit dtruisent l'cole, mais elles

produisent un no-analphabtisme contemporain (perte du langage, faible niveau culturel, manque d'esprit critique), qu'avait repr Guy Debord. C'est dans ce sens que Gilles Deleuze, en 1991, pouvait dire que "l'cole est en voie de destruction". Conclusion La pression librale n'a jamais t aussi puissante, mais elle n'a pas encore triomph dans l'cole publique. Le secteur ducatif est aujourd'hui un vritable champ de bataille et pas encore un champ de ruines. Des rsistances voient le jour ici et l. Une lutte comme " L'Appel des appels " est en ce sens exemplaire : une coalition de professions diverses qui, du cur de leur mtier, refusent cette course la performance, cette soumission, cette politique de la concurrence de tous contre tous qui augurent de nouvelles formes de barbarie. On pense galement Alain Refalo et sa fameuse lettre son inspecteur, o il se fait un devoir de dsobir. C'est le mme logiciel nolibral qui est l'uvre de la maternelle l'universit, et c'est ce que nous devons combattre en remettant la centralit du travail au cur des luttes politiques et syndicales.

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ECHANGE AVEC LA SALLEFranois : Le problme de fond c'est qu'actuellement on n'attend plus que l'Education Nationale forme des citoyens ou prpare un mtier car il faut s'attendre changer de travail et d'emploi tout au long de la vie. Le lyce la carte va tre bien pour les excellents lves, et les autres ? Le monde de l'entreprise va avoir la main dans le nouveau systme. En quoi tous ces changements vont-ils avoir un impact sur le salari de l'EN ? Claudine : On ne peut dfendre le Service Public d'EN sans penser au travailleur. En quoi l'introduction du management dans l'EN est-elle porteuse de souffrance au travail ? Alice : La formation initiale est en perte de vitesse dans notre lyce des mtiers et les formations courtes pour adulte en augmentation. Cela va contribuer au dveloppement des postes profil. Ce qui va engendrer de la souffrance chez les enseignants car le travail va au del des missions d'enseignement et cette surcharge n'est pas prise en considration. Fr. LIGNIER : dans le secteur priv on parle de restructuration, externalisation, dlocalisation. Ce vocabulaire n'est pas usit chez nous mais c'est ce que nous commenons vivre quand il n'y a pas de culture de luttes adquates dans notre milieu professionnel pour nous battre contre a. ". Ce qui se passe France Tlcom vient chez nous. Comment faire pour sauver un service d'ducation quand tout sert faire du profit ? La souffrance est double car il faut qu'on parle "pnibilit du travail" et en mme temps il faut "sauver notre peau ". Cela renvoie la prservation des acteurs mais aussi celle des tmoins. Former un mdecin du travail demande des annes d'tudes. Il y a eu rformes de la mdecine du travail, cela a dbouch sur l'organisation de la pnurie afin de tenter de faire disparatre les problmes. Avec les dernires ngociations, on va mettre sur poste des mdecins de ville, des infirmiers ; bref des personnels qui n'ont pas les comptences du mdecin du travail. De plus une nouvelle lgislation est tombe : les arrts maladies vont tre fliqus. Le patronat a vot pour, la CFDT s'est abstenue. On ne peut pas avoir une politique qui rend malade et paralllement assurer les missions. Nous nous heurtons aussi la logique mise en place par le MEDEF, par lgifration ds les annes 73, laquelle a permis de transfrer les risques du march sur le salari ; avant, ils incombaient l'employeur. Cline : Comment puis-je demander mon administration de me protger ? L'obliger prendre ses responsabilits ? Franoise LIGNIER : Il y a plein de solutions. Il y a une rglementation en matire de sant au travail, et c'est indboulonnable. Il faut se servir du droit, le connatre et en jouer. C'est le collectif qui doit mettre en place des actions. Avec le droit, il faut penser de faon stratgique, en partant d'un constat on fixe un objectif, puis on construit des lments d'tape, on complique le processus. Cela demande de se former syndicalement. Claudine : On assiste un retour l'autoritarisme, l'ordre, la soumission. On doit poser la question en termes de "droits de l'homme". Aujourd'hui, les chefs d'tablissement ont une faon d'attenter la dignit. Est-ce le rsultat d'une stratgie de management ? Fr. LIGNIER : Ce que tu dcris est massif. Un glissement important s'est produit : on est pass d'un lien de subordination un lien de soumission. Les salaris anticipent. Comment cela s'est-il produit ? La peur du patron a toujours exist. Par ailleurs, cette peur touchait surtout les prcaires. Or aujourd'hui, ce qui est nouveau, c'est qu'elle touche les titulaires. Avant, il y avait des collectifs de travail partir du travail, des mtiers ; les solidarits mettaient alors la peur distance. Le management met les individus en autonomie, cela les isole, et donc les fragilise. Tout l'enjeu est de faire passer la peur dans l'autre camp. Notre statut est notre code du travail. Il pose des minima qui sont de plus en plus drogatoires. L'Etat, en ne respectant pas la loi, permet tout le priv de droger. Il faut remettre du droit dans notre travail pour revenir des marges de manuvre, redonner de l'oxygne. Alice : On ne croit plus aux solidarits, au collectif ; ce n'est pas la peur de l'administration, de l'inspection seulement qui nous bloque. Au moment o il faut tre collectif, on se heurte cette fatalit. Arezki : On est sur une bataille de valeurs. Pendant sa campagne Sarkozy a parl de valeurs. Nous devons nous rapproprier nos valeurs. Nous devons lutter contre l'valuation quantitative, contre le vocabulaire de la performance. Quant la peur, la RGPP a un intrt : faire peur. Avec la possibilit de licenciement, celle-ci va crotre. Benoist Apparu a dclar que les seuls moyens d'augmenter la productivit

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des profs c'est de diminuer le nombre de profs dans l'EN et de faire sauter le statut. Christian : Du fait de la rforme des lyces, dans mon tablissement 10h30 "se baladent" ; on doit leur proposer une affectation. Ce sera le rle du conseil pdagogique de dcider. Je conteste tout cela au CA. Par ailleurs tous