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RADIO ICI & MAINTENANT ! JEAN STAUNE - 31 MAI 2005 '' SCIENCE & QUÊTE DE SENS '' DIDIER DE PLAIGE – Radio Ici & Maintenant! 95.2. Aujourd'hui Science et conscience, avec Jean Staune, une émission proposée par Didier de Plaige. Jean Staune, nous le connaissons depuis quatre ans maintenant ; il était à ce micro en compagnie de Fabien Ouaki, puis il a accompagné également la visite de Rupert Sheldrake à Paris en compagnie de Caroline Guidetti, et nous avons réalisé ensemble quelques émissions au moment de son colloque à l’Unesco, Science & Quête de Sens, déjà, le titre, et aujourd’hui il est en somme le maître d’œuvre, l’artisan d’un livre qui vient de paraître aux Presses de la Renaissance au début du mois de mai, qui porte ce nom, cet idéal, cette trajectoire indiqués par « Science & quête de sens ». Cela fait huit ans, de colloque en colloque, qu’il rassemble des scientifiques de très haut niveau et il est secrétaire général de l’Université Interdisciplinaire de Paris. Il a également organisé un colloque très récent à la Sorbonne avec un certain nombre des auteurs qui figurent dans ce livre. Ce livre rassemble les contributions de quatorze scientifiques, et six ou sept d’entre eux étaient présents à ce colloque à la Sorbonne. Bonjour Jean Staune. JEAN STAUNE – Bonjour. D. DE PLAIGE – Alors ton C.V. est assez laborieux pour moi à énoncer, il est extrêmement copieux, je vais te prier contre toute modestie de bien vouloir nous le décliner à nouveau. J. STAUNE – En fait, je crois que pour comprendre ce parcours, il faut comprendre l’idée d’une recherche interdisciplinaire. Parce que dans notre société actuelle, on doit être je dirais dans un boite. Bon, on est ou un scientifique, ou un chef d’entreprise, ou alors un philosophe, etc., ou un artiste… Bon. Alors que, évidemment, nous savons bien que les hommes de la Renaissance, à une époque où le savoir n’était pas encore parcellisé, étaient dans toute une série de branches en même temps, hein. Ils étaient à la fois des théologiens, des artistes, des scientifiques, etc. Et donc essayer de retrouver une toute petite bribe de cette universalité est pour moi un objectif personnel, et c’est pourquoi j’ai effectué un parcours qui commence par un DEUG de mathématiques, une maîtrise d’informatique, ensuite un diplôme de Sciences Po en section économique et financière, ensuite en même temps que Sciences Po un DESS qui s’appelle « Capacité à administrer une entreprise » – hein, un nom assez pompeux –, de la Sorbonne ; après, j’ai fait, donc – plusieurs années après – j’ai fait un DEA de paléontologie humaine au Muséum national d’histoire naturelle, sur l’origine de l’homme, et ensuite un DEA de philosophie de la mécanique quantique à la Sorbonne avec Bernard d’Espagnat. Et donc ces différents diplômes, en philosophie de la physique, en biologie, en mathématiques, en science politique, en gestion, en informatique, tout ceci était une tentative pour explorer différents champs du savoir, qui m’ont amené à créer, donc il y a maintenant dix ans, une université interdisciplinaire à Paris qui organise des cours, des conférences sur ces différents thèmes, puisque ma motivation première était d’étudier, je dirais, euh la vision de l’homme et du monde, de mener une enquête sur la nature même de notre monde à travers, justement, les différentes branches du savoir, d’où cette nécessité d’essayer d’accumuler les compétences dans différents domaines, qui à une période de spécialisation comme la nôtre, bien qu’on commence heureusement à en sortir, peut effectivement paraître un petit peu bizarre. D. DE PLAIGE – Mais alors c’est ce CV impressionnant, entre autres, qui t’a permis d’inspirer la confiance nécessaire auprès de tous ces scientifiques à travers le monde que tu as rassemblés ? J. STAUNE – Je pense, oui, et puis surtout de deux éléments. D’abord le fait, effectivement, d’avoir commencé à écrire des manuscrits, des articles qui n’étaient encore que des projets mais que j’ai fait circuler auprès d’un certain nombre de scientifiques pour faire connaître ces idées et débattre avec eux, et ensuite de monter des programmes depuis déjà donc plus d’une dizaine d’années, 1

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RADIO ICI & MAINTENANT !JEAN STAUNE - 31 MAI 2005

'' SCIENCE & QUÊTE DE SENS ''DIDIER DE PLAIGE – Radio Ici & Maintenant! 95.2. Aujourd'hui Science et conscience, avec Jean Staune,

une émission proposée par Didier de Plaige. Jean Staune, nous le connaissons depuis quatre ans maintenant ; il était à ce micro en compagnie de Fabien Ouaki, puis il a accompagné également la visite de Rupert Sheldrake à Paris en compagnie de Caroline Guidetti, et nous avons réalisé ensemble quelques émissions au moment de son colloque à l’Unesco, Science & Quête de Sens, déjà, le titre, et aujourd’hui il est en somme le maître d’œuvre, l’artisan d’un livre qui vient de paraître aux Presses de la Renaissance au début du mois de mai, qui porte ce nom, cet idéal, cette trajectoire indiqués par « Science & quête de sens ». Cela fait huit ans, de colloque en colloque, qu’il rassemble des scientifiques de très haut niveau et il est secrétaire général de l’Université Interdisciplinaire de Paris. Il a également organisé un colloque très récent à la Sorbonne avec un certain nombre des auteurs qui figurent dans ce livre. Ce livre rassemble les contributions de quatorze scientifiques, et six ou sept d’entre eux étaient présents à ce colloque à la Sorbonne.

Bonjour Jean Staune.

JEAN STAUNE – Bonjour.

D. DE PLAIGE – Alors ton C.V. est assez laborieux pour moi à énoncer, il est extrêmement copieux, je vais te prier contre toute modestie de bien vouloir nous le décliner à nouveau.

J. STAUNE – En fait, je crois que pour comprendre ce parcours, il faut comprendre l’idée d’une recherche interdisciplinaire. Parce que dans notre société actuelle, on doit être je dirais dans un boite. Bon, on est ou un scientifique, ou un chef d’entreprise, ou alors un philosophe, etc., ou un artiste… Bon. Alors que, évidemment, nous savons bien que les hommes de la Renaissance, à une époque où le savoir n’était pas encore parcellisé, étaient dans toute une série de branches en même temps, hein. Ils étaient à la fois des théologiens, des artistes, des scientifiques, etc. Et donc essayer de retrouver une toute petite bribe de cette universalité est pour moi un objectif personnel, et c’est pourquoi j’ai effectué un parcours qui commence par un DEUG de mathématiques, une maîtrise d’informatique, ensuite un diplôme de Sciences Po en section économique et financière, ensuite en même temps que Sciences Po un DESS qui s’appelle « Capacité à administrer une entreprise » – hein, un nom assez pompeux –, de la Sorbonne ; après, j’ai fait, donc – plusieurs années après – j’ai fait un DEA de paléontologie humaine au Muséum national d’histoire naturelle, sur l’origine de l’homme, et ensuite un DEA de philosophie de la mécanique quantique à la Sorbonne avec Bernard d’Espagnat.

Et donc ces différents diplômes, en philosophie de la physique, en biologie, en mathématiques, en science politique, en gestion, en informatique, tout ceci était une tentative pour explorer différents champs du savoir, qui m’ont amené à créer, donc il y a maintenant dix ans, une université interdisciplinaire à Paris qui organise des cours, des conférences sur ces différents thèmes, puisque ma motivation première était d’étudier, je dirais, euh la vision de l’homme et du monde, de mener une enquête sur la nature même de notre monde à travers, justement, les différentes branches du savoir, d’où cette nécessité d’essayer d’accumuler les compétences dans différents domaines, qui à une période de spécialisation comme la nôtre, bien qu’on commence heureusement à en sortir, peut effectivement paraître un petit peu bizarre.

D. DE PLAIGE – Mais alors c’est ce CV impressionnant, entre autres, qui t’a permis d’inspirer la confiance nécessaire auprès de tous ces scientifiques à travers le monde que tu as rassemblés ?

J. STAUNE – Je pense, oui, et puis surtout de deux éléments. D’abord le fait, effectivement, d’avoir commencé à écrire des manuscrits, des articles qui n’étaient encore que des projets mais que j’ai fait circuler auprès d’un certain nombre de scientifiques pour faire connaître ces idées et débattre avec eux, et ensuite de monter des programmes depuis déjà donc plus d’une dizaine d’années,

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d’abord à la Sorbonne mais en plus petits comités, et puis à l’UNESCO ou au Sénat des grands colloques internationaux, qui ont permis effectivement de rassembler ces scientifiques.

En fait, j’ai pris mon bâton de pèlerin, je suis allé aux États-Unis, donc j’ai commencé d’abord par les francophones puis j’ai continué à développer cela en allant aux États-Unis rencontrer effectivement un certain nombre de personnalités scientifiques que j’ai convaincues ensuite de venir à Paris, et après, bon, c’était effectivement un très gros travail d’organisation, c’étaient des choses assez lourdes à monter. Mais dans la ligne, je dirais, d’un certain nombre de colloques qui ont eu lieu – on se souvient certainement de Cordoue dans les années 79 –, euh bon, ensuite de ces démarches qui ont été faites pour essayer de montrer, justement, le rapprochement entre science et conscience.

Donc j’ai essayé d’apporter ma pierre à cette construction d’une nouvelle vision du monde, et depuis une dizaine d’années, je pense que l’UIP est effectivement en pointe, au niveau francophone, dans la diffusion de ces idées, de par justement les personnalités qu’elle a reçues et les événements qu’elle a montés, mais aussi les publications qui commencent, comme cet ouvrage, et il y en aura – on en parlera tout à l’heure – beaucoup beaucoup d’autres derrière, si tout va bien, dans les années qui viennent.

D. DE PLAIGE – Mais là, en fait, ça marque un aboutissement déjà, cette publication…

J. STAUNE – Tout à fait, parce qu’en fait on a beaucoup organisé de choses et on a peu publié pendant nos dix premières années d’existence, et là on va fêter nos dix ans dans six mois ; donc la première conférence de l’UIP était fin novembre 1995, avec le grand mathématicien d’Oxford, Roger Penrose, un homme important pour ce nouveau paradigme, et donc là maintenant, eh bien, nous publions cet ouvrage collectif, donc Science et quête de sens, avec une quinzaine d’intervenants, aussi bien des jeunes que quatre Prix Nobel. C’est effectivement à la fois, bon, un achèvement important d’être parvenu à sortir cela, mais nous avons beaucoup d’autres possibilités de par les intervenants qui sont venus chez nous et les textes que nous avons. Et en parallèle, je le mentionne aussi parce que c’est beaucoup moins diffusé, mais il y a une revue qui s’appelle Philosciences, donc revue de philosophie des sciences, qui vient aussi de sortir, hein, qui a son premier numéro (d’ailleurs je te l’enverrai, bien sûr), et donc c’est sur le théorème de Gödel, donc c’est plus universitaire, hein, c’est moins grand public que Science et quête de sens qui est prévu vraiment pour être lu par toutes les personnes intéressées, y a pas d’équations, y a pas… bon, c’est vraiment un texte grand public. Mais on va aussi sortir une revue, donc, que je dirais de niveau universitaire, là aussi pour crédibiliser et montrer le sérieux du nouveau paradigme scientifique. Et puis d’autres ouvrages qui suivront, donc, celui qui vient de paraître aujourd’hui.

D. DE PLAIGE – Alors si on commençait par rappeler les deux adresses Internet ? Ton site perso…

J. STAUNE – Oui, alors mon site perso, c’est mon nom : s-t-a-u-n-e, alors c’est pas comme les Rolling Stones, hein, faut faire attention – c’est Staune point fr. www.staune.fr. Donc ce site est déjà un petit peu ancien, mais il y a beaucoup de textes de philosophie des sciences que j’ai écrit, sur les implications philosophiques de la science, des textes de synthèse.

D. DE PLAIGE – Et l’UIP…

J. STAUNE – Et puis l’UIP, donc www.uip.edu. E-d-u comme éducation, hein, c’est un point edu, et uip, faut pas se tromper, uip.edu, souvent on dit… on inverse, on dit iup. Non, c’est uip, Université Interdisciplinaire de Paris, point edu, où là il y a beaucoup d’articles de toute une série de personnalités, que vous pouvez télécharger effectivement. Voilà, donc c’est deux sites, effectivement, mais je peux aussi mentionner ici le Centre International de Recherches et d’Études Transdisciplinaires, le CIRET, de mon ami Vasaram Nicolescu – il y a beaucoup d’autres choses, hein, sur le nouveau paradigme, en France et dans le monde. On pourra citer d’autres sites – anglophones aussi, il y a beaucoup de sites anglophones, bien sûr, il faut évidemment lire l’anglais pour les comprendre…

D. DE PLAIGE – Alors le mot paradigme a déjà été lâché deux fois en dix minutes…

J. STAUNE – Oui, on n’y coupe pas !

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D. DE PLAIGE – On est au cœur du sujet, rappelons que, Jean Staune, on l’avait sous-titré « l’homme qui réenchante le monde » sur cette antenne, et c’est pour ça qu’il était particulièrement apprécié des auditeurs. Le réenchantement du monde… Bon, passons déjà sur ce mot… attardons-nous sur ce mot « paradigme ». Il semble que, comme Schrödinger l’avait laissé entendre, il faut à peu près cinquante ans pour la propagation, disons, d’idées nouvelles ; là, en sciences, il semble qu’on soit à la veille – au milieu du gué – d’un changement de dimension ?

J. STAUNE – Oui. D’abord, permets-moi de te corriger juste sur un détail. Schrödinger a dit en 1951 : Il faudra encore cinquante ans pour que les concepts que nous avons découverts aient un impact sociétal. Il a dit ça en 51 pour des concepts qui ont été découverts entre 1905 et 1927. C’est-à-dire qu’en fait ce n’est pas cinquante ans, c’est plutôt soixante-quinze ans pour que justement des théorèmes de mathématiques, des équations de la physique, des choses comme la relativité générale impactent une vision du monde, de la même façon, si j’ose dire – je vais prendre un parallèle très provocant –, mais je dis souvent : aujourd’hui, qui se rappelle, hein, qui se rappelle qu’un siècle avant Copernic et Galilée un tiers de la population européenne a disparu, fauchée par une épidémie de Peste noire1. C’est encore bien plus que les disparitions dues à la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire un choc cataclysmique : un tiers de la population européenne a disparu. Aujourd’hui, on se souvient beaucoup plus de Copernic et de Galilée, pourtant ce n’est rien à côté d’un tiers de la population qui disparaît. Eh bien, non, parce que Copernic et Galilée ont changé la vision du monde, ont fait rentrer dans la modernité. Et je crois qu’aujourd’hui les sociologues, comme Maffesoli et d’autres, parlent de « post-modernité », et moi avec un langage complètement différent – j’emploie peu le mot « post-modernité », parce que je pense que nos analyses convergent, je veux parler de nouveaux paradigmes de la vision du monde –, mais c’est la même chose, c’est-à-dire qu’aujourd'hui on passe de la modernité à quelque chose d’autre, et ce quelque chose d’autre, eh bien, c’est aussi important que peuvent l’être Copernic ou Galilée à leur époque, et c’est ça que voulait dire Schrödinger quand il disait : Ben oui, en fait, on se rappellera du XXe

siècle comme le siècle ou 500 ans après l’entrée dans la modernité il y a eu, 500 ans après, un moment aussi important que Copernic et Galilée, le passage dans la post-modernité, le changement de vision du monde ou de paradigme, puisqu’un paradigme c’est l’ensemble d’une vision du monde. Donc la mécanique quantique, la relativité générale, le théorème de Gödel, tout ça on va en parler bien sûr tout à l’heure.

D. DE PLAIGE – Hum hum. Il y a même une date, assez précise, qui est citée dans cet ouvrage, c’est 1927.

J. STAUNE – Bien sûr. 1927 en fait c’est l’époque d’un célèbre congrès qu’on appelle le congrès Solvay, qui était financé par des milliardaires belges, en fait, les industries Solvay, et ils invitaient tous les plus grands chimistes et physiciens de l’époque. Einstein y a été, Schrödinger, Max Planck, Niels Bohr, absolument tout le monde, et donc ça a été le moment où on a synthétisé la nouvelle physique, qu’on va appeler la physique quantique – c’est-à-dire « quantique », ça vient du mot quanta, ça veut dire « par paquets », en fait c’est les petites particules élémentaires de l’infiniment petit que traite cette physique. Et cette nouvelle physique, donc, on considère qu’elle est achevée en 1927. Effectivement, donc, c’est un tournant important dans l’histoire des sciences.

D. DE PLAIGE – Et donc ajoutons à cela entre un demi-siècle et trois quarts de siècle avant que le public…

J. STAUNE – Comprenne…

D. DE PLAIGE – …soit familier, disons, avec…

J. STAUNE – Bien sûr, bien sûr, mais c’est la même chose. Quand on a eu Copernic et Galilée, il a fallu presque plus d’un siècle pour que les gens comprennent ce que ça signifie vraiment que la Terre n’est plus le centre du monde et qu’elle tourne autour du Soleil. C’est un saut conceptuel

1 Peste noire de 1348, arrivée par Marseille à la fin de l’année 1347 par l’intermédiaire des navigateurs italiens et de leurs comptoirs commerciaux de Crimée. Il s’agit de la peste bubonique (transmise par les rats et les puces), mais doublée ici d’une forme pulmonaire foudroyante, se propageant par contagion directe. Décima entre un quart et la moitié de la population européenne. La population française qui était d’environ 17 à 18 millions d’habitants vers 1330 n’est plus que de 7 à 8 millions, au plus, vers 1450. Cela dit, si Copernic est né un siècle après la grande Peste (1473-1543), Galilée vient deux siècles après (1564-1642)…

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gigantesque. Et le saut conceptuel que nous faisons en ce moment est aussi étrange et aussi gigantesque puisqu’il s’agit de découvrir que justement l’univers n’est pas comme nous croyons qu’il est, que l’univers est d’une autre nature que celle que nous pouvons toucher, voir et sentir, et ça, c'est un choc aussi important que le déplacement de la Terre du centre de l’univers, qu’on a vécu avec Copernic et Galilée.

D. DE PLAIGE – Alors pour donner un exemple assez précis à nos auditeurs, on va citer trois chercheurs assez désespérants que tu épingles au début de l’ouvrage : il y a Crick, il y a Watson… Rappelons ces déclarations… disons, carrées, définitives – voilà, c’est le mot –, de ces scientifiques… Voyons, on va commencer par… Il y a Monod, il y a Crick et le troisième…

J. STAUNE – Oui, eh bien, Steven Weinberg…

D. DE PLAIGE – Je l’avais oublié dans l’histoire, ouais…

J. STAUNE – Je pense que c’est le Prix Nobel de physique, je pense que tu fais allusion à Steven Weinberg qui dit que « plus l’univers… plus on étudie l’univers, plus il nous semble dépourvu de signification ». C’est la vision, enfin c’est une phrase classique de Weinberg. Et effectivement, il y en a d’autres. Francis Crick, dans le même sens, est tout aussi déprimant quand il dit justement que rien n’a de signification, en fait, dans ce que nous pouvons penser de nous-mêmes, que justement il dit que « l’hypothèse stupéfiante, c’est que vous, vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous avez de votre identité et de votre libre arbitre, ne sont rien de plus que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et de molécules qui y sont associées. Comme l’Alice de Lewis Carroll aurait pu le formuler : Tu n’es rien d’autre qu’un paquet de neurones ».

Voyez, donc c’est quand même une vision très désenchantée du monde. Et je citerai un autre, qui n’est pas… je ne l’ai pas cité dans mon introduction de cet ouvrage, mais je citerai Marvin Minski, le grand patron de la robotique et de l’intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology, la Mecque de la technologie informatique actuelle aux États-Unis, qui dit que les robots de la prochaine génération seront tellement intelligents que nous aurons de la chance s’ils nous acceptent comme animaux de compagnie. Parce que justement, si le propre de l’homme se réduit à des calculs, il est clair que nous calculons plein de choses, mais est-ce que la conscience de l’homme n’est qu’un calcul ? Dans ce cas-là, eh bien, demain l’ordinateur qui calculera mieux que nous pourra être capable de nous remplacer et nous envoyer à la casse.

D. DE PLAIGE – Et alors, et Monod, donc, n’oublions pas Monod, dont je cite cette phrase, extraite de la préface : « L’homme ne peut se leurrer de l’espoir qu’il participe à quoi que ce soit qui le dépasse ; il sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard ».

J. STAUNE – Oui, c’est ça….

D. DE PLAIGE – C’est-à-dire qu’il a choisi chacun des mots, les a assemblés, et du haut de son prix Nobel nous les a assénés, causant… un certain retard dans l’avancée des idées, non ?

J. STAUNE – C’est ça qu’on appelle le désenchantement du monde, que des sociologues comme Max Weber avaient très bien vu dès les années 1890, et dont, je dirais, Monod est le point culminant ou un peu final – il a encore des disciples, comme Jean-Pierre Changeux, en France –, mais c’est, bien sûr, je dirais, un point d’inflexion. Le Hasard et la Nécessité est publié en 1970, et en 1979 il y aura le Colloque de Cordoue ; en 1975-80 on commence à découvrir le principe anthropique; dans les années 80 on voit arriver les premières synthèses entre la mécanique quantique, théorème de Gödel, relativité générale, nouvelles idées sur la conscience, etc. Et donc le nouveau paradigme va prendre son essor vraiment, enfin la nouvelle vision du monde va commencer à être diffusée par plein de petits canaux, parfois pas très rigoureux, parfois rigoureux, ça dépend, mais justement à une époque où on peut dire que, vraiment, le dernier grand défenseur de la science classique, effectivement, était Jacques Monod. Et, comme tu dis très bien, il a choisi tous ses mots pour faire le plus d’impact possible, et c’est ça effectivement le désenchantement du monde. Et donc si, comme tu l’as dit, je travaille au réenchantement du monde, c’est bien parce que je pense que la crise de civilisation que nous connaissons est en grande partie due, justement, à l’impact encore sur la société d’une vision du monde dans lequel l’homme n’est qu’un ensemble de molécules et

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l’univers n’est rien d’autre qu’un ensemble de matières premières à exploiter, et que si c’est vrai il faut l’accepter et faire autre chose que de la philosophie des sciences – on peut partir à la pêche à la ligne ou faire du business ou monter des joint-ventures ou je sais pas quoi et investir en Chine, et faire travailler les gens à un euro, pourquoi pas, hein ! Je veux dire, bon, il n’y a plus de sens, alors autant profiter de la vie et faire du business et faire autre chose. Si moi j’ai consacré ma vie à ce genre de chose, c’est parce que je pense que la diffusion de ces idées est extrêmement importante, justement pour sortir d’une certaine crise du sens de notre société actuelle.

D. DE PLAIGE – Alors est-ce qu’il reste encore des fidèles de la pensée de Monod, accrochés à cette désespérance ?

J. STAUNE – Euh oui. Oui, et il en reste beaucoup plus dans le secteur biologique, et tu as certainement noté qu’il y a beaucoup d’astrophysiciens et de physiciens dans ce livre que de biologistes ou de neurologues – il faut dire que la neurologie dans ce livre-là n’est presque pas abordée, on fera peut-être des livres avec des neurologues. Mais c’est parce que, pour avoir des gens, je dirais, d’un statut incontestable et qui tiennent un discours, avec lequel on peut effectivement ne pas être d’accord et il y a des gens, bien sûr, qui ne seront pas d’accord avec ce discours, mais un discours qui est incontestable au niveau de la légitimité scientifique, hein. On a des gens, on les passera en revue tout à l’heure, mais d’un niveau tel que rien ne peut être dit contre ces gens-là au niveau de leur sérieux scientifique. Par contre, effectivement, il y a des biologistes, il y a des neurologues qui sont des gens qui sont très audacieux, qui vont assez loin, mais justement ils ne sont pas majoritaires dans leur domaine parce que dans ce domaine-là il y a encore beaucoup de défenseurs des idées classiques. Alors qu’en astrophysique, en physique et en mathématiques, il est assez facile de trouver des partisans des idées euh… Je peux en réunir – si on a les moyens, bien sûr –, je peux en réunir des dizaines.

Voilà. Donc il y a un vrai décalage, intéressant à analyser au niveau de l’histoire des sciences, entre la biologie d’un côté, les sciences de la vie, et les sciences de la matière. Donc il y a beaucoup plus de défenseurs des visions classiques, encore, dans les sciences de la vie et de la conscience.

D. DE PLAIGE – Hum. On peut observer que dans le milieu scientifique actuel, ceux qui mènent un combat d’arrière-garde sont très accrochés à d’anciennes valeurs, en refusant par un peu de mauvaise foi, accrochés à leurs postes, à leurs chaires, à leurs présidences, refusant carrément de regarder là où on pointe le doigt.

J. STAUNE – Oui, bon, c’est vrai que, même des gens, je dirais, de la science classique comme François Jacob, qui était pourtant, je dirais, le bras droit et le copain de Jacques Monod, puisque Monod et Jacob, le prix Nobel, ils l’ont eu ensemble, Jacob est beaucoup plus ouvert quand il dit justement que la recherche scientifique, en fait, suppose toujours une certaine idée de ce qui est possible et que, en gros, hein – il ne dit pas les choses comme ça –, mais le scientifique est comme le type qui cherche sous le réverbère parce qu’il y a la lumière. On connaît bien l’analogie de : « Pourquoi vous cherchez vos clés sous le réverbère ? – Ben, c’est parce qu’il y a de la lumière ».

