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LECTURES ANALYTIQUES

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Lecture analytique n°1

Etienne de LA BOETIE, Discours de la servitude volontaire, 1574

Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres1 à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous

laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler

et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à

vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissât seulement la

moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous 5

viennent pas des ennemis, mais certes bien de l'ennemi2, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de

celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de

vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus

que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, ce sont les moyens que vous

lui fournissez pour vous détruire. D'où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n'est de vous ? Comment a-10

t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne vous les emprunte? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas

aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s'il

n'était d'intelligence3 avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n'étiez les receleurs4 du larron5 qui

vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? [...] Vous vous affaiblissez

afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte6. Et de tant d'indignités que les 15

bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez,

même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.

Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais

seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous

son poids et se rompre. 20

1.Opiniâtre : tenace, obstiné. 2.Ennemi : l'auteur désigne ici la personne qui exerce le pouvoir et prive le peuple de sa liberté. 3.Intelligence : complicité secrète. 4.Receleur : personne qui possède des biens acquis malhonnêtement. 5.Larron : brigand, voleur. 6.Tenir plus rudement la bride plus courte : maintenir fortement sous son autorité en réduisant la liberté d'action.

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Lecture analytique n°2

Jean-Jacques ROUSSEAU, « Confessions », livre I, 1782 (posthume).

Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les

passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité,

complaisance1, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si

terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus : quel renversement d'idées ! Quel

désordre de sentiments ! Quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être 5

intelligent et moral ! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible, car pour moi je ne me sens pas capable

de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.

Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me

mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un

châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu 10

sensible ; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. [...]

Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces moments me seront toujours présents quand je

vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé

dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent2 ma première émotion, et ce sentiment,

relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout 15

intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit

l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés

d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces

misérables, dussé-je3 cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage4 à poursuivre à la course ou à coups de

pierre un coq, une vache, un chien, un animal que j'en voyais tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se 20

sentait le plus fort.

1.Complaisance : soins attentifs. 2.Rendre : renvoyer à. 3.Dussé-je : même si je devais. 4.En nage : en sueur.

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Lecture analytique n°3

Victor HUGO, Les Caves de Lille, discours rédigé en février-mars 1851

Ah ! Messieurs ! Je ne fais injure au cœur de personne, si ceux qui s'irritent à mes paroles en ce moment

avaient vu ce que j'ai vu, s'ils avaient vu comme moi de malheureux enfants vêtus de guenilles mouillées qui

ne sèchent pas de tout l'hiver, d'autres qui ont toujours envie de dormir parce que, pour gagner leurs trois ou

quatre misérables sous par jour, on les arrache de trop bonne heure à leur sommeil, d'autres qui ont toujours

faim et qui, s'ils trouvent dans la rue, dans la boue, des feuilles vertes, les essuient et les mangent, s'ils avaient 5

vu les pères et les mères de ces pauvres petits êtres, qui souffrent bien plus encore, car ils souffrent dans eux-

mêmes et dans leurs enfants, s'ils avaient vu cela comme moi, ils auraient le cœur serré comme je l'ai en ce

moment, et, j'en suis sûr, et je leur fais cet honneur d'en être sûr, loin de m'interrompre, ils me soutiendraient,

et ils me crieraient : courage! Parlez pour les pauvres! Car, eh mon Dieu ! Pourquoi vous méprenez-vous ?

Parler pour les pauvres, ce n'est pas parler contre les riches ! À quelque opinion qu'on appartienne, est-ce que 10

ce n'est pas votre avis à tous ? On n'a plus de passions politiques en présence de ceux qui souffrent ! Et on ne

se sent plus au fond de soi qu'un cœur qui souffre avec eux et une âme qui prie pour eux !

Messieurs, allez à Rouen, allez à Lyon, à Reims, à Amiens, à Tourcoing, à Roubaix, visitez ici, à Paris, visitez à

fond nos faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, vous y constaterez des faits pareils à ceux que je vous ai

signalés, des faits pires! Sortez des villes, explorez les campagnes, là encore, comme vous l'a dit notre 15

honorable collègue M. Arago, d'inexprimables dénuements se dresseront devant vous, et vous ne trouverez

qu'une chose à comparer aux détresses industrielles, ce sont les détresses agricoles.

Messieurs, on est venu plus d'une fois jeter le cri d'alarme dans cette Assemblée. On vous a dit, comme je

viens de le faire, mais à un point de vue autre que le mien, au point de vue du passé, tandis que je me place,

moi, au point de vue de l'avenir, on vous a dit que le mal croissait, que le flot montait, que le danger social 20

grandissait d'instant en instant. On a signalé à vos sévérités les plus implacables de grands conspirateurs, de

grands coupables, l'esprit de scepticisme, l'esprit de doute, l'esprit d'examen. Eh bien! Moi aussi, je viens faire

ma dénonciation à cette tribune. Messieurs, je vous dénonce la misère !

Je vous dénonce la misère, qui est le fléau d'une classe et le péril de toutes ! Je vous dénonce la misère qui

n'est pas seulement la souffrance de l'individu, qui est la ruine de la société, la misère qui a fait les jacqueries1, 25

qui a fait Buzançais2, qui a fait juin 18483! Je vous dénonce la misère, cette longue agonie du pauvre qui se

termine par la mort du riche ! Législateurs, la misère est la plus implacable ennemie des lois ! Poursuivez-la,

frappez-la, détruisez-la ! Car, je ne me lasserai jamais de le redire, on peut la détruire ! la misère n'est pas

éternelle ! Non ! Je le répète en dépit des murmures, non, elle n'est pas éternelle! Il est dans sa loi de

décroître et de disparaître. La misère, comme l'ignorance, est une nuit, et à toute nuit doit succéder le jour. La 30

force des choses, qui est le travail d'en haut4, tend à détruire la misère. Eh bien ! À la force des choses,

ajoutons l'effort des hommes, à l'action providentielle, unissons l'action sociale, et nous triompherons.

1.Jacquerie : insurrection populaire, notamment paysanne. 2.Buzançais : le 13 janvier 1847, alors que la France connaît une année de disette, un chargement de blé est saisi par des habitants de Buzançais qui souffrent de la faim. Le roi Louis-Philippe réprime violemment cette action. Trois villageois sont guillotinés et vingt-et-un envoyés aux travaux forcés. 3.Juin 1848 : de violentes émeutes éclatent à Paris. 4.Travail d'en haut : l'œuvre de Dieu, il est question ici de la Providence.

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Lecture analytique n°4

Agrippa d'AUBIGNE, Je veux peindre la France, « Les Tragiques », I, Misères, v.97-130,

1616

Je veux peindre la France une mère affligée,

Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts

Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups

D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage 5

Dont nature donnait à son besson l'usage ;

Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,

Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,

Si que, pour arracher à son frère la vie,

Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie. 10

Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui,

Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,

À la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l'autre un combat dont le champ et la mère.

Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, 15

Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;

Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,

Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.

Leur conflit se rallume et fait si furieux

Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux. 20

Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,

Succombe à la douleur, mi vivante, mi morte ;

Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,

Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.

Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle 25

Celui qui a le droit et la juste querelle,

Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las

Viole en poursuivant l'asile de ses bras.

Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;

Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, 30

Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;

Or vivez de venin, sanglante géniture,

Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »

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Lecture analytique n°5

Pierre de RONSARD, « Discours des misères du temps » (v.115-193), 1562

Ce monstre arme le fils contre son propre père,

Et le frère, ô malheur, arme contre son frère,

La sœur contre la sœur, et les cousins germains

Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains,

L’oncle fuit son neveu, le serviteur son maître, 5

La femme ne veut plus son mari reconnaître.

Les enfants sans raison disputent de la foi,

Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loi.

L'artisan par ce monstre a laissé sa boutique,

Le pasteur ses brebis, l'avocat sa pratique, 10

Sa nef le marinier, sa foire le marchand,

Et par lui le prud’homme est devenu méchant.

L'écolier se débauche, et de sa faux tortue

Le laboureur façonne une dague pointue,

Une pique guerrière il fait de son râteau, 15

Et l'acier de son coutre il change en un couteau.

Morte est l'autorité; chacun vit en sa guise;

Au vice déréglé la licence est permise;

Le désir, l'avarice et l'erreur insensé

Ont sens dessus-dessous le monde renversé. 20

On fait des lieux sacrés une horrible voirie,

Une grange, une étable et une porcherie,

Si bien que Dieu n'est sûr en sa propre maison.

