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Page 1: REMERCIEMENTS - L'Agglo COBAS
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REMERCIEMENTS

Ce recueil présente les textes des 20 lauréats du 34ème Prix Littéraire du Pays de Buch.

Le Prix Littéraire du Pays de Buch est un prix annuel destiné à récompenser des œuvres d’imagination inédites Nouvelles ou récits et Poésies, écrites en langue française par tout auteur âgé de 14 ans et plus.

Du 2 janvier au 1er mai 2018, les participants ont planché sur le thème « Virages » et ont présenté 63 poèmes et 51 nouvelles et récits dans les deux catégories : adulte et adolescent.

La Ville de La Teste-de-Buch et les membres du jury félicitent tous les lauréats et remercie tous les participants pour la qualité et la sensibilité de leurs écrits.

©Francois Louchet - Remise des prix dimanche 30 septembre au Zik Zac. De gauche à droite : Anne-Marie Dallais - 1er prix nouvelle, Christian Bled – 3e prix poésie, Sabine François – Prix spécial poésiedu jury, Marie-Chantal Lefebvre-Ricart – 2e prix poésie, Laurine Clama – 1er prix nouvelle et 2e prix poésie catégorie adolescent, Roxane Rigaud – 3e prix nouvelle, Victor Lelorieux – Encouragements du jury Poésie, Alice Lafo--Verroest – 2e prix nouvelle catégorie adolescent

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SommairePoésie....................................................................................................................................................4

VOLEUR DE VIE...........................................................................................................................5Tourbillon.........................................................................................................................................7ZIGZAGS........................................................................................................................................9Le mur............................................................................................................................................10Aux détours du sentier...................................................................................................................11Je suis.............................................................................................................................................13La Brume.......................................................................................................................................14Crépuscule.....................................................................................................................................15Vie et voyage.................................................................................................................................16L’Homme à la dérive.....................................................................................................................18

Nouvelles............................................................................................................................................20Le casse-pipe de la Schlur.............................................................................................................21FRISSONS SUSPENDUS.............................................................................................................27SECONDE CHANCE....................................................................................................................31LE PRINTEMPS EN HIVER........................................................................................................36MANU...........................................................................................................................................41Un amour fabriqué en RDA...........................................................................................................47Tournant de la Vie, Virage de la Mort............................................................................................56Le Noël de Carole..........................................................................................................................69La petite fille qui rêvait..................................................................................................................74

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Poésie

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VOLEUR DE VIE

Tu me disais de ne pas boireEt voici que ma belle histoireÉclate en un soupir, Maman. Je n’avais pas cédé, pourtant.

L’esprit léger, libre et serein,Je suis rentrée, mais en chemin,L’auto qui m’a frappée, Maman,

M’a projetée dans le néant.

Une voix surgie du brouillardA prétendu que le chaufard

Était repu de vin, Maman.Sur le pavé, coule mon sang.

Dans ma tête, ondoient les imagesD’un faisceau brûlant les virages.

Aujourd’hui le destin, Maman,S’est défendu d’être indulgent.

La lute me semble infnieTandis que le voleur de vie

Me fxe étrangement, Maman.Comment peut-il être vivant ?

Sait-il combien son avenirAura le goût du repentir

Quand il découvrira, Maman,Que je n’aurai jamais vingt ans ?

J’aimerais tant que tu sois làPour me serrer fort dans tes bras !Mon soufe se fait court, Maman.Je fonds dans les sables mouvants.

Sous un bouquet de néons bleus,Le cœur serré, je fais le vœu

Que Dieu veille sur toi, Maman,Toi qui va perdre ton enfant.

Mon ange gardien s’est caché

Dans la pénombre pour pleurer,Car je n’avais rien bu, Maman.

Pourquoi suis-je au ciel à présent ?

Cécile Négret – 1er prix poésie dans la catégorie adulte

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Tourbillon

Boum, badaboum, pleurs étoufés, lèvre écorchée, genoux grifés, orgueil blessé.Virage mal pris, premiers défs.Tiens bon, petit soldat, tu te relèveras.Université, liberté, études gâchées.Etonner, voyager, découvrir et s’étourdir.Chansons, ritournelles, bagatelle.Copains, sacrées virées, sensationnel vertige.Virage éclaboussant, blufant.D'autres constructions à l’horizon.Folie douce, joies familiales, embrassades.Petits soucis et jérémiades, châteaux de sable et promenades.Courir, boire et chanter.Dire « je t'aime » à la volée et empoigner l'avenir à grandes enjambées.Qu'il est bon d'aimer et de se retrouver.Amours cachés, temps des baisers, temps des secrets.Laisser éclater sensations, émotions, vivre passion.Rêver avec la lune et, à toute allure, dévaler la dune.Suis ton chemin, petit soldat, moins tu chercheras mieux tu avanceras ; là-bas, tu sèmeras.L'éclair a zébré, le tonnerre a grondé, le cancer a tout emporté.Les cœurs ont tremblé, les murs se sont efondrés.Pas lumineuse cete route sinueuse.Virage au bord de la falaise, malaise.Tiens bon, petit soldat, étape difcile tu franchiras.La poésie n'est pas fnie malgré la pluie.Arc-en-ciel de couleurs malgré la douleur.Soufrir sans gémir, ralentir mais encore sourire.Continuer à avancer, se retourner sans reculer.Laisser passer les nuages, les révoltes et les orages.Revoir les vagues qui déferlent, sentir la chaleur dans les yeux.Saisir les petits bonheurs et le parfum des feurs.Lève la tête, petit soldat, des années encore tu partageras.Dernier tremplin, s'enfuient les souvenirs-chagrins, les souvenirs-coquins.Fuchsias et camélias, Petit Soldat, jamais plus tu ne verras.Ni admirer les oiseaux qui s'enfuient et le soleil qui luit.Sous le vent, l'air, l'ombre et la pluie, jamais plus tu ne frissonneras.Aux baisers de secours encore avoir recours.Mais, quand la famme s'éteint inutile de s'acharner en vain.Pour ce virage, pas de raccourci ricane le Destin malin.A la main qui me tient, aux pâles sourires de mes petits, dans un soufe léger, je disMerci la Vie.

Marie-Chantal Lefebvre-Ricart – 2ème prix poésie dans la catégorie adulte

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ZIGZAGS

Ils te disaient petit, en avant, marche droit,Te voici prisonnier sur ce chemin étroit,Soulève tes œillères et à force de rage,Goûte à la liberté, amorce le virage.

Découvre la spirale des idées serpentines,Un bouquet d’herbes folles et la vie s’illumine,Dessine dans ta tête une grande arabesque,Ajoute les couleurs et sublime la fresque.Préfère les volutes des palais byzantins Aux dures verticales des vieux temples romains.

Jamais jusqu’à l’ivresse mais au bord du vertige,Initie tes pensées au jeu de la voltige.Garde toi d’abolir en entier la raisonParfois se dissimulent de sombres tourbillons.

Quand sera révolu le beau temps des eaux vives,Evite le naufrage, esprit, corps en dérive,Ne renonce jamais, à la fn du parcours,Le feuve ateint la mer par de somptueux détours.

Christian Bled – 3ème prix poésie dans la catégorie adulte

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Le mur

Ne rien direSilence,EnfermementCloisonnement,Secret des mots,De la mémoire,Se taire,Et après ?Fureur, éclats, violenceEt après ?Écrire, parlerParler et écrire,Des mots et les mauxPour tuer le silenceLa haine, la violence,Franchir le mur,Et aimer.

Sabine François – Prix spécial poésie du jury dans la catégorie adulte

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Aux détours du sentier - (Pantoum)

Il serpente autour de mon île,C’est un joli sentier piéton.À le voir, on le croit tranquilleEt pour cela nous l’empruntons.

C’est un joli sentier piéton.Il surprend à chaque virageEt pour cela nous l’empruntonsCar il nous emmène en voyage.

Il surprend à chaque virage,Nous ofrant un joli tableauCar il nous emmène en voyageVers ce qu’il y a de plus beau.

Nous ofrant un joli tableau,La carte postale idéale,Vers ce qu’il y a de plus beauAux détours de ce beau dédale.

La carte postale idéale.Elle surgit dans les tournants,Aux détours de ce beau dédalePour le grand plaisir des passants.

Elle surgit dans les tournantsEn nous ofrant une peinture,Pour le grand plaisir des passants.C’est un cadeau de la nature.

En nous ofrant une peinture,Une cala* en bleu et vert,C’est un cadeau de la nature,Le plus joli de l’univers.

Une cala en bleu et vert,Dans une ambiance si fragile,La plus jolie de l’univers,Qui fait la beauté de cete île.

Dans une ambiance si fragile,C’est un beau chemin tortueuxQui fait la beauté de cete îleEt qui rend les gens très heureux.

C’est un beau chemin tortueuxQui sent la lavande subtile.Et qui rend les gens très heureux.Il serpente autour de mon île.

Josette Taltavull – Prix poésie du Comité de lecture dans la catégorie adulte

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Rivages, Orages, Vil âge, ... Mirages

Tout petit je me voyaisAstronaute ou magicien

Boulanger ou chirurgien...Mais cela a bien changé :

Virage.

Puis ado j'étais piloteAutos, avions ou bateaux

Sous-marins, fusées, robots...Mais pour tout ça re-belote :

Virage.

Jeune adulte, refaire le mondeCheveux longs et libertéEt sit-in et puis fumées...

Mais de tout ça rien n'abonde :Virage.

Quarante ans voulais bâtirMaisons, immeubles, beaux quartiers,

Stades, golfs, universités...Mais l'argent ? Comment construire ?

Virage.

Sept dizaines et la retraitePlaisirs, voyages et repos :Rhumatismes et lumbagos,Maladies tout ça m'arrête !

Virage.

Virage, la vie n'est que rage :Qui peut passer sous l'orageDes duretés de vie, de l'âge ?

Droite-ligne n'est qu'un vain mirage...VIRAGES !

Henri Germain – Prix spécial poésie du Comité de lecture dans la catégorie adulte

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Je suis

“Puisqu’on ne peut pas voir au-delà du virage,On ne sait pas, on croit savoir. Mon virage est un mirage.”

De ceux à qui les mots, ont enlevé les maux,De ceux dont les combats ne sont que des idées,De ceux qui ne se batent que pour des idéaux,De ceux dont tous les rêves commencent par des “mais”.

Mais de ces écrivains, poètes et rêveurs,Combien d’eux sont restés albatros d’antan ?Ne sont-ils pas tous - au prix de leurs cœurs -Devenus marionnetes et pantins parlants ?

Mais de ces cœurs perdus, où vivent l’âme et l’amour,Il subsiste des traces dans les écrits anciens ;Pour celui qui veut voir le monde d’un ancien jour,Et qui veut que leurs mots, un jour soient les siens.

À ceux qui lisent entre les lignes,Je vous livre mon héritage :En ce monde rectiligne,“Je serai un virage”.

Marius Lalande – 1er prix poésie dans la catégorie adolescent

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La Brume

Lorsque guete la BrumeLorsque rôde le mystèreLorsque couvre la terreUn magma de noirceur ;

J’ouïs l’appel de la BrumeA chaque instant de doute –La nuit tombe, je redouteLes grifes de la terreur.

La nuit, lorsque s’arment les songesLe détour d’un virage me revient à l’espritLes choses efeurées, les regrets me rongentL’appel des opportunités trahies.

Un rêve pour tout bagage –Son poids enfamme et abat…

Les doigts crochus de la BrumeS’enracinent dans mon cœur.

Alice Lafo--Verroest – 2éme prix poésie ex aequo dans la catégorie adolescent

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Crépuscule

Ô Crépuscule,Toi qui pares la Nature de bijoux dorés ; toi qui surviens à pas feutrés, préambule d'une nuit noire etinquiétante ; toi qui te moques de ma beauté, tu me plonges dans les ténèbres sans pitié, conscient queje ne m'épanouis que dans la lumière, douce et virulente, agréable et malfaisante, de l'astre du jour.

Ô Crépuscule,Infâme sorcier, qui es-tu donc pour sommer le soleil d'aller se coucher ? Tu prends le ciel, simple etsilencieux, pour une sale toile tâchée, qu'il te faut retoucher. Peintre médiocre, je ne saurais approuverton choix de couleurs nobles, tant celles-ci n'égalent ni l'éclat ni la clarté du bleu de l'Immensité.

Ô Crépuscule,Jamais ne viens. Je crains les sombres cauchemars qui m'assaillent et me dépouillent, tels des banditsde grands chemins. L'obscurité que tu traînes dans ton sillon ne fait qu'encourager ces hors-la-loi. Lefroid que tu répands derrière toi, me laisse si vulnérable, si incapable.

Ô Crépuscule,Jamais ne viens. Je crains les lendemains. Si le temps est un assassin, alors tu es son associé. Tant devirages dans tes couleurs ; tant de ravages dans tes humeurs. Je me refuse à faner ! Je me refuse àl'Éphémère ! Je me refuse à disparaître !

Simple spectatrice de cete triste complainte, l'impératrice de la nuit seule, savait à quel point l'Éternitéétait un ennui. Elle aurait tout donné pour être à la place de cete jolie feur, douce et éphémère...

Laurine Clama – 2ème prix poésie ex aequo dans la catégorie adolescent

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Vie et voyage

Une valise grise à la main, j’atends.Avec moi, mes espoirs, mes souvenirsSont cachés avec soin. Toujours. J’admireCeux qui voyagent sans les perdre. D’une main, Ma valise, de l’autre mes rêves ; en vain,Ils s’envolent plus loin que le vent violent.

La vie coule derrière la vitre large.Paysages sombres et amitiés ;Un jeune court après le train manqué.Fuite efrénée des voyageurs pêle-mêle.Un enfant atend avec sa mère, elleA peut être payé son dernier voyage.

Qui peut deviner lorsqu’il descendra ?Nous sommes face à nos illusions bleues,Les virages sont des choix fallacieux.Certains pensent échapper à la vie, ruseDe l’aveugle. Le voilà qui refuseSa sentence. Sa liberté mourra.

Dans le froid du quai, atendant le train,Rêveuse, seule, la voûte est voilée, toujours,Toujours sur le quai, déflent les jours.Gare à vous âmes noires ; touchez le mondeConstellé d’étoiles jaunies, c’est la rondeDu ciel gris. Est-ce un voyage sans fn ?

Thérèse d’Orléans – Dans la catégorie adolescent - Encouragements du jury

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L’Homme à la dérive

Vogue dans les enfers, dans la plus vaste mer,Par le vague à l’âme, par l’eau iodifère,Divague sur le lourd, large océan de ventNoir, le brave navire, qui voyagea devantLe monde. L’homme aux mille tours, croyant voir PhébusDans le cercle de feu, s’élance, sans voir en VénusLe grand cri sourd de la vengeance encore vague.Ecrasés par le soufe, poussé par les vagues,Que les sirènes les détournent ; mélodieuxVirage, que la douleur d’une beauté des Dieux.

Ce magnifque héros, cet écraseur de villes,L’inventeur de mille tours, pleurait son exil ;La nuit avait fni par s’écouler, calme,Sur le grand frmament, si loin des belles palmesDe l’île natale. Ô, exil ! coucher des cœursEmbrasés. Hurlant à l’horizon sans fn l’heurPassé, par ce virage, encore regreté. LarmesToutes tombées du ciel, laissez-le, sans arme,Mourir. Lors, lui vient le souvenir géoblaste,Du sable humide, de ses yeux secs, de sa main vaste ;Leurs corps bercés par la nuit, impalpable et noire.Là, ses yeux comme deux émeraudes, laissaient voirLa sombre et pénible malédiction de l’HommeConscient de n’être rien, pas plus qu’une pomme.

Ulysse pense : « l’Homme est petit. » Il naît de l’Autre.Dieu ou pas Dieu, sachez qu’il est vôtre,Et qu’il ne se façonne, que par les choix de tous.Increscunt animi, virescit volnere virtus.

Victor Lelorieux – Poésie dans la catégorie adolescent – Encouragements du jury

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Nouvelles

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Le casse-pipe de la Schlur

La voiture roulait à vive allure sur la route verglacée. La carrosserie de la DS se fondait, presqueinvisible dans la lactescence de la montagne, aussi blanche que la neige, seul le toit crevait l’espace,tel un projectile de schiste noir.

Vite, beaucoup trop vite pour cete route étroite et en lacets…

Les kilomètres déflaient dans une sorte de chaos et de brume souillée. Juste avant chaque virage, labotine se soulevait pour s’enfoncer résolument lorsque la route devenait rectiligne. Les pneus neigemalmenés se cramponnaient à la chaussée pour ne pas chasser et envoyer le véhicule s’écraser en basdu fossé.

Les mains gantées tenaient fermement le volant pour desserrer leur étreinte lorsqu’arrivait la courbe ;la main gauche laissait alors le jeu à la seule main droite dont les doigts s’écartaient en éventail pourfaire valser le volant par le simple jeu tournoyant de la paume, dans un geste souple et élégant. Descrissements sinistres se relayaient en échos dans la vallée, comme annonciateurs de quelque sombreévénement…

A l’avant du véhicule, côté passager, Justine, la gorge nouée, serrait convulsivement la portière,ancrage dérisoire au cas où la voiture l’aurait précipitée dans le décor. Jusqu’à cet instant, elle n’avaitpas osé intervenir car l’homme ne supportait pas la moindre intrusion dans sa conduite, mais ellerésolut de le faire car son inquiétude grandissait. Jamais il n’avait conduit aussi vite, surtout sur cetrajet.

− Mon dieu Yves, pourrais-tu ralentir s’il te plaît. J’ai… j’ai mal au cœur dans tous ces virages.Et puis, tu vas tellement vite, c’est…c’est trop dangereux !

Elle tenait à lui exprimer son malaise pour qu’il ralentisse ; elle le faisait comme toujours, d’une voixdouce, hésitante, à peine audible afn qu’il n’eût pas le sentiment d’être contrarié. C’était un bonconducteur, sûr de lui, souvent pressé, mais cete fois, vu les conditions météorologiques, il prenaittrop de risques. Cela dépassait l’entendement.

− C’est dangereux, la route est glissante. Nous ne sommes pas si pressés. N’es-tu pas de…monavis ?

Yves Montbrac ne détourna pas la tête. En temps normal, il l’aurait rabrouée ; cete fois il préférait setaire et s’amuser de la panique qu’il provoquait.

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D’ailleurs, s’il daigna lever le pied quelques secondes, ce fut pour mieux accélérer le tournant dépassé: la pédale enfoncée dans la ligne droite rejeta brutalement Justine vers l’arrière. Sa tête heurta l’appui-tête. Elle étoufa un cri avant de se redresser, afolée.

− Mais enfn, qu’est-ce qui te prend ? Tu as vu ce que tu viens de… On va fnir…

Elle laissa ses mots en suspens car, déjà, elle venait de voir le prochain virage arriver, particulièrementdangereux à voir l’état pitoyable du garde-corps. Alarmée, elle se cramponna de nouveau à la portièreet allongea les jambes vers l’avant pour prendre appui et se retenir. Tous ses muscles étaientcontractés.

Montbrac transformé en général d’artillerie prit d’assaut l’épingle à cheveux frôlant de quelquescentimètres la rampe. Les roues mugirent, des paquets de neige fondue giclèrent. Le corps de Justinevaldingua sur la droite contre la portière, puis sur la gauche, contre le chaufeur. Un coup de coudeviril la remit d’aplomb dans la ligne droite.

− Un peu de tenue, s’il-te-plaît, marmota le barreur entre ses dents.

Exsangue, le chignon décoifé, le cœur batant, Madame Montbrac regardait avec terreur son mari.Que lui arrivait-il ? Où se croyait-il ? Etait-il devenu fou ? Non, décidément, il n’était pas dans son étatnormal !

Comme s’il devinait ses pensées, Montbrac dit avec détachement :

− Je connais cete route comme ma poche. D’ailleurs, une fois le col passé, nous ne serons pas siloin du chalet. Tu pourras me remercier, grâce à moi, nous arriverons avant la nuit. Tu sais le nombrede dossiers qui m’atend…

Bien sûr, elle le savait, car la pile impressionnante était dans un carton posé sur la banquete arrière.La virée du week-end au chalet était motivée par le travail. Un travail de fou auquel elle étaithabituée, qui ne laissait que peu place aux loisirs. Elle l’accompagnait là, plus par habitude que pargoût. Mais c’était bien la dernière fois ! Vouloir arriver avant la nuit en prenant de tels risques netenait pas debout. Gagner quelques minutes n’avait aucun sens si c’était pour fnir dans le fossé !

− Avant la nuit ou…pas du tout, susurra-t-elle d’une voix défaillante. Je…je sais que tu connaisbien la route. Mais enfn, d’habitude, tu ne vas jamais si vite ? Tu vois bien qu’il a gelé, que…que tesroues patinent ? Nous allons fnir dans…

− Dans quoi ? répondit l’homme. Dans quoi ? Allez, dis-le moi !

Cete réplique brutale cloua le bec de la passagère. Montbrac souriait, mais son sourire n’était pasvisible, il le savourait de l’intérieur comme un bonbon délicieux qu’on suce lentement pour enapprécier tous les sucs. Ce cocktail de sensations le galvanisait : la vitesse, le danger, la peur qu’ilprovoquait. Surtout la peur. Celle d’une femme si facile à impressionner. C’était un bien étrangepouvoir qu’il avait sur elle… Une femme qui tremblait à son approche et qui lui parlait avec déférencecomme si elle s’adressait au bon dieu. Une femme plutôt silencieuse, docile, tolérante, qui ne le

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contredisait que rarement. Alors, quoi ? D’où lui venait cete lubie qu’il avait aujourd’hui de lataquiner ?

