semiotique poésie

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    MICHAEL RIFFATERRE

    ,SEMIOTIQUEDE LA POESIE

    TRADUIT DE L'ANGLAIS PARJEAN-JACQUES THOMAS

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    CE LIVREEST PUB LIE DANS LA COLLECTIONPOETIQUE

    DIRIGEE PAR GERARD GENETTEET TZVETAN TODOROV

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    V. Semiotique textuelle

    Dans ce dernier chapitre, je me propose d'etudier Ie mecanismede differents modes de perception qui me semblent caracteriser lalecture de la poesie, Tous ont en commun d'amener Ie lecteur afaire I'experience de la textualite, de ce phenornene verbal quiretient son attention, sollicite sa sagacite, provoquant ainsi unplaisir ou un agacement ou il reconnait une sensation esthetique.11 rationalise comme typique de la poesie ce phenomene d'un texteclos, nettement circonscrit et marque de traits formels necessaire-ment percus, Dans tous les cas, sa perception de la distorsioncontinue qui produit la serniosis et affecte la mimesis Ie contrainta trouver la signifiance dans Ie triomphe de la forme sur Iecontenu. Mon analyse portera sur :

    1. la perception du texte comme appartenant a une categoricspecifique, c'est-a-dire a un genre. J'ai choisi Ie poerne en proseparce que c' est un genre ou il n'y a pas de forme fixe convention-nelle qui puisse alerter Ie lecteur, et ou seul Ie jeu du sens peutexpliquer qu'un passage en prose soit paradoxalement reconnucomme de la poesie ;

    2. l'humour, comme formant textuel et signe du langagecomme jeu ou de la poeticite comme artefact.3. Ie non-sens percu comme un autre modele d'artefact, commeIe detour maximal, la catachrese absolue ;4. Yobscurire due au genre; l 'obscuri te, generalernent conside-ree comme I'une des transgressions les plus typiques et les plusfrequentes de la poesie par rapport a la langue courante, est unformant textuel, tout comme l'humour, lorsque l'Interpretant estun genre. Dans ce cas, les mots ne signifient plus par reference ades systernes descriptifs, leur signifiance est reglee par la referenceau systerne serniotique dun genre litteraire.

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    SEMIOTIQUE DE LA POESIE SE\ IIOTIQUE TEXTUELLEPour chacune de ces categories, nous constaterons que les

    constantes agrammaticales qui produisent la serniosis sont Ie resul-tat de Yintertextualite I, Ie texte etant bati sur des hypogrammesantagonistes ou contenant des expansions antagonistes.

    Les etudes sur Ie poeme en prose se con t en t ent generalernentd'analyser les textes qui se presentent comme tels, ne serait-ce queparce que l'auteur ou la critique y ont attache cette etiquette.Elies arrivent merne a montrer comment ils fonctionnent, mais illeur est bien plus difficile de montrer en quoi leur fonctionnementdiffere du discours litteraire en general, et elles echouent a definirles universaux qui caracterisent Ie poerne en prose. II est naturelle-ment facile de montrer en quoi il differe d'un poeme en vers ; ilest bien moins aise de montrer en quoi il differe de la prose (sansparler de la prose poetique - qui, de toute facon, n'est pas unepriorite de I'analyse textuelle contemporaine). Aragon est ailejusqu'a dire qu' il n'y a pas de regles qui permettent de recon-naitre un morceau de prose isole d'un poeme en prose 2 . Etpourtant, cette remarque n'a de validite que dans un seul cas:lorsque I'auteur isole arbitrairement un fragment de prose, luidonne un titre et I' appelle poerne . Le passage ne devientpoeme que parce que les marges I'isolent et Ie definissent commeobjet de contemplation, sans consideration de son sens, puisqu'ila ete separe de son generateur et des sequences qui peuvent enderiver. II devient un poeme pour la meme raison que certainescitations, isolees en tant que telles, conquierent un statut litteraireindependant comme maximes, pour la meme raison qu'un objetencadre ou place sur un socle devient un ready-made.

    Considerons tous les autres cas: puisque ce sont les lecteurs quisont a la source du phenornene litteraire, et puisqu'ils sont per-suades qu'il existe un objet appele poeme en prose, nousdevons au moins tenter d'identifier les composantes poetiques quinous donnent ce sentiment d' unite, sa totalite d' effet ou sonimpression 3 . Cette unite formelle n'est rien d'autre que la signi-

    fiance merne, la perception de traits invariants au fur et a mesureque Ie lecteur decouvre des equivalences. Au niveau de la phraseou du syntagme, la surdeterrnination ne pourrait pas, en elle-merne, produire un texte unifie, c'est une propriete generate dudiscours poetique, en prose ou en vers, et elle caracterise egale-ment certains romans tels ceux de Claude Simon ou de Ricardou.Pour etre pertinente au poerne, la surdeterrnination doit etresupra-segmentale, puisqu'il n'y a qu'a ce niveau que I'on puisseenvisager une lecture herrneneutique et comparer les variants.

    Je vais donc essayer de resoudre la difficulte de definition enrecherchant ce qui, dans Ie poerne en prose - caracterise demaniere empirique com me une unite de signifiance, courte, surde-terrninee et nettement circonscrite - rem place Ie vers et joue unrole equivalent. Je ne suis pas Ie premier a suivre cette voie, mais,jusqu'a present, toutes les tentatives ont consiste a retrouver dansla prose les traits phonetiques et rythmiques des vers, alors que denombreux poernes en prose n'en com portent aucun. Toutefois,independarnment de la .metrique, de la rime, etc., Ie vers proposeune forme de base relativement etrangere au contenu, indepen-dante de celui-ci, une forme qui est a la fois un signal indiciel dedifference, d'artefact et, peut-etre, d'artifice. II semble done quela solution consiste a trouver dans Ie poerne en prose une conti-nuite formelle similaire. Cette constante doit etre morphologique- et pas seulement serniotique, com me la signifiance ordinaire -sans quoi elle ne saurait indiquer, com me Ie fait Ie vers, que lesdiverses composantes du texte sont plus qu'une simple concatena-tion, qu'elles sont aussi caracterisees par la catachrese (toutcomme Ie vers est une forme detournee de ce qui serait sa versionen prose). Si une telle constante est presente, elle doit etre deter-minee, comme Ie reste, par la mat rice qui genere la signifiance -une mat rice dont toutes les phrases du texte sont des variants.Cette mat rice peut etre implicite ou en partie actualisee, c'est-a-dire representee par un mot (au cas ou elle serait totalementactualisee, la matrice proposerait, sous la forme d'une phrase, dessernes ou des presuppositions appartenant au champ du mot)".

    Selon moi, ce qui caracterise Ie poerne en prose, c'est I'existenced'une matrice dotee de deux fonctions au lieu d'une seule: ellegenere la signifiance, comme dans toute poesie, et elle genere ega-

    La semiotique d'un genre: Ie poeme en prose

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    SEMIOTlQUE DE LA POESIElement une constante formelle qui a la particularite d'etre coexten-sive au texte et inseparable de la signifiance. II n'y a aucunemarge, aucun blanc avant et apres, Deux sequences deriventsimultanernent de la matrice; leurs interferences differencient Iepoerne de la prose comme le feraient les vers : Ie texte est nonseulement surdeterrnine, il I' est de facon visible, si visible que lelecteur ne peut pas ne pas le remarquer. .Je distingue trois types de derivation double. Dans le premiertype, seule une des deux sequences derivatives est presente dans letexte, l'autre existe simplement a l'etat implicite. La derivationexplicite est une conversion de celle qui est implicite (une conver-sion due a la permutation des marques). J'en prendrai pour exem-pie Toilette d'Eluard, La mat rice est representee par Ie titre etce titre l'est doublement puisqu'il est a la fois celui du poerne etcelui d'un theme iconographique.

    SEi \I IOTIQUEI EXTUELLE

    EI1eentra dans sa chambrette pour se changer, tandis que sa bouil-loire chantait. Le courant d'air venant de la fenetre claqua la portederriere el1e. Un court instant, elle polit sa nudite etrange, blanche etdroite. Puis elle se glissa dans une robe de veuve 5.

    pauvre. Tout concourt it la peinture d'une scene pleine d'un rea-lisme discret qui rappelle la poesie de la vie humble dont, a la findu siecle dernier, Ie pathetique banal de Francois Coppee aentraine la defaveur. Tout tient a la langue; la porte qui claqueest un cliche litteraire suggerant la vie quotidienne de la maison :elle demeure secrete, invisible, mais nous l'entendons (a peine leseaux se sont-elles retirees dans Apres Ie deluge , de Rimbaud,qu'une porte claque pour proclamer symboliquernent que I'universest revenu au statu quo) 6. La bouilloire est un stereotype simi-laire : il evoque les petits agrernents du foyer.

