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1 Que devons-nous aux générations futures ? Jean-Cassien Billier Résumé : Comment la question de la justice intergénérationnelle s’inscrit- elle dans le programme ANR IGEP (Les inégalités entre globalisation et particularisation) ? Pour citer cet article : Billier, Jean-Cassien, « Que devons-nous aux générations futures ? », CIPPA – Intergénérationnel, vol. I, 2012-2013, n° 1, disponible sur : http://cippa.paris-sorbonne.fr e n’entends pas décrire ici cette nouvelle région des théories de la justice qu’on appelle la « justice intergénérationnelle », encore moins rendre compte de façon exhaustive de la totalité de ce champ intellectuel. Mon but est de tenter une expérimentation des hypothèses fondamentales de notre programme IGEP dans le domaine de la justice intergénérationnelle. En rappelant ici brièvement les principes hypothèses de notre programme de recherche, je souhaite également tenter de clarifier le vocabulaire que nous employons. La première hypothèse de l’IGEP est celle selon laquelle la phase de construction des théories de la justice (1970-1980) est achevée. Cette phase aura été celle de la théorisation par modèles (utilitarisme, libéralisme, libertarianismes, communautarisme, républicanisme), qui a produit un ensemble de principes de justice (entre lesquels les divergences demeurent et entre lesquels s’opèrent des choix normatifs fondamentaux). Une seconde phase a consisté en un enrichissement apporté par une nouvelle façon d’appréhender les inégalités, portant celle fois sur la façon dont des approches différentes des inégalités (par les ressources, par le bien-être, par les capabilités) complètent ou infléchissent les représentations issues des modèles de théorisation. L’hypothèse méthodologique de notre recherche est donc celle d’une nécessaire évolution des théories de la justice vers une réflexion sur des approches des inégalités spécifiées par le distribuendum retenu. Ainsi conçue, la démarche philosophique J

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Que devons-nous aux générations futures ?

Jean-Cassien Billier

Résumé : Comment la question de la justice intergénérationnelle s’inscrit-

elle dans le programme ANR IGEP (Les inégalités entre globalisation et

particularisation) ?

Pour citer cet article : Billier, Jean-Cassien, « Que devons-nous aux

générations futures ? », CIPPA – Intergénérationnel, vol. I, 2012-2013, n° 1,

disponible sur : http://cippa.paris-sorbonne.fr

e n’entends pas décrire ici cette nouvelle région des théories de la

justice qu’on appelle la « justice intergénérationnelle », encore moins

rendre compte de façon exhaustive de la totalité de ce champ

intellectuel. Mon but est de tenter une expérimentation des hypothèses

fondamentales de notre programme IGEP dans le domaine de la justice

intergénérationnelle.

En rappelant ici brièvement les principes hypothèses de notre programme

de recherche, je souhaite également tenter de clarifier le vocabulaire que nous

employons.

La première hypothèse de l’IGEP est celle selon laquelle la phase de

construction des théories de la justice (1970-1980) est achevée. Cette phase aura

été celle de la théorisation par modèles (utilitarisme, libéralisme,

libertarianismes, communautarisme, républicanisme), qui a produit un ensemble

de principes de justice (entre lesquels les divergences demeurent et entre lesquels

s’opèrent des choix normatifs fondamentaux). Une seconde phase a consisté en

un enrichissement apporté par une nouvelle façon d’appréhender les inégalités,

portant celle fois sur la façon dont des approches différentes des inégalités (par

les ressources, par le bien-être, par les capabilités) complètent ou infléchissent

les représentations issues des modèles de théorisation. L’hypothèse

méthodologique de notre recherche est donc celle d’une nécessaire évolution des

théories de la justice vers une réflexion sur des approches des inégalités

spécifiées par le distribuendum retenu. Ainsi conçue, la démarche philosophique

J

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se trouve intrinsèquement liée à une prise en considération renforcée de la

question de l’applicabilité des théories des inégalités. En bref, les approches

constituent la phase d’application des modèles issus des théories de la justice.

La seconde hypothèse porte sur la recherche appliquée en philosophie

politique et spécifiquement, ici, en matière de méthode pour penser au plus près

les questions de justice et d’inégalités. Il s’agit cette fois de considérer que les

inégalités présentent des différences de teneur, d’intensité, de résistance et de

devenir par « secteurs » ou par « régions ». Ce déplacement du regard des

modèles puis des approches vers des secteurs d’inégalisation conduira à

approfondir l’hypothèse centrale d’une transformation dans l’appréhension des

inégalités, au-delà des théories générales de la justice, par intégration d’une

pluralité d’approches entretenant une articulation étroite avec des domaines

d’application où elles s’entrecroisent selon des combinaisons spécifiques. Ce

versant d’IGEP mène vers quelques grands secteurs particularisés : les inégalités

devant le développement et la question de la justice transitionnelle ainsi que celle

de la fracture numérique ; les inégalités entre les cultures et la question de

l’inégalité devant la loi et son application ; les inégalités de genre et enfin la

question de la justice intergénérationnelle, qui est celle qui va nous occuper

aujourd’hui.

En résumé, ce que nous souhaitons tester est double :

– La complétude théorique des théories de la justice (elles forment une

axiomatique fermée), mais leur incomplétude pratique tant qu’elles ne vont pas

jusqu’à penser leur applicabilité sous forme non de « modèles » mais

d’ « approches ». Il s’agit donc de montrer comment l’arbitrage entre les

approches constitue leur moment d’applicabilité et le moment décisif des choix

pratiques. En matière de justice intergénérationnelle, il s’agit donc de tenter de

montrer comment le passage des modèles aux approches est nécessaire.

– La nécessité de partir de l’examen de secteurs particularisés dans lesquels des

inégalités ou des phénomènes d’inégalisation émergent avec une teneur

spécifique. Ce qui signifie que l’ « application » en philosophie politique et

éthique ne doit pas s’entendre de haut en bas, de la position de surplomb des

théories de la justice vers des régions du réel pratique, mais à partir d’une

remontée de bas en haut, de l’analyse des secteurs particularisés vers les modèles

par la médiation des approches. Cette analyse particularisée doit nous permettre

de mettre à jour ce que je baptiserai ici des « principes sectoriels et/ou

intersectoriels non normatifs», autrement dit des principes immanents aux

secteurs ou régions étudiés. Ces principes ne sont pas normatifs : ils ne sont que

des contraintes qui pèseront sur l’arbitrage entre les approches destinées à mettre

en application les modèles des TJ. Il me faut m’arrêter quelques instants sur cette

notion que je propose d’introduire, et sur sa dénomination (sans doute provisoire,

car elle n’est assurément pas idéale). L’idée générale que je souhaite traduire ici

en une notion qui correspond à un moment clé de notre méthode est celle de la

mise au jour de contraintes spécifiques immanentes à un secteur. Ces contraintes

proviennent « du bas », des secteurs de l’agir ou du champ dans lequel se déploie

l’agir (la biodiversité, par exemple, n’étant évidemment pas un secteur de l’agir,

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mais un champ dans lequel celui-ci se déploie). Il faut, il me semble, tenter de

clarifier tout de suite cette notion de « principe sectoriel et/ou intersectoriel non

normatif » en la confrontant à un mode de raisonnement apparemment proche

mais dont nous postulons pourtant qu’il est fort différent : celui du pragmatisme.

Il y a là une discussion épistémologique complexe, que nous tenterons de mener

de façon approfondie dans une autre séance, consacrée précisément au volet

épistémologique de IGEP. Mais on peut en dire ici quelques mots parce que cette

confrontation est nécessaire immédiatement pour la clarification de notre

méthode et de notre notion de « principes sectoriels et/ou intersectoriels non-

normatifs ».

Le pragmatisme pose, pour le dire ici très brièvement, que les faits et les

valeurs sont enchevêtrées et que les « règles » de l’agir ne sont pas toutes

explicites et possédant un statut tel que l’on peut et doit les connaître avant de

les appliquer (sur le modèle des règles de droit, par exemple, ou des règles

mathématiques), mais, au contraire, souvent implicites : dans ce second cas, elles

sont immergées dans les pratiques elles-mêmes. C’est la thèse qui est au cœur

de l’une des formulations les plus récentes et les plus développées du

pragmatisme, celle de Robert Brandom dans Making It Explicit en 1994. L’idée

générale, il me semble, est que de telles règles sont essentiellement

inconscientes, et d’autant plus déterminantes qu’elles sont précisément

inconscientes et implicites. Du coup, le rôle de la philosophie selon le

pragmatisme serait d’enquêter sur ces règles implicites afin de les mettre au jour.

On a pu remarquer la proximité de cette thèse pragmatiste non seulement avec

celle de Lévi-Strauss mais aussi avec la notion d’ « habitus » chez Bourdieu,

celle de « forme de vie » chez Wittgenstein, ou encore celle d’ « arrière-plan »

chez Searle. En dévalorisant parallèlement l’idée de règles séparées des

pratiques et en position de surplomb par rapport à celles-ci, le pragmatisme peut

donc rejeter les règles inconditionnelles du type de l’impératif catégorique

kantien, jugées intrinsèquement inapplicables à des contextes concrets qui sont

des tissus de « conditions ». Le discours philosophique pragmatiste se

repositionne donc sur la double idée d’une « expérimentation » des pratiques et

d’une enquête destinée à rendre manifestes des règles implicites aux pratiques

elles-mêmes. La thèse pragmatiste est assurément complexe, et admet de

notables différences d’un philosophe pragmatiste à un autre. Je tenterai de la

discuter de façon approfondie dans une séance ultérieure du séminaire consacrée

au versant épistémologique d’IGEP. Reste que, même si nous restons ici à un

certain niveau de généralité, il me semble correct d’identifier de façon globale

le pragmatisme comme étant une tentative de « démythifier » les normes : c’est

notamment le propos de Robert Brandom dans Making It Explicit, qui estime que

les normes sont instituées par les attitudes pratiques de ceux qui les reconnaissent

dans leurs pratiques. Il s’agit donc non seulement d’examiner ce qui est fait, mais

aussi, et surtout, aux évaluations portant sur la convenance ce qui est fait. Par

rapport à un tel programme, nous postulons dans IGEP la légitimité du maintien

d’une réflexion sur les principes qui ne soit pas essentiellement descriptive : le

débat entre les théories de la justice n’est pas une mise au jour des pratiques dans

laquelle se heurteraient différentes descriptions de celles-ci, mais bien un débat

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d’ordre normatif portant sur différentes options relatives au monde tel qu’il

devrait être : il y a des idéaux normatifs libertariens, libéraux, républicains, etc.

