le mal et la souffrance

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  • 8/8/2019 Le mal et la souffrance

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    Louis LAVELLE (1883-1951)

    Le malet la

    souffrance

    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant,collaborateur bnvole

    Courriel :[email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web :http : //www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

    Site web :http : //bibliotheque.uqac.ca/

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    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,Courriel :[email protected]

    partir de :

    LE MAL ET LA SOUFFRANCE,de Louis LAVELLE (1883-1951)

    collection Prsences, Librairie Plon, Paris, 1940, 230 pages.

    Polices de caractres utilise : Times, 12 points.Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11

    dition complte le 15 aot 2005 Chicoutimi, Qubec.

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    T A B L E D E S M A T I R E S

    Avant-propos: Sur le temps de guerre

    PREMIER ESSAI :LE MAL ET LA SOUFFRANCE I. LE MAL

    1. Le scandale du mal. 2.Lalternative du bien et du mal. 3.Lemal et la douleur. 4.Lusage de la douleur. 5.Linjustice. 6.La mchancet. 7. La dfinition du mal. 8. Loptionfondamentale. 9.En de du bien et du mal. 10.Naissance de larflexion. 11. La connaissance du bien et du mal. 12. Laresponsabilit de soi-mme.

    II. LA SOUFFRANCE 1. La description de la douleur. 2.La douleur et la souffrance. 3.

    Lacte de souffrir. 4.Les attitudes ngatives: a) labattement ; b) larvolte ; c) la sparation ; d) la complaisance. 5.Les attitudespositives: a) lavertissement ; b) laffinement et lapprofondissement ;c) la communion ; d) la purification. 6.Conclusion.

    DEUXIME ESSAI :TOUS LES TRES SPARS ET UNIS Introduction

    I. LA SPARATION 1. La cellule secrte. 2.Le risque de la solitude. 3.Le contact

    entre deux solitudes. 4.La solitude de limpuissance et du malheur. 5.La solitude du libre arbitre.

    II. L UNION 1. La conscience ouverte. 2.La sortie de soi. 3.Lindpendance

    entre les tres. 4.La ralisation rciproque. 5.Le dpouillementde lindividuel.

    III. LINFLUENCE 1. La prsence toute pure. 2. Le prestige. 3. Linfluence

    individuelle. 4. Linfluence inter-individuelle. 5. Linfluencetrans-individuelle.

    pilogue.

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    Si lon voulait expliquer pourquoi ces pages paraissent dans les cahiersde Prsences , il suffirait den lire lpilogue. Lesprit est une Prsencetoujours offerte laquelle nous ne rpondons pas toujours, y lit-on. Et plusloin : Laction que les hommes exercent les uns sur les autres est, elle aussi, une

    action de prsence. Double fidlit nous-mme et autrui, effort pour servir la fois en nous et en dehors de nous cette force qui procde de nous et infinimentnous dpasse, appel la plus vivante des Prsences ; le message qua vouludonner cette collection na jamais t diffrent. Prsence soi, prsence aumonde, disait le premier de nos cahiers ; en crant ce lieu de rassemblement odes esprits divers peuvent se rejoindre en toute libert, noue savions que Louis Lavelle, le philosophe dela Prsence totale, le moraliste dela Conscience de soi y prendrait un jour place.

    Les mditations qui composent ce livre touchent quelques-uns des pointsessentiels dune philosophie de la prsence. Ltre ne se dcouvre jamais mieuxque dans les preuves ; devant la souffrance et les problmes quelle pose, la

    terrible distraction o nous porte la vie cesse ; une dnudation sopre et nos yeux voient mieux. Mais ce nest point seulement par rapport nous que doitsaccomplir leffort vers la prsence, cest par rapport aux autres. Que nous ap- portent alors ces deux conditions qui semblent contradictoires : la solitude et lacommunion ? Lune ne prendrait-elle pas racine en lautre ? Un mystrieuxquilibre ne stablirait-il point entre elles ?

    crites en temps de paix, ces mditations paraissent au cours de la guerre.Elles ne se rattachent nos proccupations du moment par rien danecdotique,rien dextrieur. Elles ne prennent point fait dexemples proches. Et cependant elles appartiennent au petit nombre des pages qui sont capables, en de telsinstants, de combler une attente, parce quelles rejoignent ce que nos soucis

    immdiats ont dternel et de durablement significatif. Ce problme du mal et dela souffrance, aux heures dune paix, si fragile quelle part, on pouvait essayer de loublier, de le traiter par prtrition ; le voici qui se trouve imprieusement pos notre conscience, car il y va maintenant de tout. Et cette guerre qui,matriellement, enferme tant dtres dans la solitude, voici quen mme temps elleenseigne la communion. Elle lie dans un mme destin tragique, elle affronte auxmmes ralits, des tres qui ne peuvent se trouver quen communiant autrui, et qui ne peuvent dcouvrir cette communion quen approfondissant leur solitude.

    Telle est lactualit de ces pages sobres et profondes. Sil nous parat vain, Prsences, de commenter ce que les vnements peuvent avoir de surprenant et detransitoire, il nous apparat au contraire ncessaire de saisir, dans cette preuve,tout ce qui peut contribuer un accomplissement spirituel. La guerre ne serait que le plus monstrueux des phnomnes historiques si elle noffrait, comme toutesles grandes souffrances, loccasion dun progrs intrieur vers la vritable ralit de lhomme, cest--dire vers la Prsence.

    PRSENCES .

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    AVANT-PROPOS

    Sur le temps de guerre

    On trouvera runis ici dans le mme volume deux essais diffrents, Le Mal et la Souffrance, Tous les tres spars et unis, qui ont t crits dans le temps depaix 1 et dont on a pens quils pourraient fournir une lecture utile pour le tempsde guerre. Il y a dans la paix une sorte de douceur dont nous ne sentons tout leprix que quand nous lavons perdue. Il en est t oujours ainsi du bonheur, qui nouschappe quand nous lavons, et dont nous ne con naissons jamais que le souvenir.La paix o nous avons vcu entre les deux guerres tait elle-mme si mle laguerre, celle qui nous hantait encore, celle qui dj nous menaait, quelle taitcomme un quilibre en suspens dont on ne savait sil allait se rompre ou stablir :ctait un incendie mal teint.

    Aucun homme n au sicle o nous sommes na connu dans son ge adulte lapaix vritable : et il faut avoir le courage de penser quil na plus beaucoup dechances de la connatre un jour. Mais il nen est aucun pourtant qui nvoque lapaix comme un port o il trouvera la fin de ses tribulations, o il posera enfin lepied sur la terre ferme et commencera vivre selon ses voeux. Et si on allguaitque la seule paix est la paix du coeur, existe-t-il un seul tre dans le monde assezgoste ou assez fort pour ne point se laisser atteindre par ce grand dchirementdes corps et des mes qui est le destin de lhumanit pe ndant la guerre, pour nepoint participer toutes les souffrances dont elle se nourrit jusque dans ses succsou dans son triomphe, pour ne point sin terroger sur le Mal mme auquel ilsemble quelle nous livre et dont nul nest sr de ne point porter, p our une part, laresponsabilit ?

    Nous faisons lexprience du mal et de la souffrance aussi bien pendant lapaix que pendant la guerre. On peut les regarder comme insparables de notrehumaine condition. Ce sont les marques de notre misre et qui expliquent assez celong gmissement que la conscience na cess de faire entendre au cours des geset que lon considre parfois comme la seule voix qui lui soit naturelle. Jamais eneffet la conscience nest plus aigu que quand elle souffre : le plaisir la dissipe etlendort. La souffrance est laiguillon qui la rveille, qui branle son point le plussensible. Mais elle est en mme temps la premire rvlation du Mal ; et le Malnest jamais sans rapport avec la souffrance. Il en est le principe : le mal que jefais, cest dabord une souffrance que jimpose autrui ; aussi ne me donne-t-il

    jamais moi-mme quune amre satisfaction. Car le mal dont la souffrance est latrace, cest la vie qui retourne contre soi la puissance mme dont elle dispose,cest la vie qui se blesse et qui se mutile.

    1 Ils avaient paru pour la premire fois dans le Bulletin de lAssociation Fnelon en deuxfascicules tirage restreint et hors commerce.

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    Pendant la paix nous pouvions mditer sur le mal et sur la souffrance avecplus de loisir. Pendant la guerre, nous sommes entrans dans leur tourbillon.Pendant la paix, le mal et la souffrance taient des vnements isols dont nouscherchions circonscrire le domaine et dterminer la cause afin dy porter

    remde : nous ne voulions y voir que des phnomnes dex ception, nombreux, ilest vrai, et toujours renaissants, mais imputables seulement des accidents ou des dfaillances contre lesquels il fallait lutter avec lespoir den triomphertoujours. Nous navions lexp rience du Mal et de la Souffrance quen nous etautour de nous, dans les tres qui nous touchaient dassez prs pour que leurdouleur ft aussi la ntre, ou quune bles sure pt nous venir deux. Lhorizon denotre sensibilit tait fort resserr. Au del, le mal et la souffrance taient ima-gins plutt quprouvs : ce ntaient plus que des ides ; en soi, hors de soi, onne cherchait qu les oublier et les fuir. Seule une conscience dsespre oucapable dune profonde mditation tait susceptible de se demander si le Mal et laSouffrance ne plongeaient pas jusqu la racine mme de ltre et de la vie, si centaient pas les lments m mes de notre destine, qui nous obligent, selon lesuns, succomber, et selon les autres, les traverser pour nous en dlivrer. Mais,pendant la guerre, le mal et la souffrance acquirent une ampleur et un relief quidpassent singulirement la sphre de lexistence individuelle : on ne peut plus lesexpliquer par linfirmit de chacun ou par sa mchancet, bien que lune et lautreapparaissent dans une lumire crue. En ce qui concerne lorigine du Mal et de laSouffrance qui laccompagne, nous ne pouv ons pas nous borner accuser ceuxque nous voulons rendre responsables de la guerre, puisque les peuples les suiventet que Dieu lui-mme leur permet dex cuter leurs desseins. Quant tous ceux quisont engags dans la guerre avec leur corps et avec leur me, la souffrance atteintles plus vigoureux comme les plus dbiles ; et le mal que lhomme fait lhomme, ds quil est son ennemi, peut tre le signe de sa valeur et exclure tout

    soupon de mchancet. Tous ceux qui participent la guerre se sentent dpassspar elle : ils la subissent comme une sorte de catastrophe cosmique que la volonthumaine essaie, comme elle peut, dendiguer ou din flchir. Les voil donc entrsdans lempire du Mal o leur action doit sexercer dsor mais, et exposs de toutesparts la souffrance dont ils acceptent davance tous les risques. Pendant la paix,

    je mappliquais seulement les abolir : pendant la guerre, je ny puis pas songer.Cest le mal mme que je dois convertir en bien, cest la souf france mme laquelle il faut que je donne un sens qui la pntre et la transfigure.