Au ciel est revolée et Justice et Raison,

Et en leur place, hélas! règnent le brigandage, 25

La force, le harnois, le sang et le carnage.

Tout va de pis en pis: le sujet a brisé

Le serment qu'il devait à son Roi méprisé;

Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence

Ainsi qu'une Furie agite notre France. 30

Qui, farouche à son prince, opiniâtre suit

L’erreur d’un étranger, qui folle la conduit.

Tel voit-on le poulain dont la bouche trop forte

Par bois et par rochers son écuyer emporte,

Et malgré l’éperon, la houssine, et la main, 35

Se gourme de sa bride, et n’obéit au frein :

Ainsi la France court en armes divisée,

Depuis que la raison n’est plus autorisée.

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Lecture analytique n°6

Victor HUGO, L’expiation (vers 1 à 28 ), « Les châtiments », 1853

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.

Pour la première fois l'aigle baissait la tête.

Sombres jours ! l'empereur revenait lentement,

Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.

Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche. 5

Après la plaine blanche une autre plaine blanche.

On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.

Hier la grande armée, et maintenant troupeau.

On ne distinguait plus les ailes ni le centre :

Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre 10

Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés

On voyait des clairons à leur poste gelés

Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,

Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.

Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs, 15

Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,

Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.

Il neigeait, il neigeait toujours ! la froide bise

Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,

On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus. 20

Ce n'étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre ;

C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,

Une procession d'ombres sous le ciel noir.

La solitude vaste, épouvantable à voir,

Partout apparaissait, muette vengeresse. 25

Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse

Pour cette immense armée un immense linceul.

Et, chacun se sentant mourir, on était seul.

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Lecture analytique n°7

Arthur RIMBAUD, Le Dormeur du Val, « Poésie », 1870

C'est un trou de verdure où chante une rivière,

Accrochant follement aux herbes des haillons

D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,

Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, 5

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme : 10

Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit

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Lecture analytique n°8

Louis ARAGON, La guerre et ce qui s’ensuivit, « Roman inachevé », 1956

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve

On glissera le long de la ligne de feu

Quelque part ça commence à n'être plus du jeu

Les bonshommes là-bas attendent la relève

Et nous vers l'est à nouveau qui roulons Voyez 5

La cargaison de chair que notre marche entraîne

Vers le fade parfum qu'exhalent les gangrènes

Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n'en reviendras pas toi qui courais les filles

Jeune homme dont j'ai vu battre le cœur à nu 10

Quand j'ai déchiré ta chemise et toi non plus

Tu n'en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu'un obus a coupé par le travers en deux

Pour une fois qu'il avait un jeu du tonnerre

Et toi le tatoué l'ancien Légionnaire 15

Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule train des dernières lueurs

Les soldats assoupis que ta danse secoue

Laissent pencher leur front et fléchissent le cou

Cela sent le tabac la laine et la sueur 20

Comment vous regarder sans voir vos destinées

Fiancés de la terre et promis des douleurs

La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs

Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour 25

Arrêt brusque et quelqu'un crie Au jus là-dedans

Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents

Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit

Déjà vous n'êtes plus qu'un mot d'or sur nos places 30

Déjà le souvenir de vos amours s'efface Déjà vous n'êtes plus que pour avoir péri.

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Lecture analytique n°9

BEAUMARCHAIS, Le mariage de Figaro, Acte I Scène 1

Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de

malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne

attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d'orange, appelé

chapeau de la mariée.

FIGARO, SUZANNE

FIGARO. Dix-neuf pieds sur vingt-six.

SUZANNE. Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau ; le trouves-tu mieux ainsi ?

FIGARO lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ? que ce joli

bouquet virginal, élevé sur la tête d'une belle fille, est doux, le matin des noces,

à l'œil amoureux d'un époux !...

SUZANNE se retire. Que mesures-tu donc là, mon fils ?

FIGARO. Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous

donne aura bonne grâce ici.

SUZANNE. Dans cette chambre ?

FIGARO. Il nous la cède.

SUZANNE. Et moi, je n'en veux point.

FIGARO. Pourquoi ?

SUZANNE. Je n'en veux point.

FIGARO. Mais encore ?

SUZANNE. Elle me déplaît.

FIGARO. On dit une raison.

SUZANNE. Si je n'en veux pas dire ?

FIGARO. Oh ! quand elles Sont sûres de nous !

SUZANNE. Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. ES-tu

mon serviteur, ou non ?

FIGARO. Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus

commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si Madame est

incommodée, elle sonnera de son côté ; zeste, en deux pas tu es chez elle.

Monseigneur veut-il quelque chose ? il n'a qu'à tinter du sien ; crac, en trois

sauts me voilà rendu.

SUZANNE. Fort bien ! Mais quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque

bonne et longue commission, zeste, en deux pas, il est à ma porte, et crac, en

trois sauts...

FIGARO. Qu'entendez-vous par ces paroles ?

SUZANNE. Il faudrait m'écouter tranquillement.

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FIGARO. Eh, qu'est-ce qu'il y a ? bon Dieu !

SUZANNE. Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs,

monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa

femme ; c'est sur la tienne, entends-tu, qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espéra

que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal BAZILE, honnête agent de

ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me

donnant leçon.

FIGARO. BAZILE ! à mon mignon, si jamais volée de bois vert appliquée sur une

échine, a dûment redressé la mœlle épinière à quelqu'un...

SUZANNE. Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu'on me donne était pour les

beaux yeux de ton mérite ?

FIGARO. J'avais assez fait pour l'espérer.

SUZANNE. Que les gens d'esprit sont bêtes !

FIGARO. On le dit.

SUZANNE. Mais c'est qu'on ne veut pas le croire.

FIGARO. On a tort.

SUZANNE. Apprends qu'il la destine à obtenir de moi secrètement certain quart

d'heure, seul à seule, qu'un ancien droit du seigneur... Tu mis s'il était triste ?

FIGARO. Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant, n'eût pas

aboli, ce droit honteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses domaines.

SUZANNE. Eh bien, s'il l'a détruit, il s'en repent ; et c'est de ta fiancée qu'il veut

le racheter en secret aujourd'hui.

FIGARO, se frottant la tête. Ma tête s'amollit de surprise, et mon front fertilisé... SUZANNE. Ne le frotte donc pas !

FIGARO. Quel danger ?

SUZANNE, riant. S'il y venait un petit bouton, des gens superstitieux...

FIGARO. Tu ris, friponne ! Ah ! s'il y avait moyen d'attraper ce grand trompeur,

de le faire donner dans un bon piège, et d'empocher son or !

SUZANNE. De l'intrigue et de l'argent, te voilà dans ta sphère.

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Lecture analytique n°10

BEAUMARCHAIS, Le mariage de Figaro, Acte I Scène 10

CHÉRUBIN, SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE, FANCHETTE,

BAZILE. Beaucoup de valets, paysannes, paysans vêtus de blanc

FIGARO, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans

blancs, parle à la Comtesse. Il n'y a que vous, Madame, qui puissiez nous

obtenir cette faveur.

LA COMTESSE. Vous le voyez, monsieur le Comte, ils me supposent un Crédit

que je n'ai point, mais comme leur demande n'est pas déraisonnable...

LE COMTE, embarrassé. Il faudrait qu'elle le fut beaucoup...

FIGARO, bas à Suzanne. Soutiens bien mes efforts.

SUZANNE, bas à Figaro. Qui ne mèneront à rien.

FIGARO, bas. Va toujours.

LE COMTE, à Figaro. Que voulez,vous ?

FIGARO. Monseigneur, vos vassaux, touchés de l'abolition d'un certain droit

fâcheux que votre amour pour Madame...

LE COMTE. Eh bien, Ce droit n'existe plus. Que veux-tu dire ?...

FIGARO, malignement. Qu'il est bien temps que la vertu d'un si bon maître

éclate ; elle m'est d'un tel avantage aujourd'hui que je désire être le premier à

la célébrer à mes noces.

LE COMTE, plus embarrassé. Tu te moques, ami ! L'abolition d'un droit honteux

n'est que l'acquit d'une dette envers l'honnêteté. Un Espagnol peut vouloir

conquérir la beauté par des soins ; mais en exiger le premier, le plus doux

emploi, Comme une servile redevance, ah ! C'est la tyrannie d'un Vandale, et

non le droit avoué d'un noble Castillan.