Donc en fait le scientifique fait un peu ça, et même quelqu'un du niveau de François Jacob l’admet plus ou moins, et donc c’est vrai que cela peut faire… enfin, cette notion de paradigme, on en a déjà parlé, a été étudiée pat Thomas Kuhn dans un bouquin, la Structure des révolutions scientifiques, et il montre que le changement des idées ne se fait jamais dans un calme, dans un débat académique, mais se fait de façon en général hachée, violente, on rejette les idées nouvelles jusqu’au moment où soudain ça bascule. Un peu comme la dérive des continents de Wegener, c’est un excellent exemple de changement de paradigme, je dirais local, dans une seule discipline scientifique, mais il est clair que, bon, là on a… on pourrait parler aussi de Galilée et Copernic, mais c’est bien connu. Mais Wegener, la dérive des continents est une idée absurde jusque dans les années 1963, 64, 65 où soudain, eh bien, on a les premières images du fond de l’océan, et tout bascule en quelques années. Et pourtant, on avait plein d’éléments montrant que cette idée n’était pas absurde, mais cette idée était… Par exemple, le fait qu’il y avait dans les mêmes couches géologiques les mêmes fossiles en Afrique et en Amérique du Sud et que les deux continents avaient la même forme – enfin, s’emboîtaient l’un dans l’autre. Mais cette idée était conçue comme étant absurde. Et d’un coup le paradigme a basculé. Donc là on voit comment l’évolution des idées – c’est la même chose pour la relativité générale, c’est la même chose pour plein de choses – donc l’évolution des idées se fait par des basculements brutaux, ces fameux changements de paradigme, et donc il est clair… Max Planck, un des fondateurs de la physique quantique, a dit une phrase

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terrible, qui va dans le sens de ce que tu as mentionné là, mais bon c’est pas toujours comme ça, il y a des gens qui sont capables de changer d’idées, mais c’est vrai que Max Planck disait : La vérité ne triomphe jamais – c’est une phrase très belle, j’aime bien la citer, elle est terrible mais elle est très belle –, la vérité ne triomphe jamais, mais ses ennemis finissent toujours par mourir.

Donc le changement de paradigme ne se fait jamais qu’après la mort des tenants du paradigme classique, je crois que c’est assez clair. Max Planck étant un des fondateurs de la nouvelle science, je pense qu’il savait de quoi il parlait, puisque c’est lui qui a introduit en 1900 la mécanique quantique.

D. DE PLAIGE – Oui, mais là ce que je dénonçais, c’est l’arrogance, le manque d’humilité de personnes connues qui, s’érigeant en maîtres à penser, et vont nous désespérer, parce qu’eux-mêmes sont peut-être mal cadrés…

J. STAUNE – Oui, bien sûr…

D. DE PLAIGE – …et osent, par exemple, péremptoirement dire : « il ne peut tomber de cailloux du ciel, comme Biot à la fin du IXXe »…2

J. STAUNE – Oui, c’est un exemple bien connu sur les problèmes de… Oui oui, de ce que j’appelle, moi, l’obscurantisme scientifique, c’est-à-dire le refus de voir un certain nombre de faits. Absolument, oui oui.

D. DE PLAIGE – Alors parlons de « l’effet UIP », ce travail militant en quelque sorte, qui se traduit par des colloques tous les deux ans à peu près, et cet ouvrage donc, Science et quête de sens où là tu publies quatorze scientifiques – tu pouvais en publier bien d’autres. Tu as donné en moyenne une vingtaine de pages à chacun, et la somme de ces quatorze contributions, le total est supérieur à l’addition de chacun, puisque, en fait, cet ouvrage produit un effet. Le fait de les rassembler montre qu’il y a encore toute raison d’espérer en exigeant du monde plus ouvert spirituellement.

J. STAUNE – Tout à fait. C’est-à-dire que l’un des points importants de cet ouvrage, il faut le préciser, c’est qu’il aborde les questions de science et de spiritualité – c’est son rôle ; qu’il n’aborde pas, sauf peut-être tout à fait indirectement, et encore, il n’aborde pas et ce n’est pas son but, d’autres questions. Comme par exemple d’autre domaine dont je sais qu’il t’est cher comme la parapsychologie. Pourquoi ? Je dirais que pour ça il faut comprendre cet effet UIP, cette démarche de l’UIP, que je pourrais résumer en une phrase, c’est : Il n’est pas nécessaire de faire appel à des faits scientifiquement non admis par toute la communauté scientifique pour avoir une nouvelle vision du monde.

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des faits scientifiquement non admis par la communauté scientifique dans son ensemble qui ne peuvent pas être intéressants. Hein, je suis venu ici avec Rupert Sheldrake, donc je sais bien, évidemment, les travaux et les domaines qui existent en dehors de ce qu’on appelle le système des referees dont on parlera tout à l’heure, c’est-à-dire qui détermine ce que la science admet comme étant légitime, comme sujets légitimes. Et donc je dirais, pour faire un parallèle, que si on arrive en parlant à quelqu'un de la télépathie et des expériences de perception extrasensorielle, bon, il y a des gens qui vont vous croire, il y a des gens qui vont vous rejeter, et de toute façon vous n’irez pas très loin, vous irez jusque – dans le passé c’était Tina Kiefer, ça n’existe plus maintenant – chez J’y crois, j’y crois pas, ou vous passerez entre le type qui s’est fait enlever par les extraterrestres et la voyante qui est la réincarnation de Marie-Antoinette, et effectivement ça n’ira pas plus loin et vous ne changerez rien au monde et à notre vision du monde, parce que votre crédibilité sera égale à 0,00.

Et effectivement, donc, la devise de l’UIP, c'est, je rappelle : Il n’est pas nécessaire de faire appel à des faits non scientifiquement admis par toute la communauté scientifique pour avoir une nouvelle vision du monde. La mécanique quantique, la relativité générale, le théorème de Gödel, un certain nombre d’expériences sur la conscience, les nouvelles visions de l’évolution de la vie, la Théorie du Chaos, Prigogine, etc., ça suffit pour avoir une nouvelle vision du monde, et c’est fantastique. C’est fantastique parce que c’est crédible, et c’est justement cela que nous montre l’ouvrage Science et quête de sens, donc, qu’on vient de publier aux Presses de la Renaissance, c’est que dans ce domaine-là on voit des scientifiques parmi les plus grands, qui sont absolument

2 Jean-Baptiste Biot (1774-1862). C’est l’homme qui, dirigeant la commission d’enquête déléguée par l’Académie des sciences au sujet de l’averse de pierres de L’Aigle (Orne), le 26 avril 1803, conclura finalement à l’origine extraterrestre des météorites.

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inattaquables au plan de leur discours scientifique et de leur crédibilité scientifique, qui vous expliquent aujourd’hui (que) la science moderne ouvre des portes et permet un retour tout à fait étonnant d’une vision je dirais non matérialiste, transcendantaliste. Sans aller jusqu’à la prouver, elle la légitimise en quelque sorte, cette nouvelle vision du monde, en science et ça, je crois, c’est quelque chose de radicalement nouveau, même par rapport – quels que soient les mérites qu’ils ont eus – à nos grands pionniers que j’ai cités tout à l’heure, genre Colloque de Cordoue, etc.

D. DE PLAIGE – Radio Ici & Maintenant!, en compagnie de Jean Staune, secrétaire général de l’Université Interdisciplinaire de Paris, l’UIP, qui nous présente l’aboutissement de huit années de travail, de colloques et de réunions, une première pause en la matière avec ce livre, Science et quête de sens, et en attendant bien sûr d’autres publications.

Alors on l’aura compris, Jean Staune laisse à d’autres le soin d’apporter leurs preuves dans les domaines de la parapsychologie, etc., il a assez à faire avec la réunion de scientifiques de très haut niveau. C’est un pari qu’il a fait de rassembler des chercheurs de haut niveau, très qualifiés, très reconnus, très diplômés, ce qui n’exclut pas les travaux d’un Jean-Pierre Girard, par exemple, avec son Encyclopédie de la parapsychologie. Ce sont des domaines peut-être convergents mais totalement différents par un souci avant tout de crédibilité.

Si on parlait, Jean Staune, de certaines de ces « pointures » qui ont été rassemblées ? Ceux qu’on va entendre n’étaient que six ou sept, je crois, sur les quatorze qui ont commis cet ouvrage, à la Sorbonne…

J. STAUNE – Les francophones, surtout, parce que c’était en français…

D. DE PLAIGE – C’est pas facile de faire venir un Australien, non plus…

J. STAUNE – On l’a fait, mais dans le passé…

D. DE PLAIGE – Dans l’ordre qui te convient, nous décrire un petit peu l’épaisseur de ces personnages.

J. STAUNE – Oui, je vais prendre l’ordre du livre, et surtout, pour ceux qui entendront tout à l’heure la retransmission, ce qui est intéressant c’est que le premier intervenant, Bernard d’Espagnat, prend dans l’ordre justement, lui, Paul Davis et Christian de Duve, et il montre bien les différentes philosophies qui les animent.

Alors Bernard d’Espagnat est, en France, connu pour ses livres de philosophie de la physique quantique mais surtout sa notion de « réel voilé3 », c’est-à-dire l’idée qu’on ne connaît pas le monde non pas parce qu’on n’a pas mis assez d’argent dans la recherche, hein, mais parce que la science démontre qu’il y a une partie du monde qui n’est pas dans le temps et l’espace, l’énergie et la matière. Et c’est justement ce que fait la mécanique quantique, et c’est justement ce qui ouvre une porte.

Alors attention, ça n’ouvre pas une porte à n’importe quoi, mais ça ouvre une porte, parce que justement, s’il y a d’autres niveaux de réalité, la science ne peut rien en dire sauf qu’ils existent. C'est quelque chose de très important, c’est une faille dans la vision qui voulait clôturer le réel sur lui-même, interdire justement qu’il y ait d’autres dimensions, d’autres niveaux de réalité.

Et donc d’Espagnat, lui, ce qui est très important à comprendre, il dit : c’est pas parce qu’on n’a pas mis assez d’argent dans la recherche. On dit, « Oui on ne sait pas, mais demain on saura mieux ». Non. C’est de dire : « On sait très bien pourquoi on ne saura jamais ». Ça, ça paraît très provoquant, mais c’est la première idée qu’il faut retenir. C’est-à-dire : on sait très bien pourquoi on ne saura jamais la position et la vitesse d’une même particule au même moment ; on sait très bien pourquoi un système logique ne sera jamais consistant et complet – il sera ou incohérent et complet ou alors incomplet mais cohérent. Voyez ? Donc on sait très bien pourquoi un certain nombre de choses… pourquoi on ne pourra jamais prédire la météo à trois semaines à cause d’effets papillon, qui fait qu’un battement d’aile de papillon peut détraquer le temps dans le long terme, et ainsi de suite.

Donc il y a des choses aujourd’hui, on sait très bien pourquoi on ne saura jamais, on le sait avec une extrême précision, ce qui est tout à fait différent de dire « on ne saura jamais, donc c’est Dieu qui a fait ça », des trucs comme ça.

3 Cf. en particulier, À la recherche du réel, le regard d’un physicien, 3ème édition revue et augmentée, Gauthier-Villars, et Presses-Pocket, 1991.

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Donc c’est une nouvelle épistémologie qui se met en place autour de ce concept de réel voilé. C’est ce qu’explique donc d’Espagnat quand il parle d’une « réouverture des chemins du sens ». Et il compare ça à des visions je dirais plus positives, sans être positivistes, de quelqu’un comme Paul Davis, qui lui aurait une vision un peu comme Einstein, et je dirais qu’il y a un vrai débat ; que des gens comme Einstein ou dans le livre, Paul Davis ou le Prix Nobel de biologie Christian de Duve diraient – je simplifie, bien sûr, hein, parce que là on fait un résumé –, mais ils diraient, en gros : il y a du sens dans l’univers – on peut appeler ça Dieu ou autrement, certains ne sont pas du tout monothéistes, il y a toutes les religions représentées et des panthéistes aussi –, donc, en gros, le sens existe dans l’univers parce qu’on peut le comprendre. C’est ce que disait Einstein : le plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible.

D’un autre côté, d’Espagnat et les autres disent : il y a du sens dans l’univers, justement parce qu’on ne peut pas le comprendre intégralement.

D. DE PLAIGE – Il demeure qu’il y a des lois.

J. STAUNE – Voilà. Il y a des lois, mais il y a le réel voilé, il y a des dimensions cachées, il y a d’autres dimensions qui sont là par nature au-delà du temps et de l’espace, de l’énergie et de la matière, peut-être que tu pourras les découvrir si un jour, comme dans les monolithes noirs de 2001 Odyssée de l’Espace tu changes d’état et tu deviens un truc en dehors de l’espace-temps. Bon, ben d’accord. Mais dans notre état nous ne pouvons pas le découvrir. Et donc je pense qu’un des points intéressants du livre est d’essayer de tenir ensemble les deux arguments. Et la conclusion qui est faite par Michael Heller, qui est un homme très étonnant – c’est un Polonais, physicien devenu prêtre catholique, qui était un ami du Pape Jean-Paul II, qui a monté avec lui à l’époque ou personne ne connaissait Jean-Paul II des séminaires pour travailler sur ces questions de science, d’astrophysique, etc., à Cracovie dans les années 70, et que Jean-Paul II a nommé à l’Académie pontificale des sciences.

Donc Michael Heller conclut le livre et dans sa dernière page on voit de façon très très nette – je peux le lire d’ailleurs, parce que je pense que ça vaut le coup que je lise juste un passage de Michael Heller pour voir comment il résout cette espèce de dualité. Il dit, dans la fin du livre, il va mettre les deux ensemble et dit, voilà : « Les conquêtes inouïes de la science qui révolutionnent nos représentations de la réalité (nouvelle vision du monde, hein) : le temps inversé, l’espace déformé, les particules qui perdent leur individualité mais sont en communication sans l’aide du temps ou de l’espace (bon, là il parle de la non-localité quantique en mécanique quantique, mais bon j’ai pas le temps de la détailler) ne constitue-t-elle pas un signe suffisamment clair de ce que la réalité ne s’épuise pas à ce que nous pouvons voir, toucher, mesurer et peser ».

Là, il fait du d’Espagnat, hein. Il dit : il y a un autre niveau de réalité, etc. Et la phrase d’après, il dit : « Le fait que le monde n’est pas seulement un concept abstrait, un modèle indescriptible, une équation non résolue, mais quelque chose que l’on peut mesurer, peser, toucher et éprouver, n’indique-t-il pas la source originelle de l’Être ». Et après il dit ce que tu disais, toi, sur les lois de la nature : « Le fait que le monde se laisse néanmoins saisir en formules abstraites et en équations ne suggère-t-il pas que l’abstraction, c’est-à-dire la pensée, est plus originelle que le concret, c’est-à-dire la matière ».

Eh bien, là, il fait à la fois du Einstein et du d’Espagnat, et il conclut sur cette idée de la prééminence de la pensée sur la matière4. Donc c'est très intéressant de voir qu’une synthèse est possible entre ces deux grandes approches, que j’ai résumées de façon évidement simplifiée en disant, en gros : Dieu existe parce qu’on comprend le monde et Dieu existe parce qu’on ne peut pas comprendre le monde complètement.

D. DE PLAIGE – Oui, toutefois il reste qu’il y a des lois, dont on ne connaît qu’une partie, il y a d’autres dimensions, mais là on est confronté à plusieurs inconnues. La nature de la conscience, l’homme est bien en peine d’examiner lui-même qu’elle est sa nature. Et puis il y a des énigmes qui semblent aussi absurdes auxquelles on ne pense malheureusement pas assez souvent mais qui devraient nous préoccuper à plein temps, c’est l’inconnu que représente le flux temporel, l’écoulement du temps, qui reste un des mystères les plus profonds5.

J. STAUNE – Oui, je crois qu’effectivement beaucoup de scientifiques encore aujourd’hui, on voit beaucoup de scientifiques sortir des livres sur le temps et beaucoup de scientifiques, des pères

4 C’est ce qu’on appelle une position idéaliste. Le matérialiste étant au contraire celui qui pense encore que d’abord est la matière, et que la pensée en découle (quoique non obligatoirement, il y faut des conditions). 5 Einstein : « Ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons dans le temps ».

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fondateurs de la physique quantique, cette nouvelle science, se sont heurtés, ont réfléchi sur la question du temps. On a des idées très différentes là-dessus, même entre fondateurs de la nouvelle science. D'un côté, Ilya Prigogine était persuadé en quelque sorte que le temps pouvait quand même être restauré dans une place fondamentale. Pour lui c’était très important, parce qu’il disait : nous, nous vivons dans le temps, donc si notre description de l’univers exclut le temps, eh bien, on est étrangers à l’univers, c’est grave. J’ai très bien connu Prigogine, j’ai eu des dizaines d’heures de discussion avec lui ; je pense qu’il a raison sur plein de phénomènes, effectivement, thermodynamiques, etc., mais que fondamentalement il n’a jamais réussi comme il l’a rêvé à montrer que sa vision de la temporalité pouvait s’appliquer au niveau de la microphysique.

Alors ça ne veut pas dire que le temps n’existe pas du tout au niveau de la microphysique, même s’il est quand même très largement réversible.

Dans l’opinion inverse, si on va plus loin, Kurt Gödel, dont on parlera, un des plus grands mathématiciens, pour les 70 ans d’Einstein lui a offert comme cadeau un article scientifique, en disant : « Cher Albert, j’ai démontré que tu as raison : le temps n’existe pas » . Et il a démontré que les équations d’Einstein, dans certains cas pouvaient servir à voyager dans le temps dans le passé. Alors dans des univers qui, a priori, n’ont pas du tout la forme de l’univers qui est le nôtre, donc ça ne veut pas dire que ça s’applique dans notre univers, mais il a montré que certaines solutions des équations d’Einstein amenaient des univers où non seulement on pouvait voyager dans le temps, mais même mesurer la taille du vaisseau, le carburant embarqué, la vitesse, tout tout tout, tout est calculé pour faire voyager dans le temps et revenir dans son passé. Donc il en a conclut que le temps n’existait pas. Et bon, Einstein était presque gêné, il trouvait que Gödel allait presque trop loin pour ce cadeau d’anniversaire. Et on reste dans une situation intermédiaire, et on dit que, dans notre univers, il semble bien que le voyage dans le temps ne soit pas possible, que le temps est quand même une réalité macrophysique, mais que dans un niveau sous-jacent ou en un autre niveau de réalité, effectivement, le temps n’est plus du tout absolu et que le temps lui-même a une origine,que le temps est relatif comme le montre la relativité générale d’Einstein, et que donc il est évident qu’il existe des dimensions sans temps ou hors du temps, et que vraiment je pense qu’un des grands problèmes philosophiques dont je ne vois absolument pas la résolution, d’ailleurs – quand on parle de Dieu, quand on parle de tout ça, c’est la bijection, la projection, la façon de commuter un monde avec le temps et un monde sans temps.

Parce que ça, je ne vois pas du tout, si vous voulez, ça nous amène à plein de questions du genre : « Oui, mais alors si Dieu est hors du temps donc il sait le futur ; mais s’il sait le futur, donc moi je n’ai pas de liberté puisque Dieu sait ce que je vais faire dans deux minutes, donc je suis déterminé… ». Enfin, il y a un vrai problème de fond, et j’avoue que je n’ai vu aucune solution convaincante d’une tentative de montrer comment un monde sans temps et un monde avec temps pourraient être en rapport, enfin en projection l’un sur l’autre. Voyez ce que je veux dire quand je dis « projection » ? Quand vous avez un espace avec des points, un autre espace avec des points, vous faites une bijection, c’est-à-dire que vous projetez chaque point d’un espace sur l’autre espace par des droites, hein. On apprend ça à l’école, hein, c’est une bijection… Eh bien, là je ne vois pas. C’est vraiment un problème, le temps, oui. J’avoue, ils ont un problème non résolu.

D. DE PLAIGE – Non résolu, c’est ce qui est vraiment troublant. Pour beaucoup de ceux qui nous écoutent, l’éternité c’est un temps qui se prolonge à l’infini. C’est communément non réfléchi. Maintenant, si on s’y penche davantage, on pourrait se dire que l’éternité c’est de l’absence de temps, et non pas…

J. STAUNE – Totalement d’accord avec toi. Ce n’est absolument pas dire que l’éternité c’est un temps infini, non, justement, c’est bien ça, c’est l’idée d’un monde sans temps.

Et alors il y a des… David Bohm, un des grands leaders du nouveau paradigme dont je pense que tu as dû souvent parler sur cette antenne, hein, un physicien…

D. DE PLAIGE – Dans ses entretiens avec Krishnamurti, en particulier, oui.

J. STAUNE – Voilà. David Bohm avait essayé de bâtir une mathématique d’un monde sans temps qu’il appelait l’ordre impliqué [implicate order] et il avait essayé de montrer… alors les mathématiques qu’on obtient sont des mathématiques non commutatives, c’est-à-dire très difficiles à appliquer, c'est-à-dire le cas aussi dans le niveau subtil de la physique quantique. C’est-à-dire c’est des mathématiques ou a + b n’égalent pas b + a, c’est-à-dire 1 + 2 ≠ 2 + 1, donc ça rend évidemment très difficile la réalisation de ce que signifie un tel univers où une telle mathématique

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s’appliquerait. Enfin, Bohm avait essayé ça à la fin de sa vie, mais on ne peut pas dire qu’il ait abouti à quelque chose de cohérent, qui tienne la route.

D. DE PLAIGE – Alors pour décrire d’autres « pointures », nommer d’autres personnes… Là, on a commencé par Bernard d’Espagnat, mais il y a aussi par exemple quelqu'un qui t’est très proche, c’est le bouddhiste vietnamien Trinh Xuan Thuan…

J. STAUNE – Oui ! bien sûr. Je dois mentionner que Thuan est un ami depuis une quinzaine d’années… oui, 16 ans… et qu’il est vice-président de l’Université Interdisciplinaire de Paris, dont le président est Jean-François Lambert, qui est le meilleur des « anti-changeuiste » français, si j’ose dire, c’est-à-dire justement pour avoir une vision non réductionniste de la conscience, et je pense qu’on publiera certainement des textes de lui. Donc Thuan, lui, dans le livre en fait se livre à une réflexion sur le bouddhisme et la science qui est très intéressante, qui est issue de ses dialogues avec Matthieu Ricard, qu’il a fait précédemment, et donc dans Science et quête de sens, Thuan pose justement que, dans le bouddhisme, il y a la notion d’interdépendance, il y a la notion d’impermanence, il y a la notion de vacuité. Et tu vas retrouver ces concepts d’impermanence, de vacuité, d’interdépendance.

D’abord les choses sont impermanentes, par exemple il y les atomes. Bon, très bien. Mais dans un choc entre deux atomes, eh bien, ces deux atomes sont ensemble en énergie. Donc on ne peut pas du tout dire, comme on le pensait avec Démocrite, dans la vision classique, qu’il y a des trucs qui sont là éternels. Non, les choses bougent, les choses ne sont pas permanentes. Deux électrons, par exemple, qui se rencontrent, eh bien, ils peuvent se transformer en photons, c’est-à-dire en énergie pure, en lumière. Bon, ben, c’est comme ça.

Vous avez donc une impermanence, vous avez une interdépendance – je l’ai déjà dit – avec les deux fameuses particules… Hein, quand tu tapes sur une, ça a un un… il y a un lien qui échappe au temps et à l’espace entre ces eux particules, et c’est ce que Michael Heller disait dans la première citation que j’ai faite tout à l’heure, et puis la vacuité, c’est-à-dire qu’effectivement, eh bien, les choses n’existent pas par elles-mêmes. Thuan dit que, contrairement à certains occidentaux qui disent que le bouddhisme est nihiliste parce qu’il parle de vacuité, de vide, il dit : Non, non, la vacuité, ce n’est pas le vide, il faut bien comprendre que la vacuité…

D. DE PLAIGE – C’est la potentialité de toutes choses, en fait.

J. STAUNE – Voilà. Et donc il explique cela, et il fait donc ce parallèle entre les différentes idées de physique, d’astrophysique et effectivement les idées bouddhistes que je viens de citer.

D. DE PLAIGE – Hum. Ça, c’est plus amplement développé, bien sûr, dans le colloque, puisqu’il était présent à la Sorbonne.

J. STAUNE – Tout à fait, bien sûr, donc vous l’entendrez parler de cela. Et aussi un petit peu – alors toujours dans son intervention, pour parler du livre. Par contre, un des points un peu… près de la moitié des intervenants du livre mentionnent – Paul Davis, etc., Charles Townes, Thuan bien sûr, et Bill Philips également, dont je parlerai après –, eh bien, c’est le principe anthropique, l’idée que l’univers est réglé de façon précise (fine tuning) pour, justement, l’idée que la conscience puisse exister, c’est-à-dire que la science nous dit que d’une certaine façon l’univers a des paramètres très particuliers, si on les modifie un tant soit peu l’univers s’effondre sur lui-même et toute sorte de complexité est impossible. Et là, Thuan fait une réflexion intéressante, il dit : là, il y a un problème pour le bouddhisme, hein – il y a moins de problèmes pour les religions monothéistes, bien sûr – parce que pour le bouddhisme le temps devrait être cyclique, la cosmologie bouddhique va avec un temps cyclique puisque justement il n’y a pas de début absolu. Donc il pose à la fois, je dirais, et c’est intéressant son analyse, la très forte convergence du bouddhisme avec un certain nombre de thèmes je dirais majeurs de la science actuelle, hein, on l’a vu tout à l’heure (vacuité, interdépendance, impermanence), et puis d’un autre côté aussi des confrontations, des oppositions, comme celle effectivement de la science actuelle semblent s’orienter vers un univers qui n’est pas cyclique et donc un univers qui pose la question de son origine, question que le bouddhiste ne se pose pas, du moins le bouddhiste dans la tradition tibétaine qu’il a étudié avec Mathieu Ricard – il y a d’autres formes de bouddhisme, je suis moins spécialiste que toi là-dessus, et je pense qu’il y a d’autres formes de bouddhisme qui seraient plus compatibles avec ce genre d’idées. Mais donc il pose aussi des questions d’opposition et je pense que c’est une très bonne réflexion de poser à la fois les convergences et aussi les oppositions.

