procedure d'arbitrage en matière fiscale

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103 LA PROCEDURE D’ARBITRAGE EN MATIERE FISCALE Bernard PLAGNET Professeur à la Faculté de Droit de Toulouse 1-L’arbitrage n’est pas applicable en droit fiscal interne. Aux termes de l’article 2060 du Code civil français, « on ne peut compro- mettre sur les contestations intéressant les collectivités publiques et les établissements publics ». On peut ajouter que les sentences arbitrales ne sont pas opposables aux juridictions, comme l’a jugé la Cour administrative d’appel de Paris dans une des rares décisions de jurisprudence qui se prononce sur cette question : « Considérant en deuxième lieu, que la sentence arbitrale du 16 mai 1984, qui n'est d'ailleurs produite que très partiellement par le requérant, ne saurait être regardée comme constituant une décision revêtue de l'autorité de chose jugée » 1 . Cette situation s’explique parfaitement : le droit fiscal relève de la souveraineté de l’Etat et les contestations concernant ces questions ne peuvent donc être confiées à des personnes privées. En pratique, l’arbitrage peut donc s’appliquer, dans certaines hypothèses, à des questions relevant du droit fiscal international. 1 CAA Paris 21 janvier 1992, n° 53, 2 e ch., Mondeil RJF 4/1992, n° 479.

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LA PROCEDURE D’ARBITRAGE EN MATIERE FISCALE

Bernard PLAGNET Professeur à la Faculté

de Droit de Toulouse

1-L’arbitrage n’est pas applicable en droit fiscal interne. Aux termes de l’article 2060 du Code civil français, « on ne peut compro-mettre sur les contestations intéressant les collectivités publiques et les établissements publics ».

On peut ajouter que les sentences arbitrales ne sont pas opposables aux juridictions, comme l’a jugé la Cour administrative d’appel de Paris dans une des rares décisions de jurisprudence qui se prononce sur cette question :

« Considérant en deuxième lieu, que la sentence arbitrale du 16 mai 1984, qui n'est d'ailleurs produite que très partiellement par le requérant, ne saurait être regardée comme constituant une décision revêtue de l'autorité de chose jugée »1.

Cette situation s’explique parfaitement : le droit fiscal relève de la souveraineté de l’Etat et les contestations concernant ces questions ne peuvent donc être confiées à des personnes privées.

En pratique, l’arbitrage peut donc s’appliquer, dans certaines hypothèses, à des questions relevant du droit fiscal international.

1 CAA Paris 21 janvier 1992, n° 53, 2e ch., Mondeil RJF 4/1992, n° 479.

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I- LE DOMAINE DE L’ARBITRAGE : LES DOUBLES IMPOSITIONS ECONOMIQUES POUVANT RESULTER DU CONTROLE DES PRIX DE TRANSFERT

2-Le domaine privilégié de la procédure d’arbitrage concerne le contrôle des prix de transfert. La situation peut être résumée de la manière suivante : une société ayant son siège dans l’Etat A opère un transfert de bénéfice vers une société se trouvant dans l’Etat B ; l’Etat B impose donc ce bénéfice transféré. Mais si, ultérieurement, l’Etat A estime que ce transfert est anormal, il peut réintégrer dans les bases imposables dans cet Etat A les bénéfices anormalement transférés. Il s’ensuit une double imposition économique et il s’agit donc de prévoir les procédures susceptibles de régler ces litiges.

A- Les insuffisances des procédures conventionnelles 3- A l'heure actuelle, seules quelques solutions convention-

nelles permettent d'éviter ces doubles impositions. Mais ces procédures présentent des insuffisances fort gênantes pour la pratique.

1) La procédure amiable 4- Cette procédure est prévue à l'article 25 du Modèle de

convention de l'OCDE et elle peut être utilisée par les Etats pour tenter de résoudre les cas de double imposition économique découlant des ajustements de prix de transfert 2 .Mais, comme le souligne le Comité des Affaires fiscales de l’OCDE, « la procédure amiable n'oblige pas les autorités compétentes à parvenir à un accord et à résoudre leurs différends en matière fiscale. Elles sont seulement tenues de s'efforcer de parvenir à un accord. Il est possible qu'elles n'y parviennent pas en raison de divergences entre les législations internes ou de restrictions aux pouvoirs de négociation de l'administration fiscale découlant de la législation nationale »3.