    La guerre donne la vie la plus calme une perspective tragique. Elle imprimede la gravit aux visages les plus frivoles. Elle affronte chacun de nous la pensede la mort et la rapproche de nous au point de la mler notre vie elle-mme,alors que la paix nous permettait de lajourner indfiniment. Elle rend lasouffrance toujours imminente dans notre propre chair et dans tout ce que nousaimons. Elle nous oblige au terrible apprentissage de la crainte et de labsence.Elle nous tablit, si lon peut dire, dans lattente et langoisse qui sont, de tous lestats, les plus difficiles supporter, puisque leur essence, cest daspirer finir.Elle ralise entre les hommes une sorte dg alit, quels que soient les avantagespersonnels quils con tinuent encore poursuivre et qui nous choquent dautantplus que le pril est commun et que, pour chacun, il y va de tout autant que de lui-

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    Il est juste de dire que seul celui qui combat a lexprience de la guerre. Et,dans le domaine plus tranquille o il est appel vivre, chacun se sent une mau-vaise conscience sil naspire limiter : il lui arrive de faire le voeu davoir par -tager un peu de sa misre, de ses dangers et de cet effort obscur o il risque

    toujours de succomber. Mais la guerre est un mtier, de tous les mtiers le plusexigeant, le plus prilleux, celui qui nous impose le plus de fatigues, o la matireest la plus rsistante et la plus rebelle, un mtier comme celui du mineur et celuidu marin dans lequel toutes les ressources de lindustrie humaine viendraientsallier contre lui la violence des lments, au lieu de servir seulement ladominer. Mais la guerre npuise pas la conscience du guerrier : dans cetisolement o elle le met, dtach de tous les liens qui le soutenaient au milieu dumonde et suspendu pour ainsi dire entre ltre et le nant, il se trouve tout coupen face de lui-mme comme sil dcouvrait pour la premire fois son existence,maintenant quelle est menace. On a remarqu parfois que les rci ts de la guerrequi semblaient destins frapper le plus vivement limagination la dce vaienttoujours. Il y a en eux un caractre anecdotique qui les fait paratre extrieurs nous. Les impressions dhorreur et deffroi atteignent vite une limite qui ne peutplus tre surpasse ; il y faut la prsence du corps, et il est strile de vouloir luiapprendre trembler par la seule vocation dune image. Celui qui est ml deplus prs aux vnements de la guerre ne se complat point les repasser dans sonesprit : lgard de tout ce quil a vu, de tout ce quil a souffert, il garde une sortede pudeur, ds quil en est dlivr. Ce nest point proprement la paix quilsonge, mais la signification quil saura donner sa vie quand la paix lui serarendue, cette vie telle quelle est rvle pendant la guerre son regard lucide etdsintress. Il pense moins la guerre qu lui -mme. Il finit toujours par aper-cevoir que le propre de la guerre, cest, par le rle destructif dont elle revt tout coup son activit matrielle, de lobliger spiritualiser sa vie tout entire. Et le

    monde nouveau quil dcouvre est au del de la paix et de la guerre : la guerre,par ce grand dtachement o elle nous rduit, nous montre quil est le seul quirsiste quand tout seffondre autour de nous. La souffrance et le mal deviennent lamesure de nos preuves et de nos devoirs. Les voil incorpors lessence denotre destin, les voil devenus les instruments de notre patience et de notrecourage. Dans la paix reconquise, il ne sagira plus jamais pour nous de lesrcuser ou de les oublier, mais de les pntrer et de les convertir.

    Ici, ces deux grands tmoignages de la misre humaine dont on peut direquils ont suscit contre lexistence toutes les maldictions qui ont pes sur elle, etsans lesquels peut-tre lexistence serait un rve sans consistance, mais non pointun combat et une rdemption, ont t examins la lumire de la rflexion, ind-pendamment de leurs formes particulires et de tous les remdes extrieurs parlesquels on cherche les abolir. Cest au fond mme de la conscience quon aessay de saisir cette ambigut entre le bien et le mal qui, en nous obligeant raliser lun et triompher de lautre, donne notre vie elle -mme son intensit etsa profondeur. L rside aussi lpreuve de notre libert : et, bien quil ny ait demal dans le monde que pour quil soit sup prim, sil ltait en effet autrement quepar notre effort, le bien le serait aussi et le monde retournerait vers lindiff rencedun spectacle pur. De mme, la souffrance, qui donne au sentiment de ma vie

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    propre un caractre si aigu et si incisif, ne peut acqurir une valeur que par lusageque je suis capable den faire : elle peut me rduire au dsespoir, mais elle donne lme qui a su laccepter une force et une lumire incomparables. La guerreporte jusqu lextrmit lexprience commune de la vie : dans sa pure essence

    spirituelle, cette exprience tend se dpouiller des images de la guerre ; il sagitpour nous de la rendre constante, den porter en nous la prsence ininterrompue etde la retrouver toujours et partout sans que le visage fugace du bonheur nouspermette jamais de loublier ou de la perdre.

    *

    Le Mal et la Souffrance rejettent lhomme vers lui -mme dans une sortedanxit o il lui semble dcouvrir une hostilit cache lintrieur mme de lacration, comme si son auteur se repentant de lui donner ltre au moment mmeo il le lui donne, mlait tout son ouvrage un germe destin le corrompre et le dtruire. Au moment o il croit entrer en contact soit avec le monde, soit aveclui-mme, cest toujours par une double meur trissure. Et cependant, il ne peutmconnatre que, si son existence lui apparat alors comme spare, livre sesseules ressources dans une solitude o nul autre tre ne peut pntrer, dans ceparfait dnuement o elle se trouve rduite, elle est pourtant la mme pour tousles hommes. Tel est prcisment le thme auquel nous avons appliqu notre espritdans le second essai : Tous les hommes spars et unis ; il est, pour ainsi dire, lacontre-partie du prcdent, du moins sil est vrai que cest dans lintimit de cettesolitude o tous les hommes sont frres, que nous apprenons prendre consciencedes maux qui sont ceux de toute vie venant en ce monde. et que, par cetteconscience mme que nous en prenons, nous commenons dj les accepter, en prendre possession et les gurir.

    L encore, on peut dire que la guerre, au lieu dtre pour nous une situationdexception, r alise en traits singulirement vifs et accuss cette situation de tousles instants o lhomme qui se sent le plus seul est aussi celui qui, ayant romputoutes les attaches superficielles avec autrui, dont il faut dire quelles sont desmarques de divertissement et non point de rapprochement, est capable dobteniravec un autre tre lunion la plus pure, la plus silencieuse et la plus profonde. Car,sil est vrai que lon souffre seul et que lon meurt seul, il est vrai aussi que laguerre, qui simpose tous les hommes comme une catastrophe qui leur estcommune, les plonge aussitt dans la solitude. Et beaucoup dentre euxdcouvrent la solitude pour la premire fois comme un monde quils navaient

    jamais connu, qui pour tous est dabord un monde de d solation, mais qui sechange pour quelques-uns en un monde de lumire. Cette solitude, ce sont tous les

    liens qui nous soutenaient dans lexistence tout coup briss. Celui qui part nestplus quun soldat rduit ce quil porte au fond de lui -mme, qui quitte tous lesobjets dintrt ou damour dont dpendait jusque -l toute sa vie, dautant plusseul quil entre dans une socit toute diffrente, la fois anonyme ethirarchique, dont il ne connatra que les exigences mmes quelle va lui imposer.Il fait lapprentissage de la plus grande solitude qui est celle de labsence, ne par -fois dune seule prsence abolie et dont font aussi lapprentissage, dans une admi -rable galit, tous ceux quil a laisss. Mais la ralit de la guerre donne au sen -

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    timent de cette solitude une extraordinaire puissance : car tous ces hommes sem-blables, qui signorent les uns les autres, dont chacun possde un passmystrieux pour tous les autres et qui surgit en lui ds que sa pense a le moindreloisir, tous ces hommes affronts aux mmes dangers, et parmi lesquels pourtant,

    comme par une sorte dlection, lun sera atteint et lautre pargn, se trouventmis tout coup en face de leur destine dont ils mesurent la courbe encore ensuspens. Ainsi, le tragique mme des vnements, la brusque abolition deshabitudes familires, la conversion de toute possession ancienne en un pursouvenir obligent la conscience chercher en elle seule le principe de sa dtresseou le principe de sa consolation.

    Mais ces deux principes sans doute nen font quun. Il faut que la solitudenous apparaisse dabord comme un abandon, quelle nous prive de tous lessoutiens, quelle ne nous laisse aucun recours, quelle ne nous permette de rienattendre dun monde indiffrent et hostile, pour q uelle nous oblige dcouvrir ennous-mme une force et une lumire que nous avons vainement demandes au

    monde et quil est incapable de nous donner. Dans la solitude, nous apprenonsque toute ralit est intrieure et que tout ce que nous regardons avec les yeux ducorps nest quune expression qui la manifeste, une occasion qui lui permet de sefaire jour ou une preuve qui la juge. L o nous navons plus affaire qu nospenses, qu nos sentiments, qu nos souvenirs, les choses qui nous taient l esplus familires acquirent pour nous un relief, une signification, une valeurquelles navaient point quand nous disposions de leur pr sence sensible. Ilsemble quelles com mencent seulement tre. Peut-tre pourrait-on dire que celuiqui na jamai s eu lexprience de la solitude na jamais connu du monde quundcor de thtre o lui-mme ntait quun acteur au milieu des autres. Dans lasolitude, le dcor tombe et la comdie cesse. Il ne subsiste plus du rel que cettevrit quil nous dissimul ait souvent, au lieu de nous la montrer : il est rduit pournous son essence spirituelle.