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D. DE PLAIGE – Oui, ça l’a beaucoup marqué, ce travail avec Mathieu Ricard.

J. STAUNE – Tout à fait. Donc je voulais mentionner, parmi les intervenants, toujours, une autre catégorie d’intervenant qui est sur la convergence entre science et religion, parce qu’il y a des discours très provocants qui sont développés par trois scientifiques dont un est un Prix Nobel de physique, inventeur du laser6, un découvreur de toute une série de choses dans les rayons cosmiques, bref un des plus grands scientifiques actuels, Charles Townes. C’est un géant de la science dont on fêtera cette année à Berkeley, la grande université californienne, les 90 ans. Donc il était venu non pas pour le colloque à la Sorbonne, mais pour le colloque il y a trois ans.

Jean Kovalevsky7, qui est un grand astronome, qui lui est plus jeune, qui est membre de l’Académie des sciences et qui a dirigé le comité international des poids et mesures et surtout des programmes internationaux de satellites chargés de mesurer la distance des étoiles à la Terre. C’est des trucs tout à fait extraordinaires qu’on arrive à mesurer – la distance des étoiles à la Terre.

Et le troisième est Thierry Magnin, qui est un jeune prêtre catholique – enfin « jeune », maintenant il va vers la cinquantaine, mais qui vient d’être nommé vicaire général à St Étienne et qui avant était professeur de physique des universités, directeur de laboratoire à l’École des Mines, lauréat de l’Académie des sciences en physique quantique, donc une « pointure » scientifique, qui est aussi un prêtre catholique. Donc tous les trois parlent – de façon différente – d’une convergence je dirais entre science et religion, et cette convergence, Townes et Kovalevsky la voient (et Magnin aussi) d’abord entre les attitudes. Par exemple, si on est un vrai chercheur de Dieu, on doit chercher la vérité, on ne doit pas se complaire dans le mensonge, c’est à ça qu’on voit aussi que toute une série évidemment de leaders religieux, de l’Inquisition ou d’autres n’étaient pas des hommes de Dieu, c’est le cas de le dire…

D. DE PLAIGE – Hum. Sincérité, humilité, oui…

J. STAUNE – Voilà. Il y a toute une série de valeurs – sincérité, humilité, comme tu viens de le dire, et d’autres – qu’on doit trouver dans la science. Le vrai scientifique ne fraude pas ; si un truc est faux, même si ça lui coûte sa carrière, il doit le dire, parce que justement, sinon… Et ainsi de suite.

D. DE PLAIGE – Et pourtant…

J. STAUNE – Et pourtant. Ben oui, mais…

D. DE PLAIGE – Les tricheries en science, on en a vu plusieurs.

J. STAUNE – Oui, bien sûr, mais justement, tout le monde n’est pas un vrai scientifique, comme tout le monde n’est pas un vrai chercheur de Dieu ! C’est l’argument ! Et donc le vrai chercheur de Dieu comme le vrai scientifique ont des attitudes communes mais aussi des attitudes de foi en l’intelligibilité du monde, ce point est très important. Les scientifiques de ce livre disent que les scientifiques font un acte de foi beaucoup plus souvent qu’on ne l’imagine – et ils ne veulent pas le reconnaître, souvent –, un acte de foi dans l’intelligibilité du monde, parce que le monde pourrait être un pur X, un pur chaos incompréhensible, et auquel cas il n’y aurait aucune raison de faire de la science et on revient bien à la phrase d’Einstein : le plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible.

Donc ça c’est le premier point, mais ça va beaucoup plus loin, parce que finalement l’idée de Kovalevsky que Townes – Charles Townes en a parlé – entre Job et Einstein. Job dans la Bible et Einstein. Job, dans la pire des circonstances où Dieu l’a complètement rejeté, où il a tout perdu, etc. – alors qu’il n’a rien fait –, eh bien, il garde sa foi quand même ; et Einstein, quelles que soient les vicissitudes dans lesquelles il a été dans sa tentative de faire une théorie de grande unification, a toujours gardé cette foi en l’intelligibilité du monde.

Voilà. Donc Townes fait ce parallèle, mais ça va plus loin. Kovalevsky dit la chose, peut-être une des plus provocantes du livre, qui est celle-ci, il dit : Voilà, finalement qu’est-ce qui différencie 6 Du maser, en 1954. Pour le laser il s’est fait coiffer sur le poteau par son compatriote Theodore Maiman (1960). Charles Townes est né en 1915 (Prix Nobel de physique 1964, avec Bassov et Prokhorov).7 Jean Kovalevsky est chercheur au Centre d’études et de recherches géodynamiques et astronomiques (C.E.R.G.A à Grasse.), astronome titulaire à l’E.N.S. Il a travaillé en particulier avec l’observatoire de Lund en Suède (dirigé par Lennart Lindegren) sur la mission HIPPARCOS (achevée officiellement le 13 mai 1997) et à l’établissement du catalogue de même nom, contenant les positions, les mouvements, les distances et les éclats de 118 000 étoiles, tableau le plus complet jamais obtenu de la population d’étoiles dans un rayon de 500 années-lumière autour du soleil.

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une religion d’une secte ? Eh bien, c’est exactement ce qui différencie, finalement, une vraie théorie scientifique d’une théorie farfelue. Regardez : en science, on fait des modèles – Newton, c’est un modèle ; Einstein, c’est un modèle de l’univers, du réel. OK ? Et ces modèles sont testés par des expériences, et ces expériences valident les modèles, ou au moins pendant un certain temps c’est un bon modèle et on se dit : OK, ça c’est solide, ça repose sur plein de trucs. Et puis il y a plein de gens qui font des théories loufoques, parfois même qui peuvent paraître sérieuses mais qui dès le premiers tests s’effondrent. Bon. Et ces théories-là ne sont pas retenues et tout le monde les oublie.

Eh bien, il dit finalement, pour les religions c’est la même chose. Un rationaliste dira : une religion, c’est une secte qui a réussi. Point barre. Parce qu’au départ, il n’y a rien ; tout ça, c’est invention humaine.

Eh bien, Kovalevsky dit : pas du tout. Regardez : Jésus, Moïse, Mahomet, c’est des modèles. C’est un modèle qui est proposé, c’est une révélation. Une révélation, c’est un modèle qui est proposé aux gens. Et puis il y a des gens – alors ça va être Maimonide pour les Juifs ; Averroès, Ibn 'Arabi pour les Musulmans ; saint François d’Assises pour les Catholiques ; saint Séraphin de Sarov, saint Jean de Cronstadt pour les Orthodoxes – ces gens-là, ils vont vivre dans leur cœur, dans leur âme, ils vont vivre dans leur mystique, ils vont faire l’expérience de la validité8 du modèle de Jésus, de Mahomet ou de Bouddha ou d’autres, qui était un modèle qui a été donné. Et donc, ce qui fait la différence entre une religion et une secte, c’est que la secte elle tombe à la poubelle parce que personne de qualité – enfin sauf quelques zozos farfelus9 – ne vient confirmer, soutenir la vision de Monsieur Ron Hubbard. Moi je suis prêt à parier que personne ne viendra confirmer, enfin personne de qualité, la vision de l’Église de Scientologie ou de la secte Moon. Ça restera le truc d’un type, et ce sera oublié évidemment dans les siècles qui viennent.

Et donc cette idée de Kovalevsky, reprise évidemment par Charles Townes, c’est de dire finalement : la science et la religion, c’est presque pareil au plan épistémologique. Et ça, c’est une provocation inouïe, et pourtant ça paraît très logique quand on l’explique comme ça. Et voilà, la science fait des modèles qui sont réfutés ou validés par des expériences scientifiques ; la religion propose des révélations qui sont des modèles, qui sont réfutés ou validés par les siècles et les siècles d’expérience mystique des gens. Et finalement, épistémologiquement c’est très proche.

D. DE PLAIGE – Lors du congrès de la Sorbonne, il y avait également un chercheur scientifique qui est fidèle à l’Islam…

J. STAUNE – Deux, même… mais dans le livre il y en a trois. Le débat aujourd’hui, je pense, avec l’Islam est très important sur ces questions, parce que justement un des points importants de l’Islam c’est de sortir de l’idée de la complétude. Ce qui paralyse, je dirais, une certaine forme de pensée musulmane, ça a été malheureusement ce qu’on appelle la fermeture de l’ijtihad (idjtihad) au XIIe siècle, et entre autres au XIIIe siècle la confirmation de cette fermeture par Ibn Taymiyya10, qui est aujourd’hui l’inspirateur de beaucoup de fondamentalistes, à commencer par les ben ladenistes qui s’inspirent de Ibn Taymiyya (je prononce mal les noms, hein : c’est avec deux y). Ce Ibn Taymiyya donc qui a confirmé et scellé le sceau de l’ijtihad – c’était « l’effort pour

8 « L’Imitation de Jésus-Christ »…9 Dont Harold Puthoff, membre de l’Église de Scientologie…

10 IBN TAYMIYYA (1263-1328) L’un des plus grands, sinon le plus grand, des jurisconsultes de l’école hanbalite. À l’arrivée des Mongols, Taq al-dn Ahmad ibn Taymiyya quitte Harrn, sa ville natale, et se réfugie à Damas, où il enseigne à la mosquée des Umayyades l’exégèse coranique. Il dénonce tout ce qu’il juge innovation (bid‘a ) en islm ; en particulier, il attaque les partisans du sfïsme d’Ibn ‘Arab. Mais il est lui-même accusé d’anthropomorphisme. Les attaques de ses adversaires le font plusieurs fois emprisonner en Égypte, et il connaît dans ce pays beaucoup de tribulations. Il revient à Damas en 1313, où il passe ses dernières années comme chef d’école, non sans être l’objet d’attaques qui lui valent de nouveau la prison. Certains hanbalites, des ash‘artes, le grand qd (qd l-qudt ) mlikite et le grand qd shfi‘ite s’acharnent tour à tour contre lui. Il rédigea divers ouvrages pendant ses captivités successives, mais finit par se voir supprimer tout moyen d’écrire. Il meurt dans la citadelle de Damas.

Polémiste intransigeant, Ibn Taymiyya a une solide connaissance des doctrines qu’il attaque, aussi bien en matière de droit et de philosophie que de théologie et de mystique. Il ne condamne que ce qu’il juge être des déviations. Pour le reste, il souhaite, comme l’a remarqué H. Laoust, une doctrine de synthèse ou de conciliation, de «juste mesure» (wasat ). S’appuyant uniquement sur le Coran et sur le hadth , il fait confiance aux «anciens» (salaf ). Il a voulu discipliner l’effort personnel (idjtihd ), en insistant sur l’importance des textes, en réduisant le rôle du consensus (idjm’ ) et en critiquant tous les autres principes fondés sur des jugements de valeur trop humains. Outre l’importance qu’a eue Ibn Taymiyya dans le développement ultérieur du wahhabisme, qui inspire de nos jours l’Arabie Saoudite, il est aussi, plus généralement encore, un des inspirateurs du mouvement réformiste salaf, qui veut rendre vie à l’islam par un retour à la pure doctrine des anciens et par le rejet des opinions novatrices.

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l’interprétation du Coran », ça veut dire ça le mot ijtihad. Et cet ijtihad, donc, en étant clôturé, ça veut dire qu’on ne cherche plus à interpréter, on a fait le tour du sujet, maintenant c’est terminé.

Et contrairement par exemple au judaïsme, qui avait exactement la même quête que l’Islam, avec les grands débats qu’on voit dans le Zohar entre les rabbins qui tous des trucs différents, eh bien, il y avait ce débat avec différentes écoles musulmanes jusqu’au XIIe siècle. Et à partir du moment où ce débat a été clos, on est rentré dans un monde de la complétude, un monde fermé sur lui-même, comme le monde de la science classique, c’est intéressant de faire le parallèle. Et ce monde de fermeture sur lui-même a amené une décadence de la pensée musulmane qui comme on le sait était très en avance sur la pensée occidentale justement jusqu’au XIIe siècle. Le XIIe siècle, c’est le moment où la pensée au Moyen Âge, les grands penseurs du Moyen Âge commencent à dépasser au plan aussi bien philosophique que, je dirais, technologique la société musulmane qui était très en avance sur nous à l’époque. Et donc on peut montrer le drame, cette fermeture de la pensée. Donc aujourd’hui, une réouverture, je dirais, de l’ijtihad de l’interprétation est défendue par les scientifiques musulmans croyants, profondément croyants, comme Abdallah Guiderdoni qui a fondé un institut des Hautes Études islamiques en France et qui est directeur de l’Observatoire de Lyon, donc c’est pas rien, c’est un grand scientifique, ou Khalil Shamsham qui est actuellement enseignant à Oxford après avoir été donc à Casablanca au Maroc, qui est un Marocain et qui lui aussi est astronome. Et donc ils ont effectivement plaidé tous les deux, surtout Khalil, puisque Abdallah Guiderdoni, je dirais, lui son idée c’est plutôt de montrer que la quête de sens n’a pas de fin, c’est-à-dire que tout ce qu’on apporte comme réponse au pourquoi pose toujours une autre question, et quand scientifiquement on essaie d’apporter une réponse en expliquant pourquoi sont les choses, ça génère une nouvelle question. Ça, c’est sa problématique à lui, enfin en tout cas dans la conférence de la Sorbonne il va plus loin dans le livre. Et quant à Khalil Shamsham, il a essayé justement de développer entre autres cette idée que le nouveau paradigme scientifique, et ça je pense que c’est très important, pour les musulmans ça va dans le sens de la réouverture de l’ijtihad, c’est-à-dire : puisque justement le monde est radicalement différent de ce qu’on a cru depuis des centaines d’années, dans ce cas-là, la pensée musulmane doit aussi se poser des questions radicalement nouvelles et revoir différemment des choses qui, certes, sont des choses absolues – d’ailleurs on ne va pas récrire le Coran, on ne va pas récrire les Évangiles, on ne va pas récrire la Bible, mais on peut les voir autrement. Et c’est ça justement cet effort d’interprétation, donc c’est pour ça que c’est important de mentionner effectivement Khalil Shamsham et Abdallah Guiderdoni. Et dans le livre il y a également un Prix Nobel musulman, le seul Prix Nobel musulman en science vivant actuellement – parce qu’il y en avait un autre, en physique, Abdus Salam11, qui est décédé – c’est Ahmed Zihouel , qui est un Égyptien Prix Nobel de chimie.

D. DE PLAIGE – On ne va peut-être pas réécrire l’Évangile, Jean Staune, mais en découvrir d’autres qui ont été laissés sur le côté de la route, qui n’ont pas été intégrés aux quatre Évangiles.

J. STAUNE – Ah, bien sûr. On peut commencer par citer l’Évangile de Thomas et sa découverte dans les fameuses bibliothèques de Nag Hammadi, qui est une des grandes découvertes certainement de ces derniers siècles, c’est quelque chose de très important. Maintenant, bon, entre nous, un Évangile de Thomas qui à mon avis est mystiquement quelque chose de très très important, je ne dirais pas que ça – malgré tout le spectaculaire qu’on a mis, enfin on ne va pas entrer dans l’exégèse biblique et évangélique – mais ça n’apporte pas de trucs radicalement nouveaux, ça apporte des compléments très intéressants, mais il n’y a pas un message totalement, radicalement… qui aurait été caché, etc. Enfin je ne pense pas. Quant aux autres Évangiles apocryphes, hors l’Évangile de Thomas, ils sont quand même je dirais pour la majorité – d’après les informations que j’ai sur le sujet, hein – ils sont quand même plus tardifs, ils sont quand même plus empreints de « merveilleux », c’est-à-dire, bon : on voit le petit enfant Jésus qui prend un pigeon en argile et qui le transforme en colombe qui vole. Bon, c’est très joli mais bon, c’est peut-être un tout petit peu moins fiable quand même. Alors que l’Évangile de Thomas, au contraire, est extrêmement fiable dans son rapport uniquement aux paroles. Hein, y a que de la parole dedans, donc c’est vraiment un truc très… Bon. Maintenant, je ne dis pas que ça transcende ou que ça réécrit complètement notre vision, mais c’est vrai que le même problème peut se faire avec l’Islam. Aujourd'hui, il n’y a qu’une seule version du Coran ; les fondamentalistes vous diront : oui, mais il n’y en a jamais eu qu’une seule. En fait, ce n’est pas vrai. Le troisième Calife de l’Islam a collationné toutes les versions du Coran et il les a toutes détruites, il en a gardé une seule. Donc

11 Abdus SALAM (1926-1996). Le prix Nobel de physique 1979, qu’Abdus Salam partage avec les Américains Steven Weinberg et Sheldon Glashow (l’importance des travaux de précurseur de ce dernier était ainsi reconnue) récompensera les trois auteurs de ce qu’on appelle maintenant le modèle standard des interactions électrofaibles.

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aujourd'hui, si on retrouvait une version du Coran qui aurait miraculeusement survécu depuis le VIIe

siècle et qui soit différente, ce serait très intéressant, à mon avis. Donc c’est un problème, effectivement, qu’ont nos amis musulmans : c’est l’idée que, comme il n’y a qu’un seul livre, il est absolument parfait, intangible, c’est la parole divine. Alors on peut accepter cette idée, on peut l’accepter, mais en disant une chose, et ça je crois que c’est très important : oui d’accord, OK, le Coran est intangible, mais votre compréhension du Coran – ou la mienne, la vôtre, celle de n’importe qui – est limitée. Pourquoi ? Parce que pour comprendre un texte vous avez besoin de la logique et vous avez besoin du langage, et le langage est limité, Ludwig Wittgenstein l’a démontré, et la logique est limitée, Gödel l’a montré – un système est soit cohérent, soit incomplet, soit complet mais incohérent. Donc puisque votre logique est limitée, puisque votre langage est imité, votre compréhension du Coran est limitée. Le Coran peut très bien être absolu, mais votre compréhension va être limitée.

Voilà le genre de choses que les nouveaux paradigmes scientifiques peuvent apporter justement à la tolérance et au débat interreligieux, en relativisant des perspectives absolutistes, qui sont à la base de tous les fondamentalismes, puisque les fondamentalismes, qu’ils soient chrétien ou musulman, juif ou autres, ou même hindouistes, hein, il y a des hindous fondamentalistes et même graves parfois, eh bien tous ces gens-là tuent au nom d’une certitude de la vérité. Et je pense que justement les nouveaux paradigmes scientifiques… euh je ne dis pas qu’il n’y a pas de vérité, attention, hein, il y a trois positions : il n’y a pas de vérité du tout, tout se vaut ; il y a une vérité, je la possède et je vais vous tuer parce que vous êtes des cons de ne pas avoir compris que moi j’ai la vérité – bon, ça c’est la position fondamentaliste ; et au milieu, il y a une troisième position, qui est de dire : il y a une vérité – et c’est la mienne, bien sûr, cette position – mais vous ne pourrez jamais l’appréhender dans son absolu. C’est en fait un retour au mythe de la Caverne et à une philosophie platonicienne, mais avec tout le poids et le background des extraordinaires découvertes scientifiques qui revalident en quelque sorte, comme le dirait d’Espagnat, une philosophie platonicienne aujourd'hui.

D. DE PLAIGE – Mais Jean Staune, un passage dans un état modifié de conscience nous montre instantanément que les mots sont totalement déficients puisque au retour, si l’on peut dire, au retour sur ce plan et dans ces dimensions, on s’aperçoit bien qu’il n’y a aucun mot qui convienne pour rapporter l’expérience.

J. STAUNE – Oui, moi je m’intéresse beaucoup par ailleurs aux expériences d’approche de la mort dont je sais que tu es aussi un spécialiste, justement ce sont des choses dont je ne parle pas dans cet ouvrage et dont je ne parlerai pas dans l’immédiat, et dont je ne parle pas à l’UIP non plus – j’en parle dans d’autres cadres, et je peux m’y intéresser –, mais c’est justement des choses qui ne sont pas encore, ça commence, mais qui ne sont pas encore reconnues par tout le monde. Mais dans les expériences de ce type, ce qui est très intéressant c’est qu’on peut penser – c’est une interprétation, bien sûr, hein, je ne dis pas ça avec certitude et je n’en ai pas de preuve scientifique – on peut penser que ces gens ont bien vu – ont bien vu – une partie de ce monde sans temps, qu’ils ont mis un pied dans le monde sans temps. Et la meilleure preuve, c’est que ces gens sont capables de revoir, pas toujours, mais enfin toute leur vie dans une expérience qui dure de trois à cinq minutes. Et ils revoient toute leur vie et se souviennent de faits très marquants qu’ils avaient totalement oubliés, comme le canard en plastique avec lequel ils jouaient à l’âge de trois ans. Et c’est impossible en cinq minutes de revoir toute sa vie dans aucune situation temporelle dans laquelle nous sommes, donc ça induirait bien que les expériences de type expérience d’approche de la mort nous mettraient en contact avec cet autre niveau de réalité. Je pense que c’est extrêmement cohérent de le penser, donc je pense que c’est le cas. Maintenant, je ne peux pas le prouver. Si c’est le cas, nous en aurons tous la preuve après notre mort, mais bon, ça c’est une autre question évidemment ! On ne sera plus là pour en parler sur Radio Ici & Maintenant !

D. DE PLAIGE – Science & quête de sens, avec Jean Staune, secrétaire général de l’UIP, Université Interdisciplinaire de Paris. Avant que l’on poursuive la galerie des portraits des participants de l’UIP, du colloque de la Sorbonne que vous entendrez tout à l’heure, je voudrais ajouter un mot en commentaire sur ce livre. C’est intéressant particulièrement parce que lorsqu’on aime se faire plaisir s’instrumenter d’un bouquin, on a toujours un embarras devant le choix, devant l’étendue des ouvrages proposés. Avec celui-là, on a en un seul volume, pour – si j’ai bien compris – une vingtaine d’euros, on a quatorze points de vue…

J. STAUNE – Oui…

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D. DE PLAIGE – Et ça permet d’organiser sa conversation avec ses proches en s’enrichissant de quatorze points de vue euh convergents en quelque sorte, mais ça favorise une certaine érudition.

J. STAUNE – Oui, en plus on n’a pas choisi ceux-là évidemment par hasard. Comme tu l’as mentionné, nous avons fait effectivement dix colloques, des grands colloques avec mille personnes dans la salle, on en a fait dix en dix ans, donc on n’a pas choisi ces quatorze-là par hasard, donc il y a une cohérence et aussi un débat, parce qu’il faut pas aussi une pensée unique – il y a à la fois une cohérence et un débat, et vous l’entendrez bien exprimé par Bernard d’Espagnat tout à l’heure au début du colloque de la Sorbonne, colloque donc sur cet ouvrage, qui exprime certaines des différences entre les différents auteurs. Et donc on a des dizaines de textes d’auteurs disponibles, et si on a choisi ceux-là c’est pour montrer donc à la fois… Il y a trois musulmans, il y a trois protestants, il y a deux prêtres catholiques, il y a un hindou, il y a un bouddhiste, il y a un représentant des spiritualités africaines, bon, il y a toute une série de points de vue différents, et il y a des points de vue épistémologiquement différents, comme je l’ai dit tout à l’heure, sur la question du sens par rapport à ce niveau de compréhensibilité ou d’incompréhensibilité du monde et de ce que ça signifie pour le sens. Donc c’est à une espèce de débat effectivement interne que les scientifiques se livrent, et donc ma préface et la postface de quelqu’un qui est très peu connu en France mais qui est très bon ami, avec qui j’ai monté certains de ces colloques, c’est un jeune philosophe, enfin jeune… de ma génération, quarantenaire, il s’appelle Philip Clayton, qui est je pense un des grands futurs philosophes américains, et Philip Clayton, de l’université d’État de Californie, donc a fait la postface, dans laquelle il reprend justement les différences entre les écoles de pensée pour bien comprendre quel est l’enjeu de ce débat à distance auquel se livrent ces différents auteurs à travers le livre sur cette question de « science et quête de sens », donc où il y a cette espèce de cohérence où tous ces auteurs rejettent les visions d’un monde désenchanté à la Monod, à la Changeux, à la Weinberg. Ils rejettent tous ça, mais ils sont très différents, ils sont d’une richesse d’opinions différentes, aussi bien au plan spirituel qu’au plan épistémologique et philosophique, et je pense que c’est important parce que c’est le contraire justement d’une pensée unique.

D. DE PLAIGE – Alors poursuivons, Jean Staune, la galerie des portraits, en particulier parmi ceux qu’on n’a pas cités, Christian de Duve.

J. STAUNE – Oui, alors Christian de Duve est intéressant, parce qu’il fait partie comme beaucoup de gens de ceux qui ont eu une éducation catholique et qui l’ont rejetée pour… se définit peut-être parfois encore socialement comme un chrétien, mais c’est quelqu'un qui effectivement a dédié son livre précédent « À la vie », donc déjà c’est très panthéiste. Et moi je le dirais – dans ma classification personnelle, je ne sais pas s’il la contesterait – mais que c’est clairement un panthéiste. Et donc, De Duve, ce qui est intéressant, c’est que donc, lui, l’opinion classique dans la Vie, dans le domaine de l’évolution de la Vie, c’est le darwinisme, et le darwinisme c’est la pensée d’un Stephen Jay Gould ou d’un Richard Dawkins, des pensées très différentes mais tous les deux darwiniens. Gould est quelqu'un qui va beaucoup mettre l’emphase sur le hasard, la contingence, Dawkins au contraire sur la sélection naturelle, le réductionnisme. Dawkins va dire : l’homme, c’est un truc inventé par un gène pour produire un autre gène. C’est une phrase très célèbre d’un ouvrage majeur de Dawkins, le Gène égoïste. Par contre, Gould va dire : Oh, ben y a des tas de trucs qui apparaissent comme ça par hasard parce qu’en fait ça n’a pas vraiment de sens mais la nature fait un peu tout dans les coins, mais de toute façon rien n’a de signification, l’homme est là par hasard, les bactéries sont beaucoup plus importantes que nous – la preuve, elles pèsent beaucoup plus lourd sur Terre. Bon. Gould a écrit avec beaucoup de talent de très beaux livres dans lesquels… par exemple l’Éventail du vivant, l’un de ses livres dans lequel il argumente qu’en fait l’homme n’est qu’un accident et qu’effectivement même l’apparition de la complexité n’est qu’accidentelle, ce qui compte c’est les bactéries sur Terre.