FIGARO, tenant Suzanne par la main. Permettez donc que Cette jeune créature,

de qui votre sagesse a préservé l'honneur, reçoive de votre main,

publiquement, la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs,

symbole de la pureté de vos intentions : adoptez-en la cérémonie pour tous les

mariages, et qu'un quatrain chanté en chœur rappel à jamais le souvenir...

LE COMTE, embarrassé. Si je ne savais pas qu'amoureux, poète et musicien Sont

trois titres d'indulgence pour toutes les folies...

FIGARO. Joignez-vous à moi, mes amis !

TOUS ENSEMBLE. Monseigneur ? Monseigneur !

SUZANNE, au comte. Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien ?

LE COMTE, à part. La perfide !

FIGARO. Regardez-la donc, Monseigneur. Jamais plus jolie fiancée ne montrera

mieux la grandeur de votre sacrifice.

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SUZANNE. Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu.

LE COMTE, à part. C'est un jeu que tout ceci.

LA COMTESSE. Je me joins à eux, monsieur le Comte ; et cette cérémonie me

sera toujours chère, puisqu'elle doit son motif à l'amour charmant que vous

aviez pour moi.

LE COMTE. Que j'ai toujours, Madame ; et c'est à ce titre que je me rends.

TOUS ENSEMBLE. Vivat !

LE COMTE, à part. Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus

d'éclat, je voudrais seulement qu'on la remît à tantôt. (A part.) Faisons vite

chercher Marceline.

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Lecture analytique n°11

BEAUMARCHAIS, Le mariage de Figaro, Acte II Scène 1

Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve,

une estrade au-devant. La porte pour entrer s'ouvre et se ferme à la troisième

coulisse à droite ; celle d'un cabinet, à la première coulisse à gauche.

Une porte dans le fond va chez les femmes. Une fenêtre s'ouvre de l'autre côté.

SUZANNE, LA COMTESSE entrent par la porte à droite

LA COMTESSE se jette dans une bergère. Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi

tout dans le plus grand détail.

SUZANNE. Je n'ai rien Caché à Madame.

LA COMTESSE. Quoi ! Suzon, il voulait te séduire ?

SUZANNE. Oh ! que non ! Monseigneur n'y met pas tant de façon avec sa

servante : il voulait m'acheter.

LA COMTESSE. Et le petit page était présent ?

SUZANNE. C'est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de

vous demander sa grâce.

LA COMTESSE. Eh, pourquoi ne pas s'adresser à moi-même ? est-Ce que je

l'aurais refusé, Suzon ?

SUZANNE. C'est ce que j'ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter

Madame ! Ah ! Suzon, qu'elle est noble et belle ! mais qu'elle est imposante !

LA COMTESSE. Est-ce que j'ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l'ai toujours protégé.

SUZANNE. Puis il. a vu votre ruban de nuit que je tenais : il s'est jeté dessus...

LA COMTESSE, souriant. Mon ruban ?... Quelle enfance !

SUZANNE. J'ai voulu le lui ôter ; madame, C'était un lion ; ses yeux brillaient...

Tu ne l'auras qu'avec ma vie, disait-il en formant sa petite voix douce et grêle.

LA COMTESSE, rêvant. Eh bien, Suzon ?

SUZANNE. Eh bien, madame, est-ce qu'on peut titre finir ce petit démon-là ?

Ma marraine par-ci ; je voudrais bien par l'autre ; et parce qu'il n'oserait

seulement baiser la robe de Madame, il voudrait toujours m'embrasser, moi.

LA COMTESSE, rêvant. Laissons... laissons ces folies... Enfin, ma pauvre Suzanne,

mon époux a fini par te dire ?...

SUZANNE. Que si je ne voulais pas l'entendre, il allait protéger Marceline.

LA COMTESSE se lève et se promène en se servant fortement de l'éventail. Il ne

m'aime plus du tout.

SUZANNE. Pourquoi tant de jalousie ?

LA COMTESSE. Comme tous les maris, ma Chère ! uniquement par orgueil. Ah ?

je l'ai trop aimé l'je l'ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour ; voilà

mon seul tort avec lui : mais je n'entends pas que cet honnête aveu te nuise, et

Page 15: LECTURES ANALYTIQUES Ce descriptif comporte 16 lectures

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tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il ?

SUZANNE. Dés qu'il verra partir la Chasse.

LA COMTESSE, se servant de l'éventail. Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il

fait une Chaleur ici ! ...

SUZANNE. C'est que Madame parle et marche avec action. Elle va ouvrir la

croisée du fond.

LA COMTESSE, rêvant longtemps, sans cette Constance à me fuir... Les hommes

sont bien Coupables !

SUZANNE crie de la fenêtre. Ah ! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le

grand potager, suivi de PEDRILLE, avec deux, trois, quatre lévriers.

LA COMTESSE. Nous avons du temps devant nous. (Elle s'assied.) On frappe,

Suzon ?

SUZANNE court ouvrir en chantant. Ah ! C'est mon Figaro ! Ah ! C'est mon

Figaro !

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Lecture analytique n°12

BEAUMARCHAIS, Le mariage de Figaro, Acte III Scène 5

FIGARO, à part. Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.

LE COMTE. Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour ?.

FIGARO. Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi.

LE COMTE. Je la préviens sur tout, et la comble de présents.

FIGARO. Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui

nous prive du nécessaire ?

LE COMTE.... Autrefois tu me disais tout.

FIGARO. Et maintenant je ne vous cache rien.

LE COMTE. Combien la Comtesse f a-t-elle donné pour cette belle association ?.

FIGARO. Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ?

Tenez, Monseigneur, n'humilions pas l'homme qui nous sert bien, crainte d'en

faire un mauvais valet.

LE COMTE. Pourquoi faut-il qu'il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?

FIGARO. C'est qu'on en voit partout quand on cherche des torts.

LE COMTE. Une réputation détestable !.

FIGARO. Et si je vaux mieux qu'elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent

en dire autant ?

LE COMTE. Cent fois je t'ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.

FIGARO. Comment voulez-vous ? la foule est là : chacun veut courir : on se

presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste est écrasé.

Aussi c'est fait ; pour moi, j'y renonce.

LE COMTE. A la fortune ? (A part.) Voici du neuf.

FIGARO, (à part) A mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m'a gratifié

de la Conciergerie du château ; c'est un fort joli sort : à la vérité, je ne serai pas

le courrier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux

avec ma femme au fond de l'Andalousie...

LE COMTE. Qui t'empêcherait de l'emmener à Londres ?

FIGARO. Il faudrait là quitter si souvent que j'aurais bientôt du mariage par-

dessus la tête.

LE COMTE. Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans

les bureaux.

FIGARO. De l'esprit pour s'avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et

rampant, et l'on arrive à tout.

LE COMTE.... Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique.

FIGARO. Je la sais.

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LE COMTE. Comme l'anglais, le fond de la langue !

FIGARO. Oui, s'il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on

sait, de savoir tout ce qu'on ignore ; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de

ne point ouïr ce qu'on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir

souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point ; s'enfermer pour tailler

des plumes, et paraître profond quand on n'est, comme on dit, que vide et

creux ; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner

des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d'ennoblir la

pauvreté des moyens par l'importance des objets : voilà toute la politique, ou je

meure !

LE COMTE. Et ! C'est l'intrigue que tu définis !

FIGARO, La politique, l'intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu

germaines, en fasse qui voudra ! J'aime mieux ma mie, à gué ! Comme dit la

Chanson du bon Roi.

LE COMTE, à part. Il veut rester. J'entends... Suzanne m'a trahi.

FIGARO, à part. Je l'enfile, et le paye en sa monnaie.

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Lecture analytique n°13

Albert CAMUS, L’étranger, 1942

Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de

l'asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C'était

peut-être hier.

L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à

deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai 5

demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse

pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit : « Ce n'est pas de ma faute. » Il n'a pas

répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser.

C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand

il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après 10

l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste,

comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a dit : « On n'a qu'une

mère. » Quand je suis parti, ils m'ont accompagné à la porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu

que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son 15

oncle, il y a quelques mois.

J'ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela

sans doute, ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me

suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé

contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit « oui » pour n'avoir 20

plus à parler.