    Or, partir de ce moment, peut-on dire que la solitude soit vritablement unesparation ? Nest -elle pas une ouverture plutt quune fermeture ? Et maintenantque le monde nous refuse accs, ne trouvera-t-il pas en nous un accs quil navait

    jamais eu ? Avant que nous connussions la solitude, un espace immense tait d-ploy devant nous avec une multiplicit de chemins o sengageaient la volont etle dsir. Maintenant, cet espace se resserre autour de nous comme pouremprisonner nos mouvements, au lieu de les dlivrer. Lhorizon se rapproche peu peu de nous et vient se confondre avec nos propres limites. Il ny a plus pournous dat mosphre, ni de lumire. Notre sparation est consomme. Pourtant,notre regard souvre peu peu une lumire nouvelle. Nous dcouvrons pardegrs un autre monde qui jusque-l nous semblait cach. Un autre horizoncommence se former en nous qui sagrandit mesure que, hors de nous, lautrese rtrcit. La solitude cesse dtre pour nous un fardeau qui nous opprime etdevient une sorte de refuge. Il arrive que nous nous sentions moins seul quandnous sommes seul que quand nous sommes au milieu des autres. Cette solitudeelle-mme se remplit peu peu dune prsence spirituelle qui donne tous lesobjets possibles de notre pense et de notre amour une existence ardente quilemporte de beaucoup sur celle des corps. Tous ceux qui ont fait lexprience de

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    la solitude connaissent la grandeur de cet tat dont sainte Thrse disait : Moiseule avec Dieu seul. Mais, par une sorte de paradoxe, ce moi vers lequel jetourne maintenant le regard cesse de me donner, comme tout lheure, de laproccupation et du souci. Il est libre de tout intrt. Et on ne peut pas dire non

    plus que je me suis retir du monde, car il me semble que ce monde, je ledcouvre comme si je ne lavais jamais vu. Or ce nest pas propre ment un mondenouveau, cest le monde o jai toujours vcu, mais qui semb le clair dun autre

    jour. Comme il arrive avec ceux que jai perdus, cest dans lab sence que servle toujours lessence secrte des autres tres, qui est la meilleure partiedeux -mmes et que les relations quotidiennes interceptaient souvent, au lieu de lalivrer. Cest maintenant que je suis spar deux que je leur suis vrita blementuni ; et japprends dj comment il faudra que jagisse avec eux quand je lesretrouverai.

    Cette communion avec le prochain, la guerre dj menseigne la pratiquer.Ces hommes qui mentourent sont libres eux -mmes de toute attache avec moi. Ils

    ne sont unis avec moi par aucun lien de parent, ni damiti. Cest par la rencontrela plus fortuite quils vivent tout coup ct de moi, simplement hommescomme moi, engags dans la mme action, soumis au mme pril, avec leur vietout entire en face deux. Ils sont vritablement le prochain et rduits pour moi ntre rien de plus, la fois proches de moi et in connus de moi, plongs dans lamme solitude, des individus uniques comme moi et dans lesquels palpitepourtant la mme humanit. Ils me sont la fois prsents et absents. Nos rapportssont dpouills de tout artifice : ils ne tranent pas avec eux le poids dhier ; etlimage de demain, qui peut -tre ne sera pas donn, ne les altre point. Ilsspuisent dans le pur aujour dhui, o ils reoivent une valeur actuelle et totale,soit dune situation commune que lon ne peut pas rcuser et laquelle il fautrpondre, soit de cette sorte doffre innocente de soi q ui fait que, l o lappa rencene sert plus rien, ltre devient tout ce quil est, dans une simplicit par faitepleine de misre et de grandeur. Ce nest donc pas en rompant la solitude que lestres deviennent capables de communier : cest en lappr ofondissant. Leur com-munion nabolit ni leur individualit, ni leurs limites : elle leur en donne un senti-ment vif et rciproque ; mais la dcouverte mutuelle de leur individualit et deleurs limites doit leur apprendre se soutenir, au lieu de se heurter. Et le point oles hommes ont la conscience la plus douloureuse de leur sparation est aussi lepoint o ils se sentent vritablement unis et frres les uns des autres.

    Toute la vie de lesprit rside dans une mystrieuse identit de labsence et dela prsence. Car lesprit ne vit que repli sur lui -mme. Il ralise la grandesparation lgard de tout ce qui jusque -l mtait donn et semblait me suffire.Mais cette absence va devenir une miraculeuse prsence moi-mme et tout cequi est : elle est en mme temps une sortie de soi, une pntration dans lessencede toutes choses. On le voit particulirement bien dans ces relations que les tresont les uns avec les autres et dont on peut dire quils forment pour nous lasubstance mme de lexis tence, la source de toutes nos tristesses et de toutes nos

    joies. Comme si le corps tait lcran qui nous empchait de les voir et quifaussait tous nos rapports avec eux, ils acquirent, ds quils sont loin de nous,une sorte de prsence pure, si mouvante que nous avons parfois de la peine la

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    supporter. Cette prsence spirituelle, il sagira pour nous de nous en souvenirquand nous serons de nouveau au milieu deux. Que la prsence sensible cessealors de nous aveugler, ou de nous contenter, ce qui est la mme chose. Seul lelointain peut nous dcouvrir le prochain. Seule la solitude est assez profonde pour

    accueillir la souffrance, assez pure pour nous laver du mal, assez vaste pour rece-voir en elle toute la ralit dun autre tre. Dieu lui -mme, si lon na de regardque pour le monde qui est offert nos sens, doit tre dfini comme le Solitaireinfini, le parfait Spar, lternel Absent ; mais alors, il nous semble que le mal etla souffrance envahissent ce monde et sont dsormais sans remde. Seulement silest possible de les convertir, cest parce que, quand lattention devient plus lucideet plus pntrante et la bonne volont plus pure et plus confiante, ce Solitaireremplit notre propre solitude, ce Spar nous dlivre de notre sparation, dans cetAbsent, nous trouvons la prsence absolue nous mme et au monde.

    ** *

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    P R E M I E R E S S A I

    L E M A L

    E T L A S O U F F R A N C E

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    I

    LE MAL

    I. Le scandale du mal.

    On peut se demander sil est utile lesprit de fixer son regard sur le mal, soitpour le dfinir, soit pour lexpliquer, soit pour lviter. Car on lui donne, en leconsidrant de trop prs, une espce de ralit ; il fascine alors la conscience qui,par la peur mme quelle en a, se sent attire par lui. Nest -ce pas au contraire lapense et la volont du bien qui seules doivent donner notre me la lumire et laforce et, en occupant toute la capacit de notre conscience, ter au mal la possi-bilit mme de natre ? Cest seulement quand lactivit gnreuse commence dfaillir, quune place vide se creuse dans la conscience o le mal sinsinue. Et lamorale la plus virile ne connat que des prceptes positifs : elle commande cequil faut faire, elle na plus besoin de rien nous dfendre.

    Cependant, nous ne pouvons pas esprer quil nous suffise de nous tournertoujours vers le bien pour que le mal disparaisse de notre exprience. Nous lerencontrons partout en nous et hors de nous. Il ne se limite pas la faute quidpend de nous seul. La douleur est un mal ressenti, que nous sommes obligs desubir. Quelle que soit la puret de notre volont, il y a en nous des tendancesmauvaises qui traversent tout coup notre pense comme un clair et qui nousremplissent deff roi par la profondeur o nous sentons quelles plongent, par uneprsence obscure dont elles ne cessent de nous environner et de nous menacer. Ily a la souffrance des autres, il y a leur misre morale. Le mal se mle malgr nous nos moindres gestes, nos dmarches les plus naturelles : il est peut-tre uningrdient de nos actions les meilleures. Mconnatre le mal pour donner notreactivit le bien comme unique point dapplication, cest saveuglervolontairement, cest sexposer au dsar roi quand le mal soffre nous malgrnous, cest manquer de ce courage de lesprit qui doit regarder le rel face face,et lembrasser dans sa totalit afin de le pntrer et de le redresser.

    Le mal est lobjet de toutes les protes tations de la conscience : de lasensibilit, quand il sagit de la souffrance, et du jugement, quand il sagit de lafaute ; et cest parce que nous ne pouvons pas r signer notre libert que nousavons le pouvoir, tout en le repoussant, de le commettre. Le mal est le scandale dumonde. Il est pour nous le problme majeur ; cest lui qui fait pour nous du mondeun problme. Il nous impose sa prsence sans que nous puissions la rcuser. Il nya point dhomme qui elle soit pargne. Elle exige que nous cherchions tout lafois le xpliquer et labolir.

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    Dirons-nous que le bien lui aussi est un problme ? Mais le mot mme neconvient plus aussi parfaitement, car le bien, ds quon la reconnu, ds quon laaccompli, est au contraire une solution ; il est mme par dfinition la solution detous les problmes. Par une sorte de renversement, il nest un problme que pour

    celui qui le cherche, au lieu que le mal est un problme pour celui qui le trouve.Car il ny a pas de volont qui, en poursuivant le mal, ne poursuive encore uneombre du bien. Mais cest en rflchissant sur lin tervalle qui spare le bien quenous voulons du mal que nous faisons que la rflexion nous dcouvre la fois lesens de notre destine, le coeur mme de notre responsabilit et le centredoscillation de no tre vie spirituelle.

    II. Lalternative du bien et du mal.

    On ne peut penser ni le bien ni le mal isolment. Ils nexistent que lun parrapport lautre et comme deux contraires dont chacun appelle lautre et lexclut.Nul ne peut se reprsenter le mal sans imaginer le bien auquel il nous rend infi-dle ; et le bien, son tour, ne peut nous apparatre comme bien que par lidedun mal possible qui risque de nous sduire et de nous faire succomber.

    Il est impossible dimag iner un monde o ne rgnerait que le bien et do lemal serait banni. Car, pour une conscience qui naurait pas lexprience du mal, ilnaurait rien non plus qui mritt le nom de bien. Dans une parfaite galit de va-leur entre toutes les formes de l tre, toute valeur disparatrait, comme lombrenous permet de percevoir la lumire et lui donne son prix. Lamour mme que jaipour le bien nest possible que par la prsence du mal dont je cherche maffranchir et qui ne cesse de me menacer. Le bien ne donne un sens au mondeque par le scandale mme du mal qui me fait dsirer le bien, moblige me lereprsenter et impose ma volont le devoir dagir pour le raliser.

    Cest lalternative du mal et du bien qui est la source mme de notre vie spi -rituelle. Si haute que soit celle-ci, il subsiste toujours en elle quelque Mal quiloblige se dpasser ; il est toujours pour elle le pril dans lequel elle risque detomber. Nous prions le Seigneur quil nous dlivre du mal ; et nous espronstoujours que notre intelligence pourrait devenir si pure et notre volont si parfaite,que nous cesserions tout la fois de connatre le mal et de le faire. Mais quipensera que le bien puisse jamais exister en vertu dune inluctable ncessit ?Peut-on comprendre qui l devienne un jour une loi de la nature, une chose quinous soit donne ? Avec la possibilit du mal, cest le bien quon anantit. Onaboutit donc un extraordinaire paradoxe, cest que le bien, qui donne tout cequi est sa valeur, sa signification et sa beaut, appelle le mal comme la conditionde son tre mme. Et pourtant le mal, qui en est la ngation, ne peut se justifier son tour que par une dmarche qui le nie ; ainsi il faut quil soit, mais il ne peuttre que pour tre supprim.

