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345 Les réécritures, du XVII e siècle à nos jours – Séquence 1 CHAPITRE 6 Séquence 1 Le mythe de Progné et Philomèle p. 460 Problématique : Comment les réécritures du mythe, singulières et personnelles, perpétuent-elles et renouvellent-elles les intentions de l’œuvre source ? Éclairages : À travers les études des différents textes, nous verrons comment une réécriture se veut sin- gulière dans sa forme et dans ses intentions tout en s’appuyant sur une nécessaire imitation du texte source. Texte 1 – Ovide, « Progné et Philomèle », Les Métamorphoses (I er s. ap. J-C.) p. 460 OBJECTIFS ET ENJEUX Rappeler l’intrigue et les intentions du texte source. Définir le mythe. LECTURE ANALYTIQUE Un récit mythologique La durée de l’action, difficile à déterminer précisé- ment, peut cependant s’évaluer grâce à quelques indications à un peu plus de six ans : l’action com- mence avant le mariage de Progné et de Térée, c’est après cinq années de mariage que Progné réclame sa sœur et enfin entre le départ d’Athènes de Philo- mèle et Térée jusqu’aux métamorphoses plus d’une année se passe. C’est donc un rythme particulière- ment rapide qu’Ovide imprime à son récit. Cette rapidité tient essentiellement à des ellipses mais sur- tout à des sommaires comme par exemple dans le texte intégral : « le dieu du jour avait accompli à tra- vers les douze signes sa course d’une année ». Ces sommaires permettent, sans nuire au rythme du récit, de ne pas éluder les scènes essentielles, comme par exemple celle dans laquelle Térée tranche la langue de Philomèle (l. 9-25), et de donner le sentiment que ces péripéties se succèdent rapide- ment alors qu’elles sont temporellement éloignées. La dramatisation du récit tient en partie à ce rythme. Elle tient aussi dans la traduction au choix du présent de narration qui contribue à rendre plus « présentes » les atrocités rapportées et plus crue leur monstruo- sité. Le narrateur sait aussi retarder les péripéties attendues, inéluctables mais effrayantes comme par exemple le meurtre d’Ytis par sa mère. Les commen- taires du narrateur (l. 20 ; 33) soulignent le caractère extraordinaire des péripéties. Ces extraits du mythe montrent que l’action progresse dramatiquement du vraisemblable au surnaturel. Si la violence de Térée à l’égard de Philomèle, les viols (l. 1-21), peuvent avoir un caractère vraisemblable, la mutilation de Philo- mèle, le meurtre d’Ytis jusqu’à l’ingestion de l’enfant par son propre père (l. 59-65) font rencontrer au lec- teur une humanité insoupçonnée et inquiétante. La métamorphose enfin des protagonistes en oiseaux rappellent la présence et le pouvoir des dieux sur le destin des hommes. Une ingéniosité des personnages En dépit de sa violence que le texte souligne réguliè- rement par sa caractérisation ou sa qualification (l. 6, 9), par opposition à la faiblesse de Philomèle (l. 4-8), par le commentaire du narrateur (l. 20), Térée paraît plus rustre et moins monstrueux que sa femme et sa belle-sœur. La ruse de Térée consiste simplement à attirer Philomèle dans « une étable cachée » (l. 1-3) et de l’y enfermer après ses crimes et Térée n’a pas envisagé qu’une « servante » puisse découvrir cette étable. En tranchant la langue de Philomèle (l. 15), il ne songe pas que cette dernière puisse trouver un autre moyen pour dénoncer le crime. Il se montre toutefois persuasif en poussant de « feints gémissements » (l. 23-24) et en inventant « le récit d’une mort » (l. 22) qui trompent Progné. Au contraire, la ruse de Philomèle est valorisée avant même d’être présentée (l. 26-27). L’idée de la ven- geance de Progné tient cependant plus au hasard de la rencontre avec son fils qu’à la préméditation et en atténue l’horreur mais Progné est bien « l’ou- vrière » de « la catastrophe » (l. 67). Un redoublement de la violence Le viol est marqué par la brutalité mais le texte ne fait que l’évoquer sans en faire un récit détaillé (l. 6 ; 21). Le narrateur insiste cependant sur la fragilité de Philomèle par une accumulation croissante (l. 4-5). L’horreur de la mutilation (l. 15-16) et plus encore la description de la langue « jetée sur le sol » visent à susciter l’effroi. La personnification de la langue coupée (l. 13-18) et sa comparaison avec « la queue coupée une couleuvre » sont aptes à frapper l’imagi- nation du lecteur. Si le narrateur rappelle le conflit dans lequel se débat Progné (l. 36-47) ainsi que « la douleur et le malheur » de Philomèle, leur violence redoutable n’est pas estompée par le récit (l. 47-65). L’évocation des « petits bras », « des baisers mêlés de caresses enfantines » (l. 37), la comparaison de « l’enfant » avec « le faon » et de Progné avec « le tigre » (l. 48), rendent plus cruel encore le meurtre de l’enfant d’autant que le narrateur remarque que le coup porté par Philomèle n’était pas nécessaire

