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BACCALAURÉAT ÉPREUVE ANTICIPÉE DE FRANÇAIS SESSION 2015 DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITÉS DE LA CLASSE DE 1 ère S1 et S3 Lycée A. de St-Exupéry Santiago du Chili NOM et prénom de l’élève : Ce descriptif contient 6 séquences : 18 textes ont été étudiés en lecture analytique. 4 œuvres intégrales : Sonnets, Louise Labbé ; Neige, Maxence Fermine, Roberto Zucco, Bernard-Marie Koltès ; Supplément au voyage de Bougainville , Denis Diderot 2 lectures cursives : L’ingénu, Voltaire ; L’enfant, Jules Vallès (1S1), L’écume des jours, Boris Vian (1S3). Chaque élève doit amener un document sur lequel il présentera la mise en scène de Koltès choisie lors de ses recherches ainsi que sa proposition. Signature du chef d’établissement : Signature du professeur :

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Page 1: SESSION 2015 DESCRIPTIF DES LECTURES ET … · Objet(s) d’étude : Le roman et ses personnages, visions de l’homme et du monde. Lectures analytiques Lectures cursives accompagnées

BACCALAURÉAT ÉPREUVE ANTICIPÉE DE FRANÇAIS

SESSION 2015

DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITÉS DE LA CLASSE DE 1ère S1 et S3

Lycée A. de St-Exupéry Santiago du Chili

NOM et prénom de l’élève : Ce descriptif contient 6 séquences : 18 textes ont été étudiés en lecture analytique. 4 œuvres intégrales : Sonnets, Louise Labbé ; Neige, Maxence Fermine, Roberto Zucco, Bernard-Marie Koltès ; Supplément au voyage de Bougainville , Denis Diderot 2 lectures cursives : L’ingénu, Voltaire ; L’enfant, Jules Vallès (1S1), L’écume des jours, Boris Vian (1S3). Chaque élève doit amener un document sur lequel il présentera la mise en scène de Koltès choisie lors de ses recherches ainsi que sa proposition.

Signature du chef d’établissement : Signature du professeur :

Page 2: SESSION 2015 DESCRIPTIF DES LECTURES ET … · Objet(s) d’étude : Le roman et ses personnages, visions de l’homme et du monde. Lectures analytiques Lectures cursives accompagnées

Séquence 1 : La critique de la religion en France au 16ème et 18ème siècle

Problématique retenue : Dans quelle mesure l’argumentation indirecte permet la critique institutionnelle ou dogmatique de la religion? Objet(s) d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation du XVIe à nos jours

Lectures analytiques Lectures cursives accompagnées en classe

On ne pénalisera pas un candidat qui ne manifesterait pas

de connaissances précises sur les points suivants.

On valorisera sa capacité à les mobiliser. Groupement de textes

Gargantua, Rabelais, Chap 6, 1534, la naissance, « Peu de temps après, elle commença… ne m’en tracassez plus le cerveau ». L’Ingénu, Chap 3, le baptême, 1767 , « Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament …puisque le Baptême tenait lieu de

tout ». Lettres Persanes, lettre XXIX, 1721 , « Le pape est le chef des chrétiens » Supplément au voyage de Bougainville, 1772, « Je vois que ma fille est contente de toi…. plus insensé qu’un précepte ».

Textes et documents complémentaires (éventuellement iconographiques)

Acitivité complémentaire 1 : Extraits de la « profession de foi du vicaire savoyard » in L’Emile. Activité complémentaire 2 : la poésie argumentative du 16ème Ronsard, Continuation du discours des misères de ce temps, d’Aubigné, « je veux peindre la France », Les tragiques. Activité complémentaire 3: La satire religieuse au 20/21ème siècle : quelques caricatures de Charlie Hebdo + un article du courrier international sur la spécificité de la satire française. Activité complémentaire 4 : La Fontaine, « le gland et la citrouille »

Œuvre intégrale L’Ingénu, Voltaire

Activités complémentaires proposées à la classe par le

professeur La reine Margot, P. Chéreau

Lectures suggérées, sans accompagnement spécifique

Gargantua, Rabelais

Travail personnel de l’élève (éventuellement)

Signature de l’enseignant et cachet de l’établissement :

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Séquence 6 : Supplément au voyage de Bougainville ou de l’inconvénient d’attacher des idées morales à des actions physiques qui n’en comportent pas.

Problématique retenue : En quoi le supplément au voyage de Bougainville permet à Diderot de comparer les deux sociétés et de réfléchir aux fondements du la

morale?

Objet(s) d’étude : La question de l’homme dans les genres de l’argumentation du XVIe à nos jours

Lectures analytiques Lectures cursives accompagnées en classe

On ne pénalisera pas un candidat qui ne manifesterait pas

de connaissances précises sur les points suivants.

On valorisera sa capacité à les mobiliser. Groupement de textes

Texte 1 : « Je vois que ma fille est contente de toi…. plus insensé qu’un

précepte ». (séquence 1) Texte 2 : Discours du vieillard : « Et toi chef des brigands… vertus chimériques ». Texte 3 : « La fille déshonorée […] un

nombre égal de filles et de garçons. Approches d’ensemble : La réflexion sur la morale et la religion La notion de propriété (Rousseau) au cœur

de la réflexion des Lumières

Activité complémentaire 1 : évolution du regard sur l’Autre (Hérodote, Pline l’Ancien,

Jean de Léry, Bougainville, Joséphine Baker, Frantz Fanon, le cas du Chili) Activité complémentaire 2 : visionnage du début des Des dieux sont tombés sur la tête (jusqu’à 11’30) https://www.youtube.com/watch?v=VcdIfMnoKTI

Activités complémentaires proposées à la classe par le professeur

Lectures suggérées, sans accompagnement spécifique

Discours sur l’origine et les fondements

de l’inégalité parmi les hommes,

Rousseau Discours sur les sciences et les arts, Rousseau

Travail personnel de l’élève (éventuellement)

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Séquence 2 : Désir et amour dans la poésie de Louise Labé Problématique retenue : Dans quelle mesure la voix poétique féminine qui se fait entendre permet l’expression d’une poésie amoureuse singulière ?

Objet(s) d’étude : Ecriture poétique et quête de sens, du XVIème siècle à nos jours.

Lectures analytiques Lectures cursives accompagnées en classe

On ne pénalisera pas un candidat qui ne manifesterait pas

de connaissances précises sur les points suivants.

On valorisera sa capacité à les mobiliser. Œuvre intégrale : Sonnets, Louise Labbé

Extraits (références très précises : chapitre, pages, début et fin de l’extrait) : Texte1 : Sonnet 8, « je vis, je meurs » Texte 2 : Sonnet 2, « Ò beaux yeux bruns » Texte3 : Sonnet 18, « Baise m’encore » Approches d’ensemble : Le pétrarquisme La condition de la femme à la renaissance Lettres lyonnaises et Pléïade

Activité complémentaire 1 : la poésie pétrarquisante et masculine. Activité complémentaire 2: les fonctions du lyrisme et du langage poétique Activité complémentaire 3 : Lynda Lemay, « les petites âmes roses », Ma signature, 2006. Activité complémentaire 4 : De la vierge Marie à Vénus, image de la femme sacrée à la femme profane dans la peinture de la renaissance. Activités complémentaires par classe :1S1 : traduction et recherche sur un thème lié à la poésie de la Renaissance en vue d’un site bilingue autour de l’œuvre de Louise Labé 1S3 : réalisation d’une anthologie musicale et poétique en format numérique

Activités complémentaires proposées à la classe par le professeur Réflexion sur le néoplatonisme et la conception de l’amour.

Lectures suggérées, sans accompagnement spécifique

Travail personnel de l’élève (éventuellement)

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Séquence 3 : Le personnage de roman face à la mort. (Groupement de Textes) Séquence 4 : Neige, la quête de l’Orient (Œuvre Intégrale)

Problématique retenue : Dans quelle mesure les scènes d’agonie ou de mort d’un personnage permette de présenter la vision du monde portée par l’auteur?

Comment un roman peut nous faire entrer dans une culture étrangère à la nôtre ?

Objet(s) d’étude : Le roman et ses personnages, visions de l’homme et du monde.

Lectures analytiques Lectures cursives accompagnées en classe

On ne pénalisera pas un candidat qui ne manifesterait pas de connaissances précises sur les points suivants.

On valorisera sa capacité à les mobiliser.

Groupement de textes : Texte 1 : La princesse de Clèves, Mme de Lafayette Texte 2 : Mme Bovary, Flaubert Texte 3 : Réparer les vivants, Maylis de Kérangal

Textes et documents complémentaires (éventuellement iconographiques)

Activité complémentaire 1 « La mort de Coupeau », L’assommoir. Activité complémentaire 2 : « La mort d’Emma », Mme Bovary

Activité complémentaire 3 : La construction de personnage cinématographique ,comparaison avec le roman. Cris et chuchotements Bergmann, Kick Ass, Merci la vie B. Blier (5premières minutes de chaque film) Activité complémentaire 4 : Rencontre avec Maylis de Kérangal Activité complémentaire 5 : Réparer les vivants Réparer les vivants et premières scènes de Tout sur ma mère. Comparaison du traitement de la greffe

Activités complémentaires proposées à la classe par le professeur

Le meurtre de la femme dans Moderato Cantabile

Lectures suggérées, sans accompagnement spécifique

Visionnage des films évoqués, ainsi que «La ballade de Nayarama » de Inamura et « Princesse Mononké » de Myazaki.

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Neige, Maxence Fermine Texte 1 : Incipit Texte 2 : La leçon de Soseki Texte 3 : Excipit

Œuvre intégrale (éventuellement)

1S1 : L’Enfanti, Jules Vallès 1S3 : L’écume des jours, Boris Vian Activité complémentaire 1 « Lettre à Paul Demeny », Rimbaud. Activité complémentaire 2 : L’art de l’estampe (Hokusaï et

Hakuin) Activité complémentaire 3 : 1S1, Regards sur la société japonaise actuelle (présentation de Inès Ceccacci et Constanza Utreras) /1S3, Contes de la lune Vague après la pluie, extraits (l’image

épurée de la nature). https://www.youtube.com/watch?v=qQhyI4F7Teg

Travail personnel de l’élève

(éventuellement)

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Séquence 5 : Roberto Zucco, héros tragique ou monstre ordinaire ?

Problématique retenue : Dans quelle mesure la pièce peut se lire comme une tragédie sur la fascination qu’éprouve notre société à l’égard de la violence? Objet(s) d’étude : Le théâtre, texte et représentation

Lectures analytiques Lectures cursives accompagnées en classe

On ne pénalisera pas un candidat qui ne manifesterait pas

de connaissances précises sur les points suivants. On valorisera sa capacité à les mobiliser.

Groupement de textes Scène 2, « Le meurtre de la mère » Scène 6 : « Le Métro » Scène 14 : « Zucco au soleil »

Textes et documents complémentaire Activité complémentaire 1 : Etude de la mise en scène de LLuis Pascal Activité complémentaire 2 : Extrait de Œdipe Roi, Sophocle Activité complémentaire 3 : Entretien avec Mme Matte-Larrain sur l’œuvre et sa mise en scène. Chaque élève aura dû la comparer avec une autre mise en scène ainsi qu’une propostion de mise en scène qu’il

amènera le jour de l’épreuve.

Activités complémentaires proposées à la classe par le professeur

Oedipe roi, Sophocle

Lectures suggérées, sans accompagnement spécifique

Œuvre intégrale

Travail personnel de l’élève (éventuellement)

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Séquence 1 : La critique de la religion en France du 16ème au 18ème siècle

Texte 1 : Gargantua, Chap 6, « Comment Gargantua naquit d’une façon bien étrange »,

Rabelais, 1534

C’est après avoir été porté 11 mois dans le ventre de sa mère (chap 3), alors que Grandgousier et Gargamelle, ses

parents, se goinfrent de tripes et chantent moultes chansons à boire, que Gargantua va voir le jour. Au milieu de

la fête et des encombrements d’estomac de sa mère, à qui il coûtera malheureusement la vie. Sérieux et comique

se rejoignent à l’image de la féroce satire religieuse qui s’opère ici.

Peu de temps après, elle commença à soupirer, à se lamenter et à crier. Aussitôt, des sages-femmes surgirent

en foule de tous côtés; en la tâtant par en dessous elles trouvèrent quelques membranes de goût assez

désagréable et elles pensaient que c'était l'enfant. Mais c'était le fondement qui lui échappait, à cause d'un

relâchement du gros intestin (celui que vous appelez le boyau du cul) dû à ce qu'elle avait trop mangé de tripes,

comme nous l'avons expliqué plus haut. Alors, une repoussante vieille de la troupe, qui avait la réputation d'être

grande guérisseuse, et qui était venue de Brisepaille, près Saint-Genou, voilà plus de soixante ans, lui

administra un astringent1 si formidable que tous ses sphincters2 en furent contractés et resserrés à tel point que

c'est à grand-peine que vous les auriez élargis avec les dents, ce qui est chose bien horrible à imaginer; c'est

de la même façon que le diable, à la messe de saint Martin, enregistrant le papotage de deux joyeuses

commères, étira son parchemin à belles dents.