Il nous paraît par ailleurs plausible que les options entre de tels idéaux

s’organisent autour d’une opposition principielle : individu versus communauté,

autrement dit libéralisme (avec ses variantes) versus communautarisme (avec ses

variantes). Par ailleurs, l’enquête sur les pratiques, dont nous pensons qu’elle

peut aboutir à la production de « principes (inter-)sectoriels non normatifs »,

n’est pas du tout destinée à rendre explicites des principes proprement normatifs

inclus dans les pratiques : elle ne vise qu’à faire émerger des contraintes

(incluant, certes, celle du « vécu » des secteurs, et de ce qui est perçu, à tort ou

à raison, comme des injustices, par les acteurs, bref, des « évaluations » au sens

pragmatiste) qui sont des faits, et non des normes. Ainsi, s’il apparaît, au terme

d’une de ces enquêtes, que l’espace de raisons que nous convenons d’appeler la

question de la « justice intergénérationnelle » est construit par des contraintes

complexes qui proviennent de l’intersection de plusieurs domaines (le rapport à

l’environnement, celui au futur concernant la question des retraites et de la

gestion de la prise en charge des soins de santé, celui à la conservation du

patrimoine culturel), la modélisation de ces contraintes devrait donner des

« principes (inter-)sectoriels non normatifs ». Ces principes pourront inclure les

évaluations des acteurs, mais au titre de faits, et non de normes : le fait que telle

ou telle population estime qu’elle a droit (ou non) de son point de vue à une part

de pollution globale au nom de sa croissance n’implique pas que ce fait soit une

norme juste, bref qu’elle ait raison de faire une telle estimation. Si une norme

doit être pensée comme une norme juste, et non comme l’enregistrement d’une

évaluation présente de façon interne dans une pratique, il est alors clair que notre

méthode ne peut faire l’économie d’un mouvement « de haut en bas », à partir

des théories de la justice, autrement dit de la réflexion sur la justice des normes.

La dénomination que je propose est provisoire. Assurément, en effet, le terme

même de « principe », fût-il spécifié comme « non normatif » est ambigu car il

introduit en lui-même une certaine dose de normativité. Si l’idée que je souhaite

construire ici est avant tout celle de « synthèses » des données d’un secteur ou

d’une intersection de secteurs il se pourra que l’on finisse par préférer

l’expression de « synthèse non normative ».

Nous postulons donc, en bref, un double mouvement : de haut en bas, des

modèles des TJ aux pratiques par la médiation des approches ; de bas en haut,

par l’analyse des secteurs du réel pratique, et de leurs intersections, vers les

modèles, par la médiation des approches.

Tentons donc de tester ces hypothèses dans le secteur de la justice

intergénérationnelle. La première difficulté qui se pose à nous est précisément

de savoir s’il s’agit d’un seul secteur, ou plutôt de savoir comment une telle

sectorisation de l’interrogation sur la justice a été obtenue. Il me semble qu’il

existe une tension entre deux mouvements inverses obtenant l’identification de

ce nouveau champ intellectuel que l’on nomme « justice intergénérationnelle » :

un premier mouvement provient des théories de la justice et de leur critique, avec

pour préoccupation majeure de compléter les théories de la justice – c’est un

mouvement dont le point de départ est général (les modèles de justice, les

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principes de Rawls par exemple) ; un second mouvement provient du repérage

de secteurs spécifiques et de leurs intersections, posant des difficultés elles-

mêmes spécifiques (l’environnement, l’économie, etc.), et par intersections

(environnement et économie, par exemple), faisant émerger l’idée d’une justice

intergénérationnelle. Le second mouvement me semble très précieux, et pas

assez exploré, car il devrait en toute logique aboutir à la mise à jour de

contraintes très spécifiques sur l’application des théories de la justice, issues de

la pluralité même des régions de la pratique où émerge la nécessité de penser la

justice en terme intergénérationnels.

Je vais donc me concentrer dans un premier temps sur l’émergence de la

question (ou des questions) de la justice intergénérationnelle en tentant de

pointer ce double mouvement et d’en proposer une interprétation.

I. L’émergence de la question

L’émergence générale de la question est bien connue :

Est-il moralement acceptable de transmettre aux générations futures le

poids de nos dettes, une biodiversité réduite, ou encore une collection de risques

entrainés par les industries chimiques ou nucléaire ? Cette interrogation est

devenue de plus en plus brûlante depuis un demi-siècle, au gré des catastrophes

environnementales et des crises économiques, au point de transformer la

compréhension même de l’éthique : l’idée même de devoirs envers des êtres qui

n’existent pas, parce qu’ils n’existent pas encore, s’est imposée, assortie de la

notion, non moins paradoxale, de droits que possèderaient des personnes

inexistantes parce que futures. Mais si nous avons des devoirs envers les

générations futures, et celles-ci ont des droits, quels sont-ils exactement ?

L’idée très générale qui se dégage est celle de corriger un « oubli du

futur », pour reprendre l’expression du philosophe français Dominique Bourg :

le « tropisme vers le présent » des démocraties, qui fut dénoncé en son temps par

Tocqueville, aura longtemps prévalu. Du moins aura-t-il prévalu aussi

longtemps que les pays occidentaux en pleine croissance furent dans le même

temps des pays en train de faire l’expérience de la démocratie. Les démocraties

modernes sont nées, comme cela a été souvent souligné, d’une rébellion contre

les structures aristocratiques et contre la sacralisation par celles-ci des traditions,

par définition enracinées dans le passé : elles furent donc, elles, en retour, les

championnes des « droits du présent ». L’expansion économique fut pour elle

contemporaine de cette passion du présent. Sans compter que leur système

représentatif entraine une grande vulnérabilité des élus, qui risque fort d’amener

ces derniers à privilégier le court terme des échéances électorales. Selon une

formule frappante de Dominique Bourg, on peut dire que « le futur reste la

circonscription négligée de la politique représentative moderne ». C’est contre

cet « oubli » (ou ce prétendu oubli) civilisationnel du futur que certains

philosophes ont donc voulu introduire l’idée de « justice intergénérationnelle »

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et justifier l’idée de devoirs envers des êtres inexistants parce que futurs ou

hypothétiques.

Une partie de la philosophie éthique récente tente donc de répondre à cette

question, qui a ouvert un domaine à part entière de l’éthique, celui de la « justice

intergénérationnelle », qui touche aussi bien l’éthique environnementale que

l’éthique économique, puisqu’elle peut renvoyer aussi bien à l’état de la planète

que nous allons transmettre aux générations futures qu’à la question, qui est

particulièrement épineuse en France, des régimes de retraite, mais encore à la

transmission d’autres biens dont nous supposons qu’ils devraient être mis en

commun avec les hypothétiques générations futures.

Avant de nous intéresser à la liste controversée de ces biens et à leur

pluralité, examinons le premier mouvement d’émergence de la formulation

théorique de la question de la justice intergénérationnelle, le mouvement qui part

des théories de la justice.

a. Les théories de la justice : du déni initial à la complexification des

modèles

Ce déni est bien connu : c’est celui de Rawls, mais aussi de la plupart des

théories de la justice. Il faut souligner ici que le déni de la justice

intergénérationnelle est fondamentalement posé à partir du problème de la

justice environnementale, autrement dit à partir de l’un des secteurs où se pose

la question intergénérationnelle. David Miller l’a montré : la plupart des théories

de la justice estiment que la justice environnementale intergénérationnelle

occupe une région séparée, au-delà de la justice.

Rawls estimait que les problèmes environnementaux n’avaient pas un

caractère foncièrement politique, et qu’ils relevaient au final de doctrines

métaphysiques. On a parfois avancé deux raisons supplémentaires du rejet de la

justice environnementale intergénérationnelle. La première est que

traditionnellement les théories de la justice se concentrent sur les biens qui

peuvent être distribués à des individus : or cela ne semble pas être le cas pour les

biens environnementaux, qui sont collectifs et dont il est souvent difficile

d’envisager une distribution entre individus (sauver le tigre de Sibérie ou le loup

de Tasmanie ne peut se traduire en une distribution par individus). La seconde

est que les biens environnementaux ne sont pas, pour beaucoup d’entre eux, des

biens mais des risques, autrement dit des coûts, et non des bénéfices : les biens

environnementaux sont, pour beaucoup, appréhendés négativement comme des

« maux » environnementaux (pollution, disparition d’espèces, pluies acides,

risques nucléaires, etc.).

Reste que la position de déni ou de rejet de l’intergénérationnel dans les

théories de la justice peut sembler aujourd’hui étonnante. Elle a suscité en tout

cas en réponse une abondante littérature philosophique qui estime que les

questions environnementales (mais aussi, sur un autre plan, les questions

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économiques liées, par exemple, au financement des retraites) exigent d’aller

désormais au-delà de Rawls, et donc de tenter de penser une théorie de la justice

dans un cadre intergénérationnel et non dans l’idéal ou la fiction d’un éternel

présent.

En réponse à ce contexte, à cet oubli puis à ce déni, on a donc vu surgir un

nouveau champ philosophique, attaché à la justification d’une extension de la

question de la justice à la relation avec les générations futures.

Cette extension semble parfaitement logique.

En effet, la question même de la justice se pose dans ce que l’on nomme

les « circonstances de justice », au premier rang desquelles se trouve la rareté.

Dans une situation d’abondance absolue, ou même simplement de grande

richesse, la question de la justice ne se pose pas, ou, dans le second cas, se pose

moins. Dans le second cas, l’inégalité entre milliardaires importe beaucoup

moins que l’inégalité entre personnes pauvres ou de revenu simplement moyen.

Dans le premier cas, la rareté est la condition même d’émergence du problème

de la justice : comme l’a écrit Harry Frankfurt, si chacun avait assez, la question

de savoir si quelqu’un a plus que les autres serait sans conséquence morale. S’il

nous apparaissait donc avec une évidence absolue qu’aucune génération ne serait

jamais lésée par comparaison avec toutes les autres, et que, donc, chaque

génération pourrait disposer d’ « assez » de ressources et/ou de bien-être, la

question de la justice intergénérationnelle ne se poserait pas. Mais puisque les

ressources naturelles sont à la fois limitées et dégradées par notre action présente,

et puisque l’inégalité des générations présentes entre elles dans l’accès aux

ressources et au bien-être est évidente, nous pouvons en induire assez facilement

qu’il est probable que toutes les générations futures ne seront pas sur un pied

d’égalité avec nous dans l’accès aux ressources et au bien-être : l’inégalité dont

nous faisons l’expérience dans le présent peut être aisément projetée dans le

futur.