D. DE PLAIGE – Oui, ou les fourmis qui ont 300 millions d’années.

J. STAUNE – Voilà. Exactement. Donc ce genre d’idées. Eh bien, De Duve a attaqué frontalement ce genre de chose, et justement ce qui est très intéressant, c’est qu’il va attaquer ce qu’il appelle l’évangile de la contingence, et l’évangile de la contingence c’est justement cette idée, hein… voilà… « c’est la notion selon laquelle l’évolution biologique incluant l’avènement de l’humanité serait le produit d’innombrables événements fortuits qui ne pourraient se dupliquer où que ce soit

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ni à n’importe quel autre moment et donc serait exempte de la moindre signification ». Et là il cite justement Gould pour montrer le défenseur de l’évangile de la contingence. Et De Duve a développé une idée complètement opposée, très provocante. Il dit : « Voilà, Dieu joue aux dés, hein, mais il joue aux dés parce qu’il est sûr de gagner ! » – vous savez la fameuse phrase d’Einstein « Dieu ne joue pas aux dés » – et donc De Duve lui répond : « Albert – il peut l’appeler Albert, il est Prix Nobel, lui aussi –, Dieu joue aux dés parce qu’il est sûr de gagner ». Et même s’il ne croit pas à un Dieu au sens, à mon avis, monothéiste, De Duve donc reprend cette idée en disant : Voilà, en fait, il y a des contraintes qui s’exercent sur les chemins que le hasard peut emprunter. C’est comme une grande plaine où il y aurait plein de canaux ; bon, si tu mets de l’eau là-dedans, hein, il y a une rivière qui arrive avec de l’eau qui dévale les montagnes, eh bien l’eau elle va aller dans les canaux qui sont déjà là, elle ne va pas aller n’importe où. Et donc ces canaux vont amener la vie, la conscience…

D. DE PLAIGE – Oui, il y a une loi, c’est celle de la pesanteur…

J. STAUNE – Oui oui, justement, c’est ça, et c’est ce que veut dire De Duve. De Duve veut dire : il y a des lois sous-jacentes à la biologie qui font que, en fait, tout n’est pas possible. Certaines choses vont se produire et d’une façon ou d’une autre, il prend l’exemple en disant : voilà, si tu tires à pile ou face tu as une chance sur deux pour qu’elle tombe sur 50 %, mais si tu tires 10 fois à pile ou face, tu es certain, quasiment certain, à 99,9 que tu auras au moins une fois pile ou au moins une fois face. Et donc, avec ce même type de raisonnement, il dit : en fait, parce qu’il y a des lois de la nature, eh bien, l’émergence de quelque chose qui ressemble à nous – enfin, un être capable de conscience – serait inévitable à partir du moment où le processus de la vie… [se parlent dessus]

D. DE PLAIGE – Où les conditions sont réunies, oui.

J. STAUNE – Voilà. Et donc il dit cette phrase très provocante, que j’ai même mise en quatrième de couverture, donc quand il dit que « nous sommes habilités à nous voir comme l’une des parties d’un modèle cosmique qui ne fait que commencer à se révéler ». Et ça je pense que c’est quelque chose de très important, parce que justement ça montre bien que la science biologique, qui semble le plus attachée à l’idée du non-sens, de la contingence, de vraiment comme je le dis « on est là par hasard », eh bien, De Duve essaie de montrer, alors qu’il est Prix Nobel, qu’il est le découvreur des mécanismes fondamentaux de la cellule, qui se présente lui-même comme un darwinien, même si ce qu’il dit là est hérissant pour tous les darwiniens d’écoles aussi différentes que ceux de Gould ou de Dawkins, ils sont au moins d’accord sur un truc : si on reproduit l’évolution, elle mènera à des résultats complètement différents de nous. Eh bien, De Duve dit non, parce que justement, et il est suivi dans ce domaine par de grands paléontologistes actuels qui ne sont pas dans le livre, mais comme l’Anglais Simon Conway-Morris, professeur à Cambridge, donc un des grands concurrents de Gould au plan mondial, qui dit la même chose. Et c’est une pensée nouvelle en biologie, c’est une pensée qui va totalement, à mon avis, avec les idées à la Teilhard de Chardin – l’idée de la convergence vers Oméga, vous connaissez les idées du père Teilhard de Chardin qui avait cette idée très cosmique d’une convergence vers Oméga. Eh bien, je trouve que ce genre d’idée, même si De Duve et… sont pas teilhardiens, vont dans ce sens, et c’est très intéressant, parce que vraiment, De Duve, c’est un scientifique de très haut niveau, il est très prudent, il attaque le vitalisme en disant « c’est pas la peine de faire appel à des forces inconnues, des machins, des bidules, non non non, y a pas besoin de quelque chose d’autre, mais les lois de la nature nous amènent à penser que, en fait, nous ne sommes encore une fois qu’une partie d’un modèle cosmique, donc, qui a un sens ». Et il dit « la vie est un impératif cosmique ». C’est vraiment des propos très forts, quand on voit le niveau de la personnalité qui les profèr.

D. DE PLAIGE – Mais alors, Jean Staune, ça plaide pour le fait que nos cousins E.T., du moins ceux qui sont issus d’un milieu semblable en termes de pression, de masse, de pesanteur par conséquent, etc., …

J. STAUNE – Totalement. Ils seraient extrêmement semblables

D. DE PLAIGE – …sont identiques.

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J. STAUNE – Je vais te raconter une anecdote tout à fait… enfin, c’est une blague mais tu te rappelles certainement qu’il y a un certain nombre d’années il y a un truc qui avait fait un scandale en France, c’était la dissection de l’extraterrestre soi-disant de Roswell par Jacques Pradel…

D. DE PLAIGE – Non, c’est pas lui qui disséquait !....

J. STAUNE – Non, c’est pas lui, évidemment ! c’est lui qui l’avait présenté à la télé ! Sur TF1 l’émission était présentée par Jacques Pradel…

D. DE PLAIGE – Il était en plateau…!

J. STAUNE – Voilà. Ça lui a coûté assez cher, donc, cette histoire. Eh bien, il y a eu une contre-enquête qui a été faite par TF1, parce qu’ils ont un peu paniqué devant le scandale que ça a déclenché, et une de mes amies, qui n’est pas dans ce livre-là mais qui sera dans d’autres livres, qui est secrétaire générale de la fondation Teilhard de Chardin, mais qui est aussi chargée de recherche au C.N.R.S. et au Muséum, Anne Dambricourt, dont j’ai déjà parlé sur cette antenne, Anne Dambricourt-Malassé, qui a des idées qui vont dans le même sens que les idées de De Duve et d’autres sur l’idée qu’il y a bien quelque chose qui canalise, que l’homme n’est pas là par hasard, qu’il y a bien une cohérence générale…

D. DE PLAIGE – Un schéma, oui…

J. STAUNE – Je ne vais pas en parler ici en détail, ce serait trop complexe, surtout sans les images, mais elle essayait de montrer qu’il y a dans l’embryologie fondamentale quelque chose qui se déroule, un processus qui se déroule sur 60 millions d’années depuis les prosimiens jusqu’aux grands singes et jusqu’à nous. Eh bien, elle a été appelée comme consultante sur TF1 (pour une émission qui n’a jamais été diffusée), elle a été appelée comme consultante, on lui a montré le film, on lui a dit : Bon, vous en pensez quoi ? Elle a dit : Bon, y a aucun problème – toute sa théorie est montrée sur la position justement que nous avons, nous, de la mâchoire, etc. – elle a dit : cet « extraterrestre », il est comme nous, il est blablabla, eh bien, il a les oreilles sous la bouche, c'est une erreur fatale. Parce qu’on peut imaginer un extraterrestre comme vous voulez, mais s’il est humanoïde et s’il ressemble à nous, pour des raisons embryologiques complexes il a forcément les oreilles au-dessus de la bouche et pas en dessous. C’est pas possible d’avoir un truc exactement comme nous au plan bipédie, enfin structure de lalala, etc., et puis les oreilles mal placées. Et elle m’a dit en plaisantant, parce que ça y a la théorie d’Yves Coppens, qui a maintenant du plomb dans l’aile depuis qu’on a trouvé… c’était que c’était à l’est – l’East Side Story – que les australopithèques vivaient dans la savane et que donc les mutations les amenant à marcher debout avaient été sélectionnées par la sélection naturelle et que les gorilles vivaient dans les arbres et que comme y a eu la Rift- Valley qui s’est effondrée en Afrique de l’est, ça s’est effondré et que donc ceux qui étaient à l’est ont été dans la savane, y avait plus d’arbres, et que donc ont été donc… l’apparition de l’homme est un phénomène strictement contingent, dû à un changement de l’environnement.

Et Anne dit : pas du tout, l’apparition de l’homme, c’est un truc de fond, c’est sur 60 millions d’années, il y a un mécanisme profond, ça a un sens. Et d’ailleurs, on trouvera des australopithèques à l’ouest de la Rifteu Valley et on en trouvera dans la forêt. Et on a trouvé des australopithèques dont on a pu montrer en analysant les graines qu’ils vivaient dans la forêt à leur époque, et ils étaient 2000 km à l’ouest de la Rifteu Valley, jusqu’au Tchad. Donc elle a ait eu raison.

Donc elle a dit : l’hominisation – le fait qu’on devienne humain – est indépendante de la nature, ça ne dépend pas de la nature, hein, ça ne dépend pas du climat. Et puis elle me dit en plaisantant, après l’histoire de Jacques Pradel : « Eh bien, maintenant je peux dire : l’hominisation est indépendante de la planète, parce que, encore une fois, si un extraterrestre existe et qu’il est comme nous, il a forcément la même structure de crâne, il ne peut pas se balader avec des oreilles sous la mâchoire, donc c’était un faux ». Voilà. Intéressant comme projection !

D. DE PLAIGE – Oui, sur cette antenne on le savait déjà, que c’était un faux, depuis un bon moment…

J. STAUNE – Bien sûr.

D. DE PLAIGE – Mais c’était bon d’y revenir pour pouvoir amener cet hommage à Anne Dambricourt.

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J. STAUNE – Et c’est intéressant de voir surtout comment elle y arrive, elle, ne connaissant absolument pas les tenants et aboutissants d’où vient la bande, qui permettent par ailleurs de dire que c’est un faux.

D. DE PLAIGE – Oui, là on est dans la désinformation et là ça touche aux manipulations des gouvernements.

J. STAUNE – Bien sûr, oui. En pleine désinformation sur le sujet, oui.

D. DE PLAIGE – Est-ce qu’on a oublié quelqu'un dans ce panorama des participants, au Colloque d’une part, et au livre d’autre part ?…

J. STAUNE – Oui, un ou deux quand même… Je veux mentionner aussi un homme très intéressant, qui est le Prix Nobel Bill Phillips12, qui est plus dans l’ordre du témoignage, bien qu’il dise pas mal de choses sur la science. Très modestement, son topo s’appelle Foi ordinaire, science ordinaire – c’est le président de l’Institut des Standards à Washington, il est Prix Nobel de physique pour le refroidissement des atomes par laser qu’il a effectué, il a obtenu les températures les plus basses sur Terre13 avec des refroidissements d’atomes par laser…

D. DE PLAIGE – Et donc il les ralentit…

J. STAUNE – C’est ça, il ralentit les atomes pour qu’on puisse les observer, il les ralentit à des vitesses très très très très très basses. Et donc il est très intéressant parce que c’est quelqu'un qui a une foi très profonde, et non seulement ça, mais c’est le seul Prix Nobel qui va prêcher dans les églises. Parce que dans sont église – il est méthodiste – il n’y a pas de clergé, donc en fait n’importe qui peut aller prêcher le dimanche dans la communauté, un peu comme chez les Quakers, et de temps en temps il va prêcher donc dans des églises, c’est assez rare pour un Prix Nobel de physique. Et il fait une réflexion sur sa foi et sur sa science qui est je crois assez intéressante, parce qu’il aborde de très grands problèmes, comme le problème du mal, comme même le problème des miracles, comme ce genre de choses, qu’est-ce que ça signifie pour un très grand scientifique comme lui, qui est croyant. Donc là aussi il essaie ce parallèle, mais de façon très différente de Charles Townes ou de Jean Kovalevsky que j’ai cités tout à l’heure, parce qu’il essaie de le faire de façon beaucoup plus personnelle également, et donc d’une façon différente à partir de cette vie de scientifique et de croyant et de la façon dont il arrive à montrer cela, tout en disant que la science ne peut pas prouver Dieu, mais là aussi que ça lui paraît très cohérent en quelque sorte, sa foi et sa science, mais aussi sa vision de Dieu qui est celle d’un dieu personnel. Alors c’était très drôle, parce que dans un autre colloque – il n’a pas osé faire ça à Paris –, mais je l’ai vu à Harvard, et à l’université de Harvard on a fait le colloque Science et quête spirituelle dans l’église. Alors il y a une église sur le campus car les universités américaines sont pas laïques comme nous, donc il y a une église et donc on fait le colloque dans l’église mais qui est utilisée comme salle de conférence parce qu’il y a 500 places… Et donc il avait repéré qu’il y avait le psautier, et dans le psautier il y avait des psaumes. Et alors il avait repéré ça, et il a dit au gens : « Bon, voilà, alors ça c’est le psaume page 196, c’est Ô Dieu immortel, tout puissant, inaccessible, tellement grand, etc., c’est très bien, c’est un très beau psaume, mais ce n’est pas ma vision de Dieu. Et alors moi ma vision de Dieu… ». Et alors à ce moment-là il appuie sur un bouton et il passe une vidéo, et on le voit, lui, en train de chanter dans une chorale noire avec plein de grosses femmes noires autour de lui dans son église, et qui chante un psaume tout à fait, je dirais… In the garden – dans le jardin nous marchions avec Dieu. Enfin un truc de proximité, si tu veux. Comme diraient les musulmans, Dieu est plus près de nous que notre veine jugulaire. Et donc cette idée d’un dieu qui n’est pas le tout autre inaccessible mais d’un dieu proche. Et donc il a plaidé pour cette idée je dirais presque naïve de Dieu, en tant que grand scientifique, et ça c’était très très frappant. Évidemment, ça il ne l’a pas fait à Paris, mais moi je l’ai vu à Harvard quand il a osé passer… « Alors voilà, mon psaume préféré à moi, c’est ça ». Et il passe une image de lui en train de chanter dans une chorale noire !

12 William PHILLIPS (né en 1948), Prix Nobel 1997 avec Claude Cohen-Tannoudji et Steven Chu pour leurs travaux sur les atomes froids.13 – 273,15 °C, qui n’est pas tout à fait le 0 K mais correspond à 240 microkelvins. Cohen-Tannoudji est descendu jusqu’à la température record de 0,18 microkelvin (avec de l’hélium).

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D. DE PLAIGE – Voilà, ça c’est pour conclure un peu le panorama des participants…

J. STAUNE – Oui, donc de l’ouvrage Science et quête de sens, ouvrage collectif qui vient donc d’être publié aux Presses de la Renaissance et qui synthétise, si vous voulez, cette idée de nouvelle compatibilité entre la science et la spiritualité aujourd’hui, c’est-à-dire la possibilité non pas de prouver une vision spirituelle du monde mais de montrer – j’irais même très loin en disant qu’aujourd’hui une vision non matérialiste du monde est plus crédible qu’une vision matérialiste ; elle n’est pas prouvée mais elle est plus crédible, et pour des raisons uniquement d’ordre rationnel, c’est-à-dire de raison, qui sont dans le champ de la rationalité, c’est-à-dire de ce que les matérialistes utilisaient pour justement décrédibiliser (sic) les visions religieuses et spiritualistes du monde. Et ça je pense que c’est une inversion de tendance gigantesque dont on mettra encore plusieurs décennies à prendre conscience. Mais les gens sont quand même de plus en plus conscients, même s’il y a encore beaucoup d’ennemis, beaucoup de freins, beaucoup d’obscurantisme qui s’opposent à la diffusion de ces idées, et c’est pour ça que la parution de cet ouvrage avec quatre Prix Nobel, trois ou quatre membres de grandes académies des sciences, d’Angleterre, de France, d’Inde, etc., et d’Afrique, comme Thomas ??? Edienbone – on n’en a pas parlé, d’ailleurs –, qui est un Africain qui dirigeait l’Académie des sciences africaine, qui était un Kényan, un biologiste africain, qui est malheureusement décédé et qui dans ce livre fait un remarquable texte sur la spiritualité africaine, dans lequel il montre qu’on a, sous l’emprise du colonialisme, méprisé les Africains en les traitant d’animistes ridicules, et que en fait il y a une spiritualité africaine qui est de type monothéiste ou de type monopolythéiste comme les hindous ou les Égyptiens, mais qui est très élaborée et qui parle de principes fondamentaux de l’univers de la même façon que peuvent le faire les hindous et les Égyptiens, et que c’est donc un apport important aussi à la spiritualité africaine, qui est mal connue, qu’a fait Thomas Edienbon ???, malheureusement décédé l’année dernière, et donc c’est pour ça aussi que ce texte est très important.

Donc voilà ce challenge que, rassemblant tous ces textes, nous avons pu montrer cette crédibilité d’une nouvelle vision du monde qui ouvre la porte à, je dirais, une possibilité, une légitimité de toutes les grandes intuitions de l’humanité qui ont affirmé que l’homme n’était pas là par hasard et que l’univers n’était pas qu’un ensemble de matières premières à exploiter mais qu’il était porteur de sens.

D. DE PLAIGE – Alors parlons maintenant, Jean Staune, du plan. Il n’est plus gênant, ni conflictuel, d’évoquer dans ces échanges avec ses proches que l’on pense être à peu près convaincu qu’un plan orchestre l’apparition de la vie et qu’il y a un schéma derrière chaque forme vivante…

J. STAUNE – Oui…

D. DE PLAIGE – Un plan, un projet…

J. STAUNE – Tout à fait.Tu reprends ici l’idée, très développée dans le livre, je l’ai déjà mentionnée, du principe anthropique, idée en fait qui consiste à dire : les lois de l’univers conspirent d’une certaine façon non seulement pour que la complexité puisse se développer, mais en plus pour que la vie puisse apparaître, et une fois que la vie est apparue pour que la vie évolue de telle façon qu’elle amène à des êtres complexes, peut-être sur d’autres planètes différents de nous – peut-être y a-t-il des dauphins intelligents ou des kangourous intelligents –, mais en tout cas des êtres qui sont jusqu’au niveau, donc, de la perception consciente de l’univers. C’est donc une théorie assez nouvelle, qu’on appelle le principe anthropique, de anthropos, « l’homme », mais ce principe anthropique serait valable évidemment pour n’importe quelle race d’extraterrestre intelligent qui existerait ailleurs dans l’univers. Ça ne veut pas dire que l’homme tout seul est le sens de l’univers, c’est-à-dire que toute créature capable d’apprécier la beauté, l’harmonie et le sens de l’univers serait la raison d’être de cet univers. Pour l’instant nous sommes les seuls que nous connaissons avec certitude, mais il y en a peut-être d’autres, on ne sait pas. Donc ce que je veux dire par là, c’est que le principe anthropique, selon la belle expression donc de mon ami Trinh Xuan Thuan, va « chasser le fantôme de Copernic ». Thuan dit de façon géniale que depuis 500 ans le fantôme de Copernic n’a pas cessé de nous hanter, parce que d’abord on n’est plus au centre du monde avec Copernic, hein, et puis avec Darwin on n’est plus au centre de la vie, on n’est qu’un singe amélioré…

D. DE PLAIGE – Copernic savait peut-être la vérité mais il se sentait empêché de la dire…

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J. STAUNE – Oui, enfin… Non non, il a publié son ouvrage. Ah, non non. De revolutionnibus de Copernic a été publié. Si-si-si-si-si-si ! Et j’ai une théorie là-dessus. Enfin… j’y reviendrai, mais si ça t’intéresse. J’ai une théorie intéressante là-dessus, c’est que l’obscurantisme – l’Inquisition est un obscurantisme de la fin du paradigme de la modernité. C’est-à-dire, je m’explique. Copernic fait son ouvrage en 1543. Eh bien, crois-moi, cet ouvrage, même après la mort de Copernic, est en vente libre ! Il n’est absolument pas interdit de vente, et ça les gens ne savent pas. Et pourquoi ? Parce que la vision du monde de l’establishment de l’époque – l’Inquisition, hein –, cette vision du monde, elle est je dirais à un certain endroit, et la société elle s’en écarte mais l’écart est faible entre les deux. Tandis que 1610, quand Galilée commence à publier, ça fait 70 ans que Copernic a publié, l’écart entre la vision du monde de l’establishment de l’époque, qui n’a pas changé – « rien ne changera jamais, rien ne bougera jamais », vision linéaire, je dirais une vision comme une ligne droite, tu vois, comme un électroencéphalogramme plat –, la société commence à monter monter monter comme une droite qui monte, qui s’élève, et l’écart est beaucoup plus fort, et cet écart je veux dire il panique, avec réaction, Inquisition, procès, et Galilée est interdit et mis à l’index, mais tiens-toi bien, c’est ce jour-là qu’on interdit Copernic de vente ! Il a été en vente libre pendant 70 ans !

Donc mon idée, c’est que l’Inquisition c’est ce que – l’équivalent aujourd’hui, c’est ce que j’appelle les obscurantistes scientifiques, ce ne sont pas du tout des gens stupides – les Inquisiteurs étaient des gens qui lisaient grec, latin et hébreu, etc., dans le texte, qui avaient une grande connaissance, c’est des gens qui étaient bloqués mentalement, qui ne comprenaient pas la nature du changement de vision du monde, de changement de paradigme qui se passait à l’époque, et c’est pour ça qu’ils ont persécuté Galilée beaucoup plus que Copernic, parce que Copernic, ils ont dit : « Bof ! un dissident dans le coin là-bas, ça ne nous gêne pas, on s’en fout. De toute façon, nous on maîtrise tout… ». Et puis merde, là ça devient grave, maintenant il faut se révolter. Et boum ! Galilée en prison.

Eh bien, c’est pareil aujourd’hui. L’obscurantisme scientifique existe, et il se déchaîne d’autant plus qu’il sent que la situation lui échappe. Et ça, c’est intéressant quand on analyse la différence Copernic-Galilée.

D. DE PLAIGE – Oui, et l’Église venait de faire un exemple avec Giordano Bruno. Personne n’avait envie de finir comme lui non plus.

J. STAUNE – Aussi. Giordano Bruno étant évidemment allé beaucoup plus loin, là aussi ce n’est pas seulement pour des questions scientifiques. Enfin, le pauvre, c’est quand même inacceptable ce qui lui est arrivé, mais je veux dire qu’il l’a un peu cherché quand même, parce qu’il était très provocant. Il faut regarder un peu ce qu’il a fait. Il s’est fait éjecter même par les Calvinistes ! Il avait trouvé refuge à Genève, il aurait pu y rester et y vivre normalement, eh bien, Calvin l’a éjecté à coups de pied au derrière, tellement il était provocant ! Enfin, bon, ça c’est encore une autre affaire, on ne va pas revenir sur les questions d’histoire des sciences.

D. DE PLAIGE – Non, par contre je vais revenir une seconde sur Steven Weinberg, qui ouvrait cette émission, avec sa phrase péremptoire qui devient parfaitement ridicule, qui dit ceci : « Plus nous comprenons l’univers, plus il semble dépourvu de signification ». Celui-ci prétendait avoir compris, et il a malencontreusement inspiré bon nombre de détracteurs ensuite qui se sont fait l’économie d’une vraie réflexion.

J. STAUNE – Oui oui. Eh bien, c’est exactement ce que j’appelle l’obscurantisme scientifique, par rapport à l’obscurantisme religieux de l’Inquisition dont nous venons de parler. C’est-à-dire que quand un type refuse de voir ce que les nouvelles connaissances nous disent sur le réel, c’est exactement comme le type, je ne sais plus lequel, qui refusait de regarder dans la lunette de Galilée parce qu’il disait : si je vois qu’il y a quatre planètes qui tournent autour de Jupiter, ma vision du monde va se détruire et je ne veux pas voir ça. Donc je refuse de regarder la réalité. C’est fantastique !

D. DE PLAIGE – On a la même chose aujourd’hui avec André Brahic disant : si un Ovni doit se poser dans mon jardin, je regarderai ailleurs. Parce que c’est impossible.

J. STAUNE – Je ne savais pas que Brahic avait dit ça, mais la formule est pas mal !

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D. DE PLAIGE – Parce que c’est impossible.

J. STAUNE – La formule est pas mal…

D. DE PLAIGE – Voilà, c’est l’économie de penser. Cela dit, pour ceux qui nous écoutent, il n’est pas nécessaire de disposer d’un laboratoire, on peut trouver des sources d’émerveillement jusque dans la boue. Je prends pour exemple cette publicité qui diffuse actuellement avec des images de fleurs qui s’ouvrent au ralenti. On a vu ça cent fois mais j’adore tellement que j’ai eu l’envie de l’avoir en boucle, tellement c’est gracile, remarquable, admirable. Il ne manque plus qu’une petite goutte de rosée faisant effet loupe, avec un puceron derrière qui s’active. C’est tout bonnement extatique comme réflexion, comme invite à plonger dans la réalité qui nous entoure. Simplement, pourvu qu’on se donne le moyen, le temps de faire cesser le discours des pensées, incessant, pour simplement arrêter l’esprit et plonger en profondeur dans ce qui nous est proposé. Ou bien ce documentaire récent du baiser au bébé. Je ne sais pas si tu as vu ça, c’est diffusé sur France 5 en rediffusion actuellement. Ça montre par exemple l’embryon à sa formation, et à peine quelques milliards de cellules se sont-elles rassemblées que déjà la pulsation cardiaque apparaît.