    Tout ce que je viens de mentionner derive clairement du mottoilette dans la mesure ou celui-ci, entre autres choses, sert a desi-gner des objets humbles et intimes comme une table de toilette(mot compose qui na pas les connotations elegantes de coiffeuse,par exernple, ou les connotations de rapidite de faire sa toi let te) .En fait, ces composantes derivent tres specifiquernent de la valeurdiminutive inscrite dans Ie mot toilette, puisque Ie sens etyrnolo-gique du suffixe ( petite toile ). aujourd'hui bien oublie, est res-suscite par la derivation chambrette. On ne saurait m'accuserd'attacher trop de sens au suffixe puisque Eluard lui-rneme, dansson brouillon, a change petite chambre en chambrette sans se lais-ser arreter par Ie risque d'une rime vaguement ridicule 7. Finale-ment, la derivation impose son ordre a l'ensemble du poerne,puisque robe de veuve est Ie dernier variant de la sequence. II nesuffit pas de dire que Ie poerne s'interrompt parce que Ie person-nage a fini de s'habiller. Mettre une robe est bien la derniereetape de I'acte de se changer, modele ou variant initial de lamatrice, mais il en est egalement l'equivalent, I'homologue entermes de marques, puisque le veternent modeste est au merneniveau dans Ie paradigme verbal que se changer, synonyme infe-rieur ou utilitaire du verbe s'habiller qui, lui, peut soit avoir unevaleur neutre, soit suggerer la presentation soignee qui precedeune soiree elegante.

    L'ensemble pourrait a la rigueur n'etre qu'un exemple de rea-lisme sans rien de rernarquable si Ie titre Toilette ne generaitpas deux textes paralleles, En effet, com me titre, il a deja sa placeSur une echelle de valeurs preetablie et eprouvee ; il renvoie a ungenre ou a un ensemble de representations familieres. Toilette est

    Le poe me est presque totalement depourvu de precedes stylis-tiques accentues ; on y trouve ce qui peut passer pour unesequence alliterative tchambrette, changer, chantait) et une meta-phore (elle polit sa nudite). Ces traits stylistiques, toutefois, nesont pas directement lies a la qualite de prose poetique du texte,puisqu'Il n'existe aucune relation visible entre ces artifices commeelements de la forme et I'ensemble du texte com me sens.

    Le lien, Ie trait porteur de la signifiance est une derivation dutitre qui est strictement coextensive au texte, non seulement parcequ'elle s'Interrompt avec Ie texte, mais parce qu'elle ne peut sepoursuivre au-dela. Sa caracteristique constante consiste a repeterI'actualisation du serne simplicite ou simple intimite : unechambrette, une bouilloire qui chante, un decor modeste, uneporte ferrnee par un courant d'air et, enfin, la robe de veuve,dans ce contexte moins I'attribut du veuvage qu'une simple robenoire, sans fioritures, Ie vetement passe-partout d'une femme dontla garde-robe n'est pas tres fournie et, dans le monde des mots (Ieseul qui importe ici), un symbole cliche de la femme econorne ou

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    Ie nom generique d'un theme particulierernent exploite par lespeintres : la Toilette comme celie de Van Mieris ou les Toilette deVenus de Boucher, de Carrache, de Jordaens, du Titien, pour neciter que les plus fameuses, ou encore les nombreux tableaux inti-tules Femme au miroir. Ces peintures font toujours la part belleau luxe du boudoir si la figure est nue, ou lui attribuent des vete-ments superbes, riches en couleurs et au des sin cornplique si elleest habillee. Au miroir ou elle se regarde, un autre repond, que laservante ou I'amant tient devant elle. Dans notre poerne, tous cesstereotypes sont negatives, un par un.

    Le texte d'Eluard n'est done pas un fragment de realisme prisau hasard, fonde sur la mimesis directe d'une scene et de sondecor avec des variations inspirees par les circonstances de la viereelle 8 ; c'est un systerne morphologique bien organise compre-nant un nombre limite de stereotypes. La forme de ce systerne estdictee par son premier mot et son realisme provient du con flitintertextuel entre la derivation explicite et la derivation tradition-nelle implicite qui se presente normalement comme un syrnbole denos reveries de luxe et de plaisir. Sa signifiance tient a l'union dusens et de la forme et au fait qu'il renvoie au discours de la pein-ture, et non pas a un personnage vivant avec de petits moyens.

    Dans les deux autres types de double derivation, les deuxsequences derivatives sont actualisees dans Ie poerne. Le deuxiernetype est caracterise par deux derivations representant l'une Ie sujetet I 'autre Iepredicat de laphrase matrice. Elles s'opposent l'une aI'autre du fait d'une incornpatibilite sernantique.

    Le poerne en prose de Claudel, Splendeur de la lune , parlede clair de lune; la mat rice est representee par Ie titre ou, plusexactement, par son agrarnmaticalite. II est agrammatical par sescollocations lexicales, splendeur ne s 'appliquant habituellementqu'au solei!. Avec la lune on s'attend a clair de-tune ou a clarte,qui indique une intensite deja moindre et qui peut encore etreaffaiblie par des adjectifs tels que pale, faible ou vaporeuse.Splendeur transforme l'opposition soleil / lune en une equiva-lence. On peut done proposer la mat rice suivante : la lune est unsolei! (inverse); il vaudrait mieux pouvoir ecrire : la lunerayonne, si seulement ce verbe n'etait employe qu'en parlant de lalumiere solaire.

    SEMIOTIQUE DE LA POESIE SEMI

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    SEI\IIOTIQUE DE l.A POESIE SEMIOIIQUE TEXTUELLE

    Ie pre d'reillets. - I es vieux qu'on a enterres tout droits dans Ierem part aux girof lees.du decor sont percus comme une derivation directe du titre, Enfance. Mais la signifiance qui emerge de la combinaisongrammaticale des constituants incompatibles est que ce passe(passe, parce qu'il est fait de mort et d'absence) est encore pre-sent - la signifiance est done memoire ou souvenir, autre versiond'enfance ou son equivalent pathetique. On peut done ecrire laphrase matrice comme une expansion du mot memoire : enfancevivante et pourtant morte, variant du theme de la vie dans lamort si cher au coeur des ecrivains romantiques.

    Le problerne qui se pose all lecteur est Ie suivant : les membres dela famille poursuivent des activites normales (la jeune maman des-cend Ie perron, Ie petit Frere est sur Ie pre, etc.), mais leurs desi-gnations sont qualifiees par des adjectifs de mort, ou des enoncesd'absence qui excluent ces activi tes. ia mimesis est detruite, ou, siI'on prefere, deux mimesis se font concurrence dans les memesphrases. Car c'est bien, chaque fois, dans une seule et mernephrase que sont enoncees, malgre leur opposition bipolaire, cesrepresentations incompatibles. Rapprochees par des sequences ver-bales grammaticalement acceptables, elles produisent des antino-mies qui suppriment la vraisemblance et empechent Ie lecteur dese representer la scene, a moins d'invoquer Ie surnaturel oudinterpreter Ie texte comme une hallucination. C'est justement ceque font nombre de commentateurs qui revelent par la l'embarrasou ils se trouvent. Et pourtant, c'est cette impasse meme quirnene a la signifiance de l'ensemble du texte. Pour la trouver, ilfaut accepte~ cette prernisse que les representations signifient dansla mesure ou la realite, une fois annulee comme inscription refe-rentielle, peut etre utilisee comme un signe textuel renvoyant a unconcept - Ie motif, Ie theme, Ie sujet ou l'idee poetique (in)for-manr Ie texte.