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Lecture analytique n°14

Albert CAMUS, L’étranger, Partie I, chapitre V (extrait), 1942

Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé si je voulais me marier avec elle. J’ai dit

que cela m’était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je

l’aimais. J’ai répondu comme je l’avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans

doute je ne s l’aimais pas. « Pourquoi m’épouser alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela

n’avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D’ailleurs, c’était elle 5

qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une

chose grave. J’ai répondu : « Non. » Elle s’est tue un moment et elle m’a regardé en silence. Puis elle

a 10 parlé. Elle voulait simplement savoir si j’aurais accepté la même proposition venant d’une autre

femme, à qui je serais attaché de la même façon. J’ai dit : « Naturellement. » Elle s’est demandé alors

si elle m’aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle 10

a murmuré que j’étais bizarre, qu’elle m’aimait sans doute à cause de cela mais que peut- is être un

jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n’ayant rien à ajouter, elle m’a

pris le bras en souriant et elle a déclaré qu’elle voulait se marier avec moi. J’ai répondu que nous le

ferions dès qu’elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la proposition du patron1 et Marie m’a dit

qu’elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j’y avais vécu dans un temps et elle 20 m’a 15

demandé comment c’était. Je lui ai dit : « C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens

ont la peau blanche. »

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Lecture analytique n°15

Albert CAMUS, L’étranger, 1942

J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de

soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré

tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai

attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes

sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout 5

me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je

ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne

me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant.

Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière

a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même 10

instant, la sueur amassée dans mes souris cils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes

d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne

sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du

couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux

douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé 15

que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et

j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est

là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil.

J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été

heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y 20

parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

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Lecture analytique n°16

Albert CAMUS, L’étranger, 1942

Lui parti, j’ai retrouvé mon calme. J’étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette. Je crois que j’ai

dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient

jusqu’à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix

de cet été endormi entrait en moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des

sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m’était à jamais 5

indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à maman. Il m’a semblé que je

comprenais pourquoi à la fin d’une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à

recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s’éteignaient, le soir était comme

une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre.

Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout 10

revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée

de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De

l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore.

Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait

beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. 15

Page 22: LECTURES ANALYTIQUES Ce descriptif comporte 16 lectures

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DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

Séquence 1 : Comment l’indignation permet-elle d’affirmer son humanité ?

Page 23: LECTURES ANALYTIQUES Ce descriptif comporte 16 lectures

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Lecture complémentaire

Jean ANOUIH, « Antigone », 1944

Le devoir face à la liberté

Antigone est cillée jeter de la terre sur le corps de son frère contre la décision de Créon. Ce dernier ne veut pas la

condamner à mort et lui propose d'étouffer l'affaire. Antigone s'obstine. Ils en viennent à confronter leur conception de

l'engagement : Créon incarne le devoir et Antigone la révolte.

Créon : Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si jamais autre chose dans la vie que d'être

puissant...

Antigone : Il fallait dire non, alors !

Créon : Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne

m'a pas paru honnête. J'ai dit oui. 5

Antigone : Eh bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit « oui» ! [...] Moi, je peux dire « non » encore à tout ce

que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez

seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ». Créon : Écoute-moi.

Antigone : Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit «oui». Je n'ai plus rien à apprendre de vous.

Pas vous. Vous êtes là à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est pour m'écouter jusqu'au bout. 10

Créon : Tu m'amuses !

Antigone : Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus

commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un

bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela

que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur. Créon, sourdement : Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te 15

faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.

Antigone : Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-

être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ? Créon : Je te l'ai dit.

Antigone : Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela,

être roi ! Créon : Oui, c'est cela ! 20

Antigone : Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont faits au bras,

avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

Françoise Gillard (Antigone) et Bruno Raffaelli (Créon) dans Antigone de Jean Anouilh (1944), pièce mise en scène

par Marc Paquien au Théâtre du Vieux-Colombier, à Paris en 2012.

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Lecture complémentaire

Stéphane HESSEL, « Indignez-vous !», Indigène éditions, 2010

En quoi l'indignation reflète-t-elle une implication dans la société ?

Stéphane Hessel 1917-2013 Stéphane Hessel se fait connaître du grand public en 2010, après la publication de l'essai

Indignez-vous \ Dans cet ouvrage, il revient sur son parcours et ses engagements. Entré dans la Résistance en 1941,

il est arrêté et déporté. Après la guerre, Stéphane Hessel devient diplomate. Il est nommé ambassadeur de France

auprès des Nations unies en 1977.

Une indignation essentielle : Dans ce court essai, Stéphane Hessel s'appuie sur sa propre expérience pour montrer

combien l'indignation est essentielle. L'auteur exprime ses sujets d'indignation et appelle chacun à s'indigner.

Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous, d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux. Quand quelque

chose vous indigne comme j'ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce

courant de l'histoire et le grand courant de l'histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus 5

de justice, plus de liberté mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler. Ces droits, dont la

Déclaration universelle a rédigé le programme en 1948, sont universels. Si vous rencontrez quelqu'un qui n'en

bénéficie pas, plaignez-le, aidez-le à les conquérir. [...]

C'est vrai, les raisons de s'indigner peuvent paraître aujourd'hui moins nettes ou le monde trop complexe. Qui

commande, qui décide ? Il n'est pas toujours facile de distinguer entre tous les courants qui nous gouvernent. 10

Nous n'avons plus affaire à une petite élite dont nous comprenons clairement les agissements. C'est un vaste

monde, dont nous sentons bien qu'il est interdépendant1. Nous vivons dans une interconnectivité2 comme jamais

encore il n'en a existé. Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder,

chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l'indifférence, dire « je

n'y peux rien, je me débrouille ». En vous comportant ainsi, vous perdez i l'une des composantes essentielles qui 15

fait l'humain. Une des composantes indispensables : la faculté d'indignation et l'engagement qui en est la

conséquence.

« Indignez-vous ! » a été traduit en trente-quatre langues et s'est vendu à plus de quatre millions d'exemplaires à

travers le monde. Le titre du livre devient rapidement le slogan de nombreuses manifestations en Europe et

inspire un mouvement de contestation nommé «Les Indignés». 20

1.Interdépendant : dont les éléments dépendent les uns des autres. 2.Interconnectivité : état de ce qui est interconnecté.

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Lecture complémentaire

Paul ELUARD, Préface de L'Honneur des poètes, « Poèmes retrouvés », 1943

L'indignation comme résistance

En 1943, un recueil intitulé L'Honneur des poètes est publié clandestinement pour les éditions de Minuit. Paul

Eluard, Louis Aragon, Vercors, Jean Tardieu, Eugène Guillevic et de nombreux autres poètes, dissimulés sous

des pseudonymes, contribuent à ce recueil. Paul Eluard en rédige la préface.

Whitman1 animé par son peuple, Hugo appelant aux armes, Rimbaud aspiré par la Commune2, Maïakovski3

exalté exaltant, c'est vers l'action que les poètes à la vue immense sont un jour ou l'autre entraînés. Leur 5

pouvoir sur les mots étant absolu, la poésie ne saurait jamais être diminuée par le contact plus ou moins rude

du monde extérieur. La lutte ne peut que leur rendre des forces.

Il est temps de redire, de proclamer que les poètes sont des hommes comme les autres, puisque les meilleurs

d'entre eux ne cessent de soutenir que tous les hommes sont ou peuvent être à l'échelle du poète.

Devant le péril aujourd'hui couru par l'homme, des poètes nous sont venus de tous les points de l'horizon 10

français. Une fois de plus, la poésie mise au défi se regroupe, retrouve un sens précis à sa violence latente,

crie, accuse, espère.

1.Walt Whitman (1819-1892) : poète américain célébrant le peuple américain et la démocratie. 2.La Commune : période révolutionnaire qui se déroule à Paris en 1871. 3.Vladimir Maïakovski (1893-1930) : poète russe célébrant la révolution soviétique

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Lecture complémentaire

Victor HUGO, Joyeuse vie, « Les châtiments », 1853

I.

Bien ! Pillards, intrigants, fourbes, crétins, puissances !

Attablez-vous en hâte autour des jouissances !

Accourez ! Place à tous !

Maîtres, buvez, mangez, car la vie est rapide.

Tout ce peuple conquis, tout ce peuple stupide,

Tout ce peuple est à vous !

Vendez l'état ! Coupez les bois ! Coupez les bourses !

Videz les réservoirs et tarissez les sources !

Les temps sont arrivés.

Prenez le dernier sou ! Prenez, gais et faciles,

Aux travailleurs des champs, aux travailleurs des villes !

Prenez, riez, vivez !

Bombance ! Allez ! C’est bien ! vivez ! Faites ripaille !

La famille du pauvre expire sur la paille,

Sans porte ni volet.