Par suite de cet accident, les cotylédons de la matrice se relâchèrent au-dessus, et l'enfant les traversa d'un saut; il entra dans la veine creuse et, grimpant à travers le diaphragme jusqu'au-dessus des épaules, à l'endroit où la veine en question se partage en deux, il prit son chemin à gauche et sortit par l'oreille de ce même côté. Sitôt qu'il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants: "Mie! mie!", mais il s'écriait à haute voix: "A boire! à boire! à boire!" comme s'il avait invité tout le monde à boire, si bien qu'on l'entendit par tout le pays de Busse et de Biberais. J'ai bien peur que vous ne croyiez pas avec certitude à cette étrange nativité. Si vous n'y croyez pas, je n'en ai cure, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu'on lui dit et ce qu'il trouve dans les livres. Est-ce contraire à notre loi et à notre foi, contraire à la raison et aux Saintes Ecritures? Pour ma part, je ne trouve rien d'écrit dans la sainte Bible qui s'oppose à cela. Mais si telle avait été la volonté de Dieu, prétendriez-vous qu'il n'aurait pu le faire? Ah! de grâce, ne vous emberlificotez3 jamais l'esprit avec ces vaines pensées, car je vous dis qu'à Dieu rien n'est impossible et que, s'il le voulait, les femmes auraient dorénavant les enfants de la sorte, par l'oreille. Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter? Rochetaillée ne naquit-il pas du talon de sa mère? Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice? Minerve ne naquit-elle pas du cerveau de Jupiter, par l'oreille? Adonis par l'écorce d'un arbre à myrrhe? Castor et Pollux de la coquille d'un oeuf pondu et couvé par Léda? Mais vous seriez bien davantage ébahis et abasourdis si je vous exposais à présent tout le chapitre de Pline où il parle des enfantements étranges et contre nature; malgré tout, je ne suis pas un menteur aussi avéré que lui. Lisez le septième livre de son Histoire naturelle, chapitre III, et ne m'en tracassez plus le cerveau.

1 Astringent = qui a la propriété de resserrer les tissus et certains muscles

2 Muscles en forme d’anneaux qui permettent l’ouverture et la fermeture de certaines ouvertures naturelles…

3 Emberlificoter : s’embrouiller ou séduire quelqu’un par des paroles mensongères.

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Séquence 1 : La critique de la religion en France du 16ème au 18ème siècle

Texte 2 : L’ingénu, Chap 3, « Le Baptême »

Voltaire, 1767 Après avoir découvert que l’Ingénu était le fils de leur frère parti en amérique du Nord et qui avait été dévoré par les Iroquois, l’ingénu est accueilli à bras ouverts par l’Abbé de Kerkabon (en breton : chapon du village) et sa sœur pour perpétuer l’héritage de la famille. Ainsi, l’abbé ( = le prieur) se décide à lui céder sa charge, mais il faut pour cela qu’il soit baptisé.

Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne ; et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là. Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps : il loua son zèle ; mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par cœur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l’abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron. Enfin la grâce opéra ; l’Ingénu promit de se faire chrétien ; il ne douta pas qu’il ne dût commencer par être circoncis ; "car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un seul personnage qui ne l’ait été ; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce : le plus tôt c’est le mieux". Il ne délibéra point : il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l’opération, comptant réjouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n’avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fît lui-même l’opération très maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme. Le prieur redressa les idées du Huron ; il lui remontra que la circoncision n’était plus de mode ; que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire ; que la loi de grâce n’était pas comme la loi de rigueur. L’Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur ; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent ; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. Il fallait auparavant se confesser ; et c’était là le plus difficile. L’Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n’y trouvait pas qu’un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l’épître de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques : Confessez vos péchés les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et, saisissant son homme d’un bras vigoureux, il se mit à sa place, et le fit mettre à genoux devant lui : "Allons, mon ami, il est dit : Confessez-vous les uns aux autres ; je t’ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d’ici que tu ne m’aies conté les tiens." En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l’église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais était si grande qu’on passa par-dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens qui pensèrent que la confession n’était pas nécessaire, puisque le baptême tenait lieu de tout.

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Séquence 1 : La critique de la religion en France du 16ème au 18ème siècle

Texte 3 : Lettres Persanes, Lettre 29, « Le pape est le chef des chrétiens »

Montesquieu, 1721 Publié anonymement en 1721 à Amsterdam, Les lettres persanes sont l’un des premiers grands ouvrages des

Lumières. Ricca à Ibben, à Smyrne Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vielle idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes mêmes, car il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre: et c'est certainement une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination. Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont sous son autorité deux fonctions bien différentes. Quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très difficiles; et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique: ainsi, si on ne veut pas faire de rahmazan, si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages, si on veut rompre ses voeux, si on veut se marier contre les défenses de la loi, quelquefois même si on veut revenir contre son serment, on va à l'évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense. Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion: on les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer. Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ. Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut: il n'y a qu'à partager le différend par la moitié, et donner une distinction à ceux qui accusent d'hérésie; et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe. Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne: car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice! Sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d'accord des qualités, et le brûler comme hérétique: il aurait beau donner sa distinction; point de distinction; il serait en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter. Les autres juges présument qu'un accusé est innocent: ceux-ci le présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur: apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais; mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir; car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux et qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit. Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même; elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir. A Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.

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Séquence 1 : La critique de la religion en France du 16ème au 18ème siècle

Texte 4 : Supplément au voyage de Bougainville, «le vieil ouvrier »

Diderot, 1772 Après avoir accepté de respecter les règles d’hospitalité de Tahiti, l’aumônier se morfond sur le péché qu’il vient de commettre. L’occasion pour Orou de lui demander quelques éclaircissements sur le mot religion…

- Je vois que ma fille est contente de toi ; et je te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ? L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit : - Qui est-ce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ? Orou. - C'est moi. L'AUMÔNIER. - Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme est l'ouvrage d'un ouvrier. OROU. - Il a donc des pieds, des mains, une tête ? L'AUMÔNIER. - Non. OROU. - Où fait-il sa demeure ? L'AUMÔNIER. - Partout. OROU. - Ici même L'AUMÔNIER. - Ici. OROU, - Nous ne l'avons jamais vu. L'AUMÔNIER. - On ne le voit pas. OROU. - Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a du moins l'âge de son ouvrage. L'AUMÔNIER. - il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres : il leur a donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur en a défendu d'autres, comme mauvaises. OROU. - j'entends ; et une de ces actions qu'il leur à défendues comme mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi donc a-t-il fait deux sexes L'AUMÔNIER. - Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme appartient à uni femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui. OROU. - Pour toute leur vie ? L'AUMÔNIER. - Pour toute leur vie. OROU. - En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui déplaît, il sait les en empêcher. L'AUMÔNIER. - Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la loi du pays ; et ils commettent un crime. OROU. - Je serais fâché de t'offenser pas mes discours ; mais si tu le permettais, je te dirais mon avis. L'AUMÔNIER. - Parle. OROU. - Les préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nul part ; qui jure aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce serait serait-il fondé ? Ne vois tu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'un échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point; qui a liberté, volonté, désir; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi générale des êtres. Rien, en effet, te paraît-il plus insensé qu'un précepte

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Séquence 1 : La critique de la religion en France du 16ème au 18ème siècle DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

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Activité complémentaire 1: « Profession de foi du vicaire savoyard », L’Emile, JJ Rousseau

Plus que tout autre texte, l’Emile ou de l’éducation et notamment le texte de la « profession de foi du vicaire savoyard, provoque le scandale autour de Rousseau. L’évêque de Paris lance un anathème contre lui. Il est obligé de s’exiler. Côté protestant l’accueil est tout aussi froid : Genève l’expulse, sa maison est lynchée et le refuge de l’île Saint-Pierre de courte durée avant d’être à nouveau expulsé par la municipalité de Berne….. C’est de cette époque dont date la théorie du complot à laquelle les Confessions seront la réponse la plus brillante.

[992:] Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage; je le vois, ou plutôt je

le sens, et cela m’importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs? Et quelle est leur nature? Je n’en sais rien, et que m’importe. A mesure que ces connaissances me deviendront intéressantes, je m’efforcerai de les acquérir; jusque-là je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison. [993:] Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose. (…) Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté, que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire; mais je n’en connais pas mieux l’être auquel je l’ai donné; il se dérobe également à mes sens et à mon entendement; plus j’y pense, plus je me confonds; je sais très certainement qu’il existe, et qu’il existe par lui-même: je sais que mon existence est subordonnée à la sienne, et que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même cas. J’aperçois Dieu partout dans ses oeuvres; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe et mon esprit troublé n’aperçoit plus rien. [994:] Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai jamais sur la nature de Dieu, que je n’y sois forcé par le sentiment de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours téméraires, un homme sage ne doit s’y livrer qu’en tremblant, et sûr qu’il n’est pas fait pour les approfondir: car ce qu’il y a de plus injurieux à la Divinité n’est pas de n’y point penser, mais d’en mal penser. Texte complémentaire (suite), « Profession de foi du vicaire savoyard », L’Emile, JJ Rousseau Je médite sur l'ordre de l'univers, non pour l'expliquer par de vains systèmes, mais pour l'admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence ; je m'attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons ; mais je ne le prie pas ; que lui demanderais-je ? Qu'il changeât pour moi le cours des choses, qu'il fît des miracles en ma faveur ? Moi qui dois aimer par-dessus tout l'ordre établi par sa sagesse et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé par moi ? Non, ce voeu téméraire mériterait d'être plutôt puni qu'exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire ; pourquoi lui demander ce qu'il m'a donné ? Ne m'a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir ? Si je fais le mal, je n'ai point d'excuse ; je le fais parce que je le veux ; lui demander de changer ma volonté, c'est lui demander ce qu'il me demande ; c'est vouloir qu'il fasse mon oeuvre et que j'en recueille le salaire ; n'être pas content de mon état, c'est ne vouloir plus être homme, c'est vouloir autre chose que ce qui est, c'est vouloir le désordre et le mal. Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon ! dans ma confiance en toi, le suprême voeu de mon coeur est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne, je fais ce que tu fais, j'acquiesce à ta bonté ; je crois partager d'avance la suprême félicité qui en est le prix.

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Activité complémentaire 2 : Argumenter par la poésie au temps des guerres de religion. Ronsard, Continuation du discours des misères de ce temps, 1662 Ronsard, écrivain catholique écrit ce texte poétique, adressé à la reine de France pour que celle-ci prenne

les armes contre les protestants. Madame4, je serais ou du plomb ou du bois Si moi que la nature a fait naître François, Aux races à venir je ne contais la peine Et l’extrême malheur dont notre France est pleine. Je veux, malgré les ans, au monde publier D’une plume de fer sur un papier d’acier Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue Et jusques à la mort vilainement battue. Elle semble au marchand, hélas qui par malheur, En faisant son chemin rencontre le voleur, Qui contre l’estomac lui tend la main armée D’avarice cruelle et de sang affamée. Il n’est pas seulement content de lui piller La bourse et le cheval ; il le fait dépouiller, Le bat et le tourmente, et d’une dague essaie De lui chasser du corps l’âme par une plaie ; Puis en le voyant mort il se rit de ses coups, Et le laisse manger aux mâtins et aux loups. Agrippa d’Aubigné, Les tragiques, publié en 1616, commencé vers 1572 D’Aubigné est un écrivain protestant. Son recueil raconte les malheurs de la France pendant les

guerres de religion. Je veux peindre la France une mère affligée, Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage Dont nature donnait à son besson l'usage ; Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux, Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si que, pour arracher à son frère la vie, Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie. Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui5, Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui, À la fin se défend, et sa juste colère Rend à l'autre un combat dont le champ et la mère. Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble, Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.

4 Il s’agit de Catherine de Médicis, reine de France à

qui est dédié ce recueil. 5 Meshui = aujourd’hui

Leur conflit se rallume et fait si furieux Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux. Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ; Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants, Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant. Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle, Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las Viole en poursuivant l'asile de ses bras. Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ; Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ; Or vivez de venin, sanglante géniture, Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture !

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Activité complémentaire 3 : La caricature des religions dans Charlie Hebdo

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Corpus complémentaire 4 : « Le gland et la citrouille », Fables, La Fontaine

Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve En tout cet Univers, et l’aller parcourant, Dans les Citrouilles je la treuve. Un villageois, considérant Combien ce fruit est gros, et sa tige menue A quoi songeait, dit-il, l’Auteur de tout cela ? Il a bien mal placé cette Citrouille-là : Hé parbleu, je l’aurais pendue A l’un des chênes que voilà. C’eût été justement (1) l’affaire ; Tel fruit, tel arbre, pour bien faire. C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré Au conseil de celui que prêche ton Curé ; Tout en eût été mieux ; car pourquoi par exemple Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt, Ne pend-il pas en cet endroit ? Dieu s’est mépris ; plus je contemple Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo Que l’on a fait un quiproquo. Cette réflexion embarrassant notre homme : On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit. Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme. Un gland tombe ; le nez du dormeur en pâtit. II s’éveille ; et portant la main sur son visage, Il trouve encor le Gland pris au poil du menton. Son nez meurtri le force à changer de langage ; Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde, Et que ce gland eût été gourde ? Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il et raison ; J’en vois bien à présent la cause. En louant Dieu de toute chose, Garo retourne à la maison.

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Séquence 6 : Supplément au voyage de Bougainville, ou de l’inconvénient d’attacher des idées morales à des actions physiques qui n’en comportent pas

Texte 2 : « Les adieux du vieillard »

Diderot, 1772

Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : " Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton

vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre

bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est

à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont

communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles

sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous

vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà

que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc,

pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as

dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ?

parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos

pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus

fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est

rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une

contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc

que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le

Tahitien est ton frère.

Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-

nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos

ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image

en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point

troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon,

nous le possédons.

Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque

nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quai nous vêtir. Tu es

entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles

commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la

continuité de leurs pénibles efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du

besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues

annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va

dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins

factices, ni de tes vertus chimériques.