    La vie affective accuse immdiatement la mme loi de lesprit, le mmerythme de la conscience entre un tat que nous aimons et un tat contraire qui le

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    soutient, bien que, de toutes nos forces, nous cherchions labolir. Tous leshommes aiment le plaisir et dtestent la douleur, mme le saint, mme lascte ; ladouleur quils sup portent ou quils demandent nest jamais quun lment ou unmoyen dune joie plus parfaite ou plus pure. Il ny a point dtre qui ne fasse le

    rve dliminer toute la douleur qui rgne d ans le monde, afin que le plaisir seulvienne le remplir. Mais cest un rve contradictoire ; qui ste lui -mme lafacult de souffrir, ste aussi celle de jouir. Non point que le plaisir soitseulement, comme le pensent certains philosophes, une douleur qui cesse ; maisces deux tats sont insparables comme les deux extrmits dun balancier ;chaque demi-oscillation porte lautre avec elle et lappelle. Vouloir disjoindre lesdeux termes pour nen garder quun, cest les abolir tous les deux. Qui d sire unplaisir continu ne trouve que lindiffrence. Et les sensibilits les plus vives et lesplus profondes sont aussi celles qui prouvent conjointement les plaisirs et lesdouleurs les plus intenses et les plus riches.

    Lintelligence son tour cher che la connaissance, cest --dire la vrit. Mais

    cette vrit nest rien pour nous que par lerreur dont elle nous dlivre. Il faut quela vrit soit une erreur rectifie, quelle ne soit jamais elle -mme une possessionstable et assure. Elle est suspendue un acte qui dpend de nous, que nouspouvons ne pas faire ou mal faire : alors nous nous trompons, et cest lapossibilit de se tromper qui non seulement donne la vrit son prix, mais quifait son existence mme. Point de vrit pour qui naura it jamais eu lexpriencede lerreur. Comme la vo lont dans le mal, la sensibilit dans la douleur,lintelligence trouve dans lerreur un terme ngatif quelle cherche abolir, maisdont elle ne peut se passer pourtant, puisque sans lui le terme positif vers lequelelle tend ne pourrait ni tre conu, ni tre obtenu.

    III. Le mal et la douleur.

    On ne peut manquer de reconnatre quil y a une intuition immdiate et pri -mitive de la conscience qui identifie le mal avec la douleur ; mesure que la cons-cience acquiert plus de dlicatesse, la douleur et le mal se dissocient, bien que lelien qui les unit ne se rompe pourtant jamais.

    Cest que la douleur simpose nous malgr nous, ce qui montre dj quelleest la marque de notre passivit et de notre limitation, une borne lexpansion denotre tre : de plus, la conscience la repousse de toutes ses forces, comme le malprsent et indubitable, avant mme que la facult de juger ait commenc sexercer. Mme si la douleur n puise pas la totalit du mal, mme si elle nestpas elle-mme un mal, elle est lie directement ou indirectement toutes lesformes du mal, mme les plus subtiles et les plus savantes. Le pessimiste quimaudit la vie la voit tout entire livre la souffrance, soit quil arrte son regardsur le monde animal o les tres se dvorent, ou sur notre civilisation qui, mesure quelle saffine, accrot nos moyens de souffrir.

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    Non seulement la douleur est toujours lie une protestation, une rvolte dla conscience qui cherche la chasser, mais encore elle fait corps avec cettprotestation et avec cette rvolte. Et sans doute on pourrait montrer que la douleunest pas un mal par elle -mme, quelle nest pas un mal absolu et radical, e

    mme quelle p eut tre la condition dun plus grand bien. Du moins on est obligde reconnatre quelle est toujours un l ment intgrant du mal et que, si la douleur disparaissait tout coup du monde, il serait difficile de dfinir ce que lonpourrait entendre encore par le mal et de dire en quoi pourrait consister unvolont mauvaise. Ainsi la douleur nous parat tre la marque et le tmoignage dla prsence du mal. Avoir mal, cest souffrir. Le propre du mchant, cest deproduire volontairement la douleur. Un homme qui est bon, cest pour nous uhomme qui souffre de la douleur dautrui et qui cherche de toutes ses forces lsoulager. tre pessimiste enfin, cest regarder la douleur comme insparable de lconscience, de la possibilit mme de son exercice.

    Mais on ne peut pas se contenter de confondre le mal avec la douleur. Ca

    lexistence de la douleur ne prsente pas pour lintelligence de difficultsinsurmontables. Elle est la ranon de notre limitation. Elle rompt cette harmoniavec nous-mme et avec lunivers qui assurait jusque -l notre paix intrieure. Elbrise cet lan, cette expansion naturelle et confiante qui renouvelaient sans cessnos plaisirs et nos joies. Elle accuse un chec, un dchirement de lunit de notrtre. On comprend trs facilement quun tre limit, pris dans un univers qui ldpasse, o se croisent tant de forces qui nont point dgard lui, soit expos subir toujours quelque froissement ou quelque blessure. Et lon a pens parfoiquil avait dans la douleur une s orte de rationalit, sil est vrai quelle nous avertidun danger contre lequel nous pouvons encore nous dfendre.

    Ce nest donc pas la douleur en elle -mme que nous considrons comme u

    mal. Nous pouvons gmir sur la destine des cratures voues la souffrance danun monde aveugle et indiffrent. Cette souffrance pourrait tre lpreuve de leuvolont, la mesure de sa force, de sa puret et de sa bienfaisance. Ce monde duaustre et souffrant, ne serait pas un monde mauvais. Ce nest pas sans in justicque nous le condamnerions. Mais si le mal rside uniquement dans la volontalors le monde nest mauvais que sil est le pro duit dune volont mauvaise, si ldouleur qui y rgne est une douleur voulue, la fin mme vers laquelle elle tend non point le moyen dont elle a besoin pour produire ses oeuvres les plus belles. ny a peut tre pas de mal dans le monde qui soit sans rapport avec la douleurmais le mal ne rside point en elle, il est dans latti tude de la volont son garqui peut, tantt se laisser accabler par la douleur subie, ou la faire subir dautreet tantt laccepter, la soulager, la pntrer et la dpasser : mais alors elle lconvertit en bien.

    IV. Lusage de la douleur.

    Si nous navons de regard que pour la douleur qui remplit le monde et donnous ne pouvons esprer quelle disparatra ja mais, et si nous commenons

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    identifier cette douleur avec le mal, alors tout est perdu, la conscience est bloque,et notre vie toujours expose et menace ne peut tre quun objet de maldiction.La douleur prise en elle-mme, indpendamment de lusage que la libert peut enfaire et de tout bien auquel elle peut servir, est la fois une absurdit et une

    cruaut. Mais le propre de la libert, ces t de donner un sens tout ce quelletouche, et qui peut devenir la condition de son exercice et le moyen de sonascension. Il faut donc partir de la libert qui cherche le bien et qui, si elle trouvedans la douleur le moyen mme de sa destine morale, parviendra lui restituerune signification spirituelle.

    Il ne peut pas sagir ici dailleurs de con damner tous ceux que la douleuraccable et qui se laissent vaincre par elle. Pour beaucoup dtres, la douleur a uncaractre destructif, elle mine leur nergie. Elle est donc la marque dun suprmepril, elle risque toujours de nous asservir, bien quelle puisse tre pour nous unepreuve qui nous libre. Elle nous donne une extraordinaire intimit avecnous-mme ; elle produit un repliement sur soi, o ltre descend en lui jusqu la

    racine mme de la vie, jusquau point o il semble quelle va lui tre arrache.Elle approfondit et creuse la conscience en la vidant tout coup de tous les objetsde proccupation ou de divertissement qui jusque-l suffisaient la remplir.Quelques tres acquirent une dlicatesse, une gravit, une valeur intrieure etpersonnelle qui sont en rapport avec certaines douleurs qui leur ont t donnes,alors que ceux qui ne les ont pas connues gardent, en comparaison, uneindiffrence la fois impermable et superficielle. Les relations entre deux tresont dautant plus dacuit et de pntration quils ont souffert en commun etmme lun par lautre, comme lorsque, malgr les heurts de la nature et ducaractre, ils poursuivent, au-dessus de toutes les blessures et de tous les checsde lamour -propre, une communion purement spirituelle.

    Cest peut -tre par notre attitude en prsence de la douleur que nous pouvonstre jugs. Dans cette difficult quelle nous oppose, dans cette angoisse quellenous donne, dans ce brusque retour quelle nous oblige faire sur notre moiindividuel et spar, elle nous te toute autre ressource, toute autre force que celleque nous pouvons trouver au coeur de nous-mme. Aussi doit-on dire que, dusens que nous pouvons attribuer la douleur, dpendra le sens mme que lemonde pourra recevoir pour nous. Car le monde na pas dautre sens que celui quenous sommes capables de lui donner. Sil tait un objet, un spectacle pur, il nenaurait aucun. Il nen a un que par ma volont qui prfre ltre au nant, et qui, auprix de la douleur, au prix mme de la vie, entend raliser certaines fins quidonnent alors la douleur, au moment o elle est non seulement subie, maisaccepte, la vie, quand elle est non seulement perdue, mais sacrifie, leurvritable signification spirituelle. Et si toute valeur dpend dune activit qui lachoisit et qui sy consacre, on comprend trs bien que la valeur puisse se retirer dela douleur et de la vie quand cette activit fait elle-mme dfaut. On comprendmme quelles puissent tre con damnes lune et lautre par lusage mme que

    jen fais ; et il faut quelles puissent ltre, pour quelles puissent tre sauves parune volont qui est larbitre du bien et du mal, qui peut convertir en mal tous lesbiens qui flattent notre nature et en bien tous les maux qui ne cessent de lapoindre.

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    V. Linjustice.

    Nous acceptons en gnral que le mal ne soit pas dans la douleur, mais dans lavolont de la produire. Cependant nous exigeons alors quil y ait dans la mmeconscience une sorte de concidence entre le mal quelle veut et le mal quilaffecte, que ce que nous subissons soit en accord avec ce que nous faisons, quily ait toujours une harmonie entre la partie active et la partie passive de notre tre.Mais il nen est pas ainsi en gnral. Celui qui souffre le plus nest pas celui quiest le plus coupable. Et mme le mal, sous sa forme la plus grave, cestprcisment cette liaison si troite qui sta blit entre deux tres et qui est telle que,quand lun fait le mal, cest un autre qui lprouve. Cest l quest pour nous leprincipe mme de linjustice.