Le père en frémissant va mendier dans l'ombre ;

La mère n'ayant plus de pain, dénuement sombre,

L'enfant n'a plus de lait.

II.

Millions ! Millions ! Châteaux ! Liste civile !

Un jour je descendis dans les caves de Lille

Je vis ce morne enfer.

Des fantômes sont là sous terre dans des chambres,

Blêmes, courbés, ployés ; le rachis tord leurs membres

Dans son poignet de fer.

Sous ces voûtes on souffre, et l'air semble un toxique

L'aveugle en tâtonnant donne à boire au phtisique

L'eau coule à longs ruisseaux ;

Presque enfant à vingt ans, déjà vieillard à trente,

Le vivant chaque jour sent la mort pénétrante

S'infiltrer dans ses os.

Jamais de feu ; la pluie inonde la lucarne ;

L'œil en ces souterrains où le malheur s'acharne

Sur vous, ô travailleurs,

Près du rouet qui tourne et du fil qu'on dévide,

Voit des larves errer dans la lueur livide

Du soupirail en pleurs.

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Misère ! L’homme songe en regardant la femme.

Le père, autour de lui sentant l'angoisse infâme

Etreindre la vertu,

Voit sa fille rentrer sinistre sous la porte,

Et n'ose, l'œil fixé sur le pain qu'elle apporte,

Lui dire : D'où viens-tu ?

Là dort le désespoir sur son haillon sordide ;

Là, l'avril de la vie, ailleurs tiède et splendide,

Ressemble au sombre hiver ;

La vierge, rose au jour, dans l'ombre est violette ;

Là, rampent dans l'horreur la maigreur du squelette,

La nudité du ver ;

Là frissonnent, plus bas que les égouts des rues,

Familles de la vie et du jour disparues,

Des groupes grelottants ;

Là, quand j'entrai, farouche, aux méduses pareille,

Une petite fille à figure vieille

Me dit : J'ai dix-huit ans !

Là, n'ayant pas de lit, la mère malheureuse

Met ses petits enfants dans un trou qu'elle creuse,

Tremblants comme l'oiseau ;

Hélas ! Ces innocents aux regards de colombe

Trouvent en arrivant sur la terre une tombe

En place d'un berceau !

Caves de Lille ! On meurt sous vos plafonds de pierre !

J'ai vu, vu de ces yeux pleurant sous ma paupière,

Râler l'aïeul flétri,

La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue,

Et l'enfant spectre au sein de la mère statue !

Ô Dante Alighieri !

C'est de ces douleurs-là que sortent vos richesses,

Princes ! Ces dénûments nourrissent vos largesses,

Ô vainqueurs ! Conquérants !

Votre budget ruisselle et suinte à larges gouttes

Des murs de ces caveaux, des pierres de ces voûtes,

Du cœur de ces mourants.

Sous ce rouage affreux qu'on nomme tyrannie,

Sous cette vis que meut le fisc, hideux génie,

De l'aube jusqu'au soir,

Sans trêve, nuit et jour, dans le siècle où nous sommes

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Ainsi que des raisins on écrase des hommes,

Et l'or sort du pressoir.

C'est de cette détresse et de ces agonies,

De cette ombre, où jamais, dans les âmes ternies,

Espoir, tu ne vibras,

C'est de ces bouges noirs pleins d'angoisses amères,

C'est de ce sombre amas de pères et de mères

Qui se tordent les bras,

Oui, c'est de ce monceau d'indigences terribles

Que les lourds millions, étincelants, horribles,

Semant l'or en chemin,

Rampant vers les palais et les apothéoses,

Sortent, monstres joyeux et couronnés de roses,

Et teints de sang humain !

III.

Ô paradis ! splendeurs ! versez à boire aux maîtres !

L'orchestre rit, la fête empourpre les fenêtres,

La table éclate et luit ;

L'ombre est là sous leurs pieds ! les portes sont fermées

La prostitution des vierges affamées

Pleure dans cette nuit !

Vous tous qui partagez ces hideuses délices,

Soldats payés, tribuns vendus, juges complices,

Évêques effrontés,

La misère frémit sous ce Louvre où vous êtes !

C'est de fièvre et de faim et de mort que sont faites

Toutes vos voluptés !

À Saint-Cloud, effeuillant jasmins et marguerites,

Quand s'ébat sous les fleurs l'essaim des favorites,

Bras nus et gorge au vent,

Dans le festin qu'égaie un lustre à mille branches,

Chacune, en souriant, dans ses belles dents blanches

Mange un enfant vivant !

Mais qu'importe ! riez ! Se plaindra-t-on sans cesse ?

Serait-on empereur, prélat, prince et princesse,

Pour ne pas s'amuser ?

Ce peuple en larmes, triste, et que la faim déchire,

Doit être satisfait puisqu'il vous entend rire

Et qu'il vous voit danser !

Qu'importe ! Allons, emplis ton coffre, emplis ta poche.

Page 29: LECTURES ANALYTIQUES Ce descriptif comporte 16 lectures

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Chantez, le verre en main, Trop long, Sibour, Baroche

Ce tableau nous manquait.

Regorgez, quand la faim tient le peuple en sa serre,

Et faites, au -dessus de l'immense misère,

Un immense banquet !

IV.

Ils marchent sur toi, peuple ! Ô barricade sombre,

Si haute hier, dressant dans les assauts sans nombre

Ton front de sang lavé,

Sous la roue emportée, étincelante et folle,

De leur coupé joyeux qui rayonne et qui vole,

Tu redeviens pavé !

À César ton argent, peuple ; à toi la famine.

N'es-tu pas le chien vil qu'on bat et qui chemine

Derrière son seigneur ?

À lui la pourpre ; à toi la hotte et les guenilles.

Peuple, à lui la beauté de ces femmes, tes filles,

À toi leur déshonneur !

V.

Ah ! Quelqu’un parlera. La muse, c'est l'histoire.

Quelqu'un élèvera la voix dans la nuit noire.

Riez, bourreaux bouffons !

Quelqu'un te vengera, pauvre France abattue,

Ma mère ! Et l'on verra la parole qui tue

Sortir des cieux profonds !

Ces gueux, pires brigands que ceux des vieilles races,

Rongeant le pauvre peuple avec leurs dents voraces,

Sans pitié, sans merci,

Vils, n'ayant pas de cœur, mais ayant deux visages,

Disent : — Bah ! le poète ! il est dans les nuages ! —

Soit. Le tonnerre aussi.

Le 19 janvier 1853.

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Etude de corpus

Articles : Le Monde, « Et vous, qu'est-ce qui vous indigne ? », janvier 2011

À la suite de l’immense succès du livre de Stéphane Hessel, le journal « Le Monde » a demandé à des personnalités de

divers horizons de commenter leur propre sujet d’indignation.

Raisonner et non s'indigner : Boris Cyrulnik, neuropsychiatre.

J'ai beaucoup de tendresse, d'admiration, pour Stéphane Hessel avec qui j'ai beaucoup de concordances de vue mais

je m'indigne qu'on nous demande de nous indigner parce que l'indignation est le premier temps de l'engagement

aveugle. Il faut nous demander de raisonner et non de nous indigner.

La peur du fou : Serge Hefez, psychiatre, psychanalyste.

Mon coup de gueule, c'est contre la façon dont est traitée la psychiatrie et contre la représentation des malades

mentaux. L'honneur d'une société se mesure à la manière dont elle traite ses prisonniers et ses fous. Or, ces

dernières années, on revient à une vision excluante et carcérale de la maladie mentale. C'est comme si la folie

revenait dans le champ de la dangerosité à la faveur d'événements tragiques et spectaculaires [...]. On entend parler

de loi de rétention de sûreté, de centres fermés... On revient à la peur du fou alors que nous nous sommes battus

depuis trente ans pour qu'il réintègre la vie de la cité.

Une sorte d'hébétude1 : Claude Alphandéry, président du Laboratoire d'économie sociale et solidaire

La démesure extrême de l'accumulation financière, qui casse toutes les valeurs. Elle casse le lien entre les citoyens,

et permet le développement d'un type de société que je trouve tout à fait exécrable. Il ne peut y avoir de pacte social

fondé uniquement sur la compétitivité. Coopérer est essentiel. C'est parce que cette société est insupportable que

tant de gens croient trouver dans le communautarisme un refuge contre le malheur. Cela dit, l'indignation est une

valeur essentielle. Mais une indignation profonde implique que l'on croie à un monde meilleur. Or, aujourd'hui, on

est face à une sorte d'hébétude, de sentiment que rien ne peut être fait.