C’était difcile à dire, mais il ressentait une sorte d’ivresse à se laisser aller. C’était comme un fermentlongtemps prisonnier qui cherchait à se libérer…

« Il serait quand même temps d’arrêter ce jeu idiot, conclut-il, ça pourrait devenir dangereux pour toutle monde. »

Enfn, la voiture ateignit le Col de la Schur. Levant les yeux vers la pente, Yves Monbrac se remémorala vitesse vertigineuse avec laquelle il descendait les pistes lorsqu’il était plus jeune. Il avait alors lesentiment qu’aucun obstacle ne pouvait freiner ses élans. Sa vitalité était sans bornes, ses ambitionssans limites. C’était avant qu’il ne s’enferme dans ce quotidien linéaire. « Ce ne sont pas les muraillesqui se dressent qui sont insurmontables, pensa-t-il, c’est l’égrènement des heures insipides qui faits’étioler le désir et mène aux impasses. »

Sa vie était une impasse. Son sourire intérieur avait disparu. Il serrait les dents.

Une idée s’insinuait tout doucement dans son esprit. Une idée troublante. La petite départementaleétait un redoutable serpent venimeux avec ses courbes et ses crochets. Plus d’un en avait fait les frais.Plus d’un…

La neige s’était mise à tomber. Des focons épais et serrés voletaient et caressaient le pare-brise,réduisant drastiquement la visibilité. Une obscurité précoce avait enveloppé les versants d’une soupebleuâtre sur laquelle dansaient des milliers d’insectes blancs. A la météo, les chutes de neige n’avaientpourtant été prévues que le lendemain matin.

La passagère vit une opportunité salvatrice dans ce signe venu du ciel :

− Ooooh…on ne voit plus grand-chose… On pourrait peut-être s’arrêter un peu au hameau deBelle-jonc, en atendant que ça passe ?

Elle espérait qu’un arrêt, même court, dégriserait Montbrac et calmerait les ardeurs du fangio. Lehameau se trouvait en contrebas, à quelques kilomètres du col. Ils pourraient rester là, au gîte dont ilsconnaissaient les propriétaires, et repartir entre deux averses de neige ou même le lendemain, car lechalet n’était plus très loin ensuite.

− Ooooh ! oui, plus grand-chose, répondit Montbrac en singeant la passagère.

Puis, en scandant les syllabes, il reprit :

− Mais on con-ti-nue-ra, c’est com-me ça et pas au-tre-ment !

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Un froid glacial parcourut l’échine de Justine. Elle n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. En touteautre circonstance, elle aurait pu s’amuser de ces enfantillages, mais là, c’était devenu sérieux. Fou, ilétait fou à lier ! Quelle autre explication ? Une sourde angoisse l’envahit...

Montbrac fronçait les sourcils. Un jeu étrange s’était mis en place qu’il ne parvenait pas à contrôler, aucontraire, il en éprouvait même un plaisir de plus en plus vif. Tout se dérèglait. Les mots dursjaillissaient, les pensées bouillonnaient, comme étrangers à son propre corps.

« Il suft de peu, songeait-il… Dans ces montagnes, les dérapages ne pardonnent pas. Au fond duravin, on ne s’en tire jamais avec de simples bobos. La fn est radicale.

Ce ne sont pas les endroits périlleux qui manquent, certains ne laissent pas la moindre chance. Parexemple, le dernier grand virage après le hameau de Belle-jonc…Il n’a plus de rambarde et leprécipice, sur la droite, tombe à pic jusqu’au torrent. L’endroit est désert. Fatal aux imprudents. Unevoiture peut déraper et s’écraser cent mètres plus bas, dans le fond de la vallée… La seule chance pourles passagers, c’est d’être expulsés à temps. »

Il resta pensif un moment. « Oui, d’être expulsés ou de se projeter hors du véhicule. »

Il se dit que lui, Montbrac serait bien capable de sauter. « Mais, je divague, pensa-t-il, je divaguecomplètement ! »

Pourtant, l’espace d’un instant, il entrevit une immense pente enneigée, sur laquelle il glissait, libre.

Libre, un avenir était encore possible pour lui. Car Yves Montbrac était né pour de grandes choses. A45 ans, il pouvait encore mener des batailles, réaliser de vastes chantiers. Jeune, il était promis à un belavenir. Sa vie l’avait frustré, rabougri, éteint. Une nouvelle destinée se proflait, pourquoi ne passaisir sa chance ? Il méritait une autre vie. Tour à tour, les pensées macabres succédaient aux rêvesd’avenir. Les tentatives de les repousser était vaines car elles revenaient en boomerang.

Il continua la route sous le regard tourmenté de Justine, persuadée que son mari avait perdu l’esprit,sûrement sous l’emprise de quelque drogue.

Les pérégrinations se poursuivaient. Un drôle de scénario prenait forme. Montbrac voyait exactementce qu’un protagoniste ferait si, par hasard… Ce bon conducteur, ce pourrait être lui, Yves Monbrac !

Au moment où sa voiture déraperait, il sauterait juste avant que la voiture ne s’engoufre dans leravin. Il avait déjà lu qu’une telle chose était déjà arrivée, sauvant la vie d’un passager ou même qu’unautre avait été rescapé grâce à son éjection sur la pente. On ouvrirait peut-être une enquête, mais sanspreuves, on ne pourrait rien contre lui. Il n’avait aucun mobile apparent puisque le couple avaittoujours montré bonne fgure. N’était-ce pas un mari irréprochable et un travailleur consciencieux ?

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N’avait-il pas une épouse parfaite, exemplaire, dont il ne dirait que des louanges ? Qui pourrait lesoupçonner ?

Tout paraissait si simple !

A partir de cet instant, il se plut alors à revoir les détails d’un éventuel accident avant d’imaginer lesperspectives d’une éventuelle vie future, libérée des entraves. Un fourmillement de délice et d’efroiparcourut son corps.

Exalté par le dessein terrifant qui s’imposait comme seule solution possible à sa morne existence, etbien qu’on ne vît pas à deux mètres dans la purée de pois, Montbrac continua sa route à l’aveugleteaimanté vers l’ultime virage, appelé « Casse-pipe de la Schlur » par les gens du cru – nom éloquentpour rappeler les nombreux dérapages qui s’étaient produits ici, dont certains mortels. La montagneest un magnifque linceul…

Il dépassa le hameau de Belle-jonc dans un tourbillon de neige.

Madame Montbrac était loin d’imaginer ce qui se tramait dans l’esprit délirant de son compagnon. Ellerestait suspendue à l’idée que quelque chose l’avait plongé dans un état second. Même adepte d’uneconduite sportive, même pressé par le temps, même par beau temps, jamais, non jamais, il n’avait misleur vie en danger. Et jamais elle n’avait été ainsi rudoyée, même si elle le trouvait parfois bougon.Leur relation était cordiale, la plupart du temps. Mais aujourd’hui, elle se sentait menacée !

C’était urgent. Elle cherchait un moyen de le ramener à la raison et d’échapper à cet enfer, maiscomment ? Accablée, elle voyait leur dernière heure arriver au lieu-dit du « Casse-pipe de la Schlur ».A cete allure, se dit-elle, on est « bon comme la romaine », la voiture ne se redressera pas. Mon dieu,pourquoi ? A moins que…

Mais la voiture ne parvint jamais jusqu’au tournant fatal. Cinq cent mètres avant, en pleine lignedroite, les roues dérapèrent sur une épaisse plaque de verglas masquée par le mauvais temps etformée en peu de temps par l’écoulement d’une goutière venue de la montagne. Par un réfexemalheureux, Montbrac freina brusquement pour stopper le véhicule qui lui échappait, ce qui eut pourefet un malencontreux tête-à-queue. Les deux occupants se trouvèrent bringuebalés d’un côté et del’autre avant de voir la voiture repartir toute seule en roue libre, sans bruit, vers l’abîme. Justine quis’était préparée au pire depuis un moment, avait détaché sa ceinture ; dans un geste désespéré, elleouvrit la portière et se propulsa à l’extérieur, avant de s’afaler dans la neige, à seulement quelquescentimètres du dénivelé. Quant à Montbrac, l’esprit tétanisé par un événement qu’il n’avait pas prévuà cet endroit, il ne cherchait mécaniquement qu’une chose, c’était redresser la monture rebelle.Hébété, il ne sauta pas !

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La DS disparut avec lui, happée par la pente. Elle sombra d’abord à pic le nez pointé vers le sol, avantde retomber sur le toit qui s’enfonça, puis elle ft plusieurs tonneaux bondissant et rebondissantcomme un jouet, avant de s’écraser sur un sapin, puis sur un deuxième, et de fnir sa folle descentedans le torrent, complètement cabossée. De la concrétion de tôles il ne restait plus grand-chose d’YvesMonbrac. Il venait de répéter juste avant son ingénieux scénario. Le synopsis demeurait le même, àquelques détails près :

L’accident avait bien eu lieu, mais avant le « Casse-pipe de la Schur ».

Une portière s’était ouverte, mais ce n’était pas la sienne.

Un passager avait sauté pour sauver sa peau, mais ce n’était pas lui.

Un rêve allait s’accomplir, mais ce n’était pas le sien.

Justine Montbrac s’était arrachée de l’étreinte glacée de la neige. Elle était debout, hagarde, le visagerouge, brûlant, et contusionné, les cheveux ébourifés et maculés de neige ; elle saignait du nez et desmains, avait mal à l’épaule, mais elle n’avait rien de cassé. L’épaisse parka matelassée que la frileuseavait gardée sur elle pendant le voyage avait probablement amorti un peu le choc. Elle suivit duregard le trajet des pneus sur le bas-côté qui se mourait vers la pente. Alors, elle se pencha vers leprécipice où gisait son casse-cou de mari. Les yeux ronds, elle resta un moment à observer le ravindont on ne voyait pas le fond, noyé dans une brume épaisse coifée par le ballet des focons. Ellereconstitua mentalement la scène qui venait de se passer. « Pauvre fou, songea-t-elle, saura-t-on jamaisce qu’il lui a pris ? A moins que…répéta-t-elle.»

Elle s’essuya ensuite le nez et le visage avec un mouchoir, et sortit son téléphone mobile de sa poche.Elle appela d’abord le 18, puis elle passa un autre coup de fl, plus confdentiel.

− Oui, c’est moi… Ah, si tu savais ! Quelle histoire, j’ai eu la terreur de ma vie ! Oui, je suisseule… Oui, seule, je te dis et sans voiture ! Eh bien oui, c’est comme ça ! Ne t’inquiète pas, jet’expliquerai tout en détail, mais maintenant, c’est impossible. Tout ce que je peux te dire c’est qu’il vay avoir un grand tournant dans notre vie. Oui, un sacré tournant ! Tu n’imagines même pas ! Mais oui,ça va aller, chéri ! Je te rappelle demain. Oui, oui, mille poutous, moi aussi…

Anne-Marie Dallais – 1er prix nouvelle dans la catégorie adulte

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FRISSONS SUSPENDUS

Le dernier jour du mois de juin, Jean-Xavier Lagarde, avocat à la cour, ouvrit sa fenêtre sur un après-midi ensoleillé. Une mouche grasse et verte pénétra dans la pièce.

Agacé par le bourdonnement hostile qui troublait la quiétude de sa digestion, il entreprit de la chasser,et en relevant la tête, s'aperçut que l'épée de Damoclès se trouvait suspendue au-dessus de lui. La lamebrillait dans le grand soleil et il demeura fgé sur place, comme tétanisé. Une éructation sourde luiremit en bouche le foie gras, le conft, le cognac, le cigare. Il supposa en remâchant ces relentsconjugués qu'il était peut-être victime d'une hallucination.

Cependant, il n'osait faire un geste car il distinguait netement les contours de l'arme. Toutdoucement, il étendit le bras et saisit le coupe-papier de bronze sur le secrétaire, puis délicatementpercuta le tranchant qui répondit par un tintement bien franc. Il avança prudemment de deux pas, lesyeux vissés sur la menace. Elle se déplaça en même temps de deux pas. Il recula, elle recula aussi. Ildut accepter l'évidence, et, pris de panique il appela sa femme. A ce cri, le métal se mit à vibrer.L'avocat vit trembler la lame dont le tranchant renvoyait en éclaboussures la lumière sur les meubleset la tenture murale. Baissant le ton, il renouvela son appel. Il était pâle et des gouteletescommençaient à sourdre de ses tempes.

Clotilde, absorbée au téléphone avec son amie pour une histoire d'échancrure de robe, n'avait pasentendu crier.

Lorsqu'elle entra dans le salon, elle trouva son mari en face de la fenêtre, les bras en croix, la tête enl'air et chuchotant son nom. Comme elle ne lui savait pas de tendance au mysticisme, elle en futtroublée.

- Regarde ! dit l'avocat d'une voix si faible qu'elle était à peine audible.

En s'approchant de lui, Clotilde aperçut alors sur la surface du plafond, une grosse mouche qui sefrotait les pates.

- Dieu quelle horreur ! s'exclama-t-elle. Tu sais sur quoi ça se pose ? Je ne te fais pas de dessin. Il n'y arien de plus dégoûtant que ces choses-là.

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Mais l'avocat, qui avait déjà oublié la mouche, et qui voyait de nouveau frémir l'épée murmura sansbouger :

- Pas si fort, tu vas la faire tomber !

La peur convulsait son visage jusqu'à le rendre méconnaissable et jaillissait de tous les pores de sapeau.

- Ce n'est pas la peine de te metre dans des états pareils, dit Clotilde un peu surprise. Elle ne va pas tepiquer. Je vais la faire sortir.

- Non, non, surtout pas ! s'écria l'avocat à mi-voix. Pas de geste brusque, elle ne sortira que si je sors.

De plus en plus intriguée, mais néanmoins pratique, elle jugea qu'il avait raison de ne pas la renvoyerpar la fenêtre. Il fallait tuer cet insecte sûrement plein de larves qui se reproduiraient à leur tour.

- Tu as raison, dit-elle, atends- moi là, ne bouge pas.

- Sois tranquille ! répondit-il.

Et elle s'éclipsa dans la cuisine puis revint avec une bombe pesticide et une tapete à mouches.

- Pas la tapete, pas la tapete ! protesta l'avocat qui comprit aussitôt que l'épée n'était

visible que de lui seul.

Un jet d'insecticide ft chavirer la mouche.

- Te voilà satisfait, dit Clotilde, mais que de façons étranges pour une petite bête !

- Ah! Merci pour ton aide, je n'ai plus besoin de toi. dit- il en plongeant dans un fauteuil avec une minedécomposée. Puis il baissa la tête, et enfoncé dans la bergère, il se mit à penser.

A cinquante et un ans, Jean-Xavier Lagarde croyait être un homme heureux et sans histoire.Cependant, un mauvais rêve de la semaine passée lui revint en mémoire. Il lui semblait encore

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entendre les bruits de galop et la douleur des blessures qui l'avaient réveillé dans son cauchemar. Il setrouvait projeté dans un siècle lointain, chevauchant une jument alezane dans une allée bordée degrands arbres. De farouches cavaliers armés de sabres l'accompagnaient. Il se rappelait avoir franchiun obstacle, un tronc ou quelque chose encombrant le chemin, et à la réception il était tombé,entraînant dans sa chute tous les chevaux. Les cavaliers s'étaient volatilisés mais leurs sabres s'étaientabatus sur lui, en le blessant.

Les traits crispés, il releva le front. Le glaive était encore là, et il ne parvenait pas à comprendre soninsistance. Le rêve pouvait-il être prémonitoire ? Son esprit rationnel refusait de croire à ce genre desuperstitions.

Après une heure de réfexions impénitentes, lentement il se leva, annula sa partie de golf et sortit dansle jardin. Il descendit les marches du perron et prit soin de ne pas passer sous les arbres, terrorisé parla menace qu'il ressentait sur sa tête. Il évita donc le gros tilleul aux branches basses en le contournantlargement puis s'engagea dans l'allée calme et profonde qui conduisait au portail. Comme il n'était pasd'humeur bucolique, il tourna sur la gauche, laissant de l'autre côté le jardin public, et emprunta la ruemenant dans un quartier morne et désert. Il marchait, les joues creusées, les bras ballants, obsédé parla seule idée de ne pas relever la tête, l'ombre de l'épée se dessinait au dessus de la sienne ets'allongeait à mesure que le soleil déclinait.

La marche le rassérénait et au crépuscule, il se sentit soulagé. Les contours des immeubles, desmaisons, doucement avalés par la nuit s'estompèrent, et l'étau qui comprimait sa poitrine se desserraun peu. Toutefois, il resta prostré jusqu'au repas du soir. Il se mit à table, les nerfs tendus, avec unteint de mastic. Il chipota dans son assiete. Sa femme, trop occupée par ses afaires de chifons, nes'aperçut de rien, monologuant sur la toilete qu'elle metrait la semaine prochaine au mariage de sanièce.

Il passa une nuit agitée, traversée de rêves houleux.

Avant l'aube, il se réveilla févreux et sentit dans les ténèbres la présence de l'arme eflée au-dessus delui. Dans le miroir de la salle de bains, un visage gris et défait lui faisait face et l'épée terrible projetaitson image sidérale. Ce n'était pas une illusion éphémère, mais un présage néfaste qui faisait de lui uneproie imminente.

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Pourquoi le sort l'avait-il choisi plutôt qu'un autre ? Il fallait braver le destin et empêcher cete lame delui fendre le crâne. Une idée jaillit dans son esprit. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Il sedirigea presque en courant dans le garage et s'enferma à l'intérieur de sa berline.

La nuque renversée sur l'appui-tête, il n'en croyait pas ses yeux: elle n'était plus là. Un sentiment dedélivrance lui monta du coeur à la gorge, et il faillit sufoquer de bonheur. De sa main, il tâta lamoquete qui tapissait le pavillon. La douceur du feutre lui chatouilla la paume, le faisant frémir dejoie. Il sonda d'un oeil le rétroviseur, lança un regard à gauche puis à droite : rien. Il éprouva le besoinde sortir avec la cuirasse de sa voiture. Il se sentait maintenant invulnérable. D'un geste rapide, iltourna la clef de contact. Le bouton de télécommande ft basculer la porte du garage. Il était heureux àprésent et il sentait qu'il échapperait à son destin.

Délivré il flait sur la route, avalant l'asphalte dans la sérénité de ce matin d'été. Les champs mûrsdéroulaient leurs carrés jaunes, les platanes jetaient sur le goudron leurs ombres épaisses comme del'encre fgée.

Il se trouva tout à coup à un croisement et, après la bretelle, suivit le virage à droite qui le conduirait àune petite chapelle tout en haut de la colline. La route, à présent, se faisait plus étroite et la voitureavançait lentement, épousant scrupuleusement la courbe des virages. La campagne avait changé et leschênes sombres modifaient le paysage. Il arriva au sommet et gara son véhicule sur le parkingombragé. Il sortit, releva la tête et ne vit au dessus de lui qu’un ciel bleu et sans nuages. Une joiel’envahit et le coeur léger, il marcha jusqu’à la table d’orientation située derrière la chapelle. Il admirale panorama, le moutonnement des arbres, et rasséréné, respira profondément. Il alluma une cigareteet resta là un long moment, en faisant le vide dans son esprit, puis rejoignit sa Mercedes. Maissoudain, avant d’ouvrir la portière, il demeura sidéré. Elle était revenue, elle était encore là, brillante, àvingt centimètres de son crâne.

Alors la panique le reprit. Il démarra en n’ayant plus qu’une idée en tête : s’enfuir le plus vite et le plusloin possible. Il redescendit la colline, prenant de la vitesse après chaque virage. A la sortie du derniertournant, celui qui forme une épingle à cheveux, dans l’obsession de la fuite, son pied écrasal’accélérateur. Il se retrouva nez à nez avec un camion et donna un puissant coup de volant pourl’éviter. En dérapant, il sortit de la route et s’écrasa sur un énorme chêne.

Le choc fut d'une violence incroyable.

On mit deux heures pour désenclaver le corps incarcéré dans la tôle qu'on découpa à la cisaille.

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Quand on dégagea le véhicule de l'arbre, on aurait dit que l'écorce avait été tailladée de coups delame.

Danielle Labit – 2ème prix nouvelle dans la catégorie adulte

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SECONDE CHANCE

J’ai toujours apprécié les bons mots, ceux de Raymond Devos, Pierre Dac, Pierre Desproges... J’aurais aimé avoirle talent et l’humour d’un Lacroix dont je dégustais ce soir-là, enfoncé dans mon canapé, le dernier ouvrageintitulé « Les Euphorismes de Grégoire ».

Je posai le livre, interpellé par une maxime que je venais de découvrir : « Un virage est une ligne droite quichange d’avis au dernier moment.» Perplexe, j’y avais songé jusqu’au coucher, opérant un rapport direct avecmon existence étale. Devrais-je me contenter de suivre la voie de la sagesse ou prendre le tournant salvateurquite à en payer le prix fort en cas d’échec ? Tel était le choix cornélien qui s‘ofrait à moi. Après mûre réfexionj’avais fni par me rendre à l’évidence, dans ma vie il n’y avait pas de place pour la fantaisie et le risque, surtoutà mon âge. Les circonstances en ont décidé autrement. Fichu destin !