    La vie decrite par Rimbaud est celie de I'enfance. Chaque motdesignant un parent semble sortir de la bouche d'un enfant; Ieternoin est jeune encore tjeune maman, vieux) ou il parle un lan-gage enfantin (petite morte, petit frerei. Le decor du jardin, quiest aussi en opposition avec les images de mort, est une repetitiondu langage enfantin. Le jardin du souvenir est un theme lie a larepresentation de l'age tendre- que Ie jardin soit reel com mecelui des Feuillantines chez Hugo, ou metaphorique comme Ie vertparadis des amours enfantines de Baudelaire. Dans Ie paragraphequi suit celui que j'ai cite, on decouvre une petite ville que tout Iemonde a quittee (com me celie de la Grecian Urn de Keats). Cetteville a l'air d'etre un Combray avant la lettre avec son cure, soncote de chez Swann (fa maison du general) et son cote de Guer-mantes (le chateau, les loges des gardes). Bref, ces elements

    Dans Ie troisierne type de double derivation, les deux sequencessont presentes dans Ie texte et s'opposent l'une a l'autre au niveaustylistique par la presence de tropes dans I'une et leur absencedans I'autre. Une derivation est litterale et directe, I'autre est figu-rative et periphrastique.

    Dans I' Ardoise 10 de Francis Ponge, Ie poerne en prose aI'air d'une amusante description de I'ardoise comme mineral,comme couleur, com me fourniture scolaire, etc. - on y relevetoutes les significations que I'on peut trouver dans Ie dictionnaire,consignees d'une maniere si precise, en fait, qu'aucun mineralo-giste ou lexicographe n'y trouve a redire. II s'agit done d'un cassemblable a celui de Toilette : une matrice explicite, Ie titre,et une derivation litterale qui epuise presque tout Ie systerne des-criptif du mot. Cependant, Ie poerne est greve d'images cocasses :l'ardoise comme vieille institutrice toute seche, l'ardoise commeprose de journal. II est vrai que, des Ie debut, un jeu de mots eta-blit Ie ton humoristique; Ie poerne se presente comme unereflexion superficielle sur Ie sujet, c'est-a-dire, litteralement, surI'ardoise elle-merne : a y bien reflechir, c'est-a-dire peu, car[I'ardoise] a une gam me de reflets tres reduite . Mais meme sicette donnee initiale justifie Ie ludisme du texte et done une cer-taine unite de ton, elle ne diminue pas pour autant la gratuiteapparente des images. Pourtant, a la relecture, on s'apercoit quecelles-ci sont rigoureusement deduites de la matrice par derivationmetonymique. La constante, ici, est que chaque metaphore pourardoise, tout en etant apparemment non rnotivee, est, en fait,engendree par un de ses metonymes, Ainsi :

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    SEMIOTIQUE DE LA POESIE SEMIOTIQUE TEXTUELLE

    s'il y a un livre en elle [dans l'ardoise] il n'est que de prose: (... )une pile de quotidiens ( ... ) illustres par endroits des plus anciens fos-siles connus

    et puisque I'ardoise date de l'ere primaire ou paleozoique, s~ per-sonnification ne peut qu'appartenir au cycle d'etudes pnmaires :

    elle appartient aux etablissernents du primaire, notre i~stit~trice devieille roche, montrant un visage triste, abattu : un teint evoquantmoins la nuit que I'ennuyeuse penombre des tempsei, la seule justification referentielle (bien faible, a vrai dire)

    repose sur Ie fait que l'ardoise se compose de fines lamelles quiressemblent vaguement aux feuillets d'un journal. Mais dautresecrivains ont deja exploite cette image; c'est ainsi que Claudelcompare I'ardoise a une liasse de feuilles noires arrachees auxarchives de la nature II . II se peut que cette metaphore s'expli-que par la fonction referentielle de la langue; il me semble plusvraisemblable que Claudel, tout comme Ponge, fait ici usagedirnages deja stereotypees. Ce qui distingue notre exemple, c'estla derivation, car sa veritable motivation est formelle, fonction-nant de maniere retroactive puisque nous ne comprenons l'imageou nous n'en reconnaissons la propriete que lorsque nous decou-vrons I'image qui lui fait suite. Parmi tous les objets ayant unaspect feuillete et qui auraient pu etre mentionnes ici, c' est Iejournal qui est choisi comme hyperbole de I'ecriture en prose etl'ardoise devient prose par comparaison avec Ie marbre. A condi-tion bien sur que Ie marbre soit la poesie. Deux lignes plus loin,justement, Ie texte indique que I'ardoise est mate alors que Iemarbre est luisant, brillant merne. Cet eclat est en s uite justifie parune explication fanta isiste : les filles de Carrare , c'est-a-dire Iemarbre, ont ete touchejes] a l'epaule par Ie doigt du feu -verite geologique traduite dans Ie langage de la visitation par laMuse. Pour qui s'etonnerait que I'explication de I'origine voica-nique des rnineraux se fasse en termes poetiques et que Ponge soitaile chercher I' ardoise, parmi tous les rnineraux possibles, pourI'opposer au marbre, il suffit de rappeler l'Intertexte : Ie vers deDu Bellay que tout Ie monde connait : Plus que Ie marbre durme plait l'ardoise fine I'.

    La personnification filles de Carrare, convention poetique clas-sique, exprime l'origine ou la proxirnite - tout comme Ie vin estfils de fa vigne, etc. ; elles gene rent a leur tour Yinstitutrice. Cesdemoiselles sont de la fin do secondaire , affirme Ie texte : or Iemarbre ayant ete forme a l'ere secondaire ou mezoique, si Ie mar-bre est ces jeunes filles, celles-ci finissent leurs etudes secondaires

    Raisonnement tarabiscote, peut-etre, et pourtant la derivation ver-bale est rigoureuse, car Ie stereotype de la rnaitresse d'ecole faitd'elle une vieille fille ;Ia difference, ici, est que son age estexprirne a travers une image mi~erale ~de vieille ,:oche), to~t a~ssistereotypee. Puisque, dans la hierarch te des enseignants, I mstlt.u-trice a la charge des enfants qui sont a I' ecole primaire, I'ardoiseest son me tony me et, inversement, elle est Ie metonyme deI'ardoise.Plus Ie texte s'ecarte d'une representation directe - plus il sem-ble drole, amusant ou artificiel -, plus il se rapproche des terrnesapparentes a ardoise. En fait, I'humour resulte e~clu.si.vem~nt deI' agrammaticalite, et c' e st la raison pour laquelle It . d,mge I atten-tion vers l'intertexte. Qui plus est, I'ngrammaticalite repose surI'utilisation deviante de la metonymie plutot que sur la sirnilaritedans l'etablissernent des metaphores ; la rnaitresse d'ecole commemetaphore represente I'ardoise non pas parce qu'elle y est sem-blable, mais parce que l'ardoise est son attribut allegorique. Dansun cas comme celui-ci, la constante formelle du poeme se carac-terise par linapproprie, le detour verbal p~usse, a ." extreme -I' ardoise devenant, pour ainsi dire, non-ardoise, decrite comme cequ'elle n'est pas. Cette alterite lexicale n'est pas pour. ~utant I.efruit du hasard, car si chaque representation inappropnee s~ fal~bien a travers un mot inadequat, celui-ci presuppose celui qUIconvient. Une derivation, litterale, actualise done Ie systerned'ardoise et une autre, figurative, est modelee par la presencerefoulee de ce systerne. Un poeme en prose tel que celui-ci m~ni-feste done une parfaite circularite puisque la teneur de la meta-phore, ardoise, a pour vehicule son equivalent periphrastique.C'est Ie triomphe de I'autonomie verbale, la forme la plus pure delitterarite comme artefact. .En conclusion, ce qui caracterise Ie poerne en prose, c'est Ie faitque Ie generateur contienne en germe une contradiction dans les

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    SEMIOTIQUE DE LA POESIE SEMIOTIQUE TEXTUELLEtermes. Le texte sc developpe en resolvant la contradiction,comme dans Ie poerne de Ponge, ou en la repetant, com me dansIe cas des textes de Claudel, Rimbaud et Eluard. Le poerne enprose est done I'exernple d'une expansion a l'etat pur.

    Sa signifiance se confond avec l'intertextualite, puisqu'ellerepose sur I' aptitude du lecteur a percevoir (mais pas necessaire-ment a decrire) I'interaction, a la fois relationnelle et conflictuelle,des deux derivations, Le poerne en prose requiert done une parti-cipation considerable de la part du lecteur (il repond done a ladefinition que Barthes a donnee du scriptible). II y a la une reelledifference avec Ie poerne en vers parce que Ie vers peut se passerde matrice, ou alors la matrice metrique n'est pas conditionneepar celie du texte : elle est anterieure au texte, comme n'importequelle autre convention. Dans Ie poerne en prose, la matrice subs-titue a la forme prefabriquee une forme idiolectique specifique-ment adaptee au poerne. Puisque Ie poerne en prose nait d'unecon stante qui Ie definit et lui est consubstantive, celle-ci est tou-jours totalement et parfaitement adequate.