J. STAUNE – Hum hum. Oui, bien sûr, c’est-à-dire que là tu parles des lois de la nature, tu parles des merveilles et des beautés de la vie, et c’est quelque chose de tout à fait fondamental : le sens de l’émerveillement. Dostoïevski disait « la beauté sauvera le monde ». Bon. Maintenant, il faut aussi tenir, là aussi, les deux bouts de la chose : il y a aussi des choses terribles dans le monde, et ça c’est… J’ai un ami protestant qui me disait : oui, les catholiques insistent toujours sur les merveilles de la nature (tu viens de le faire sans forcément être catholique mais c’est une voie), et le protestant, lui, il dit (pas tous les protestants, il y a des protestants naturels), mais ce protestant, qui est le pasteur Alain Hougeot ( ?), qui est assez connu en France pour ses écrits théologique, disait : moi, c’est exactement l’inverse, je vais vous montrer tout ce qui ne marche pas dans la nature, et c’est justement parce que tout ça ne marche pas dans la nature que nous savons, bien sûr, qu’il y a un autre niveau de réalité.

Alors je dis ça simplement pour te montrer qu’il y a des approches complémentaires, exactement comme celle que je citais avec Einstein : Dieu existe parce que je comprends le monde. Et d’Espagnat : Dieu existe parce que je ne comprends pas tout le monde.

Donc tu peux avoir des approches – et elles sont effectivement développées et développables – de cet émerveillement devant la nature, et puis tu as des approches différentes, qui disent : Oh oui, mais regarde, comment par exemple la guêpe fait une piqûre à une araignée et va lui injecter ses œufs, et l’araignée est parfaitement paralysée mais vivante et elle va être bouffée vivante par les petites guêpes qui vont se développer à l’intérieur, c’est horrible comme… Darwin avait développé ça, justement, comme l’idée que Dieu n’existait pas, parce que c’était une chose épouvantable dans la nature. Et alors le pasteur Hougeot, je le mentionne parce qu’il a poussé sa réflexion assez loin sur la question du mal, eh bien justement, lui, il prend le problème à l’inverse, il dit : oui, c'est pour ça qu’il y a un autre niveau de réalité. Enfin bon, je ne vais pas rentrer dans un débat théologique, mais c’est pour dire que, là aussi, moi je suis personnellement d’accord avec toi, enfin moi personnellement je suis, je me définis parfois comme un « catholique hérétique », mais enfin je suis baptisé orthodoxe et j’ai fait une conversion plus tard à l’Église catholique, mais je suis à cheval sur les deux cultures puisqu’on reste baptisé dans la religion où on est baptisé. Et donc moi effectivement je suis très tenté sur ce côté, comme tu viens de le dire, de réflexion sur les merveilles de la nature, et je pense que ça a un sens profond, même si ce n’est pas forcément suffisant pour parler à tout le monde. C’est ce que je voulais dire avec mon exemple.

D. DE PLAIGE – Pour ma part, c’était surtout une invitation à couper le flux intérieur des pensées pour… enfin, c’était plutôt un appel méditatif pour aborder plus sereinement le monde qui nous entoure, sans essayer de le caractériser ou de se l’approprier.

J. STAUNE – La méditation existe dans toutes les religions, donc on ne peut qu’être d’accord !

D. DE PLAIGE – Bien. Nous sommes en compagnie de Jean Staune qui nous présente Science et quête de sens. C’est publié aux Presses de la Renaissance. Vous avez compris qui est Jean Staune, ce rôle qu’il occupe pour fédérer, rassembler tous ces chercheurs dans ses colloques et dans cet ouvrage en particulier, « Science et quête de sens » aux Presses de la Renaissance .

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J. STAUNE – Eh bien, il ne me reste qu’à vous remercier de m’avoir reçu ici pour parler donc de cet ouvrage, Science et quête de sens, mais au-delà de ça, de tout ce courant de pensée qui donc contribue à un réenchantement du monde, mais avec toujours cette idée qu’il est très important de bien faire la part des choses et de voir, c’est ce que j’ai essayé de faire dans cet ouvrage, qu’il y a toute une série de raisons rigoureuses et inattaquables qui peuvent conduire au réenchantement du monde. Il y a des raisons peut-être je dirais plus « sexy », mais moins rigoureuses, et il est important aussi, si nous voulons aider à la diffusion de ces idées qui pour moi sont vitales pour la société, il est très important de le faire avec rigueur et de bien faire la part des choses entre ce qui est rigoureux et ce qui l’est moins.

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COLLOQUE SCIENCE ET QUÊTE DE SENS – CONFÉRENCE B. D’ESPAGNAT

Colloque Science & Quête de Sens

JEAN STAUNE – Donc l’organisation de la soirée donc va être la suivante : chacun des six intervenants donc à la tribune va s’exprimer pour une quinzaine de minutes maximum. Donc je serai le gardien du temps. Je vous propose de commencer un petit peu dans l’ordre du livre, donc avec Bernard d’Espagnat qui est le premier auteur, donc nous allons lui passer la parole en premier. Je rappellerai, je pense que vous le connaissez tous, mais que donc il est membre de l’Académie des sciences morales et politiques et qu’il a été directeur du laboratoire de physique à l’Institut de physique des particules élémentaires d’Orsay et professeur à l’université d’Orsay, et surtout c’est, je dirais, un des principaux penseurs de la physique quantique, en tout cas qui essaie de nous faire partager ce que la révolution de la physique quantique nous dit sur la nature de la réalité. Donc c’est avec un grand plaisir que je lui passe la parole.

BERNARD D’ESPAGNAT – Bon, eh bien, effectivement, Jean Staune m’a demandé de vous parler pendant un petit quart d’heure de ce livre, et je le fais très volontiers. Ce livre a deux grandes qualités. Premièrement, contrairement à l’immense majorité de ce qui s’imprime, il parle, et sans naïveté, de ce qui est véritablement, souverainement, je dirais, important. Et deuxièmement, il est la meilleure des réfutations possible à l’accusation d’endoctrinement que certains adressent volontiers à quiconque s’écarte des idées reçues, car il présente une variété d’opinions très diverses et quelquefois même opposées.

Ce n’est pas étonnant car il n’y a pas de doute qu’une quête approfondie du sens est une tâche vraiment difficile.

Comme nous n’avons chacun qu’un temps de parole limité – un part d’heure, donc – je ne tenterai pas, bien entendu, de vous faire un exposé général du livre, mais je me limiterai à la première partie, qui a pour titre quelque chose comme « Science et philosophie – de la science à la philosophie », et qui ne contient que trois articles, en fait. Un article de Christian de Duve, un article de Paul Davis et un article de votre serviteur.

Je pense que le mieux est de les prendre dans cet ordre. Ce n’est pas l’ordre dans lequel ils ont paru mais c’est l’ordre qui en tout cas me convient à moi ce soir le mieux. Et, au reste, nous allons voir que la diversité des opinions contenues dans ce livre, n’est-ce pas, se reflète déjà dans ce tout petit sous-ensemble de textes.

L’article de Christian de Duve, qui est biologiste, est comme il se doit centré sur le vivant, et il est formidablement intéressant et instructif. L’ignorant que je suis en la matière y a appris beaucoup, particulièrement sur l’histoire de la vie et sur ce qu’on sait ou ce qu’on devine de ses origines. En ce qui concerne les idées générales, l’auteur dès le départ pose en principe que la science est fondée sur le naturalisme, c’est-à-dire, comme il le spécifie dès les premières lignes de son texte, sur l’idée que « toutes les manifestations ayant cours dans l’univers sont explicables par les lois connues de la physique et de la chimie ». Selon lui, il s’agit là d’un postulat indispensable à toute recherche scientifique, et d’un postulat qui, bien sûr, exclut toute référence aux sciences naturelles. Nous aurons l’occasion de revenir bientôt sur cette notion de naturalisme à la Christian de Duve et sur ce qu’implicitement elle implique (sic !).

Pour le moment, je note simplement que sur les questions, précisément, des origines de la vie, de son évolution et ainsi de suite, vers une complexité toujours plus grande, sur les questions d’une aptitude à la conscience, etc., la notion en question, la notion de naturalisme ne s’écarte pas appréciablement, me semble-t-il, des vues darwiniennes courantes.

C’est ainsi que Christian de Duve rejette la notion d’une complexité irréductible à toute construction darwinienne, autrement dit qu’il rejette le finalisme. Alors on peut se demander si cette approche de Christian de Duve a un rapport quelconque avec la quête de sens.

Un élément de réponse peut être recherché là où, vers la fin de son exposé, il renvoie dos à dos, en définitive, d’une part les tenants des thèses finalistes, et d’autre part les partisans tel Jacques Monod de l’idée de contingence pure, de l’idée que notre existence est un événement fantastiquement improbable, un événement de pur hasard.

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Christian de Duve prend là pour fondement de sa réflexion le fait, effectivement, le fait irréfutable que nous appartenons à un univers capable de donner naissance à la vie et à l’esprit.

C’est en somme ce qu’on appelle le principe anthropique faible. Il se limite, voyez, au minimum. Nous appartenons à un univers, c’est un fait, capable de donner naissance à la vie et à l’esprit, puisqu’il lui a donné naissance. Et il me semble que, dans la mesure où il discerne un sens, une signification à notre existence, cette signification réside pour lui dans le fait que nous sommes l’une des parties d’un modèle cosmique qui ne fait que commencer à se révéler et où, par nous, la responsabilité, la notion de responsabilité est en train de prendre naissance.

Chez Paul Davis, ce sens que nous cherchons est plus perceptible. Son attitude – son article porte le titre éloquent Entr’apercevoir l’esprit de Dieu, ce qui semble déjà indiquer que lui n’exclut pas le surnaturel. Mais attention, il estime lui aussi que tout fonctionne selon les lois naturelles, sans ingérence extérieure. Ce qui lui apparaît comme divin, on pourrait aussi dire miraculeux, c’est essentiellement l’agencement de ces lois, c’est le fait qu’elles sont précisément celles qui pouvaient permettre l’apparition de la vie, et ultérieurement de la conscience.

Autrement dit, contrairement à Christian de Duve, qui refuse toute finalité, Paul Davis, lui, accepte le principe anthropique dans sa version forte. Citant Freeman J. Dyson, il va jusqu’à écrire : « C’est presque comme si l’univers savait que nous allions venir ».

Il n’en est pas moins vrai que lui, tout comme Christian de Duve, ramène tout en définitive à des lois physiques qu’ils paraissent tenir l’un et l’autre pour indépendantes de la structure de notre esprit, tout en étant connaissable par ce même esprit.

Ainsi, ces deux scientifiques renvoient finalement à la physique et à la physique fondamentale. Mais la physique fondamentale est quantique ; il est par conséquent intéressant de voir ce que dit dans le fond la physique quantique. C’est ce à quoi je me suis beaucoup attelé. Or, il se passe dans ce domaine une chose des plus curieuses, c’est que plus nous étudions les divers aspects de la matière, plus la notion même de matière nous échappe. Une idée naïve qu’ont encore tant de personnes hautement instruites que la réalité serait en définitive, en fin de compte constituée de myriades de corpuscules plongés dans des champ de forces, cette idée ne tient pas, tout simplement. Elle ne tient pas vis-à-vis de nos connaissances théoriques et expérimentales actuelles. Et de fait, nous, physiciens actuels, nous n’avons aucune ontologie crédible à proposer. La physique progresse à grands pas en construisant une synthèse quantitative et magnifique d’un nombre de plus en plus grand d’observations rigoureuses, et quantitatives elles aussi, mais quand nous essayons d’interpréter cette synthèse en termes descriptifs, eh bien, si vraiment nous voulons ne pas nous payer de mots, nous voyons ceci : les données fondamentales, constatons-nous, se présentent essentiellement comme étant des règles de prédiction d’observations.

Il est vrai que dans la pratique nous pouvons souvent les interpréter en termes descriptifs, ce qui simplifie beaucoup nos discours, bien sûr. Et bien entendu, nous avons tendance à hypostasier des descriptions ainsi obtenues et à les interpréter comme décrivant réellement une réalité extérieure qui existerait en elle-même indépendamment de nous.

Comme je le disais à l’instant, c’est me semble-t-il ce que font implicitement les deux auteurs dont je viens de parler. Mais quand on va au fond des choses, on constate, ce qui n’a rien d’étonnant, que les descriptions en question font partiellement, mais visiblement, référence aux aptitudes de notre esprit, ce qui fait que finalement ce à quoi nous attribuons le nom de « matière » est quelque chose de fondamentalement in-formé, formaté par l’esprit humain.

Il en résulte que la relation entre l’esprit humain et la matière au sens scientifique du terme est beaucoup subtile qu’on ne le pensait et qu’il est devenu quasiment illogique de considérer que cette matière que l’esprit façonne serait elle-même la matrice de l’esprit.

Alors, comme je l’explique dans mon article, cela pose évidemment la question du sens sous un jour assez nouveau, sous un jour qui nous éloigne encore un peu plus du mécanicisme élémentaire que nous rejetons tous les trois – les trois auteurs dont je parle –, mais qui nous éloigne aussi du naturalisme scientifique de Christian de Duve et même de celui de Paul Davis, et qui par contraste nous rapproche quelque peu, me semble-t-il, aussi bien des positions des religions traditionnelles que de celles d’importantes écoles philosophiques.

Sur le premier point, je n’ai pas besoin d’insister. Le naturalisme considère que l’esprit est entièrement généré en définitive par ce qui est le plus élémentaire, en termes courants nous disons plus matériel, voire plus bas que lui, n’est-ce pas. Alors que les religions prennent la position inverse, bien sûr.

Et quant aux philosophes, la plupart d’entre eux, au moins depuis Kant, estiment que notre connaissance discursive, aussi bien notre connaissance courante que celle qui émane de la science,

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n’atteint que le monde des phénomènes, autrement dit n’atteint qu’une réalité empirique, une empirie, qui est en partie au moins construite par nous. Donc il y a une certaine convergence, voyez, entre les philosophes et ce que semble dire vraiment la mécanique quantique.

Alors en ce qui concerne la problématique centrale du livre, la quête du sens, deux ou trois approches conduisent, ce qui n’est pas très surprenant, à des positions non réductibles les unes aux autres (zozote-zozote-zozote !). Complémentaires peut-être mais assurément différentes.

Chez Christian de Duve, il me semble que c’est le fait même de l’évolution cosmique, de l’accroissement de complexité de l’univers qui constitue le sens, un sens qu’il n’y a pas à chercher ailleurs, selon lui.

Chez Paul Davis, la notion de sens apparaît sous une forme qui se rapproche assez nettement plus de ce que nous mettons instinctivement sous ce terme, puisque son texte renvoie à un programme divin, à une attente, par conséquent.

Je remarque que ces deux auteurs, un peu comme Teilhard de Chardin naguère, lient très expressément la notion de sens à celle d’avenir et de progrès. Et même d’avenir et de progrès cosmiques, bref au temps linéaire, au temps des Hébreux plus qu’au temps des Grecs.

Alors chez moi, l’approche est très différente. Je ne mets explicitement l’accent ni sur « les lendemains qui chantent », même les lendemains lointains, ni sur, je dirais, la découverte progressive des plans de l’univers et des desseins de Dieu. Au fond, ma position, la position que j’estime m’être pratiquement dictée par la physique quantique contemporaine, cette position va plutôt dans le sens inverse, et elle se rattache à une remarque que j’ai entendue, ou cru entendre, lors d’un congrès dans la bouche d’un grand mathématicien français malheureusement décédé depuis. Je ne dis pas son nom car je ne suis pas absolument sûr de l’attribution. Mais la remarque était la suivante, elle était qu’au fond, pour nous, le sens, le sentiment que quelque chose à un sens, ce sentiment en fait varie en fonction inverse de la connaissance discursive qu’on se trouve avoir. Et ça se constate assez bien en science, n’est-ce pas. À la limite, une chose qui est parfaitement connue et comprise n’est, du coup, plus intéressante.

Bien sûr, ce qui est déclaré rigoureusement inconnaissable n’est pas intéressant non plus et suscite la désespérance, mais je crois que le sens, la quête de sens, se situe entre ces limites, et je dirais même que le sens c’est au fond la quête de sens elle-même, la quête d’un sens qui se dérobe à l’infini mais qui, comme Nausicaa fuyant vers les eaux, se laisse quand même entrevoir.

Alors bien entendu, certains diront de moi comme ils ont dit de beaucoup d’autres : Ah, il cherche à sauver Dieu en le casant dans les interstices temporaires de notre savoir ! Mais ils auront tort. S’agit-il de Dieu, d’abord ? C’est à voir. Mais qu’il s’agisse d’interstices temporaires, certainement pas. Les anciennes représentations scientifiques de la réalité se sont une à une effondrées, et de fait nous ne disposons plus à l’heure qu’il est, c’est ce que je disais à l’instant, d’aucune représentation scientifique scientifiquement crédible de cette réalité. En tout cas d’aucune représentation crédible de cette réalité qui puisse être considérée comme décrivant un réel en soi. Et cela est un fait essentiel qu’on n’a pas le doit d’ignorer, et un fait qui, pour les raisons que je viens de donner, ne me désespère pas, bien au contraire. D’abord parce que la quête scientifique continue et contribue à nous faire appréhender toujours plus finement la subtilité de notre rapport avec le réel, et d’autre part parce que cet échec du naturalisme matérialiste fait que des spéculations philosophiques voire religieuses autrement inspirantes que la plate ontologie mécaniciste retrouvent de ce fait droit de cité.

Voilà, c’est à peu près ça que j’avais envie de vous dire.

(Applaudissements)

J. STAUNE – Un grand merci au Pr d’Espagnat, non seulement pour la présentation de ses idées, mais également de celles des deux collègues qu’il a cités, et je crois que c’était effectivement une très bonne introduction à la diversité des idées du livre et aussi à la profondeur des implications philosophiques de certaines de ses positions. On en reparlera tout à l’heure dans le débat, mais je veux juste, sur ce dernier point, insister à quel point vous aviez raison de préciser qu’il y a une différence fondamentale entre « on met Dieu parce qu’on ne connaît pas » et de dire « on sait très bien pourquoi on ne connaîtra jamais par exemple en même temps la position et la vitesse d’une particule » ; il y a une différence énorme au plan épistémologique entre le « on ne sait pas – pas encore » et le « on sait très bien, avec une précision extrême, pourquoi on ne saura jamais certaines choses ». Très important au plan épistémologique.

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Et donc maintenant je suis heureux de passer la parole à Jean Kovalevsky, donc, membre de l’Académie des sciences, un grand astronome français, qui a dirigé les programmes internationaux de satellites, mais qui a aussi donc un grand intérêt pour ces questions puisqu’il est depuis la fondation, comme Bernard d’Espagnat, depuis la fondation de l’UIP, donc, dans les personnalités qui participent à ses activités, et donc je lui passe la parole, là aussi pour parler de son intervention mais aussi de celle d’un de ses confrères.

JEAN KOVALEVSKY – Merci. Alors effectivement, malheureusement personne n’est prévu pour parler de la deuxième partie de ce livre, il n’y a pas d’auteur présent sur les problèmes « science, spiritualité et société », je le regrette, et en ce qui me concerne je vais parler sur la troisième partie de ce livre, la convergence des approches, en me limitant aux deux premiers textes, puisque l’auteur du troisième, Thierry Magnin, est présent, de Charles Townes et de moi-même.

Eh bien, je voudrais d’abord rapidement exposer ici les idées contenues dans ces deux exposés, et je dirais dès le départ qu’il est très frappant de constater qu’il y a une remarquable similitude sinon même convergence de pensée de ces deux auteurs, qui ne se connaissaient pas, qui n’ont pas le même passé scientifique, mais qui arrivent finalement à des conclusions très semblables.

L’idée exposée dès le début par Townes est la similitude qui existe entre la science et la religion. Nous verrons plus tard que c’est un point assez important sur lequel je vais un peu m’étendre. Mais en ce qui me concerne j’insiste au début que ce sont deux voies qui de façon complémentaire conduisent finalement à une approche plus approfondie de la réalité, d’une réalité unique, plus vaste que celle qui nous est proposée soit pour l’univers matériel étudié par la science, soit par les dogmes et la connaissance spirituelle.

Dans ces deux articles, on se heurte dès le départ à un problème que Townes appelle paradoxe, que personnellement j’appelle antinomie, mais qui finalement veulent dire que, en science comme en religion, il y a des discours qui apparemment sont contradictoires. Par exemple, pour parler science, et cet exemple est cité des deux côtés, les caractères à la fois ondulatoire et corpusculaire de la lumière. Pendant des siècles il y a eu une confrontation des idées jusqu’à ce que la mécanique quantique ait réussi à expliquer ce que veut dire l’un et l’autre – dans quelles conditions c’est plutôt l’un et dans quelles conditions c’est plutôt l’autre.

On pourrait de même parler du principe d’incertitude dont Monsieur d’Espagnat a parlé tout à l’heure, ou même Jean Staune. C’est pour la physique. Je dirais que l’essentiel de ces paradoxes proviennent du fait que la physique au début du siècle et au milieu du cercle dernier, disons, est passée du monde macroscopique, qui est dans le fond assez facilement compréhensible à notre expérience de tous les jours, au monde atomique, ou subatomique maintenant. Eh bien, c’est donc que, en présentant cela, on arrive à des manières de décrire la réalité sous des formes qui nous paraissent partiellement contradictoires et c’est effectivement le rôle de la science de montrer qu’elles ne le sont pas.

Eh bien, c’est exactement la même chose dans le domaine spirituel, dans le domaine des religions, et là également, pour ne parler que de christianisme, les notions de trinité et pourtant un Dieu unique, les notions de Christ homme et dieu à la fois, vie et mort, etc., sont des paradoxes, sont des antinomies qui ont été l’objet d’énormément de discussions dans les premiers siècles du christianisme, en particulier parmi les Pères de l’Église, et qui finalement ont trouvé disons une explication, en tous les cas une convergence dans la manière d’interpréter ces antinomies.

Un autre point commun à ces deux articles est le rôle fondamental qui est joué par la foi. En effet, bon, la foi dans le domaine religieux nous savons ce que c’est, j’en dirai quelques mots, mais elle est tout aussi indispensable aux scientifiques, car « il a besoin d’y croire » pour mener ses travaux, parce qu’il doit s’engager et considérer qu’il existe un ordre prévalent dans l’univers qui s’exprime par les lois de la physique, ce qu’on appelle en général les lois de la physique, et que l’esprit humain est capable de comprendre cet ordre, et aussi que la réalité est à la fois unique et objective. Eh bien, rien n’est évident dans cela, c’est un acte de foi que d’y croire et sans cette foi à quoi bon comprendre un monde qui serait alors présumé désordonné et incompréhensible, et en fiat formé de forces capricieuses, comme on les voit dans les superstitions. Eh bien, cette foi est-elle si différente de la foi en un dieu ? N’est-ce pas aussi un dogme ? Et c’est essentiellement la manière dont Charles Townes présente ce problème de la foi.

Et il va plus loin d’ailleurs, puisqu’il dit qu’il y a de temps en temps chez un certain nombre de scientifiques particulièrement brillants, particulièrement imaginatifs, des idées nouvelles et qui font progresser la science qui disent : « Ah ben voilà une idée lumineuse ! ». Ça a été le cas d’Einstein lorsqu’il a enfin compris, lorsqu’il a eu l’idée sensationnelle de dire que finalement on n’a pas besoin d’éther.

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Eh bien, la science, ce sont des espèces de révélations, tout comme la religion est basée sur un certain nombre de révélations. Mais la foi ou la confiance que l’on a en science est aussi commune pour d’autres raisons. Je dirais : je suis scientifique, je comprends parfaitement les méthodes de travail de mes collègues et la manière dont ils raisonnent lorsqu’ils présentent leurs résultats, mais je suis évidemment absolument hors d’état de vérifier leurs expériences et leurs déductions au moins dans 999 fois sur 1000. Et pourtant, j’admets ces résultats parce que je sais, j’ai confiance dans la manière dont ils travaillent, qui est la façon scientifique de travailler, et que je sais également qu’ils sont de leur côté vus et revus par leurs collègues qui connaissent mieux la branche de la science dans laquelle ils travaillent.

C'est donc une espèce de foi, qui est cette fois une confiance, une confiance vis-à-vis de mes collègues scientifiques. Et alors, pour passer dans la vision religieuse, eh bien, nous en sommes exactement au même endroit : il y a d’une part certaines révélations, qui sont exprimées et rendues… j’allais dire « publiques », mais enfin mises à notre disposition par un certain nombre de personnages particulièrement forts du point de vue spirituel, et qu’il y a par la suite de très nombreuses expériences mystiques, des faits historiques impliquant ces expériences, des confirmations par des traditions millénaires – là non plus je ne les ai pas vécues, mais pour la même raison, comprenant exactement ce type d’expérience mystique que les gens peuvent avoir, et j’ai a fortiori foi dans l’ensemble qui constitue la tradition religieuse de la religion à laquelle j’appartiens. D’ailleurs, c’est Townes qui le signale, qui le souligne, il n’y a pas effectivement dans ce cas-là d’expérience an quelque sorte que l’on peut répéter un grand nombre de fois pour bien établir une loi physique, mais n’est-ce pas vrai aussi en sciences humaines, en sociologie, par exemple ? On ne peut pas. Et par conséquent, il y a dans les sciences humaines déjà une approche scientifique, certes, mais également quelque chose qui utilise en quelque sorte la foi, la confiance que les croyants ont dans l’expression de leur propre religion.