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Séquence 6 : Supplément au voyage de Bougainville, ou de l’inconvénient d’attacher des idées morales à des actions physiques qui n’en comportent pas

Texte 3 : « la fille déshonorée »

Diderot, 1772

L’Aumônier - La fille déshonorée ne trouve plus de mari. Orou - Déshonorée ! et pourquoi ? L’Aumônier - La femme infidèle est plus ou moins méprisée. Orou - Méprisée ? et pourquoi ? L’Aumônier - Le jeune homme s’appelle un lâche séducteur. Orou - Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ? L’Aumônier - Le père, la mère et l’enfant son désolés. L’époux volage est un libertin ; l’époux trahi partage la honte de sa femme. Orou Quel monstrueux tissu d’extravagances tu m’exposes là ! et encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu’on s’est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d’ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses, d’unir aux actions ou d’en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, on s’accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s’afflige, on se cache, on dissimule, on s’épie, on se surprend, on se querelle, on met ; les filles en imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à leurs maris ; des filles, oui, je n’en doute pas, des filles étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs ; des mères s’en sépareront et les abandonneront à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j’avais vécu parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu’un ramas ou d’hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou d’infortunés, qui sont eux-mêmes les instruments de leurs supplices, en s’y soumettant ; ou d’imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature ; ou d’être mal organisés, en qui la nature ne réclame pas ses droits. L’Aumônier - Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ? Orou - Nous nous marions. L’Aumônier - Qu’est-ce que votre mariage ? Orou - Le consentement mutuel d’habiter une même cabane, et de coucher dans un même lit, tant que nous nous y trouvons bien. L’Aumônier - Et lorsque vous vous y trouvez mal ? Orou - Nous nous séparons. L’Aumônier - Que deviennent vos enfants ? Orou O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu’ici la naissance d’un enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu’il doit devenir un homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et publique : c’est un accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari à celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants qu’elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant la cohabitation commune ; et l’on compense, autant qu’il est possible, les mâles par les femelles, en sorte qu’il reste à chacun à peu près un nombre égal de filles et de garçons.

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Séquence 6 : Supplément au voyage de Bougainville ou de l’inconvénient d’attacher des idées morales à des actions physiques qui n’en comportent pas.

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

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Evolution du regard sur l’Autre

Partie 1 : L’Antiquité

Texte 1 : Hérodote, Histoire, environ 469 av JC, III, 38

Hérodote est considéré comme le père de « l’Histoire », qui étymologiquement signifie « recherche, exploration ». Son œuvre se veut une collecte

d’informations « afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les

Barbares, ne tombent pas dans l'oubli ». Les perses sont très souvent l’objet de commentaires négatifs de la part des grecs à cause de leur système

monarchique qui leur semble indigne d’hommes libres. Ils représentent le versant inverse du sauvage « le dégénéré ».

38. Voilà donc tout ce que j'ai retenu s'agissant du luxe des peuples et des cités. Maintenant, je m'en vais orienter mon propos sur des personnalités. Dans le livre III de son Histoire de Perse, Ctésias rapporte que tous les potentats d'Asie se sont livrés à la volupté, en particulier Ninyas, le fils de Ninus et de Sémiramis. On raconte que ce prince restait toujours confiné dans son palais, ne se montrant qu'à ses eunuques et à ses femmes. Telle fut aussi la caractéristique de Sardanapale, rejeton d'Anacyndaraxès, selon les uns, d'Anabaraxarès, selon les autres. Un jour, Arbacès, Mède de naissance, et l'un des généraux de notre monarque, obtint, par l'intermédiaire de l'eunuque Sparamezès, le privilège de voir Sardanapale. Ajoutons que ce ne fut point sans rechigner que le roi honora sa demande. Lorsque le Mède entra, il découvrit un prince outrageusement fardé et couvert de bijoux féminins, filant de la laine pourpre en compagnie de ses concubines, les jambes en l'air, portant la robe des femmes, le menton glabre, et le visage soigneusement poli à la pierre ponce. Son teint était plus blanc que le lait, et ses sourcils étaient peints en noir. Quand il aperçut Arbacès, il reprit du blanc et s'en humecta le visage. Presque tous les historiens, notamment Douris, disent que cet Arbacès, horrifié d'être le sujet d'un tel individu, le poignarda à mort. De son côté, Ctésias affirme que Sardanapale, attaqué par ce même Arbacès, leva une armée considérable contre lui, mais qu'il fut finalement vaincu. C'est alors qu'il se se fit brûler dans son palais, au milieu d'un bûcher colossal de quatre cents pieds de haut, où il entassa cent cinquante divans en or, et autant de tables, en or également. Sur le bûcher, il fit construire une chambre en bois de quelques cent pieds de long, dans laquelle il entreposa tous les divans : sur l'un, il s'allongea aux côtés de la reine, les autres étant occupés par ses hétaïres. Quant à ses trois fils et à deux filles, dès qu'il s'était su en mauvaise posture, il les avait envoyé au roi de Ninive, en leur confiant trois mille talents en or. Il fit recouvrir la chambre de poutres très épaisses, et amoncela d'énormes bûches qui obstruaient toutes les sorties. Il jeta à l'intérieur dix millions de talents d'or, cent millions d'argent, des habits, des étoffes de pourpre, et une grande variété de robes. Quand tout fut prêt, Sardanapale ordonna d'embraser le bûcher, qui se consuma quinze jours durant. Le peuple, stupéfait par la fumée âcre qui s'élevait au loin s'imaginait que leur monarque offrait des sacrifices ; seul l'eunuque était dans le secret du prince. C'est ainsi donc que Sardanapale, celui qui fut le plus frénétiquement voluptueux de tous les rois, quitta ce monde avec une noblesse incomparable.

Texte 2 : Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, 77 ap JC Livre IV, extraits

[7] (I.) Nous avons, dans l'énumération géographique, dit à peu près tout ce que nous avions à dire du genre humain en général ; car

nous ne nous occupons pas maintenant des coutumes et des moeurs, dont la diversité est infinie, et presque égale au nombre des

sociétés humaines. Cependant il est certains détails que je crois ne pas devoir omettre, surtout au sujet des peuples qui vivent loin de la

mer. Je ne doute pas que plusieurs de ces détails ne paraissent prodigieux et incroyables à beaucoup. Qui, en effet, a cru à l'existence

des Éthiopiens [des nègres] avant de les voir ? et quelle est la chose qui ne nous paraît pas étonnante quand elle vient à notre

connaissance pour la première fois ? Que d'impossibilités supposées avant d'en avoir vu la réalisation ! la puissance et la majesté de la

nature surpassent à chaque moment notre croyance, quand on n'en considère que les parties, sans l'embrasser tout entière en esprit.

[8] Pour ne parler ni des paons, ni de la robe bigarrée des tigres et des panthères, ni des riches couleurs de tant d'animaux, il est un fait

petit en apparence mais dont la portée est immense : c'est l'existence de tant de langages, de tant d'idiomes, de tant de parlers, si

différents, qu'un homme est à peine un homme pour qui n'est pas son compatriote. D'un autre côté, bien que la face humaine ne se

compose guère que de dix parties, remarquez que parmi tant de milliers d'hommes il n'y a pas deux figures qu'on ne puisse distinguer

l'une de l'autre : variété que, malgré tous ses efforts, l'art ne peut reproduire entre le petit nombre de types qu'il a créés. Toutefois je ne

me porterai pas garant de la plupart de ces détails, et je renverrai aux auteurs mêmes, que je citerai pour toutes les choses douteuses ;

mais je demande qu'on ne se lasse pas de suivre les Grecs, les plus exacts des observateurs comme les plus anciens.

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II. (II.) [1] Nous avons indiqué (IV, 26 ; V, 25) qu'il y a des peuplades scythes, et en grand nombre, qui se repaissent de chair humaine.

Cela même paraîtra peut-être incroyable, si nous ne réfléchissons pas qu'au milieu de nous, en Sicile et en Italie, de pareilles

monstruosités ont été commises par des nations, les Cyclopes (III, 9) et les Lestrygons, et que tout récemment les peuples transalpins

étaient dans l'habitude de sacrifier des hommes (XXXVI, 5) : de là à en manger il n'y a pas loin.

[2] Auprès de ceux qui sont tournés vers le septentrion, non loin de l'origine de l'Aquilon et de la caverne d'où il sort, lieu appelé

Geselitos, on rapporte que sont les Arimaspes, qui, avons-nous dit (IV, 2 ; VI, 19), n'ont qu'un oeil au milieu du front. Ils sont

continuellement en guerre autour des mines avec les griffons, espèce d'animaux ailés, tels que la tradition les figure d'ordinaire : les

griffons extraient l'or des cavités souterraines, et le défendent avec autant d'ardeur que les Arimaspes cherchent à le ravir ; c'est du

moins ce que racontent beaucoup d'auteurs, et parmi les plus illustres Hérodote (Hist., III, 116 ; IV, 13) et Aristée de Proconnèse.

[3] Au delà d'autres Scythes anthropophages, dans une grande vallée du mont Imaüs, est une région appelée Abarimon, où vivent des

hommes sauvages, dont les pieds sont tournés en sens contraire des nôtres ; ils sont d'une vélocité extraordinaire, et ils errent dans les

bois avec les animaux. Ils ne peuvent pas respirer sous un autre ciel ; c'est pour cela qu'on n'en amène pas aux rois voisins, et qu'on

n'en conduisit point à Alexandre le Grand : tel est le dire de Béton, chargé de mesurer les marches de ce prince.

[4] D'après Isigone de Nicée, les anthropophages que nous avons dit précédemment être à dix journées de marche vers le nord au delà

du Borysthène (IV, 26 ; VI, 29) boivent dans des crânes humains, dont ils portent au-devant de leur poitrine en guise de serviette, la

peau garnie de la chevelure. D'après le même auteur, en Albanie (VI, 15), il naît des individus avec des yeux glauques, dont les cheveux

sont blancs dès l'enfance, et qui voient mieux la nuit que le jour [albinos]. Le même auteur rapporte qu'à dix journées au delà du

Borysthène, les Sauromates ne mangent que de deux jours l'un.

[…]

[13] Les contrées de l'Inde et de l'Éthiopie sont surtout fertiles en merveilles. Les plus grands animaux appartiennent à l'Inde. On le voit

par les chiens, qui y sont de plus haute taille qu'ailleurs [VIII, 40). On cite des arbres d'une telle hauteur, qu'une flèche ne peut les

dépasser ; la fécondité du sol, la température du ciel, l'abondance des eaux, font que sous un seul figuier peut s'abriter (le croira qui

voudra) un escadron de cavalerie (XII, 11) ; et les joncs y sont d'une telle grandeur, que chaque entre-noeud fournit un canot qui parfois

porta trois hommes (XVI, 85).

[14] Là beaucoup d'hommes (cela est certain) ont plus de cinq coudées, ne crachent jamais, n'éprouvent jamais de douleur de tête, de

dents ou d'yeux, et rarement des douleurs dans d'autres parties ; tant est bien mesurée pour les endurer la chaleur du soleil ! Leurs

philosophes, qu'on appelle gymnosophistes, gardent depuis le matin jusqu'au soir les yeux fixés sur le soleil, et se tiennent sur un seul

pied pendant toute la journée dans des sables brûlants. Mégasthène rapporte que, dans une montagne nommée Nule les hommes ont

les pieds tournés à rebours, et huit doigts à chaque pied.

[15] Ctésias a écrit que dans beaucoup de montagnes une race d'hommes à têtes de chien s'habille avec des peaux de bête, aboie au

lieu de parler, et, armée de griffes, se nourrit du produit de sa chasse sur les quadrupèdes et les oiseaux : il ajoute qu'il y en avait plus

de 120.000 en moment où il écrivait ; il rapporte aussi que dans une certaine nation indienne les femmes n'engendrent qu'une fois dans

leur vie, et que leurs enfants prennent aussitôt une chevelure blanche.

Partie 2 : Le temps des conquêtes, 16ème et 18ème

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Texte 3: Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil , 1578

« Colloque de l’auteur et d’un sauvage, montrant qu’ils ne sont si lourdauds qu’on les estimait »

Au reste, parce que nos Toüoupinambaoults sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir leur Arabotan, c’est-à-dire, bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux, qui sur cela me fit telle demande : « Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin quérir du bois pour vous chauffer ? n’y en a-t-il point en votre pays ? » A quoi lui ayant répondu que oui, et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, mais (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) que les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain : « Voire, mais vous en faut-il tant ? - Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire même (en m’accommodant toujours à lui parler des choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’en avez jamais vus par deçà, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays. - Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. » Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre dit : « Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? - Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. » Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il me demanda derechef : « Et quand doncques il est mort, à qui est tout le bien qu’ils laisse ? - A ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux à ses frères, sœurs, ou plus prochains parents. - Vraiment, dit lors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud) à cette heure connais-je, que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grands fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il) des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons : mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourri les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous reposons sur cela. »

Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage Américain. Partant outre que cette

nation, que nous estimons barbare, se moque de bonne grâce de ceux qui au danger de leur vie passent la mer pour aller quérir du bois

de Brésil à fin de s’enrichir, encore y a-t-il que quelque aveugle qu’elle soit, attribuant plus à nature et à la fertilité de la terre que nous ne

faisons à la puissance et providence de Dieu, elle se lèvera au jugement contre les rapineurs, portant le nom de Chrétiens, desquels la

terre de par deçà est aussi remplie, que leur pays en est vite, quant à ses naturels habitants.