On doit remarquer ici que cette extension se fait à partir d’un secteur bien

identifié, celui de la justice environnementale, et à partir, tout particulièrement,

de la prise de conscience du caractère fini de certaines ressources naturelles

(pétrole, uranium, etc. ). Ces deux traits ne sont pas sans incidence sur la façon

de développer ensuite une extension des théories de la justice en termes de la

justice intergénérationnelle : le modèle est fondamentalement, voire

exclusivement, environnemental, et spontanément ressourciste.

Une critique interne aux théories de la justice, c’est-à-dire un débat interne

sur les modèles, fait clairement apparaître la possibilité d’une alternative à Rawls

susceptible de poser les bases d’une justice intergénérationnelle ressourciste : il

s’agit du libertarianisme de gauche, et plus précisément encore de la thèse

« géolibertatienne », défendue par des libertatiens de gauche comme Peter

Vallentyne, selon laquelle les ressources naturelles non encore appropriées

doivent être considérées comme une propriété commune mondiale (il n’est sans

doute pas indifférent de remarquer au passage ici comment une position

libertarienne ou « géolibertarienne » contribue du coup fortement à la

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construction et au renforcement de l’approche ressourciste). Reste à savoir si

cette propriété commune est interne à une génération ou si elle doit être pensée

de façon intergénérationnelle, ne serait-ce qu’en raison de la superposition dans

une même génération existante de tranche d’âge différentes, dont certaines ont

déjà eu largement accès aux ressources et d’autre très peu encore ou pas du tout.

En réalité, il ne s’agit que de bases possibles. Car pour passer à une

théorisation de la justice intergénérationnelle, il faut ajouter en quelque sorte une

strate supplémentaire aux théories de la justice, qu’elles soient la théorie

rawlsienne ou la théorie libertarienne de gauche.

Cette nouvelle strate théorique est intermédiaire, entre les modèles des

théories de la justice et les approches (ressources, capabilités, bien-être). Je vais

l’examiner après avoir examiné, ce que je vais faire à présent, le second

mouvement menant vers la ou les question(s) de justice intergénérationnelle : le

mouvement provenant de différentes régions ou secteurs de l’agir humain et de

ses relation avec son contexte.

b. L’émergence des questions de justice intergénérationnelle à partir

de caractéristiques du contexte récent et contemporain :

Le contexte particulier d’émergence des questions de justice

intergénérationnelle, en gros celui des deux dernières décennies et de l’époque

directement contemporaine, est marqué, du moins à mon sens, par au moins cinq

facteurs clés :

– le premier est lié à l’état de notre environnement : il s’agit de la dégradation

progressive de l’état de nos ressources naturelles et de la richesse de la biosphère

en tant que telle, au-delà de l’idée même de ressources utilisables pour nous ;

– le second est lié à l’état de certains de nos système économiques : certains de

ces systèmes, notoirement le système européen et, au sein de celui-ci, le système

français, ne sont plus actuellement en période de croissance forte, voire de

croissance tout court, ce qui implique une réflexion sur les dettes qui seraient

laissées aux générations futures ;

– le troisième est lié à l’inégalité entre certains systèmes économiques dits

développés, autrement dit entre de vieux pays développés qui ont bénéficié d’un

accès à un niveau de vie élevé, et qui ne sont plus en phase de croissance, et des

pays développés qui sont en phase à la fois de croissance et d’accès généralisé à

un niveau de vie élevé pour la génération actuelle et pour la génération suivante :

il s’agit des BRICS, selon l’acronyme anglo-saxon, Brésil, la Russie, l’Inde,

Chine et l’Afrique du Sud.

– le quatrième est lié à l’inégalité dite entre Nord et Sud, signifiant plus

précisément l’inégalité entre les pays développés que nous venons de citer, et les

pays en voie de développement.

– le cinquième est lié au maintien et souvent au renforcement de la volonté de

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conserver un patrimoine culturel de l’humanité passée et de le transmettre à

l’humanité future.

Assurément, ces cinq facteurs peuvent entrer en contradiction. L’urgence

de l’accès de certaines populations à un niveau de vie décent, le souhait d’autres

populations d’accéder rapidement à un niveau de vie non pas simplement décent

mais élevé, le souci pour certaines populations de conserver leur niveau de vie

actuel sont autant de priorités accordées à la génération présente, et dont on

conçoit assez aisément la légitimité pour les deux premières, plus difficilement

pour la troisième. Reste que ces priorités accordées au présent semblent devoir

aussi être conciliées avec le souci de l’avenir. On peut imaginer aussi des

dilemmes dans lesquels l’humanité présente aurait à choisir si elle préfère

transmettre aux générations futures telle espèce vivante, tel niveau de pension,

tel niveau de remboursement des frais médicaux, ou telle langue menacée de

disparition qui serait conservée et transmise sur un coûteux support, etc.

Approfondir l’analyse des secteurs d’émergence des questions de justice

intergénérationnelle relève de la seconde grande hypothèse méthodologique

d’IGEP. Le postulat méthodologique est ici d’une part que chaque « secteur » ou

chaque « région » génère des contraintes propres que nous devons tenter de

dégager comme autant de « principes sectoriels non-normatifs » (ou de

« synthèses » non-normatives) et d’autre part qu’il semble fort probable que

chaque secteur voit une partie de ses contraintes construites par intersections

avec d’autres secteurs : elles ne lui sont plus alors « propres » mais

intersectionnelles. De telles intersections sont à construire non de façon

théorique, i.e. sans données factuelles, mais à partir de données précises. Ainsi,

on peut postuler que certains aspects des inégalités intergénérationnelle peuvent

concerner davantage des femmes que les hommes, c’est-à-dire n’apparaître

comme inégalités intergénérationnelles que parce qu’on y accède à partir des

inégalités de genre. Ainsi également, on peut postuler que certaines inégalités

intergénérationnelles proviennent non du seul secteur de l’environnement (qui

n’est d’ailleurs pas, lui-même, forcément homogène), mais par intersection avec

des inégalités devant les retraites ou la prise en charge des soins de santé.

Si l’on se penche un instant sur l’analyse de ce mouvement de « bas en

haut », des secteurs d’émergence vers la question de la justice, on peut faire

apparaître, en matière de justice intergénérationnelle, il me semble que l’on peut

faire ressortir cinq caractéristiques.

L’hétérogénéité très forte des secteurs, due à leur identité très forte et très

particularisée : l’environnement, la gestion des retraites, notamment.

Le déséquilibre très fort entre les secteurs en terme d’influence, d’impact,

de gravité, etc : la question générale de la justice environnementale semble

écrasante, au risque de faire passer au second plan l’examen de « principes

régionaux » ailleurs (gestion des retraites, transmission du capital culturel).

Le caractère apparemment secondaire de la question de la transmission aux

générations futures des biens culturels (en dépit des politiques de protection du

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patrimoine culturel, des débats suscités par les communautariens sur le maintien

des biens culturels enracinés historiquement) : cette question est rarement

associée spontanément à la de la justice intergénérationnelle, alors que, par

intersection, les débats sur la justice ethno-culturelle, portent évidemment en

partie sur la question du maintien pour les générations futures de biens culturels

(religions, langues, traditions, pratiques, etc.).

Le caractère ouvert et controversé de la liste de ce que l’on pourrait appeler

les « biens publics mondiaux intergénérationnels ».

Le peu de cas fait, apparemment, à l’intersectionnalité des secteurs

hétérogènes où apparaît la question de la justice intergénérationnelle, et de

l’intersectionnalité avec d’autres champs d’inégalités (par exemple, comme je

l’ai mentionné plus haut, l’inégalité générique).

En ce qui concerne l’hétérogénéité des secteurs, il s’agit donc pour nous

de faire ressortir les spécificités de chacun d’entre eux.

Le secteur de l’environnement émerge de la prise de conscience de la non-

durabilité de certaines ressources et de l’impact négatif de l’activité humaine sur

la bio-diversité et pour finir sur les conditions mêmes de survie de l’humanité

sur Terre. Bien entendu, la prise de conscience est elle-même différenciée et

orientée en fonction de prises de position normatives qui, pour l’essentiel, sont

au nombre de trois : soit on appréhende la non-durabilité de certaines ressources

et l’impact négatif de l’activité humaine dans la perspective de la protection de

l’environnement humain, autrement dit de conditions de vie compatibles avec la

santé humaine, voire, dans une version plus robuste, avec une un idéal de vie

bonne ou « authentiquement humaine » ; soit on procède à l’appréhension des

mêmes phénomènes dans la perspective d’une conservation de la nature en état

de statu quo (pas de statu quo ante la révolution industrielle, car la restauration

de la nature par les hommes est assurément une illusion et un mensonge) ; soit,

enfin, on opte pour une perspective « limitée » à la préservation de la

biodiversité.

Les tensions entre ces trois positions sont nombreuses et fortes.

Comme le souligne Axel Gosseries, réduire, par exemple, le niveau de

pollution n’entraîne pas nécessairement une diversification de la faune et de la

flore. Un environnement naturel ne signifie pas forcément un environnement

diversifié, etc. Il y a donc des arbitrages intra-environnementaux à effectuer. Il

est fort plausible que penser ces arbitrages dans la perspective d’une justice

intergénérationnelle ne puisse se faire qu’à la lumière donnée par l’intersection

avec d’autres secteurs d’inégalités. Quant à la préservation d’un environnement

pour l’homme, elle entre bien sûr en contradiction avec l’idéal de protection de

la nature en état de statu quo, etc. Le choix des perspectives a évidemment un

impact sur le type de justice environnementale intergénérationnelle que l’on veut

faire valoir. Le « contexte d’émergence » des questions est donc, sans surprise,

un mixte de faits et de valeurs. Ce qui ne signifie pas pour autant, à mon sens,

que l’on doive en tirer comme conclusion, comme les pragmatistes, que des

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valeurs et des normes puissent y être justes du simple fait qu’elles y seraient

immergées. Le « contexte » particulier qu’est celui de l’environnement semble

faire apparaître quelques caractéristiques ou contraintes que nous devrions

pouvoir affiner jusqu’à identifier à partir d’elles des « principes sectoriels » ou

des « synthèses sectorielles » ; par exemple :

« principe » d’incomplétude tragique : en matière environnementale, la

référence à l’intérêt des générations futures est absolument insuffisante car on

doit prendre en compte des demandes sociales concurrentes provenant de la

génération actuelle ; or les exigences sont le plus souvent absolument

contradictoires, aboutissant à des « choix tragiques » consistant à sacrifier au

moins partiellement des valeurs que l’on endosse et que l’on entend soutenir.