1. Hébétude : état d'une personne dont les facultés intellectuelles sont ralenties.

Menaces d'expulsion : Maylis de Kerangal, écrivain.

La menace qui pèse aujourd'hui sur Yiling Xu et ses parents qui vivent et travaillent en France depuis huit ans. Un

titre de séjour leur ayant été refusé, ces derniers sont sous le coup d'un arrêté préfectoral de reconduite à la

frontière. Yiling, élève de 2de au lycée Charlemagne, à Paris, souhaite poursuivre ses études en France. Elle et son

jeune frère risquent donc d'être séparés de leurs parents, et la famille éclatée.

Le pillage des ressources naturelles : Philippe Cury, biologiste.

S'indigner... des razzias systématiques des ressources mondiales. Matières premières, ressources renouvelables, tout

y passe avec une frénésie inimaginable. Un appétit gargantuesque planétaire conduit à la disparition programmée de

ressources aussi vitales que les terres arables, l'eau, la biodiversité... Notre flèche du temps est incompatible avec les

cycles lents de la nature. [...] Avec la crise, nous voyons des secteurs financiers s'effondrer, des pays entiers au bord

de la faillite. Que ferons-nous lorsqu'il s'agira du dépôt de bilan des ressources planétaires ?

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Histoire des arts

Adel ABDESSEMED, « Hopa », exposition Centre Pompidou, Paris 2011 – 2012

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Histoire des arts

Jean VEBER, « Jean Jaures à la tribune de la Chambre des députés », 1903

Huile sur bois, 61 * 73 cm, musée Carnavalet, Paris

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Histoire des arts

Richard ATTENBOROUGH, « Le cri de la liberté – Cry freedom », , 1987

Film de Richard Attenborough, 1987

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DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

Séquence 2 : L’expression de la révolte contre la guerre du Moyen Age à l’époque contemporaine : comment l’écriture poétique dans ses diverses formes sert-elle cette dénonciation ? Le rôle du poète dans ce contexte.

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Lecture complémentaire

Arthur RIMBAUD, Le Mal, « Poésies »,1870

Tandis que les crachats rouges de la mitraille

Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;

Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,

Croulent les bataillons en masse dans le feu ; 5

Tandis qu’une folie épouvantable broie

Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;

– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,

Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées 10

Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;

Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées

Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,

Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir ! 15

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Lecture complémentaire

Paul Eluard, Au rendez-vous allemand, « Liberté », 1945

Sur mes cahiers d’écolier

Sur mon pupitre et les arbres

Sur le sable sur la neige

J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues 5

Sur toutes les pages blanches

Pierre sang papier ou cendre

J’écris ton nom

Sur les images dorées

Sur les armes des guerriers 10

Sur la couronne des rois

J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert

Sur les nids sur les genêts

Sur l’écho de mon enfance 15

J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits

Sur le pain blanc des journées

Sur les saisons fiancées

J’écris ton nom 20

Sur tous mes chiffons d’azur

Sur l’étang soleil moisi

Sur le lac lune vivante

J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon 25

Sur les ailes des oiseaux

Et sur le moulin des ombres

J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore

Sur la mer sur les bateaux 30

Sur la montagne démente

J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages

Sur les sueurs de l’orage

Sur la pluie épaisse et fade 35

J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes

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Sur les cloches des couleurs

Sur la vérité physique

J’écris ton nom 40

Sur les sentiers éveillés

Sur les routes déployées

Sur les places qui débordent

J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume 45

Sur la lampe qui s’éteint

Sur mes maisons réunies

J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux

Du miroir et de ma chambre 50

Sur mon lit coquille vide

J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre

Sur ses oreilles dressées

Sur sa patte maladroite 55

J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte

Sur les objets familiers

Sur le flot du feu béni

J’écris ton nom 60

Sur toute chair accordée

Sur le front de mes amis

Sur chaque main qui se tend

J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises 65

Sur les lèvres attentives

Bien au-dessus du silence

J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits

Sur mes phares écroulés 70

Sur les murs de mon ennui

J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir

Sur la solitude nue

Sur les marches de la mort 75

J’écris ton nom

Sur la santé revenue

Sur le risque disparu

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Sur l’espoir sans souvenir

J’écris ton nom 80

Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis né pour te connaître

Pour te nommer

Liberté.85

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Histoire des arts

Gustave COURBET, « L’homme blessé », 1844 – 1854

Huile sur toile, 81.5 × 97.5 cm, musée d'Orsay à Paris

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Histoire des arts

Fernand LEGER / Paul ELUARD, Illustration du poème « Liberté »

Siège du parti communiste, Paris

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DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

Séquence 3 : Comment la représentation d’un texte permet-elle d’enrichir sa compréhension ? Comment une pièce de théâtre permet-elle de représenter la critique sociale et politique du XVIIIème ?

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Lecture complémentaire

BEAUMARCHAIS, Le mariage de Figaro, Acte V Scène 3

FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre :

Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !... nul animal créé

ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?... Après

m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à

l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il

riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte,

vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand

seigneur, vous vous croyez un grand génie ! ... Noblesse, fortune, un rang,

des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous

vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez

ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu

déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu'on n'en a

mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter...

On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me

voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié ! (Il

s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne

sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et

veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J'apprends la

chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à

peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! - Las d'attrister des

bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu

dans le théâtre : me fusse-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie

dans les mœurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder

Mahomet sans scrupule : à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que

j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie, de la presqu'île

de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger

et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes

mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent

l'omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens. - Ne pouvant avilir l'esprit,

on se venge en le maltraitant. - Mes joues creusaient, mon terme était échu :

je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque : en

frémissant je m'évertue. Il s'élève, une question sur la nature des richesses ;

et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner,

n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net : sitôt

je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à

l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais

bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils

ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais... que

les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le

cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il

n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las

de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme

il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et

demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma

retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la

vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse ; et que,

pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la

politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de

l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose,

je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs.

Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et,

croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-

ou ! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me

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supprime, et me voilà derechef sans emploi ! - Le désespoir m'allait saisir ; on

pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre : il fallait un

calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler ; je

me suis banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les

personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant

pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter ; je

commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire

vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en

exigeant que je fusse honneur, il fallut bien périr encore. Pour le coup je

quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un dieu

bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon

cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte

au milieu du chemin comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en

ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me

reconnaît, je le marie ; et pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il

veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un

abîme, au moment d'épouser ma mère, mes parents m'arrivent à la file. (Il se

lève en s'échauffant.) On se débat, c'est vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi,

non, ce n'est pas nous ; eh ! mais qui donc ? (Ii retombe assis.) O bizarre suite

d'événements ! Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non

pas d'autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je

suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée

d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis : encore je dis ma gaieté sans

savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je

m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être

imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant

tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet

là, selon qu'il plût à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité,

mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger ; poète par

délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées ; j'ai tout

vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite et, trop désabusé...

Désabusé !... Désabusé !... Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de

tourments ?... J'entends marcher... on vient. Voici l'instant de la crise.

Il se retire près de la première coulisse à sa droite.

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Lecture complémentaire

MARIVAUX, Les fausses confidences, acte II scène 13, 1737

Araminte met à l’épreuve son jeune intendant, Dorante. Elle sait qu’il est amoureux d’elle. Lui, suivant

les conseils de son valet Dubois, ne lui a pas avoué son amour. Elle lui fait écrire une lettre à un rival.

ARAMINTE. -[...] Eh bien ? Vous n’allez pas à la table ! À quoi rêvez-vous ?

DORANTE, toujours distrait. - Oui, Madame.

ARAMINTE, à part, pendant qu’il se place. - Il ne sait ce qu’il fait ; voyons si cela continuera.

DORANTE à part, cherchant du papier. - Ah ! Dubois m’a trompé !

ARAMINTE poursuit. - Etes-vous prêt à écrire ?

DORANTE. - Madame, je ne trouve point de papier.

ARAMINTE allant elle-même. - Vous n’en trouvez point ! En voilà devant vous. DORANTE. - Il est vrai.

ARAMINTE. - Écrivez. « Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr... » Avez-vous écrit ?...

DORANTE. - Comment, Madame ?