***

Chan manœuvrait avec dextérité la légère embarcation remplie de légumes et de fruits savammentempilés dans les paniers d’osier. A chaque vaguelete sa cargaison semblait défer les lois de lapesanteur et pas une papaye ou un pak-choï ne se désolidarisaient de ses congénères. L’harmonie desformes et des nuances, patiemment construite par Chan, forçait l’admiration. Pour rejoindre les klongs de Thonburi, le jeune homme avait prudemment longé les rives de la ChaoPraya qui ceignait Bangkok d’un large ruban gris. Il adorait ces petits matins légèrement brumeux etne se lassait pas de contempler les temples dorés, édifés à la gloire de Bouddha et leurs stupasfèrement dressés. Entre hôtels modernes pour riches hommes d’afaires et immeubles de bureauxfuturistes, ces monuments étincelaient comme des joyaux précieux dès les premiers rayons de soleil.Çà et là, des moines aux crânes rasés, parés de longues robes safran, quitaient leurs monastères enfle indienne. Munis de leurs bols à aumône, ils s’en allaient humblement quêter leur nourriturequotidienne auprès de charitables habitants. Louvoyant habilement entre les dizaines de barques quienvahissaient dès l’aube les canaux verdâtres du Marché Flotant, Chan s’apprêtait à livrer lesmodestes restaurants locaux montés sur pilotis. Pas de retard, pas d’absence, il y veillait avec le plusgrand sérieux. Au centre d’un subtil mélange d’odeurs, les palabres des vendeurs, mêlées au tumultedes moteurs nautiques, emplissaient l’air d’un vacarme auquel il avait fni par s’habituer. Toutel’ambiance thaïe… Du haut des ponts de bois qui rythmaient le paysage, le regard se perdait dans unedébauche de couleurs vives ponctuées par le beige monochrome des chapeaux de paille, parureincontournable de tout autochtone qui se respecte. Sur les bateaux « longue-queue » aux teinteschatoyantes, des hordes de touristes ne manquaient pas une miete de cete carte postale inscrite auprogramme des agences de voyage. Chan se prêtait volontiers au jeu des photos, prenant la pose nonsans une certaine malice. Ironie du sort, iI devait maintenant fgurer sur des centaines de clichésdisséminés aux quatre coins du monde.

Parfaitement adapté à son nouvel environnement, il s’était fait en quelques mois de nombreux amis etça oui, il avait appris à apprécier ce pays et ses habitants, ses coutumes et ses rites, ses ruelles

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tortueuses et ses jardins tracés au cordeau. Il aurait pu citer d’autres atouts à l’infni, à sa grandesurprise tout l’émerveillait et c’est ce qui l’étonnait. Car rien ne le prédestinait à mener cete existencepour le moins exotique, mais peut-on concevoir l’Inimaginable, l’Impensable, l’Irrationnel ?

Quand il s’était présenté le jour funeste de son accident devant Le Grand Maître, celui-ci lui avait misun étonnant marché en mains. Il acceptait le deal ou il croupirait Là-Haut pour expier les péchés d’unelongue vie, durant laquelle, il faut l’avouer, il avait brûlé la chandelle par les deux bouts. En cela il nepouvait nier le bien-fondé du jugement du Grand Maître. Il n’avait donc pas hésité une seconde etavait souscrit sans restriction à toutes les conditions du « Contrat de la Seconde Chance ». A sa grandestupéfaction, une fois ledit Accord enregistré en bonne et due forme, il avait été « téléporté » au Paysdu Sourire, dans une minuscule bicoque qui sentait l’ail et la sauce de soja. Il avait vingt ans et unvisage d’ange. Envolés rides et cheveux blancs. Une peau mate, des yeux noirs en amande, des dentsd’une blancheur de lait et un corps sculpté lui conféraient un charme fou, celui d’une jeunesseretrouvée. Cela ne le rassura pas, bien au contraire. Malgré la chaleur moite qui imprégnaitl’atmosphère, il était glacé de la tête aux pieds, car Le Grand Maître avait été très clair. Sous peine devoir le Contrat annulé, Chan, puisqu’il avait hérité de ce patronyme inatendu, devraitimpérativement mener une existence exemplaire, besogneuse, quasi monacale, absente de tous désirset plaisirs. Sagesse et humilité seraient de mise, bien entendu. Tant qu’il respecterait ses engagementsil pourrait metre à proft sa nouvelle vie pour se racheter de ses écarts passés. Bien qu’à son sens,devoir vivre en Asie représentait déjà une punition bien sévère, il se sentait prêt à tous les sacrifces. Ilne lui restait plus qu’à « re-gagner » son Paradis sur Terre.

Il avait donc rapidement pris ses marques dans un quartier pauvre de la capitale et s’eforçait derespecter à la letre les consignes données. Sauf qu’ayant retrouvé sa vigueur, bien fait de sa personneet sujet à tous les atraits qu’ofrait la ville, quel Enfer, si l’on peut dire. Mais c’était le jeu mapauv’Lucete, sinon ç’aurait été trop facile.

Bon, pour ce qui était du sexe, malgré une curiosité bien naturelle pour les voluptés orientales et lessollicitations répétées de jeunes beautés asiatiques, il résistait avec force et ferté. Pas question deretomber dans un piège qui lui avait coûté assez cher par le passé. Chaste il était, chaste il resterait.Hélas ! Ce qui risquait de précipiter sa perte était bien plus dangereux. Il avait tout simplementdécouvert les délices de la cuisine thaïlandaise !! Non seulement celle-ci avait un goût exquis maiségalement des vertus insoupçonnées. Ne l’appelait-on pas la cuisine des centenaires ? Et la tentationrégnait là, à portée de mains. A chaque coin de rue les marchands ambulants rivalisaient de talent avecdes préparations plus alléchantes les unes que les autres. Crevetes au curry, porc au gingembre,poulet au curcuma, riz frit et autres bouillons à la citronnelle se disputaient les faveurs des passants àtoute heure du jour et de la nuit. Pour Chan cela avait été une énorme surprise, mieux, une révélation.Et pour cause. Il n’avait jamais de son vivant, enfn du vivant de « l’Autre Lui », mis les pieds enExtrême-Orient malgré l’insistance de sa femme. Aussi le traitait-elle fréquemment d’occidental obtus,invective à laquelle il opposait une indiférence totale et un mutisme de circonstance. Elle avait fni parrenoncer à le convaincre. Lui, son quotidien bien réglé se résumait à sa Méditerranée, ses bellesvoitures, les parties de golf entre amis, les soirées arrosées et… les femmes. Mais au tout premier rang

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il classait sans ambiguïté son goût immodéré pour la bonne chère « bien de chez nous ». Lesauthentiques plats du terroir et les grands vins millésimés dont il garnissait généreusement sa caveétaient devenus une obsession. Ses aventures touristico-gastronomiques étaient volontairementcantonnées au territoire national et aux spécialités régionales. La cuisine française, reconnue dans lemonde entier le comblait, nul besoin de s’expatrier. Et puis la nature lui avait fait un cadeauirremplaçable, un don de Dieu dont il usait et abusait : les herbes aromatiques. Elles poussaient dansson jardin comme de la mauvaise graine difusant d’exquis parfums qui titillaient ses narines etsublimaient les produits les plus simples comme les plus recherchés.

« Bon sang, qu’est ce qui pourrait bien concurrencer un lapin à l’estragon, un bar sauvage à l’aneth ouune crème brûlée au romarin », se disait-il, ancré dans ses certitudes.

Eh bien, il en était pour ses frais ! Il était devenu accro au Tom Kha Kai, plat traditionnel de poulet aulait de coco, qu’il arrosait d’une Singha, la bière la plus populaire du pays. Les saveurs des légumesépicés sautés au wok, associées au piquant du liquide ambré remplissaient son estomac autant qu’ellesoccupaient son esprit. Et il était loin d’avoir fait le tour de la question. Il aurait dû réagir, il en avaitconscience, mais comment faire quand on est invité de toutes parts ? Car Chan était devenu une fgureemblématique des klongs. Ses amis le hélaient au passage, le gratifant de grands sourires aux dentsjaunies par les feuilles de kratom mâchées inlassablement. Chan s’installait alors en leur compagniesur de larges coussins bigarrés recouvrant le sol. Assis en tailleur, il partageait, avec une jouissancenon dissimulée, le fameux Pad Thaï, délicieuses nouilles de riz à l’émincé de bœuf ou le savoureuxTom Yum Goong, une soupe délicatement parfumée au combawa. Qui plus est, grâce à la générositédes cuisinières, il repartait invariablement nanti d’une gamelle bien garnie. Il n’avait par ailleursnullement besoin de cuisiner, les étals des marchés regorgeaient de brochetes de volaille grillées à lacoriandre dont il se délectait régulièrement. Un supplice ! Et le plaisir ne se limitait pas au palais. Les thaïlandais excellaient dans la présentation rafnée desplats grâce à leur maîtrise de la sculpture sur fruits et légumes. Un ravissement pour les yeux. Quedemander de plus ? A bien y réféchir, il adorait ce pays du bout du monde et ne demandait qu’à yrester. Si ce n’était qu’il avait déjà reçu deux sérieux avertissements du Grand Maître qui ne badinaitpas avec le Règlement. La gourmandise faisait partie des interdits. Il devrait faire preuve dorénavantde la plus extrême prudence, il y allait de sa « survie ». Ainsi s’écoulaient les journées de Chan, tirailléentre raison et déraison.

Toutefois, au fl du temps, la nostalgie de son passé culinaire se ft de plus en plus prégnante et le soirvenu, allongé sur sa nate, Chan se remémorait les merveilles dont il s’était régalé dans une autreexistence, pas si lointaine. Client fdèle des grands restaurants étoilés, il avait côtoyé des Chefsprestigieux et vécu à leurs tables des expériences inédites. Son aisance fnancière l’autorisait àfréquenter les célèbres adresses recommandées par les Guides réputés dont il épluchait les critiquesavec intérêt. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce n’était pas à ces virtuoses du foie gras et de latrufe qu’il songeait en ce moment même. Des visions de banales omeletes à la ciboulete etd’ordinaires tomates au basilic s’imposaient à lui. Il se serait vendu pour s’atabler devant une naged’escargots à l’anis étoilé, spécialité de sa Provence natale. Ah, le moelleux d’une brioche niçoise à

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l’amande et le craquant des macarons à la lavande qu’il dégustait accompagnés d’un chocolat chaud àl’ancienne. Les yeux fermés il aurait pu reconnaître les senteurs de cannelle, de badiane ou demuscade. Tout cela commençait à lui manquer sérieusement. Il réalisait brutalement qu’en Orient ouen Occident, plantes, épices et aromates occupaient une grande place dans « ses » vies. Il était commecoupé en deux, thym, laurier, basilic, estragon, marjolaine d’une part, curry, gingembre, citronnelle,coriandre, piment de l’autre. Sa nuit fut longue et peuplée de cauchemars. Une ronde d’épicesvirevoltait dans sa tête. Elles s’approchaient tentatrices et il tendait la main, les cruelles s’éloignaientalors en ricanant pour reparaître aussitôt plus enjôleuses encore. Chan tenta de se concentrer sur sarespiration, comme le lui avait appris son Maître Zen, pour calmer son esprit et gagnerl’endormissement. Peine perdue, les heures s’égrenèrent interminables. Le jour fnit enfn par pointerau travers des volets brinquebalants, metant un terme à sa folie nocturne. En proie à une nervositéinhabituelle et incontrôlée, Chan se leva brusquement de sa nate et se mit à arpenter avec fureur lapièce exigüe, pestant contre lui, contre tout, les hommes et les dieux, le destin et la mort. Dansl’agitation, son pied vint malencontreusement heurter la table basse renversant la lanterne dont lamaigre famme embrasa un précieux papier traînant à proximité. Avant qu’il ne réalise le danger, leContrat de la Seconde Chance ne fut plus que cendres. Chan poussa un cri d’efroi, il venait derompre l’Accord. Qu’allait-il advenir de lui ? Incrédule, il vit les murs en bois qui l’entouraientdevenir fous. Puis, un fash, un seul, éblouissant, et disparus la bicoque, la barque, Bangkok et lesklongs.

En un éclair il se trouva ramené en 1976, le 13 novembre exactement, il avait 72 ans. Il revit la scènecomme si elle s’était déroulée la veille. Pour la énième fois il avait pesé le pour et le contre, passé enrevue ses 42 ans de mariage, sa famille, sa retraite aisée, ses amitiés sincères, ses amours fugaces.Lourd, très lourd, difcile de renoncer. Dans l’autre plateau de la balance, Elle, tout juste la trentaine.Il était tombé sérieusement amoureux, une vraie folie à son âge. Leur liaison, improbable, duraitdepuis plusieurs mois et il sentait confusément qu’elle ne ressemblait en rien à ses habituelles relationsépisodiques et éphémères. Cela l’avait efrayé. « Dans ma vie il n’y a pas de place pour la fantaisie etle risque, surtout à mon âge...» Il avait fni par s’en persuader, avait pris sa décision, la lui avaitannoncée le matin même. Alors pourquoi revenir sur ce sujet douloureux ? Il s’était engagé sur la voiemenant directement à la propriété où l’atendait sa femme, c’était défnitif. Soulagé, il avait esquisséune moue de satisfaction, ce n’était peut-être pas si compliqué d’être raisonnable ? Il n’eut pas le loisirde se réjouir de sa piètre victoire. Le refet de deux seins qu’il connaissait trop bien, le balancé sensueld’une hanche, étaient venus se superposer au paysage qui déflait sous ses yeux. Dans un réfexe dedéfense il avait enfoncé l’accélérateur tout en fxant intensément la ligne droite devant lui. Il nechangerait pas d’avis ! « Merde, on ne vit qu’une fois, tu ne vas pas rater cete occasion ? Largue tout,cours la retrouver, vite ! » La petite voix s’était faite insistante, persuasive, ébranlant ses dernièrescertitudes. Oui ? Non ? Oui ! Une fraction de seconde pour braquer et il avait viré. Au derniermoment. Au mauvais endroit.

En contrebas de la départementale, le rouge vif de son 4x4 détonnait dans l’aride paysage pierreux. Ademi inconscient il avait levé les yeux au ciel pour implorer la grâce divine, juste à temps pour

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apercevoir avec horreur le panneau virage dangereux, décapité, tournoyer en l’air avant de s’abatreviolemment sur le pare-brise comme une tragique épitaphe. Le bruit des sirènes, puis des voixmécaniques, fatalistes : « Il n’y a plus rien à faire les gars, inutile de prolonger le massage cardiaque.Ce virage c’est une vraie plaie, p…! Déjà trois morts cete année. Ils vont se bouger les fesses cete fois,les décideurs ? » Curieusement il s’était senti léger, aérien, immatériel. Il avait contemplé d’en haut leballet des voitures de pompiers et l’ambulance emportant son corps. On l’avait enterré la semainesuivante.

***

Résigné, il atendait pour la seconde fois, sa comparution devant Le Grand Maître. Comme dans unmauvais rêve il le vit émerger des nuages, un sourire narquois au coin des lèvres.

« Alors Robert, énonça-t-il d’une voix guturale, on a fait son choix ? Quel dommage, je commençaisà bien m’amuser avec ce Chan. Bon, suivez-moi, le Purgatoire c’est par là… »

Roxane Rigaud – 3ème prix nouvelle dans la catégorie adulte

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LE PRINTEMPS EN HIVER

- Au printemps on est un peu fou !

En entendant cela, je l’ai regardée dans le rétroviseur. Elle a prononcé ces quelques mots pour elle-même, d’une voie douce. Elle semble perdue dans ses rêves. Elle est charmante cete vieille grand-mère…

- Vous ne pourriez pas accélérer un peu, jeune homme ? me demande-t-elle. Parce qu’à cetevitesse nous ne sommes pas encore arrivés !

Je lui précise respectueusement que j’ai eu de la part de sa flle, avant le départ, la consigne de roulerlentement pour ne pas la fatiguer.

- Ah, c’est pas vrai !!! Faut toujours qu’elle se mêle de tout, celle-là. Elle ne changera doncjamais ! Bon, eh bien mon petit, vous allez me faire le plaisir, n’en déplaise à ma flle, d’appuyer unpeu plus sur le champignon. Compris ?

J’obtempère car je sens qu’elle a un œil sur le compteur. Cete dame, je suis chargé de lareconduire à son point de départ, comme à chaque fn de week-end. Le dimanche soir la vie doitreprendre son cours et elle le chemin de la maison de retraite. Mais aujourd’hui, contrairement auxautres fois, elle semble pressée d’y arriver.

J’accélère et engage la conversation :

- Votre flle a une bien jolie maison.

- Je sais c’est la mienne. Enfn…C’ETAIT… la mienne !!! Juste avant que je fasse la connerie de lalui donner pour y loger son incapable de mari et ses trois moufets. La cohabitation s’est vite avéréeimpossible avec mon gendre qui n’a inventé ni la poudre, ni l’eau tiède… ni le reste d’ailleurs ! Vouscommencez à comprendre pourquoi j’ai aterri à « La Roseraie » ? Dehors la vieille ! Tu viendras nousvoir une fois par semaine et ce sera bien sufsant ! D’où mes allers-retours dominicaux.

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J’ai cru intelligent de lui dire que ma grand-mère était, elle aussi, dans une maison de retraite, etqu’elle s’y trouvait très bien.

- Mais NON !!! a-t-elle aussitôt réagi. Elle ne s’y trouve pas bien, votre grand-mère ! Vous ditescela parce que ça vous arrange ou que vous ne voulez pas voir la réalité en face. Je la plains la pauvrefemme. Et je sais de quoi je parle…

Là, je suis en train d’en prendre plein la musete.

- Vous savez ce que c’est une maison de retraite ? m’a-t-elle demandé.

Je n’ai rien trouvé d’intelligent à lui répondre.

- Eh bien je vais vous le dire : c’est une salle d’atente d’un genre particulier. On vous y colle, enatendant de vous coller le plus vite possible une couronne mortuaire sur le ventre. On vous nourrit,on vous lave, on vous occupe, on vous asperge de bonnes intentions, on vous prend la températurematin et soir pour savoir si votre chambre sera bientôt libre, afn de la relouer aussi sec à un autresursitaire. Voilà, une maison de vieux ce n’est rien d’autre que cela : une antichambre ante-mortem !

Je tiens à réagir et lui dis que « La Roseraie » a tout de même l’air très accueillant commeétablissement.

- Ah mais oui ! Extérieurement ça en jete ! Maison bourgeoise. A l’intérieur rien que du beaumonde, trié sur le volet en fonction du compte en banque. Directrice charmante, souriantconstamment du dentier. Oui, oui c’est la classe ! Je suis bien d’accord avec vous.

- Ben, alors ?

- Quoi, ben alors ? Et la solitude, vous en faites quoi de la solitude, mon petit ? Vous vous êtesdéjà demandé ce qu’elle fait le soir votre grand-mère, quand elle se retrouve seule dans sa piaule avecses souvenirs ?

- Ben non ! ai je répondu.

- Eh bien, elle pleure votre grand-mère. Et par dignité elle atend la fn sans vous le dire.

- Mais alors, pourquoi êtes-vous si pressée d’arriver ce soir à « La Roseraie » ? ai-je voulusavoir.

- Ça, mon petit bonhomme, je vous le dirai en temps voulu. Accélérez je vous prie, vous n’êtesmême pas à 120 !

Nous arrivons. Fin du parcours !

- Vous ne bougez pas, m’ordonne-t-elle. Vous m’atendez ici, j’en ai pour cinq minutes. Inutile desortir ma valise.

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Et d’un pas décidé elle passe la grille d’entrée de la noble institution. J’en profte pour mieux détaillerla bâtisse. C’est une chouete baraque. Ça respire l’opulence et les bonnes manières. Sûr que ma grand-mère aimerait bien être là, si elle en avait les moyens.

Ma passagère revient. Elle a mis un manteau et n’a qu’un petit sac de voyage.

- Allez, mon petit, vous flez à l’aéroport, et en vitesse, je suis atendue !

Là, il est évident que quelque chose se passe. Les fois précédentes elle réglait sa course sans dire unmot. Mais ce soir il y a une rallonge au programme. Je n’ose en demander la raison.

- Ne soyez pas étonné, cher enfant. Aujourd’hui j’ouvre la fenêtre, je veux profter duprintemps… pendant qu’il est encore temps !

J’ai dû avoir l’air idiot. Elle a ri.

- Je vous rassure, précise-t-elle. Je sais très bien que nous sommes en Novembre. Mais quand jeparle du printemps, c’est une image, un symbole ! Vous saisissez ?

Je n’ai jamais été très symbole, et j’ai du mal à saisir. Elle continue :

- Le printemps, mon garçon, c’est la jeunesse, la joie de vivre, l’insouciance, un avenir plein depromesses. Moi, je n’ai plus que l’hiver comme avenir prometeur. Alors je dis « Stop ! » Je changeradicalement de vie, je fais comme le grand Jean-Sébastien … je fugue !

Je ne connais pas le Jean-Sébastien en question. Mais peu importe. Elle poursuit.

- J’opère aujourd’hui un virage à 180 degrés. Je vais enfn respirer à pleins poumons, m’oxygénerles neurones. Je largue les amarres, je laisse derrière moi les condamnés à l’hibernation défnitive, cepeuple triste et résigné des maisons de retraite. Je vais vivre ! Vous pouvez en être certain.

- Et vous allez faire quoi ?

- Un périple.

- Un quoi ?

- Un voyage. On dit voyage ou périple, c’est presque pareil.

- Ah bon ! Et vous allez péripler où ?

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- C’est lui qui a décidé de notre future destination.

Je n’ai pas demandé qui était ce « Lui ».

- Vous savez, il n’est jamais trop tard pour changer de saison. Moi, dans ma vie, je n’ai jamaisconnu de printemps enchanteur. Je me suis retrouvée mariée à un sinistre imbécile qui

a eu juste le temps de me faire une flle avant de disparaître dans la nature. Je croyais trouver en memariant la liberté, le bonheur et donner à mon existence une nouvelle orientation. Je me suisroyalement plantée. Après, je suis passée sans m’en apercevoir de l’été à l’automne pour en arrivermaintenant aux portes de l’hiver. C’est un peu triste comme parcours. Vous ne trouvez pas ? Alorsaujourd’hui j’ai l’occasion de ratraper le temps perdu. Et mon nouveau compagnon est assez tendre etassez amoureux pour me faire découvrir ce printemps plein d’oiseaux, de feurs et de rêves inavoués.La belle histoire d’amour dont je rêvais à vingt ans commence avec lui.

- Votre flle est prévenue ?

- Pas question ! Elle serait capable de demander mon internement.

Il y a eu un long silence. Nous arrivons devant le Terminal n°2. Elle l’aperçoit sur le parvis. Elle lui faitsigne. C’est un grand monsieur très élégant, blazer bleu, pantalon blanc. Il a tout d’un hautfonctionnaire en retraite. Très distingué « l’amoureux ».