    Limpossibilit o nous sommes dta blir une correspondance rgulire entrele mal sensible, qui est la douleur, et le mal moral, qui est le pch, cre dans laconscience humaine un trouble extrmement profond. Si cette correspondanceexistait toujours, le mal cesserait de nous surprendre. Il serait une sorte dedsordre compens. Mais les exemples que nous avons sous les yeux nousmontrent au contraire une trange disparit entre le bonheur et la vertu. Disparitqui, si elle tait absolue et dfinitive, apparatrait la plupart des hommes commelessence mme du mal, mais que lon a toujours essa y dexpliquer de deuxmanires et toujours en regardant soit en arrire, soit en avant : en arrire, pourmontrer comment toute souffrance est leffet dune faute inconnue ou lointainedont leffet persiste encore dans la volont qui a besoin dtre purif ie ; en avant,pour montrer quil y a dans cette souffrance une preuve qui, si elle est

    surmonte, produira la fin une convergence entre la sensibilit et le vouloir. Onpeut dire que le propre de la foi, cest dunir ces deux explications et de se por terde lune lautre en ne spa rant jamais la chute de la rdemption.

    Cependant, nul nacceptera qu lint rieur mme de cette vie il y ait unconflit irrmissible entre le bonheur et le bien, ni que la douleur et le mal restenttoujours spars. On ne mettra pas sur le compte du hasard, par une sortedabdication du jugement, les relations si diverses qui peuvent stablir entre lesdcisions de la volont et les affections qui les accompagnent. En ralit, cesrelations sont toujours fort complexes. Les Grecs pensaient que le sage esttoujours heureux, et mme quil est seul ltre ; non pas quil ignore la douleur,mais il est seul capable de lac cepter, de la comprendre et de la pntrer. Et lon

    ne rflchit pas sans trembler la double acception que lon peut donner enfranais au mot misrable qui dsigne aussi bien le dernier degr de la douleurque le dernier degr de labjection : il arrive quils concident. A quoi peuventsajouter deux observations : la premire, que, si heureux que puisse tre lhommequi a fait le mal, il ne se spare pourtant jamais de son pass ; or, beaucoup de noscontemporains considrent en effet ce pass comme tant pour presque tous leshommes un fardeau presque impossible porter, savoir le fardeau mme de leurremords, comme lavait bien vu Baude laire ; la seconde, cest que lhomme de

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    bien, par une sorte de renversement de la rgle quil faut que nous traitions lesautres hommes comme nous-mme, nest homme de bien que parce quil poursuitle bien dautrui et non pas le sien propre et cest le bien dautrui auquel il a contri -bu qui est pour lui le vritable bonheur, ce qui nous empche, au milieu des pires

    tribulations, de rompre toute relation entre le bien et le bonheur, du moins en tantque ce bonheur est un effet du bien mme que nous avons accompli.

    Lorsquon voit le mchant heureux et lhomme de bien malheureux, supposer quil puisse en tre ainsi, il semble que lon se trouve en prsence dundsordre qui pourrait bien tre pour la conscience le mal vritable. Cettenon-concidence du bonheur et du bien, du mal et de la souffrance est un scandalecontre lequel sin surgent la volont et la raison. Car nous nacceptons pas quelunit de notre vie puisse tre rompue, que les tats que notre s ensibilit prouvene soient pas lcho fidle des actes que notre volont a ac complis, quune bonneaction engendre en nous de laffliction, une mauvaise de la joie. Contre de tellessuites, cest notre logique qui sirrite autant que notre vertu. Le bon heur, mme

    apparent, du mchant, le malheur, mme accept, de lhomme de bien sont desatteintes portes la fois lintelligibilit et la justice : nous ne pouvons pascomprendre que la conscience puisse sentir un accroissement, un panouissement,l o elle poursuit un effet ngatif et destructif, ni quelle se sente limite etcontrainte l o son action est elle-mme bienfaisante et gnreuse. Nousconsentons admettre sans doute que le bien le plus haut ne puisse tre obtenuparfois que par une douleur que nous devons subir sur un autre plan de notreconscience ; encore voulons-nous non seulement que cette douleur soit consentie,mais que nous prouvions de la joie la subir.

    VI. La mchancet.

    Lorsque nous distinguons le mal et la douleur, cest pour marquer que la dou -leur nest quune affection de la sensibi lit, par consquent un fait que nous subis-sons, au lieu que le mal qui dpend de la volont est un acte que nous accomplis-sons. Mais cela seul suffit tmoigner de ltroite liaison qui subsiste toujoursentre la douleur et le mal : car si la douleur, en tant quelle est subie, nest un malque dans la mesure o elle exprime en nous une limitation, le mal lui-mme estune douleur que nous faisons subir autrui, cest --dire une limitation que nouslui imposons. La douleur est toujours la marque dune limitation ou dune des -truction qui peuvent tre le moyen dune purification ou dune croissance : et la

    distance entre la douleur et le mal est celle qui spare une limitation ou unedestruction involontaires dune limitation ou dune destruction volontaires.

    On pensera donc quil est trop troit de dfinir le mal par la simple productionde la douleur, que la douleur parfois peut tre voulue en vue dun plu s grand bien,et que la perversit cherche moins faire souffrir qu avilir par lusage mme duplaisir. Ce qui suffit en effet montrer que la douleur nest un mal que quand elleest seulement le tmoignage dune dimi nution dtre qui a t elle -mme voulue ;

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    cest cette diminution que la perversit aussi se propose datteindre. Et le plaisirpeut tre ltape par laquelle elle est obtenue.

    Mais quil y ait un lien impossible briser entre la douleur et le mal, cest ceque prouve sans doute lanalyse de la mchancet. Car le mchant a dabordcomme but la souffrance des autres ; et sans doute cette souffrance est-elle pourlui une diminution dtre chez celui quil voit souffrir, une diminution dtre dontil est la cause, et qui relve en lui le sentiment de la puissance mme dont ildispose ; mais il sy joint aussi une sorte de satisfaction de voir souffrir un tredont la conscience doit tmoigner encore de la misre mme o elle se sentrduite. Et lon dira peut -tre quune telle mchan cet est rare, mais il nest passr quelle ne traverse jamais comme un clair les consciences les plusbienveillantes et les plus pures : tant il est vrai que la condition humaine obit des lois communes dont aucun individu dans le monde ne peut se regarder commedlivr.

    On voit donc ici la ligne de dmarcation et le point de contact entre la douleuret le mal. Le mal ne peut pas tre dfini, quoi quon en pense, par son rapportavec la sensibilit, mais par son rapport avec la volont. Seulement, la volont etla sensibilit sont toujours impliques lune par lautre. La sensibilit est lgardde la volont le tmoignage de sa puissance et de son impuissance. Ainsi ladouleur mme nest un mal que par son rapport avec la volont : quand cest lanature qui nous limpose, elle est regarde comme un mal dans la mesure o elleest un obstacle notre propre dveloppement, o elle paralyse la volont etlanantit ; et quand elle est leffet de la volont dun autre, nous prouvons alorsun sentiment dhorreur comme si, en ajoutant une limitation de la nature unelimitation volontaire, ctait lEsprit lui -mme qui se tournait contre sa propre finet qui contribuait assurer sa dfaite.

    On ne pense pas que, dans la mchancet, la volont de faire souffrir soit jamais isole. Il sy associe toujours quelque motif extrieur, comme on le voitpar lexemple de la vengeance o la volont dimposer une souffrance celui parqui nous avons souffert est toujours allie soit au besoin de vaincre aprs avoir tvaincu, soit mme lide dun quilibre rtabli et dune justice satisfaite. Maisce qui montre bien que la douleur nest jamais quun signe du mal, cest que lamchancet la plus subtile et la plus profonde ne sarrte pas la douleur : elle nevoit en elle quun moyen dont le plaisir mme pourrait tenir lieu, en ayant mmesur elle lavantage de tromper autrui par une fausse appa rence. Car ce quellevise, cest la diminu tion dtre elle -mme, une sorte dinver sion dudveloppement de la conscience, de corruption et de dchance, sans que lon

    puisse regarder pourtant un tel tat comme libre de toute douleur secrte, que lemchant gote par avance avec une sorte de dlectation.

    VII. La dfinition du mal.

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    Il est bien remarquable que nous ne puissions jamais dfinir le mal dunemanire positive. Non seulement il entre dans un couple dont le bien est lautreterme. Mais encore il est impossible de le nommer sans voquer le bien dont il estprcisment la privation.

    Il y a plus. Il existe, semble-t-il, des formes trs nombreuses du mal et lonpeut manquer le bien de beaucoup de manires auxquelles on donne pourtant lemme nom. Selon le mot dun ancien, le bien a un caractre fini, au lieu que lemal a un caractre infini. On reconnat ici cette conception commune tous lesGrecs, cest que le fini, cest lachev et le parfait, ce quoi prcisment il nemanque rien, tandis que linfini, cest lindtermin, le dsordre, le chaos, ce quoi il manque tout ce qui pourrait lui donner un sens et une valeur, cest --direlacte de pense qui permettrait de lorganiser, de le cir conscrire et den prendrepossession. Laissons de ct cette opposition qui pourrait tre conteste : dumoins faut-il reconnatre que toutes les formes du bien convergent les unes avecles autres. Nous pouvons multiplier les vertus et mme les opposer entre elles,

    insister sur la diversit des vocations morales : pourtant le propre de ces vertus,cest de produire un accord entre les diffrentes puissances de la conscience, lepropre de ces vocations cest de produire un accord entre les dif frentesconsciences, alors que le mal se dfinit toujours comme une sparation, la rupturedune harmonie, soit dans le mme tre, soit entre tous les tres. Cest que toutevolont mauvaise poursuit des fins isoles qui, sacrifiant le Tout la partie,portent toujours atteinte lintgrit du Tout et menacent de lanantir. On com -prend donc quil y ait des formes innom brables du mal, bien quelles possde nttoutes ce caractre commun de diviser et de dtruire, ce que lon peut observer lintrieur dune mme conscience o le mal produit un dchirement intrieur, ola perversit elle-mme nous donne un plaisir amer, et dans les rapports des cons-ciences entre elles qui ne cherchent qu se porter des coups et se nuire.Lentente entre des criminels ne fait pas exception cette loi, sil est vrai quelleest toujours prcaire, et quelle est tourne contre le reste de lhumanit. Dans lamesure o elle est une entente vritable, elle imite encore le bien et elle estlbauche dune socit morale. De telle sorte que, si la solidarit dans le bien necesse de rendre la fois plus complexe et plus troite lunit de chaque tre oulunion des diff rents tres, la solidarit dans le mal ne peut se poursuivreindfiniment sans produire assez vite un dsaccord, une dissonance, qui nemanque pas de nous opposer aussi bien nous-mme qu tout lunivers.