« principe » d’irréversibilité tragique : en matière environnementale, nos

choix sont confrontés le plus souvent à une structure d’irréversibilité qui devrait

peser sur eux.

« principe » d’urgence tragique : en matière environnementale, des choix

devraient être faits immédiatement car ne pas les faire revient à mettre en péril

l’auto-conversation de l’humanité. Mais faire ces choix implique de reconsidérer

le primat du bien-être ou de l’accès au bien-être d’une partie de l’humanité sur

l’auto-conservation générale.

« principe » de substituabilité relative : en matière environnementale,

l’impossibilité de trouver des solutions non-tragiques au sens 1 et 2 implique

d’accepter un principe de substitution relative consistant à substituer à une

ressource un autre bien (qui ne sera pas forcément une ressource, mais qui

pourrait être du bien-être, des capabilités ou des biens non-matériels autres que

des capabilités ).

Il va de soi que je vais ici beaucoup trop vite, pour tenter de donner un

exemple de schéma aboutissant à des « principes sectoriels ». Ce pourquoi je

mets des guillemets ici à « principes ». Ce qui m’importe est de montrer que si

l’on examiner un champ – ici l’environnement, on découvre un enchevêtrement

de faits et de valeurs et on l’analyse pour tenter d’en dégager les contraintes

internes. Ces contraintes rejoignent finalement assez vite le vocabulaire et les

problèmes des « approches » : ressources, bien-être, capabilités.

Le défaut indiscutable de cette formulation sous forme de « principes », du

moins telle que je viens de la faire trop rapidement, c’est qu’elle est encore bien

trop normative dès lorsque j’emploie des notions comme « tragique », « choix

tragique ». Ce que j’ai suggéré plus haut, à savoir envisager de se contenter d’une

expression de type « synthèse sectorielle » ou « intersectiorelle » de données est,

peut-être, plus prudent et plus conforme au final au but que je me suis fixé de

simplement identifier à ce stade des systèmes de contraintes issues des secteurs

ou des intersections de secteurs.

Ces contraintes sont également très vite fortement particularisées : en

matière de justice intergénérationnelle concernant le capital culturel, on

comprend aisément qu’un monde futur dans lequel la diversité culturelle serait

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réduite par disparition de l’opéra, d’une langue régionale, etc. resterait possible

et que la substitution par la création de nouvelles formes culturelles est

défendable ; en revanche, les substitutions entres sphères sont plus difficiles à

penser pourtant au cœur de la question environnementale intergénérationnelle

(une espèce de poisson peut-elle se voir substituer, si l’on peut dire, une nouvelle

espèce d’artefacts culturels, ou de biens immatériels ?) ; enfin, reste ce qui est a

priori le non-substituable (la vie de notre espèce, l’existence de la biosphère).

Si l’on se tourne vers un autres secteur, celui des retraites, on ne découvrira

vraisemblablement pas du tout les mêmes principes : l’incomplétude, par

exemple, n’y existe pas de façon aussi patente, les situations y sont, en partie au

moins, réversibles, et elles sont régionales et non mondiales, l’urgence est

moindre et moins tragique.

Si l’on élargit la question à celle de la définition d’une liste de « biens

publics mondiaux intergénérationnels », que nous devrions donc partager

équitablement avec les générations futures, on risque de s’apercevoir qu’une

telle liste est foncièrement ouverte et problématique et mène vers des types de

biens et/ou de secteurs très diversifiés qui sont susceptibles de véhiculer à leur

tour leurs propres contraintes et leur propres principes régionaux.

Cette liste est controversée. N’y mettre que les ressources naturelles serait

très restrictif. Y inclure, comme le propose la Banque mondiale, « la circulation

rationnelle de l’information, des capitaux et des marchandises ; la diffusion la

plus large possible de la mondialisation ; la création et la diffusion des

connaissances » est vite polémique. Reste que d’autres biens, moins polémiques

que « le marché », matériels ou immatériels , peuvent faire l’objet d’une

projection intergénérationnelle : le patrimoine génétique de notre espèce, par

exemple, le patrimoine culturel, ou encore, pourquoi pas, l’un des biens que

Stiglitz inclut à la liste des « biens publics mondiaux » : la sécurité internationale

ou la paix, dans la mesure où léguer aux générations futures une situation

provisoirement stable pour notre génération mais dont la stabilité serait obtenue

par des solutions menant nécessairement à des conflits armés futurs peut être

considéré comme une injustice intergénérationnelle.

L’hypothèse de notre recherche, dans le cadre d’IGEP, consiste à poser

qu’il faut d’abord identifier les secteurs et les biens dont la nature est

intergénérationnelle, puis tenter d’identifier leurs contraintes internes, leur

principes régionaux, les tensions et recoupements qui existent aussi

nécessairement entre ces diverses régions ou divers biens. Cette hypothèse

implique de ne pas savoir à l’avance quel type d’approche va être dominer (ou

non) telle ou telle région. Ainsi, une appréhension intergénérationnelle de la

définition de la politique internationale et nationale avec pour idéal régulateur

de ne pas choisir des solutions favorables à la paix seulement dans notre

génération, mais aussi pour les générations futures ne préjuge en rien du fait

qu’elle doive se traduire en termes de ressources, de bien-être ou de capabilités.

Ce principe est vrai dans tous les secteurs examinés. Les « principes sectoriels

non-normatifs » ne sont que des contraintes internes qui éclairent des choix

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normatifs possibles : autrement dit, ce ne sont pas les régions elles-mêmes, ou

les types de biens, bref le donné, qui « choisissent » les approches. Les principes

sectoriels non-normatifs ne font qu’offrir un système de contraintes à des choix,

qui, tout en étant réduits, demeurent des choix proprement normatifs possibles,

faits par des acteurs, et non par le système des sphères de l’agir.

Tout ce que je viens de dire au sujet des principes sectoriels non-normatifs

peut être répété à l’identique au sujet des principes intersectoriels non-normatifs :

ils sont des contraintes qui pèsent sur la mise en œuvre des principes de justice

par les approches, bref sur le choix des approches.

II. Les «modèles intermédiaires » : un examen de trois modèles de

réponse philosophique possible à la question intergénérationnelle

Ce que j’appelle les « modèles intermédiaires », comme je l’ai déjà

indiqué, ce sont les modèles destinés à compléter et parfaire les théories de la

justice classique en incluant la question de la répartition intergénérationnelle.

Mais répartition de quoi ?

Mon objection, tout juste esquissée ici, est que ces modèles intermédiaires

se heurtent à une double difficulté, qui pour certains d’entre eux peut devenir

une double et définitive aporie : ils ne partent pas de l’examen de la diversité et

de l’hétérogénéité des « régions » ou « secteurs » de l’agir humain ou des

« biens » pour lesquels se pose la question de la répartition intergénérationnelle ;

ils ne se confrontent pas non plus, pour la plupart, ou pas suffisamment pour les

meilleurs d’entre eux, à la question du distribuendum : ressources, bien-être ou

capabilités ?

C’est en ce sens qu’il demeurent des « modèles intermédiaires » (entre les

principes généraux de justice et les approches par distribuendum), et sont peut-

être, de ce fait même, le symptôme d’un moment intermédiaire de la philosophie

politique et éthique : intermédiaire entre un premier mouvement vers

l’application (les théories de la justice tentant de « s’appliquer » à

l’intergénérationnel en général, ou de s’appliquer à elles-mêmes une perspective

intergénérationnelle), qui reste encore assez théorique, et un second mouvement

que nous appelons de nos vœux, dans lequel l’application devra se faire par

remontée des secteurs vers leurs principes régionaux et confrontation de ces

principes avec les approches qui, de leur côté, étendent les principes de justice

vers l’application.

Premier modèle : le « suffisantisme »

Le premier modèle repérable est celui du « suffisantisme ». Il repose sur

l’idée générale selon laquelle la génération présente peut s’approprier autant de

ressources et de biens qu’elle le souhaite à partir du moment où elle en laisse en

quantité suffisante et d’aussi bonne qualité pour les générations futures. Cette

idée est souvent nommée la « clause lockéenne » en référence à Locke, qui, dans

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son Second traité du gouvernement civil de 1690 avait énoncé que toute

appropriation est légitime « du moins là où ce qui est laissé en commun pour les

autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité ». Cette fameuse

« clause lockéenne » semble simple et claire. Elle entraine pourtant de

redoutables difficultés, auxquelles est confrontée la galaxie des penseurs qui

utilisent des raisonnement suffisantistes, de Frankfurt aux théories des

capabilités de Sen et Nussbaum (en passant par Rawls lorsqu’ils pose pour

objectif à sa théorie minimal de la justice entre les peuples de justifier un devoir

d’ « assistance » destiné à garantir les « besoins de base » des populations). Parmi

celles-ci, les plus importantes me semblent être les trois suivantes :

A - Tout d’abord, il faut parvenir à établir une discrimination claire et non

controversée entre ce qui, dans l’héritage dont a bénéficié notre génération

présente, découle des efforts des générations passées, et ce qui ne découle que

du hasard de la nature. Le problème qui découle de ceci est celui de la

compensation ou non des erreurs des générations passées qui auront, au final, un

effet bénéfique sur notre génération. Ainsi, si un phénomène climatique

purement naturel a touché les deux ou trois générations passées avec un impact

négatif sur leur productivité (réchauffement ou refroidissement extrême, par

exemple), notre génération ne devrait pas avoir à compenser pour les générations

futures la différence entre la valeur du monde tel qu’il était avant cette période

et tel qu’il est après celle-ci. En d’autres termes, toute génération devrait

considérer alors celle qui la précède comme si cette dernière avait été la première

génération humaine. Mais peut-on annuler aussi facilement l’idée de

compensation ? Peut-on faire véritablement « comme si » notre génération était

celle de la naissance du monde, en nous montrant volontairement aveugles aux

effets positifs ou négatifs du legs de la génération précédente sur la nôtre ?