- Henri, vous aurez la gentillesse de régler la course de ce Monsieur, fait-elle.

C’est demandé si gentiment qu’Henri s’empresse de régler la course avec générosité.

- Ma conne de flle vous contactera dès qu’elle apprendra que sa mère indigne et instable n’a pasréintégré « La Roseraie » et qu’elle est donc en fuite. Elle aura sans doute des trémolos dans la voix. Nevous laissez pas émouvoir. Vous lui direz simplement qu’un avion m’atendait, mais que vous n’ensavez pas plus. Je vous autorise toutefois à lui révéler que je ne suis pas partie seule et que cete petiteescapade ne semblait nullement improvisée. Ça la fera cogiter. C’est assez peu fréquent chez elle.

Elle me regarde en souriant. Elle a enlevé ses lunetes noires. Elle a de très beaux yeux bleus.

- Aujourd’hui et grâce à moi, vous aurez au moins appris une chose importante, jeune homme : iln’y a pas d’âge pour fuir une réalité trop pesante. Et il n’y a surtout pas d’âge pour être à nouveauheureux et changer de saison. Retenez bien cete leçon : Le printemps en hiver c’est assez rare. Il nefaut surtout pas le manquer.

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Elle m’a tendu une enveloppe.

- Vous trouverez à l’intérieur ma nouvelle adresse. Vous la communiquerez à ma chère fllequand elle vous téléphonera. Adieu, mon enfant ! Proftez de la vie ! N’atendez pas !

Elle m’a claqué une bise. Sur ce, le dénommé Henri a pris la valise et ils ont disparu dans le hall.

Quelques jours plus tard « la conne de flle » a téléphoné. Comme prévu j’ai ouvert l’enveloppelaissée par « la grand-mère indigne ».

A l’intérieur il n’y avait qu’un papier blanc avec un énorme point d’exclamation !

Bernard Marsigny – Prix spécial nouvelle du jury dans la catégorie adulte

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MANU

Pendant plusieurs semaines, cete bicoque à l'orée du bois des Brions était restée fermée, depuis lamort des occupants, un couple de vieux traîne-savates qui végétait dans ce taudis. Les " fous " qu'onles appelait, sans trop savoir pourquoi vu qu'on ne les rencontrait jamais dans le bourg.

Il fallut atendre près de quatre mois avant qu'elle n'arrive. Jusqu'à la mi-juin à peu de chose près.

Elle, c'était la flle des défunts propriétaires. Bien que beaucoup en doutassent, les deux lémuresavaient procréé et chacun de gueter la venue de l'héritière qu'on imaginait conçue par une nuit demauvaise lune.

Il y avait un cerisier dans la propriété des vieux. Un bel arbre, ma foi, lequel un an sur deux ou troisdonnait une ample moisson de fruits qui brillaient telles des loupiotes au soleil couchant.

C'était une année comme cela quand la femme est arrivée. Tout le village en fut avisé avant mêmequ'elle eût posé le pied dans sa maison. Un taxi de la ville l'abandonna près du portail. Le chaufeurlui porta les deux valises extraites du cofre. Le temps de régler la course et le voilà reparti.

C'est Benoît, rentrant ses foins, qui colporta les premières informations. Comme il passait près ducerisier, juché sur son tracteur, il avait découvert une paire de jambes qui pendaient de part et d'autrede la maîtresse branche. Nul besoin de lunetes pour constater qu'il ne s'agissait pas d'un gamin enmaraude ! Des jambes pareilles, ça ne courait pas le pays.

Il avait eu du mal à avaler sa salive et même le tracteur hoquetait. A peine ses bagages déposés,l'arrivante s'était précipitée vers l'arbre et elle se gavait de cerises, haut troussée sur sa branche, peusoucieuse de la déglutition difcile de Benoît ni des états d'âme de son tracteur.

Le verdict au village fut instantané et succinct : c'était une "flle" de la ville. Les lèvres des femmes sepinçaient en évoquant l'intruse alors qu'une lueur trouble folâtrait dans l'œil des hommes.

Comme le ft remarquer la boulangère à ses clientes :

— On avait bien besoin de ça !

Ceux qui pensaient que la jeune femme passerait son temps dans l'arbre en furent pour leurs frais carles merles se chargèrent de metre à nu le cerisier sans qu'on n'y revît jamais la propriétaire. Chacunatendait qu'elle vînt au bourg pour la juger " sur pièce " comme aimait à dire, dans sa grande sagesse,la vieille Antonine qui se voulait impartiale. Il est vrai qu'à son âge elle n'avait plus de raisons deredouter la concurrence, contrairement à d'autres.

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C'est le café-tabac qui ouvrit le ban. Louis, le tenancier, astiquait son percolateur, dos tourné à la salle,lorsque le soudain silence des joueurs de manille lui ft comprendre qu'il se produisait un événementimprévu.

Elle était là, appuyée au comptoir, un sourire à vous damner l'âme. Une vraie splendeur !

Depuis lors, Louis n'avait de cesse de le répéter : jamais il n'avait vu une femme aussi belle. En vrais'entend, parce que à la télé ou au cinéma… Pourtant, il en avait vu défler des flles. Dans lecommerce, bien sûr…

Mais là… Mais là… Les mots lui manquaient à Louis. Un peu trop au gré de son épouse laquelle, plussobre, concéda qu'elle n'était pas mal.

Toute la population s'interrogeait : comment le couple du bois Brions avait-il pu engendrer pareillecréature ?

Si les hommes s'extasiaient sur la poitrine majestueuse de leur nouvelle concitoyenne (Majesté jugéeplus que suspecte par la gent féminine qui se gaussait de ces " pauvres chéris " prompts à prendre desvessies pour des lanternes, tout malins qu'ils se croient) la chevelure famboyante et longue à n'en plusfnir de la dévoreuse de cerises excitait l'envie de leurs compagnes. Cependant, l'arme la plusredoutable de la femme fatale leur parut être sa voix. Un peu rauque, chaude et ronde à la fois, qui nese laissait pas oublier quand on l'avait entendue.

Grâce au ciel, la sirène rousse ne s'aventurait que fort peu au village, occupée qu'elle était à son passe-temps favori : la peinture.

Ceux que leurs pas amenaient aux environs de la bicoque des vieux - et ils étaient de plus en plusnombreux - pouvaient témoigner qu'elle passait le plus clair de son temps devant un chevalet qu'elleplantait au beau milieu de son terrain. Que peignait-elle ? Mystère. A part le cerisier et la masure desparents, on ne voyait pas trop ce qu'elle pouvait reproduire sur ses toiles.

Les hommes étant ce qu'ils sont, on paria que la belle ne saurait demeurer seulete bien longtemps,malgré son chevalet et ses pinceaux multicolores. Qui serait l'heureux élu ?

Tous les regards se tournaient vers Manuel, le mécano du garage. Il faut reconnaître que " Manu " nemanquait pas d'atouts dans son jeu. Portugais d'origine, il arborait une toison brune dont lesondulations avaient naufragé plus d'une imprudente. En dépit de ses ongles ourlés d'un cambouisindélébile et malgré ce parfum de gasoil qui précédait sa venue, Manuel se targuait de connaître, ausens biblique du terme, la plupart des habitantes de la commune. Sans doute trichait-il un peu car, àplat-dos sur sa planche à roulete, il jouissait d'une situation privilégiée lorsqu'une cliente seprésentait, l'incitant à surgir de sous un châssis pour engager une conversation dont la duréedépendait sans conteste de l'anatomie de la dame. Dans les cas désespérés, il restait terré sous sonengin, priant la cliente cacochyme d'aller s'expliquer avec le patron. Il était comme ça, Manu, sélectif.Et toujours célibataire.

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L'ennui, dans le cas présent, c'est que la donzelle à séduire ne possédait pas de voiture, ce qui rendaitimprobable une visite à l'atelier. Mais Manu n'était pas enclin à se laisser rebuter par des détails. Si ellene venait pas à lui, il irait à elle. Et le plus tôt serait le mieux car il y avait urgence.

En efet, Dominique (C'est la postière qui avait divulgué son prénom) ne comptait pas demeurer plusd'un mois dans ce trou à rats lequel, au mieux, lui servirait de résidence secondaire aux beaux jours,tant que les murs tiendraient debout. Il convenait donc de provoquer le destin. Poussé par ses copains,Manuel s'y employa.

Pendant plusieurs jours, nul ne le revit chez Louis à l'heure de l'anisete vespérale. Chacun compritalors que les grandes manœuvres commençaient. Manu se lançait à l'assaut de la citadelle.

Pour assurer la réussite de sa tentative, il ne recula devant aucun sacrifce. C'est ainsi que, dès dix-huitheures, la combinaison à peine retirée, il consacrait de longues minutes à des soins de manucure quid'ordinaire ne le préoccupaient guère. A défaut de supprimer toute trace de cambouis sous les ongles,tâche aux limites de l'impossible, il s'eforça de décolorer ces stigmates en trempant ses doigts dansl'alcool à brûler. Sans être à la hauteur de ses espérances, le résultat le conforta dans l'idée qu'ildevenait tout à fait présentable, même à une Parisienne artiste-peintre et croqueuse de cerises. L'eaude lavande dont il s'inonda tenta, sans succès, de submerger les fragrances du gasoil mais le mélangedes senteurs avait le mérite de l'originalité.

Restait son arme maîtresse. Ou plus exactement, ses armes maîtresses : sa chevelure ondulant à plaisiret ce sourire tendrement macho qui hantait les nuits de ses anciennes conquêtes.

Ce vendredi soir donc, il avait revêtu son jean le plus moulant et un tee-shirt d'un blanc impeccablequi metait en valeur son torse et dégageait des bras musculeux dont certaines rêvaient de se faire uncollier.

La chance était avec lui car Dominique se trouvait dans le jardin, assise près du chevalet et fortabsorbée par sa tâche. Si concentrée qu'elle ne remarqua pas Manuel accoudé à la barrière, la détaillantavec l'impartialité critique d'un maquignon. A cete distance, il n'y avait rien à redire, bien aucontraire. Les cheveux, descendant jusqu'aux reins, captaient la lumière du soleil déclinant versl'horizon.

Manu n'était pas ce qu'il convient d'appeler un poète (ou alors d'une espèce inconnue) mais il ne puts'empêcher d'être sensible à la grâce bucolique qui se dégageait de cete scène.

Ouais !… Il n'était pas venu pour jouer les fgurants dans un tableau de Wateau. Fidèle à une tactiquemaintes fois éprouvée, il se risqua, bille en tête;

— Bonjour !

Cela peut paraître simpliste à un profane, mais cet angle d'ataque réserve peu de mauvaises surprises.Qui peut résister au bonjour qu'un inconnu vous destine, comme cela, par sympathie courtoise ? Lereste n'est plus qu'une question d'entraînement et de psychologie. Savoir à qui l'on s'adresse, tout estlà.

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Justement, Manu commençait à se poser la question. Dominique avait à peine détourné la tête et samain tenant le pinceau avait esquissé un vague salut. Il convenait de tenir les rênes hautes pourdompter le rétive d'entrée. Le risque était grand de choir dans la banalité afigeante qui vousdéconsidère à jamais. Le style "Il fait beau, hein ?" ou, en l'occurrence, "Vous peignez ?" vous classe àcoup sûr dans la catégorie des bouseux dragueurs et Manu se voulait autre.

— Je peux voir ? hasarda-t-il.

C'était risqué, mais un autre signe de la main au pinceau sembla signifer que cela était possible. Manuentra. La partie était gagnée. Il lui sufsait de manœuvrer en fnesse et il aurait de quoi raconter auxcopains.

Il fallait d'abord s'intéresser au talent du peintre. Pas trop difcile car Dominique ne donnait pas dansl'art abstrait, loin de là. La toile, telle une photographie, reproduisait à l'identique la maison des vieux.Le cerisier y fgurait lui aussi sur le vert de la pelouse dont on aurait pu compter les brins d'herbe tantla méticulosité de l'artiste s'était appliquée à rendre compte de la réalité.

— On reconnaît bien ! s'extasia-t-il.

Pas de risques en efet de confondre avec le château de Versailles. Dominique esquissa un sourire.

— Oui ? C'est de l'hyper-réalisme. Vous êtes amateur de peinture ?

Manu se retint à temps, juste comme il allait sortir une énormité sur ses dons de peintre en carrosserie.Ça ne devait pas être le genre de la maison. Il fut sauvé par le gong. La sonnerie du portable ledispensa d'une contorsion intellectuelle trop pénible. Dominique avait engagé la conversation avecson appelant. Son regard glissa vers le portillon. C'était clair, l'entretien était terminé.

Sur le chemin du retour, il ne savait quelles conclusions tirer de cete première approche. Certes,Dominique, toute à son œuvre, n'avait point paru impressionnée par le charme latin du mécano, maisles ponts n'étaient pas rompus.

Les amis l'atendaient chez Louis. Il ft dans le genre sobre, mais lourd de sous-entendus :

— Nous avons parlé peinture…

Sacré Manu ! pensèrent-ils tous. Rien ne l'arrête. Il serait capable de parler philosophie s'il fallaitdraguer un prof du lycée !

Peut-être, mais Manu, in peto, n'était pas si sûr de son fait. Sans qu'il se l'avouât, cete femmel'impressionnait. Elle était diférente.

La preuve ? Coincé sous un châssis ou le nez dans un moteur, il ne pouvait s'empêcher de penser àelle, à cete façon un peu hautaine de vous concéder un sourire. Cete fois, il lui faudrait sortir le grandjeu, mais cete perspective l'excitait.

Dans la semaine qui suivit, des proches de Manuel crurent relever des changements dans soncomportement. Les plaisanteries ne l'ateignaient plus, des questions restaient sans réponses. Bref, ilétait ailleurs.

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Cet "ailleurs " n'était un secret pour personne. Karine, caissière au supermarché de la ville voisine,rapporta qu'il avait acheté un livre illustré sur les peintres impressionnistes.

Le lundi soir, quand il se présenta à la barrière de Dominique, ce fut pour se retrouver en tête-à-têteavec le cerisier. Il en conçut un vif dépit. Si vif qu'il aurait dû, en toute objectivité, s'inquiéter de laforce de ce sentiment. Mais il n'était pas homme à s'interroger.

Le lendemain, la pluie s'était installée, tenace, désespérante. Aucune chance de retrouver Dominiqueface à son chevalet. Il vint pourtant rôder autour de sa demeure. Il la rencontra au détour d'un chemin.Une badine à la main, elle batait les buissons à la recherche d'escargots. Il proposa ses services.

— Moi, grand chasseur de bêtes à cornes… ce qui la ft sourire.

Le ciel pleurnichait à n'en plus fnir et Manu s'étonna à peine de se sentir le cœur ensoleillé.

Quand, au terme de leur batue, elle le ft entrer dans la maisonnete au fond du jardin, il pensa qu'iln'atendait rien de plus que ce moment d'intimité qu'elle lui accordait. Ils étaient là et c'était bien.

Il revint tous les soirs de la semaine. Ces visites semblaient convenir à Dominique qui l'accueillaittoujours avec le sourire, sans se départir de cete retenue dont Manuel s'émouvait.

Elle l'initia, à l'aide des quelques livres qu'elle avait apportés, aux diférentes écoles de peinture. Ilexaminait les gravures avec l'application touchante d'un écolier pas trop doué mais plein de bonnevolonté, suivant du regard l'index feuri de rouge qui soulignait tel ou tel détail des Nymphéas deMonet (ou de Manet ? Ah, ces deux-là ! Il les confondait toujours, au grand amusement de Dominiquequi le reprenait avec une inlassable patience.).

Un soir, il reconnut sa prédilection, pour "Les iris" du jardin de Monet. Dominique le félicitant de cechoix, une grande boufée de bonheur l'envahit.

Tout le village était au fait de ces rencontres. Chez Louis, on guetait le retour de Manu portant lescalp de la squaw à la crinière de feu. Cela ne saurait tarder estimait le fan club.

On commença à douter lorsque Dominique vint au bourg le vendredi après-midi. Elle retenait un taxipour le lendemain. Manuel avait-il échoué si près du port ?

On ne revit pas Manu avant le lundi soir. Comme prévu, le taxi était venu chercher Dominique lesamedi. Il avait chargé les deux valises et la jeune femme avait quité la scène.

Harcelé de questions, Manu, avait refusé tout net de livrer la moindre indiscrétion. Cete réservemême persuada ses compagnons qu'il était parvenu à ses fns. Certains, voulant paraître mieuxinformés, laissèrent fltrer des confdences inventées de toutes pièces, lesquelles, s'enrichissant debouche en bouche, métamorphosèrent les innocentes rencontres en de famboyantes luxures dontManuel était le héros malgré lui.

Il fnit par se prendre au jeu et ses sourires sibyllins accréditèrent la légende.

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La vie avait repris son cours. Manu ne pouvait oublier Dominique mais il ne brossait plus ses ongles àl'alcool à brûler. Il compulsait de temps à autre son ouvrage sur les Impressionnistes, bien que le cœurn'y soit plus. Il retrouva le chemin du bar de Louis et les parties de cartes.

On était à la mi-octobre, un samedi en fn d'après-midi. Un temps à ne pas metre le nez dehors. Lasalle du café était pleine. Le poste de télé soliloquait, sur son étagère, dans l'indiférence générale.

Tout à coup, Gilbert cessa de batre les cartes et demeura fgé.

— Mince, alors… Regardez-moi ça !

Tous les regards se tournèrent vers l'écran et les bouches s'arrondirent à l'envi :

— C'est Dominique !

Aucun doute possible. Tout en répondant aux questions du reporter, elle se démaquillait devant unmiroir de loge.

— Oui, elle appréciait beaucoup l'ambiance ici, chez Michou… Les copains, les copines, une grandefamille...

D'un geste que nul n'atendait, elle retira sa célèbre coifure de feu, laissant apparaître une toisonbrune et ondulée qui n'avait rien à envier à celle de Manu.

— M… ! Un travelo !…

Louis venait de soupirer tout haut ce que beaucoup n'arrivaient pas à concevoir clairement.

Manu, transformé en statue de craie, batit des paupières, se leva et traversa le bistrot sans quequiconque n'osât lui adresser la parole.

Il pleuvait toujours, mais bien moins qu'en lui-même.

On sut très vite qu'il avait lâché son travail à l'atelier et quité la chambre que lui louait la receveusedes Postes.

On eut des nouvelles beaucoup plus tard par la femme de Louis qui était allée passer une semainechez ses enfants à Paris. Elle avait croisé Manu sur les Champs-Elysées, bras dessus, bras dessous avecDominique.

Teint en blond qu'il était, Manu. Oui, je vous jure…

Guy Vieilfault – Prix nouvelle du Comité de lecture dans la catégorie adulte

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Un amour fabriqué en RDA

Alors que je m’apprêtais à assister à une rencontre cinématographique dans le cadre de laquelle l’onavait fait venir à Toulouse un écrivain et scénariste allemand ainsi que plusieurs producteurs de flmsgermanophones, j’échangeai quelques mots avec une dame d’une soixantaine d’années, qui, à magrande surprise, me confa qu’elle s’était rendue plusieurs fois chez moi, à Iéna : « Avant la chute dumur », s’empressa de préciser celle que je ne considérais bientôt plus comme ma compatriote. Je sentisdans son regard un mélange de pitié et d’angoisse tandis qu’elle me décrivait un lieu gris, pauvre etpuant, me demandant pourquoi en deux mille quinze je vivais encore là-bas. « Pour la verdure, lesoleil, et la vie sans souci », lui rétorquai-je pendant que plusieurs personnes passèrent devant nousavant de pénétrer dans la salle où les flms étaient visionnés. Puis, je lui fs remarquer que ma flleaînée s’était installée dans le Sud de la France depuis que son mari avait accepté un poste chez Airbus,et que ce qui me manquait chaque fois que je lui rendais visite dans la Ville Rose étaient justement lesespaces verts et l’air pur dont je pouvais pleinement profter à Iéna. Cete femme, dont j’apprisquelques instants plus tard qu’elle se prénommait Renate, tout comme ma sœur restée en Thuringe,me sourit peut-être pas avec les yeux mais du moins avec les lèvres, avant d’articuler un seul et unique« tja » que je ne sus interpréter tellement ces trois letres peuvent vouloir dire tout et n’importe quoi.Et ce « tja », qui aurait probablement eu le son d’un « hum » si nous avions communiqué en français,fut le dernier mot qu’elle accepta d’échanger avec moi au cours de la soirée qui venait à peine decommencer. Il semble qu’elle préféra réserver son accent chantant et rafné de Cologne au reste dupublic, puisqu’à plusieurs reprises celui-ci eut droit à son avis sur les trois œuvres mises en lumière –deux courts-métrages berlinois, qui furent suivis d’un flm réalisé dans la région d’Hambourg. Parchance, aucune d’elles ne portait sur le sujet que nous venions d’aborder. Je me contentais donc desaisir l’opportunité d’enrichir mon vocabulaire français en écoutant à la fois les idées de l’Allemande,qui au fond ne m’intéressaient guère, et les prises de parole de l’interprète toulousaine. Cete dernièreaurait, sans aucun doute, eu davantage de mal à accomplir sa tâche si l’allemand à traduire avait étécelui d’une vieille femme à l’accent peu distingué de l’Est – réputé pour être quasi incompréhensible.Fort heureusement pour elle, les seuls Allemands qui osèrent exposer leur point de vue face au publicmajoritairement francophone le frent soit dans un français assez courant pour que je me sentesoudain profondément isolée, soit dans un allemand dont la pureté et l’élégance provoquèrent chezmoi une migraine.