    VIII. Loption fondamentale.

    Le propre de lesprit est dintroduire dans le monde la valeur. Aussi le motmal na de sens que par rapport notre des tine spirituelle ; et cette destine nestrien si elle nest pas notre ouvrage, si elle ne dpend pas des dmarchessuccessives de notre libert. Quant cette libert elle-mme, on ne comprendraitpas comment elle pourrait sexercer si les diffrentes fins proposes son choixtaient juxtaposes les unes avec les autres sur un plan horizontal. Opter, cest

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    tablir entre nos actions un ordre hirarchique, cest --dire un ordre vertical quiest tel que chacune delles puisse tre dfinie comme une as cension ou commeune chute.

    Cest donc que lalternative entre le bien et le mal na de sens que pour notrelibert. Et mme le xprience de la libert ne fait quun avec celle du bien et dumal. Car la libert elle-mme nest rien si elle nest pas le pouvoir dopter : etdautre part, nous nopterions pas si tous les objets de la volont taient pour noussur le mme plan. Il faut donc quil y ait entre eux des diffrences de valeur pourrompre lin diffrence du vouloir. Mais ces diffrences elles-mmes briseraient etdisperseraient son unit si elles ne se rduisaient pas toutes la diffrence du bienet du mal dont elles nous prsentent une infinit de degrs, mais qui rsideelle-mme, au coeur de notre tre le plus secret, dans cette oscillation insensiblepar laquelle nous dterminons notre destine et nous sentons chaque instantcapables de tout gagner ou de tout perdre. Ainsi lunit parfaite du Moi rsidedans la possibilit quil a de choisir : mais il ne choisit quentre deux partis ; et

    son unit, cest lunit vivante de lacte qui pose lalternative et la rsout. On voitdonc que, par une sorte de paradoxe, notre libert ne peut se dcider quendistinguant dans le monde entre le bien et le mal ; mais pour quelle ne de viennepas aussitt esclave, il faut quen reconnaissant la valeur du bien, elle puissepourtant lui prfrer le mal afin de revendiquer son indpendance en faisant dumal lui-mme son propre bien, pourvu quelle lait choisi.

    Car la vie ne possde pour nous une valeur que sil y a place en elle pour unbien que nous puissions comprendre, vouloir et aimer. Le mal, par contre, cest ceque nous ne pouvons ni comprendre ni aimer, mme si nous lavons voulu ; cestce qui nous condamne quand nous lavons fait et ce qui serait la condamnation deltre et de la vie sil tait leur essence mme. Le bien et le mal soumettent le rel

    au jugement de lesprit , car le rel ne peut se justifier que sil est trouv bon : direquil est mauvais, cest dire que le nant doit lui tre prfr. Ils corres pondentdonc lun et lautre un droit de juridiction que lesprit sarroge sur lunivers. Caril ny a de bien et de mal que pour une volont qui considre le rel par rapport un choix quelle fait, et que le rel tantt confirme et tantt dment. Nousconvenons donc que le principe du bien et du mal est en nous ; mais, soit parceque la volont est toujours associe en nous la nature, soit parce quelle trouvehors de nous des rsistances quelle est incapable de vaincre, le bien et le maldpassent son acte propre. Ce qui loblige poser, en ce qui la concerne, leproblme de la responsabilit et du mrite et, en ce qui concerne lunivers, leproblme de sa raison dtre.

    Le bien et le mal sont donc tous deux lis lessence de la volont qui ne peutse dterminer si lide du bien ne lbranle ; et si elle le manque, faute deconnaissance ou de courage, ou par une perversion de llan que le bien lui donne,cest dans le mal quelle tombe. Car le bien nest un bien pour elle que sil peutlui chapper, soit parce quelle sest abuse sur lui, soit parce quelle sestdtourne de lui en permettant encore son ombre de la retenir.

    Que notre libert ne puisse sexercer sans nous mettre en prsence de deuxtermes opposs entre lesquels elle ne cesse dopter, cela mme peut nous faire

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    souffrir, parce quil y a dans loption une exi gence qui nous condamne, si cest lemal qui lemporte. Ainsi nous aimons mieux chercher dans le monde un malradical insparable de son essence mme que de considrer notre volont qui, parson option, le fait tre.

    Mais le pessimisme est une excuse que nous nous donnons. Il est un manquede confiance et une abdication de notre tre spirituel qui refuse dagir et de donner ce qui est devant lui le sens et la valeur qui ne dpendent que de lui seul. Recon-natre quil y a du mal dans le monde cest permettre notre activit spiritue lle desen sparer, et dacqurir ainsi son indpendance et son lan. Elle se cre sanscesse elle-mme par opposition tout ce qui lui est donn. Elle court donc lerisque de toujours rester ensevelie, dtre m connue ou vaincue, mais ce risque estsa vie mme ; cest de lui quelle tire sa nour riture, cest lui qui lui donne sonardeur et sa puret. Le propre de la vie de lesprit. cest dtre invisible ; cestdavoir tou jours besoin dtre soutenue et rgnre et de pouvoir toujours trenie.

    A chaque instant nous pouvons rendre le matrialisme vrai en fixant notreregard hors de nous sur les objets, en nous sur la nature instinctive. Celui quicherche lesprit travers le monde comme une ra lit actuelle a beau jeu pourmontrer quil ne le tro uve jamais. Le monde que nous avons sous les yeux est parlui-mme dpourvu de spiritualit, mais prcisment parce que lesprit est une viequi doit pntrer le monde, lui donner un sens et le rformer. Lesprit nest pasune chose que lon montre, mais une activit que lon exerce, en faveur delaquelle on opte et pour laquelle on parie. Il nest que pour celui qui le veut et, enle voulant, le fait tre. Il se drobe devant celui qui le nie. Il tmoigne encore dece quil est en refu sant quon le trouv e o il nest pas. Dira -t-on que le mal estprsent partout o lesprit nest pas et o il devrait tre ? Mais le jugement que

    nous portons sur lui est encore un tmoin de lesprit qui trouve en lui sa limite ousa dfaite. Que le mal soit connu comme mal, cest toujours par un acte de lespritqui tablit une dualit entre le monde et lui, et qui trouve dans le monde soncontraire, mais qui doit avoir assez de courage et de confiance pour accepter lemonde comme une preuve, une tche et un devoir, comme la condition la foisde son essence spare, de lacti vit mme par laquelle il ne cesse jamais de secrer, et des victoires quelle na jamais fini dobtenir.

    IX. En de du bien et du mal.

    Si le mal est un problme, nous devons chercher comment il nat lintrieurde la conscience. Cette naissance est tardive et est contemporaine de la rflexion.On peut concevoir une aube de la conscience o la rflexion ne se montrerait pasencore et o la distinction du bien et du mal serait encore inconnue. Cest ltatdinno cence que la Gense a dcrit, o lunit de la conscience na point encoresubi de dchirure, o sa simplicit nest point encore ternie, o elle agit par unespontanit naturelle et spirituelle la fois. Mais cest un tat qui est en de du

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    bien et du mal, plutt quau del ; et lon considre souvent que le seul mal pounous, cest de lavoir perdu, et que le bien vri table serait de le reconqurir.

    Il ne faudrait pas pourtant sexposer ici quelque mprise. Regardonslinnocence de lenfant : cest une innocence ngative, cest celle de la nature. Ina point encore commenc diriger sa vie ; cest sa vie qui le dirige. Lenfanporte en lui toutes les puissances que nous exercerons un jour, il sa bandonne to tour chacune delles ; et la seule unit qui est en lui, cest labsence dun freinquil puisse op poser ce dsordre. Mais lhomme se penche sur le berceau dlenfant pour chercher avec admiration et avec angoisse sur son visage toute s leforces spirituelles quil a lui -mme laiss chapper, quil a gaspilles, fltries ecorrompues. Seulement il fait dj un choix parmi elles. Aucun de ceux qui nouprchent le retour lenfance ne voudrait tre pris au mot. Le portrait dle nfant ne doit pas tre celui dun ange qui na pas encore pris contact avec laterre ; il faut y joindre quelques touches plus svres ; car len fant est aussi trprs de la terre et il na pas eu le temps de slever beaucoup au -dessus delle. Il

    a en lui un tre douloureux et misrable, incapable de se suffire, livr tout entieaux besoins et aux dtresses de la vie organique, aux affres de la croissance, toutla fois gmissant et colrique. Bien plus, on sait que le regard cruel de certainpsychologues dcouvre dj en lui un faisceau dinstincts pou vantables, le liedorigine et de perp tration de toutes les perversions, dont chacun essaie pendatoute sa vie de se dlivrer et de se purifier, mais dont le souvenir ne cesse de ltroubler et de le poursuivre.

    Mais ce tableau son tour demande tre amend. Et tout dabord, que lenfant entre au monde comme un grumeau de limon, cela ne doit pas nous conduir diminuer, ds le principe, la valeur mme de notre vie. Car il faut quelle plongses racines dans les rgions les plus obscures et les plus profondes de ltre pou

    spa nouir un jour dans les rgions les plus claires et les plus lumineuses ; il ebeau que llvation de son destin soit en rap port avec la bassesse de son originet que ltroite ncessit o elle est dabord res serre donne sa libert mmplus de force et dlan.

    Cependant, cette nature o il est pour ainsi dire enseveli nest par elle -mmni bonne ni mauvaise, bien quil y ait en elle les germes de tous les biens et dtous les maux qui se produiront dans le monde ds que notre libert aurcommenc agir. Ladulte pourra retrouver en elle toutes les perversions dont il lide, mais partir du moment seulement o sa r flexion et sa volont, aprstre libres des sens, retournent vers eux pour sy complaire et sy asservir. Lperversit de lenfant est souvent la perversit de la pense de ladulte. Comme ia une sorte dinnocence organique avant que sa cons cience soit ne, il a aussi unsorte dinno cence spirituelle aussitt que ses besoins sont satisfaits et que socorps lui laisse quelque loisir. Alors il dcouvre le monde dans un regarddsintress, il commence lui sourire. Il souvre lui, dj prt donner et recevoir, oubliant son corps et cherchant dans les choses les chos de cette raliplus intime dont il prouve en lui la prsence mystrieuse. Mais toute innocencse rompt partir du moment o le corps et lesprit, cessant de pour suivre decarrires spares, viennent croiser leur chemin. Alors loption doit se produire

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    et il sagit de savoir si le corps finira par se montrer docile, ou si cest lesprit quise laissera vaincre.