Pouvons-nous nous-mêmes nous approprier le legs de la génération passée tout

en faisant « comme si » nous étions nés sans ascendance, et laisser

« suffisamment » aux générations futures sans tenter de compenser au bénéfice

de ces dernières ce qui aura été un avantage (ou un désavantage) pour notre

génération ? Bref, ce premier problème mène vers la grande difficulté pour

penser ce qui peut être « suffisant » pour les générations futures, surtout,

évidemment, si nous avons de bonnes raisons de penser que notre génération

aura été privilégiée dans cette chaîne générationelle. Il pointe aussi le problème

de la compensation, qui est d’autant plus épineux qu’il est double : - devons-

nous « compenser » pour les générations futures les erreurs des générations

passées qui ont été en notre faveur ? - comment une telle compensation est-elle

possible lorsque les biens utilisés sont épuisés ?

B. Ensuite, il faut envisager l’impact de notre propre génération. Il faut

alors reformuler la clause lockéenne de la façon suivante : chaque génération

doit laisser à la suivante au moins autant que ce qu’aurait pu s’approprier la

génération suivante dans l’hypothèse où la génération actuelle n’aurait, par son

action, conduit à aucune amélioration ou dégradation nette de ce dont la

génération qui suit aurait autrement hérité. Le résultat de ce second amendement

est contradictoire avec le premier : nous n’y endossons que les erreurs qui nous

sont imputables, et non celles des générations passées en notre faveur. Du coup,

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lequel de ces deux amendements (A, B) est le plus juste ? Faut-il les additionner ?

Est-ce possible ?

C. Enfin, il faut tenter de s’entendre sur le terme « suffisant ». Suffisant à

quoi ? Suffisant pour qui ? Laisser « suffisamment » de ressources et de biens

aux générations futures suppose en effet non seulement de penser en termes de

justice distributive (suffisant par rapport à ce que nous avons reçu des

générations précédentes), mais, très vite, en termes substantiels, c’est-à-dire en

définissant ce qu’est une « vie bonne » ou une « vie complète » pour les

générations futures. Une doctrine suffisantiste est une théorie du

« seuil minimal » (ce qui entraine beaucoup de débats sur les questions de savoir

si l’égalité au-delà du seuil de suffisance n’importe pas, si faire ou laisser advenir

un être humain ou une génération en deçà de ce seuil pourrait être considéré

comme un dommage moralement répréhensible, si le suffisantisme n’est pas trop

peu redistributif, etc. ) Sur ce point, nous nous heurtons à un obstacle sérieux, et

sur lequel nous devons nous arrêter quelques instants. En effet, ce qui fait en

principe la force du suffisantisme en matière d’éthique intergénérationnelle,

c’est son caractère non-cléronomique. Est cléronomique est un modèle de justice

intergénérationnel « réactif » dans lequel la définition de ce qu’une génération,

définie par l’ensemble des individus qui ont le même âge (on peut dire aussi

« cohorte de naissance » comme le fait Axel Gosseries), est pensé grâce à un

critère apparemment simple : ce qu’elle a hérité de la génération précédente.

Mais nous verrons dans l’examen de ce modèle dit de réciprocité que la

simplicité n’est qu’apparente et que de vraies difficultés apparaissent. Est non-

cléronomique un modèle dans lequel le contenu de l’obligation

intergénérationnelle est indépendant de cette réaction par réciprocité à ce qu’une

génération a reçu de la précédente : le contenu de l’obligation est pensé de façon

indépendante à l’héritage générationnel, de façon absolue et non relative (avec

l’diée que le modèle non-cléronomique a un avantage sur un modèle

cléronomique en tant que le premier serait non-idéal et le second idéal). Prenons

avec Gosseries, pour préciser les termes du problème, deux formulations de cette

doctrine dite « suffisantiste ». Tout d’abord, celle du célèbre Rapport

Brundtland, dont le titre officiel était Notre avenir à tous (Our Common Future), et

qui fut rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le

développement de l'ONU, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland

(qui fut la base de réflexion du Sommet de la Terre de 1992, et qui popularisa

l’expression de « développement durable »). Le Rapport Brundtland dit que le

développement est durable « s’il répond aux besoins du présent sans

compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».

L’avantage incontestable de cette formulation est de laisser ouverte la possibilité

pour les générations futures de définir elles-mêmes leurs besoins. Mais

l’ambiguïté de l’expression est cependant réelle : il n’est pas expressément

souligné que les « besoins » sont avant tout définis par une génération (ils sont

surtout mis sur le même plan d’une génération à une autre), puisque, de toute

façon, l’action des générations antérieures transforme le cadre de ces choix (il

n’est pas évident d’affirmer de façon catastrophiste que cette action réduise à

coup sûr ces choix puisque l’héritage des générations passées nous a aussi

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gratifiés de possibilités). La formulation par Brundtland implique assez

clairement que l’on doit pouvoir identifier (mais comment ?) des besoins

fondamentaux, ou « de base », transgénérationnels. Seconde formulation du

suffisantisme avancée par Gosseries : celle défendue par l’économiste américain

Herman Daly dans son ouvrage de 1996 Beyond Growth et qui affirme que « les

besoins de base du présent devraient toujours prévaloir sur les besoins de base

du futur, les besoins de base du futur devant prévaloir sur le luxe extravagant du

présent. ». En dépit de l’apparente prudence de cette seconde formulation, on y

trouve cette fois une définition substantielle de ce qu’est une bonne vie : celle

qui ne fait pas preuve de luxe dit extravagant. Mais qu’est-ce qui peut bien

définir de façon non controversée le luxe extravagant ? Si l’on doit définir une

vie bonne par une liste close de « besoins de base » sans « luxe extravagant » on

risque fort de produire une définition restrictive et coercitive de ce que doit être

une vie humaine pour un individu, une société ou une génération. Dans la

formule du rapport Brudtland lui-même, en dépit ou à cause de l’ambiguïté de

formulation soulignée plus haut, sont mis sur le même plan les besoins des

générations présentes et ceux des générations futures. Or, au-delà de quelques

besoins vitaux fondamentaux et peu contestables, que savons-nous des besoins

des hypothétiques générations futures ? Ce que nous croyons en savoir ne

découle que d’une projection sur elles de ce que nous estimons devoir être leurs

préférences, pensées sur le modèle des nôtres. Mais il ne s’agit qu’une

projection, ou, pire, d’un pari. Les générations futures préféraient-elles (si elles

en avait hypothétiquement le choix) un monde avec une biodiversité

considérablement réduite mais avec une gamme très élargie de gadgets

technologiques, ou bien un monde avec très peu de gadgets technologiques mais

une biodiversité préservée au maximum ? Nous ne pouvons que parier sur la

nature de leur préférence. Bien sûr, nous pouvons dire que ce que nous devrions

préserver pour les générations futures, c’est leur capacité de choix. Autrement

dit, nous ne devrions pas choisir à leur place, que ce soit par projection de nos

préférences ou par pari. Mais, en réalité, il semble bien qu’en pratique les

arbitrages que nous devons faire dans le présent pour les générations futures

engagent toujours une forme de détermination pour celles-ci, bien plus qu’une

forme d’agrandissement de la sphère de leur liberté. La règle d’un

« suffisantisme » élaboré devrait être : tentons de laisser « suffisamment » de

liberté de choix aux générations futures. Mais une fois encore ce

« suffisamment » indique bien que nous nous octroyons, sans doute de façon

inévitable, le droit de délimiter ce que sera pour elles leur marge de liberté.

Sur ce premier « modèle intermédiaire », deux remarques :

- il pointe très bien l’un principes transversaux qui pourrait coordonner

plusieurs « principes sectoriels non-normatifs » tels que je les ai définis

auparavant (ou plusieurs « synthèses ») : il montre en effet qu’il est sans doute

impossible de penser des questions de justice intergénérationnelle sans postuler

un minimum de déterminations quant aux préférences des hypothétiques futurs

êtres humains. Ne disposer que du critère de leur « autonomie » comme capacité

pure de choix est sans doute insuffisant pour déterminer nos choix dans le présent

quant à leurs préférences futures. Opter pour une lourde définition substantialiste

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et objectiviste hypothèque au contraire gravement leurs choix et la représentation

que nous avons d’êtres humains comme sujets de choix. Reste peut être à penser

une base étroite permettant de penser des caractéristiques intergénérationnelles

communes minimales. On a pu proposer ainsi de façon minimale que les

générations futures devraient avoir pour traits communs avec la nôtre la

vulnérabilité à la souffrance physique et mentale et à la mort, la capacité au

plaisir, y compris au plaisir d’activités complexes et d’interaction avec d’autres,

la consciences d’eux-mêmes, la capacité à se fixer des buts à long terme et à agir

afin de les réaliser, l’aptitude à coopérer et à s’identifier aux autres. Telles

caractéristiques, somme toute triviales, seraient–elles vraiment utiles pour guider

nos choix normatifs ? Pour guider, notamment, le choix du distribuendum ? On

peut prendre le risque de postuler que oui, à charge de parvenir à le démontrer

en pratique.

- il pointe également l’extrême abstraction dans laquelle demeure tout

modèle intermédiaire lorsque la question du distribuendum, et donc celle des

approches, n’est pas abordée. L’approche est, si l’on peut dire, spontanément

quoiqu’obscurément ressourciste, sans que soit clarifiée la nature plurielle de ce

qui peut être distribué, ainsi que la question de la substituabilité (d’un bien dans

un autre).

2. Second modèle : le modèle de la réciprocité, directe ou indirecte.

Le second modèle que je vais brièvement examiner essaie

incontestablement de répondre aux difficultés du premier, et concentrant son

effort sur l’idée d’une justice par réciprocité entre les générations. Pour éviter,

partiellement du moins, le piège de la définition de ce qui pourrait bien être

« suffisant » pour les générations futures, il s’agit donc de penser à partir de la

pure réciprocité d’une part la justification de l’obligation envers les générations

futures, d’autre part le contenu de cette obligation. C’est donc un modèle

« formel » là où le modèle suffisantisme a quelque chose d’inévitablement

« substantiel ».