Si l’Allemagne de l’Est n’a jamais prétendu à aucun titre en matière d’élégance, ce n’était cependantpas le lieu austère et désolant que se plaisent à dépeindre les Allemands de l’Ouest que j’ai purencontrer au cours des dernières décennies. Ce n’étaient pas non plus ces privations démesurées donttous les livres d’histoire parlent, cete vie faite de tickets de rationnement et d’interdictions devoyager. La RDA, ce sont mes années de jeunesse, c’est l’amour pour ma famille, pour ma patrie, et ma

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plus franche admiration pour Lénine. Ce sont toutes ces femmes convaincues d’être égales à leur mari,toutes ces mères de famille qui chaque jour gagnaient de l’argent en travaillant humblement et sanspression particulière, toutes ces épouses qui n’avaient nul besoin de s’inquiéter de leur avenirlorsqu’elles metaient un enfant au monde puisqu’elles pouvaient compter sur des crèches et jardinsd’enfants pour s’en occuper avec amour et dévouement, sans que qui que ce soit ne leur fasse aucunreproche... Chacune d’elles savait qu’au même moment, la plupart des femmes en Allemagne del’Ouest étaient contraintes à rester au foyer, tout en demeurant inférieures à leur cher mari qu’ellesespéraient rendre heureux en faisant la cuisine, le ménage, et en éduquant leur progéniture qui n’avaitpas la chance d’être prise en charge par leur patrie.

La RDA, pour moi c’est aussi et peut-être même avant tout ma ville natale. Si, de nos jours, unFrançais associera volontiers le nom à consonance germanique à un pont parisien, à une station demétro de la capitale, ou encore à une bataille napoléonienne, pour la jeune femme que j’étais dans lesannées cinquante, celle que les textes latins qualifent d’ « Athènes de la Saale » représentait par-dessus-tout l’Université Friedrich Schiller que j’avais eu l’honneur d’intégrer. C’est au sein de celle-cique, l’hiver approchant à grands pas en cete fn d’année mille neuf cent cinquante, j’étudiais lesmathématiques avec tout autant d’ardeur qu’à mes débuts, m’accrochant chaque jour à mon plusgrand rêve : celui de devenir professeure dans un lycée de ma ville, et d’ainsi suivre le même cheminque mes parents, tous deux enseignants, et, à mes yeux, les parents les plus aimants et les plusgénéreux du monde.

Ma sœur Renate et moi étions si studieuses que nous n’appréciions guère certaines de nos camaradesde chambre dont les conversations portaient davantage sur les garçons repérés dans les cours et avecqui elles espéraient pouvoir danser lors des bals des fns de semaine que sur la complexité de certainsexercices de mathématiques et de physique. Renate ne suivait pas tout-à-fait le même cursus que moi,mais les sciences étaient également ses matières prédominantes, et en quelque sorte sa raison de vivre.Nos salles de cours ne comptaient en moyenne qu’un quart de flles, de sorte que j’avais réussi à mefaire seulement trois amies, ma promotion en comptant cinq au total, dont une à qui nous n’adressionspas la parole du fait que sa peau mate nous repoussait – c’est avec un certain soulagement que nousapprenions son départ quelques semaines plus tard. Les trois collègues avec qui je m’étais liée d’amitiélogeaient dans le même dortoir que moi, mais dans une autre chambre, étant donné que j’avais étéplacée dans la même que ma sœur sur la demande de nos parents. Si, la nuit tombée, je voulaisrejoindre Gisela, Ingrid et Hildegard dans leur chambre, il me fallait longer une dizaine de lits, dontcelui de Renate, sortir de la pièce, descendre un étroit escalier et ouvrir délicatement la deuxièmeporte sur la droite, la première étant réservée à la toilete quotidienne. Les deux seules fois où j’avaisosé ce périple nocturne, il s’agissait d’amener des médicaments à Ingrid qui avait quité notre cours degymnastique se plaignant de maux de ventre. Ma tante Käthe étant médecin à Weimar, je pouvais, encas d’urgence, lui emprunter certaines petites choses qu’elle gardait cachées dans une maison situéeentre Iéna et Weimar. C’est en présence de l’oncle Klaus qu’avait été donnée l’autorisation de révéler celieu précieux « uniquement à Renate et Ursula, leurs parents étant trop bavards et trop proches decertaines personnes ». Ce que j’ignorais à ce moment-là est que je ne tarderais pas à me servir

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fréquemment de ces médicaments jusqu’à éveiller les soupçons de ma sœur, et que ce ne serait pasIngrid qui en bénéfcierait.

Après le dernier cours d’un jeudi en ce début d’octobre, je me rendis à une réunion censée nous metreau courant des dernières nouveautés concernant la vie universitaire. Renate m’avait gardé une place àcôté d’elle, et c’est avec moins d’atention que ma sœur que j’écoutais les discours des diférentsmembres de la direction. Ce n’est qu’en voyant jubiler Gisela deux jours plus tard que je me rendiscompte à quel point j’avais été distraite cet après-midi-là : « Je suis tellement excitée, je me demande sije vais arriver à dormir d’ici la semaine prochaine ! C’est tellement fou qu’une chose pareille seproduise ici ! ». Hildegard semblait partager son enthousiasme, tout comme Ingrid. Cete dernière,cependant, lâcha un soupir : « Mais de toute façon il ne faut pas se faire d’illusion puisqu’ils neparleront pas allemand ». Gisela n’était pas du même avis : les étudiants coréens qui s’apprêtaient àvenir étudier chez nous apprendraient probablement très vite la langue, la maitrise de l’allemand étantla condition suprême pour suivre les cours et ne pas échouer aux examens. Hildegard renchérit ensoulignant qu’une cousine à sa mère travaillant au sein du rectorat l’avait mise dans la confdence quedes cours spéciaux étaient en train d’être élaborés afn de s’assurer que les jeunes Coréens feraientd’énormes progrès en peu de semaines. Il s’agissait-là d’appliquer une méthode développée enpartenariat avec des linguistes russes, qui avaient eux-mêmes enseigné le russe avec succès à ungroupe de Coréens par le biais d’exercices spécifques, la phonétique jouant un rôle majeur au côté dece que les experts de la RDA considéraient comme l’enseignement facile et pragmatique de lagrammaire sans passer par l’apprentissage éprouvant des règles. « Ursula, tu en fais une tête, ne teréjouis-tu pas de l’arrivée des Coréens ? ». Je dus expliquer à Hildegard que j’étais simplement étonnéequ’elle se soit aussi bien renseignée sur un sujet tel que l’apprentissage des langues étrangères, alorsmême qu’elle méprisait les matières litéraires, et avait encore du mal à écrire en cyrillique. Hildegardéclata de rire, me faisant remarquer que la seule chose qui l’intéressait était de trouver un moyen depasser du temps avec les Coréens qui seraient probablement charmants, et que si elle s’informaitd’ores et déjà sur la meilleure façon de leur apprendre notre langue, il y aurait de grandes chancesqu’ils apprécient sa compagnie.

Hildegard avait vu juste. Lorsqu’une semaine plus tard les premiers Coréens frent leur apparitiondans nos salles de cours, aucune d’entre nous ne put nier l’évidence : d’une part leur beauté physiqueétait envoûtante, d’autre part les quelques mots qu’ils articulèrent avec un charmant accent donnaientenvie d’approfondir avec eux toutes les facetes de notre langue maternelle, et de leur faire découvrirla culture de la RDA. C’est ainsi que dès le premier bal, les boucles blondes riaient au côté des cheveuxnoirs et raides. Renate m’avait avertie que pour rien au monde elle ne se laisserait infuencer par cequ’elle percevait comme la nouvelle mode, et je décidai de suivre son exemple. Ingrid perdit de toutefaçon patience face aux problèmes de communication, et même Hildegard semblait certains joursquelque peu dépassée par les événements, de sorte qu’au bout de six semaines, seule Gisela étaittoujours en contact avec son nouvel amoureux, avec qui elle s’imaginait déjà célébrer le Nouvel An.Trois semaines avant Noël, Gisela vint me trouver durant l’unique pause-déjeuner de la semaine

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pendant laquelle je me retrouvais seule étant donné que mon emploi du temps ne coïncidait pas aveccelui de mes amies. Gisela ne prit pas le temps de s’asseoir, elle allait déjà être en retard à son prochaincours. Debout face à mon déjeuner, elle m’expliqua d’un ton qui s’eforçait d’être le plus neutrepossible regreter de ne pas avoir passé davantage de temps avec ses amies ces dernières semaines.Elle souhaitait donc à tout prix me voir le soir-même dans sa chambre. Son regard presque suppliantfxé sur moi, elle insista sur les mots « ce soir », ramassa les quelques livres qu’elle avait posés sur unechaise de la cafétéria, et s’en alla en faisant atention de ne pas oublier son bonnet de laine qui venaitde tomber de sa poche. Exceptionnellement, je décidai de ne pas metre Renate au courant de mesprojets tandis qu’à la nuit tombée je me dirigeai vers la chambre de Gisela. À tâtons, je parvins à larejoindre dans son lit, et m’empressai de me blotir contre elle afn de la consoler. Malgré ses sanglots,elle réussit à me faire part de la raison de son inquiétude : la situation alarmante dans laquelle setrouvait le meilleur ami de son amoureux, un Coréen que j’avais certes déjà aperçu en cours, assis aumême rang que les autres étudiants coréens, mais que j’avais jusque-là confondu avec ces dernierstellement chacun d’entre eux paraissait être une copie conforme de son voisin. Gisela me parla d’unemaladie courante en Asie, qui le rendait apparemment très faible certains jours, l’empêchant d’assisterà ses cours. Il soufrait aussi énormément, mais n’osait se rendre fréquemment chez un médecin depeur d’être renvoyé dans son pays. Gisela ne pensait pas que les médecins de chez nous soientvraiment capables de le soigner étant donné que cete pathologie ne leur était pas familière. Jerépondis à Gisela qu’elle avait sûrement raison sur ce point, mais que je pouvais naturellement luiproposer de parler de ce cas peu ordinaire à Tante Käthe, puisque c’était supposément ce qu’elleatendait de moi en me metant ainsi dans la confdence. Je ne pus, par ailleurs, m’empêcher de faireremarquer à Gisela que ce serait peut-être mieux pour cet étudiant de retourner dans son pays s’il étaitsi mal en point. Gisela ne voyait pas les choses ainsi. Elle me reprocha de ne pas mesurer lesconséquences qu’aurait une telle décision. Les Coréens qui étaient actuellement chez nous avaient ététriés sur le volet, leur patrie les considérant comme leur meilleure chance d’arriver à reconstruire laCorée en ces temps lugubres. C’est ainsi que j’appris par Gisela dans quel genre d’endroit avaient vécuces étudiants avant de venir en RDA, quel type de guerre était en train de ravager leur pays, et à quelpoint leur patrie leur avait mis la pression afn qu’ils apprennent chez nous le plus de choses possible,qui leur seraient ensuite indispensables lorsqu’ils seraient de retour chez eux. Gisela semblaitconnaître par cœur chaque détail de la vie en Corée du Nord, et son récit me ft prendre conscience dela chance que nous avions de vivre dans un pays aussi merveilleux que la RDA. Dès le lendemain, jeme mis à l’œuvre dans le but d’emmener le Coréen chez Tante Käthe. Les choses se déroulèrentcomme prévu puisque grâce à son meilleur ami il réussit à me retrouver après mon dernier cours, ettandis que je le transportais sur mon vélo je me rendis compte à quel point il était léger pour son âge.Emmitoufé comme il l’était, il aurait dû peser bien plus que moi, or j’aurais bien voulu parier que jefaisais au moins six à sept kilos de plus que lui…

La consultation eut lieu sans moi, et lorsque ma tante sortit de la pièce au bout de presqu’une heure, jepus lire sur son visage qu’elle était satisfaite. Le secret médical ne lui permetait pas de me metreentièrement au courant de ce qui avait été diagnostiqué, cependant elle m’assura qu’elle avait donné àmon collègue assez de médicaments pour qu’il puisse tenir le coup en cas de crises. Tante Käthe, qui

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trouvait Bae absolument courageux, souligna la perfection de son allemand, ce à quoi je ne sus querépondre étant donné que je n’avais encore jamais vraiment adressé la parole à celui dont j’ignoraisjusque-là même le prénom. « Bae est une grande source d’inspiration et un modèle pour nous tous »,m’assura-t-elle tandis que ce dernier sortait de son cabinet, et que je remarquais la maigreur de sonvisage. « Son prénom signife d’ailleurs ‘inspiration’ ; ce n’est pas un hasard, le jeune homme est toutsimplement extraordinaire ». Cete façon de faire des éloges sur ce garçon presque rachitique me mitmal-à-l’aise. Lorsqu’elle me pria de passer le plus de temps possible avec lui afn de veiller sur sasanté, je lui assurai que j’allais suivre de près l’évolution de Bae, et que je n’hésiterais pas à larecontacter en cas de besoin.

Ce soir-là, Bae était encore dans mes pensées tandis que je m’eforçais de résoudre mes problèmes demathématiques. Pour la toute première fois, je réalisai que leurs énoncés se ressemblaient tous. LesCoréens aussi se ressemblaient tous. Ils étaient tous de petite taille, tous si élégants qu’ils atiraient lesregards des étudiantes de chez nous sans même le vouloir, et leur peau à tous était vraiment foncée.Presque marron. Ou du moins dorée. Celle de Bae tendait cependant un peu plus vers le jaune,sûrement en raison de sa maladie. En outre, Bae était un peu moins élégant que les autres, un peumoins beau aussi peut-être. Son sourire était néanmoins ravissant, et ses yeux bridés lui donnaient unair davantage enfantin que séducteur. C’était probablement le seul qui ressemblait peu à un adulte. Leseul que l’on avait envie de protéger tellement il paraissait fragile. Et ce fut le seul qui dès lors occupames pensées le matin, le midi, et surtout le soir.

Suivant les conseils de Tante Käthe, je me mis à prendre soin de Bae. Renate ne tarda pas à constaterquelques changements dans mon emploi du temps, ce qui ne sembla pas lui déplaire puisque je luiparlai de mon souhait de m’investir davantage dans certaines tâches qui m’avaient été confées par unprofesseur, et dont je devais m’occuper en me rendant au laboratoire de recherche après mes cours.Deux semaines plus tard, hélas, c’est une Renate furieuse qui débarqua à l’heure du déjeuner, et me ftune scène devant mes amies. Elle avait croisé Tante Käthe le matin-même alors que cete dernière serendait à une conférence sur la médecine. Notre tante avait immédiatement voulu savoir commentallait « l’ami coréen d’Ursula ». Renate savait tout. Gisela lui ft remarquer combien Bae était un gentilgarçon, et qu’elle devrait au contraire se réjouir que je lui donne des cours de mathématiques, ceci nepouvant en efet que me préparer au mieux à mon futur métier. Ce commentaire mit Renate horsd’elle. Ma sœur ne cessa de me réprimander, et ne prit pas de gants pour faire culpabiliser Gisela, àcause de qui tout cela était arrivé. Gisela était bel et bien la seule responsable, la seule qui m’avait misdes idées folles dans la tête !! Comment avait-elle pu penser que j’allais me sacrifer pour ce garçon quin’avait rien en commun avec nous ?? N’avait-elle pas honte de m’avoir fait un tel lavage de cerveau ??Elle ne me reconnaissait plus, moi la personne la plus rationnelle au monde, moi la flle de professeurssans histoires étais en train de perdre pied en passant la plus grande partie de mon temps libre avecun étranger malade et manipulateur. Renate semblait à bout de force, et tandis que les larmescommencèrent à couler sur ses joues écarlates, elle se sauva en courant.

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Le discours enragé de Renate ne changea en rien la manière dont j’investis mon temps les jourssuivants. Bae était déjà devenu mon meilleur ami et la meilleure moitié de moi, celle que je n’aurais enaucun cas voulu remplacer. Nos longues promenades dans les douces collines qui surplombent Iéna etnos baisers généreux dans l’obscurité exaltée m’avaient depuis longtemps embarquée sur un bateaurempli de saveurs captivantes auxquelles je faisais honneur tout en me laissant porter par des eaux à latendresse rieuse, et nous rêvions déjà de baignades estivales dans la fraîcheur candide de la Saale… Aulieu de parler de Bae et moi à nos parents, Renate fnit par glisser une letre sous mon oreiller, danslaquelle elle m’informait qu’elle respectait mon choix et ne révélerait mon secret à personne, àcondition que je me concentre également sur mes études. Quant à elle et moi, il ne fallait pas que jem’étonne si elle m’adressait de moins en moins la parole, faire semblant n’ayant jamais été son fort.

Lorsque Bae eut passé l’hiver, sa santé s’améliora netement, de sorte que ses résultats aux examensfurent bien diférents de ce que à quoi lui et moi nous étions préparés. Au bout de deux années, lesobstacles que nous traversions ensemble à cause de sa maladie et du regard que portaient les gens surle couple que nous formions nous frent réaliser que nous souhaitions concrétiser notre relation ennous unissant par les liens sacrés du mariage. À cete époque-là, le comportement étrange de Renateéveilla les soupçons de mes parents. Cete dernière, bien que très discrète et peu démonstrative de sessentiments lorsqu’elle était en présence de mes parents, commença à broyer du noir. Sa déprime prit laforme d’une dépression, et lorsque ma mère fut avisée par ses connaissances qu’elle n’allait plus encours, elle décida de parler ouvertement à sa flle aînée, qui se vit obligée de briser le secret. Notremère sous le choc, c’est fnalement mon père qui prit une décision radicale : après avoir fni sa journéedans son lycée situé près d’Iéna, il monta dans un train en direction de la Gare Paradies, et aprèsquelques minutes de marche il se mit à atendre à l’entrée du bâtiment dans lequel Bae et moi suivionsla plupart de nos cours. C’est ainsi que je l’aperçus de loin. Je savais que Bae avait peur, pourtant il semontra très poli et jovial. À l’instant-même où Bae commença à parler, mon père l’apprécia, je le visdans ses yeux. Je crois même qu’il l’admira. Le lendemain, nous fûmes invités à aller dîner chez mesparents, en présence de Renate. Ce dîner se déroula sans grand enthousiasme. À aucun moment ne futmentionné notre projet de mariage. Ma mère me prit à part à la fn du repas, m’expliquant qu’elles’était informée sur les modalités à suivre dans le cas d’un mariage avec un Coréen. Il y avait, selon sespropres mots, très peu de chances que notre demande aboutisse. Il était évident que j’étais en train decommetre la plus grosse erreur de ma vie, mais bienheureusement les lois de notre pays sauraient mefaire changer d’avis une fois que je me serais moi-même rendue compte que mon projet allait échouer.Ce repas fut le dernier chez mes parents. Bae était le seul à pouvoir me rendre heureuse, et nousallions nous batre afn que notre mariage puisse être célébré civilement ainsi qu’au sein de l’égliseprotestante.

Bae était plus rayonnant que jamais lorsqu’à l’automne mille neuf cent cinquante-cinq, quelquessemaines après que nous ayons repris les cours, notre mariage eut lieu dans la seule ville ayantaccepté de valider notre amour. Si la Thuringe avait été le lieu de notre rencontre, la Saxe fut celui denotre union. C’est en efet à Dresde qu’un pasteur avait, dès la première prise de contact, était touché

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par notre histoire, contrairement à tous les autres que nous avions essayé de convaincre, en vain. Lavie continua sans autre souci que de terminer nos études. Dès l’obtention de nos diplômes respectifs,nous pûmes gagner sufsamment d’argent pour vivre comme nous le souhaitions. Bae avait obtenu unposte de chercheur à l’université, tandis que j’enseignais la physique et les mathématiques dans unlycée d’Iéna. Ma grossesse ne m’empêcha pas de fnir l’année scolaire, et lorsque notre petite Barbaravit le jour, Bae était le plus heureux des hommes. C’est avec beaucoup d’émotion que, presque deuxans plus tard, j’annonçais à mon époux que j’atendais notre second enfant après une fausse coucheque Bae m’avait aidé à surmonter. Depuis la naissance de Barbara, mes parents, par ailleurs, nousrendaient visite régulièrement, sans cependant rester pour dîner. Ils fniraient bien par céder, necessait de me répéter Bae, la naissance de notre second enfant allait très certainement les adoucirencore un peu. Tandis que mon ventre s’arrondissait à vue d’œil, le salaire de Bae augmenta grâce à unnouveau projet de recherche, de sorte que je remerciais Dieu pour ses grâces.

Il m’arrivait d’écrire à d’autres Allemandes qui avaient, elles aussi, épousé un étudiant coréen, et dontles familles avaient, tout comme la mienne, fait preuve d’un grand manque de tolérance. Certainesd’entre elles avaient fni par fuir la RDA, je n’avais plus eu de leurs nouvelles depuis qu’elles s’étaientréfugiées à l’Ouest avec leur époux. Je pouvais difcilement imaginer que leur vie fut meilleure que lanôtre uniquement parce qu’ils étaient à l’Ouest, j’étais même intimement convaincue que lecapitalisme m’aurait rongée de l’intérieur si j’avais suivi leur voie. Ce n’est que rarement que je prenaisle temps de réféchir à ce genre de choses, une letre cependant allait me pousser à me remetre enquestion. C’était un vendredi lorsqu’elle arriva. Adressée uniquement à « Herr Bae Hong », je l’ouvrisen rentrant du travail comme j’avais l’habitude de le faire. Les premiers mots me glacèrent le sang. Baen’avait jamais été en contact avec l’administration de son pays natal depuis presque dix ans, et voilàque par le biais d’une simple letre d’une demi-page rédigée en allemand on lui demandait de rentrerau pays. Des instructions allaient suivre dans un second courrier.