    Enfin, cette signifiance due a l'intertextualite se presente commesens mais pas necessairernent comme contenu. Ce sens tend a etrela perception de la forme: l'acte du donner a voir chez Eluard, la pointe ou Ie trait d'esprit chez Ponge. Le poeme en prosen'est done pas loin d'etre la mimesis de l'artefact litteraire meme.

    introduites par Mallarrne et Lautreamont). Dans ce dernier cas,I' humour est totalement gratuit ; c' e st la ou il est.le moins motivepar Ie sujet ou les regles du genre. L'etude des textes du secondtype devrait nous permettre de mieux com prendre la nature dulangage litteraire. Car si nous admettons que la litterature peutetre definie comme un phenomene linguistique dans lequel laforme est plus importante que Ie contenu et que ce phenornene estavant tout un jeu sur les mots, alors, c'est dans l'humour que cesdeux proprietes se manifestent au mieux et Ie plus clairement.Elles se revelent plus particulierement lorsque I'humour doit sonabsurdite caracteristique a la presence dans un texte de codessernantiquernent et formellement incompatibles, ce qui revient adire que Ie mecanisme de l'humour n'est rien d'autre qu'une

    variete d'intertextualite. Ces incornpatibilites, rationalisees par Ielecteur comme des plaisanteries, definissent Ie poeme comme tel.Un poerne, en effet, est un systeme verbal regi par ses propresregles, et les regles de I'idiolecte ici sont la negativation recipro-que des codes dus aces incornpatibilites.l'examinerai done la facon dont se produit ce conflit generateur

    de texte, la facon dont son identification en tant qu'humourassure un decryptement fait selon les regles et comment cettecontrainte limite la liberte du lecteur en matiere d'interpretation etgouverne son decodage. 1'ai choisi com me exemple un poerne enprose de Francis Ponge qui releve du genre descriptif 14 :

    IL' APPAREIL DU TELEPHONEL 'humour comme catachrese continue 20 'un socle portat if a semelle de feutre, selon cinq metres de filsde trois sortes qui s' entortillent sans nuire au son, une crustace se

    decr o che, qui gaiment bourdonne ( ... ) tandis qu'entre les seins dequelque sirene sous roche, une cerise de metal vibre ( ... )"Toute grotte subit I'invasion d'un rire, ses acces argent ins, impe-rieux et mornes, que com porte cet appareil.L'humour 1.\ est frequent dans la poesie moderne, tout particu-

    lierement francaise. II se manifeste dans les limites du code lin-guistique ou, comme chez les surrealistes, dans les formes agrarn-maticales (dans Ie non-sens, par exemple). On peut faire une dis-tinction entre deux tendances, selon que Ie lecteur est capable derationaliser I'humour comme moyen de satire (un produit de lapropension comique de l'auteur, sa maniere de prendre la vie -com me, par exernple, chez Laforgue, Corbiere et, peut-etre,Charles Cros) ou ne Ie peut pas (com me dans les formes litteraires

    '(Autre)'Lorsqu'un petit rocher, lourd et noir, portant son homard en ani-croche, s'etablit dans une maison, celle-ci doit subir I'invasion d'unrire aux acces argentins, imperieux et rnornes. "Sans doute est-cecelui de la mignonne sirene dont les deux seins sont en rnerne temps

    apparus dans un coin sombre du corridor, et qui produit son appel158 159

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    SEMIOTIQUE DE LA POESlE SE~1l01IQUE lEX] UELl.E

    par la vibration entre les deux d'une petite cerise de nickel, y pen-dante.'Aussitot , Ie homard frernit sur son socle. 'II faut qu'on Ie decro-che : "il a quelque chose a dire, ou veut etre rassure par votre voix."D'autres fois, la provocation vient de vous-rnerne. "Quand vousy tente Ie contraste sensuellement agreable entre la legerete du com-bine ella lourdeur du socle. "Quel char me alors d'entendre, aussitotla crustace deiachee, Ie bourdonnement gai qui vous annonce pretesau quelconque caprice de votre oreille les innombrables nervures elec-triques de toutes les vi lies du monde !"II faut agir Ie cad r an mobile, puis attendre, apres avoir pris acrede la sonnerie imperieuse qui perfore votre patient, Ie fameux declicqui vous de l ivre sa plainte, transforrnee aussitot en cordiales ou cere-monieuses politesses.i. "Mais ici finit Ie prodige et commence unebanale cornedie.

    l'absence de vers doit etre une negativation, l'inverse d'une negati-vation de non-poesie qui traditionnellement definit les vers par destraits formels, tels que le metre, la rime, le rythme, l'inversion del'ordre des mots. Le poerne est done defini par opposition auxpoernes conventionnels, non pas parce qu'il est en prose, maisparce qu'il est non-vers, non-rythme, non-rime.

    Le poerne negative la definition intertextuelle du poe me d'uneautre maniere encore: on s'attend que le poe me en prose, commetoute forme d'art, forme un tout, qu'il ait un certain poli - bref,qu'il se propose com m e chef-d'ceuvre, comme produit fini -,alors que dans notre exemple il se presente com me une ebauchepreliminaire (les points de suspension (2), et Autre qui fait de (2)et (3) une sorte de brouillon de (5) et (13. Il y a la plus que lasimple subversion ou que le gauchissement du sens des indicationstypographiques : l'ebauche n'en est pas vraiment une, mais bienplutot le signe que Ie poerne se definit lui-merne, a contrario,comme un produit non fini. Il y a la en effet un clin d'ceil au lee-teur, un nouvel element qui a ete ajoute, pour souligner deli-berernent la subversion passablement affectee sur les annotationsconventionnelles que tout scribe griffonne dans la marge; au lieud'indiquer simplement une autre version il l'aide de mots commevariante, ou bien, ou encore places entre crochets ou en italiques,le texte nous offre Ie rnanierisme d'un adjectif en l'air, Autre (4).L'effet est parodique : c'est dire que, plutot qu'une ebauche, c'estune mimesis de l'ebauche ; que nous avons sous les yeux unesorte de portrait du chevalet . Ce n'est pas la un cas isole :bon nombre de textes de Ponge sont entierement batis sur unesuccession de paragraphes alternativement designes par Variants etAutre 16. Dans ces textes, l'humour ne peut pas manquer d'etrepercu, du fait merne de la repetition, alors qu'il n'est qu'a peineperceptible, malgre tout, dans notre Autre (4). En realite, cesmarques illusoires du texte inacheve jouent Ie role tenu par lessous-titres dans un texte acheve. Variante, Autre sont les substi-tuts ludiques et parodiques de paires com me strophe / antistropheet ode / epode qui signalent les alternances formelles dans lapoesie versifiee conventionnelle.

    On pourrait estimer que cette fonction de I'humour qui consisteil se substituer aux formes qu'il negative est une simple variation

    Le lecteur reconnait qu'il s'agit d'un poeme au fait meme queles traits conventionnels caracteristiques d'un poerne sont ici sup-primes. Rien, en effet, ne peut etre annule ou negative qui n'apas d'abord ete enonce. Conformernent il cette loi, l'etiquette de poerne et sa definition minimale sont ici la donnee initiale,merne si rien d'autre ne nous est propose. Cette donnee, c'estPieces, titre general de la collection, qui la pose. Bien que genera-lement reserve aux eeuvres musicales ou theatrales, ce mot est ladesignation minimale d'un texte comme objet d'art 15. Le sujet dechaque piece confirme cet embryon de classification; chacunedecrit un objet hors de contexte, isole dans les marges blanches depresupposes non exprimes, et chacune est centree sur une expe-rience sensorielle suivie ou non d'une extrapolation meditative.Chacune est done concue comme l'equivalent ecrit d'une naturemorte . Cela suffit a empecher de lire ces poernes en prose sim-plernent comme de la prose, meme si les textes semblent n'etrerien de plus. L' a ssomption initiale de poesie etant etablie, Ie texterealise Ie modele poetique en se conformant il I'a ttente du lecteurou en la contrariant. Cette attente que dicte Ie modele est la prisede conscience d'un intertexte. Le lecteur percoit L'appareil dutelephone com me echantillon d'une classe. Cette classe, il aappris a la reconnaitre en decouvrant que certains textes etaientcomparables entre eux, et en identifiant leurs traits communs.L'absence des vers traditionnels ne peut etre consideree comme unmanque pur et simple, puisque Ie titre maintient l'idee de poerne :