En reprenant ici les distinctions (et leur formulation) posées par Axel

Gosseries à partir de Brian Barry, posons qu’il existe trois modèles de réciprocité

entre les générations : deux modèles de réciprocité indirecte, un modèle de

réciprocité directe.

-Le premier modèle de réciprocité est celui d’une réciprocité indirecte

descendante. Il consiste à dire que la génération actuelle doit quelque chose à la

génération suivante parce qu’elle a reçu quelque chose de la génération

précédente. Ne pouvant, pour des raisons évidentes, rendre ce qu’elle a reçu à la

génération précédente, elle doit le rendre de façon indirecte à la génération

suivante. Telle est la forme de l’obligation. Quant au contenu de l’obligation, il

est le suivant : la génération actuelle doit rendre au moins autant que ce qu’elle

a reçu. La réciprocité est donc indirecte parce que dirigée vers un tiers, et

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égalitariste puisqu’elle pose qu’il faut rendre une part au moins égale à celle que

l’on a reçue (reformulation : Gosseries).

Le second modèle de réciprocité est celui d’une réciprocité indirecte

ascendante. Il consiste à dire que la génération suivante à la notre doit quelque

chose à notre génération parce que notre génération actuelle a transféré quelque

chose à la génération précédente. Telle est la forme « ascendante » de

l’obligation. Le contenu de l’obligation est le suivant : la génération suivante à

la nôtre doit transférer vers la nôtre au moins autant que ce que nous avons

transféré nous, génération actuelle, vers la génération précédente. Ce second

modèle de réciprocité indirecte est évidemment celui qui est proposé en général

pour penser le système des retraites par répartition. On pose alors que le fait

qu’une génération active doive quelque chose à une autre qui arrive à la retraite

est justifié par le fait que cette dernière génération a fait elle-même bénéficier la

génération qui la précédait d’un transfert du même type lorsqu’elle était elle-

même active (reformulation : Gosseries).

Le troisième modèle de réciprocité est celui d’une « double réciprocité »,

ou encore d’une réciprocité directe. Il est posé également dans le cadre de la

théorie de la justice par réciprocité appliquée au problème des retraites. Cette

fois, on n’affirme absolument pas que le devoir pour nos enfants, au nom de la

réciprocité, de financer nos propres retraites provient du fait que nous avons fait

la même chose en faveur de nos propres parents. Il s’agit de dire désormais que

ce que nous avons fait en faveur de nos parents en termes de pensions de retraite

est une obligation de réciprocité envers eux que nous avons en raison des

investissements d ‘éducation qu’ils ont fait pour nous et dont nous avons

bénéficié. De la même façon, c’est à dire sur le même mode de réciprocité

directe, nos enfants devraient financer nos retraites parce que nous avons financé

leur éducation (reformulation : Gosseries).

A ces trois modèles de justice intergénérationnelle par réciprocité

répondent des objections, comme répondent à leur tour des contre objections à

ces objections. Je vais sélectionner ici ce qui me semble le plus important dans

ces débats.

Parmi les nombreuses objections qui ont été formulées, trois d’entre elles

semblent particulièrement pertinentes. Les voici.

- Contre la réciprocité indirecte, on peut arguer, comme l’a fait le

philosophe britannique Brian Barry, que si quelqu’un nous offre une friandise,

que nous acceptons comme un cadeau du ciel, le fait que nous profitions de ce

cadeau ne semble pas générer pour nous la moindre obligation de distribuer à

notre tour des friandises à autrui. Bref, recevoir quelque chose comme un cadeau

n’impliquerait aucune obligation de réciprocité indirecte. On peut certes contre

objecter que ce que nous avons reçu des générations précédentes n’est pas

forcément un cadeau, puisque ces générations pouvaient le vivre comme une

obligation à notre égard, et non comme un cadeau gratuit en notre faveur. Reste

que nous pouvons dire que nous avons que faire des obligations que les

générations précédentes pouvaient s’estimer avoir envers nous, et que leur acte

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à notre égard nous pouvons tout à fait le vivre, nous, comme un cadeau

n’engendrant aucune obligation. Dans une perspective maussienne on pourrait

certes arguer qu’un don appelle un contre-don. Mais cette perspective a été

pensée de façon intra-générationnelle. Dans l’impossibilité de faire un contre-

don direct et au nom d’une forme de cynisme, on peut avancer que nous n’avons,

au sein de notre génération, aucune raison de vivre forcément le legs de la

génération précédente comme un don à notre égard. Nous pouvons le vivre

comme, précisément, un legs.

- Contre l’idée générale de réciprocité, qu’elle soit directe ou indirecte, on

peut tout simplement rejeter l’idée que la justice doive être définie par la

réciprocité. On avancera ainsi que si nous estimons juste d’aller rendre visite à

un vieillard malade, cet acte est juste indépendamment de toute réciprocité,

puisque ce vieillard malade ne pourra certainement pas nous rendre la pareille.

Et l’idée même de réciprocité indirecte (nous allons rendre visite à ce vieillard

en espérant que quelqu’un ne fera pour nous lorsque nous serons vieux) serait

plutôt ruineuse pour la moralité de l’acte, qui semble d’autant plus juste qu’il est

désintéressé. En ce sens, nous pourrions poser des obligations unilatérales envers

les générations futures, exemptes de toute forme de réciprocité, et qui seraient

justes parce qu’altruistes. En ce sens encore, nous pourrions poser que notre

relation aux générations passées peut être caractérisée par la gratitude, et non par

la justice.

- Contre l’idée d’une politique publique mettant en œuvre une forme

d’obligation envers les générations futures (par exemple sous l’espèce d’une

application des principes de Brundtland), on peut souligner qu’il est pour le

moins étrange de poser des obligations envers des êtres qui n’existent pas, parce

qu’ils n’existent pas encore et n’existeront peut-être jamais. Bref, là où l’idée de

devoir envers de morts est déjà paradoxale, mais contient au moins une évidence

(ils ont existé, et nous considérons en général comme l’un des traits de la

civilisation humaine le fait de cultiver une forme de respect à leur égard), l’idée

de devoir envers les générations futures serait radicalement paradoxale puisque

rien ne certifie que ces générations existeront. Poser une obligation morale

envers ces êtres suppose donc que l’institution qui le fait (un Etat, une

organisation internationale) pose une thèse proprement métaphysique en

considérant que ces êtres qui n’existent pas réellement existent pourtant en

quelque manière dans un sens moralement pertinent. Or, de telles entités (l’Etat,

une organisation internationale) doivent-elles s’engager aussi loin sur des thèses

métaphysiques ? Ne doit-on pas laisser ces choix métaphysiques aux personnes

privées ? - disent en tout cas les libéraux.

Au titre des principales contre objections, mais qui n’ont qu’une validité

partielle, on peut avancer deux modèles qui défendent la réciprocité en lui

ajoutant un élément moral supplémentaire (Gosseries) destiné à la renforcer et

prenant la forme d’une intuition morale.

Le premier modèle est fondé sur une discussion du principe de propriété,

qui elle-même peut adopter deux formes. L’intuition morale commune à ces

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deux formes est que la propriété pleine et entière des ressources et biens

disponibles n’a pas de sens pour la génération présente. La première forme de ce

modèle est très connue sous l’espèce d’un proverbe indien célèbre : « Traitez

bien la Terre : elle ne vous fut pas donnée par vos parents, elle vous fut prêtée

par vous enfants. Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous

l’empruntons à nos enfants ». Dans ce premier modèle, la réciprocité est

renforcée par l’idée intuitive d’une co-propriété de la Terre entre les générations

futures, la génération présente n’étant qu’en position d’emprunteuse. Dans un

second modèle, plus radical encore, on utilise la concept juridique d’usufruit :

chaque génération n’est qu’usufruitière de la Terre, la nue propriété de celle-ci

revenant toujours aux générations futures ; ce modèle entraine cependant une

difficulté de taille : par une forme de une fuite en avant logique, la nue propriété

de la Terre ne peut jamais revenir à un propriétaire existant, mais toujours à un

propriétaire futur, bref littéralement possible, et non réel ; or comment la

propriété peut-elle avoir un sens si le propriétaire réel est à jamais inexistant ?

La réponse se trouve assurément dans la négation de l’idée même de propriété,

pour la seconde forme (le modèle de l’usufruit), et à tout le moins sa

transformation radicale pour la première forme (la co-propriété). Car il faut

admettre une co-propriété d’un type très particulier, mêlant des propriétaires

existants et inexistants parce que simplement possibles.

Ce premier modèle échappe-t-il aux objections ? Non assurément, en ce

qui concerne l’objection portant sur l’hypothèse proprement métaphysique de

l’existence des générations futures. Pourquoi donc faudrait-il sacrifier des

intérêts de générations présentes sur l’autel de l’existence d’humains simplement

possibles ?

Cependant, à bien y réfléchir, le rejet de la pertinence morale des

générations futures fondé sur l’argument selon lequel postuler leur existence

future est proprement métaphysique peut sembler finalement assez faible. On

peut en effet lui opposer une réponse relativement simple, pour ne pas dire

triviale : chaque génération, chaque pays, chaque famille semble le plus souvent

avoir à cœur non pas seulement de maximiser son bien-être présent, mais aussi,

voire surtout, de préparer un avenir meilleur pour sa descendance. Se préoccuper

des générations futures n’est, sur ce point en tout cas, pas si métaphysique que

cela, et fait partie d’une forme de partialité morale que nous pouvons tous

éprouver pour nos communautés respectives : ainsi suis-je préoccupé en tant que

français par la qualité de la France de demain à la construction de laquelle je

participe, très modestement il est vrai. La difficulté ne me semble pas être sur ce

point la question des générations futures, mais celle du dépassement nécessaire

de nos partialités morales légitimes : certains biens, notamment

environnementaux, sont d’une nature commune qui implique d’être pensés en

commun, et non sous l’angle de la partialité morale en faveur de nos

communautés respectives.