Bae n’essaya pas de cacher son chagrin. Bae n’essaya pas non plus de me dissuader lorsque je luipromis de le rejoindre. « Ah, si seulement tu n’étais pas enceinte, tu pourrais partir avec moi ! », mesoupirait-il parfois. Ma vision de notre vie à quatre, néanmoins, le rassurait. Dès que notre enfantserait assez grand, je ferais le voyage jusqu’à lui. J’assurais à Bae que quiter ma famille ne me faisaitpas peur tant que je serais à ses côtés. Avant notre rencontre, Renate et moi étions certes inséparables,mais les choses avaient depuis longtemps pris une toute autre tournure. Jamais je ne renoncerais à unevie aux côtés de l’homme que j’aimais sous prétexte que ma famille me retenait en RDA. Ainsi jelaissais Bae remplir ses fonctions : son pays avait besoin de son savoir afn d’ofrir aux siens une viemeilleure en dépit des traces laissées par la guerre. Grâce à ses connaissances, il allait pouvoir aider sapatrie, et dès que je serais sur place je me réjouirais d’enseigner les mathématiques aux Coréens. Jesavais que mes cours devraient être dispensés en russe vu que l’allemand n’était pas du tout parlé, et jecommençais donc à relire mes cours de russe que je n’avais pas feuilletés depuis des années.

Les letres de mon mari en exil se voulaient rassurantes. Il y détaillait son long périple en train, sonarrivée à Pyongyang, la remise de prix visant à l’honorer d’avoir servi son pays en réussissant

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brillamment ses études en RDA, son nouvel emploi dans une université de sa ville natale… Il nes’écoulait pas un mois sans que je ne puisse tenir dans mes mains une feuille de papier sur laquellevalsait le doux parfum de sa chaleureuse écriture. Notre vie continuait, notre amour grandissait au furet à mesure que je savourais chacun de ses mots qui sentaient bon la certitude limpide, chaque étoileau gout suave de l’espoir. Dans une de mes letres, je l’informai brièvement de la naissance de notresecond enfant. Je me réjouissais à l’idée de lui présenter Betina, qui naquit un jour de printemps.Betina, cependant, ne me laissa pas le temps d’écrire de longues letres à son papa. Elle nous quitaune heure après que Gisela se soit rendue à la poste, le jour de mon accouchement. Gisela, qui m’avaittoujours admirée de ne pas avoir cédé à la pression de mes parents, contrairement à elle qui avait fnipar remplacer l’ami de Bae par un blond aux yeux aussi gris que les cœurs brisés, pleura avec moi.C’est aussi Gisela qui resta à mes côtés tandis que je lisais à voix basse la réponse de Bae à mon avant-dernière letre : visiblement, il n’avait pas encore reçu mon tout dernier courrier, dans lequel je luiavais fait part de la tragédie. Sa prochaine letre, en revanche, fut déchirante. Son amour semblait plusfort que jamais : non seulement il savait trouver les mots justes pour m’aider à faire face à cete rudeépreuve, mais il s’était également mis à écrire des poèmes, chose qu’il n’avait jamais faite auparavant.Ses rimes étaient si parfaites, si douces, si délicates et si mélodieuses que je me cramponnais à ce quej’avais de plus précieux : pouvoir enfn le rejoindre à Pyongyang. Je savais que je devrais encorepatienter quelques mois seulement, aussi je ne sombrais pas. Je ne baissais pas les bras lorsque je meretrouvais seule lors des fêtes entre voisins, entre amis et pendant les repas de famille. Je ne perdis pasespoir lorsque ma petite Barbara commença à me poser des questions sur son apparence, qui au jardind’enfants en intriguait plus d’un. Barbara serait plus heureuse en Corée, là-bas au moins ses cheveuxnoirs et raides et son teint bronzé ne dérangeraient personne. C’est justement de cheveux que me parlaBae dans l’une de ses letres, bien diférente des autres : Bae s’inquiétait que je ne puisse jamais mefaire à la vie en Corée, au climat, à la pauvreté, au sort réservé aux femmes, et que mes cheveuxblonds ne soient pas les bienvenus. Cete courte letre fut suivie d’un courrier plus long. Mon mari nepouvait pas me faire venir à Pyongyang car il avait accepté d’épouser une femme plus jeune, sur lesconseils de ses parents. De plus, en cete période de l’année sa maladie l’afaiblissait, de sorte qu’il nem’écrirait plus de letres, car se rendre à la poste en cachete était devenu épuisant, voire dangereux.

*

Barbara a toujours détesté la RDA, je n’ai donc pas été perturbée par son choix de quiter la Thuringepour aller habiter dans le Sud de la France. Ma flle a beaucoup pleuré lorsqu’elle a compris qui étaitson père. Son enfance a été ponctuée par des moqueries et des insultes en tous genres du fait de sesorigines clairement visibles. Elle n’a jamais vraiment accepté sa diférence. J’ai salué sa décision des’inscrire en faculté de droit, et je l’ai largement soutenue lorsqu’après la chute du mur de Berlin ellem’a annoncé vouloir partir à la recherche de son père. La Corée du Sud lui est venue en aide. C’est enparticulier grâce à une journaliste sud-coréenne que Barbara a fnalement pu se rendre à Pyongyangdans les années deux mille, après un combat ardu de plusieurs années, en compagnie d’un grouped’Allemands composé d’épouses d’étudiants coréens venus étudier en RDA dans les années mille neuf

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cent cinquante, et de leurs enfants qui, pour la plupart, avaient à peine eu le temps de connaître leurpère. Je ne pensais pas que Bae soit encore en vie, mais j’ai laissé Barbara partir. Si la maladie avaitemporté son papa, elle pourrait néanmoins connaître ses racines en visitant Pyongyang et sesalentours, ou en tout cas ce que la dictature nord-coréenne accepte de montrer aux touristes étrangers.

Barbara ne m’a pas passé un seul coup de fl durant son séjour en Corée du Nord. À son retour, ellem’a dit qu’elle avait pu voir son père, et que c’était une bonne chose que je ne sois pas venue. Je n’aipas pu lui poser de questions. Jamais plus nous n’avons reparlé de ce voyage. C’est en visionnant lereportage de la journaliste sud-coréenne quelques mois plus tard que j’ai su ce qu’il s’était passé. Masœur Renate l’a regardé, l’a enregistré, puis elle m’a demandé si je voulais vraiment ressasser tous cessouvenirs. Renate avait les yeux rouges. Son mari m’a confé que ma sœur avait éclaté en sanglots enregardant le documentaire, et qu’ils ne voulaient pas me faire soufrir. Ils pouvaient reprendre le DVDsi je le souhaitais. Je lui ai répondu que je m’étais sentie si seule et si anéantie au cours des dernièresdécennies que je ne pensais pas qu’un simple écran de télévision puisse me rendre plus malheureuseque je ne l’étais déjà. J’ai donc découvert le pays de mon mari, du seul amour de ma vie, du père demes enfants. J’ai vu Bae, debout sur une plage. Une grossière cicatrice sur le torse que j’avais si souventefeuré de mes doigts de jeune flle amoureuse et pleine de fougue était toujours là. Son sourire étaittoujours là. Le reste était parti.

Emilie Martinez – Prix spécial nouvelle du Comité de lecture dans la catégorie adulte

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Tournant de la Vie, Virage de la Mort

Il était une fois, au pays du Soleil Levant, un jeune homme nommé Jikan1. Jikan était un faiseurde temps : il vivait dans une haute montagne qui surplombait le petit village de Konki2, et rendaitservice aux villageois en leur créant du temps. Ces derniers entreprenaient l’ascension de la montagneaussi souvent qu’ils le désiraient pour venir y rencontrer le petit faiseur de temps. Jikan écoutait lesrequêtes des villageois avec une patience infnie. Chaque fois, il tentait de comprendre au mieux lessentiments et les besoins de ses interlocuteurs.

- Maître Jikan, je travaille d’arrache-pied dans les rizières et voici que mon dos me faiténormément soufrir. Je ne peux délaisser mes rizières un seul instant, elles ont besoin que jem’occupe d’elles…

- Et vous avez besoin de prendre soin de vous aussi. Vous ne pouvez leur donner le meilleur devous-même si vous n’êtes pas déjà au mieux de votre forme, n’est-ce pas ? J’entends votrerequête, je vous ofre sept jours. Durant ces sept jours, vous ne travaillerez pas mais prendrezsoin de votre dos.

Jikan s’approchait alors de son interlocuteur, posait son index et son majeur sur son front etmurmurait quelques mots incompréhensibles pour celui qui les entendait.

Le villageois remerciait Jikan et s’en retournait chez lui pour suivre ses instructions pendant septjours.

Les jours que Jikan créait étaient comme hors du temps. La vie ne s’arrêtait pas, mais les rizièresatendaient simplement patiemment le retour de leur maître sans être afectées par le temps quipassait. Ainsi, lorsque le villageois guéri se remetait à la tâche avec ferveur et bien plus d’énergiequ’auparavant, les rizières demeuraient les mêmes qu’à l’instant où le villageois avait exprimé sarequête auprès du petit faiseur de temps.

Jikan prêtait une oreille atentive aux femmes du village souvent tourmentées par leurs sentiments.- Maître Jikan, mon fls souhaite partir voir le monde. J’ai besoin de temps pour réféchir à cela…

et pour m’y préparer au mieux.- Très bien, je vous ofre trois jours. Sachez que même s’il part, votre fls sera heureux de revenir.Jikan souriait, s’approchait alors de son interlocutrice, posait son index et son majeur sur son front

et murmurait quelques mots incompréhensibles pour celle qui les entendait.La femme, quelque peu soulagée, remerciait Jikan et retournait chez elle disposer de ses trois jours

comme elle l’entendait. La vie ne s’arrêtait pas, mais son fls cessait inconsciemment de préparer sondépart ou même de l’évoquer. Ainsi, au bout de trois jours, la femme parvenait à accepter la décisionde son fls. Elle le laissait partir, certes avec tristesse et inquiétude mais aussi avec une foiinconditionnelle en l’avenir.

Lorsque le petit faiseur de temps n’avait pas de visiteurs, il se rendait dans son jardin secret surl’autre versant de la montagne.

Parmi les innombrables feurs, arbres et arbustes tous plus rayonnants de beauté et de vitalité lesuns que les autres, il s’asseyait et contemplait la Vie. Celle qui s’écoulait lentement en chaque entité dece monde. Celle qui résidait dans chaque bruissement infme des branches dans le vent. Celle qui

1 En japonais, Jikan signifie temps.2 Konki signifie patience, persévérance.

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animait les regards et les sourires des habitants du village qui se présentaient à lui avec confance etinfnie gratitude.

Au milieu des pierres, des brins d’herbe et de la fore apaisante, le petit faiseur de temps s’asseyaitet écoutait silencieusement les bruits de la Vie : les animaux de la montagne, le jour et la nuit ; le chantdes goutes de la pluie ruisselant bientôt sur la roche ; la brise estivale caressant les plaines ettransportant à ses oreilles des musiques étrangères.

Jikan était la patience même. Il savait que tout fnissait pour s’accomplir en temps et en heure etentretenait avec la Vie une véritable relation de confance. Si un des arbres de son jardin tombaitmalade, il posait une main sur son tronc et par ce geste, lui transmetait l’amour et la force de guérir.Peu de temps après, l’arbre se redressait et paraissait ensuite plus beau et plus fer qu’auparavant.

Il en était de même avec les hommes. Jikan, de par son écoute atentive, sa compréhension et letemps qu’il leur créait, conférait aux habitants la force de se construire et de toujours regarder versl’avant. Aider ainsi les hommes à être heureux procurait en échange à Jikan, un but à son existence. Lagratitude des personnes qu’il aidait l’emplissait de bonheur et il savait ainsi quelle était sa place en cemonde.

*

Un jour, alors que le petit faiseur de temps demeurait dans son jardin secret, il sentit une présencepénétrer dans la montagne. Il rejoignit promptement la salle dans laquelle il recevait et découvrit làson nouvel interlocuteur.

- Maître Jikan, s’inclina celui-ci d’une voix brisée par un sanglot, je ne sais pas si ma requête estlégitime mais… j’aimerais tout de même vous la soumetre.

Le petit faiseur de temps ne dit mot. Il en était à présent bien incapable. En face de lui, une jeunefemme d’une grande beauté le dévisageait avec des yeux pleins de larmes. Des yeux à la couleur siprofonde que Jikan s’y noya instantanément. Cete couleur contrastait avec une chevelure foncée, unteint pâle et de délicates lèvres soulignées d’un simple trait de peinture rouge. Le kimono de la jeunefemme parfaitement ajusté à sa silhouete ajoutait à son charme naturel. Sa poitrine se soulevait tantses poumons cherchaient de l’air : elle avait dû gravir la montagne en courant.

- Ma grand-mère se meurt. Dans quelque heure, je crains qu’elle ne soit partie. Elle est tout cequ’il me reste, je ne suis pas prête pour cela… Cela fait plusieurs jours que j’hésite à venir voustrouver, je ne sais pas si…

Dans la tête de Jikan, les pensées fusaient en tous sens sans parvenir à s’organiser et à trouver unecohérence quelconque. Lui qui conservait toujours en lui un calme et un équilibre parfaits, demeuraità présent submergé d’émotions et de sentiments nouveaux, incontrôlables.

- Où est votre grand-mère ? s’enquit-il. Si je dois lui ofrir du temps, il faut que je la voie. - Elle est au village, dans sa chambre.- Montrez-moi le chemin.Dans les yeux de la jeune femme, une étincelle d’espoir se mit soudainement à briller, embrasant

instantanément le cœur du petit faiseur de temps et déclenchant en lui un irrésistible besoin de la voirsourire.

- Quel est votre nom ? demanda Jikan au moment où ils quitaient la montagne. - Je me nomme Hana3, répondit la jeune femme en séchant quelque peu ses larmes.A cet instant même, un frisson parcourut le corps de Jikan. Celui-ci comprit alors qu’il était

amoureux et qu’il le serait pour toujours.

3 En japonais, Hana signifie fleur.

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Jikan suivit précipitamment Hana jusqu’à une petite maison à l’écart du village. Elle dégageait lamême aura de sérénité que la jeune femme et le petit faiseur de temps s’y sentit immédiatementapaisé. Il remarqua également le jardin luxuriant qui bordait la maison. Il était évident que quelqu’unpassait chaque jour des heures à s’en occuper. Le labeur de cete personne semblait payer car ses soinsconféraient au jardin une beauté naturelle transcendant quiconque le visitait.

Tandis que Jikan admirait les lieux, Hana ft coulisser un batant en bois. Elle ôta ses sandalesavant de pénétrer dans la maison. Le jeune homme ft de même et lui emboîta le pas. Le caractèreurgent de la situation avait disparu dans son esprit depuis un bon moment déjà : sentiments etémotions se muaient toujours en lui avec la vivacité de mille serpents. Mais cela ne le blessaitnullement. Jikan trouvait au contraire un certain équilibre dans ce fot incontrôlable, procuré par laprésence de la jeune femme.

Cete dernière poussa un nouveau batant et invita Jikan à s’approcher. A l’intérieur d’une petitechambre au sobre décor, une très vieille femme demeurait alitée, les yeux clos et le soufe moindre.Quatre couvertures tentaient de lui procurer un peu de chaleur sans que son visage ne reprît lescouleurs de la vie.

Le petit faiseur de temps eut un frisson glacial. Il s’avança près de la vieille femme et murmura, desorte qu’Hana ne pût l’entendre :

- Votre petite-flle a encore besoin de vous. Je vous ofre trente et un jours, réveillez-vous.Il plaça ensuite son index et son majeur sur le front déjà glacé de la vieille femme et murmura des

paroles incompréhensibles pour celle qui les entendait. Jikan rouvrit les yeux et fxa la vieille femme,toujours inconsciente.

Au fond de lui, le petit faiseur de temps savait. Il savait qu’il était trop tard, et ce, depuis que Hanaavait quité le chevet de sa grand-mère quelques heures plus tôt.

S’il pouvait créer du temps, Jikan ne pouvait ni l’arrêter, ni inverser son cours. Le temps était tel unlong feuve s’écoulant silencieusement dans un sens unique : construire un barrage prenait des siècleset usait la conscience, tandis que remonter le feuve était synonyme de noyade.

- Quand se réveillera-t-elle ? demanda Hana, hésitante. Le poids de ses mots, si vibrants d’innocence, s’abatit violemment sur le cœur de Jikan. Ce dernier

avait fait un pacte avec la Vie, et non avec la Mort. Lorsqu’une personne passait de l’autre côté durideau, il lui était impossible d’agir sur cete même personne.

Il leva péniblement les yeux sur Hana. Sa beauté le frappa de nouveau avec force et il se sentitincapable de lui avouer quoi que ce soit. Lui qui n’avait jamais failli, venait d’échouer à rendreheureuse la seule personne qui avait su ateindre son cœur d’une manière si pure et si sincère qu’ils’en était trouvé ébranlé.

Au prix d’un efort surhumain, Jikan parvint à secouer la tête. A ce moment-là, le visage de Hanafut recouvert d’un voile de tristesse infnie ; ses yeux s’embuèrent. Elle se jeta auprès de sa grand-mèresans dire un mot, laissant ses larmes parler pour elle.

Virages de la Vie. Ravages de la Mort.Cete scène déchira le cœur du petit faiseur de temps. Le sentiment d’impuissance qui s’empara de

lui, lui sembla insupportable. Une colère sombre contre lui-même monta du plus profond de son être.Et tandis que sa partie lumière tentait de le ramener dans la paix et l’amour, sa partie ombre leprécipita dans le désarroi le plus total. Jikan, fou de douleur de n’avoir pu aider Hana, regagna samontagne et s’y enferma en déclarant ne plus vouloir recevoir personne.

*

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Retranché dans les profondeurs de son jardin secret, le petit faiseur de temps s’était assis sous unsaule pleureur. Après la colère, était venue la tristesse et il avait l’impression que l’arbre majestueux lacomprenait. Mieux encore, la respectait. La tête entre les mains, Jikan tentait de contenir toutes lesémotions qui provoquaient en lui de la douleur ; il tentait de rétablir l’équilibre et la paix en son cœur,mais chaque fois qu’il fermait les yeux, le visage de Hana ravagé par les larmes s’imposait à lui avecforce, rouvrant brusquement sa blessure.

Le petit faiseur de temps posa sa paume contre l’écorce de l’arbre. Il put entendre dès lors, lesbatements de son cœur.

- Mon pacte n’est valable qu’avec la Vie… soufa-t-il.A ce moment-là, son regard fut atiré par une feuille morte qui gisait sur le sol. Il s’en saisit et

s’évertua à sentir en elle un quelconque soufe de vie. Il la lança fnalement en l’air pour la regarders’échouer sur le sol. Jikan serra les poings : il décida de rendre visite à la Mort.

*

La Mort vivait dans un immense palais de marbre noir, dans un pays où le soleil ne se levaitjamais. La nuit demeurait et même la lune ne daignait faire don de sa lumière aux visiteurs. Cela nedéstabilisa en rien le petit faiseur de temps. Ses sentiments dès lors confus s’étaient mués en un seulsentiment : la détermination. Elle parcourait ses veines d’une telle façon, que lorsqu’il se trouva face àla Mort elle-même, jamais il ne tressaillit.

- Que me veux-tu, faiseur de temps ? demanda-t-elle, d’une voix glaciale.Tout était noir. Seul son visage d’un blanc à en faire pâlir les morts tranchait inexorablement avec

les ténèbres de ces lieux. Elle se déplaçait telle une ombre dans la vaste salle, ne faisant aucun bruit.Ses yeux fxaient le nouveau venu avec un calme froid : aucune famme n’y brillait.

- Il se trouve que je n’ai justement pas de temps à te consacrer… J’ai tant de vies à faucher. En prononçant ces mots, la Mort faucha l’air de ses mains, le visage déformé par un afreux rictus. - Avec moi, ce n’est jamais du temps perdu, déclara Jikan, essayant de paraître aussi sûr de lui

qu’il le pouvait. Je crée le temps. J’ai créé du temps pour mon voyage jusqu’ici et j’en créemaintenant à la fois pour moi et pour vous, pour que nous puissions discuter sans perdre notretemps.

La Mort resta silencieuse, arpentant la salle d’un air absent. Lorsqu’elle passa près de lui, une briseglaciale sortie de nulle part lui caressa furtivement le visage. Jikan frissonna doucement.

- Intéressant, soufa la silhouete. Je t’écoute donc, que me veux-tu ?- Vous venez de voler l’âme d’une grand-mère de mon village, il est encore trop tôt… Quelqu’un

a encore besoin d’elle. Rendez-la-lui, s’il vous plaît.A ces mots, la Mort le fxa longuement. Un rire sans chaleur venu du plus profond des ténèbres

perça le silence angoissant des lieux. - Je ne dirais donc pas que tu as perdu ton temps, mais tu peux rentrer chez toi, faiseur de

temps.Jikan ne bougea pas. Ses yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité et il pouvait maintenant

distinguer les contours de quelques meubles. Dans un coin de la salle, une faux mesurant deux fois lataille de la Mort elle-même reposait contre un mur.

- C’est moi qui décide quelle âme je prends, continua-t-elle d’une voix soudainement menaçante,et il est impossible de revenir en arrière. Il est tout simplement trop tard. Maintenant, quitemon pays et ne reviens jamais.

- Et si je vous ofre du temps ?La Mort, qui allait se retirer dans l’obscurité, se tourna de moitié vers Jikan.

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- Vous vieillissez, n’est-ce pas ? Et quand le temps sera venu, vous devrez trouver une héritière.En entendant ces mots, la Mort fondit sur le petit faiseur de temps. Elle s’arrêta à quelques

centimètres de son visage, et il put alors découvrir une expression de colère froide à en faire tremblerles montagnes. Quand elle parla, il s’atendit à sentir son soufe sur sa peau mais il n’en fut rien.

- Comment sais-tu cela ?Jikan poursuivit, bannissant la peur de son être :- Je vous ofre cinq années. Durant ces cinq années, vous pourrez dérober toutes les âmes que

vous souhaitez sans vieillir. En échange, vous rendez l’âme de cete grand-mère à son corps. La Mort se détourna vivement de lui. Elle disparut dans le noir sans que Jikan ne pût la retrouver

dans la pièce. Quelques minutes passèrent. Le petit faiseur de temps écoutait le silence des lieux,tentant de s’y accoutumer. Il commençait à croire que la Mort était partie et qu’elle refusait son ofre,lorsqu’un nouveau courant d’air lui foueta le visage.