Un autre aspect du parallélisme entre science et religion que lui, Townes, n’aborde pas mais dont je souhaite dire quelques mots, car je le considère comme tout à fait important, c’est que aussi bien les scientifiques, la science, que la religion n’expriment pas la réalité exacte, ils expriment, ils essaient de la représenter, de représenter leur nation (sic ! leurs notions) sous forme de comparaisons, et de ce qu’on appelle en science de modèles. Tout se passe comme si. Tout se passe comme si, pour Newton que la force de gravité en 1/r2 se transmet instantanément, et tout se passe comme si, pour Einstein, que les masses déforment l’espace et que cette déformation se transmet avec la vitesse de la lumière, avec des nombreuses vérifications de tout ceci, y compris la dernière, au moins on s’attend rapidement à la voir, que sont les ondes gravitationnelles.

En religion, ces méthodes, eh bien, on les appelle des paraboles, et c’est aussi utilisé pour essayer d’expliquer, pour essayer de comprendre ce qu’est disons le Royaume de Dieu, pour prendre un exemple. Le modèle est omniprésent dans la façon dont les traditions religieuses, dont les dogmes, dont les conséquences de celles-ci sont transmises sous forme de, eh bien, pour dire par exemple que ça vaut vraiment la peine de vivre de manière à atteindre le Royaume de Dieu, eh bien, Jésus-Christ nous dit que c’est comme quelqu'un qui a trouvé une grande perle et qui vend tout pour essayer de l’acheter. C’est un exemple, mais il y en a évidemment beaucoup d’autres, qui sont cités d’ailleurs dans ces textes.

Donc tout ceci est une très grande convergence, formidable convergence entre la science et la religion, qui fait que ni l’une ni l’autre n’expriment réellement la réalité mais expriment une image de la réalité, et là, donc, il y a une approche tout à fait convergente. Plus la science avance, d’ailleurs, plus la religion est approfondie par l’exégèse et la prise en compte des résultats scientifiques, ce qui est le but d’un certain nombre d’entre nous, plus ces deux approches de la réalité convergent. Et plusieurs des problèmes essentiels sont d’ores et déjà ainsi posés : l’origine de la vie, tant bien entendu d’un point de vue spirituel que du point de vie des valeurs spécifiques des constantes universelles qui permettent la vie – on en a parlé tout à l’heure –, l’accroissement de la complexité qui n’est quand même pas tout à fait le principe de Carnot, ensuite l’avènement de la conscience. Tout ceci, je pense que cela ne peut pas être du domaine unique de la science mais que ce n’est également pas le domaine unique de la spiritualité, c’est bien les deux ensembles qui peuvent converger vers une solution.

Et d’ailleurs – j’en arrive à la fin –, en citant carrément les conclusions de ces deux articles, vous verrez qu’elles sont également convergentes. Pour Townes, je cite : « Si nous acceptons l’idée qu’il existe une vérité, nous devons nous engager à utiliser au mieux notre sagesse, les leçons de l’histoire, la sagesse ancestrale, les expériences et les révélations de nos proches pour nous rapprocher le plus possible de la vérité et du sens ».

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En ce qui me concerne, je me suis caché derrière l’ombre de Teilhard de Chardin, qui dit : « Une interprétation même positiviste de l’univers doit ouvrir le dedans comme le dehors, l’esprit autant que la matière ; la vraie physique est celle qui intégrera l’homme dans une représentation cohérente du monde ».

(Applaudissements)

J. STAUNE – Un grand merci à Jean Kovalevsky, qui a développé à travers ces idées de lui-même et de Charles Townes l’un des points, je crois, qui est vraiment un des points à noter, un point remarquable de cet ouvrage, donc ce parallélisme méthodologique qui peut, je pense, surprendre beaucoup de gens qui n’y ont pas pensé, quand ils découvrent ça la première fois, ce parallèle méthodologique qu’il y a entre science et religion, c’est certainement un point dont nous débattrons et sur lequel nous reviendrons à plusieurs reprises dans les questions.

Maintenant, après Jean Kovalevsky, les autres auteurs du livre sont pratiquement tous là à la tribune, donc on va les prendre dans l’ordre. Donc d’abord Thierry Magnin, Bruno Guiderdonni, Trinh Xuan Thuan et Khalil Shamsham. Donc je passe maintenant la parole donc au père Thierry Magnin qui est également un physicien quantique, professeur des universités actuellement en disponibilité, puisqu’il est vicaire général de Saint-Étienne, et donc qui a mené une carrière de physicien quantique tout en ayant également donc son doctorat en théologie sur ces question de science et religion.

THIERRY MAGNIN – Voilà. Alors peut-être que n’ayant pas à faire le résumé des articles des autres, et ne voulant pas tout focaliser sur le mien, je vais peut-être en profiter pour dire l’expérience que ça a été et que ça continue d’être de cheminer, justement, pour un prêtre catholique, dans ces rencontres dont le livre aux Presses de la Renaissance est comme un condensé d’un bon nombre d’entre elles.

D’abord je suis bien placé, là, entre deux amis, de religion différente de la mienne aussi, et je dois dire d’abord que c’est une chance de notre monde d’aujourd’hui et c’est peut-être un côté positif de la mondialisation dont on parle que de permettre via des questions posées par les sciences dites exactes et dont on montre qu’elles ne le sont pas vraiment, de faire se rencontrer des personnes de culture et de religion différentes. Et ça je pense que c’est vraiment quelque chose de particulièrement important – le livre quelque part essaie de le traduire –, particulièrement important pour une certaine fraternité, déjà, et particulièrement important aussi pour cette grande question du sens, la laquelle porte le livre et qui est souvent vue sous l’angle du non-sens dans nos sociétés, en particulier occidentales, et souvent c'est plutôt le non-sens qui semble l’emporter. Ce n’est pas la moindre des surprises peut-être que de voir que dans le monde scientifique des sciences dites exactes, eh bien, d’autres perspectives émergent dans une discussion très large, c’est pas des choses complètement définies, établies, c’est une recherche, et c’est pas la moindre donc des surprises de voir que – je ne sais pas si c’est un réenchantement du monde, moi je ne le dirais pas –, mais une nouveauté dans le questionnement sur le sens, avec des ouvertures, à partir d’une réflexion sur les sciences, qui ont souvent été vues justement comme productrices d’un certain désenchantement du monde.

Alors je crois qu’on est sortis pour une grande part, pas complètement, hein, pas complètement du scientisme de cette époque où la science prétendait avoir une connaissance absolue ou prétendait à la connaissance absolue, et aujourd’hui dans un dialogue beaucoup plus ouvert entre science et philosophie en tout cas de nouvelles idées, de nouvelles perspectives émergent et il me semble que de pouvoir participer à cette recherche-là, c’est une chance.

Alors c’est une aventure humaine. Moi, personnellement je suis un vrai latin, hein, et bien sûr on s’est retrouvés dans les différentes rencontres entre des personnes ayant des religions différentes et se retrouvant à partir d’une même science pratiquée ou de sciences très proche, et en même temps les différences culturelles sont fortes. Par exemple entre les latins et les anglo-saxons. Moi j’ai été élevé dans l’optique d’un Jacques Maritain – « élevé », éduqué au niveau de la philosophie, de la théologie et des sciences dans l’optique d’un Jacques Maritain : « distinguer pour unir », la distinction entre les sciences, la philosophie, la théologie ou les religions ; ne pas mélanger les genres, ne pas chercher une confusion entre tout cela, ça c’est quelque chose qui dans le monde latin est extrêmement important. Quand on se trouve dans le monde anglo-saxon, on peut voir

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parfois d’autres manières de penser. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de la rigueur mais c’est autre, hein. Et cette confrontation-là, elle peut surprendre, voire choquer. Pour moi il est hors de question de voir surgir Dieu de la science, si je puis dire, hein. Du moins le Dieu auquel je crois. Alors si c’est le Dieu de Spinoza, ça, c’est autre chose, mais si c’est le Dieu des chrétiens, ça m’»étonnerait qu’il surgisse d’une const-sidération sur la science. Par contre, ce qui est de particulièrement intéressant, c’est que les sciences du XXe siècle et, donc, de ce début du XXIe, reposent d’une manière nouvelle les grandes questions de la philosophie de toujours, et notamment sur la place de l’homme dans cette grande aventure de l’univers. Et sur la place de l’homme, qui à la fois, biologiquement parlant est un produit de cette grande évolution, et qui en même temps a une place singulière qui lui permet justement notamment de faire des sciences et bien d’autres choses. Voilà.

Alors cette aventure-là, elle est intéressante. Quand j’ai commencé, moi, mes études supérieures en physique, c’était en 1970, c’est l’année où sortait le livre de Jacques Monod, le Hasard et la Nécessité, et quand on est en Maths Sup on admire tous les grands scientifiques, évidemment, et puis en même temps en lisant Jacques Monod on entendait pratiquement que l’homme était arrivé par hasard dans cette grande histoire de l’évolution, qu’il en repartirait de la même manière, et que tout cela n’avait pas beaucoup de sens. Alors évidemment ça posait quelques questions, hein. Et puis neuf ans après, pratiquement au moment où je passais ma thèse de physique, c’était plutôt le livre de Prigogine, qui d’ailleurs a emprunté le titre – vous me direz où – qui s’appelle la Nouvelle alliance14, mais il s’agissait de la nouvelle alliance entre l’homme et la nature, hein, dans ce livre de Prigogine, faisant jouer notamment au hasard un rôle tout à fait différent de celui de Monod. Voilà. Donc, ballotté un petit peu entre ces deux… pas extrêmes, mais ces deux visions quand même très différentes, une avancée.

Ces recherches dont on évoque quelques éléments dans le livre sont en cours, elles ne sont pas définitives, hein.

Question sur l’homme. Question sur l’homme à plusieurs titres. Question sur la place de l’homme dans l’univers à travers le big bang, le principe anthropique mais je pense que là d’autres que moi en parleront, je ne vais pas insister.

Question de malentendu parfois quand on parle par exemple de la finalité – quel est le but de cet univers, hein ? C’est différent de parler d’une cellule qui produit une autre cellule et puis de parler du but sous forme du sens et de la direction. Ça, c’est une question philosophique, et parfois on peut mélanger un peu les deux, c’est souvent source de confusion et de conflit. Mais peut-on faire l’économie des conflits quand on regarde ce genre de domaines qui sont quand même très délicats, et notamment en termes de langage employé dans les sciences, employé en philosophie, employé dans une religion différente, il est intéressant je dirais d’avancer dans cette précision de langage et de comprendre que les mots ne jouent pas le même rôle dans les différents domaines, et en même temps que c'est le même homme qui essaie d’être un bon chercheur scientifique, de réfléchir sur le sens et, si c’est le cas, de pratiquer d’une manière intelligente la religion dans laquelle il se situe. Alors ça, ça en fait partie, de ce type de dialogue.

Question sur l’homme. Moi ce qui m’a beaucoup intéressé, et là je vais en venir plus au contenu de mon propre travail, c’est initié d’ailleurs par François Jacob, qui était avec Jacques Monod mais qui n’avait pas la même vision, hein. Et notamment dans un de ses livres qui s’appelle le Jeu des possibles, pour lui il essaie de comparer les démarches scientifique et mythique – le mythe, la catégorie du mythe, dans le sens noble du terme. Et finalement, il trouve beaucoup de points communs au départ. Comme dans la démarche scientifique, la démarche mythique essaie d’imaginer un monde ou des mondes possibles, un fragment en tout cas de monde possible, faisant largement appel à l’imagination. Et il montre d’ailleurs comment, dans cette démarche scientifique, il fait largement appel à l’imagination ; on va bien sûr enlever toute forme d’affextivité (sic) ou d’individualisme ou de participation psychologique dans ce qui sera donné comme résultat des sciences qui apparaît justement dans une forme d’objectivité, et en même temps dans la recherche du scientifique, eh bien, il y est lui-même totalement impliqué. D’où la question : quelle sont les valeurs sous-jacentes à cette démarche scientifique ? Ce n’est pas neutre d’être chercheur, quelle que soit la discipline, et même s’il s’agit de bien distinguer les domaines, le chercheur n’est pas simplement un pur scientifique, comme on dit, forcément il sort souvent de son cadre de pensée, et il y a des interactions entre la science qu’il pratique, ses propres visions du monde et les idées environnantes qui le marquent. D’où l’épistémologie moderne qui essaie de tracer un chemin dans la manière dont les idées en science arrivent, parce qu’elle n’arrivent pas

14 I. PRIGOGINE & I. STENGERS, la Nouvelle Alliance : métamorphoses de la science, Gallimard, Paris, 1979.

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comme un cheveu sur la soupe, même s’il y a des grandes nouveautés et des irruptions, ce n’est pas sans lien avec la manière dont, dans d’autres domaines, le même type d’idées peuvent arriver.

Alors en particulier, moi je me suis intéressé à cette nouvelle relation entre le sujet et l’objet en physique, et cette remise en cause d’une forme d’objectivité absolue dans les sciences dites exactes comme la physique. Il y a le réel – alors Bernard d’Espagnat le disait tout à l’heure, et d’autres, bien sûr –, le réel que le scientifique analyse, comme disait Kant n’est pas le réel en soi, c’est un réel d’interaction dont l’homme fait partie, dont l’observateur fait partie de la nature qu’il observe, non seulement parce qu’il construit des concepts et qu’il se donne des outils pour en parler et pour présenter sa représentation du monde, mais aussi parce qu’il y a une sorte d’interaction via la théorie de la mesure, en particulier en physique, qui donne une place particulière à l’observateur. Et c’est notamment à travers l’histoire de la dualité onde-corpuscule en mécanique quantique dans les débuts du XXe siècle, je me suis particulièrement intéressé au principe de complémentarité de Niels Bohr – alors peut-être que tout le monde ne lit pas ça tous les jours, hein, mais ce qui est intéressant chez Niels Bohr, ce Danois, c’est de voir quelles ont été ses inspirations pour essayer de proposer son principe de complémentarité, qui est une sorte d’unité des antagonismes, d’unité des contraires, d’unité des différences. Sur quoi il s’est appuyé comme pensée ? Il s’est appuyé notamment sur Kierkegaard, hein, ça c’est très intéressant d’aller voir comment un scientifique comme Niels Bohr s’est lui-même nourri d’une certaine philosophie15 pour essayer de conjuguer des contraires, en tout cas la réalité lui apparaissant comme une conjugaisons de contraires.

Alors Bohr et Heisenberg ont des pages assez extraordinaires là-dessus, qui débordent largement le sens purement euh de la science qu’il pratique et qui posent d’énormes questions sur la place du scientifique, sur le sens de la démarche scientifique et sur la place de l’homme.

Et comme le disait tout à l’heure Jean Kovalevsky, c’est une manière aussi de penser que l’on retrouve dans pas mal de traditions philosophiques et religieuses d’approcher la réalité à partir d’une sorte d’unité des contraires. Et je suis allé rechercher comment on avait déjà pensé, en effet, comme ça en philosophie. Alors les romantiques allemands en particulier ont l’habitude de penser en unité des antagonismes, en « grondement des contraires » pour certains d’entre eux, et puis dans la tradition chrétienne, notamment avec Thomas d’Aquin, c’est ce qu’on appelle la via eminentiae, c’est-à-dire quand on parle par exemple de Dieu, on dit ce qu’il est et tout de suite, prenant la négation de ce qu’on vient de dire, parce que Dieu est toujours au-delà de ce qu’on peut en dire.

Alors c’est ce type de cheminement qui m’a paru particulièrement intéressant, et du coup le terrain sur lequel pour moi il y a une forme de convergence n’est pas que la science convergerait vers pointer le doigt sur Dieu, ça je ne crois pas, personnellement – d’autres le croient et ça c’est objet de discussion et puis… c’est bien –, mais plutôt la convergence sur les attitudes. Il y a un certain nombre d’attitudes communes entre le chercheur de Dieu et le chercheur scientifique, sans mélanger les domaines de la science et de la religion et de la théologie. Mais le même homme peut pratiquer cette démarche scientifique et cette démarche du croyant, et c’est assez saisissant (dur à prononcer, hein !) de voir un certain nombre d’attitudes communes, que j’essaie de fonder. C’est pourquoi c’est la philosophie morale qui est pour moi un lieu de dialogue, et pas le seul, mais un lieu de dialogue entre science et théologie. C’est-à-dire l’analyse des fondements des attitudes que l’on peut pratiquer dans une recherche en théologie, que l’on peut pratiquer dans une recherche scientifique. Donc philosophie morale parce que ce sont des choix, ce sont des attitudes, ce sont des décisions, c’est une manière d’être qui est à la clé de ces attitudes.

Alors j’en cite une ou deux, si vous voulez, à titre d’illustration – je ne vais pas tout dire, puis je regarde ma montre aussi… Par exemple, je m’intéresse beaucoup à l’idée d’incomplétude en science, hein, qui notamment est illustrée dans cette unité des antagonismes en mécanique quantique et qui est illustrée par la recherche de la notion de « niveau de réalité », beaucoup travaillée avec Vasaram Nicolescu. Quelque chose nous échappe, c’est un des leitmotiv de l’épistémologie des sciences modernes, quelque chose nous échappe : il y a de l’imprédictible, il y a de l’imprévisible, il y a de l’incertitude – moi je ne dis pas de l’indéterminé, mais on peut le dire aussi –, quelque chose nous échappe et de reconnaître que quelque chose nous échappe n’est pas du tout une défaite de la raison scientifique mais est une condition de progression – de cette raison scientifique. Je trouve ce genre d’attitude, qui n’est pas forcément partagée par tout le monde, extrêmement intéressante. Dans la recherche de la réalité, quelque chose nous échappe, et d’accepter que ce quelque chose nous échappe est condition de progrès. Et ça c’est, en particulier

15 Et cela paraît d’autant plus intéressant pour un croyant que Kierkegaard est un philosophe chrétien…

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au XXe siècle, une évolution considérable. L’idée de certitude, en science, elle avait un statut je dirais quasi divin, si je puis m’exprimer ainsi, et, en fait, de passer de l’idée de certitude à l’idée d’incertitude – sans connotation psychologique, attention – est une condition de progrès de la démarche scientifique. Ça, c’est un changement considérable qui ne peut pas ne pas marquer nos mentalités. Et je me dis que si nous pouvons adopter aussi ce type d’approche dans la démarche du croyant, ça peut être aussi particulièrement intéressant. Ça a été pratiqué par un certain nombre déjà de théologiens, pas par tous, et il y a là me semble-t-il, dans ce type d’attitude commune sur des sujets très différents un point de rencontre, et il me semble que quelque part dans les religions différentes qui sont représentées notamment à cette table ce soir si nous pouvons arriver parfois à dialoguer à partir des questions posées par les sciences sur les points forts des religions auxquelles nous appartenons, c’est aussi parce que nous entrons dans ce type d’attitude qui peut être extrêmement aidant pour u dialogue interreligieux. En tout cas, il me semble que nous en avons ébauché quelque chose en ce sens.

Et puis la deuxième attitude que je dirai pour terminer, c’est ce qu’on pourrait appeler le sens du mystère, mais alors évidemment il faut prendre ce mot sous sa bonne acception et non pas sous l’angle du magique. Le mystère16, comme dit saint Augustin, ce n’est pas ce qu’on ne peut pas comprendre, c’est ce que l’on n’aura jamais fini de comprendre. Gabriel Marcel, qui est un philosophe remarquable du XXe siècle, a beaucoup de belles pages là-dessus ; il fait la différence entre un problème et un mystère. Un problème c’est quelque chose que nous avons devant les yeux, que nous essayons de résoudre mais nous en sommes indépendant ; un mystère, c’est un problème dont nous faisons partie, de la même manière que l’homme fait partie de cette nature qu’il tente d’analyser et de comprendre. Et du coup en faisant partie de cette nature il ne peut pas avoir le dernier mot sur elle. On regarde la nature avec le regard du scientifique, par exemple, qui en même temps en fait partie, et ça, ça ouvre au sens du mystère, c’est-à-dire une quête, à la fois une compréhension et une quête de sens certes infinie, mais qui est en même temps une richesse d’ouverture assez extraordinaire. En tout c’est ce qu’il me semble que nos dialogues ont tenté de montrer, avec des erreurs, des tâtonnements, des différences considérables – moi j’adhère pas du tout à tout ce qui est dit par les collègues, et c’est réciproque par rapport à moi, il ne s’agit pas d’être uniforme et de dire : « Ça y est, la science réenchante le monde ! ». Ça, je n’y crois pas du tout. Mais les recherches d’aujourd’hui ouvrent de nouvelles perspectives, y compris dans un dialogue en science, sens et religion, et à cette époque où la religion est souvent utilisée pour faire la guerre, ce n’est pas sans intérêt. Merci.

(Applaudissements)

J. STAUNE – Un grand merci au père Thierry Magnin, donc qui était très complémentaire de Jean Kovalevsky, puisqu’on a parlé de complémentarité, mais aussi il a parlé d’attitude commune après avoir parlé, donc, d’une approche de méthodologie commune avec l’intervenant précédent, et aussi sur cette approche donc de la notion, de l’importance notion d’incomplétude, dont on a beaucoup parlé ici à l’UIP et dont on parlera certainement dans le débat aussi.

Donc comme maintenant nous allons donc donner la parole à Bruno Abdallah Guiderdoni, qui est à la fois un scientifique, astrophysicien, directeur de recherche au C.N.R.S. et depuis peu nommé directeur de l’Observatoire de Lyon – et donc un grand scientifique – et aussi un spécialiste, je ne sais pas si on peut dire « théologien » dans l’islam, mais en tout cas un fondateur de l’Institut des Hautes Études musulmanes, et le présentateur des émissions musulmanes pendant plusieurs années, donc, et « Connaître l’Islam » du dimanche matin sur France 2, donc c’est aussi quelqu'un de très investi dans la réflexion sur l’islam et donc qui a pris une part très importante à ces réflexions internationales auxquelles Thierry Magnin a fait allusion, puisque ce livre est je dirais la partie émergée d’un iceberg dans lequel il y a eu des rencontres entre scientifiques, rencontres interreligieuses mais entre scientifiques représentant différentes religions.

Donc je passe la parole…

BRUNO ABDALLAH GUIDERDONI – Oui, dans la brève intervention que je voudrais faire ce soir, je désirerais avant tout montrer comment la question du sens en cosmologie, mon domaine de recherche, n’est pas une option dont on pourrait faire l’économie, quelque chose que l’on considérerait comme 16 Lat. mysterium, du gr. , « mystères, cérémonies secrètes en l’honneur d’une divinité et accessibles seulement à des initiés (mystês) ».

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disent les anglo-saxons le vendredi soir autour d’une bière dans un Pub, mais vraiment une question qui se trouve au cœur même de la réflexion cosmologique actuellement, même si au jour le jour dans la pratique quotidienne des laboratoires ou des observatoires, bien évidemment une pratique quotidienne extrêmement technique, les astrophysiciens, les cosmologistes n’ont pas, peut-être, cette question du sens à l’esprit de façon permanente.

En effet, l’une des grandes découvertes du siècle passé – il y en a eu de nombreuses, qui ont été évoquées par les intervenants précédents – mais l’une des grandes découvertes du siècle passé, c’est le fait que l’univers a une histoire et que nous ne pouvons comprendre la structure de cet univers – les étoiles, les galaxies qui nous environnent – que dans la mesure où nous retraçons l’histoire de cet univers à partir d’un événement initial que les théoriciens des années 20 et 30 ont appelé la singularité et qui est passé dans le domaine public sous le nom de « big bang », le grand boum. L’univers a une histoire et cette histoire est celle de la complexification des structures. En effet, la théorie nous dit que l’univers a commencé par une gigantesque explosion de l’espace qui a provoqué le refroidissement et la dilution de la matière. Et là on peut utilement se reporter aux propos de Bernard d’Espagnat à propos du mot « matière », c’est-à-dire que c’est quelque chose qui est aisé à étiqueter d’un mot mais très difficile à définir, mettons un ensemble de champ, d’énergie et de particules, cette matière en se diluant a pu au cours de l’expansion de l’univers qui a suivi le big bang, la grande explosion initiale, cette matière a pu se structurer. Et cette structuration a donné naissance aux galaxies, aux étoiles, aux planètes, et l’astronomie contemporaine, dotée désormais de moyens d’observation extrêmement puissants, entreprend le recensement de ces différents objets pour en faire des statistiques et après une période où l’on a étudié les étoiles puis une période ou on a étudié les galaxies, vous savez que depuis une dizaine d’années les astronomes découvrent maintenant autour des étoiles proches des planètes, qui pour l’instant ressemblent plutôt à des planètes comme Jupiter ou Saturne, mais dans les années à venir nous serons en mesure, avec les progrès technologiques, de détecter des planètes comme la Terre ou comme Vénus ou Mars, des planètes dites « telluriques », et donc de faire une étude systématique d’un autre type d’objet qui évidemment est très intéressant du point de vue de la complexité parce que c’est bien sur Terre qu’est apparue la complexité de la vie. Et la grande question que tout le monde se pose, bien évidemment, c’est de savoir si cette vie a pu apparaître sur d’autres planètes et dans quelle mesure, malgré les distances énormes qui nous séparent de ces planètes, nous pourrons d’une façon ou d’une autre détecter des formes de vie, des témoignages de ces formes de vie au moins indirects, et peut-être un jour de façon plus directe.

Alors nous avons donc, en quelques dizaines d’années de cosmologie contemporaine, aidés par les grands progrès théoriques qui ont été mentionnés par Bernard d’Espagnat, mais aussi par les progrès des instruments, des ordinateurs, de l’optique, entrepris ce recensement des structures de l’univers, et à peu près à la même époque où Jacques Monod faisait paraître le Hasard et la Nécessité, œuvre de biologiste affirmant finalement la contingence pure de notre existence sur Terre, pour employer un mot mentionné par le professeur d’Espagnat, le fait que nous sommes ici de façon absurde, que nous aurions dû ne pas apparaître parce que les conditions d’apparition de la vie sont tellement hautement improbables que cet événement ne s’est probablement jamais produit en dehors de la Terre, eh bien à peu près à la même époque les cosmologistes se sont interrogés sur l’origine des structures et ont constaté que l’ensemble de la structuration de l’univers n’a été possible qu’en raison d’un certain nombre de coïncidences fondamentales dans les lois de la physiques, les constantes qui régissent ces lois et les masses des particules élémentaires qui constituent les briques de base de la matière, même si on ne sait pas très bien, comme on l’a dit déjà, ce qu’est la matière.