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    SEMIOTIQUE DE LA POESIEstylistique designant Ie lieu du con flit intertextuel mais y demeu-rant etrangere. L'ensemble du texte, toutefois, manifeste a l'evi-dence qu'il existe une constante humoristique inseparable del'intertextualite : la contradiction continue entre ce que nous alaisse attendre le titre et ce que nous trouvons reellement dans letexte. A premiere vue, le titre semble annoncer un poerne didac-tique ou descriptif 17. Mais la derision, si evidente dans certainssyntagmes 18, les metaphores filees, la personnification cocasse dela sonnerie en sirene (2,6) et I'animalisation du combine enhomard (2,5,7) creent un ton de plaisanterie un peu grosse incom-patible avec le style serieux, avec l'objectivite d'une nature morte,ou, plus encore, avec le ton de l'eloge dans la vraie poesie didac-tique. II en resulte d'abord un effet de fantaisie un peu rechercheequi ne dure d'ailleurs que le temps de gagner I'attention du lee-teur. Ainsi alerte, avec une sensibilite accrue a l' egard des formes,il cherche a rationaliser et prend conscience, re troactivernent, d'unautre sens du titre. Cette divagation apparente, qui entraine letexte loin d'une simple description de la materialite du telephone,se revele alors comme la consequence necessaire , justifiee , cogniti-vement logique, bien que verbale, du titre considere so us un anglenouveau. Le caractere gratuit de la mimesis devient l'indice d'unecoherence sur un autre plan, car il derive Ie poerne de l' a berrantesyntaxe du titre. En effet, sous ce titre qui semble fonctionnercom me un contenu, qui semble designer Ie sujet, le lecteur decou-vre un titre fonctionnant comme une matrice formelle. C'est sonagrarnmaticalite qui produit la regie idiolectique ou Ie modelegenerateur des incompatibilites intertextuelies. Le titre est un jeude mots. On dit appareil telephonique ou appareil DE telephone,alors que appareil DU telephone transforme appareil, au sensmecanique, en appareil, synonyme d'apparat. II s'ensuit que Ielecteur ne peut pas etre un abonne consultant un mode d' e mploiet que le telephone ne peut pas etre percu comme I'objet d'unemimesis: il n'est que le pretexte d'une sorte de jeu de mots rituel,d 'une celebration verbale .

    Le titre genere done I'ensemble du poerne de telle facon quedeux textes se developpent cote a cote. L'un est un discours des-crip tif derive d'appareil pris comme metonyme de telephone.L'autre est derive d'appareil du : c'est done une Ode au Tele-

    SEMIOI IQUE lEX] UEl.LEphone . une Geste du Telephone 19. Peut-etre pourrait-onrapprocher ce morceau du genre baroque du blason, puisque Ieblason glorifiait ou denigrait un objet qui avait peu de valeur enlui-meme, et ainsi lui en donnait une grace a une elaboration ver-bale disproportionnee,

    Le texte descripti f implique a la fois une mimesis et des themesliueraires du telephone. II est factuel, technique merne, decrivantle socle de l'instrurnent. Ie cadran, les fils (2), la sonnerie (6, 11),la tonalite, la maniere de composer un numero, etc. II a un tonmoralisateur et affiche une attitude philosophique, exploitant lesmotifs positifs et negatifs du theme de la decouverte. Du cotepositif : les forces naturelies dornestiquees, les limitations physi-ques de I'homme depas sees (12), l'electricite dornptee, les distancesabolies, I'opposition in timite (ou proximite j/absence (ou distance)annulee, Ie pouvoir que cette nouvelle invention nous donne surles autres (13). Du cote negatif : I'intrusion dans notre vie privee(3, 5, 8, 13), motif maintenant oublie quand on parle du tele-phone mais encore particulierernent v ivace en matiere de televisionet tout specialernent de la publicite sur Ie petit ecran. Ce motifnegatif est exactement l'inverse du motif positif : c'est l'inventeurasservi par sa nouvelle invention.

    Le blason est metaphorique, Son ethos en tant que genre estexprime par une imagerie marine (la grotte, la roche, Ie homard,la crustace , la sirene), mais la discordance, l'incompatibilitetient a ce que ces images, toutes ornementales qu'elies soient,deviennent comiques des qu'elles s'appliquent au telephone ou asa mythologie; cela parce que les champs sernantiques et lessysternes descriptifs de la teneur et du vehicule sont si eloignes lesuns des autres et parce qu'il n'existe aucune sirnilarite ou analogiesusceptible de les rapprocher .Ces deux sequences derivatives se font constamment referenceet sont en con flit constant. La technicite du texte descriptif,comme c'est Ie cas pour n'importe quel code technologique, estincompatible avec tout systeme d'images. La grandeur edifiantedes themes est menacee par Ie comique de I'imagerie. Inverse-ment, la logique interne (la constance) des .metaphores liees aublason est detruite, car la syntaxe qui organise ces representationsest diff'erente de celie du systerne descriptif du telephone.

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    SEMlOTIQUE DE LA POESIEDans la phrase (3), par exemple, le discours technique entre en

    con f lit avec la phraseologie poetique qui vient remplir les ere-neaux lexicaux. Malgre le non-sens de l'invasion d'un rire, laphrase parvient a se donner l'air d'etre un theorerne grace al'enonce d'une constante (tout + nom + verbe) realisee seule-ment lorsqu'une condition donnee est remplie (qui comporte +nom - la relative etant postposee, trait frequent du discours dela demonstration dans les manuels scientifiques ou scolaires) ; onobtient ainsi : tout (A) (x, y, z) qui comporte un (B). Mais si Aest une grotte, no u s ne nous attendons certes pas a trouver appa-rei! en B, et vice versa. lis ne vont pas ensemble, merne si leurdisparite est moins evidente, ou plus acceptable, que celle produitepar rire. L'incompatibilite, cependant, est moins Ie resultatde l'anomalie de rire dans ce microcontexte que du caractere siconventionnel des formules litteraires utilisees pour Ie decrire 'U :l'image hyperbolique (invasion) et la periphrase d' acces, elle-mernerenforcee par d'autres images iargentins, imperieuxi,

    Par deux fois (2, 12), crustace, bourdonner et garment sont reu-nis dans la meme phrase, ce qui subvertit toute succession logi-que: Ie mot crustace (et quel que soit son sens exact) ne peut pasavoir bourdonner comme predicat, et l'adverbe garment s'accordeassez mal a ce type de sonorite, quoique ces deux derniers, a larigueur, puissent convenir au type de sonnerie qu'ils represententmetaphoriquement. Tout cela est done assez contraire a la normeen vertu de laquelle la rnetaphore propose une representation meilleure , et dans tous les cas plus frappante de la teneur ;tandis qu'ici la teneur interfere avec son vehicule metaphorique etIe rend absurde.

    Bien qu' elles soient bizarres, absurdes, aberrantes, ou plutot,bien qu'elles semblent l'etre, ces incompatibilites intertextuellescreent l'humour qui devient Ie formant du texte. L'humour ins-taure Ie rapport forme/contenu qui produit cette unite organiqueque l'on s'attend a trouver dans un poerne. Pour commencer, sesbizarreries ne forcent jamais Ie texte a s'eloigner du sujetannonce. Loin de mettre en danger la representation de la realite,ce sont ces incornpatibilites, lesquelles ne sont fantaisistes qu'enapparence, qui soulignent le mieux les caracteristiques du tele-phone. Par exemple, l'absurdite d'une animation pour rire, les

    SEI 'vll0 I lQUE TEXTUELLEmotivations pseudo-psychologiques du fonctionnement de l'appa-reil ; cette absurdite est portee a son comble avec la representa-tion de la sonnerie sous les traits d'une sirene (2, 6) ; cette image,neanmoins, est parfaitement adaptee puisque l' on se sent obligede repondre a la sonnerie du telephone, aussi irresistible que Iechant des sirenes. En fait, le telephone est Ie seul instrument dontl'appel ait cet effet magique. Quant aux deux seins de mignonnesirene, ils sont eux parfaitement appropries. Peut-etre pas auxyeux du lecteur americain qui a l'habitude d'une sonnerie dissimu-lee dans Ie recepteur, mais pour Ie lecteur francais a qui ce textes'adresse , les seins rappellent invevitablernent, du moins avantles progres techniques de ces dernieres annees, la sonnerie placeehors de l'appareil, sur un mur, dissimulee dans un coin sombredu corridor (6). Le mecanisme comporte deux timbales derni-spe-riques en cuivre, separees par un espace ou vibre un martelet,chaque timbale etant attachee au support par une vis placee enson centre; l'ensemble ressemble done a deux seins ou, plus exac-tement, a leur habituelle stylisation simplifiee - deux cercles,deux points - dans les graffiti, les bandes dessinees ou les grif-fonnages d'adolescents. II y a done la une reference non pas seu-lement a la realite, mais a une semiotique bien etablie del 'humour visuel.