Texte 4: Bougainville, Voyage autour du monde, seconde partie, chapitres 2 et 3 (extraits), 1771

Au vol près, tout se passait de la manière la plus aimable. Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays sans armes, seuls ou par petites bandes. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n'est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maisons ; ils leur offraient des jeunes filles ; la case se remplissait à l'instant d'une foule curieuse d'hommes et de femmes qui faisaient un cercle autour de l'hôte et de la jeune victime du devoir hospitalier ; la terre se jonchait de feuillage et de fleurs, et des musiciens chantaient aux accords de la flûte un hymne de jouissance. Vénus est ici la déesse de l'hospitalité, son culte n'y admet point de mystères, et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l'embarras qu'on témoignait ; nos moeurs ont proscrit cette publicité6. Toutefois je ne garantirais pas qu'aucun n'ait vaincu sa répugnance et ne se soit conformé aux usages du pays. J'ai plusieurs fois été, moi second ou troisième, me promener dans l'intérieur. Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu'entraîne l'humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d'hommes et de femmes assises à l'ombre des vergers; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l'hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur. […] Les premiers jours de notre arrivée j’eus la visite du chef d’un canton voisin, qui vint à bord avec un présent de fruits, de cochons, de poules et d’étoffes. Ce seigneur, nommé Toutaa, est d’un belle figure et d’une taille extraordinaire. Il est accompagné de quelques-uns de ses parents, presque tous hommes de six pieds7. chapitre 3 Le peuple de Tahiti est composé de deux races d’hommes très différentes, qui cependant on la même langue, les mêmes mœurs et qui paraissent se mêler ensemble sans distinction. La première, et c’est la plus nombreuse, produit des hommes de la plus grande taille : il est ordinaire d’en voir de six pieds et plus. Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. Rien ne distingue leurs traits de ceux des Européens ; et s’ils étaient vêtus,

6 publicité ici a le sens de ce qui est public, vu par tous.

7 pieds : ancienne unité de mesure qui correspond à 30, 48 centimètres.

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s’ils vivaient moins à l’air et au grand soleil, ils seraient aussi blancs que nous. La seconde race est d’une taille médiocre, a les cheveux crépus et durs comme du crin, sa couleur et ses traits diffèrent peu de ceux des mulâtres. […] Comme les Tahitiennes ne vont jamais au soleil sans être couvertes, et qu’un petit chapeau de cannes, garni de fleurs, défend leur visage de ses rayons, elles sont beaucoup plus blanches que les hommes. Elles ont les traits assez délicats ; mais ce qui les distingue, c’est la beauté de leurs corps dont les contours n’ont point été défigurés par quinze ans de torture.

Partie 3 : Les ambiguïtés du 20ème siècle et l’affirmation des origines

Document 5 : Le cas particulier de Joséphine Baker, « la danse des Bananes » 1925

Document 6 : Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952

La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté. Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé. Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part. Sont, encore aujourd’hui, d’organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives. Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contingence. Le malheur de l’homme est d’avoir été enfant. C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence idéales d’un monde humain. Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. Mon ultime prière : O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !

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Document 7 : Réflexions sur la situation chilienne

La compagnie aérienne chilienne LAN ou le racisme qui s'ignore,

http://blogs.mediapart.fr/blog/segolene-roy/050613/la-compagnie-aerienne-chilienne-lan-ou-le-racisme-qui-signore

05 JUIN 2013 | PAR SÉGOLÈNE ROY

Mise à jour : la vidéo dont il est question ici est indisponible au 13 juin 2013.

Cet article est également paru sur le site Grands moais et ptits pingouins.

Il est très peu probable, malgré les discriminations dont les peuples originaires du Chili sont victimes, que la plus grande compagnie aérienne du Chili,

LAN, aurait trouvé drôle de caricaturer un Indien en l’affublant des pires attributs par lesquels les fantasmes de colons ont pu le caractériser (pour ne

pas dire le déposséder de sa nature humaine) pour le faire apparaître à l’intérieur d’un tutoriel à destination des voyageurs cherchant à utiliser les

points accumulés au cours de leurs voyages en avion pour payer un trajet.

Sans doute que, quand bien même l’idée eût été proposée par un-e communicant-e, elle aurait été rejetée par un-e de ses collaborateurs ou

responsables bien avant qu’il soit même envisagé de réaliser le projet tel quel.

Mais prenons un Noir (un autre autre que l’Indien, un autre encore plus autre, rarement croisé au Chili), et les manifestations les plus extrêmes de

déshumanisation sont à l’œuvre sans l’ombre d’une prise de conscience de la domination qui s’exerce.

Pour ceux qui ne parlent pas espagnol et avec l’espoir que la vidéo dont il est question ici, « ¡Canjear tus KMS. LANPASS es muy simple! » soit

rapidement retirée de leur site Internet et de YouTube (on peut toujours rêver), voilà de quoi il s’agit (la vidéo dure 3’16’’).

Précisons avant toute chose que LAN a choisi pour sa communication de mettre en scène des doigts. Des doigts avec des yeux, une bouche et des

vêtements. Des doigts blancs puisqu’au Chili, la peau « rouge » n’est pas franchement représentée, et la peau « noire » carrément inexistante. Sauf

dans cette vidéo.

1. La vidéo

Première image, apparaît le doigt/personnage blanc, chargé de nous expliquer comment utiliser nos kilomètres LAN. Choix pour le moins curieux et qui

crée forcément une attente chez le spectateur : il est doté d’un chapeau qu’on pourrait assimiler à celui que portaient les colons européens en Afrique.

On comprend mal quel peut être l’intérêt (qui plus est pour expliquer à ses clients comment régler leur billet d’avion) pour une compagnie aérienne

d’utiliser ce symbole de l’oppression blanche. Certes il renvoie à celle des Européens en Afrique, mais ceux-ci n’ont pas été en reste en Amérique du

Sud. Les Mapuches en paient encore les conséquences aujourd’hui (l'État chilien est d'ailleurs passé le 29 mai dernier devant la cour interaméricaine

des droits de l'homme pour utilisation abusive de la loi antiterroriste et pour discrimination à l'égard de Mapuches [1]).

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Arrive un autre doigt, noir. (Le chapeau dit donc à la fois : « Il s’agit d’un colon », mais « Ce n’est pas nous »). Réaction du doigt chapeauté :

— Ha ha, qu’est-ce que t’es bronzé ! Tu reviens des Caraïbes ?

Supposition du doigt blanc : « Tu es des miens [car le Blanc est à la couleur de peau ce que l’homme est au sexe : l’universel, le neutre, la référence

par défaut – du moins est-ce ainsi que les dominants ont construit nos représentations [2], d'ailleurs il semblerait au passage que nous ayons affaire à

deux hommes...]. Donc, pour avoir ce teint bronzé, tu es parti te dorer la pilule au soleil. »

— ...

Notons que son « interlocuteur » n’a toujours pas prononcé un mot – cela dit, contrairement au doigt chapeauté, il n’a pas de bouche. Ceci doit

expliquer cela. Pas d’yeux non plus. Dépourvu de la faculté de parler et de fenêtres de l’âme, il n’est pas vraiment humain, finalement.

— Non ?

Erreur, le doigt chapeauté l’entend : le doigt sans bouche doit donc se faire comprendre d’une manière qui échappe à l’internaute.

— Ah, désolé !

Roulement d’yeux difficilement interprétable – on sent bien qu’on n’est pas tout à fait sur la même longueur d’ondes que les communicants de LAN.

Est-ce un « Bon sang mais c’est bien sûr, que je suis bête ? », un « Mon Dieu mais que fait-il là ? », accompagné d’un « Il va falloir tout lui expliquer » ?

— Alors, tu devrais aller aux Caraïbes !

Euh, pourquoi ? C’est un endroit fabuleux ? (version optimiste) Tu serais mieux là-bas ? (version inquiète, il est vrai que le soleil est particulièrement

dangereux au Chili) Chacun chez soi ? (version pessimiste) Là-bas ils sont comme toi ? (version raciste qui s’ignore et se cache derrière l’apparente

neutralité de sa constatation [3]).

— ...

— Quoi ?

L’autre n’a toujours pas émis un son mais manifestement, en tendant l’oreille, notre professeur le colon peut l’entendre.

— Tu n’as pas d’argent !

Ah, et de toutes les situations dans lesquelles LAN aurait pu mettre en scène un Noir, il fallait que ce soit celle-là. Eh oui, le Noir n’a pas d’argent (il faut

dire que les Blancs ont tout fait pour – un exemple parmi d'autres : l’histoire d’Haïti, sommé de payer un dédommagement aux colons, en l’occurrence

la France, pour son indépendance pourtant gagnée au prix de nombreuses vies. Dédommagement qui l'a laissé exsangue [4]).

Heureusement, rassurez-vous, il s’avère que le doigt noir a voyagé en avion par le passé, et donc cumulé des kilomètres à convertir : il fait oui de la

tête – car il peut communiquer, même si c’est sans le secours d’un langage articulé. Il va pouvoir acheter son billet, voyons donc comment (un long

blabla s’ensuit).

Une fois l’orateur arrivé au bout de son explication, pouf ! Le doigt noir se transforme en... cannibale. Enfin, en cannibale, c’est-à-dire en la

représentation du cannibale que l’Occident s’est construite et a diffusée à foison : un Noir dont la chevelure crépue renferme un os (il est vrai qu’il y eut

du cannibalisme dans les Caraïbes. Mais chez les Indiens d’Amérique aussi. Et en Polynésie. Et en Europe. [5] Mais oublions tout ça et simplifions,

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sinon on ne va pas rigoler beaucoup : les Noirs ont donc toujours le monopole du cannibalisme). Il présente également des peintures sur le visage et un

collier qui fait du bruit (à 1'50'').

Réaction faussement enthousiaste de notre colon pédagogue que voilà tout tremblotant, craignant déjà pour sa vie :

— Ça y est, tu es un superdoigt !

Oui, parce qu’un client est un doigt, et quand il achète un voyage avec des kilomètres LAN, il se convertit en superdoigt – un doigt avec une bouche et

des yeux –, le doigt au chapeau étant à ce titre déjà un superdoigt.

— Maintenant que j’ai une bouche, j’ai une question à vous poser.

Le doigt noir a parlé ! C’était donc bien le manque de bouche qui l’empêchait de parler. L’achat d’un billet l’aurait-il rendu plus humain ? Oui et non,

puisque ses yeux roulent dans tous les sens et qu’il laisse échapper des sons caractéristiques de sa nature primitive et sauvage : ses propos sont

entrecoupés de « hé, hé » très aspirés et très bas. Et il parle en rimes (du moins dans la version originale). Sans doute une manifestation du légendaire

sens de la musique et du chant de sa « race ».

Notons également que le doigt noir vouvoie le doigt blanc, tandis que celui-ci le tutoie. Le tutoiement est chose courante au Chili. En revanche, il n'y a

pas de raison que le tutoiement non réciproque ne relève pas de rapports inégaux, comme c'est le c'est le cas en France.

— Vous auriez une serviette de table, par là ? Hi hi, houga houga.

Oui, « houga, houga ». C’est un cannibale, on vous dit. Étrange mélange : il ne se contrôle déjà plus, et pourtant il prend le temps de demander

poliment un objet qu’on aurait eu tendance, au vu les stéréotypes utilisés, à attribuer au colon.

— Une serviette de table ? Euh, non...

Le pauvre doigt blanc n’en mène pas large, son enthousiasme de départ aurait-il été forcé ? Ce n’est pourtant pas faute d’avoir voulu civiliser l’autre à

coup de tutoriel. Mais l’autre, malin et demi, a feint la civilité (tandis qu’à l’inverse, les exhibés des zoos humains ont feint la sauvagerie pour répondre

aux attentes de l’Occident [6]) pour assouvir ses bas instincts, qui sont toujours son essence même [7].

Toujours est-il qu’à présent le doigt blanc serre les dents en espérant éviter le pire. Il a bien compris à qui il avait affaire. Il a lu Tintin au Congo du

Belge Hergé et Tarzan de l'Américain Edgar Rice Burroughs.

— Je peux vous demander autre chose, hi hi !

(Il s'exprime avec un vocabulaire tout chilien, le barbare, puisqu’il veut « hacer otra preguntita ».) Pas contrariant, le steak en puissance lui répond :

— Oui.

— Je reçois un ticket pour justifier de mon achat ?

Ma parole, voilà le fourbe en train d’essayer à nouveau de se faire passer pour civilisé. Soulagement du doigt blanc, ravi d’en revenir aux questions de

départ (oui, pourquoi les a-t-on quittées, d’ailleurs ?) et de se voir s’offrir un divertissement, qui lui explique la chose avec une décontraction qui ne

laisse aucunement deviner par quelles affres il vient de passer.

Évidemment, le cannibale fomente quelque chose : on voit bien qu’il a les yeux qui plissent. Il fait semblant d’écouter puis se retire sournoisement,

tandis que l’autre poursuit naïvement son exposé. Hors champ, on entend les mêmes sons qu’il ne pouvait s’empêcher d’émettre en parlant.

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Du strict point de vue de la communication, on comprend mal comment le client de LAN peut ne pas être diverti de l'information qu'il recherche par une

intrigue pour le moins troublante et sans aucun rapport avec le sujet.

Le doigt colon ne paraît pas troublé par le retour du doigt cannibale, qui s’est noué une serviette de table autour du cou. (Il ne comprend rien ou quoi ?