ARAMINTE. - Vous ne m’écoutez donc pas ? « Votre mariage est sûr-, Madame veut que je vous

l’écrive, et vous attend pour vous le dire » (A part.) Il souffre, mais il ne dit mot. Est-ce qu’il ne

parlera pas ? « N’attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites

d’un procès douteux. »

DORANTE. - Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame. Douteux ! Il ne l’est point.

ARAMINTE. - N’importe, achevez. « Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la

seule justice qu’elle rend à votre mérite la détermine. »

DORANTE, à part. - Ciel ! Je suis perdu. (Haut.) Mais, Madame, vous n’aviez aucune inclination pour

lui.

ARAMINTE. - Achevez, vous dis-je... « Qu’elle rend à votre mérite la détermine... » Je crois que la

main vous tremble ; vous paraissez changé. Qu’est-ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ?

DORANTE. - Je ne me trouve pas bien, Madame.

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Lecture complémentaire

BEAUMARCHAIS, Le barbier de Séville, acte II scène 15, 1775

Le docteur Bartholo compte épouser Rosine dont il est le tuteur. Mais elle est amoureuse du Comte

AImaviva. Bartholo a surpris un échange de lettre entre les jeunes gens et exige de voir la missive.

BARTHOLO, frappant du pied. - Madame ! Madame !...

ROSINE tombe sur un fauteuil, et feint de se trouver mal. - Ah ! Quelle indignité !...

BARTHOLO. - Donnez cette lettre, ou craignez ma colère.

ROSINE, renversée. - Malheureuse Rosine !

BARTHOLO. — Qu’avez-vous donc ?

ROSINE. - Quel avenir affreux !

BARTHOLO. - Rosine !

ROSINE. - J’étouffe de fureur !

BARTHOLO. - Elle se trouve mal.

ROSINE. - Je m’affaiblis, je meurs.

BARTHOLO, à part. - Dieux ! La lettre ! Lisons-la sans qu’elle en soit instruite. (il lui tâte le pouls et

prend la lettre qu’il tâche de lire en se tournant un peu.)

ROSINE, toujours renversée. Infortunée ! Ah !...

BARTHOLO lui quitte le bras, et dit à part. - Quelle rage a-t-on d’apprendre ce qu’on craint toujours

de savoir !

ROSINE. — Ah ! Pauvre Rosine !

BARTHOLO, - L’usage des odeurs... produit ces affections spasmodiques.

(il lit par derrière le fauteuil, en lui tâtant le pouls. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait

un geste de tête, et se remet sans parler).

BARTHOLO, à part. - Ô Ciel ! C’est La lettre de son cousin. Maudite inquiétude ! Comment l’apaiser

maintenant ? Qu'elle ignore au moins que je l’ai lue ! (il fait semblant de la soutenir, et remet la lettre

dans la pochette).

ROSINE soupire. - Ah !...

BARTHOLO. - Eh bien ! Ce n’est rien, mon enfant ; un petit mouvement de vapeurs, voilà tout ; car

ton pouls n’a seulement pas varié. (Il va prendre un flacon sur la commode)

ROSINE, à part. - Il a remis la lettre : tort bien.

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Lecture complémentaire

Victor HUGO, Ruy Blas, acte II scène 2, 1838

La reine d’Espagne est inquiète de la haine que lui porte Don Salluste, un noble quelle a écarté de la

Cour, et émue par les billets que lui dépose chaque soir un inconnu, Ruy Blas.

LA REINE, seule

LA REINE. - [...] Qui que tu sois, ô jeune homme inconnu, Toi qui, me voyant seule et loin de ce qui m’aime, Sans rien me demander, sans rien espérer même, Viens à moi, sans compter les périls où tu cours ; Toi qui verses ton sang, toi qui risques tes jours Pour donner une fleur à la reine d’Espagne ; Qui que tu sois, ami dont l’ombre m’accompagne, Puisque mon cœur subit une inflexible loi, Sois aimé par ta mère et sois béni par moi ! (Vivement et portant la main à son cœur.) - Oh ! Sa lettre me brûle ! Retombant dans sa rêverie.

Et l’autre ! L’implacable Don Salluste ! Le sort me protège et m’accable. En même temps qu’un ange, un spectre affreux me suit ; Et, sans les voir, je sens s’agiter dans ma nuit, Pour m’amener peut-être à quelque instant suprême, Un homme qui me hait près d’un homme qui m’aime. L’un me sauvera-t-il de l’autre ? Je ne sais. Hélas ! Mon destin flotte à deux vents opposés. Que c’est faible, une reine, et que c’est peu de chose ! Prions. (Elle s’agenouille devant la madone.)

— Secourez-moi, madame ! Car je n’ose Élever mon regard jusqu’à vous ! (Elle s'interrompt.)

- O mon Dieu ! La dentelle, la fleur, la lettre, c’est du feu ! (Elle met la main dans sa poitrine et en arrache une lettre froissée, un bouquet desséché de petites fleurs bleues et un morceau de dentelle taché de sang qu’elle jette sur la table ; puis elle retombe à genoux.) Vierge, astre de la mer ! Vierge, espoir du martyre ! -Aidez-moi ! (S’interrompant.)

Cette lettre ! (Se tournant à demi vers la table.) Elle est là qui m’attire. (S’agenouillant de nouveau.)

Je ne veux plus la lire ! - Ô reine de douceur ! Vous qu’à tout affligé Jésus donne pour sœur ! Venez, je vous appelle ! (Elle se lève, fait quelques pas vers la table, puis s’arrête, puis enfin se précipite sur la lettre, comme cédant à une attraction irrésistible.)

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Lecture complémentaire

Didier BEZACE, mise en scène des Fausses confidences, 2010

Les Fausses confidences (1737), de MARIVAUX. Dorante (Robert Plagnol) et Araminte (Anouk Grinberg), dans la mise en

scène de Didier BEZACE, 2010 (Théâtre de la Commune, Aubervilliers).

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DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES

Séquence 4 : Comment un personnage qui se perd peut-il inviter le lecteur à une réflexion sur le monde moderne ? Comment Meursault, un anti héros, fait-il face au monde ?

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Lecture complémentaire

Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, 1942

Les Dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne

d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de

punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir.

Si l’on en croit Homère, Sisyphe était le plus sage et le plus prudent des mortels. Selon une autre

tradition cependant, il inclinait au métier de brigand. Je n’y vois pas de contradiction. Les opinions

diffèrent sur les motifs qui lui valurent d’être le travailleur inutile des enfers. On lui reproche d’abord

quelque légèreté avec les Dieux. Il livra leurs secrets (...)

On dit encore que Sisyphe étant près de mourir voulut imprudemment éprouver l’amour de sa

femme. Il lui ordonna de jeter son corps sans sépulture au milieu de la place publique. Sisyphe se

retrouva dans les enfers. Et là, irrité d’une obéissance si contraire à l’amour humain, il obtint de

Pluton la permission de retourner sur la terre pour châtier sa femme. Mais quand il eut de nouveau

revu le visage de ce monde, goûté l’eau et le soleil, les pierres chaudes et la mer, il ne voulut plus

retourner dans l’ombre infernale. Les rappels, les colères et les avertissements n’y firent rien. Bien

des années encore, il vécut devant la courbe du golfe, la mer éclatante et les sourires de la terre. Il

fallut un arrêt des Dieux. Mercure vint saisir l’audacieux au collet et l’ôtant à ses joies, le ramena de

force aux enfers où son rocher était tout prêt. Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime.

Pour celui-ci on voit seulement tout l’effort d’un corps tendu pour soulever l’énorme pierre, la rouler

et l’aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre la

pierre, le secours d’une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d’un pied qui la cale , la reprise

à bout de bras, la sûreté toute humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long

effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde

alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers

les sommets. Il redescend vers la plaine.

C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres

est déjà pierre lui-même. Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment

dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi

sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il

quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des Dieux, il est supérieur à son destin. Il

est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque

pas l’espoir de réussir le soutenait ?

L’ouvrier d’aujourd’hui travaille tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches, et ce destin n’en est pas

moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient.

Sisyphe, prolétaire des Dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable

condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devrait faire son

tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas destin qui ne se surmonte par le mépris.

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Lecture complémentaire

Kamel DAOUD, Meursault, contre-enquête, Incipit, 2014

Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des

choses. Contrairement à moi, qui, à force de ressasser cette histoire, ne m’en souviens presque plus.