    Mais l'unite du poerne et l'adequation de ses formes ne tiennentpas seulement a son exactitude et a son exhaustivite descriptives.Les effets humoristiques proviennent d'une bipolarisation conti-nue entre les mots qui actualisent les deux compos antes de l'inter-texte. Or cette continuite est entierernent deterrninee par la donneesemantique du titre et elle force done le lecteur a sentir constam-ment que le texte n'est rien de plus et rien de moins que l'expan-sion zigzagante de cette donnee. Ces variants, par exemple, unecrustace se decroche (2), Ie homard fremit sur son socle (7), IIfaut qu 'on Ie decroche (8), jouent sur Ie verbe substituable aunom telephone. Decrocher et raccrocher sont au cceur du systemedescriptif de ce mot. Ceux-ci ne sont jamais utilises dans la lan-gue courante, sinon pour designer des actions insignifiantes ouprosaiques, telles que suspendre un ustensile menager ou un vete-ment a un crochet (cf. le familier decrochez-moi ra). Voici queces lexernes negligeables, brusquement, deviennent ici les instru-

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    SErvllOTlQUE DE LA POESIE SEMIOTIQUE TEXTUELLEconventionnel. Cette autonomie est confirrnee par la maniere dontla derivation gouverne la forme du poerne et delimite son espacetextuel. Les limites de cet espace ne sont pas seulement son debuttypographique et sa fin, la ou Ie texte s'epuise ; elles resultentd'une logique verbale. Le debut et la fin ne sont pas simplement~ffaire de position : un rapport formel, sernantique et serniotiquebe les mots du debut a ceux de la fin. Puisque l'espace textuel seconstitue par un jeu complexe de ses composantes, il convient queIe texte commence par enoncer la regie de son jeu, qu'il com-mence par Ie jeu de mots du titre et finisse en indiquant que lesmots s'interrompent parce que Ie jeu s'acheve et que la realiterecommence : ici... commence une banale comedie (14). Le faitque l'on donne a cette realite Ie nom d'un autre jeu (banale come-die au lieu d'un feu d'artifice verbal) signale une autre differenceentre la fin pure et simple et la clausule textuelle : la fin se mar-que typographiquement par un espace blanc qui laisse Ie lecteurlibre de retourner a son experience de la realite, alors que laclausule est une representation de la realite comme non-litterature.D'un certain point de vue, comedie est I'antithese esthetiqued'appareil.

    Ce n'est pas tout, d'ailleurs. Prodige justifie a la fin la pompeverb~le instauree par appareil des Ie debut - comme si un hymnedevait commencer par louange et se terminer avec gloire. Enfin,la nature endocentrique du poerne, son autonomie de systeme ver-bal cIos sont soulignees par une touche finale qui remplace laverite par des equations verb ales parfaites pour referer auxchoses. Le nom du genre est annexe ou contarnine par la designa-tion du sujet ; utiliser appareil dans Ie sens de blason ou d' oderevient a traduire ces termes litteraires dans la langue du tele-phone.II nous faut main tenant revenir au caractere gratuit deI'humour. La question comporte deux aspects. Cette gratuite quinous permet de percevoir un con flit intertextuel fait en realite par-tie du systerne surdeterrninatif. Mais que dire de la decision ini-tiale de parler humoristiquement du telephone? Cette decision,du moins, semble ou bien entierernent gratuite, ou bien la preuved'une imagination fantaisiste authentique. Quelle que soit l'inter-pretation choisie, elle ne remonte pas au-dela du debut. On pour-

    ments de la presence de I'homme, les moyens du contact humain,puisque, pendant un coup de telephone (et dans sa mimesis), ilssont litteralernent I'alpha et l'omega de ce que deux etres humainsont a se dire. C'est cette humanisation d'une mecanique quigenere I'animation pour rire en (8) et (9) ou une vibration metalli-que est travestie en une nervosite un peu ridicule qui a besoind'etre tranquillisee. On ne peut prendre au serieux cette animationconventionnelle comme on Ie ferait dans une ode; decrocher restetrop proche de ses connotations plebeiennes, Meme la plus ahuris-sante de ces absurdites - petit rocher ... portant son homard enanicroche (5) - est en fait un equivalent hyperbolique dedecrocher 21, soulignant la coherence verbale du texte par uneagramrnaticali te vraiment frappante. Anicroche, en effet, est unmot plutot rare, done tres propre a atti rer I'attention, vaguementcornique, neuement familier et depourvu de sens apres portantson homard en. La reaction du lecteur deconcerte consiste a Ierationaliser comme un jeu de mots sur en accroche-coeur ou encroc. Le sens n'en est pas plus clair, mais, au moins, cela fixeI'attention sur Ie rapport positionnel indique par en ; anicrochesemble alors une transformation de en echarpe, en bandouliere,ou, encore mieux, en sautoir. De cette facon, au moins, un sensapparait : la transformation semble traduire bandouliere ouecharpe en langage de telephone, puisque anicroche est si etroite-ment lie aux deux verbes essentiels de ce langage. En francais, iln'y a qu'une dizaine de mots qui commencent par ani- ; dans cepetit groupe, seul anicroche est dote d'une syllabe finale assimi-lable a un mot independant : croche (dans la terminologie musi-cale). Croche nous parait descriptif et iconique, puisqu'il suggereIe crochet qui a donne sa forme au symbole musical; il s'agitdone d'un mot doublement graphique puisqu'il a aussi l'air d'etreune sorte de ferninin de croc. Anicroche est percu comme ayantune racine ou une pseudo-racine qui en fait une extension duparadigme raccrocher/ decrocher.

    Le texte est done un systeme producteur autonome et ce mernelorsqu'il s'ecarte du code linguistique, puisque les transgressionselles-rnemes sont des transformations du titre; les agrammatica-lites linguistiques conservent leur agrarnmaticalite dans I'idiolecteet produisent ce que l'on appellerait harmonie dans un po.eme

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    SEMlOTlQUE DE LA POESIE SEMIOT lQUE TEXTUELLErait dire que la creation d'imagination I'emporte sur la creationd'humour, celle-ci ayant sans doute sa source dans la realite tan-dis que la premiere est purement arbitraire. Ou bien, sans deciderde ce qu'il en est, on pourrait dire que la surdeterrnination justifieIe choix, mais qu'elle n'en prouve Ie bien-fonde que retroacti-vement, dans un mouvement qui ressemble a celui du lecteur, caril doit se reprendre, et relire, avant de percevoir I'anomalie consti-tuee par du et de remarquer Ie jeu de mots. Ce serait inexact dansles deux cas. La surdeterrnination precede la selection initiale carelle est latente dans Ie principe merne du poerne. Nous avons iciune analogie parfaite entre les structures sernantiques de telephone(comme mot et comme theme) et la regie de base du genre. Eneffet, Ie blason a pour principe de substituer a I'opinion communeselon laquelle un sujet donne est sans valeur la revelation de sareelle valeur; Ie bias o n cree une opposition bipolaire entre unenonce banal et objectif et un discours laudatif sur Ie sujet. Lepremier synonyme qui vienne a I'esprit pour telephone, et Ie pluscourant - appareil " -, est, au plan linguistique, avant memeque Ie texte n'existe, a la fois Ie mot qui designe un instrument(type merne de I'objet Ie plus insignifiant) et un synonyme depanegyrique, Le jeu de mots dans Ie titre se limite ainsi a I'actua-l isat ion sirnultanee de deux vir tual ites , L'opposi tion Jinit vs. com-mence (14), que nous trouvons a la fin du poerne, represente latransformation narrative du titre (narrative parce que sequen-tielle) ; elle separe de nouveau les deux virtualites dans un mouve-ment inverse, comme si Ie texte, apres s'etre eleve d'appareil aapparat, finissait en redescendant d' apparat a appareil. L'ensem-ble du procesus demeure dans Ie domaine du lexique; Ie poemeredecouvre simplement, par l'humour, Ie premier sens, Ie sensoriginel 2' du mot appareil comme apparat, pompe, Jete, avecdautant plus d'effet que ce sens tend a disparaitre de l'usage .L' h umour a done usurpe une des fonctions de la creation artis-tique.