Cette prise de conscience s’est faite progressivement et est arrivée un peu de tous les domaines de l’astrophysique, et est actuellement désignée en astrophysique par le nom de fine tuning en anglais, ce qu’on peut traduire en français par quelque chose comme « l’ajustement fin » des lois de la physique qui permet donc l’apparition des structures.

Dans les années 70 a donc émergé la notion de principe anthropique qui était censé expliquer l’origine de ces ajustements fins permettant l’apparition de la complexité, c’est-à-dire l’apparition des galaxies, des étoiles, des planètes et de la vie.

Vous savez qu’il y a deux versions du principe anthropique, une version dite « faible », sur laquelle d’ailleurs personne n’émet de réserve ; cette version faible du principe anthropique nous dit en substance que nous ne devons pas nous étonner que l’univers ait les conditions requises pour notre apparition, et que la région de l’univers dans laquelle la Terre se situe, le soleil, aient aussi un certain nombre de propriétés qui permettent notre existence. Hein, ce principe anthropique faible, finalement raisonne par l’absurde : si les conditions n’avaient pas été requises, il n’y aurait

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personne pour prendre conscience d’un univers hostile ou d’une région de l’univers hostile à l’apparition de la vie.

Le principe anthropique fort, lui, est beaucoup plus problématique du point de vue philosophique et aussi du point de vue de sa testabilité scientifique. Il dit que l’univers a exactement les propriétés requises pour l’apparition de la complexité, et que s’il avait eu des propriétés très légèrement différentes, eh bien, la complexité n’aurait pas pu apparaître.

Alors il y a différentes formulations du principe anthropique fort, mais la formulation la plus extrême dit finalement que n’importe quel autre univers est hostile à l’apparition de la complexité, donc de la vie et de l’homme qui est un des exemples de vie, mais le principe anthropique évidement vaut pour toute forme de vie et pas simplement la vie intelligente, même s’il y a des gens qui ont essayé de pousser le principe anthropique fort jusqu’à l’apparition de la vie intelligente.

Il s’agit là d’une prise de conscience qui est abondamment documentée dans la littérature et qui n’est pas contestée. Ce qui est contesté, c’est l’interprétation qui en est donnée, et il y a essentiellement à ce niveau-là trois attitudes possibles, et dans ces trois attitudes on retrouve justement la question du sens.

La première attitude est finalement une attitude agnostique, qui consiste à dire que nous nous retrouvons face à des énigmes tellement fondamentales que la science s’arrête. En quelque sorte rien ne dit que notre esprit qui, pour certains ou pour beaucoup de scientifiques est finalement un produit de l’évolution, rien ne dit que notre esprit est capable d’envisager des considérations cosmologiques à ce point de complexité. Et donc nous pouvons très bien ne pas comprendre pourquoi l’univers a les propriétés qu’il a, propriétés qui permettent l’apparition de la complexité, de la vie, de la vie intelligente. Il y a donc là une contingence, dans la mesure où nous ne pouvons pas remonter à la chaîne des causes et nous devons accepter ce fait que la science, la cosmologie, le projet de la cosmologie – qui était un projet contesté d’ailleurs par les positivistes au XIXe siècle – ce projet s’achève vu la difficulté de la tâche.

La deuxième attitude face au principe anthropique, au fine tuning, consiste à reconnaître une forme de finalité dans le cosmos. C’est faire rentrer par la fenêtre quelque chose qui a été évacué par la porte dans des siècles et des siècles de développement de la science et de formalisation de la méthode scientifique, puisque vous savez que le finalisme est quelque chose qui n’est pas admis dans les laboratoires, mais devant la montagne d’évidences, eh bien, finalement il faudrait essayer de construire une philosophie qui correspond à la vision du monde des cosmologistes contemporains et donc nous devons accepter qu’il y ait une forme de dessein dans l’univers, que ce dessein émane finalement de la matière en une forme de panthéisme où la matière elle-même, dont on ne sait pas ce que c’est, est en quelque sorte faite pour prendre conscience d’elle-même à travers l’apparition de la vie et de la vie intelligente. Bon, c’est une position qui est défendue en filigrane par exemple par un collègue que vous connaissez bien, qui est Hubert Reeves…

L’autre position au sein de la « théorie du dessein » est finalement la mise en avant de positions qui se trouvent dans les religions, dans lesquelles, d’une façon ou d’une autre, il y a un créateur, un principe créateur, qui peut être personnel ou non personnel d’ailleurs, suivant les religions.

Alors il y a des religions peut-être qui ne se posent pas cette question-là – on pense en particulier au bouddhisme –, mais en général la question du dessein est bien présente à l’intérieur des religions.

La troisième attitude consiste à dire que nous ne voulons ni l’agnosticisme ni la révélation, ou la présence d’un principe qui agence le monde, mais nous pouvons évacuer la question du fine tuning avec la supposition que nous sommes un exemple d’univers parmi un très grand nombre, voire une infinité d’autres univers. Cette idée est née relativement récemment et est actuellement étiquetée avec le terme de « multivers », dont vous avez peut-être entendu parler. C’est un groupe de théories qu’on appelle les théories du multivers.

Ces théories apparaissent donc en cosmologie pour évacuer la notion de dessein, et en même temps aller plus loin que le pur agnosticisme, dans la mesure où il y aurait en quelque sorte dans le cosmos une sorte de loterie qui provoquerait le tirage des propriétés des univers, ou des morceaux d’univers, et nous sommes les « gagnants » en quelque sorte – non exclusifs – de la loterie cosmique, dans la mesure où notre univers est un univers fécond et qu’il permet l’apparition de la complexité. Mais pour un gagnant il y a de nombreux perdants ; beaucoup de ces univers engendrés par un processus dont je parlerai tout à l’heure sont perdants dans la mesure où ils sont désespérément tristes et stériles, parce qu’ils sont trop simples pour pouvoir permettre, trop simples à la base pour permettre l’apparition de la complexité.

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Alors ces théories naissent dans la cosmologie, mais elles naissent aussi à l’intérieur des recherches de physique contemporaine, de physique fondamentale, avec les théories dites de « grande unification », dans la mesure où les théories les plus fondamentales que nous avons actuellement de la matière nous laissent penser que les lois de la physique telles que nous les connaissons actuellement : la loi de l’électromagnétisme, la loi des interactions fortes, la loi des interactions faibles, ces lois-là sont des lois qui ne sont pas véritablement fondamentales parce qu’elles dérivent de lois plus fondamentales qui sont présentes à haute énergie, par exemple au début de l’univers, au début de la phase d’expansion de l’univers, et les lois que nous connaissons dans notre environnement sont des lois qui apparaissent à basse énergie par un processus au nom évocateur qui s’appelle la « brisure de symétrie ». Une brisure de symétrie, c’est un moment où la matière-énergie doit choisir une configuration : ça se passe par exemple au moment où l’eau refroidit et doit, alors qu’évidemment l’eau est un liquide donc est caractérisée par l’absence d’agencement des molécules d’eau, et à un moment donné l’eau doit choisir une configuration de cristal. Donc il y a un choix qui se fait, il y a une direction qui apparaît pour que le cristal se construise. Cette direction apparaît de façon purement contingente : ça peut être une direction nord-sud, est-ouest ou n’importe quelle autre direction, il n’y a rien qui dise que ça doit être une direction particulière. Eh bien, c’est la même chose qui apparaît dans la transition entre les hautes énergies et les basses énergies, et finalement les lois que nous connaissons actuellement sont simplement un tirage parmi des probabilités.

Donc à la fois la physique contemporaine nous donne un mécanisme qui est capable d’engendrer la loterie cosmique et la cosmologie nous donne le contexte où l’on sent apparaître la nécessité de ce processus si l’on veut évacuer la notion de finalité en science. Donc nous avons finalement à travers ce processus une tentative d’évacuer le sens – mais est-elle réussie, et je finirai là-dessus dans cinq minutes, dans deux minutes –, une tentative de réduire le principe anthropique fort qui dit que l’univers a les propriétés requises et seul cet univers les a pour l’apparition de la complexité, une tentative de réduire le principe anthropique fort au principe anthropique faible, puisque finalement nous vivons simplement dans une région du multivers, c’est-à-dire un morceau d’univers, un domaine, dans lequel les loi permettent l’apparition de la complexité. Mais le multivers est un ensemble très très très grand – peut-être infini, mais le mot infini est délicat à manipuler en science parce qu’il amène souvent des paradoxes, en philosophie aussi, vous le savez – un ensemble très très très grand de domaines d’univers où dans la plupart des cas, la quasi-totalité des cas, eh bien, il n’y a pas les conditions requises pour l’apparition de la complexité.

Alors voilà quelque chose qui est vraiment constitutif de la réflexion en cosmologie actuellement. On a donc un processus dans lequel il y a une loi nécessaire – nécessaire veut dire que nous en comprenons l’origine et seule cette loi pouvait être valable –, il y a un ensemble de réalisations, de tirages au sort qui permettent d’engendrer les très grands nombres d’univers, et puis il y a un effet de sélection : nous constatons bien évidemment que nous habitons dans un morceau d’univers qui permet notre existence en tant qu’observateurs.

Alors la question qui se pose, et je finirai par là, c’est de savoir si cette entreprise a effectivement évacué la notion du sens. En effet, on peut se poser la question de l’efficacité prodigieuse des lois fondamentales, celles qui sont valables à haute énergie, les lois vraiment fondamentales à l’origine de tout cela, cette efficacité vraiment fondamentale pour finalement produire des situations qui finissent par engendrer l’apparition de la complexité, de la vie, de la vie intelligente.

Et en fait, dans ce développement de la pensée cosmologique pendant les trente dernières années essentiellement du XXe siècle, hein, ce sont les découvertes de cette période-là, finalement ce développement a concouru à repousser les bornes de l’énigme, en quelque sorte, sans évacuer ces bornes complètement. Parce qu’on se demande pourquoi, finalement, on doit démarrer nécessairement avec une loi qui ensuite engendre de l’espace, engendre des tirages, engendre de la complexité de temps en temps. Et on n’a pas d’explication sur la raison pour laquelle cette loi existe, c’est-à-dire qu’en fait on est toujours au même point, finalement – ça, c’est mon point de vue –, c’est qu’on est toujours à s’interroger sur l’infini de l’espace et la place de l’homme dans l’espace, dans l’univers. Alors on se trouve dans une situation qui a été rencontrée au cours de l’histoire de la philosophie – et je termine par là –, une situation qui se trouve par exemple dans ma propre tradition religieuse, dans la tradition islamique, lors d’un débat qui a eu lieu il y a presque mille ans entre Avicenne et al-Ghazali, deux très grands philosophes musulmans. Et ces deux très grands philosophes musulmans ne se sont pas connus mais al-Ghazali est venu après et a débattu sur les travaux d’Avicenne. Que dit Avicenne ? Finalement on va voir que la question qu’il se pose est

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vraiment la question que nous nous posons, nous, presque mille ans après17 dans les observatoires quand nous regardons le cosmos. Avicenne dit : Dieu seul est l’être nécessaire, on dirait en latin il est nécessaire per se – en arabe on dirait bib hatyy ??? –, par son essence il ne peut pas ne pas exister. Le monde, lui, est contingent, il pourrait ne pas exister, simplement Dieu lui donne l’existence. Mais à partir du moment où Dieu décide de lui donner l’existence, le monde est nécessaire par un autre que lui, c’est-à-dire par Dieu, donc le monde est à la fois contingent par lui-même, en lui-même, mais il est nécessaire par un autre, qui est Dieu.

Et Avicenne développe une doctrine de l’émanation dans laquelle finalement le monde ne peut pas ne pas arriver, puisqu’il est voulu par Dieu de toute éternité, donc le monde est éternel. Et finalement, il y a une continuité d’intelligibilité entre Dieu, c’est-à-dire mettons les archétypes, les grands principes, et la réalisation dans la matière, dans le monde. Et al-Ghazali dit, très finement, que cette position est impossible parce que en augmentant l’intelligibilité de Dieu et du monde, eh bien, en quelque sorte on diminue le pouvoir de Dieu, puisque Dieu n’a pas la possibilité de ne pas créer le monde. Il est tellement intelligible que son rayonnement d’intelligibilité entraîne l’apparition du monde de façon nécessaire par l’intelligibilité de Dieu.

Et nous nous trouvons finalement dans une situation qui est assez semblable. Parce que, effectivement, la tendance des gens qui défendent le multivers est d’évacuer la classe pour un Dieu créateur, pour un principe, pour un dessein. Mais d’un certain point de vue le mystère reste entier – et je prononce bien le mot « mystère » – parce que nous nous trouvons face à un processus où il y a toujours une loi au départ qui est capable d’engendrer la loterie cosmique, et finalement l’image que nous retirons de cela – et je finis par ce point – n’est pas celle, n’est plus celle d’un Dieu qui choisirait un monde parmi une infinité d’autres, mais d’un Dieu qui amène à l’existence une infinité de mondes. Et dans le débat entre l’intelligibilité de Dieu et le pouvoir de Dieu, qui se trouvait donc entre Avicenne et al-Ghazali, si Dieu est trop intelligible il n’a plus assez de pouvoir, il a moins de pouvoir puisqu’il ne peut pas ne pas avoir créé le monde, eh bien, il y a un troisième terme qui, me semble-t-il, est oublié, c’est celui de l’amour. Et c’est là que la question du sens revient, c’est qu’on a l’impression que non seulement l’intelligibilité et le pouvoir de Dieu, mais l’amour de Dieu, amènent à l’existence l’ensemble des possibles. Et c’est quelque chose évidemment qui fait réfléchir.

Alors vous allez me dit « mais qu’est-ce qui a changé finalement par rapport à Newton ? ». Newton dit : l’univers est infini, les cosmologistes contemporains disent : l’univers est infini. Certes, mais ce que les cosmologistes contemporains ajoutent, c’est la notion de diversité. C’est le fait que ce processus qui «émane probablement d’une loi fondamentale engendre une diversité incroyable dans le cosmos, dont nous ne pouvons sonder qu’une toute petite partie – à peine 100 milliards de galaxies, chaque galaxie comprenant environ 100 milliards d’étoiles, et probablement chaque étoile ayant un cortège de quelques planètes, voyez les ordres de grandeur – et ça, c’est simplement une petite bulle, c’est l’univers que nous pouvons observer pour des raisons fondamentales qui sont liées à l’âge de l’univers et à la vitesse finie de propagation de la lumière. Mais au-delà de ça il existe un univers illimité, riche d’une complexité que nous ne saurons explorer, et évidemment c’est un objet de méditation pour les cosmologistes et en particulier pour ceux qui se reconnaissent dans un cheminement religieux.

Voilà, je vous remercie.

(Applaudissements)

J. STAUNE – Merci à Bruno Guiderdoni. Je vais simplement préciser qu’en dehors du raisonnement qu’il nous a développé ici, il n’a pas eu le temps bien sûr, mais dans sa contribution à l’ouvrage il y a aussi je dirais une vision en termes de poupées russes de cette quête du sens, puisque pour avoir un multivers il faut une théorie de l’inflation, et tu n’as pas eu le temps de le développer bien sût, mais que pour l’inflation il faut des conditions particulières et qu’en somme, un peu comme dans des poupées russes emboîtées, la question du sens à chaque fois franchit des paliers supplémentaires et elle est toujours là malgré toutes les découvertes.

17 Avicenne (Ibn Sina), 980-1037. Algazel (al-Ghazali), 1058-1111.

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Donc maintenant je vais passer la parole à Trinh Xuan Thuan, astrophysicien, professeur donc à l’université de Virginie, qui donc est l’auteur de nombreux ouvrages que vous connaissez : la Mélodie secrète, le Chaos et l’harmonie, mais aussi avec Mathieu Ricard d’un ouvrage sur le dialogue entre Science et Bouddhisme, donc, l’Infini dans la paume de la main, et c’est sur ce thème que euh… dont il va maintenant nous parler.

TRINH XUAN THUAN – Oui, donc vous avez entendu mes collègues, donc, parler de leur expérience et comment science et spiritualité convergent. Maintenant je vais vous parler de ma propre expérience, donc mon dialogue avec Mathieu Ricard. Vous savez, je suis astrophysicien, donc je l’interroge souvent sur les questions de temps, d’espace, et j’ai été éduqué comme bouddhiste donc pendant mon enfance au Viêt-Nam, et je me demandais toujours comment le réel tel qu’un scientifique du XXe siècle et maintenant du XXIe siècle le conçoit, était convergent ou divergent avec la vue du réel que Bouddha voyait quand il a atteint l’Éveil, il y a 2500 ans. Et malheureusement, bien que je connaisse bien la science, je n’avais pas le temps de lire vraiment les textes bouddhistes, surtout tibétains, qui au VIIe siècle – parce que Bouddha n’a jamais écrit, bien sûr, il a enseigné – mais donc les premiers textes bouddhistes paraissaient au VIIe siècle, écrit en sanskrit, etc., donc beaucoup ne sont pas traduits, et donc quand j’ai rencontré Mathieu Ricard dans un colloque, en novembre 1997, donc c’était vraiment la personne idéale. Parce que bon, c’était un ancien scientifique, il était biologiste… enfin, il a fait sa thèse avec François Jacob, en fait, qu’on a déjà mentionné, mais il a tout quitté, il y a trente ans, pour devenir moine bouddhiste. Il a vécu donc en Inde et au Népal maintenant. Et donc je n’avais pas à lui expliquer la méthode scientifique et il connaissait parfaitement les textes bouddhistes aussi. Il lisait le sanskrit bien sûr, pas (par ?) le tibétain.

Et donc de ces dialogues m’est venue beaucoup de joie, bien sûr, parce qu’au début je doutais un peu parce que, vous savez, les choses sont tellement différentes. La science a un regard extérieur, elle regarde à l’extérieur, surtout moi, comme astronome, je regarde toujours vers l’extérieur, vers le large cosmos et Bouddha, bien sûr, regarde vers l’intérieur, c’est un regard intérieur. La science, bien sûr, utilise l’intellect et la raison, elle catégorise, analyse, compare et mesure, tandis que, bien sûr, le bouddhisme utilise la contemplation, l’intuition. La science est par nature réductionniste, elle isole des parcelles de réalité – pour progresser, bien sûr, parce qu’on ne peut pas tout expliquer à la fois, mais bien sûr l’intuition intérieure l’intuition bouddhiste, c’est plutôt plus qualitatif et holistique : on voit l’ensemble du réel en même temps. Et donc je savais pas trop si on pouvait même dialoguer, moi et Mathieu Ricard, sur le réel. Et bien sûr les buts des deux entreprises sont complètement différents : la science s’arrête à l’étude des phénomènes, elle s’arrête là, elle ne va pas plus loin, tandis que le but du bouddhisme, on essaie de comprendre le réel pour vraiment un but thérapeutique. Il faut justement atteindre l’éveil et développer en soi des sentiments, des compassions pour vivre mieux avec les autres – avec soi-même d’abord, et avec les autres, donc le but des entreprises pour comprendre le réel est complètement différent dans les deux cas. Alors est-ce qu’un dialogue pouvait avoir même un sens ?

Je pense que oui, et donc je vais vous raconter brièvement les conclusions qu’on a atteintes ensemble. Bien sûr, tout ça est décrit en détail dans notre livre commun, donc, qui est l’Infini dans la paume de la main.

Donc maintenant je voudrais parler des convergences, parce qu’il y a beaucoup de convergences, en fait, entre la vue du réel de Bouddha et la vue que donc les scientifiques ont développée complètement indépendamment, par des méthodes complètement différentes, je le disais tout à l’heure, pour décrire le réel.

Donc je vais prendre trois sujets qui pour moi sont la base, en fait, du bouddhisme. Donc c’est ce que j’appelle le concept de l’interdépendance, le concept de vacuité, et puis le concept de l’impermanence. Je pense que ces trois concepts résument vraiment toute la philosophie bouddhiste et comment, en fait, Bouddha voit le réel quand il a atteint l’Éveil.

Donc l’interdépendance. Qu’est-ce que l’interdépendance ? On peut la définir comme : rien n’existe en soi ni n’est sa propre cause, une chose ne peut être définie que par rapport à d’autres. Et bien sûr vous voyez là la définition scientifique de la relativité, hein, que, en fait, Galilée déjà avait commencé à percevoir et qu’Einstein a développée au plus haut degré, et dont on célèbre cette année même le centième anniversaire.

Une expérience en relativité, par exemple, si vous allez dans un train par exemple et que vous tirez tous vos rideaux et que le train se déplace à une vitesse constante, uniforme, qui ne change pas, il n’y a pas d’accélération ni de décélération, vous pouvez faire n’importe quelle expérience à

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l’intérieur du wagon, vous ne pourrez jamais dire si le train est en mouvement ou stationnaire, n’est-ce pas. Et c’est seulement en tirant le rideau et que vous voyez le paysage défiler par la fenêtre que vous pouvez dire que c’est le train qui bouge par rapport au paysage.

Donc il y a ce concept d’interdépendance et de relativité donc dans la science du XXe siècle, et bien sûr je parlais donc là de l’échelle macroscopique, mais à l’échelle microscopique, bien sûr – on parlait beaucoup de la mécanique quantique jusqu’ici – bien sûr il y a ce fameux effet qu’on appelle EPR18 (Einstein, Podolsky et Rosen) qui illustre en fait la non-séparabilité du réel, n’est-ce pas. À l’échelle atomique, hein, à l’échelle des particules maintenant. C’est-à-dire que si deux particules ont interagi, en termes simples – le Pr d’Espagnat pourrait décrire beaucoup plus en détail, beaucoup plus précisément que moi – mais en termes très très très simples, si deux particules, deux photons par exemple, deux particules de lumière ont interagi et qu’elles se séparent, elles se souviennent, voyez, elles… si vous faites quelque chose à l’une, l’autre le sait instantanément, sans aucune propagation d’information. Vous savez bien que l’information est transmise à la vitesse de la lumière, et ces photons peuvent être très très très distants, par exemple à la prochaine galaxie… En fait, l’expérience a été faite seulement à seulement douze kilomètres19, voyez. Vous faites quelque chose à ce photon, l’autre le sait instantanément, donc la réalité globale est holistique. Donc il y a l’interdépendance donc dans la physique des particules ; et à échelle plus grande, je citerais l’expérience du pendule de Foucault qui est extraordinaire aussi, vous savez cette expérience du pendule que Foucault a attaché au Panthéon pour démontrer justement la rotation de la Terre. Et vous savez donc que, à mesure que les heures passent, le plan d’oscillation du pendule tourne, et bien sûr Foucault a bien compris que ce n’est pas en fait le plan du pendule qui tourne, mais c’est la Terre au dessous qui tourne, n’est-ce pas. Et c’est comme ça qu’il a démontré la rotation de la Terre.

Et donc la question se pose par rapport à quoi le plan d’oscillation du pendule de Foucault est fixe. Et la réponse extraordinaire c’est par rapport à l’amas le plus distant de galaxies, en fait, c’est pas par rapport aux astres, par rapport à la Lune, le Soleil ou même les plus proches galaxie, Andromède, etc., ou même le plus proche amas de galaxies, mais par rapport à l’univers dans son ensemble. Donc c’est du nouveau, donc pour moi c’est vraiment l’illustration de l’interdépendance dont le bouddhisme parle.

Et bien sûr, on a déjà parlé de l’interdépendance entre l’observateur et la chose observée de nouveau en mécanique quantique, parce qu’échelle macroscopique, bien sûr, tous ces effets disparaissent ou sont très petits, on ne peut pas les détecter, mais à l’échelle atomique et subatomique, bien sûr, on n’observe pas un photon ou un électron, donc il a un aspect d’onde, mais quand on l’observe, elle devient particule. Donc voyez, il n’y a pas de nature intrinsèque en fait, du photon, par exemple, parce que qu’est-ce qui est intrinsèque, l’onde ou la particule ? En fait, ce sont les deux, n’est-ce pas, le principe de complémentarité dont Thierry parlait tout à l’heure. Et donc ça rejoint en fait, vous savez, le concept de vacuité dans le bouddhisme, parce que vacuité ne veut pas dire que ça n’a pas d’existence, bien sûr, ce n’est pas le nihilisme ; beaucoup d’occidentaux pensent que le bouddhisme accepte l’existence de vrais objets mais dit qu’ils n’existent pas par eux-mêmes, ils sont toujours interdépendants, c’est-à-dire ils dépendent d’autres choses, ils ne peuvent pas exister par eux-mêmes. Donc ici vous pouvez compare ça à ce photon qui peut être à la fois onde et particule et qui dépend donc de l’acte d’observation, donc de l’observateur

Bien sûr, l’interdépendance a été illustrée magnifiquement par le fait que nous savons depuis le XXe siècle que nous sommes des poussières d’étoiles, nous sommes les enfants des étoiles, nous sommes des cousins des animaux sauvages, les frères des coquelicots des champs, nous partageons tous la même énergie cosmique, la même histoire cosmique et donc bien sûr nous sommes tous interdépendants dans cette optique. Je cite toujours, j’aime beaucoup le vers de William Blake parce que je pense que l’intuition poétique est aussi valable que l’intuition spirituelle ou donc la démonstration scientifique, ce sont seulement des vues complémentaires pour voir le réel, des fenêtres différentes, mais qui nous informent de façon différente. Donc je cite Blake :

Voir l’univers dans un grain de sable et un paradis dans une fleur sauvageTenir l’infini dans la paume de la main et l’éternité dans une heure

Vous savez, l’intuition, il ne savait pas toutes les découvertes du XXe siècle, bien sûr, mais donc bien sûr si nous voyons un grain de sable nous savons qu’ils sont faits d’atomes de silicium, et les atomes de silicium ont été faits à travers plusieurs générations d’étoiles, donc nous voyons dans ce 18 Le paradoxe EPR…19 Une dizaine de mètres dans l’expérience princeps d’Alain Aspect (1981).