La couleur de la peau, l’os, la serviette ! Tout y est ! Il ne s’intéresse pas à tes histoires de billets d’avion !) Le cannibale repart en émettant toujours ses

expirations inarticulées, et revient, l’air mauvais, armé... d’une fourchette et d’un couteau (ben oui, ça a beau être un cannibale, il a décidément un

étonnant côté « civilisé »), dirigés vers sa future pitance :

— Bon, et c’est tout ?

— Oui, mon ami !

Ah ça y est, le doigt blanc a re-compris, les tremblements reprennent de plus belle. Malinou, l’asticot, il donne au doigt cannibale la bonne idée de se

payer un restaurant avec l’argent économisé grâce à l’opération qui devrait nous occuper dans ce qui, rappelons-le, est un tutoriel destiné à acheter

des billets avec sa fidélité de voyageur.

— Non, je préfère prendre à emporter pour le voyage. Hou, hou, hou, hounga, houga !

C’est qu’il a jusqu’au sens de l’humour, le cannibale, sous ses dehors primitifs ! Le côté clown bon enfant du Nègre, sans doute [8].

Slogan final : « Il n’y a que sur lan.com que ton doigt se convertit en superdoigt. »

Il n’y a que sur lan.com qu’un banal tutoriel se convertit en une magistrale manifestation de racisme.

Quelle est l’intention des communicants de LAN ? C’est bien difficile à dire, tant la vidéo est absurde. Sûrement de faire de l’humour à peu de frais, en

faisant – comme c’est original, comme c’est civilisé –, du Noir un cannibale. Certes, le rôle de colon n’est pas des plus faciles à porter, lui aussi étant un

sacré barbare, mais un barbare qui s’ignore. Eh oui. Et c’est drôlement confortable, d’ignorer son caractère barbare, son racisme.

Au cas où l’un-e des communicant-e-s de LAN, convaincu-e que ceci n’est pas une vidéo raciste, qu'on est trop civilisé pour ça, chez LAN, qu'on joue

juste le jeu de l’humour sur fond de stéréotypes, lise ces mots et soit prêt-e à entendre un autre point de vue sur le sujet, je ne manquerai pas de lui

donner quelques pistes de réflexion dans des articles à venir.

N.B. : Toutes les illustrations sont des captures d'écran de la vidéo de LAN consultable à cette

adresse : http://www.lan.com/es_cl/sitio_personas/tutorial-canje-kms-lanpass-en-lancom/index.html

Cet article est également paru sur le site Grands moais et ptits pingouins, le 2 juin 2013 : LAN ou le racisme qui s'ignore.

Références [1] Véronique GAYMARD, « L’État chilien devant la justice pour violations des droits des Mapuches », RFI, 29 mai 2013, consulté le 2 juin 2013. La résolution de la cour interaméticaine des droits de l'homme à ce sujet est disponible en ligne sur son site. [2] Voir le texte de l'Américaine Peggy McIntosh sur le privilège blanc et le privilège masculin : « White Privilege: Unpacking the Invisible Backpack », traduit et présenté par Colette Charlier en français sur le site de l'association Mille Bâbords, consultés le 2 juin 2013. [3] Voir « La construction de l'autre », entretien de Daniel Bertaux, Catherine Delcroix et Roland Pfefferkorn avec la sociologue et philosophe Christine Delphy, publié dans Migrations et sociétés en janvier-février 2011 et disponible sur l'excellent site Les mots sont importants, consulté le 2 juin 2013. [4] Louis-Philippe DALEMBERT, « Haïti, la dette originelle », Libération, 25 mars 2010, consulté le 2 juin 2013. [5] ZAF, « L'anthropophagie au Paléolithique. Cannibalisme dans la Préhistoire », Hominides.com, site français alimenté entre autres auteurs par des chercheurs du CNRS et du Musée national d'histoire naturelle, consulté le 2 juin 2013. [6] « L'envers du décor », site Deshumanisation.com, consulté le 2 juin 2013. [7] « Nègre sauvage », site Deshumanisation.com, consulté le 2 juin 2013. [8] « Nègre-clown », site Deshumanisation.com, consulté le 2 juin 2013.

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Séquence 2 : Désir et amour dans la poésie de Louise Labbé

Sonnet 8 : « Je vis, je meurs », Sonnets

Louise Labbé, 1555

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;

J'ai chaud extrême en endurant froidure :

La vie m'est et trop molle et trop dure.

J'ai grands ennuis8 entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,

Et en plaisir maint grief9 tourment j'endure ;

Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;

Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;

Et, quand je pense avoir plus de douleur,

Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,

Et être au haut de mon désiré heur10,

Il me remet en mon premier malheur.

8 Ennui :au 16

ème, abattement causé par une grave peine, profonde douleur.

9 Grief : 1 grave, accablant ; 2 douloureux, pénible. (Maint = beaucoup, un grand nombre de).

10 Heur : ce qui arrive d’heureux.

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Séquence 2 : Désir et amour dans la poésie de Louise Labbé

Sonnet 2 : « Ô beaux yeux bruns détournés », Sonnets

Louise Labbé, 1555

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés11,

Ô chauds soupirs, ô larmes épandues12,

Ô noires nuits vainement attendues,

Ô jours luisants vainement retournés !

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,

Ô temps perdu, ô peines dépendues13,

Ô milles morts en mille rets14 tendues,

Ô pires maux contre moi destiné !

Ô ris, ô front, cheveux bras mains et doigts !

Ô luth plaintif, viole, archet et voix !

Tant de flambeaux pour ardre15 une femelle !

De toi me plains, que tant de feux portant,

En tant d'endroits d'iceux16 mon cœur tâtant17,

N'en ait sur toi volé quelque étincelle.

11

Détournés : tourner dans une autre direction pour éviter un obstacle, sens fig : s’écarter de la voie à suivre. 12

Epandues : versées, répandues 13

Dépendues :sens probable « dépensées », comme dans l’expression adverbiale « à pendre ou à dépendre ». 14

Rets :filet, sens figuré : piège. 15

Ardre : brûler 16

Iceux :adj démonstratif, comprendre « ce cœur-ci ». 17

Tâtant : qui touche (peut connoter une certaine sensualité) ; sens fig : interrogé quelqu’un pour savoir ce qu’il pense.

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Séquence 2 : Désir et amour dans la poésie de Louise Labbé

Sonnet 18 : « Baise m’encore », Sonnets, 1555

Louise Labbé, 1555

Baise m'encor, rebaise moi et baise: Donne m'en un de tes plus savoureux, Donne m'en un de tes plus amoureux :

Je t'en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las18, te plains tu ? çà19 que ce mal j'apaise, En t'en donnant dix autres doucereux. Ainsi mêlant nos baisers tant heureux

Jouissons nous l'un de I’autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra. Chacun en soi et son ami vivra.

Permets m'Amour penser quelque folie:

Toujours suis mal, vivant discrètement20, Et ne me puis donner contentement21, Si hors de moi ne fais quelque saillie22.

18

Las : hélas. 19

Cà : « Là, voyons » (interjection). 20

Discrètement :1/ avec retenue, sans choquer ou gêner ;2/ secrètement, 3/ hors du monde, isolé. 21

Contentement : action de satisfaire un besoin, un désir 22

Saillie : jaillissement, mouvement brusque (physique ou intellectuel), sortir pour attaquer (militaire), accouplement.

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Séquence 2 :Désir et amour dans la poésie de Louise Labbé. DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

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Activité complémentaire 1 : La poésie masculine et pétrarquisante de la renaissance

Texte n°1: Ronsard, « Ode à Cassandre »

A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avoit desclose

Sa robe de pourpre au Soleil,

A point perdu ceste vesprée

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautez laissé cheoir !

Ô vrayment marastre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,

Tandis que vostre âge fleuronne

En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté.

Texte 2 : Joachim Du Bellay, sonnet X "Ces cheveux

d'or…", L'Olive (1549).

Ces cheveux d'or sont les liens, Madame, Dont fut premier ma liberté surprise Amour la flamme autour du cœur éprise, Ces yeux le trait qui me transperce l'âme.

Forts sont les nœuds, âpre et vive la flamme,

Le coup de main à tirer bien apprise, Et toutefois, j'aime, j'adore et prise Ce qui m'étreint, qui me brûle et entame.

Pour briser donc, pour éteindre et guérir

Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie, Je ne quiers fer, liqueur, ni médecine:

L'heur et plaisir que ce m'est de périr

De telle main ne permet que j'essaie Glaive tranchant, ni froideur, ni racine.

Texte 3 : Olivier de Magny, « Les Soupirs

IV »,1557.

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés

Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,

Ô noires nuits vainement attendues

Ô jours luisants vainement retournés !

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,

Ô temps perdu, ô peines dépendues,

Ô mille morts en mille rets tendues,

Ô pires maux contre moi destinés !

Ô pas épars, ô front ardente flamme

Ô douce erreur, ô pensers de mon âme

Qui çà, qui là, me tournez nuit et jour,

Ô vous mes yeux, non plus yeux mais fontaines,

Ô dieux, ô cieux, et personnes humaines,

Soyez pour dieu témoins de mon amour.

Texte 4 : Pierre de Ronsard, Sonnets pour

Hélène, 1578.

Maîtresse, embrasse-moi, baise-moi, serre-moi, Haleine contre haleine, échauffe-moi la vie, Mille et mille baisers donne-moi je te prie, Amour veut tout sans nombre, amour n'a point de loi. Baise et rebaise-moi ; belle bouche pourquoi Te gardes-tu là-bas, quand tu seras blêmie, À baiser (de Pluton ou la femme ou l'amie), N'ayant plus ni couleur, ni rien semblable à toi ? En vivant presse-moi de tes lèvres de roses, Bégaie, en me baisant, à lèvres demi-closes Mille mots tronçonnés, mourant entre mes bras. Je mourrai dans les tiens, puis, toi ressuscitée, Je ressusciterai ; allons ainsi là-bas, Le jour, tant soit-il court, vaut mieux que la nuitée.

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Activité complémentaire 2 : Les fonctions du lyrisme et du langage poétique

Texte 1 : Pierre de Ronsard, Premier livre des amours,1552. Ciel, air et vents, plains et monts découverts, Tertres vineux et forêts verdoyantes, Rivages torts et sources ondoyantes, Taillis rasés et vous bocages verts, Antres moussus à demi-front ouverts, Prés, boutons, fleurs et herbes roussoyantes, Vallons bossus et plages blondoyantes, Et vous rochers, les hôtes de mes vers, Puis qu'au partir, rongé de soin et d'ire, A ce bel oeil Adieu je n'ai su dire, Qui près et loin me détient en émoi, Je vous supplie, Ciel, air, vents, monts et plaines, Taillis, forêts, rivages et fontaines, Antres, prés, fleurs, dites-le-lui pour moi. Texte 2 : Alphonse de Lamartine, « Le lac », extrait, Méditations poétiques, 1820. Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir ! Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages Qui pendent sur tes eaux. Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés. Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire, Tout dise : Ils ont aimé ! Texte 3 : Paul Eluard, « Dit de la force de l’amour », Poèmes politiques, 1948. Entre tous mes tourments entre la mort et moi Entre mon désespoir et la raison de vivre Il y a l'injustice et ce malheur des hommes Que je ne peux admettre il y a ma colère Il y a les maquis couleur de sang d'Espagne Il y a les maquis couleur du ciel de Grèce Le pain le sang le ciel et le droit à l'espoir Pour tous les innocents qui haïssent le mal La lumière toujours est tout près de s'éteindre La vie toujours s'apprête à devenir fumier Mais le printemps renaît qui n'en a pas fini Un bourgeon sort du noir et la chaleur s'installe Et la chaleur aura raison des égoïstes Leurs sens atrophiés n'y résisteront pas J'entends le feu parler en riant de tiédeur

J'entends un homme dire qu'il n'a pas souffert Toi qui fus de ma chair la conscience sensible Toi que j'aime à jamais toi qui m'as inventé Tu ne supportais pas l'oppression ni l'injure Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre Tu rêvais d'être libre et je te continue. Texte 4 : Arthur Rimbaud, « le dormeur du Val », 1870. C'est un trou de verdure où chante une rivière, Accrochant follement aux herbes des haillons D'argent ; où le soleil, de la montagne fière, Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. Texte5 : Clément Marot, « Petite épître au roi », L’adolescence clémentine, 1532. En m’ébattant je fais rondeaux en rime, Et en rimant bien souvent, je m’enrime ; Bref, c’est pitié d’entre nous rimailleurs, Car vous trouvez assez de rime ailleurs, Et quand vous plait, mieux que moi rimassez, Des biens avez et de la rime assez : Mais moi, à tout ma rime et ma rimaille, Je ne soutiens, dont je suis marri, maille. Or ce me dit un jour quelque rimart : « Vien ça, Marot, trouves tu en rime art Qui serve aux gens, toi qui as rimassé ? - Oui vraiment, réponds-je, Henry Macé ; Car, vois-tu bien, la personne rimante Qui au jardin de son sens la rime ente, Si elle n’a des biens en rimoyant, Elle prendra plaisir en rime oyant. Et m’est avis, que si je ne rimois, Mon pauvre corps ne serait nourri mois, Ne demi-jour. Car la moindre rimette, C’est le plaisir, où faut que mon ris mette. » Si vous supplie, qu’à ce jeune rimeur Fassiez avoir par sa rime heur, Afin qu’on dise, en prose ou en rimant ; « Ce rimailleur, qui s’allait enrimant, Tant rimassa, rima et rimonna, Qu’il a connu quel bien par rime on a.

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Activité complémentaire 3 : «Les petites âmes roses », Lynda Lemay, Ma signature , 2006 J'ai promené ma petite âme

D'enfant modèle et de bonne famille

C'était un long corridor calme

Avec un beau plancher qui brille.