    On fait parfois ce rve quau terme de tous nos checs et de toutes nos tribula -tions, la sagesse pourrait tre une sorte dinnocence retrouve. Mais linnocencene se retrouve pas. Quand elle est perdue, elle ne peut tre que dpasse. Il yaurait quelque chose dimpossible et mme daf freux en faire un objet duvouloir. Lex prience de la vie nous rend incapables de reconqurir ces tatsprimitifs auxquels nous attribuons maintenant une inaccessible puret : lintrt,le souvenir, la passion les ont pntrs, enrichis, altrs. Nous ne revenons jamaisen arrire : cest avec tout ce q ue nous sommes devenus que nous devonsmaintenant progresser. Bien plus, tout homme qui entreprend de vivre veut avoir la fois la conscience de soi, la responsabilit et la libert ; autrement, il ne seraitquun surgeon de la nature et, recevant ltre quil a, au lieu de se le donner, ilserait une chose plutt quun tre. Nous ne voulons pas laisser jouer en nous unespontanit dont nous cessons de disposer. Nous demandons pouvoir faire le

    mal ; il ny a pour nous de bien possible qu ce prix. Nou s nacceptons pas que lavie soit pour nous un don que nous naurions qu recevoir. Serait -ce pour nousune vie ? Pourrions-nous la dire ntre ?

    Lunion du corps et de lesprit apparat comme une condition de notre libert.Cest grce elle que nous po uvons devenir ce que nous sommes par un acte quidpend de nous. Cest parce que nous sommes assujettis dabord la nature que lavie de lesprit doit tre pour une incessante libration. Sil ny a pas de liberttoute faite, si la libert ne peut tre quobtenue et maintenue travers beaucoupdefforts, il est vident aussi quelle peut flchir et rendre vrai le dter minisme.Cette dfaillance est elle-mme un mal ; mais le mal le plus radical et le plussecret est dans le choix de la libert qui doit avoir la possibilit de trahir le bien,

    sans quoi le bien, en devenant ncessaire, sanantirait. Telle est la grandeur de lavie de lesprit : elle nest que si elle est ntre. Elle trouve ct delle une naturequi lui rsiste et qui souvent la scandalise. Mais elle ne peut pas sen passer ; ellelui emprunte les forces dont elle a besoin. Elle rside dans lusage quelle en fait,dans cette obissance et cette ratification quelle lui donne sou vent, dans cecombat quelle soutient avec elle et dont elle sort tantt vaincue, tantt plus forteet plus purifie. Elle na dexis tence que par ce quelle ajoute la nature et elle nepeut lui ajouter que par la rflexion.

    Il faut donc tudier maintenant lori gine de la rflexion qui a parfois un aspectpurement critique, ngatif et mme destructif, qui tarit llan de la spontanitintrieure, me rend si souvent malheureux et impuissant, mais qui, dans son

    essence la plus pure, est un retour vers la source mme de notre vie, remet notreactivit en question pour nous permettre de la juger et den disposer : cest sur elleque se fonde notre initiative personnelle, cest en elle que les notions de bien et demal commencent se former.

    X. Naissance de la rflexion.

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    La rflexion a en nous une triple origine. Dune part, elle peut apparatrecomme on la montr souvent et comme ltymologie du mot lindique, lorsquenotre spontanit rencontre un obstacle qui loblige se replier sur elle -mme, prendre conscience de la fin quelle cherche et sinterroger sur sa possibilit et

    sur sa valeur : alors on voit se former en moi deux personnages dont lundcouvre lautre avec une sorte dtonnement, mais qui dj sen spare et le juge. Dautre part, la rflexion est, semble-t-il, insparable de la conscience que nousprenons du temps : je cesse dtre absorb par ce qui mest donn ds que je suiscapable dopposer au prsent un pass et un avenir qui ne peuvent tre que pensset avec lesquels je commence le comparer, puisque le pass est pour moi lobjetdu regret et lavenir lobjet du dsir. Enfin, la rflexion nat surtout de la rencontreque je fais des autres tres et qui, par leur ressemblance ou leur diffrence avecmoi, mobligent raliser limage de ce que je su is : alors des problmesinsondables se lvent en moi qui se multiplient mesure que mes relations avecautrui deviennent plus troites, et que les exigences de lac tion mobligent parfois rsoudre dur gence.

    On a bien tort de penser que la rflexion sapplique dabord et principalementau monde des choses, comme pourrait le faire croire le prestige des mthodesscientifiques ; celles-ci mapprennent seulement reconnatre les rapports desobjets entre eux afin de pouvoir men servir. Mais les questi ons les plus gravesque je me pose portent sur ma conduite lgard dune autre personne, dont laconscience mest toujours jusqu un certain point imper mable, qui est douedune libert invio lable que je ne puis songer forcer ni rduire, et avec laquelle

    je cherche toujours une sorte daccord et de coopration. Ds que mon actioncommence intresser non plus les choses, mais les tres qui menvironnent, elledevient bonne ou mauvaise. La rflexion, par consquent, est naturellementoriente vers la recherche de la valeur morale. Si mon activit rencontre unobstacle qui la limite, ma rflexion peut bien sveiller pour le surmonter : elle nesengage dune manire dcisive que lorsquelle prend comme en jeu la destinedu moi et la socit spirituelle quil forme avec tous les autres moi .

    Cest donc pour la rflexion et partir du moment o elle commence sexercer que la diffrence entre le bien et le mal prend une signification relle. Jenacquiers la libre disposition de moi -mme que par la rflexion. Jusque-l, ctaitla nature qui agissait en moi et par moi. Mais partir du moment o la rflexionest ne qui me fait lauteur ou le pre de mes propres actions, qui moblige les

    justifier par des raisons que je me suis moi-mme donnes, la prsence de lanature est ressentie par moi comme un esclavage, cest --dire comme une sortedhumi liation et de honte. De l cette tendance de la thologie traditionnelle considrer la nature elle-mme comme le mal. Cest quelle simpos e nousmalgr nous. Nous sommes obligs de la subir. Pourtant ce nest pas la nature quiest mauvaise ; la nature est rendue mauvaise ou perverse par lesprit qui syassujettit et entreprend de la servir. Des plaisirs les plus simples et les plus sains ilfait un objet de complaisance, et les avilit en savilissant. Au contraire, ds quilclaire la nature par le dedans et en fait un moyen de son propre progrs, il latransfigure et llve jusqu son propre niveau.

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    commence le penser pour cesser de le faire. En ce sens, on comprend donc quela connaissance du bien et du mal, ce soit dj le mal, puisquelle change le bienen mal par le dsir mme quelle a den faire son bien.

    Cest que le bien et le mal ne sont pas des choses qui peuvent tre connues. Ilsnaissent de la rflexion, mais quand elle sinterroge sur son intention plutt quesur sa fin. Que la fin ne puisse jamais tre reprsente, quelle ne puisse jamaistre atteinte, cest cela qui permettra disoler dans la volont son mouvement leplus spirituel et le plus pur. La fin ne tmoigne que de sa direction dun moment :elle nest quune image ou quun jalon qui nous dissimule son inflexion la plusprofonde, plutt quelle ne nous la dcouvre.

    Il semble donc que la distinction du mal et du bien soit insparable delavnement de la conscience. Cest cette distinction qui, dans lusage populairedu mot, est lobjet propre de la conscience, et non point la lumire indiffrente quinous donne une reprsentation de nous-mme et du monde, comme dans son

    usage philosophique ; mais peut-tre pourrait-on montrer que le second sensdrive du premier et que nous navons besoin de nous connatre et de connatre lemonde que pour y accomplir notre destine spirituelle.

    La distinction du bien et du mal fait hsiter notre pense et notre conduite, ellefait apparatre dans notre conscience le dsarroi et langoisse. Elle nous oblige, aulieu de nous laisser porter par la nature, prendre en main la responsabilit de ceque nous allons faire, de ce que nous allons tre : et dj cet acte nous juge.

    XII. La responsabilit de soi-mme.

    Le propre de la rflexion, cest de diviser notre activit spontane, mais afinde crer notre intriorit nous-mme. Nous cessons de nous confier toutes lesforces qui jusque-l nous portaient. Le mal nest pas encore introduit en nous,mais seulement cette motion extraordinairement vive et toujours renaissante dedcouvrir au fond de nous non pas seulement une vie inconnue et secrte, maisune vie qui dpend de nous, une puissance dagir dont nous disposons et parlaquelle notre destine va se former et la face du monde tre modifie. Larflexion mesure toujours le pril auquel elle nous expose. Elle nous spare de lanature avec laquelle jusque-l tout notre tre faisait corps. Elle moblige assumer la responsabilit de moi-mme ; elle donne ma vie une incomparable

    acuit. Je nexiste que par elle comme foyer dinitiative, comme auteur de ce que je suis, cest--dire comme conscience, comme libert et comme personne.

    En me sparant de la nature qui menvironne, je me suis spar de la naturequi me constitue : il y a en moi un individu, un tre dinstinct et de dsir aveclequel je ne midentifie plus, bien quil soit engag dans chacune de mes actions :il en est la fois la matire et linstrument. Je moblige assumer maintenant laresponsabilit de moi-mme et du monde : car lactivit de lesprit ne se laisse pas

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    diviser. Et puisquelle nabolit pas la nature individuelle, mais au contraire ladcouvre en la dpassant, on comprend facilement quelle puisse opter entre deuxpartis diffrents : ou bien considrer le moi comme le centre du monde et tournerle monde son usage, ou bien faire du moi le vhicule de lesprit par lequel le

    monde tout entier doit tre pntr pour recevoir une signification et une valeur.Tel est le principe suprme dont drive lopposition du bien et du mal. Ce quisuffit prouver que le mal est toujours prsent : il ne pourrait disparatre que silesprit parvenait abolir la nature. Mais, bien que la nature ne cesse de retenirlesprit et de lincliner vers elle, ds quil a commenc dagir, lesprit ne peut sepasser de la nature ; il prend naissance en saffranchissant delle peu peu, il nese dveloppe que par cet obstacle qui est aussi pour lui un soutien, et cest lanature mme quil illumine et fait servir sa gloire.