Le second modèle destiné à renforcer l’idée de réciprocité est fondé sur

une obligation non envers les générations futures, mais envers les générations

passées. Il repose sur une idée très simple : les obligations envers les morts sont

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plus faciles à accepter (parce qu’ils ont incontestablement existé) que celles

envers les êtres futurs (qui n’existeront peut-être pas). Dès, lors l’obligation de

réciprocité indirecte stipulant que nous devons rendre à la génération suivante

au moins autant que ce que nous avons reçu de la génération précédente

découlerait simplement de l’obligation de ne pas nous retrouver dans une

position d’ingratitude ou d’égoïsme par rapport à la génération précédente, bref

dans la position du « free rider », de celui qui « fait cavalier seul ». La réciprocité

indirecte ne serait, finalement, qu’un devoir que nous aurions envers nos parents,

et non envers nos enfants. L’idée qui est ici apportée n’est pas foncièrement

nouvelle par rapport à l’exposition que nous avons faite précédemment de la

réciprocité indirecte. Elle ne fait qu’accentuer ce modèle en lui apportant une

forme d’intuition morale : aucune génération n’aurait le droit de faire

littéralement cavalier seul, par obligation de reconnaître son insertion dans une

chaine générationnelle dont le futur est certes hypothétique, mais dont le passé,

lui, est indiscutable. Cependant, ce modèle ne me semble pas pouvoir échapper

réellement au postulat de l’existence des générations futures : penser que

l’obligation de réciprocité admet ici une forme indirecte suppose, par définition,

que l’on pose l’existence possible des générations futures auxquelles on « rend »

par procuration ce que l’on doit aux générations passées.

Ce débat sur ce que j’appelle les « modèles intermédiaires » renvoie donc,

au final, à une difficulté méthodologique fondamentale : le statut des générations

futures. Cette difficulté fondamentale résulte à mon sens de l’addition de trois

questions particulièrement épineuses, qui sont de nature méthodologique.

- Première question méthodologique : faut-il penser la justice

intergénérationnelle à partir de l’abstraction pure de générations séparées, ou

bien à partir d’une chaine générationnelle continue des générations ? Il va de soi

que si l’on raisonne à partir de la « génération présente » il faut bien admettre

une limite conventionnelle à celle-ci (disons : la durée moyenne d’une vie

humaine), et placer un curseur arbitrairement dans la ligne du temps historique

pour effectuer un découpage. On peut ainsi parler de la « génération présente »

comme étant celle qui remonte vingt cinq ans en arrière par rapport au moment

présent, et va (hypothétiquement, certes) vingt cinq ans en avant par rapport à ce

moment. Mais cette pure convention entraine une première difficulté, par

intersection avec d’autres secteurs d’inégalités cette fois intra-générationnelles :

la durée de vie « moyenne » d’un être humain varie, hélas, considérablement

selon qu’il vit dans un pays riche ou pauvre, qu’il est un homme ou une femme,

qu’il appartient à la classe socio-professionnelle des cadres supérieurs ou à celle

des ouvriers. Bref, une « génération » n’a pas la même espérance de vie et, en ce

sens, il n’y a pas une génération présente mais des générations présentes qui

présentent des caractères distincts et entre lesquelles existent de inégalités intra-

générationnelles et intergénérationnelles : en effet, une « génération » qui a une

durée de vie courte aura moins de temps pour accomplir ses hypothétiques

devoirs de réciprocité envers les générations passées et futures. Ses « devoirs »

doivent-ils être dès lors diminués en proportion ?

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- Seconde question : faut-il penser la justice intergénérationnelle à partir

de l’abstraction pure de générations séparées ou bien à partir de

l’entrecroisement intergénérationnel qui est une sorte d’évidence empirique ? En

effet, au sein de la génération « présente » (définie comme dans le point

précédent), se superposent plusieurs générations définies par les âges de la vie :

la génération présente est donc reliée au passée par l’existence présente de la

catégorie des personnes âgées et très âgées, et au futur par celle des nourrissons,

des jeunes enfants, des adolescents, etc. Sur ce point, une fois de plus

l’intersectionnalité des secteurs d’inégalités est pertinente : raisonner en termes

d’entrecroisement générationnel implique aussi de penser les différences de

priorités entre des sociétés majoritairement composées de tranches d’âges jeunes

(et donc reliées au futur) et des sociétés vieillissantes majoritairement composées

de tranches d’âges plus âgées. Les priorités et les façon de penser la justice

intergénérationnelle peuvent varier au gré de ces contraintes : une société

vieillissante comme le Japon ou l’Europe occidentale n’est pas placée devant les

mêmes contraintes et les mêmes attentes (retraites, sécurité sociale, etc.) qu’une

société comme celle de l’Inde ou du Brésil.

- Troisième question : faut-il penser la justice intergénérationnelle à partir

de l’enchevêtrement des générations, ce qui implique que les générations du

futur proche sont déjà existantes, ou bien à partir du postulat de l’existence de

générations radicalement futures, et donc purement possibles ? Il y a là un choix

méthodologique crucial. La première option comporte une forme d’apparente

évidence empirique qui peut être finalement trompeuse puisqu’elle revient à

penser l’éthique intergénérationnelle avec les outils et méthodes de l’éthique

intra-générationnelle classique. On risque donc de manquer complètement ce qui

peut y avoir de véritablement spécifique dans l’éthique intergénérationnelle :

penser des relations morales avec des êtres simplement possibles, et non réels.

L’enchevêtrement des générations pensé à partir du temps présent replie donc

l’intergénérationnel dans la logique de l’intra-générationnel. Faut-il ramener la

dimension métaphysique (au sens d’une postulation sur les possibles) de

l’éthique intergénérationnelle dans le giron de l’intra-générationnel ? N’y a-t-il

pas, au minimum, deux dimensions fort différentes à prendre en considération

ici ? L’une est celle qui pense en terme de descendance proche, qui relie le futur

à notre génération, et peut partiellement être pensée en termes de distribution

équitable ; l’autre, qui est non reliée à notre génération, et ne renvoie qu’au pur

possible de générations futures, et qui n’est sans doute pas réductible à la

première.

Sur ces « modèles intermédiaires » et les questions méthodologiques qu’il

entrainent, je ne peux que reformuler l’objection déjà faite: l’absence d’une mise

en œuvre par approches les laisse, en tant que tels, dans un état d’assez grande

abstraction qui ne permet pas d’envisager clairement leur mise en application.

Mais l’hypothèse que nous formulons, selon laquelle le choix des approches en

considération des contraintes contenues dans les « principes sectoriels ou inter-

sectoriels non normatifs » constitue la clé du problème, reste à tester : par

exemple, en ce qui concerne la troisième question méthodologique que nous

venons d’indiquer, rien n’assure que notre hypothèse entrainera sa résolution.

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Troisième modèle : le rejet de l’idée de réciprocité

Un troisième grand modèle de réponse philosophique est possible. Je vais

l’évoquer plus rapidement que les précédents. Il consiste à rejeter totalement

l’idée même de réciprocité, directe ou indirecte. Ce modèle est notamment

défendu par Jean-Pierre Dupuy.

En 2005, dans un court essai intitulé Petite métaphysique des tsunamis, Jean-

Pierre Dupuy avance que le recours même au langage des droits, des devoirs et

des obligations pour penser notre solidarité avec les générations futures soulève

bien trop de problèmes pour être réellement utile. Il rejette aussi l’idée qu’il y

aurait une égalité morale des générations entre elles. Selon lui, les générations

ne sont pas égales du point de vue moral car la nôtre et celles qui suivront ont un

statut moral plus élevé que les générations anciennes, dont, estime-t-il, on peut

dire qu’elles ne savaient pas ce qu’elles faisaient (ou du moins ne le savaient pas

comme nous, nous le savons désormais). Notre génération (élargie : celle de la

seconde moitié du XXème siècle) est celle qui a pris conscience de son potentiel

d’autodestruction. Dès lors, conclut Dupuy, notre responsabilité de s’adresse pas

aux générations futures, « ces être anonymes », écrit-il, « et à l’existence

purement virtuelle, au bien-être desquels on ne nous fera jamais croire que nous

avons une raison de nous intéresser ». Bref, l’idée même de tenter d’assurer une

justice distributive entre générations est une impasse philosophique pour Dupuy.

Pourtant, Dupuy ne ferme pas la porte du futur. Tout au contraire, il prétend

même l’ouvrir avec une autre méthode. Celle qu’il défend, et qu’il a baptisée

dans un autre ouvrage le « catastrophisme éclairé » consiste essentiellement en

une prophétie du malheur destinée à éviter que ce malheur ne se réalise. Dans

cette méthode, tout repose sur le statut métaphysique accordé à la catastrophe :

l’événement catastrophique est inscrit dans l’avenir comme destin, mais aussi,

paradoxalement, comme accident contingent. Si l’on veut, il s’agit de croire que

c’est un destin pour éviter que la catastrophe en devienne réellement un.

Le grand inspirateur de Dupuy en la matière est le philosophe allemand

Hans Jonas, et son célèbre livre de 1979, Le Principe de responsabilité. Jonas a

énoncé dans cet ouvrage les principes d’une éthique du futur, assumant ce que

devrait être notre responsabilité envers les générations futures. Parmi ces

principes, il y a ce que Jonas appelle une « heuristique de la peur », qui va

inspirer plus tard Dupuy : seule la peur pourrait avoir une force motivationnelle

suffisante pour nous inciter à agir en faveur des intérêts de l’humanité future et

éventuellement contre nos intérêts présents.

Pour au moins deux raisons on peut s’opposer à la thèse de Jonas, et par

suite, il me semble, à celle de Jean-Pierre Dupuy.

La première concerne la validité de l’impératif moral qu’a posé Jonas, et

qui s’énonce de la façon suivante : « Agis de façon que les effets de ton action

soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur

terre. » L’impératif de Jonas est donc double : c’est celui de veiller à une « survie

indéfinie » de l’humanité ; c’est aussi celui de veiller à une définition

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substantielle de la bonne vie humaine (la vie « authentiquement » humaine). Sur

ce dernier point, nous avons déjà indiqué à quel point il est hautement

controversé en philosophie de parvenir à définir ce que pourrait bien être une

bonne vie pour les humains, ou une vie authentiquement humaine. Sur le premier

point, il faut également relever la très grande fragilité philosophique de la thèse.