Je croyais que la terre entière

Était tranquille comme mon village

Et que tout le monde avait une mère

Qui le jeudi faisait le repassage.

J'ai promené mon petit corps

D'adolescente désirable

En rougissant comme un érable

Vierge de l'entaille des hommes.

Épargnée par les crocs

Que la vie ne montrait qu'aux autres

J'allais prendre le métro

Le cœur léger, La tête haute.

Puis j'ai mis ma petite âme

En quête d'un beau grand amour

Ce fut mon grand défi de femme

Et la faille est dans mon parcours.

J'osai regarder pendre

Les épées de Damoclès

Comme en souhaitant que la plus grande

Me prenne par le ventre et me transperce.

Je savais pas la douleur que ça cause

Quand la vie broie les petites âmes roses

Quand le bel univers explose.

J'ai promené mon petit cœur

De rendez-vous en rendez-vous

J'ai eu de vrais colliers de fleurs

Et de longs chapelets de mots doux .

Je croyais que la terre entière

Était somme toute inoffensive

Et que tout le monde avait une mère

Qui le samedi s'occupait de la lessive.

Puis un beau jour d'été

J'ai promené mon âme bénie

Au bras de mon père dans une allée

Sur un beau plancher qui reluit.

J'avais la bague au doigt

Les confettis dans les cheveux

Quand j'ai collé cette nuit-là

Mes petits pieds froids sur mon bel amoureux.

Je lui ai ouvert mon cœur et mes entrailles

Porter fièrement le fruit de ses semailles

C'est lui qui m'a fait dans l'âme une entaille

Quand il m'a dit qu'il fallait qu'il s'en aille.

Je suis restée plantée là

Comme un érable mort de froid

J'ai promené mon petit cœur

De salles d'attente et salles d'attente

Et de psychologues en docteurs

En décrivant mon mal de ventre.

Le diagnostique fatal

Je l’ai eu d'une vielle dame

Dans le portique d'un hôpital

Que c'était simplement le mal de l'âme.

Elle m'a dit vas-y pleure

T'as tous les droits d'être en colère

C'est tout ce qu'il te reste à faire

Quand ton âme change de couleur.

Elle m'a fait un clin d'œil

Elle est sortie maladroitement

Recroquevillée dans son fauteuil

Et j'ai pleuré comme un enfant.

Je sais maintenant la douleur que ça cause

Quand la vie broie les petites âmes roses

Maintenant la terre entière me terrorise

Quand je promène ma p’tite âme grise.

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Activité complémentaire 4 : de la vierge marie à Vénus, image de la femme sacrée à la femme profane

Cimabue, « La Maesta », 1270 Filippo Lippi, « Vierge à l’enfant et deux anges », 1437

Botticelli, « La naissance de Vénus », 1486

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Séquence 3 : Le personnage de roman face à la mort

Texte 1 : La princesse de Clèves, « La mort du prince de Clèves »

Mme de La Fayette, 1678

Le Prince de Clèves est mariée avec sa femme qui n’est pas amoureuse de lui, mais qui, très chrétienne, lui est fidèle et dévouée. Elle a cependant rencontré

le duc de Nemours pour qui elle éprouve une vive passion. Voulant être transparente et honnête, elle l’avouera à son ami. Ce dernier, l’ayant fait surveiller et à la suite d’une méprise croit qu’elle le trompe avec de Nemours, de dépit et/ou de jalousie, il en meurt.

│Cependant monsieur de Clèves était presque abandonné des médecins. Un des derniers jours de son mal, après avoir

passé une nuit très fâcheuse, il dit sur le matin qu'il voulait reposer. Madame de Clèves demeura seule dans sa chambre ; il lui parut qu'au lieu de reposer, il avait beaucoup d'inquiétude. Elle s'approcha et se vint mettre à genoux devant son lit le visage tout couvert de larmes. Monsieur de Clèves avait résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin qu'il avait contre elle ; mais les soins qu'elle lui rendait, et son affliction, qui lui paraissait quelquefois véritable, et qu'il regardait aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie, lui causaient des sentiments si opposés et si douloureux, qu'il ne les put renfermer en lui-même.

- Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraître. Je ne suis plus en état de vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur ; mais je meurs du cruel déplaisir que vous m'avez donné. Fallait-il qu'une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût si peu de suite ? Pourquoi m'éclairer sur la passion que vous aviez pour monsieur de Nemours, si votre vertu n'avait pas plus d'étendue pour y résister? Je vous aimais jusqu'à être bien aise d'être trompé, je l'avoue à ma honte ; j'ai regretté ce faux repos dont vous m'avez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris ? J'eusse, peut-être, ignoré toute ma vie que vous aimiez monsieur de Nemours. Je mourrai, ajouta-t-il ; mais sachez que vous me rendez la mort agréable, et qu'après m'avoir ôté l'estime et la tendresse que j'avais pour vous, la vie me ferait horreur. Que ferais-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j'ai tant aimée, et dont j'ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne, et en venir à un éclat et à des violences si opposées à mon humeur et à la passion que j'avais pour vous ? Elle a été au-delà de ce que vous en avez vu, Madame ; je vous en ai caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime, par des manières qui ne convenaient pas à un mari. Enfin je méritais votre coeur ; encore une fois, je meurs sans regret, puisque je n'ai pu l'avoir, et que je ne puis plus le désirer. Adieu, Madame, vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimait d'une passion véritable et légitime. Vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagements, et vous connaîtrez la différence d'être aimée comme je vous aimais, à l'être par des gens qui, en vous témoignant de l'amour, ne cherchent que l'honneur de vous séduire. Mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre monsieur de Nemours heureux, sans qu'il vous en coûte des crimes. Qu'importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus, et faut-il que j'aie la faiblesse d'y jeter les yeux !

Madame de Clèves était si éloignée de s'imaginer que son mari pût avoir des soupçons contre elle, qu'elle écouta toutes ces paroles sans les comprendre, et sans avoir d'autre idée, sinon qu'il lui reprochait son inclination pour monsieur de Nemours ; enfin, sortant tout d'un coup de son aveuglement :

- Moi, des crimes ! s'écria-t-elle ; la pensée même m'en est inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirer d'autre conduite que celle que j'ai eue ; et je n'ai jamais fait d'action dont je n'eusse souhaité que vous eussiez été témoin.

- Eussiez-vous souhaité, répliqua monsieur de Clèves, en la regardant avec dédain, que je l'eusse été des nuits que vous avez passées avec monsieur de Nemours ? Ah ! Madame, est-ce de vous dont je parle, quand je parle d'une femme qui a passé des nuits avec un homme ?

- Non, Monsieur, reprit-elle ; non, ce n'est pas de moi dont vous parlez. Je n'ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec monsieur de Nemours. Il ne m'a jamais vue en particulier ; je ne l'ai jamais souffert, ni écouté, et j'en ferais tous les serments...

- N'en dites pas davantage, interrompit monsieur de Clèves ; de faux serments ou un aveu me feraient peut-être une égale peine.

Madame de Clèves ne pouvait répondre ; ses larmes et sa douleur lui ôtaient la parole ; enfin, faisant un effort :

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- Regardez-moi du moins ; écoutez-moi, lui dit-elle. S'il n'y allait que de mon intérêt, je souffrirais ces reproches ; mais il y va de votre vie. Écoutez-moi, pour l'amour de vous-même : il est impossible qu'avec tant de vérité, je ne vous persuade mon innocence.

- Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader ! s'écria-t-il ; mais que me pouvez-vous dire ? Monsieur de Nemours n'a-t-il pas été à Coulommiers avec sa soeur ? Et n'avait-il pas passé les deux nuits précédentes avec vous dans le jardin de la forêt ?

- Si c'est là mon crime, répliqua-t-elle, il m'est aisé de me justifier. Je ne vous demande point de me croire ; mais croyez tous vos domestiques, et sachez si j'allai dans le jardin de la forêt la veille que monsieur de Nemours vint à Coulommiers, et si je n'en sortis pas le soir d'auparavant deux heures plus tôt que je n'avais accoutumé.

Elle lui conta ensuite comme elle avait cru voir quelqu'un dans ce jardin. Elle lui avoua qu'elle avait cru que c'était monsieur de Nemours. Elle lui parla avec tant d'assurance, et la vérité se persuade si aisément lors même qu'elle n'est pas vraisemblable, que monsieur de Clèves fut presque convaincu de son innocence.

- Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire. Je me sens si proche de la mort, que je ne veux rien voir de ce qui me pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez éclairci trop tard ; mais ce me sera toujours un soulagement d'emporter la pensée que vous êtes digne de l'estime que j'aie eue pour vous. Je vous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera chère, et que, s'il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentiments que vous avez pour un autre.

Il voulut continuer ; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame de Clèves fit venir les médecins ; ils le trouvèrent presque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une constance admirable.

Madame de Clèves demeura dans une affliction si violente, qu'elle perdit quasi l'usage de la raison. La reine la vint voir avec soin, et la mena dans un couvent, sans qu'elle sût où on la conduisait. Ses belles-soeurs la ramenèrent à Paris, qu'elle n'était pas encore en état de sentir distinctement sa douleur. Quand elle commença d'avoir la force de l'envisager, et qu'elle vit quel mari elle avait perdu, qu'elle considéra qu'elle était la cause de sa mort, et que c'était par la passion qu'elle avait eue pour un autre qu'elle en était cause, l'horreur qu'elle eut pour elle-même et pour monsieur de Nemours ne se peut représenter.

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Séquence 3 : Le personnage de roman face à la mort

Texte 2 : Mme Bovary, « L’agonie d’Emma »

Flaubert, 1857

La scène se passe après qu’Emma, ayant ruiné son foyer et eu deux aventures extraconjugales pour échapper à la monotonie de sa vie, décide d’en finir.

Pendant que Charles l’attend, elle a ingéré de l’arsenic pour se suicider.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait d'en sortir. Il cria, pleura,

s'évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Il envoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux,

au Lion d'or, partout ; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue,

l'avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?... pas un mot ! Il attendit jusqu'à six heures du soir. Enfin, n'y pouvant plus tenir,

et imaginant qu'elle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit

encore et s'en revint.

Elle était rentrée.

- Qu'y avait-il ?... Pourquoi ?... Explique-moi !...

Elle s'assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu'elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l'heure. Puis elle dit d'un

ton solennel :

- Tu la liras demain ; d'ici là, je t'en prie, ne m'adresse pas une seule question !... Non, pas une !

- Mais...

- Oh! laisse-moi !

Et elle se coucha tout du long sur son lit.

Une saveur âcre qu'elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.

Elle s'épiait curieusement, pour discerner si elle ne soufrait pas. Mais non rien encore. Elle entendait le battement de la

pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.

- Ah ! c'est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais m'endormir, et tout sera fini !

Elle but une gorgée d'eau et se tourna vers la muraille.

Cet affreux goût d'encre continuait.

- J'ai soif !... oh ! j'ai bien soif ! soupira-t-elle.

- Qu'as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendit un verre.

- Ce n'est rien!... Ouvre la fenêtre..., j'étouffe !

Et elle fut prise d'une nausée si soudaine, qu'elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l'oreiller.

- Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !

Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fit vomir. Cependant, elle

sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu'au coeur.

- Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.

- Que dis-tu ?

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Elle roulait sa tête avec un geste doux pleine d'angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût

porté sur sa langue quelque chose de très lourd. A huit heures, les vomissements reparurent.

Charles observa qu'il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.

- C'est extraordinaire ! c'est singulier ! répéta-t-il.

Mais elle dit d'une voix forte :

- Non, tu te trompes !

Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l'estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.

Puis elle se mit à geindre, faiblement d'abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap

où s'enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.

Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l'exhalaison d'une vapeur métallique. Ses dents

claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d'elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu'en hochant

la tête; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ;

elle prétendit qu'elle allait mieux et qu'elle se lèverait tout à l'heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s'écria :

- Ah! c'est atroce, mon Dieu !

Il se jeta à genoux contre son lit.

- Parle ! qu'as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel!

Et il la regardait avec des yeux d'une tendresse comme elle n'en avait jamais vu.

- Eh bien, là..., là !... dit-elle d'une voix défaillante.

Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut : Qu'on n'accuse personne... Il s'arrêta, se passa la main sur les yeux, et

relut encore.

- Comment!... Au secours ! à moi!

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Séquence 3 : Le personnage de roman face à la mort

Texte 3 : Réparer les vivants, « L’adieu à Simon »

Maylis de Kérangal, 2014

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Séquence 3 : Le personnage de roman face à la mort.

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

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Activité complémentaire 1 : « La mort de Coupeau », L’Assommoir, Zola, 1877

Coupeau est victime de son alcoolisme, il est en train de mourir d’une crise de delirium tremens, devant les yeux de sa femme Gervaise qui connaîtra elle aussi la déchéance de l’alcoolisme.

« -A nous deux, mon cadet! Faut que je te nettoie a la fin! Ah! tu viens tout de go, avec cette drogue au bras, pour te ficher de moi en public. Eh bien! je vas t'estrangouiller, oui, oui, moi! et sans mettre des gants encore!... Ne fais pas le fendant... Empoche ca. Et atout! atout! atout!