Je veux dire que c’est une histoire qui remonte à plus d’un demi-siècle. Elle a eu lieu et on en a

beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n’évoquent qu’un seul mort – sans honte vois-tu,

alors qu’il y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission? Le premier savait

raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré

que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière, un

anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un prénom.

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Etude de corpus

Albert CAMUS, La Peste, 1947

Une épidémie de peste sévit à Oran, en Algérie, dans les années quarante. Lorsque le fléau disparaît

enfin, il fait une dernière victime en la personne de Tarrou, l'ami du médecin Rieux, le héros du roman.

À midi, la fièvre était à son sommet. Une sorte de toux viscérale secouait le corps du malade qui

commença seulement à cracher du sang. Les ganglions avaient cessé d’enfler. Ils étaient toujours là,

durs comme des écrous, vissés dans le creux des articulations, et Rieux jugea impossible de les ouvrir.

Dans les intervalles de la fièvre et de la toux, Tarrou de loin en loin regardait encore ses amis. Mais,

bientôt, ses yeux s’ouvrirent de moins en moins souvent, et la lumière qui venait alors éclairer sa

face dévastée se fit plus pâle à chaque fois. L’orage qui secouait ce corps de soubresauts convulsifs

l’illuminait d’éclairs de plus en plus rares et Tarrou dérivait lentement au fond de cette tempête.

Rieux n’avait plus devant lui qu’un masque désormais inerte où le sourire avait disparu. Cette forme

humaine qui lui avait été si proche, percée maintenant de coups d’épieu, brûlée par un mal

surhumain, tordue par tous les vents haineux du ciel, s’immergeait à ses yeux dans les eaux de la

peste et il ne pouvait rien contre ce naufrage. II devait rester sur le rivage, les mains vides et le cœur

tordu, sans armes et sans recours, une fois de plus, contre ce désastre. Et à la fin, ce furent bien les

larmes de l’impuissance qui empêchèrent Rieux de voir Tarrou se tourner brusquement contre le

mur, et expirer dans une plainte creuse, comme si, quelque part en lui, une corde essentielle s’était

rompue.

La nuit qui suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle du silence. Dans cette chambre retranchée du

monde, au-dessus de ce corps mort maintenant habillé, Rieux sentit planer le calme surprenant qui,

bien des nuits auparavant, sur les terrasses au-dessus de la peste, avait suivi l’attaque des portes.

Déjà, à cette époque, il avait pensé à ce silence qui s’élevait des lits où il avait laissé mourir des

hommes. C’était partout la même pause, le même intervalle solennel, toujours le même apaisement

qui suivait les combats, c’était le silence de la défaite. Mais pour celui qui enveloppait maintenant

son ami, il était si compact, il s’accordait si étroitement au silence des rues et de la ville libérée de la

peste, que Rieux sentait bien qu’il s’agissait cette fois de la défaite définitive, celle qui termine les

guerres et fait de la paix elle-même une souffrance sans guérison. Le docteur ne savait pas si, pour

finir, Tarrou avait retrouvé la paix, mais, dans ce moment tout au moins, il croyait savoir qu’il n’y

aurait plus jamais de paix possible pour lui-même, pas plus qu’il n’y a d’armistice pour la mère

amputée de son fils ou pour l’homme qui ensevelit son ami.

1 Lors de l’attaque de la peste, les autorités avaient décidé de fermer les portes de la ville.

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Etude de corpus

Romain GARY, La Promesse de l'aube, 1960

Romain, alors qu’il est lycéen, découvre un jour sa mère en proie à un malaise et apprend ainsi quelle

est diabétique.

Je sentis qu’il fallait me dépêcher, qu’il me fallait en toute hâte écrire le chef-d’œuvre

immortel, lequel, en faisant de moi le plus jeune Tolstoï1 de tous les temps, me permettrait

d’apporter immédiatement à ma mère la récompense de ses peines et le couronnement de sa vie.

Je m’attelai d’arrache-pied à la besogne.

Avec l’accord de ma mère, j’abandonnai provisoirement le lycée, et, m’enfermant une fois de

plus dans ma chambre, me ruai à l’assaut. Je plaçai devant moi trois mille feuilles de papier blanc, ce

qui était, d’après mes calculs, l’équivalent de Guerre et Paix, et ma mère m’offrit une robe w de

chambre très ample, modelée sur celle qui avait fait déjà la réputation de Balzac. Cinq fois par jour,

elle entrouvrait la porte, déposait sur la table un plateau de victuailles et ressortait sur la pointe des

pieds. J’écrivais alors sous le pseudonyme de François Mermont2. Cependant, comme mes œuvres

m’étaient régulièrement renvoyées par les éditeurs, nous décidâmes que le pseudonyme était

mauvais, et j’écrivis le volume suivant sous le nom de Lucien Brûlard. Ce pseudonyme ne paraissait

pas non plus satisfaire les éditeurs. Je me souviens qu’un de ces superbes, qui sévissait alors à la

NRF3, à un moment où je crevais de faim à Paris, me retourna un manuscrit, avec ces mots : « Prenez

une maîtresse et revenez dans dix ans ». Lorsque je revins, en effet, dix ans plus tard, en 1945, il

n’était malheureusement plus là : on l’avait déjà fusillé.

Le monde s’était rétréci pour moi jusqu’à devenir une feuille de papier contre laquelle je me

jetais de tout le lyrisme exaspéré de l’adolescence. Et cependant, en dépit de ces naïvetés, ce fut à

cette époque que je m’éveillai entièrement à la gravité de l’enjeu et à sa nature profonde. Je fus

étreint par un besoin de justice pour l’homme tout entier, quelles que fussent ses incarnations

méprisables ou criminelles, qui me jeta enfin et pour la première fois au pied de mon œuvre future,

et s’il est vrai que cette aspiration avait, dans ma tendresse de fils, sa racine douloureuse, tout mon

être fut enserré peu à peu dans ses prolongements, jusqu’à ce que la création littéraire devînt pour

moi ce quelle est toujours, à ses grands moments d’authenticité, une feinte pour tenter d’échapper à

l’intolérable, une façon de rendre l’âme pour demeurer vivant.

1. Tolstoï (1828-1910) est un célèbre écrivain russe. Guerre et Paix est son plus fameux roman.

2. Mermont est le nom de l’hôtel dont la mère de Romain Gary est la gérante.

3. La Nouvelle Revue française.

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Etude de corpus

Philippe CLAUDEL, La Petite Fille de M. Linh, 2005

Monsieur Linh fuit son pays d’Asie en guerre et s’exile en Occident avec sa petite fille, Sang diû.

C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et

un nouveau-né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul à

savoir qu’il s’appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de lui.

Debout à la poupe du bateau, il voit s’éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses

morts, tandis que dans ses bras l’enfant dort. Le pays s’éloigne, devient infiniment petit, et Monsieur

Linh le regarde disparaître à l’horizon, pendant des heures, malgré le vent qui souffle et le chahute

comme une marionnette.

Le voyage dure longtemps. Des jours et des jours. Et tout ce temps, le vieil homme le passe à

l’arrière du bateau, les yeux dans le sillage blanc qui finit par s’unir au ciel, à fouiller le lointain pour y

chercher encore les rivages anéantis.

Quand on veut le faire entrer dans sa cabine, il se laisse guider sans rien dire, mais on le

retrouve un peu plus tard, sur le pont arrière, une main tenant le bastingage, l’autre serrant l’enfant,

la petite valise de cuir bouilli posée à ses pieds.

Une sangle entoure la valise afin qu’elle ne puisse pas s’ouvrir, comme si à l’intérieur se

trouvaient des biens précieux. En vérité, elle ne contient que des vêtements usagés, une

photographie que la lumière du soleil a presque entièrement effacée, et un sac de toile dans lequel le

vieil homme a glissé une poignée de terre. C’est là tout ce qu’il a pu emporter. Et l’enfant bien sûr.

L’enfant est sage. C’est une fille. Elle avait six semaines lorsque Monsieur Linh est monté à

bord avec un nombre infini d’autres gens semblables à lui, des hommes et des femmes qui ont tout

perdu, que l’on a regroupés à la hâte et qui se sont laissé faire.

Six semaines. C’est le temps que dure le voyage. Si bien que lorsque le bateau arrive à

destination, la petite fille a déjà doublé le temps de sa vie. Quant au vieil homme, il a l’impression

d’avoir vieilli d’un siècle.

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Histoire des arts

Etude de trois premières de couverture :

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Histoire des arts

Edward HOPPER, Conference at night, 1949