En effet, pourquoi donc devrions-nous veiller à une survie indéfinie de l’homme

sur terre ? Jonas le justifie doublement en avançant que cette obligation est une

obligation envers l’idée de l’homme qui est telle qu’elle exige la présence de ses

incarnations dans le monde, puis en avançant, assez classiquement (comme Kant

ou Fichte) que l’existence humaine est la condition de possibilité du fait qu’il y

ait de la responsabilité morale sur terre et que nous sommes en quelque sorte

responsables de la responsabilité elle-même. En réalité, l’obligation morale ne

porte pas réellement sur les générations futures chez Jonas, mais bien sur l’idée

même de vie qui y est sacralisée (la vie de l’espèce humaine, pas celle de

l’individu). Mais on peut objecter à cette thèse que c’est la mortalité qui nous

pousse à rechercher un sens à l’existence individuelle et collective : n’est-ce pas

parce que nous nous savons individuellement mortels que nous pouvons nous

sentir responsables du sens de notre existence et de nos actes ? N’est-ce pas aussi

parce que nous savons, par les biologistes de l’évolution ou par les

astrophysiciens, que notre espèce a toutes les chances d’être mortelle, que nous

pouvons ressentir l’urgence d’une recherche de sens ?

La seconde raison concerne la relation entre l’impératif moral de Jonas et

la possibilité même d’une éthique intergénérationnelle. L’impératif de durer

indéfiniment n’est pas une condition nécessaire à une éthique

intergénérationnelle : on peut parfaitement poser qu’un suicide volontaire et

unanime de l’humanité est moralement possible (quoique, bien sûr, tout à fait

non plausible), et dans le même temps poser que si l’humanité décide de

continuer d’exister elle est alors tenu au respect d’obligations envers les

générations futures. La sacralisation de la vie de notre espèce n’est pas nécessaire

philosophiquement.

La sacralisation de la vie et le maniement de la menace d’une catastrophe

qui annihilerait cette vie me paraissent être, au total, des engagements

philosophiques coûteux et incertains. Une telle dramatisation philosophique

nous paraît peu utile. Ce dernier « modèle intermédiaire » semble triplement

erroné :

– parce qu’il pense l’ensemble de l’intergénérationnel à partir d’une seule région,

celle des actions irréversibles (catastrophe environnementale) ;

– parce qu’il engage une métaphysique de la vie qui est une conception

controversée du bien liée à une conception elle-même substantialiste et

controversée de la vie bonne ;

– parce qu’il n’indique aucune forme d’applicabilité possible : la peur est un état,

pas une action, or quelles actions, visant à distribuer quel bien, au juste, devraient

être entreprises ?

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Conclusion

Pour conclure, je vais tenter un modeste arbitrage entre les positions que

j’ai examinées. Comme je viens tout juste de le dire, j’écarte le troisième grand

modèle, car il me semble inutilement dramatique et peu utile, et parce qu’il ne

spécifie en rien la nature et les limites de obligations que nous aurions envers les

générations futures. Au contraire, en avançant, du moins sous la plume de Jonas,

le concept flou de « vie authentiquement humaine » il ouvre la porte à des

définitions restrictives et coercitives de ce que devrait être une vie humaine.

C’est cette même objection de fond que j’ai adressée au modèle du suffisantisme.

Idéalement, nous devrions tenter de garantir aux générations futures une liberté

de choix au moins aussi grande que celle dont nous avons bénéficié. Mais,

paradoxalement, ai-je noté, tenter de garantir cette liberté revient à faire des

choix aujourd’hui pour les générations de demain, et donc de délimiter leur

liberté. On ne peut faire en la matière que des projections ou des paris sur ce que

devraient être les préférences de ces être futurs ou simplement possibles mais

dont nous pronostiquons qu’ils devraient nous ressembler sous beaucoup

d’aspects.

Finalement, le modèle de la réciprocité, malgré sa complexité et ses

faiblesses que j’ai tenté d’exposer brièvement, me paraît être le plus fructueux.

Pourquoi ?

Parce qu’il existe des biens qui sont par nature non-exclusifs (nous ne

pouvons, en les utilisant, les soustraire à l’usage d’autrui) mais rivaux (notre

consommation de ces biens diminue pour les autres la possibilité de faire de

même). L’atmosphère est typiquement un bien de ce type. Il est injuste qu’un

pays s’approprie aux dépens des autres un bien comme l’atmosphère en

dégradant ce bien. Cette injustice distributive se pense ici au présent. Penser une

justice distributive globale sur ce point, c’est tenter de penser une distribution

juste des biens et des maux atmosphériques. Reste que cette distribution a aussi

un sens dans le temps, de façon intergénérationnelle, et non de façon purement

horizontale dans la génération présente : certains pays se sont, dans le passé,

approprié une partie du bien atmosphérique en le polluant ; et le facteur de rareté

(puisque c’est un bien rival) implique que ce que nous faisons aujourd’hui aura

un impact sur la totalité des générations de demain.

Autrement dit, en matière environnementale comme en matière de régimes

de retraites, une théorie de la justice doit, contrairement à ce que pensait John

Rawls, s’étendre à une justice entre les générations.

Intuitivement, il me paraît foncièrement injuste d’envisager que notre

génération accumule des dettes qui pèseraient sur la génération suivante – c’est

là une part du problème des retraites ou de la sécurité sociale en France. De façon

générale, il me paraît intuitivement injuste de privilégier sciemment le bien-être

de notre génération si cela doit amener à l’évidence à un bien-être moindre pour

la génération suivante.

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Cependant, il nous faut pointer trois difficultés majeures :

La divergence des secteurs : la relative maîtrise locale et la relative

réversibilité des problèmes liés aux retraites ou à la sécurité sociale implique de

ne pas faire les mêmes choix normatifs en cette matière qu’en matière

environnementale.

L’intersectionnalité des secteurs, qui complexifie les effets d’inégalisation

et, par suite, la définition des réponses éthiques que l’on peut tenter de produire.

La nécessité de penser deux dimensions dans l’intergénérationnel : celle

qui est ancrée dans la chaine des générations, par effet d’enchevêtrement, et celle

qui relève d’une réflexion éthique sur des générations purement possibles.

Sur ce dernier point, l’avantage incontestable du modèle de la réciprocité

indirecte est de nous inscrire dans une chaine de générations. Or, notre identité

personnelle et collective provient des choix que nous pouvons faire sur la base

d’éléments issus du passé et concernant nos projections dans l’avenir. Je ne

pense pas du tout que l’on peut penser l’identité personnelle ou collective dans

l’abstraction d’un éternel présent. Ce qui fait que nous sommes, les uns et les

autres, chinois ou français, tient à la longue construction d’une culture dont nous

avons hérité et dont il dépend ensuite de nous de nous y inscrire, de nous y

opposer, de la modifier, de la faire évoluer. En ce sens, nous avons une dette

générationnelle envers nos ancêtres. Quant aux générations futures, comme je

l’ai déjà indiqué, il me semble qu’il fait partie intégrante de nos identités

communautaires de nous projeter sur elles : nous construisons nos économies,

nos systèmes politiques, nos civilisations pour durer, et non pour le seul présent,

bref nous les construisons inévitablement pour les générations futures. Cet

attachement au futur est à mon sens une part de notre identité bien plus forte que

le prétendu et effrayant « oubli du futur ».

Du coup, on peut tenter de relier la forme de notre souci du passé avec

celle de notre souci de l’avenir. Dans notre passé, il y a des éléments

civilisationnels dont nous sommes fiers, qui nous semblent très précieux parce

que paradigmatiques de notre propre civilisation et en même temps du genre

humain tout entier. Ainsi peut-on dire que la Joconde est un bien précieux du

passé pour les Français et pour l’humanité. La Joconde n’a pas de droits par elle-

même. Mais nous pouvons estimer en revanche que nous avons des devoirs à

son égard, de la préserver et de la faire connaître notamment.

Nous pouvons considérer les générations futures comme la Joconde :

comme des entités qui n’ont pas de droits, mais envers lesquelles nous avons des

devoirs parce que nous estimons aujourd’hui qu’elles sont précieuses. Précieuses

à qui et à quoi ? Précieuses à nous-mêmes, au présent de notre génération,

précieuses à notre identité. Ce que nous devons aux générations futures

hypothétiques et, dans le même temps, précieuses, nous ne le devons, en ce sens,

qu’à nous-mêmes. Tenter de maximiser la liberté des générations futures en

faisant des projections et des paris sur leurs futures préférences est assurément

une bonne chose. Mais il y a aussi une autre liberté à respecter : la nôtre, celle

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de notre propre génération, qui dispose de la liberté de mesurer à quel degré

exact elle estime précieuses les générations futures pour sa propre identité.

A ce stade, nous en sommes encore au débat sur les modèles de justice, ou

plutôt au commentaire sur les modèles de justice, en prenant parti pour un

modèle nettement issu du libéralisme de Rawls. Bref, un modèle rawlsien se

projetant de façon intergénérationnelle.

Reste que nous avons affaire à plusieurs secteurs, et à plusieurs types de

biens. La défense d’un mode de réciprocité indirecte que je viens d’esquisser

demeure à un niveau de généralisation bien trop élevé : elle ne permet que

d’arbitrer entre des « modèles intermédiaires » au nom d’un modèle jugé le plus

robuste, celui du libéralisme rawlsien ou néo-rawlsien.

La seconde phase est celle de l’arbitrage entre les approches par

distribuendum. Ce que nous postulons c’est que cet arbitrage, qui le début de la

véritable application des modèles au réel, ne peut se faire qu’au regard des

contraintes sectorielles du réel (c’est-à-dire les pratiques et leur contexte

économique, environnemental, etc.).

Bref, il n’y a pas d’abandon d’une détermination des choix normatifs à

partir des modèles de justice, ou, si l’on veut, à partir de principes normatifs

fondamentaux : en matière de justice intergénérationnelle, on vient de voir

comment il semble que l’on peut opter pour un « modèle intermédiaire » et au

contraire rejeter tel autre au nom de principes normatifs fondamentaux ( en

l’occurrence, les principes de justice rawlsien, le primat d’une représentation de

l’être humain comme liberté, contre une représentation substantielle de la vie

bonne ou contre une métaphysique de la vie, par exemple).

Mais cette détermination demeure normativement inachevée tant qu’elle

n’aura pas abouti à un moment de délibération puis de choix déterminé par les

« principes régionaux non normatifs » et par la pluralité des approches par

distribuendum.

Enfin, il faut pointer la phase encore purement hypothétique et

programmatique de la recherche : le passage à un arbitrage entre les approches

est-il de nature à résoudre par lui-même le problème de l’articulation entre une

justice intergénérationnelle par enchevêtrement de générations et une justice

intergénérationnelle se projetant, par hypothèse cette fois nettement

métaphysique, dans le pur possible de générations futures en nombre indéfini ?