Il lançait ses poings dans le vide. Alors, une fureur s'empara de lui. Ayant rencontre le mur en reculant, il crut qu'on l'attaquait par derrière. Il se retourna, s'acharna sur la tenture. Il bondissait, sautait d'un coin a un autre, tapait du ventre, des fesses, d'une épaule, roulait, se relevait. Ses os mollissaient, ses chairs avaient un bruit d'étoupes mouillées. Et il accompagnait ce joli jeu de menaces atroces, de cris gutturaux et sauvages. Cependant, la bataille devait mal tourner pour lui, car sa respiration devenait courte, ses yeux sortaient de leurs orbites; et il semblait peu à peu pris d'une lâcheté d'enfant.

-A l'assassin! a l'assassin!... Foutez le camp, tous les deux. Oh! les salauds, ils rigolent. La voila les quatre fers en l'air, cette garce!... Il faut qu'elle y passe, c'est décidé... Ah! le brigand, il la massacre! Il lui coupe une quille avec son couteau. L'autre quille est par terre, le ventre est en deux, c'est plein de sang... Oh! mon Dieu, oh! mon Dieu, oh! mon Dieu...

Et, baigné de sueur, les cheveux dressés sur le front, effrayant, il s'en alla à reculons, en agitant violemment les bras, comme pour repousser l'abominable scène. Il jeta deux plaintes déchirantes, il s'étala à la renverse sur le matelas, dans lequel ses talons s'étaient empêtrés.

-Monsieur, monsieur, il est mort! dit Gervaise les mains jointes.

L'interne s'était avancé, tirant Coupeau au milieu du matelas. Non, il n'était pas mort. On l'avait déchaussé; ses pieds nus passaient, au bout; et ils dansaient tout seuls, l'un à côté de l'autre, en mesure, d'une petite danse pressée et régulière.

Justement, le médecin entra. Il amenait deux collègues, un maigre et un gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent, sans rien dire, regardant l'homme partout; puis, rapidement, à demi-voix, ils causèrent. Ils avaient découvert l'homme des cuisses aux épaules, Gervaise voyait, en se haussant, ce torse nu étalé. Eh bien c'était complet, le tremblement était descendu des bras et monte des jambes, le tronc lui-même entrait en gaieté, a cette heure! Positivement, le polichinelle rigolait aussi du ventre. C'étaient des risettes le long des cotes, un essoufflement de la berdouille, qui semblait crever de rire. Et tout marchait, il n'y avait pas a dire! les muscles se faisaient vis-à-vis, la peau vibrait comme un tambour, les poils valsaient en se saluant. Enfin, ca devait être le grand branle-bas, comme qui dirait le galop de la fin, quand le jour parait et que tous les danseurs se tiennent par la patte en tapant du talon.

-Il dort, murmura le médecin en chef.

Et il fit remarquer la figure de l'homme aux deux autres. Coupeau, les paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui tiraient toute la face. Il était plus affreux encore, ainsi écrasé, la mâchoire saillante, avec le masque déformé d'un mort qui aurait eu des cauchemars. Mais les médecins, ayant aperçu les pieds, vinrent mettre leurs nez dessus, d'un air de profond intérêt. Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les pieds dansaient! Oh! leur patron pouvait ronfler, ca ne les regardait pas, ils continuaient leur train-train, sans se presser ni se ralentir. De vrais pieds mécaniques, des pieds qui prenaient leur plaisir ou ils le trouvaient.

Pourtant, Gervaise, ayant vu les médecins poser leurs mains sur le torse de son homme, voulut le tâter elle aussi. Elle s'approcha doucement, lui appliqua sa main sur une épaule. Et elle la laissa une minute. Mon Dieu! qu'est-ce

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qui se passait donc là dedans? Ca dansait jusqu'au fond de la viande; les os eux-mêmes devaient sauter. Des frémissements, des ondulations arrivaient de loin, coulaient pareils a une rivière, sous la peau. Quand elle appuyait un peu, elle sentait les cris de souffrance de la moelle. A l'œil nu, on voyait seulement les petites ondes creusant des fossettes, comme a la surface d'un tourbillon; mais, dans l'intérieur, il devait y avoir un joli ravage. Quel sacre travail! un travail de taupe! C'était le vitriol de l'Assommoir qui donnait là-bas des coups de pioche. Le corps entier en était sauce, et dame! il fallait que ce travail s'achevât, endettant, emportant Coupeau, dans le tremblement général et continu de toute la carcasse.

Les médecins s'en étaient allés. Au bout d'une heure, Gervaise, restée avec l'interne, répéta à voix basse:

-Monsieur, monsieur, il est mort...

Mais l'interne, qui regardait les pieds, dit non de la tête. Les pieds nus, hors du lit, dansaient toujours. Ils n'étaient guère propres, et ils avaient les ongles longs. Des heures encore passèrent. Tout d'un coup, ils se raidirent, immobiles. Alors, l'interne se tourna vers Gervaise, en disant:

-Ca y est.

La mort seule avait arrêté les pieds. »

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Activité complémentaire 2 : « La mort d’Emma », Mme Bovary, Flaubert, 1857

La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d'une solennité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage, recouverte d'une serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat d'argent, près d'un gros crucifix, entre deux chandeliers qui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrit démesurément les paupières ; et ses pauvres mains se traînaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir déjà se recouvrir du suaire. Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d'elle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses. Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient. Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu'un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de l'Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d'amour qu'elle eût jamais donné. Ensuite, il récita le Misereatur et l'Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l'huile et commença les onctions : d'abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s'était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d'orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. Le curé s'essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempés d'huile, et revint s'asseoir près de la moribonde pour lui dire qu'elle devait à présent joindre ses souffrances à celles de Jésus-Christ et s'abandonner à la miséricorde divine. En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge bénit, symbole des gloires célestes dont elle allait tout à l'heure être environnée. Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombé à terre. Cependant elle n'était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l'eut guérie. Le prêtre ne manqua point d'en faire l'observation ; il expliqua même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l'existence des personnes lorsqu'il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion. - Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il. En effet, elle regarda tout autour d'elle, lentement, comme quelqu'un qui se réveille d'un songe ; puis, d'une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu'au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l'oreiller. Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s'éteignent, à la croire déjà morte, sans l'effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux comme si l'âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s'agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s'était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l'appartement. Charles était de l'autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son coeur, comme au contrecoup d'une ruine qui tombe. A mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche. Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d'un bâton ; et une voix s'éleva, une voix rauque, qui chantait :

Souvent la chaleur d'un beau jour fait rêver fillette à l'amour.

Emma se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante. Pour amasser diligemment

Les épis que la faux moissonne Ma Nanette va s'inclinant

Vers le sillon qui nous les donne. - L'Aveugle ! s'écria-t-elle. Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là Et le jupon court s'envola

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existait plus.

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Activité complémentaire 3 : La mort dans Moderato Cantabile, Marguerite Duras, 1958.

La foule obstruait le café de part et d'autre de l'entrée, elle se grossissait encore, mais plus faiblement, des apports des rues voisines, elle était beaucoup plus importante qu'on n'eût pu le prévoir. La ville s'était multipliée. Les gens s'écartèrent, un courant se creusa au milieu d'eux pour laisser le passage à un fourgon noir. Trois hommes en descendirent et pénétrèrent dans le café. -La police, dit quelqu'un Anne Desbaresdes se renseigna. -Quelqu'un qui a été tué. Une femme. Elle laissa son enfant devant le porche de Mlle Giraud, rejoignit le gros de la foule devant le café, s'y faufila et atteignit le dernier rang des gens, qui, le long des vitres ouvertes, immobilisés par le spectacle, voyaient. Au fond du café, dans la pénombre de l'arrière-salle, une femme était étendue par terre, inerte. Un homme, couché sur elle, agrippé à ses épaules, l'appelait calmement. -Mon amour. Mon amour. Il se tourna vers la foule, la regarda, et on vit ses yeux. Toute expression en avait disparu, exceptée celle, foudroyée, indélébile, inversée du monde, de son désir. La police entra. La patronne, dignement dressée près de son comptoir, l'attendait. -Trois fois que j'essaye de vous appeler. -Pauvre femme, dit quelqu'un. -Pourquoi? demanda Anne Desbaresdes. -On ne sait pas. L'homme, dans son délire, se vautrait sur le corps étendu de la femme. Un inspecteur le prit par le bras et le releva. Il se laissa faire. Apparemment, toute dignité l'avait quitté à jamais. Il scruta l'inspecteur d'un regard toujours absent du reste du monde. L'inspecteur le lâcha, sorti un carnet de sa poche, un crayon, lui demanda de décliner son identité, attendit. -Ce n'est pas la peine, je ne répondrai pas maintenant, dit l'homme. L'inspecteur n'insista pas et alla rejoindre ses collègues qui questionnaient la patronne, assise à la dernière table de l'arrière-salle. L'homme s'assit près de la femme morte, lui caressa les cheveux et lui sourit. Unjeune homme arriva en courant à la porte du café, un appareil-photo en bandoulière et le photographia ainsi, assis et souriant. Dans la lueur du magnésium, on put voir que la femme était jeune encore et qu'il y avait du sang qui coulait de sa bouche en minces filets épars et qu'il y en avait aussi sur le visage de l'homme qui l'avait embrassée. Dans la foule, quelqu'un dit: -C'est dégoûtant, et s'en alla. L’homme se recoucha de nouveau le long du corps de sa femme, mais un temps très court. Il resta là, dans une résolution apparemment tranquille, agrippé de nouveaux à elle de ses deux bras, le visage collé au sien dans le sang de sa bouche

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Séquence 4 : Neige ou la quête de l’Orient

Texte 1 : Incipit, chap 1,2,3

Maxence Fermine, 1999

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Séquence 4 : Neige ou la quête de l’Orient :

Texte 2 : « Les leçons de Soseki »

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Séquence 4 : Neige ou la quête de l’Orient

Texte 3 : Excipit

Maxence Fermine, 1999

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Séquence 4 :Neige, ou la quête de l’Orient.

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

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Activité complémentaire 1 : « Lettre à Paul Demeny », Rimbaud, 1871

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il

l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il la doit cultiver : cela semble simple : en tout cerveau

s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui

s'attribuent leur progrès intellectuel ! […]

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes

d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les

quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre

tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! -

Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre

l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crêve dans son bondissement par les choses inouïes et

innommables : viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est

affaissé!

[…]- Je reprends :

Donc le poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions. Si ce qu'il

rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue ;

- Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel viendra ! Il faut être académicien, plus mort

qu'un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser

sur la première lettre de l'alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! -

Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la

pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps, dans l'âme universelle : il

donnerait plus que la formule de sa pensée, que l'annotation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant

norme absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !

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Activité complémentaire 2 : L’art de l’estampe

« Daruma en méditation », « Branche de prunus en fleurs », Hokusai Katsushika1827

Hakuin Ekaku, 18ème siècle

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Activité 3 : Regards sur la société japonaise contemporaine actuelle (1S1)

Mishima, Le Château dans le ciel, 1986

Mishima, Le voyage de Chihiro, 2001

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Séquence 5 : Roberto Zucco, monstre ordinaire ou héros tragique

Texte 1 : « Le meurtre de la mère »

Bernard-Marie Koltès, 1989

La mère de Zucco, en tenue de nuit devant la porte fermée.[…]

ZUCCO - N'aies pas peur de moi, maman. J'ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoi aurais-tu peur de moi? Pourquoi est-ce que tu ne me donnerais pas mon treillis ? J'en ai besoin, maman, j'en ai besoin.

LA MÈRE. - Ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j'oublie que tu as tué ton père, que tu l'as jeté par la fenêtre, comme on jette une cigarette ? Et maintenant, tu es gentil avec moi. Je ne veux pas oublier que tu as tué ton père, et ta douceur me ferait tout oublier, Roberto.

ZUCCO. - Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat; même sales, même froissés, donne-les moi. Et puis je partirai, je te le jure.

LA MÈRE. - Est-ce moi, Roberto, est-ce moi qui t'ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si je n'avais pas accouché de toi ici, si je ne t'avais pas vu sortir, et suivi des yeux jusqu'à ce qu'on te pose dans ton berceau; si je n'avais pas posé, depuis le berceau, mon regard sur toi sans te lâcher, et surveillé chaque changement de ton corps au point que je n'ai pas vu les changements se faire et que je te vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n'est pas mon fils que j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains, ces grandes mains fortes qui n'ont jamais servi qu'à caresser le cou de ta mère, qu'à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a posé un tronc d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l'abîme ? Roberto, Roberto, une voiture qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la répare pas, Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre sur ses rails. On l'abandonne, on l'oublie. Je t'oublie, Roberto, je t'ai oublié.

ZUCCO. - Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.

LA MÈRE. – Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.) Et maintenant va-t'en, tu me l'as juré.

ZUCCO. – Oui, je l'ai juré.

Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre; elle gémit. Il la lâche et elle tombe, étranglée. Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.