    On notera que tout ce qui precede est fonde sur des faits obser-vables dans Ie texte. Les incornpatibilites intertextuelles que j'aianalysees jusqu'ici sont actualisees dans la lettre merne du poeme.On peut done parler d'un intertexte explicite ou idiolectiqueauquel les lois de surdeterrnination s'appliquent de la merne facon

    qu'a sa donnee initiale. Mais meme si Ie choix de I'humour estdetermine, il nous est bien difficile d'expliquer pourquoi un codemarin a ete retenu parmi tous les codes possibles. Les moyens deI'humour, Ie contenu du texte metaphorique nous semblent encoreterriblement gratuits.

    Admettons un instant que la metaphore de la sirene s'expliquetotalement par l'imperieuse sonnerie du telephone et que I'ensem-ble du code marin derive de cette personnification : cela ne suffitquand meme pas a donner une propriete quelconque a la meta-phore filee qui fait du combine telephonique un homard, de sonsocle un rocher et de sa maison une grotte. Certes, on pourraittrouver un assez grand nombre de sernes communs a grotte et amaison pour justifier ce dernier transfert. Mallarrne, par exemple,appelle la maison : grotte de notre intimite 24. Le rocher est justi-fie a la rigueur par Ie poids du telephone 25, sa mobilite (5) endecoulerait par derivation oxymorique, ce qui suffirait a declen-cher l'humour sur ce point precis. La sirene serait alors I'elernentqui transporte grotte et rocher dans un decor sous-marin, maispourquoi Ie combine deviendrait-il une carapace de homard quandil existe un motif litteraire mineur qui fait d' un coquillage tout afait different un analogue du telephone : la conque ou i'onen tend Ie bruit de la mer quand on I'applique a l'oreille ? Forcenous est de conclure qu'aucune derivation intratextuelle ne sauraitexpliquer les metaphores secondaires de la rnetaphore filee, nirneme Ie choix de la sirene com me metaphore primaire generant laserie secondaire (si telle est bien sa fonction). Elle n'expliquerapas non plus ce qui determine la distorsion humoristique de cha-que compos ant de la sequence. Le problerne est encore compliquepar Ie role essen tiel que jouent ces images en de pit de leur incon-gruite : I 'imagerie marin; domine dans trois cas ou Ie non-sens esta son maximum et ou l'humour est Ie plus marque.

    On les observe tous les trois au niveau lexical : il s'agit demignonne (6), d'anicroche (5) et de crustace (2, 12). Ces troismots, par-dela les contrastes stylistiques qu'ils creent dans Iecontexte, ne relevent pas seulement de l'idiolecte du poerne : ilsaffectent Ie sociolecte meme, bien qu'ils ne presentent pas tous Iemerne degre de transgress ion. Mignonne est s implement etrangeraux connotations de sirene et ne fait done qu'alterer un systerne

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    SEMIOTIQUE DE LA POESIE SEMlm lQUE TEXTUELLELe texte de Mallarrne fonctionne comme l'hypogramme de celuide Ponge et sirene sous roche (2) doit etre considere commel'icone de I'hypogramme puisque son sens se combine irresistible-ment avec une allusion au cliche anguil le sous roche.

    L'inacceptabilite deconcertante de en anicroche, solecisme subs-titue a en sautoir, ou plus exactement, la double inacceptabilite ,positionnelle e t morphologique, de homard en anicroche remet enmernoire la fable d' Alfred larry, Le homard et la boite decorned-beef 29 . Le rappel est inevitable, car on y voit Faustrolltransporter la boite de corned-beef en sautoir. La fable est cons-truite, comme notre poerne en prose, sur une intertextualite quigenere un va-et-vient d'echanges lexicaux : la boite est decritecomme un hornard immobile et enchaine, et Ie homard comme lapetite boite automobile de conserve vivante. L'animal est trans-pose dans un code inanime negative et l'inanime dans un codeanimal negative.

    J' ai garde crustace pour la fin car, en tant que neologisrne,c'est lui qui s'ecarte Ie plus de la langue courante et a done toutechance d'attirer I'attention du lecteur. D'autant plus que laforme, deja comique en soit puisqu'elle est super flue, renvoie desurcroit au homard qui est caracterise par sa gratuite. En soi, Iemot rappelle, plus que ne pourrait Ie faire un vocable deja enusage, les mots avec lesquels il rime : non seulement ceux qui pos-sedent un suffixe en -ace, mais aussi tous ceux qui se terminent en-asse, suffixe pejoratif, Le neologisrne est comique parce que rienn'en faisait sentir Ie besoin. II semble avoir ete forme sur Ie prin-cipe des couples adjectiflnom du type glace/glace, menace/menace 30. Sur ce modele, crustace produit crustace, qui designe lacuirasse carac teristique de cette classe d'invertebres, II existe deja ,bien entendu, un mot pour la designer : carapace. Le modele for-mel ne peut manquer de renforcer l'idee de carapace ; il sou-ligne morphologiquement Ie lien metonymique qui unit crustaceavec I'animal Ie plus representatif des crustaces dans la languefrancaise, Paronomase de crustace, crustace res semble plus a songenerateur que ne Ie fait carapace. Cette propriete accrue aug-mente l'absurdite d'un homard passant pour un combine telepho-nique parce qu'elle souligne la realite du homard 31 ; elle accentuela difference qui Ie separe de l'instrurnent. Cela facilite egalernent

    de collocations verb ales qui, de toute facon, est deja assez lache.Quant a anicroche, j'ai deja indique la parente morphologiquequi existe entre ce mot et Ie code telephonique, mais le depla-cement sernant ique n'en demeure pas moins etonnant, surtoutdans le contexte metaphorique. Crustace produit l'effet de trans-gression le plus accentue parce qu'il s'agit d'un neologisme etparce qu'il surprend, a la fois dans le contexte du telephone etdans celui des metaphores marines ou homard suffi rait a marquerl' jncompatihi li te avec telephone si seul un intertexte explicite etaiten cause.Pour decouvrir les motivations profondes delernents apparem-ment si gratuits, nous devons avoir recours a un intertexte imp/i-cite 26. lmplicite parce que le poerne I' actualise sous la formed'allusions. Dans le texte, elles semblent etre des compos antesdeviantes du lexique. Leur anomalie disparait lorsque Ie lecteurreconnait qu'elles renvoient a des textes sit lies hors du poerne.Que ceux-ci soient identifies ou non, toutefois, les mots anomauxcontribuent a la surdeterrnination du code metaphorique.

    On ne peut les identifier que parce que leur deviance a unefonction deictique, Elle reveille chez le lecteur le souvenir d'unautre texte qui contient la rneme composante formelle ou un textedont les composantes ont pu motiver la forme dcviante et peuventetre resumes ou symbolises par celle-ci".

    Ainsi, mignonne ne peut pas etre explique par Ie fait quuntelephone est traduit en langage marin; de plus, l'allure defemme fatale de la sircne mythologique rend un adjectif si mievreinacceptable. Cette inacceptabilite meme, toutefois, engage Ie lee-teur a chercher d'instinct un precedent rassurant et, tat ou tard, ilrapprochera cette bien improbable mignonne sirene de celie deMallarrne. Un coup de des propose en effet non seulement unesirene qui est mignonne, mais egalement l'obscurite qui la dissi-mule:

    au f ront inv isiblescintille puis ombrageune statue mignonne tenebreuse debouten sa torsion de sirene ".

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    SEMIOTIQUE DE LA POESIE SE!'.110TlQUE TEXTUELLEla memorisation et Ie rapprochement textue!. Une fois que l'inter-texte implicite est mis en rapport avec notre poerne, c' est dans cepassage ou s'accumule Ie non-sens que Ie sens devient precisementIe plus cla ir.Dans ce cas particulier, I'intertexte est une autre piece dePonge, tiree de la meme collection ; elle montre que le homardest la vraie matrice du code metaphorique de notre poerne, l'ele-ment qui a etabli le contact avec les citations de larry et de Mal-larme et auquel ces intertextes sont fonctionnellement subordon-nes, Dans cette piece, Ponge expose des vues bien personnellessur la civilisation et definit les ustensiles et outils inventes parl'homme en code de crustaces. L'explication de la superiorite del'homme sur l'animal, telle qu'elle est plaisamment proposee parPonge, est la cle de notre crustace ; de nombreux animaux ontdes outils, un armement, des defenses directement attaches a leurcorps et, naturellement, les crustaces nous en offrent les meilleursexemples : leurs pinces, rostres, cuirasses, mandibules ont quelquechose de geornetrique, de mecanique. Ce qui fait de I'homme unetre superieur, cest qu'il a appris a se debarrasser de ses outils eta quitter sa carapace. L'homme peut se detendre et laisser de coteses impedimenta quil range dans sa caverne (Ponge, pari ant despremiers temps de l'evolution de l'homme, de ses premiers pashors de l'animalite, adopte la representation conventionnelle del 'homme des cavernes) 32. Si nous lisons notre poerne a la lumierede cet intertexte ou I'homme est defini par opposition aux crusta-ces et comme leur etant superieur, le homard apparait comme unsous-homrne, un homme moins parfait. Or il se trouve que, dansle lexique des crustaces, c'est exactement l'idee que suggerehomard, du fait d'une pseudo-etymologie ; le suffixe -ard semblefaire du homard une sous-variete d'homme, comme si homardetait determine par un modele sous-jacent homme-ard J3.