2) L'ajustement corrélatif 5- L'ajustement corrélatif est prévu au § 2 de l'article 9 du

Modèle de convention de l’OCDE. Dans ce cas, l'administration fiscale d'un pays majore les bénéfices imposables d'une société et

2 V. Commentaires de l'article 25 du Modèle, § 9. 3 Rapport de juillet 1995, § 4.31

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l'ajustement corrélatif consiste en un ajustement à la baisse, effectué par l'administration fiscale de l'autre pays de sorte qu'il n'y ait pas double imposition.

Mais si les administrations compétentes des deux Etats ne sont pas d'accord sur le montant et la nature de l’ajustement, la procédure amiable pourra être appliquée et l'on retrouve donc les difficultés signalées ci-dessus4.

6- Il faut ajouter que l'application de la procédure amiable peut soulever d'autres difficultés5; -les délais de prescription prévus en droit interne peuvent rendre impossible les ajustements corrélatifs ; cependant l'article 25-2 du Modèle de convention de l'OCDE prévoit qu'en principe les ajustements peuvent être effectués malgré l'expiration des délais prévus par le droit interne des Etats contractants. Mais un certain nombre de pays ont présenté des réserves au sujet de ce principe 6 ; -la procédure amiable peut être fort longue (parfois plusieurs années) ; -le contribuable n’a, en principe, aucun droit de participer à la procédure amiable. Le Comité des affaires fiscales de l'OCDE a suggéré le développement de l'information du contribuable sur le déroulement de la procédure amiable7.

7- Devant ces insuffisances, les Etat européens ont décidé d’instaurer une procédure originale, qui se rattache à l’arbitrage.

II- LA CONVENTION CONCLUE ENTRE LES MEMBRES DE L'UE LE 23 JUILLET 1990 ET ENTRE EN VIGUEUR LE 1er JANVIER 958

8-Il s'agit de la première convention multilatérale fondée sur l'article 220 du Traité de Rome.

4 Commentaires de l'article 9 du Modèle de l’OCDE, § 11. 5 V. Sur ces points le Rapport du Comité des affaires fiscales de l’OCDE, juillet

1995, § 4.43 et s. 6 V. Commentaires de l'article 25 du Modèle de l’OCDE, § 53 et 54. 7 V. Rapport de juillet 1995, § 4.60 8 Le texte de la convention a été publié au JO du 11 février 1995, p. 2323.

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A- Le champ d'application de la convention 9-La convention s'applique essentiellement aux impôts sur le

revenu et sur les bénéfices (pour la France, l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés).

10-L'article 4 définit de manière relativement précise les « entreprises associées ».

11-Le texte détermine, tout d'abord, la nature des liens qui peuvent justifier le qualificatif « d'entreprise associée »:

On peut distinguer deux cas (qui reprennent d'ailleurs les termes de l'article 9 du Modèle de l'OCDE): -Une entreprise d'un Etat participe directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d'une entreprise d'un autre Etat. -Les mêmes personnes participent directement ou indirecte-ment à la direction, au contrôle ou au capital d'une entreprise d'un Etat et d'une entreprise d'un autre Etat.

12-L'article 4 définit, ensuite, les principes qui permettent d'identifier des « transferts anormaux de bénéfices ». Sur ce point encore, la convention reprend les principes déjà adoptés dans le Modèle de l'OCDE : « les deux entreprises sont, dans leurs relations commerciales ou financières, liées par des conditions convenues ou imposées qui diffèrent de celles qui seraient convenues entre des entreprises indépendantes ».On retrouve donc la réaffirmation du principe de la « libre concurrence».

13-Si ces conditions sont remplies, les bénéfices anormalement transférés peuvent être réintégrés dans la base imposable.