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grain de sable toute la généalogie cosmique qui est arrivée avant nous : nous sommes tous des poussières d’étoiles.

Mais le but, le but bien sûr est tellement différent, la conclusion, le concept d’interdépendance en science, quand le scientifique découvre par exemple le programme EPR, il s’arrête là, il dit que c’est très intéressant, c’est la ?? du réel, mais il n’y a pas de transformation intérieure. Tandis que ;’interdépendance dans le bouddhisme c’est, de nouveau, puisque nous sommes tous interdépendants, reliés ensemble à chacun, il faut développer notre sens de la compassion pour les autres et savoir que notre bonheur dépend de celui des autres.

Bon, je n’ai pas beaucoup de temps, je ne peux pas développer tous les concepts du bouddhisme, je parlerai un peu plus de l’impermanence maintenant.

L’impermanence, bien sûr, ça veut dire que tout change, tout bouge, rien n’est immuable. Bien sûr, ça, c’est le thème de la science du XXe siècle. En astrophysique, bien sûr, Bruno l’a dit tout à l’heure, on sait que l’univers n’est plus immuable comme Aristote le pensait auparavant, qu’il a existé tout le temps et qu’il ne change pas du tout. Mais qu’il a une histoire, qu’il a un commencement, il y a un big bang il y a 14 milliards d’années et que tout évolue, tout son contenu évolue dans l’univers et on a découvert que toutes les étoiles évoluent : elles naissent, elles vivent leur vie et meurent – pas à l’échelle de 100 ans comme les êtres humains mais sur peut-être des millions d’années, voire des milliards d’années.

Donc ça, c’est l’impermanence à l’échelle cosmique. L’impermanence à l’échelle atomique, vous savez, on pense que tout est solide, que rien ne bouge, mais si vous aviez des yeux qui pouvaient voir les atomes, vous verriez des électrons bouger partout dans cette table, et des neutrinos qui vous traversent, des milliards de neutrinos vous traversent le corps, au moment même où je vous parle des particules virtuelles apparaissent et disparaissent au gré des cycles de vie et de mort de 10-43 seconde. Enfin, vous voyez, tout est impermanent, tout bouge, tout change, et ça c’est vraiment le thème de la physique du XXe siècle, et bien sûr le thème de la biologie du XXe siècle c’est Darwin, bien sûr, qui dit aussi qu’il y a eu toute une évolution qui a mené jusqu’à nous, n’est-ce pas, en mutations génétiques, etc., donc c’est l’impermanence constante.

Donc, vous voyez, il y a quand même beaucoup de convergence. Bien sûr, il y a aussi des divergences. Une des choses et une des conséquences fondamentales du concept de l’interdépendance est que tout dépend d’autre chose pour exister. Le bouddhisme n’admet pas le concept d’un créateur, et donc moi aussi je souscris au concept d’un principe anthropique, du réglage très précis que Bruno a décrit tout à l’heure de l’univers pour l’émergence de la vie et de la conscience, et donc je parie sur un principe créateur aussi. Si on n’admet pas qu’il y a une infinité d’univers, un multivers, s’il y a un seul univers il faut un principe qui règle tout ça dès le début, et bien sûr le bouddhisme ne peut pas admettre ça, voyez ? On ne peut pas avoir quelque chose qui existe indépendamment de toute autre et qui crée d’autres choses ex nihilo. Donc la seule cosmologie qui soit possible, compatible avec la vue du bouddhisme, ce sera un univers cyclique, par exemple. Donc on évacue la question du commencement, parce que l’univers a toujours existé donc il y a un big bang, un big crunch, il renaît de ses cendres. Alors big bang, big crunch, etc., à la fois dans les deux sens : à l’infini vers le passé, à l’infini vers le futur. Donc ça, c’est peut-être une cause de divergence, et la science le dira. Pour l’instant, on pense que l’univers est ce qu’on appelle plat, c’est-à-dire qu’il y aura une expansion éternelle, qu’il n’y a pas un big crunch.

Et puis, bon, la question de la conscience aussi, c’est différent. Les biologistes actuels peuvent peut-être bien penser que la conscience naît de la matière, mais le bouddhiste pense qu’il y a des flots de conscience, donc, qui passent de support matériel en support matériel, et beaucoup de vie, bien sûr, une vie n’est pas suffisante pour atteindre l’Éveil, et donc ce sont des choses qui sont peut-être divergentes… Mais vous voyez, il y a quand même des convergences, et puis comme je vous dis des éclairages différents par des méthodes différentes, et je pense que c’est très précieux justement qu’il y ait ce dialogue entre science et spiritualité parce que ça nous amène à des éclairages différents, on voit le réel par des fenêtres différentes et ça ne peut être qu’enrichissant.

Donc je conclus, donc, je pense… La science nous donne une somme d’informations mais n’amène ni progrès spirituel ni transformation intérieure. Et en fait, la science est neutre, elle peut faire aussi bien le mal que le bien, n’est-ce pas. Parce que, par exemple, l’énergie nucléaire est responsable de toute notre vie sur Terre : le Soleil brille parce que le soleil est en train de fusionner quatre protons en des atomes d’hélium, et ça nous donne l’énergie donc pour alimenter la vie sur Terre. Donc ça, c’est un bien, bien sûr. Mais bien sûr l’énergie nucléaire aussi est

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responsable de la dévastation d’Hiroshima et de Nagasaki. Donc la science, je dirais, ne peut pas nous guider dans notre vie, dans nos actions, dans notre morale, dans notre éthique, et il faut la spiritualité, la spiritualité et la contemplation qui doivent entraîner une transformation personnelle profonde dans la façon dont nous percevons le monde et nous-même.

Donc je pense qu’ils sont complémentaires et il faut les deux. Merci.

(Applaudissements)

J. STAUNE – Merci Thuan, donc, pour cette rencontre à la fois rencontre, confrontation, complémentarité, confrontation entre science et bouddhisme, et pour cette belle conclusion.Donc maintenant nous allons entendre Khalil Shamsham, qui est donc professeur d’astrophysique à l’université de Casablanca. Qui est actuellement donc détaché à l’université d’Oxford, et qui a également, en dehors de son travail en tant qu’astrophysicien et physicien, une grande expérience de participation à des débats interreligieux.

KHALIL SHAMSAHM – Ce que je trouve intéressant dans cette période que nous traversons, c’est que c’est une période de crise qui a obligé les esprits à se pencher sur des questions interdites, et, que ce soient les scientifiques aussi bien que les théologiens, à décloisonner le dialogue et se lancer sur des voies qui, il y a quelques années, dix ans peut-être avant, n’étaient pas prévisibles ou étaient presque impensables. Quand j’entends, en tant que musulman, Thierry parler de son expérience personnelle, j’entends ma propre voix me parler. Lui en tant que catholique, prêtre catholique, il parle de son expérience ; le fait de décrire une trajectoire personnelle, que j’ai vécue personnellement, sans que même on ait dialogué aucunement sur ce problème-là, c’est ça ce que je trouve d’intéressant, c’est qu’on parle en devisant ??? que ce soit éthique, religieux, scientifique, carrément différents, on se retrouve avec un dialogue uni, avec une pensée unie sans que ça soit une unité disons… fraternelle, qui veut simplement effacer les différences ou les divergences, mais c’est une unité qui émane d’un dialogue authentique avec ses problématiques, avec ses divergences, et chacun de nous s’exprimant à partir de sa différence, se retrouve en train de marcher vers l’autre. Et c’est ça que je trouve intéressant en période de crise, période de crise scientifique, comme l’a décrit le professeur d’Espagnat, et période de crise religieuse, c’est-à-dire que, malgré que nous ayons vécu une période de désenchantement scientifique et que nous vivons une certaine période de désenchantement religieux, nous voyons les lumières d’une période d’enchantement, aussi bien scientifique que religieux.

Ma motivation personnelle, en tant que scientifique, est venue d’un regard en quelque sorte pessimiste sur le positivisme, sur les résultats et certaines applications scientifiques. J’ai été physicien nucléaire avant de devenir astrophysicien, et c’est la physique nucléaire, en quelque sorte, qui m’a posé des questions auxquelles je n’ai pas pu échapper. Et donc est-ce que, en tant que physicien nucléaire, je dois me contenter d’expliquer les noyaux qu’on casse et dont on récupère l’énergie, ou bien je dois faire face à d’autres questionnements qui ne sont pas d’ordre scientifique mais qui sont fondamentaux pour permettre à cette crise dans laquelle nous sommes installés de trouver des voies, ou bien au moins de poser les bonnes questions. Et donc ma démarche personnelle ce n’est pas de trouver des solution, mais au moins à ce niveau de la démarche d’essayer de se poser les bonnes questions.

Tour le monde est d’accord que le projet original de la science qui est de rendre l’humain heureux a échoué, en quelque sorte, malgré les grands succès scientifiques. En tant que scientifiques nous n’allons pas cracher sur les résultats de la science, l’humanité a réalisé d’énormes progrès en deux siècles, mais ces progrès ne se sont pas faits sans prix catastrophique. L’humanité a payé un grand prix pour soi-disant bénéficier de ce progrès technologique.

La question qui vient : d’où vient ce rendez-vous raté entre le rêve originel et l’état actuel qui est un état disons décevant et même alarmant pour nous en tant que scientifiques ? Étant en France, je ne peux pas personnellement me dissocier de certaines sensibilités extrêmes par rapport à ce qui se passe devant moi, et c’est là où le choc s’est fait, entre les courant positivistes et je dirais un courant humaniste-sensualiste que je désire pouvoir exprimer au sein de la communauté scientifique elle-même. Quand j’utilise le mot « sensualiste », c’est dans le sens que nous sommes des êtres toute pensée et portés par l’être, le soc de toute pensée c’est l’être, l’être avec sa sensibilité, avec son psychisme, avec sa complexité, et on ne peut pas dissocier les résultats d’un travail scientifique de cette sensibilité et de cette complexité existentielle.

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Donc le point de départ de notre démarche, c’est l’être, et notre désir c’est de rencontrer l’être, au bout de la chaîne, si toutefois il y a un bout de la chaîne, en quelque sorte. Le positivisme nous a interdit cette démarche-là, parce que, comme l’ont exprimé même des scientifiques qui sont très respectés au sein de ce dialogue entre science et religion, le monde peut être expliqué par les équations et on n’a pas besoin d’autre chose pour l’expliquer. Cette démarche autosuffisante, bon, en tant que scientifique je ne peux pas la rejeter, parce que pour expliquer je dois écrire des équations ; il y a des observations au niveau astronomique qui vérifient ou nous forcent à rejeter le modèle mathématique, ça c’est au niveau de la démarche, nous ne pouvons pas le rejeter. Mais au niveau des concepts, au niveau des paradigmes, on ne peut pas vivre avec cette conception des choses et avec cette conception du monde.

Les problèmes, même quand on veut les éviter, se posent. C’est-à-dire que la pensée humaine ou l’humanité dans son ensemble vit avec un certain inconscient et même si on refoule, on oblige une partie de l’humanité à refouler une partie de ses désirs, au bout de quelques siècles peut-être ce désir émerge, ce refoulé émerge et s’impose au débat. Et je crois que, bon, en tant que musulman, ce débat qui a été avorté entre le Xe siècle et le XIIe siècle, qui s’était installé au sein de la communauté, qui a été avorté au sein de la communauté musulmane, ressurgit en cette période-ci grâce à cette crise posée par la mécanique quantique, par la cosmologie et le questionnement philosophique qui les accompagne. Donc que ce soit l’avortement du débat avec la société musulmane ou l’interdit qui s’est posé en Europe avec la Renaissance, l’interdit de mêler le spirituel au scientifique, à un moment ou à un autre ces interdits-là se cassent eux-mêmes et le refoulé revient. Et c’est cette période-là que nous sommes en train de vivre, qui est une période heureuse parce que c’est un refoulé heureux qui a été empêché de s’exprimer et qui est en train de parler maintenant à travers toutes ces discussions que nous menons dans le cercle fermé, comme l’a expliqué Jean, ou ici ouvertement en public.

Est-ce que la science moderne peut éviter les questions métaphysiques ? La science a atteint un certain niveau où les questions qu’elle pose sont des questions de limites, et quand on arrive, quand on travaille au niveau de la limite, les instruments méthodologiques que nous avons mis en place pour expliquer tout ce qui existe avant l’arrivée à la limite devienne « inopérationnels », et donc tous les paradigmes de base qui nous ont permis de développer la pensée scientifique, deviennent inopérationnels à un certain niveau, au niveau des frontières. Et ce qui m’intéresse personnellement, c’est de travailler dans les zones frontières, qui ne sont pas des zones bien délimitées, qui n’ont pas été défrichées, et c’est en quelque sorte ce retour au désert qui nous appelle à chaque moment. Il appelait des hommes religieux, des mystiques, il appelle en ce moment les scientifiques, et c’est là où il y a recouvrement en quelque sorte entre la démarche du scientifique moderne et la démarche mystique. C’est-à-dire ce n’est pas une démarche qui a été désirée ou recherchée artificiellement mais elle s’est posée par la nature des choses, par la nature des êtres quantiques, par notre propre nature qui (est celle des) sujets investigateurs (que nous sommes) – donc en tant qu’observateur, en mécanique quantique, je ne peux pas me séparer de l’objet de mon observation, donc c’est une unité de l’être qui s’impose par elle-même, et par le fait que si je cherche une certaine honnêteté, une certaine intégrité au niveau de la démarche, est-ce que je peux sincèrement dire ou soutenir que mon être n’influence pas les théories sur lesquelles je travaille ? Ou que la pensée scientifique n’a rien de mystérieux, n’a rien de caché et n’a rien de spirituel qui l’anime, en quelque sorte ? Donc cette démarche froide à laquelle ont cru beaucoup de scientifiques, que la science n’a rien à voir avec les émotions à travers lesquelles elle s’exprime, s’est écroulée et en quelque sorte aujourd’hui en permettant à la subjectivité, si toutefois je peux définir l’être que je suis comme étant un être subjectif, en permettant à cette subjectivité de prendre place au sein de la pensée rationnelle20, la pensée rationnelle gagne plus d’objectivité, en quelque sorte. Donc on est dans une sorte de paradoxe, mais c’est un paradoxe que les nouvelles théories en mécanique quantique expriment bien, donc ce paradoxe a un fond conceptuel qui a été bien développé par les idées de base en mécanique quantique. Donc ce qui est posé pour nous maintenant c’est de prendre le risque de dire que j’accepte une part de la subjectivité dans ma démarche rationnelle, et la rationalité gagnera plus d’objectivité en permettant à la subjectivité de prendre place. En quelque sorte je permets à ce qu’il y a d’inconscient en moi, que ce soit cet inconscient religieux ou que ce soit une sorte d’inconscient 20 Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou non, elle y est de toute façon à l’œuvre, on sait cela depuis longtemps. Une pensée « objective », qui appréhenderait le réel sans déformation, ça n’existe pas, ça n’a jamais existé. Même ma perception ne fait pas cela. Par exemple, ce n‘est pas parce que je perçois la couleur jaune que la lumière que reçoit mon œil correspond à la longueur d’onde du jaune (mettons un jaune monochromatique à 580 nm) ; une lumière blanche privée partiellement de ses composantes spectrales bleues, ou un mélange de lumières rouges et vertes donnent une même impression de jaune. De même une sensation de blanc peut être obtenue par un mélange de deux (ou plusieurs) lumières monochromatiques convenablement choisies, les autres étant absentes ou réduites.

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cosmique qui est là, que nous ressentons mais que nous ne pouvons pas expliquer. On vous parlera de matière noire, que les particules émergent du vide, du vide quantique… Donc il y a une sensibilité, nous avons une sensibilité par rapport à des choses qui existent et peut-être des sous-structures qui sont sous-jacentes même à ce vide quantique, qui sont là, dont nous sentons l’existence, mais je ne peux pas prouver, je ne peux pas démontrer, mais je laisse un peu ma sensibilité en parler. Et donc c’est un peu le challenge qu’il y a à mener au sein de la pensée positiviste aujourd’hui.

Je pense que la pensée scientifique et la philosophie moderne vont subir une grande révolution, et cette révolution est en train de se produire, d’émerger, de l’intérieur de la cosmologie quantique et dans la neurologie. Je pense que ce sont ces deux pôles scientifiques qui sont en train de révolutionner la pensée moderne.

La cosmologie quantique est en train de remettre en cause énormément de concepts qui ont été acceptés (pour) argent comptant pendant le siècle dernier, et la neurologie est en train de faire entrer dans la pensée scientifique la dimension de l’être, le rôle du cerveau, la structure du cerveau, le lien entre la structure neuronale du cerveau et l’émergence des idées, l’émergence des représentations, etc., et donc ce qu’il y a d’enchantant dans la science moderne, et que c’est une science interdisciplinaire, et le scientifique du XXIe siècle est un scientifique du Moyen Âge en quelque sorte, dans sa démarche. Il y a un retour maintenant du Moyen Age dans sa richesse spirituelle, parce que j’admets personnellement que le progrès humain n’est pas linéaire, mais il y a des niveaux dans les progrès. Notre ami Thierry ou Vasaram… il y a des aller et retour dans le progrès humain, que la pensée linéariste ou positiviste qui a dominé le XXe siècle n’acceptait pas, mais aujourd’hui en quelque sorte il y a ce retour de cet esprit des lumières qui a régné au Moyen Âge et qui est en train d’éclaircir le XXIe siècle. Et donc je m’enchante personnellement de ce retour, non pas simplement pour sa richesse, la richesse méthodologique qu’il a imposée, la richesse humaine, parce que le scientifique s’est spécialisé et s’est déshumanisé – je ne veux pas utiliser des mots extrêmes –, il s’est desséché humainement, et la crise que nous vivons actuellement et que la France a bien polarisée à travers la crise qui se passe au niveau de ses instances scientifiques, émane en partie de cet esprit-là. Ce n’est pas simplement une crise de salaires ou une crise d’administration, même si c’est une crise de salaires, sa trame de fond elle est méthodologique, elle est épistémologique. Et donc la sortie de la crise nécessite le travail pour l’émergence de nouveaux paradigmes et sans ce travail-là ce ne sont pas les augmentations de salaires qui vont résoudre les problèmes de la recherche en France. Je parle de la France parce que c’est un pays auquel je suis attaché affectivement, et c’est le pays qui a le plus cristallisé cette crise-là, et c’est une situation très saine. Donc je crois qu’il y a quelque chose de sain dans cette crise et elle est salutaire pour nous tous. Elle permet donc aux langues refoulées de se délier, en quelque sorte, et elle permet aussi à la marginalité de prendre un caractère créatif et de s’exprimer.

Pourquoi je dis que la cosmologie moderne va permettre au refoulé de s’exprimer ? Bon, beaucoup de scientifiques dans les couloirs rient du public qui pose la question sur le big bang. Bon, quand un scientifique s’exprime sur le big bang, il y a toujours une mémé ou un enfant qui dit : « Et avant le big bang, qu’est-ce qu’il y avait ? ». En prenant du recul, c’est une question qui est grande et ??? [incompréhensible]. C’est une question posée par le public, mais qui a une grande force philosophique aussi. C’est une question qui nous a obligé aussi à réfléchir sur la question de l’avant. Et avant qu’est-ce qu’il y avait ? Même en tant qu’astrophysicien qui accepte le modèle actuel du big bang, mais dans sa version d’inflation, en quelque sorte, en acceptant le fait que l’univers est né d’une singularité à un moment donné, et le fait que l’espace-temps sont identité unique, quelle est la nature du temps ? Y a-t-il un sens à dire que l’univers à émergé dans le temps ? Et ça pose directement la question de la nature du temps : quelle est la nature de ce temps-là qui émerge en lui-même ? C’est une question qui paraît… bon, c’est une mémé qui l’a posée, elle paraît simpliste, mais elle pose une question de fond sur la nature du temps, sur la nature de l’origine. Qu’est-ce qui a décidé de l’émergence de cette origine-là, etc. Pour simplifier, est-ce que le temps c’est une nature propre de la matière et des événements qui se passent dans le cosmos ou bien c’est une entité qui n’a de sens que parce qu’il y a une conscience qui la réfléchit et qui la vit ? Si ce temps-là existe à l’origine, alors il y a une conscience en quelque sorte qui a réfléchi, qui a eu l’expérience de ce temps-là. Et en tant que scientifique, donc, cosmologiste, je ne peux pas rejeter la possibilité qu’il y ait une conscience, et si j’avance un peu plus, en l’exprimant en termes clairs, quel est le rôle du divin dans l’émergence du cosmos. Donc je me permets, en tant que scientifique, d’intégrer une question théologique dans ma démarche, et ce n’est pas une question qui réduit la démarche scientifique mais l’enrichit et lui ouvre de nouvelles perspectives. Donc en travaillant sur des questions limites, donc en travaillant sur des zones frontières, nous sommes dans

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un entrelacement des choses, des idées, des concepts et des valeurs où l’un ne peut pas se passer de l’autre : le divin ne peut pas se passer du cosmologiste pour soutenir, donc, son existence, et le cosmologiste ne peut pas se passer des questions divines pour au moins ouvrir de nouvelles voies possibles à l’explication de « et avant le big bang, qu’est-ce qu’il y avait ? ». Et c’est en ce sens-là que la cosmologie quantique est porteuse de beaucoup de fruits au niveau des concepts, au niveau de nouveautés et au niveau des représentations.

Donc pour permettre au nouveau d’émerger il faut au moins qu’on règle le problème de maison ( ?), de l’intérieur. Le problème intérieur, c’est le débat entre la science et la religion. Peut-on se permettre de dire que la religion n’a aucun droit de cité sur les questions scientifiques, ou que la science n’a aucune information à passer à la religion ? Avant d’épuiser ces questions-là, peut-être qu’on ne va rien trouver, peut-être que nous allons nous enfoncer encore plus dans la crise pour trouver d’autres voies de salut et permettre à de nouvelles idées ou de nouveaux concepts d’émerger.

Donc je ne vais pas trop me retarder… Et il y a plein de questions. Pourquoi je dis aussi que la neurologie va permettre aussi de… donc c’est l’autre pôle qui est très prometteur non seulement au niveau de la nouveauté des recherches mais aussi au niveau des concepts. En tant que cosmologiste nous ne pouvons pas évacuer la question à un certain moment. Ces particules, ces molécules, ces atomes qui ont été synthétisés à l’intérieur d’étoiles inertes, etc., ont pu atteindre une certaine phase où d’un état d’inertie carrément aléatoire se structurer en groupes et faire émerger des structures qui sont à la base de la vie. Qu’est-ce qui fait que des molécules au hasard se sont regroupées pour former des macromolécules et former des protéines et permettre à l’ADN de se structurer.

Donc les mathématiques pures ou les observations purement rationnelles ne peuvent pas se détacher maintenant de ce que le biologiste ou le neurologiste est en train de faire. C’est une nécessité épistémologique et c'est une nécessité méthodologique aussi, et en parlant de ces deux pôles – mon ami Bruno a bien expliqué le problème de fine tuning –, nous sommes dans un univers qui est extrêmement réglé, il suffit de changer un petit paramètre et on n’a plus cet univers-là, mais nous sommes dans un univers qui a permis à la vie d’exister mais le paradoxe que la vie pose c’est que la vie a émergé dans des conditions de grandes possibilités. Il n’y a pas qu’une seule possibilité pour la vie d’émerger. La vie, c’est un processus de potentialité et de possibilité, ce n’est pas quelque chose de réglé, même sur le stade le plus avancé la vie est u processus qui engage beaucoup de déchets – vous avez des millions de spermatozoïdes qui meurent pour que un réussisse [et encore, parfois, manque de chance, ce n’est pas le bon qui l’emporte, c’est celui qui est estropié, qui a un chromosome pourri à qui il manque des gènes, comme quoi…], même en état de grossesse vous avez le nombre d’avortements humains qui dépasse le nombre de grossesses réussies. Donc la vie n’est pas quelque chose de « carré », nous sommes dans un univers qui est fine tuned qui est porteur d’une vie qui n’est pas fine tuned, qui a énormément de possibilités, de potentialités. Donc le cosmologiste ne peut pas fermer les yeux sur le questionnement que lui pose le biochimiste. J’arrive d’une conférence où des chimistes qui travaillent sur la molécule d’eau ont démontré que le plus grand ennemi des protéines, c’est la molécule d’eau. Comment ça se fait que l’eau est à l’origine de la vie – et c’est l’ennemie de la vie ? La molécule d’eau ne peut pas permettre à une protéine d’exister, mais qu’est-ce qui fait que deux protéines se sont combinées et ont eu besoin d’intégrer la molécule d’eau pour pouvoir faire émerger la vie ? Donc peut-on se contenter avec toutes ces découvertes simplement d’explications purement scientifiques ? Et la porte est ouverte pour que, dans cet univers visible, cet univers visible que nous expliquons n’est peut-être que la pointe de l’aiguille d’une immense montagne submergée, plus je dirais qu’un iceberg. Disons que tous ces résultats scientifiques et tous ces questionnements laissent la possibilité que la science ne décrit que ce qui est superficiel dans une entité qui est extrêmement complexe et qui échappe un peu à notre entendement et à nos outils scientifiques ou à notre rationalité.

Je vous remercie.

J. STAUNE – Merci à Khalil de nous avoir montré cet échec du projet original positiviste de la science dont tu as parlé, et de ce retour à une interdisciplinarité qui a existé au Moyen Âge, mais aussi à la Renaissance où les grands scientifiques étaient aussi de grands penseurs et de grands artistes parfois.

(Applaudissements)Transciption & Notes personnelles de Gérard LeNeyrant

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