    On comprend donc que dans le problme du mal on puisse prendre lgardde la nature trois attitudes diffrentes : la premire , qui est optimiste et charmante,consiste la louer toujours, soit dans le spectacle quelle nous donne et quipossde une admirable valeur artistique, soit dans les instincts quelle met ennous, et que la pense ne fait jamais que corrompre. Seulement, cest encore larflexion qui juge de la beaut de ce spectacle, et puisquelle peut faire dvier nosinstincts, cest elle aussi qui juge de leur rectitude. La seconde attitude est inversede la prcdente : elle considre la nature avec pessimisme et la trouve toujoursmauvaise. Il y a au fond de beaucoup de consciences un vieux dualismemanichen. Mais le mme esprit qui la condamne entreprend contre la nature unelutte dont il ne sort pas toujours vainqueur. Et mme on peut penser que la nature,cest le rel, tandis que lesprit, cest lidal et quil succombe toujours comme ledroit quand la force entre en jeu. Mais il y a une troisime attitude qui consiste prtendre quen elle-mme la nature nest ni bonne ni mauvaise. Seulementlesprit, ds quil parat, consacre les ressources de son invention en disposer,mais pour trouver en elle tantt un objet de complaisance et de jouissance et tanttla force et lefficacit dont il a besoin et quelle seule peut lui donner.

    On peut dire que, dans tous les cas, celui qui considre la nature comme bonneou comme mauvaise nen juge ainsi que rtrospectivement. Cest seulementquand sa volont est dj entre en jeu, quand elle a dj opt entre le bien et lemal, quil peut dire que la nature est bonne ou quelle est mauvaise en sereprsentant comme volontaires toutes les actions qui dpendent de la nature et endistinguant celles qui portent le caractre de la bont et de la gnrosit de cellesqui sont des tmoignages dgosme ou de violence. Le propre de la rflexion,

    cest dobliger chaque tre devenir un problme pour lui-mme, sinterrogersur la valeur de sa vie. A ce problme, cette interrogation, le bien seul apporteune rponse. Le mal, non seulement le laisse sans solution, mais encore le changeen un scandale contre lequel toutes les puissances de la conscience ne cessent desinsurger.

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    II

    LA SOUFFRANCE

    I. La description de la douleur.

    La douleur est de tous les tats de conscience celui qui peut devenir le plusintense et le plus aigu. Elle est une dchirure intrieure o le moi acquiert, danslatteinte mme quil subit, une conscience de soi extraordinairement vive. Il sesent bless et misrable. Il se sent aussi domin et envahi par une puissance qui ledpasse, laquelle il est pour ainsi dire livr. Mais ce nest rien encore. Jusque-lson existence propre, insre dans le vaste ensemble de la nature, faisait corpspour ainsi dire avec elle, sans avoir manifest son intimit subjective et spare.Celle-ci se rvle lui ds quil commence souffrir. Les liens les plus profondsqui lunissent la vie se montrent nu ds quils sont en pril et sont sur le pointde se rompre. La douleur est une menace ; dans sa forme la plus lmentaire il y adj en elle une vocation de la mort, lide dune transition de la vie la mort.Cest dans la vie elle-mme la mort qui se rvle dj. Sans doute on pourra direque la mort, pour ltre qui souffre, est au contraire un apaisement, de telle sortequelle fait cesser la douleur au lieu den tre le sommet et le paroxysme. Et noustrouverions ici dans la douleur une contradiction insoluble si son rle ntait pasde nous montrer tout le prix que nous attachons la vie au moment o nouspensons quelle pourrait nous tre retire.

    On ne stonnera pas non plus de la relation singulirement troite qui unit ladouleur la conscience de soi. Car le propre de la connaissance ou du vouloir,cest dappliquer notre activit un objet extrieur nous ; cest de nous loignerde nous-mme et de nous divertir. Et mme beaucoup de pessimistes peuventpenser que le meilleur effet de la connaissance et de laction, cest de produireloubli de soi. La joie que nous prouvons comprendre, crer, cest aussi la

    joie que nous prouvons nous quitter. Au contraire, la sensibilit nous tournevers nous-mme. Mais il y a sur ce point beaucoup dingalit entre le plaisir et ladouleur, car le plaisir est naturellement expansif. Il y a en lui une sorte dabandon

    nous-mme qui est un abandon de nous-mme. Nous navons consciencedavoir t heureux que quand nous ne le sommes plus. Le bonheur cre entre lemonde et nous une harmonie o la conscience tend se dissoudre. Mais ladouleur nous met part. Nous sommes seuls souffrir. Quand je dis je pense,donc je suis , ou mme jagis, donc je suis , je dcouvre avec mon existencepersonnelle une existence plus vaste laquelle je participe ; jexiste encommuniquant avec le monde. Lexistence telle quelle se montre moi dans ladouleur, cest celle du moi individuel dans ce quil a de privilgi et dunique, au

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    moment o il cesse de communiquer avec le monde qui ne lui est prsent quepour lopprimer et lobliger se replier sur lui-mme. Mais, dans laveu mmeauquel la douleur me contraint, ce que javoue, ce nest pas seulement, comme onle pense, un tat douloureux et momentan qui serait un simple mode de mon

    existence et qui me permettrait de me retrouver moi-mme ds que jen aurais tdlivr ; ce que javoue dans la douleur, cest, au point mme o elle matteint, laprsence de mon moi rel, l o il prend racine dans ltre et dans la vie. Aussi nefaut-il pas stonner que chez lenfant, dans les priodes primitives et troubles oles instincts les plus profonds de la nature ne reoivent plus aucun contrle, lavolont de puissance se manifeste toujours par la cruaut ; cest quand lenfantfait souffrir lanimal, ou le vainqueur son ennemi, quil a le sentiment davoirpntr en lui jusquau sige mme de son existence ; alors il la rduit samerci ; il a assur sur lui une suprmatie que lon peut bien appeler mtaphysique,et qui lemporte sur celle quil obtiendrait en le tuant, puisque, en produisant ladouleur, cest sa conscience mme quil oblige lui rendre tmoignage.

    II. La douleur et la souffrance.

    On nous reprochera peut-tre de nexaminer ici que la douleur physique. Maiscette question soulve un problme difficile, qui est celui de la liaison de ladouleur et du corps. Faut-il penser quil ny a pas de douleur sans une certainelsion impose mon corps ? Il est inutile dinvoquer, pour dfendre une tellethse, cette conception empiriste en vertu de laquelle les tats de la conscience nesont rien de plus que la traduction des tats de lorganisme. Il suffit dobserver le

    caractre de limitation ou de passivit qui est insparable de la douleur, qui faitque celle-ci doit toujours tre subie et quelle ne peut ltre sans doute que parlintermdiaire du corps. Le corps serait destin alors assurer laction sur nousdes causes extrieures qui la produisent. Et lon comprendrait ainsi facilementquune certaine dtresse du corps pt faire de la vie de certains tres un supplicecontinu.

    Pourtant, bien que la douleur physique puisse prsenter une acuit, unecruaut qui la rendent chaque instant intolrable, la douleur morale lemportesingulirement sur elle en signification et en valeur ds que nous essayonsdembrasser lensemble de notre destine. Nous savons bien quune douleurphysique peut nous occuper tout entier ; mais au lieu de dire quelle absorbe alorstoutes les puissances de la conscience, il faudrait dire plutt quelle les paralyse etquelle en suspend le cours. Au contraire, le caractre original de la douleurmorale, cest quelle remplit vraiment toute la capacit de notre me, quelleoblige toutes nos puissances sexercer et quelle leur donne mme unextraordinaire dveloppement. Mais alors, il vaudrait mieux sans doute employerici le mot de souffrance que le mot de douleur. Car la douleur, je la subis, mais lasouffrance, jen prends possession, je ne cherche pas tant la rejeter qu la pn-

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    trer. Je la sais et je la fais mienne. Quand je dis je souffre , cest toujours unacte que jaccomplis.

    On pourrait, semble-t-il, introduire entre la douleur et la souffrance ladistinction suivante : la douleur, prcisment parce quelle est lie au corps, estlie aussi linstant ; dans sa continuit mme, il v a toujours des ruptures et desreprises, des moments o elle flchit et des moments o elle se ranime, une sortede rythme, des pulsations dont chacune est une sorte de perce dans la continuitdu temps. Lorsquelle cesse, il se produit un soulagement, un vide plein depromesse, une joie encore craintive et indtermine. Notre tre garde un certainbranlement, mais qui na plus le caractre de la douleur ; dans cette sorte detremblement o elle nous laisse et o il nous semble quelle peut toujoursreparatre, nous ne parvenons plus la retrouver par limagination.

    La souffrance, au contraire, est toujours lie au temps. En elle-mme, elle estun mal prsent et toujours prouv dans le prsent. Mais elle abandonne toujours

    linstant pour remplir la dure. Au lieu de se renouveler, comme la douleur, parles atteintes mmes qui ne cessent de lui venir du dehors, elle trouve ennous-mme un aliment. Elle se nourrit de reprsentations. Elle se tourne toujoursvers ce qui nest plus ou vers ce qui nest pas encore, vers des souvenirs quelleranime sans cesse afin de se justifier et de se maintenir, vers un avenir incertain,mais o elle trouve, dans les possibles quelle imagine, un moyen daccrotre sontourment. On voit donc que, si le propre de la conscience est toujours de chercher chasser la douleur, il nen est pas tout fait ainsi de la souffrance. La consciencesans doute ne voudrait pas souffrir et cependant, par une sorte de contradiction, lasouffrance est une brlure, un feu intrieur auquel il faut quelle apporteelle-mme une nouvelle nourriture. Elle nexisterait pas si ma conscience pouvait

    tre rduite tout coup un tat dinertie ou de parfait silence intrieur. Il fautque je ne cesse dy consentir et mme de lapprofondir. Pour la mme raison, onpeut dire que la douleur nintresse jamais quune partie de moi-mme : maisdans la souffrance le moi est engag tout entier ; mme quand elle est apaise, ellea modifi, imprgn ma vie tout entire. Cest quen ralit la souffrance, dontnous disons quelle remplit notre dure, va au del de la dure elle-mme. Cenest quen apparence quelle occupe une place dans lhistoire de ma vie ; quandelle mrite vraiment son nom, elle exprime un tat permanent de notre tre, cest

    jusqu son essence mme quelle a pntr.

    III. Lacte de souffrir.

    Il y a entre la douleur et la souffrance une opposition qui est peut-tre plusprofonde que la prcdente. Dans la douleur, cest le corps qui est au premierplan, et le propre du corps, cest de me mettre en rapport avec les choses. Ce quiexplique pourquoi les philosophes contemporains sont presque toujours disposs considrer la douleur comme une sensation qui dpend dune excitation ext-

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    rieure, comme les sensations visuelles ou les sensations auditives. Nousnprouverions alors la douleur que par lbranlement de certains nerfsparticuliers qui seraient proprement des nerfs dolorifres.