B- Le déroulement de la procédure 14-La procédure se déroule, chronologiquement, de la manière

suivante : Lorsqu'un Etat envisage de corriger les bénéfices d'une

entreprise en application des principes énoncés à l'article 4 (v. supra, n° 9 et s.), il informe en temps voulu l'entreprise de son intention et lui donne l'occasion d'informer l'autre entreprise de manière à permettre à celle-ci d'informer à son tour les autorités de l'autre Etat (article 5).

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15-Une entreprise concernée par les risques de double imposition peut soumettre son cas à l'autorité compétente de l'Etat dont elle est un résident, « dans les trois ans suivant la première notification de la mesure qui entraîne ou est susceptible d'entraîner une double imposition » (article 6-1). L'entreprise indique à cette autorité compétente si d'autres Etats sont concernés.

L'autorité saisie « s'efforce, si la réclamation lui paraît fondée et si elle n'est pas elle-même en mesure d'y apporter une solution satisfaisante, de résoudre le cas par voie d'accord amiable avec l'autorité compétente de tout autre Etat contractant concerné » (article 6-2).Cette procédure n'est donc nullement contraignante (on peut noter les mots « s'efforce » et « lui paraît fondée... »).

16-La véritable innovation apportée par la convention intervient dans le cas où les autorités compétentes ne parviennent pas à un accord éliminant la double imposition, dans un délai de deux ans à compter de la première saisine (article 7-1).

Dans ces cas, les autorités compétentes « constituent une commission consultative qu'elles chargent d'émettre un avis sur la façon d'éliminer la double imposition en question » (article 7-1).On peut noter le terme « constituent », en rappelant que, dans un texte juridique, l'indicatif a, en principe, la portée d'un impératif !

La constitution de la commission consultative n'est cependant pas obligatoire lorsque l'une des entreprises concernées « est passible d'une pénalité grave » (article 8-1). Pour la France, « les pénalités graves comprennent les sanctions pénales ainsi que les sanctions fiscales telles que les sanctions pour défaut de déclaration après mise en demeure, pour mauvaise foi,pour manoeuvres frauduleuses,pour opposition à contrôle fiscal,pour rémunérations ou distributions occultes,ou pour abus de droit » 9.

La commission consultative comprend deux représentants de chaque autorité compétente concernée et un nombre pair de personnalités indépendantes désignées d'un commun accord, sur la base d'une liste de personnes désignées par les Etats (article 9).

La commission consultative « rend son avis dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle elle a été saisie » (article 11).

9 V. Déclarations unilatérales jointes à la Convention.

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Les autorités compétentes prennent « une décision assurant l'élimination de la double imposition dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle la commission consultative a rendu son avis (article 12-1, alinéa 1).

Les autorités compétentes peuvent prendre une décision qui s'écarte de l'avis de la commission. Mais si elles ne parviennent pas à un accord à ce sujet, elles sont tenues de se conformer à l'avis rendu (article 12-1, alinéa 2).

C- L’application pratique de la procédure 17-Les cas de recours à cette procédure sont assez rares. En

tout état de cause, il n’y a pratiquement aucun exemple, semble-t-il, d’application intégrale de la procédure d’arbitrage ; c'est-à-dire que les Etats n’attendent pas d’être en position d’appliquer l’avis de la commission consultative. En effet, ils préfèrent, de beaucoup, parvenir à un compromis avant !

Comme le disait un praticien, « notre objectif est de ne pas avoir à se servir de l’arbitrage, sans exclure de s’en servir. C’est un très bon stimulant »10. Voilà, en fait, le principal intérêt de la mise en place de cette procédure : il s’agit d’inciter les Etats à trouver rapidement un accord, avant que la commission consultative ne soit réunie. Les autorités fiscales préfèrent négocier entre elles un compromis, plutôt que de s’en remettre à l’avis de personnalités indépendantes !

10 B. GIBERT, Prévenir et régler à l’amiable les litiges fiscaux, Editions

législatives, colloque organisé le 9 mars 2000, par le CAA de Paris et le Bureau Francis Lefebvre, p. 73