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Séquence 5 : Roberto Zucco, monstre ordinaire ou héros tragique

Texte 2 : « Le vieux monsieur »

Bernard-Marie Koltès, 1989

VI MÉTRO Sous une affichette intitulée : «Avis de recherche », avec au centre, le portrait de Zucco, sans nom, assis, côte à côte sur le banc d’une station de métro, après l’heure de fermeture, un vieux monsieur et Zucco. (…) ZUCCO. - Je suis un garçon normal et raisonnable, monsieur. Je ne me suis jamais fait remarquer. M'auriez-vous remarqué si je ne m'étais pas assis à côté de vous ? J'ai toujours pensé que la meilleure manière de vivre tranquille était d'être aussi transparent qu'une vitre, comme un caméléon sur la pierre, passer à travers les murs, n'avoir ni couleur ni odeur; que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous, comme si vous n'étiez pas là. C'est une rude tâche d'être transparent; c'est un métier; c'est un ancien, très ancien rêve d'être invisible. Je ne suis pas un héros. Les héros sont des criminels. Il n'y a pas de héros dont les habits ne soient trempés de sang, et le sang est la seule chose au monde qui ne puisse pas passer inaperçue. C'est la chose la plus visible du monde. Quand tout sera détruit, qu'un brouillard de fin du monde recouvrira la terre, il restera toujours les habits trempés de sang des héros. Moi, j'ai fait des études, j'ai été un bon élève. On ne revient pas en arrière quand on a pris l'habitude d'être un bon élève. Je suis inscrit à l'université. Sur les bancs de la Sorbonne, ma place est réservée, parmi d'autres bons élèves au milieu desquels je ne me fais pas remarquer. Je vous jure qu'il faut être un bon élève, discret et invisible, pour être à la Sorbonne. Ce n'est pas une de ces universités de banlieue où sont les voyous et ceux qui se prennent pour des héros. Les couloirs de mon université sont silencieux et traversés par des ombres dont on n'entend même pas les pas. Dès demain je retournerai suivre mon cours de linguistique. C'est le jour, demain, du cours de linguistique. J'y serai, invisible parmi les invisibles, silencieux et attentif dans l'épais brouillard de la vie ordinaire. Rien ne pourrait changer le cours des choses, monsieur. Je suis comme un train qui traverse tranquillement une prairie et que rien ne pourrait faire dérailler. Je suis comme un hippopotame enfoncé dans la vase et qui se déplace très lentement et que rien ne pourrait détourner du chemin ni du rythme qu'il a décidé de prendre.(fin explication des 1S1) LE MONSIEUR. - On peut toujours dérailler, jeune homme, oui, maintenant je sais que n’importe qui peut dérailler, n'importe quand. Moi qui suis un vieil homme, moi qui croyais connaître le monde et la vie aussi bien que ma cuisine, patatras, me voici hors du monde, à cette heure qui n'en est pas une, sous une lumière étrangère, avec surtout l'inquiétude de ce qui se passera quand les lumières ordinaires se rallumeront, et que le premier métro passera, et que les gens ordinaires comme je l'étais envahiront cette station; et moi, après cette première nuit blanche, il va bien me falloir sortir, traverser la grille enfin ouverte, voir le jour alors que je n'ai pas vu la nuit. Et je ne sais rien maintenant de ce qui va se passer, de la manière dont je verrai le monde et dont le monde me verra ou ne me verra pas. Car je ne saurai plus ce qui est le jour et ce qui est la nuit, je ne saurai plus quoi faire, je vais tourner dans ma cuisine à la recherche de l'heure et tout cela me fait bien peur, jeune homme. Zucco. - Et y a de quoi avoir peur, en effet. LE MONSIEUR. - Vous bégayez, très légèrement; j'aime beaucoup cela. Cela me rassure. Aidez-moi, à l'heure où le bruit envahira ce lieu. Aidez-moi, accompagnez le vieil homme perdu que je suis, jusqu'à la sortie; et au-delà, peut-être. Les lumières de la station se rallument. Zucco aide le vieux monsieur à se lever et l'accompagne. Le premier métro passe. (fin explication des 1S3)

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Séquence 5 : Roberto Zucco, monstre ordinaire ou héros tragique

Texte 3 : « Zucco au soleil »

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Séquence 5:Roberto Zucco monstre ordinaire ou héros tragique ?

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

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Activité complémentaire 1 : Etude de la mise en scène de Lluis Pasqual

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Activité complémentaire 2 : Monstruosité et exemplarité du héros tragique, Œdipe Roi, Sophocle

LE MESSAGER. - Elle-même. Mais le plus douloureux de tout cela t'échappe : le spectacle du moins t'en aura été épargné. Malgré tout, dans la mesure où le permettra ma mémoire, tu vas savoir ce qu'a souffert l'infortunée. A peine a-t-elle franchi le vestibule que, furieuse, elle court vers le lit nuptial, en s'arrachant à deux mains les cheveux. Elle entre et violemment ferme la porte derrière elle. Elle appelle alors Laïos, déjà mort depuis tant d'années ; elle évoque" les enfants que jadis il lui donna et par qui il périt lui-même, pour laisser la mère à son tour donner à ses propres fils une sinistre descendance". Elle gémit sur la couche" où, misérable, elle enfanta un époux de son époux et des enfants de ses enfants" ! Comment elle périt ensuite, je l'ignore, car à ce moment Oedipe, hurlant, tombe au milieu de nous, nous empêchant d'assister à sa fin : nous ne pouvons plus regarder que lui. Il fait le tour de notre groupe ; il va, il vient, nous suppliant de lui fournir une arme, nous demandant où il pourra trouver" l'épouse qui n'est pas son épouse, mais qui fut un champ maternel à la fois pour lui et pour ses enfants". Sur quoi un dieu sans doute dirige sa fureur, car ce n'est certes aucun de ceux qui l'entouraient avec moi. Subitement, il poussa un cri terrible et, comme mené par un guide, le voilà qui se précipite sur les deux vantaux de la porte, fait fléchir le verrou qui saute de la gâche, se rue enfin au milieu de la pièce... La femme est pendue ! Elle est là, devant nous, étranglée par le noeud qui se balance au toit... Le malheureux à ce spectacle pousse un gémissement affreux. Il détache la corde qui pend, et le pauvre corps tombe à terre... C'est un spectacle alors atroce à voir. Arrachant les agrafes d'or qui servaient à draper ses vêtements sur elle, il les lève en l'air et il se met à en frapper ses deux yeux dans leurs orbites. "Ainsi ne verront-ils plus, dit-il, ni le mal que j'ai subi, ni celui que j'ai causé ; ainsi les ténèbres leur défendront-elles de voir désormais ceux que je n'eusse pas dû voir, et de manquer de reconnaître ceux que, malgré tout, j'eusse voulu connaître ! " Et tout en clamant ces mots, sans répit, les bras levés, il se frappait les yeux, et leurs globes en sang coulaient sur sa barbe. Ce n'était pas un suintement de gouttes rouges, mais une noire averse de grêle et de sang, inondant son visage !... Le désastre a éclaté, non par sa seule faute, mais par le fait de tous deux à la fois: c'est le commun désastre de la femme et de l'homme. Leur bonheur d'autrefois était hier encore un bonheur au sens vrai du mot : aujourd'hui, au contraire, sanglots, désastre, mort et ignominie, toute tristesse ayant un nom se rencontre ici désormais; pas une qui manque à l'appel !

LE CORYPHÉE. - Et, à présent, le misérable jouit-il de quelque relâche à sa peine ?

LE MESSAGER. - Il demande à grands cris" qu'on ouvre les portes et qu'on fasse voir à tous les cadméens celui qui tua son père et qui fit de sa mère... " - ses mots sont trop ignobles, je ne puis les redire. Il parle " en homme qui s'apprête à s'exiler lui-même du pays, qui ne peut plus y demeurer, puisqu'il se trouve sous le coup de sa propre imprécation". Pourtant, il a besoin d'un appui étranger, il a besoin d'un guide. Le coup qui l'a frappé est trop lourd à porter. Tu vas en juger par toi-même. On pousse justement le verrou de sa porte. Tu vas contempler un spectacle qui apitoierait même un ennemi.

Oedipe apparaît, la face sanglante, cherchant. Sa route à tâtons.

Mélodrame. LE CORYPHÉE. - ô disgrâce effroyable à voir pour des mortels - oui, la plus effroyable que j'aie jamais croisée sur mon chemin! Quelle démence, infortuné, s'est donc abattue sur toi ? Quel Immortel a fait sur ta triste fortune un bond plus puissant qu'on n'en fit jamais ? Ah ! Malheureux ! Non, je ne puis te regarder en face. Et cependant, je voudrais tant t'interroger, te questionner, t'examiner... Mais tu m'inspires trop d'effroi !

OEDIPE. - Hélas ! Hélas ! Malheureux que je suis! Où m'emportent mes pas, misérable? Où s'envole ma voix, en s'égarant dans l'air ? Ah ! Mon destin, où as-tu été te précipiter?

LE CORYPHÉE. - Dans un désastre, hélas ! Effrayant à voir autant qu'à entendre.

Agité. OEDIPE. - Ah ! Nuage de ténèbres. Nuage abominable, qui t'étend sur moi, immense, irrésistible, écrasant. Ah ! Comme je sens pénétrer en moi tout ensemble et l'aiguillon de mes blessures et le souvenir de mes maux !

LE CORYPHÉE. - Nul assurément ne sera surpris qu'au milieu de telles épreuves tu aies double deuil, double douleur à porter.

OEDIPE. - Ah ! Mon ami, tu restes donc encore, toi seul, à mes côtés? Tu consens donc encore à soigner un aveugle ? Ah ! Ce n'est pas un leurre : du fond de mes ténèbres, je reconnais ta voix.

LE CORYPHÉE. - Oh ! Qu’as-tu fait? Comment as-tu donc pu détruire tes prunelles? Quel dieu poussa ton bras ?

OEDIPE. - Apollon, mes amis! Oui, c'est Apollon qui m'inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. Mais aucune autre main n'a frappé que la mienne, malheureux.' Que pouvais-je encore voir dont la vue pour moi eût quelque douceur?

LE CHOEUR. - Las! Il n’est que trop vrai !

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OEDIPE. - Oui, que pouvais-je voir qui me pût satisfaire? Est-il un appel encore que je puisse entendre avec joie ? Ah ! Emmenez-moi loin de ces lieux bien vite! emmenez, mes amis, l'exécrable fléau, le maudit entre les maudits, l'homme qui parmi les hommes est le plus abhorré des dieux !

LE CORYPHÉE. - Ton âme te torture autant que ton malheur. Comme j'aurais voulu que tu n'eusses rien su !

OEDIPE. -- Ah ! Quel qu'il fût, maudit soit l'homme qui, sur l'herbe d'un pâturage, me prit par ma cruelle entrave, me sauva de la mort, me rendit à la vie ! Il ne fit rien là qui dût me servir. Si j'étais mort à ce moment, ni pour moi ni pour les miens je ne fusse devenu l'affreux chagrin que je suis aujourd'hui.

LE CHOEUR. - Moi aussi, c'eût été mon voeu.

OEDIPE. - Je n'eusse pas été l'assassin de mon père ni aux yeux de tous les mortels l'époux de celle à qui je dois le jour; tandis qu'à cette heure, je suis un sacrilège, fils de parents impies, qui a lui-même des enfants de la mère dont il est né. S'il existe un malheur au-delà du malheur, c'est là, c'est là le lot d'Oedipe !

LE CORYPHÉE. - Je ne sais vraiment comment justifier ta résolution. Mieux valait pour toi ne plus vivre que vivre aveugle à jamais.

OEDIPE. - Ah ! Ne me dis pas que ce que j'ai fait n'était pas le mieux que je pusse faire ! Epargne-moi et leçons et conseils !... Et de quels yeux, descendu aux Enfers, eussé-je pu, si j'y voyais, regarder mon père et ma pauvre mère, alors que j'ai sur tous les deux commis des forfaits plus atroces que ceux pour lesquels on se pend ? Est-ce la vue de mes enfants qui aurait pu m'être agréable ? - des enfants nés comme ceux-ci sont nés ! Mes yeux, à moi, du moins ne les reverront pas, non plus que cette ville, ces murs, ces images sacrées de nos dieux, dont je me suis exclu moi-même, infortuné, moi, le plus glorieux des enfants de Thèbes, le jour où j'ai donné l'ordre formel à tous de repousser le sacrilège, celui que les dieux mêmes ont révélé impur, l'enfant de Laïos ! Et après avoir de la sorte dénoncé ma propre souillure, j'aurais pu les voir sans baisser les yeux? Non, non! Si même il m'était possible de barrer au flot des sons la route de mes oreilles, rien ne m'empêcherait alors de verrouiller mon pauvre corps, en le rendant aveugle et sourd tout à la fois. Il est si doux à l'âme de vivre hors de ses maux !... Ah ! Cithéron, pourquoi donc m'as-tu recueilli? Que ne m'as-tu plutôt saisi et tué sur l'heure ! Je n'eusse pas ainsi dévoilé aux humains de qui j'étais sorti... ô Polybe, à Corinthe, et toi, palais antique, toi qu'on disait le palais de mon père, sous tous ces beaux dehors, quel chancre malfaisant vous nourrissiez en moi ! J'apparais aujourd'hui ce que je suis en fait: un criminel, issu de criminels... ô double chemin! val caché! Bois de chênes ! O étroit carrefour où se joignent deux routes ! Vous qui avez bu le sang de mon père versé par mes mains, avez-vous oublié les crimes que j'ai consommés sous vos yeux, et ceux que j'ai plus tard commis ici encore ? Hymen, hymen à qui je dois le jour, qui, après m'avoir enfanté, as une fois de plus lait lever la même semence et qui, de la sorte, as montré au monde des pères, frères, enfants, tous de même sang! Des épousées à la fois femmes et mères les pires hontes des mortels... Non, non ! Il est des choses qu'il n'est pas moins honteux d'évoquer que de faire. Vite, au nom des dieux, vite, cachez-moi quelque part, loin d'ici ; tuez-moi, ou jetez-moi à la mer, en un lieu où vous ne me voyiez jamais plus... Venez, daignez toucher un malheureux. Ah ! Croyez-moi, n'ayez pas peur: mes maux à moi, il n'est point d'autre mortel qui soit fait pour les porter.

LE CORYPHÉE. - Mais, pour répondre à tes demandes

Traduction Philippe Renault