- C’est d’accord, sifa une voix dans les ténèbres. Lorsque tu rejoindras la maison de la grand-mère, tu la trouveras éveillée.

- Je vous remercie, répondit Jikan. Si vous voulez bien vous approcher, je dois toucher votrefront pour pouvoir vous ofrir le temps créé pour vous.

De vives contestations s’élevèrent dans le noir et le petit faiseur de temps atendit patiemmentqu’elle se décidât à s’approcher de lui. Enfn, la Mort apparut à ses yeux. Elle n’ôta en rien soncapuchon, mais s’inclina légèrement pour lui permetre d’ateindre son front. Quand Jikan y plaça sonindex et son majeur, il se sentit aspiré par un vide si atractif qu’il dût faire un efort surhumain pourrésister à la tentation de s’y laisser tomber. Il murmura rapidement les paroles incompréhensiblespour celle qui les entendait.

Le petit faiseur de temps décolla ses doigts de la peau glacée de la Mort d’un seul coup. Il reculade quelques pas et s’en retourna au village. La dernière chose qu’il entendit, fut le rire sans chaleur dela Mort dont l’écho sinistre l’accompagna sur le chemin du retour.

*

Jikan s’interrogea une fois de plus sur la fabilité de la Mort. Avait-elle réellement restitué l’âme aucorps de cete pauvre grand-mère ? Cete question l’avait tourmenté durant trois jours et trois nuits.Quand enfn, au bout du troisième jour, les demeures du village de Konki se découpèrent dans lelointain, le petit faiseur de temps accéléra le pas pour rejoindre la maison de Hana au plus vite.

Pour la seconde fois, il pénétra dans le somptueux jardin. Cependant, cete fois-ci, sa beautéluxuriante ne parvint pas à l’émouvoir. Il poursuivit son chemin jusque dans la chambre de la grand-mère. Là, Hana pleurait. Elle pleurait en serrant sa grand-mère contre son cœur. Cete dernièresouriait en lui rendant son étreinte avec tendresse.

Un intense sentiment de soulagement envahit Jikan. Quand Hana posa ses yeux magnifques surlui, il sentit son cœur déployer ses ailes. Dès lors, il ne lui appartenait déjà plus. Il s’était envolé pourtrouver une place au creux des mains de la jeune femme. Elle eut un sourire renvoyant la lumière d’unsoleil et s’inclina timidement.

- J’avoue avoir douté de votre pouvoir, dit-elle, écarlate, je vous dois des excuses et… je vousremercie infniment.

- Ne vous excusez pas, je vous en prie. C’est avec plaisir que je vous aiderai… éternellement…murmura Jikan, touché par la sincérité de la jeune femme. Cela vous ennuie si nous noustutoyons ?

Hana secoua doucement la tête. Le petit faiseur de temps sourit.- Tu peux m’appeler Jikan.

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A partir de ce moment-là, Jikan descendit chaque jour de sa montagne pour rendre visite à Hana.Ainsi, il put lever le voile sur ce qui restait d’inconnu en elle. Il la découvrait peu à peu et son amourn’avait de cesse de s’étendre chaque fois un peu plus sur son âme. Le petit faiseur de temps aurait pucréer une vie entière pour regarder vivre la jeune femme. Tout ce qu’elle touchait devenait beau ettoutes les choses sur lesquelles elle posait les yeux renaissaient : la feuille morte devenait pousse ; lafeur fanée devenait bourgeon ; et les pétales échoués sur le sol nourrissaient la terre préparant lavenue d’autres plantes. Hana passait la plupart de son temps dans son jardin et Jikan prit un plaisirimmense à l’entretenir avec elle.

Un jour, alors qu’il la regardait planter des pousses de cerisiers, la voix de la grand-mère le surprit.- Elle est appliquée, n’est-ce pas ? En efet, Hana peinait à creuser le sol mais persévérait. Elle était atentive à remplir parfaitement

sa tâche, songeant déjà au bien-être de la jeune pousse lorsqu’elle serait enterrée.- Vous l’aimez, faiseur de temps.Jikan se sentit démasqué. Il se tourna vers la grand-mère et tenta de savoir si elle l’accusait ou le

questionnait. Celle-ci lui renvoya un sourire sincère. Il acquiesça fnalement.- Votre amour est tellement fort qu’il imprègne les traits de votre visage.Le jeune homme détourna les yeux. Il le savait bien. - Je sais ce que vous avez fait pour moi, continua-t-elle. Ou plutôt, je sais ce que vous avez fait

pour elle… Jikan fut étonné. Il douta fortement qu’ils pensassent à la même chose, mais quand il croisa le

regard de la grand-mère, ses doutes s’estompèrent.- Combien de jours me reste-t-il ?Pour la première fois, le petit faiseur de temps prit la parole.- Sept jours.Un doux silence s’installa entre eux. Un silence durant lequel ils regardèrent tout deux Hana qui

aplatissait la terre avec grand soin. - Elle le sait, murmura la grand-mère. Elle ft un tour sur elle-même, puis plongea ses yeux noisete dans ceux de Jikan.- Jikan, si l’amour qui grandit en vous feurit aussi en son cœur, je vous donne ma bénédiction.Le petit faiseur de temps resta silencieux, incapable d’articuler la moindre parole. Il ne sourit ni ne

pleura. Il ne réagit pas. La grand-mère eut un petit rire et s’éloigna comme elle était venue.

Jikan demanda Hana en mariage quelques jours après, quand il eût appris à distinguer la fammede l’amour qui brûlait en elle depuis un moment déjà. Hana avait murmuré un « oui » et le cœur dupetit faiseur de temps avait manqué de s’arrêter de batre tant la joie provoquée par ce simple mot étaitincommensurable.

Dès lors, Jikan vint s’installer au village dans la demeure de Hana et lorsque le septième jours’acheva, il put entendre dans le dernier soufe de la grand-mère le mot « merci. »

Dans un même temps, Jikan recommença à aider les villageois en les recevant près du temple duvillage. Il les écoutait, les comprenait et leur créer du temps, comme il l’avait toujours fait.

Neuf mois plus tard, Hana et Jikan eurent une flle qu’ils nommèrent Asahi4. Ils l’élevèrentsimplement. Asahi découvrait le monde sous le regard bienveillant et patient de ses parents. Elle nemanqua jamais d’amour ni de liberté. Cinq années passèrent ainsi, et Asahi montait souvent dans lamontagne s’occuper du jardin de son père. Elle prenait plaisir à sentir la nature et la terre sous sesmains. L’énergie de la Vie.

4 En japonais, Asahi signifie soleil levant, lumière du matin.

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*

Ce fut un jour d’hiver glacial. Jikan était au temple et achevait de prononcer les derniers motsrituels pour ofrir quelques jours à un homme. La nuit venait de tomber. Le ciel, recouvert du voilesombre et rendu aveugle par de lourds nuages menaçants, ne put avertir le petit faiseur de temps. Labrise, muée en un étrange blizzard eut tôt fait de noyer le village sous d’épaisses couches de neige. Envoyant cela, Jikan fronça les sourcils. Il regagna sa maison, l’air préoccupé.

En arrivant, il trouva Asahi qui feuilletait calmement un livre de contes. Ce dernier possédait debelles illustrations à l’encre de chine ainsi qu’un style d’écriture complexe. Si ce livre n’était nullementpour enfants, c’était pourtant celui-ci qu’Asahi afectionnait particulièrement.

Le petit faiseur de temps sourit tendrement. Quand Asahi vit son papa, elle se leva et courutjusque dans ses bras. Jikan la serra très fort contre son cœur.

- Asahi, sais-tu où est maman ?Asahi hocha la tête.- Oui, elle est partie chercher du bois dans la forêt tout à l’heure. Elle a dit qu’elle revenait vite. Jikan tressaillit. Si une vive peur s’empara de son cœur, il n’en laissa rien paraître à Asahi. Il

l’embrassa tendrement et quand il fut seul dans la pièce voisine, il créa assez de temps pour pouvoir serendre dans la forêt sans inquiéter Asahi.

Dehors, le blizzard ne permetait plus qu’une visibilité de quelques mètres. La neige tombait drue,recouvrant les traces de pas de Jikan les unes après les autres. Le petit faiseur de temps avançaitpéniblement, serrant son manteau contre lui pour combatre le froid.

Dans la forêt, il chercha longtemps vainement la silhouete d’Hana. La tempête avait efacé touteempreinte sur le sol. Jikan voulait croire qu’elle était quelque part à l’abri, mais, même si son cœurhurlait le nom de la jeune femme, son âme savait déjà la vérité.

Ce n’est qu’au bout de longues heures de recherche que Jikan la trouva. Un kimono rouge tachantla blanche neige. Il se précipita vers elle. Elle avait les yeux clos, le visage pâle. Et le soufe éteint.

- Hana, murmura Jikan, en la serrant dans ses bras. Hana. Ouvre les yeux, Hana.Seul le hurlement de la brise lui répondit.- Hana ! cria-t-il, tandis que les larmes le rendaient aveugle. Hana ! Réponds-moi ! Hana !A ce moment-là, une chose essentielle se déchira profondément en lui. Et si la neige glaciale sur sa

peau lui rappelait qu’il était vivant, Jikan se sentit mourir de l’intérieur. Un mélange de colère et dehaine embrassa son immense tristesse. Il se releva d’un seul coup, le corps de Hana à bout de bras.Tant bien que mal, il regagna le village de Konki. A l’abri dans le jardin de leur petite maison, ildéposa délicatement le corps de son aimée. Il ôta délicatement la neige de son kimono vermeil, et,après lui avoir donné un dernier baiser, créa de nouveau du temps et prit le chemin du royaume de laMort.

*

Jikan pénétra une seconde fois dans le palais de la Mort. Les ténèbres l’enveloppèrent, mais cetefois, nulle peur ne gagna son cœur. Il n’y avait plus de place pour ce sentiment futile tant la colère et larage gonfaient son être. La Mort, assise dans un coin, netoyait sa faux. La lame était si polie et sibrillante que l’obscurité s’y refétait à merveille. Jikan serra les dents.

- Que me veux-tu, faiseur de temps ? demanda la Mort, d’un ton mielleux.- Vous le savez très bien. - Il est trop tard.

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- Non.- Elle n’avait qu’à regarder où elle metait les pieds.- C’est vous qui avez tout manigancé ! hurla le petit faiseur de temps hors de lui.- Moi ? s’esclafa la Mort. Je n’ai aucune emprise sur les âmes tant qu’elles résident dans un corps

plein de vitalité. Jikan s’eforça de contenir sa colère. Elle se répercutait d’un bout à l’autre de son corps avec une

telle force qu’il en serait devenu fou s’il n’entrevoyait pas encore la possibilité d’une négociation avecla Mort.

- Je vous ofre dix années.La Mort ricana dans l’ombre.- Vingt années, ou cinquante si vous rendez son âme à son corps, continua Jikan.Il serrait les poings si fort que ses articulations devinrent blanchâtres. - Cela ne m’intéresse plus, déclara la Mort.Le petit faiseur de temps sentit ce qui lui restait de son cœur défaillir. - Que voulez-vous donc ? s’enquit-il, maintenant désespéré.Un silence glacial accueillit ses mots. Au-dehors, de violentes bourrasques ébranlaient les murs. La

Mort cessa de polir sa faux un instant. Elle dévisagea le petit faiseur de temps avant de prononcerd’une voix sans chaleur :

- Je veux l’Éternité.Jikan tressaillit. Il réalisa ce que cela impliquait. Les morceaux de son cœur frémirent. La Mort se

leva et se mit à arpenter la salle.- Tu dois bien pouvoir faire ça...- Je refuse. La silhouete le fxa longuement et haussa les épaules.- Alors ton aimée ne vivra plus que dans tes souvenirs.Ces mots ravivèrent la douleur dans l’âme de Jikan. Il ne pourrait vivre sans elle. Il n’en était plus

capable, il le savait. Ou du moins, il le pensait. Le petit faiseur de temps songea à Hana. Il la vit en train de rire, de sourire, pleine de joie et pleine

de vie. A cet instant, tout l’amour qu’il avait pour elle ressurgit. Celui-ci balaya toute peur, toute colèreet tout autre sentiment en lui. Les éclats de rire de son aimée emplirent ses oreilles et baignèrent sonâme de leur lumière apaisante. Doucement, les morceaux de son cœur s’appelèrent les uns les autres ;ils s’appelèrent et se répondirent. Avec lenteur, ils se réunirent et se soudèrent de nouveau.

D’un seul coup, le petit faiseur de temps eut l’impression de respirer. - Atendez ! cria-t-il à l’atention de la Mort.Celle-ci se tourna vers lui. Jikan ôta son manteau et le laissa choir sur le sol glacé. Il ft de même

avec sa tunique et ne conserva que ses bas. Amusée, la Mort ne remarqua pas tout de suite le sablierqui pendait au cou du faiseur de temps. Ce dernier n’était ni grand ni petit, juste à la bonne taille. Ilrenfermait du sable de la couleur de l’or ; nul grain ne s’écoulait.

- Si je vous donne l’Éternité, vous rendez l’âme de Hana à son corps et faites en sorte qu’ellesvivent heureuses, elle et Asahi.

- Mais tu n’auras qu’à… commença la Mort.Elle interrompit sa phrase au moment où elle comprit l’importance du geste qu’allait accomplir

Jikan. Son sourire s’efaça d’un coup. Elle s’avança vers lui.- Es-tu certain de vouloir faire ça ? s’enquit-elle soudainement. Si tu me donnes l’Éternité, elles

ne se souviendront pas de toi, n’est-ce pas ? Cete fois, ce fut au tour de Jikan de sourire.- Vous ne savez pas ce qu’est l’amour, n’est-ce pas ?La Mort balaya sa question d’un geste futile.

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- Oui, je suis certain de vouloir faire ça, reprit-il.La silhouete le dévisagea silencieusement. Elle chercha en lui la moindre trace de peur, sans

jamais en trouver. En cet instant, le petit faiseur de temps n’était plus que paix et amour. Elle détournales yeux de lui, écœurée.

- Très bien, si tu me donnes l’Éternité, je rendrai l’âme de ton aimée à son corps et je ferai ensorte qu’elle et ta flle vivent heureuses.

Jikan sourit. La Mort s’approcha. Le petit faiseur de temps ôta le sablier de son cou. Au moment oùil allait le passer à la Mort, il suspendit son geste un instant.

- Une dernière chose… murmura-t-il. Sachez que même si mon âme ne quitera plus ce sablier etque mes deux amours ne se souviendront pas de moi… mon cœur leur appartiendra toujours.

La Mort ne répondit rien. Elle sentait le rayonnement d’amour intérieur que dégageait Jikan etn’avait qu’une seule envie, s’en éloigner le plus possible.

Le petit faiseur de temps alla jusqu’au bout de son geste avec sérénité. Il posa son index et sonmajeur sur le front glacial de la Mort et murmura une dernière fois les quelques motsincompréhensibles pour celle qui les entendait. Dès que la dernière syllabe fut prononcée, Jikan sentitune partie de son être se faire aspirer par le sablier. Il ne luta nullement mais se laissa faire, tandisqu’un sourire empli de sérénité prenait vie sur son visage. Sa dernière pensée s’envola. Elle fut pourses amours.

Asahi.Hana.

*

Hana ouvrit doucement les yeux. Autour d’elle, tout était blanc. Blanc comme la neige. Son jardinétait enneigé. Elle resta là à le contempler. Elle n’avait pas froid et pourtant, son kimono demeuraitmouillé. Elle ne se souvenait pas avoir marché sous la neige ; elle ne se souvenait pas non plus avoirvu les premiers focons de neige recouvrir le village. A ses pieds, un petit tas de bois gisait là. Elle crutse rappeler être allée en forêt, quand des bruits de pas détournèrent son atention.

- Maman, maman, tu es revenue ! s’écria Asahi. Tu n’as pas mis très longtemps, je n’ai lu qu’uneseule histoire ! poursuivit-elle en brandissant son livre de contes.

Hana dévisagea sa petite flle, atendrie.- Tu n’as pas lu la fn du conte que nous avions commencé hier soir, j’espère ? demanda-t-elle,

tout en sachant très bien qu’Asahi ne regardait que les illustrations et n’était pas encore capablede lire un livre aussi compliqué.

- Non ! Je t’ai atendue, maman. Tu me la lis ?- Si tu veux, répondit Hana. Rentrons nous metre au chaud.Sur ces mots, elle prit la main d’Asahi et toutes deux pénétrèrent dans la petite maison. Hana ôta

son kimono pour le metre à sécher, tandis que la petite flle s’installait confortablement. Asahi ouvritle livre à la bonne page ; elle l’ofrit à sa mère. Celle-ci lut.

« Magnifque feur et douce lumière du matin êtes ainsi, dans ce beau présent. L’Amour n’existe que par etpour vous. Je ne saurai le défnir autrement. Ou alors, il me faudrait une éternité. Une éternité pour décrire lafragile beauté d’une feur en hiver ou l’éclat certain de la lumière du matin en été. Une éternité pour vanterl’incroyable élégance de cete même feur ou l’apaisant rayonnement de cete même lumière.

Demeurent gravés en mon âme quelques souvenirs, quelques sensations, qui ne sauraient s’estomper mêmeau bout d’un nombre infni d’années. Demeurent gravé en mon cœur nombre de vos sourires et de vos éclats derire, qui ne sauraient se faire muets même au bout d’une éternité. Tout ce qui est de vous m’est immortel.

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Je ne suis plus à présent. Ni en ce monde, ni en vos souvenirs. La tristesse pourrait m’assaillir ; il n’en estrien. Il n’y a plus que vous. Ainsi que tout l’amour que je vous porte et que je vous porterai toujours.Éternellement... »

*

Plus tard, lorsque les focons accompagnaient le crépuscule, Hana sortit de nouveau dans sonjardin. Son kimono rouge tranchait avec l’immaculé de la neige ; coquelicot pourpre dans le froid del’hiver.

Hana songea silencieusement au conte qu’elle venait d’achever de lire. Elle ne ressentait rien. Justeune paix sereine en son âme. Un amour inconditionnel en son cœur. Elle tourna les yeux vers la toilecolorée du ciel, et avant qu’elle ait pris conscience que ses lèvres bougeaient, elle prononçait ces mots :

- Hana to asa no hikari ga anata no ai o eien ni wakachi aimasu, petit faiseur de temps.5

Virages de la Vie. Mirages de la Mort.

Fin

Laurine Clama – 1er prix nouvelle dans la catégorie adolescent

5 « La fleur et la lumière du matin partageront ton amour éternellement, petit faiseur de temps. »

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Le Noël de Carole

Carole mourrait d’ennui. Les mains sagement posées sur la table, le dos droit comme un piquet, sa têtedodelinait poliment au rythme des échanges de l’assistance. Un sourire plein de fossetes ravissaitceux qui s’adressaient à elle, sans lui laisser le temps de formuler une réponse.

La table avait été dressée avec soin, la nappe aux couleurs chaudes et motifs complexes en contrasteharmonieux avec les assietes blanches, l’argenterie scintillante. Carole avait aidé sa mère à rallonger lemeuble, en prévision de la visite familiale. Un bruyant regroupement du troisième âge animaitmollement la maison, méticuleusement rangée en prévision de l’examen critique, sous l’œilsarcastique du grand sapin, aux branches chargées de mille décorations, aux pointes acérées dresséesvers chaque recoin de la salle à manger.

Ils étaient onze, à atiser la cohue, et les trois hôtes exécutaient leur danse traditionnelle, l’échange desassietes, l’empilement dans l’évier de la cuisine, le va-et-vient des plats… Les parents de Carolesemblaient revêtir une nouvelle jeunesse : pas un seul de leurs invités n’avait un âge inférieur au noblechifre de soixante-dix. La jeune flle songeait à son frère avec envie, lui qui disposait, pour échapper àl’enfermement, de l’excuse des études supérieures… Il était bien loti, dans son pensionnat à l’autrebout de la France, au milieu d’amis et de livres, tandis qu’elle était menotée à cete chaise. Sa mèrevantait les derniers exploits académiques de ses enfants adorés, les convives gazouillaient leuradmiration, Carole souriait, tout en remarquant la similarité troublante entre la voix de son voisin detable, et le bêlement de la chèvre de leurs voisins.

Elle n’avait nulle adoration pour son rôle de « jeune flle de la maison », mais la moindre occasion dedécroiser ses jambes était bonne à prendre. Les courts talons de ses souliers noirs s’enfonçaient dans lalaine du tapis épais. La robe de Carole était coupée simplement et décemment, étudiée pour neperturber aucune âme vieillissante, tout en préservant l’honneur d’une flle fère de sa silhouete.Bordeaux, uniforme, souple comme les ondulations du vin dans le verre, elle était striée d’une fneceinture blanche. Les collants aux rayures vertes et dorées apportaient à l’ensemble une touche de vie.

L’esprit de Carole s’enlisait dans les fourrures soyeuses de l’hibernation, lorsque sa mère l’appela à lacuisine, son enthousiasme résonnant comme un clairon vif et militaire. La jeune flle prit soin desoulever sa chaise, pour éviter toute nuisance sonore, puis songea que le tapis était une sécuritésufsante. Rejoignant la pièce adjacente, d’où provenaient les délicieuses senteurs en cours depropagation, elle acquiesça mécaniquement à chaque instruction reçue, accompagnée de gestesillustrateurs.