    L'intertextualite implicite est particulierernent vulnerable au pas-sage du temps et aux changements culturels, ou au fait que lelecteur ignore tout du corpus dont une generation anterieure anourri son imagination. Mais meme lorsque l'intertexte s'estefface, Ie controle que le texte exerce sur le lecteur n'est pasdiminue 34. Le fait que ce dernier soit incapable de dechiffrerimrnediaternent l'hypogramme de reference affecte Ie contenu de

    ses reactions, mais pas sa perception de la grille des agrarnmatica-lites ou des non-sens. Ces blocages de la lecture fonctionnentcomme des balises signalant la position de significations subrner-gees. S'il reste incapable de les recuperer, Ie lecteur n'accepte pasd'etre prive de son droit a comprendre. II cherche ailleurs le sens,il cherche it comprendre pourquoi Ie texte joue avec Ie langage ; iltente de trouver dans Ie systerne interne des references d'un mot al'autre les justifications qu'il ne peut pas trouver dans Ie systernesernantique de la langue, dans les sens fondes sur la reference a larealite:

    S'il ne percoit pas Ie lien avec Mallarrne, a tout Ie moins voit-ildans mignonne une mise it distance de la sirene et un rapproche-ment avec l'appareil, rationalisant la personnification comme uneinterpretation des bruits de la vie domestique ; symboles de l'inti-mite du foyer, ils signalent la presence detres familiers, d'oud'ailleurs un humour accru puisque Ie chant de la sirene inversece symbolisme et denote une intrusion dans l'intirnite du logis.L'adjectif mignonne a done pour premier effet de transformer lasirene en petite personne , ce qui la met sur Ie merne plan quel'habituel genius loci, lequel est generalernent minuscule - lutinou grillon. Si Ie lien avec homard en sautoir reste lettre mortepour qui ne connait pas larry, Ie mot anicroche est neanrnoinscompris comme un equivalent de sautoir, et Ie lecteur est aumoins conscient d'une variation placee la pour Ie plaisir de lavariation. II voit alors Ie texte comme trope - ce qui est une desmodalites de l' experience litteraire. Somme toute, que Ie lecteursoit capable ou non de resoudre l'enigrne de l'agramrnaticalite estbien secondaire. Si secondaire qu'Il y eut une periode ou notrepoerne etait depourvu de noyau sernantique, son intertexte n'ayantpas encore ete ecrit - Ie texte sur la superiorite de I'homme parrapport au homard a ete pub lie quinze ans apres L'appareil dutelephone 35. Merne dans un cas aussi exceptionnel, la perceptiond'un detour verbal pour eviter carapace suffit it imposer au lee-teur une perception esthetique du texte, meme si c'est d'une faconparodique, puisque crustace a tellement I'air du mot juste pronepar Boileau. Si juste en fait qu'on percoit l'intention - autrernodalite de la perception esthetique : dire qu'un crustace porteune crustace, cela revient a dire que I'habit fait Ie moine. C'est

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    SEMIOTIQUE DE IA POESIE SEMIOTIQUE TEXTUELLEet de textes a textes, il rem place la Iitteralite par la litterarite.L'humour reclame done de la part du lecteur une praxis qui estl'experience continue d'un detour verbal, la conscience que Ietexte renvoie toujours a quelque chose dit autrement, ailleurs.

    II se peut que la catachrese soit un trait commun a tous lestypes de disc o urs poetique ; mais, la plupart du temps, elle semblemotivee par Ie sujet, dans Ie cas de l'hyperbole, par exemple, oude la litote. L'humour etant percu comme absurde ou immotive(et cela bien qu'il soit tout aussi motive que n'importe quelleautre forme litteraire), on doit Ie considerer com me cas extremede catachrese et done com me Ie symbole par excellence de ce jeuverbal qu' est la lit terature.

    Enfin, comme nous I'avons vu dans Ie cas du titre de Pongequi ressuscitait discours d'apparat sous appareil, la catachrese serta explorer les virtualites du langage, a exper imenter de nouveauxrapports semantiques et semiotiques, II n' est done pas excessifde conciure que I'humour n'est qu'un cas particulier du langagepoetique, et que Ie langage poetique est un cas particulier demetalangage,

    trop beau pour etre vrai : Ie tour de passe-passe inverse lasequence de cause a effet et genere une formation lexicale regres-sive ; c'est un peu comme si I'on pretendait que Ie zebre doit sonnom au fait qu'il est zebre.

    Quand la decouverte de l'intertexte rend la rela tion intertexuelleexplicite, Ie rapport fondamental entre signifiant et referent estrem place par un rapport de texte a texte. La fonction deictique del'humour est donc essentielle. Soulignons toutefois qu'elle peuttout aussi bien nous orienter vers I'invisible - vers des elementsqui ne sont pas actualises dans Ie poerne et qui restent hors deportee pour certains lecteurs. La deixis designe I'endroit oul'intertexte non identifie devrait se trouver bien que celui-ci resteimplicite. La gratuite humoristique est done une icone de verba-lisme. Trace laissee par un intertexte qui n' a pas ete actualisedans Ie poerne, elle fait apparaitre les contours, la geometricd'une structure sans que nous ayons a deduire celle-ci d'unvariant. La fonction deictique de I'humour a donc deux aspects:au plan du texte, I'humour est ce qui est non motive et, parconsequent, ce qui est motive au plan de I'intertexte.

    Au cours d'une me me lecture, les deux aspects sont compa-tibles ; en fait, Ie lecteur commence generalernent sans trop savoirou il va ; ce n'est quapres un certain temps qu'il decouvre l'inter-texte implicite. II nous faut done introduire dans la definition duphenomene litteraire Ie concept de decalage temporel : Ie poernen'est pas seulement l'objet d'une lecture progressive et re troactive,c'est aussi un systeme capable d'elargir progressivement ses refe-rents; mais cette reference extensible reste toujours une referencea des mots, controlee par l'intertextualite. L'absurdite ou I'impro-priete de I'humour n'est qu'une adequation differee, une proprietedecouverte avec un temps de retard.Parce qu'elle indique I'existence de rapports intertextuels, lafonction deictique de l'humour donne au poeme sa forme et meten place ses polarisations structurelles. Dans certains cas,l'humour peut done rem placer les traits conventionnels de la poe-sie, tel Ie metre ou merne les tropes. II detruit Ie sens du texte, siI' on prend sens dans sa valeur habituelle (on ne peut pas dire quenotre poe me traite d'un vrai te lephone ou de sa mythologie),II remplace Ie sens referentiel par des references de mots a textes

    Non-sens : Ie brouillage intertextuel

    Certains poernes sont caracterises par leur non-sens. Celui-cipeut etre plus ou moins opaque, mais il est toujours absurde ouinacceptable a la conscience linguistique de lecteurs pour qui Ielangage sert a communiquer. Le non-sens peut embrasser I'ensem-ble d'un texte ou n'apparaitre que dans certains passages impor-tants, mais il porte toujours sur Ie paradigme producteur de laserniosis, affect ant ainsi au moins les variants successifs de lamatrice ou toute derivation du modele.

    Le non-sens est un phenomene lie a l'Intertextualite, car uneinterpretation devient possible des que Ie lecteur prend consciencede l'hypogramme; Ie proces herrneneutique n'est peut-etre pasterrnine, mais Ie lecteur a au moins l'impression que Ie langage dutexte, si deconcertant qu'il soit, n'est plus gratuit.

    Nous nous trouvons done ici en presence de tout autre chose174 175