-Alors ma chérie, est-ce que tu pourrais me netoyer ces deux plats-là ? Je me chargerai du reste, maisl’évier déborde, ce n’est plus possible. Tu me laisses le chifon là, l’éponge ici. Oh, tu peux m’aérer lapièce – non, il fait froid dehors, tati Louise déteste les courants d’air. C’est pas grave, tout à l’heure.J’amène le gratin, tu nous apportes le deuxième dans cinq minutes ? Merci bichounete, allez, j’yretourne…

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Carole s’atela à la tâche, faisant couler l’eau qu’elle préférait froide, frotant l’éponge contre laporcelaine peinte. Toutes les lumières étaient allumées, éclairant chaque paillete qui ornait lespaupières de la jeune flle. Une petite fenêtre lui faisait face, trouée sombre débouchant sur la nuit dedécembre. Elle ne pensa pas à y accorder un coup d’œil, se voulant efcace ; mais un son sec atira sonatention, celui de quatre petits coups frappés contre le verre. Levant la tête, elle laissa échapper un crià la vue du visage grimaçant découpé contre les ténèbres. Un amusement profond remplaça vite lasurprise ; ce fut en gloussant qu’elle s’essuya les mains, pour ouvrir le batant de la fenêtre. Le garçony passa sa tête, et Carole s’exclama :

-Theo, qu’est-ce que tu fais là ?

-Je cherche de la compagnie, rit-il.

Il chercha à l’ateindre, elle recula, joueuse, tout en levant les yeux au ciel.

-Je ne peux pas m’évader, répliqua-t-elle, on a un repas de famille.

-Je ne fais pas partie de la famille ?

-Tu n’es pas à la retraite, marmonna la jeune flle.

Il avait une mine adorable, les cheveux aplatis par son épais bonnet, les roues rosies par le froid deNoël ; son regard suppliant incitait à toutes les folies, et Carole désirait dire oui, toujours oui, à tout,mais…

-Non, je ne peux pas sortir, lui dit-elle fermement. Peut-être tout à l’heure.

-Oh…

Il cligna des paupières, tentant de faire monter des larmes, et, joyeuse, elle referma la fenêtre malgrétoute sa résistance. Il protesta, cogna, une fois, deux fois, et, sévère, elle lui ft signe de décamper.Boudeur, il fnit par obéir. Sourire aux lèvres, Carole alla bientôt reprendre sa place à table.

-Et cet après midi-là, racontait l’oncle Jeannot, nous nous étions perdus en chemin vers l’Arc deTriomphe…

-Tu étais où ? demanda Ginete, de la voix assourdissante d’une malentendante.

-Avec la CGT, répéta-t-il.

-Tu étais à la CGT ! s’écria la vieille dame scandalisée. Oh toi mon petit père, un de ces jours, je vaismetre dans ton repas un petit quelque chose qui te donnera la colique…

-Mais dites donc, l’interrompit puissamment la tante Marie, volant à la rescousse de son mari, ditesdonc, ce n’était pas votre flle, qui avait un portrait de Lénine sur sa cheminée ?

-Ma flle qui quoi ? brailla Pierre.

-Qui avait un portrait de Lénine !

-Un portrait de qui ? ft l’autre.

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-De Lénine !

-Oh oui, se remémora Ginete, oh, ce portrait, elle nous l’avait ramené de Russie – oh Pierre, tu tesouviens de son voyage ? Elle était partie de Paris, et…

-Communistes ! sifa tante Marie.

-Pardon ? s’enquit l’oncle Jeannot.

-Communistes, articula-t-elle poliment.

-Ah bon ? s’étonna-t-il.

Carole s’accrocha à son verre d’eau, pour ne pas sombrer dans l’hilarité. Les seuls fragmentscaptivants de la conversation étaient les altercations. Les répliques fusaient avec la rapidité d’unparesseux désinvolte. Ses pieds bataient le rythme contre le tapis.

-Tout ce que je dis, afrma Mireille quelque temps plus tard, c’est que le changement climatique, c’estdes foutaises. Ce qui va tous nous tuer, c’est la surpopulation.

-Et elle a eu neuf gosses, grommela l’oncle Jeannot.

Heureusement, seule Carole l’entendit. Elle tendait l’oreille, atentive à chaque détail. L’amusementétait bon à prendre, là où on le trouvait. Les envolées lyriques des honneurs qu’on défendait étaientcharmantes dans leur ridicule. La jeune flle soupira, une fois ou deux, en songeant à Theo, qu’il seraitsi aisé de rejoindre…

Les échanges retrouvèrent rapidement leur caractère morne. Les jambes de Carole se croisaient, sedécroisaient sous la table. Sa fourchete jouait distraitement avec des restes de nourriture. Elle décidade compter le nombre de petits pics verts, sur le sapin. Elle renonça au bout d’une minute. Puis, elleentreprit de compter le nombre de décorations. Elle en trouva trente-deux du côté de l’arbre qui luiétait visible.

-Vous avez regardé les programmes scolaires de la petite ? lança l’oncle Jeannot à la cantonade.

En efet, il avait, en arrivant, réclamé énergiquement les livres de classe de Carole, pour les feuilleterrapidement, ses sourcils froncés, frustrés.

-C’est du n’importe quoi, ses programmes d’Histoire ! s’écria le vieil homme. C’est complètementorienté !

-Les nôtres aussi étaient orientés, Jean, ft remarquer sa femme.

-Mais pas dans le même sens, chevrota-t-il.

Il se tourna vers la jeune flle, pour lui demander d’un ton gentil :

-Petite, voudrais-tu bien aller nous chercher ton livre d’Histoire ?

Elle obtempéra sans atendre, et les laissa passer de longues minutes à se scandaliser de chaque phrasedes leçons. Plus tard, sa mère l’appela aux renforts pour changer les assietes. En les empilant dans

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l’évier, qui se remplissait à vue d’œil, Carole fut de nouveau perturbée par un appel clair contre lafenêtre. La moue suppliante de Theo l’implorait de le rejoindre ; le cœur lourd, elle dut décliner unefois de plus. Elle allait sur ce quiter la pièce, mais, se ravisant au dernier moment, entrouvrit le pan deverre pour prometre une escapade prochaine. Theo eut l’air radieux, et Carole s’atela à la tâched’imaginer des stratagèmes d’évasion.

-Oh, tu as raison, c’est complètement orienté.

-Pas vrai ? C’est ridicule ! Tu as regardé le chapitre sur l’Algérie ?

-Oui, mais c’est n’importe quoi. On prend des faits et on les tord dans tous les sens.

-Que des bêtises.

-Peut-être pas seulement, osait intervenir la mère, sinon ils n’auraient pas à l’apprendre…

-Ma pauvre petite, soupira l’oncle Jeannot.

Rapidement, les invités déclarèrent forfait devant la taille ridicule du gâteau, commandé une semaineplus tôt au pâtissier local. Leurs estomacs ne pouvaient subir de nouvelles ataques. Alors, d’une petitevoix distinguée, Carole ft à sa mère une proposition fort louable : braver la tourmente nocturne pourporter du gâteau à leurs voisins. Elle pourrait ainsi souhaiter un joyeux Noël à la chèvre. La mèreaccepta, leurs hôtes admirèrent le grand cœur de la petite, et Carole, enflant manteau, bonnet et gants,ouvrit la porte d’entrée pour afronter la neige. Elle traversa leur jardin, la route blanche, recourbée enun virage fainéant, puis le jardin d’en face, et, souriant à la chèvre, sonna vivement.

-Oh, comme tu es gentille ! s’exclama la femme au tablier rouge, acceptant l’ofrande sans hésiter.Theo, ton amie est là !

L’interpellé accourut, et, galant comme tout bon ami, raccompagna Carole. La mère du garçon fermavite sa porte, pour protéger son logis du froid. Les deux jeunes gens interrompirent leur chemin aumilieu de la route, à deux pas du virage, et éclatèrent de rire. Les traits de Theo s’illuminaient commeles guirlandes du sapin.

-Alors, la compagnie du troisième âge, ça se passe comment ? s’enquit-il.

Elle revêtit un air dramatique, déclamant sa réponse avec une main théâtrale sur son front :

-La dague afutée de l’ennui se plonge dans mon cœur… je meurs, mon prince, je meurs, sauve-moi…

Elle se laissa chuter en arrière, et s’enfonça dans la couche épaisse de focons poudreux. Theo tomba àson tour, et, hilares, ils jouèrent avec leur duvet gelé. Le froid ne les ateignait pas. Carole se redressala première, et tendit une main secourable à son compagnon. Il ft mine de vaciller sur ses pieds.Entrant dans son jeu, elle érafa le sol d’une main emmitoufée. La boule de neige frappa la mâchoirede Theo, faisant voltiger son visage avec un couinement surpris.

La bataille ft rage. Violente, faisant couler un sang imaginaire, le manteau immaculé pour seultémoin, à la lueur tendre des fenêtres des maisons.

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Dans un instant de sérieux, Carole jeta un coup d’œil angoissé à sa montre. Elle devait rentrer. Theomis en œuvre tous les eforts possibles pour la retenir, mais dut se plier à la volonté de la jeune flle…alors qu’ils devaient se séparer, elle chuchota, tout à l’heure, d’accord ? Il acquiesça, et,afectueusement, leurs lèvres s’efeurèrent.

-Coupez !

Le cri sec et autoritaire les interrompit. Les projecteurs braquèrent leur lumière crue sur les deuxacteurs. Ces derniers se séparèrent froidement, et, par vagues, la réalité réapparut.

Le meteur en scène au regard d’acier, à la casquete usée, quita son siège.

-C’était très bien, dit-il d’un ton professionnel. On va pouvoir garder la prise. On enchaîne, sinon onn’aura jamais fni dans les temps.

Ils frent signe d’assentiment. L’actrice dévisagea son collègue, scrutatrice, tout en se remémorant lasuite du scénario. Carole retournerait chez elle ; cete nuit-là, un tueur en série massacrerait lamaisonnée, l’oncle Jeannot, la tante Marie, Jeanine, Mireille, Yvonne, Ginete, tati Louise… tousseraient morts dans quelques heures. Theo, le vaillant héros de la production, aurait le cœur brisé, etse metrait en quête du meurtrier.

Le flm devait sortir pour le jour de Noël. L’actrice serait à l’avant-première. Seule. Sa famille ne luimanquait pas, et elle n’avait pas de virage enneigé auquel retourner.

Alice Lafo--Verroest – 2ème prix nouvelle ex aequo dans la catégorie adolescent

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La petite fille qui rêvait

C’est une histoire toute simple. Une histoire comme on en raconte aux enfants. Celle d’une petite fllequi rêvait.

Voyez-vous, la petite flle qui rêvait était très calme, très secrète aussi. Elle pensait beaucoup ; tout letemps même, sans jamais s’arrêter. Parfois ses pensées l’envahissaient et elle courait dehors pour lesfaire s’envoler. Elle riait et s’évadait dans la forêt ; elle aimait sauter au-dessus des ruisseaux. Elles’arrêtait quand elle n’avait plus de soufe, alors elle s’allongeait dans l’herbe douce. Elle sentait lesable chaud et la terre qui s’écoulaient entre ses doigts ; elle aimait la caresse du vent contre sa peau.Elle était toute petite au pied des pins majestueux. Ses yeux se fermaient pour écouter le frémissementdes aiguilles ; c’était un bruit tout doux, tout frais et rassurant qui l’emmenait rêver. Dans les genêts,les mésanges sifaient. Derrière la dune, les vagues. Premiers sons de l’été.

Elle se souvenait du début. Elle était arrivée un jour, elle ne savait pas lequel, les jours dans les Landessont délicieusement les mêmes. Elle, la petite flle du Nord, elle n’avait pas compris la forêt. Elle sesouvenait de forêts bruyantes et toufues, avec les buissons, les grands chênes, les tilleuls, les hêtres etles charmes, sans oublier les lauriers dans lesquels elle faisait des cabanes avec son frère… Elle sesouvenait des bois et des bosquets ; mais ici c’était la Forêt. Et elle ne l’avait pas aimée. Des pinsplantés en ligne, tous identiques, un sol jonché d’aiguilles, où rien ne pousse sinon les fougères et lesgenêts. Une forêt froide et humide. Elle refusait de sortir. A quoi bon ? C’était une forêt vide.

Alors elle regardait par la fenêtre les nuages qui glissaient dans l’air comme, autant de petits bateaux àvoile. Ils s’envolaient loin, toujours plus loin, au-dessus de la forêt. Elle fronçait les sourcils ; commentla forêt osait-elle lui voler ses nuages soyeux ? Elle boudait les Landes, avec tout l’art du caprice dontles enfants sont capables. Mais la soif d’aventure fut la plus forte. Et la forêt l’appela. Une grandeamitié naquit ce jour là entre le Forêt et l’enfant. Une amitié que seuls comprennent les Landaisrevêches et la sève des pins.

Dès lors, la petite flle qui rêvait n’eu de cesse de parcourir les chemins sablonneux et les plagesinfnies. Son cœur batait désormais au rythme des marées. Elle ne venait pas souvent dans la bellemaison blanche avec la glycine, mais chaque séjour fut une occasion de rencontrer un peu plus saforêt.

***

Les amis, le soleil. Il faisait une chaleur torride. L’air était écrasant. Cela la faisait rire. Vous imagez, sefaire écraser par l’air, comme une crêpe ? Son amie était là, elles jouaient sur la terrasse, à l’ombre dumagnolia. Deux petites flles innocentes et tranquilles. Le vent soufait dans les pins. « Regarde celui-là ! Il penche tellement qu’on dirait qu’il va tomber ! » C’était la première fois qu’elle sentait le parfumentêtant de la sève chaude et des aiguilles de pins dorées au soleil.

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Les premiers bourgeons, le printemps était timide. Le soleil caressait l’herbe verte entre deux averses.Il pleut beaucoup, les marécages et les fossés débordent. Les pousses tendres des fougèresrajeunissaient la forêt et les oiseaux volaient dans les arbres. La petite flle qui rêvait courut jusqu’aulac. Ses eaux mouvantes révélaient les dernières ondées, mais il miroitait déjà ; c’était le plus beaurefet des Landes.

Toute la maison était transformée. Deux années de travaux, quelle horreur ! La petite flle qui rêvaitredécouvrit tout. Ici un mur n’existait plus, là une nouvelle salle de bain. Ils ont mis de l’eau chaude !Et quelle belle cuisine. Heureusement ils ont laissé la glycine blanche. Rien ne manquait, voilà samaison de rêve.

Elle était sur la plage. Il ne faisait pas encore assez chaud pour se baigner. Alors elle marchait. Elleaimait le vent qui la fouetait, les embruns qui l’enivrait. Elle se sentait libre. Devant elle, l’infni.Derrière, la présence réconfortante des dunes. La mer était violente. Elle tourbillonnait avec fureur.Elle semblait indomptable.

Une pluie grise et drue s’abatît sur la forêt. Pas question de sortir. Mais si le temps s’améliore, onpourrait peut-être aller chez les amis cueillir des champignons ? En entendant, toute la famille seretrouva autour de l’âtre. Une belle fambée éclairait la cuisine. Dos au feu, la petite flle qui rêvaitlisait un roman d’aventure.

Soirée d’été. Doux murmure de l’océan. Toute l’après-midi, elle a joué dans les vagues. Quel bonheurde sentir le roulis de l’océan ! Les lames semblaient des murailles, vite il faut plonger. La fois suivante,on peut se permetre de sauter par-delà la vague dansante. Mais malheur à l’imprudent touriste qui neconnait pas les courants ! Après le repas sur la plage et le pain croustillant de sable, le vent se leva. Lesnuages s’envolèrent. Le soleil se couchait, majestueux et rouge. Le ciel rosé laissa sa place à la nuitd’encre. Allongée dans le sable, elle sentit l’humidité de la plage. « Regarde Papa, regarde ! Là-bas, uneétoile flante ! » La petite flle qui rêvait éclata de rire.

Un long sentier s’enfuyait dans la forêt. Elle aimait marcher entre les pins. La brise fraîche lui apportaitle parfum de la mer, cachée derrière les dunes. C’était le meilleur moment pour les grandesdiscussions avec ses parents. Tous trois se promenaient main dans la main. Parfois elle partait devant,courait et revenait. Puis arrivait le choix délicieux : quel chemin prendre ? Elle préférait les petitspassages mystérieux, ceux dont on ne voyait pas le bout. Ils possédaient un petit charme en plus etsupplantaient dans son cœur la grande route sablonneuse. Elle caressa du bout des doigts l’écorcerugueuse des pins. Les genêts étaient en feurs, petite touche de couleur, premier bijou de la forêt.

Entraînée par son frère, elle enfla ses botes. L’été trainait en longueur, il fallait en profter. Maisaujourd’hui, c’était la cueillete des châtaignes. Elle courut derrière la maison, l’arbre les atendait.Avec leurs amis, ils se penchaient, ratissaient et ramassaient les plus belles. Papa fut le plus malin, ilamena des gants. Le déf fut lancé entre les enfants : le plus de châtaignes et le moins de piqûres ! Leschâtaignes véreuses servirent de prétexte pour déclencher la bataille. Cachée derrière un buisson, lapetite flle qui rêvait bombardait son frère. La réplique ne se ft pas atendre !

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La famille venait d’arriver. On aida à décharger les valises et les cadeaux. Les cadeaux surtout. Elleatrapa sa petite cousine par la main et lui montra le sapin et la crèche. La fête sera belle ! Tout lemonde s’afairait dans la cuisine. Les plats furent préparés et la table mise. Ses yeux étincelaient. Aprèsla messe de minuit et le traditionnel chocolat chaud, les cadeaux atendaient. Papier froissé etexclamations de joie.

Le soleil brillait joyeusement. Mais la maisonnée était triste. Les cartons étaient prêts et les valisesfaites. C’était la dernière semaine. Il leur fallait rendre la maison. Chaque instant avait été savouré,chaque nuage, chaque promenade, chaque rire et chaque pleur. Le cœur de la jeune flle qui rêvait étaitdéchiré. Rien ne pourra remplacer ses Landes. Elle pleura amèrement. Six années s’étaient écouléesdepuis son arrivée. Rien ne saura jamais pareil. Adieu.

***

Quand elle y pensait, elle était toujours surprise par la Forêt. Elle a une âme. Elle est toujourssurprenante, pleine de vie, mais aussi elle peut être froide ou en colère. Les saisons, l’humidité, le ventet la lumière sont les indices qu’elle nous laisse pour déchifrer son humeur. La jeune flle qui rêvaitl’avait pressenti. Mais seuls les Landais peuvent le comprendre. On dit souvent que les Landais sontrevêches, bougons, humoristiques et originaux. C’est vrai. Mais personne ne saisit le lien étroit entreles Landais et leur forêt ; il est bien simple pourtant : c’est leur caractère. Elle avait cru pendantlongtemps que c’était elle qui avait appris à connaitre la forêt ; mais lorsqu’elle la quita, elle compritque c’était la forêt qui l’avait apprivoisée.

Sa vie ne lui a jamais semblé aussi rude. De nombreuses évènements se sont produits depuis sondépart ; beaucoup de difcultés ; le chômage de son père ; l’enterrement de son oncle. Et rien ne laconsolait. Une angoisse maladive avait pris possession de son être. Elle s’était peu à peu renfermée surelle-même. Elle pensait que personne ne pouvait la comprendre. A force d’avoir trop pleuré, elle s’étaitdesséchée. Ses Landes lui manquaient ; la source était tarie. Elle repensait avec nostalgie à son paradisperdu. Les mots lui manquaient.

***

Elle était là. Tout était là. Rien n’avait changé. Pourquoi aurait-elle voulu que ses Landes changent ensix mois ? Elle ne savait pas. Ou plutôt si ; ces six mois avaient été son éternité. Tout était là. Lesboutiques, les trotoirs, le cinéma, les petits chemins de la forêt, la plage. L’océan. Elle marchait sur lesable, éblouie par le premier soleil d’avril. Enfn. La première chaleur. Les premiers embruns. Tous sessouvenirs lui faisaient tourner la tête. La jeune flle qui rêvait se concentra sur l’odeur iodé des vaguesmugissantes. Elle savourait chaque pas, chaque caresse du vent. Soudain elle fut seule. Les sportifsétaient loin derrière elle, jouant dans l’eau froide et vivifante. Elle ne voyait plus aucune silhouete àl’horizon. Il n’y avait plus qu’elle, la mer, la plage, le vent et l’infni. Seule. Enfn.

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Alors elle s’assit, les pieds dans le sable humide et les yeux vers l’absolu de l’océan. La mer étaitd’humeur nonchalante ce jour-là. Elle déroulait ses lames indolentes. L’océan avait choisi un habitbleu-vert, parsemé d’étincelles et de refets vagabonds. La jeune flle qui rêvait écoutait son rire parmiles bourrasques joyeuses. Personne n’aurait compris en la voyant assise les cheveux au vent, qu’ils’agissait là des retrouvailles de deux amis. Mais elle savait. Et l’océan aussi. Le mouvement incessantdes marées est une des rares choses immuables en ce monde, songea la jeune flle qui rêvait. Voilà leparadoxe de l’océan éternel, lui seul comprend la fugacité de nos vies.

Alors qu’elle pleurait en riant, elle reconnut son désarroi. Les Landes lui manquaient. Elle n’avait cesséde sangloter, en cela elle détruisait son bonheur. Voilà son erreur. La mer lui chuchotait aujourd’huide vaincre sa mélancolie. Alors la jeune flle qui rêvait noya son regard dans les vagues azurées. Elleavait voulu arracher un morceau de sa Forêt, mais en échange l’océan avait gardé son cœur.Humblement, elle demanda à la mer de le lui rendre, elle avait compris, il fallait continuer à vivre. Etcomment vivre si son cœur était resté là-bas ? La mer élégante lui rendit son cœur avec bienveillance.Une paix assourdissante envahit la jeune flle qui rêvait. L’ivresse des embruns l’accompagna dans soncœur à cœur avec ses Landes, et l’océan l’approuva. Ce soir-là, lorsqu’elle rentra, elle savait qu’elle nereviendrait pas de sitôt, mais elle en éprouva la sérénité des personnes heureuses. Elle partait avec soncœur, que la mer avait soigneusement rempli de sève chaude, de sable humide, de pins tranquilles, dechaleur torride et de vagues somptueuses. Elle partait avec son cœur, elle pouvait tout vaincre. C’étaità elle désormais de suivre ses propres chemins, ses virages uniques.

Thérèse d’Orléans – 2ème prix nouvelle ex aequo dans la catégorie adolescent

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