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

CHAPITRE 6 Séquence 1

Le mythe de Progné et Philomèle p. 460

Problématique : Comment les réécritures du mythe, singulières et personnelles, perpétuent-elles et renouvellent-elles les intentions de l’œuvre source ?

Éclairages : À travers les études des différents textes, nous verrons comment une réécriture se veut sin-gulière dans sa forme et dans ses intentions tout en s’appuyant sur une nécessaire imitation du texte source.

Texte 1 – Ovide, « Progné et Philomèle », Les Métamorphoses (ier s. ap. J-C.) p. 460

OBJECTIFS ET ENJEUX – Rappeler l’intrigue et les intentions du texte source.

– Définir le mythe.

LECTURE ANALYTIQUE

Un récit mythologiqueLa durée de l’action, difficile à déterminer précisé-ment, peut cependant s’évaluer grâce à quelques indications à un peu plus de six ans : l’action com-mence avant le mariage de Progné et de Térée, c’est après cinq années de mariage que Progné réclame sa sœur et enfin entre le départ d’Athènes de Philo-mèle et Térée jusqu’aux métamorphoses plus d’une année se passe. C’est donc un rythme particulière-ment rapide qu’Ovide imprime à son récit. Cette rapidité tient essentiellement à des ellipses mais sur-tout à des sommaires comme par exemple dans le texte intégral : « le dieu du jour avait accompli à tra-vers les douze signes sa course d’une année ». Ces sommaires permettent, sans nuire au rythme du récit, de ne pas éluder les scènes essentielles, comme par exemple celle dans laquelle Térée tranche la langue de Philomèle (l. 9-25), et de donner le sentiment que ces péripéties se succèdent rapide-ment alors qu’elles sont temporellement éloignées. La dramatisation du récit tient en partie à ce rythme. Elle tient aussi dans la traduction au choix du présent de narration qui contribue à rendre plus « présentes » les atrocités rapportées et plus crue leur monstruo-sité. Le narrateur sait aussi retarder les péripéties attendues, inéluctables mais effrayantes comme par exemple le meurtre d’Ytis par sa mère. Les commen-taires du narrateur (l. 20 ; 33) soulignent le caractère extraordinaire des péripéties. Ces extraits du mythe montrent que l’action progresse dramatiquement du vraisemblable au surnaturel. Si la violence de Térée à l’égard de Philomèle, les viols (l. 1-21), peuvent avoir un caractère vraisemblable, la mutilation de Philo-mèle, le meurtre d’Ytis jusqu’à l’ingestion de l’enfant par son propre père (l. 59-65) font rencontrer au lec-teur une humanité insoupçonnée et inquiétante. La

métamorphose enfin des protagonistes en oiseaux rappellent la présence et le pouvoir des dieux sur le destin des hommes.

Une ingéniosité des personnages

En dépit de sa violence que le texte souligne réguliè-rement par sa caractérisation ou sa qualification (l. 6, 9), par opposition à la faiblesse de Philomèle (l. 4-8), par le commentaire du narrateur (l. 20), Térée paraît plus rustre et moins monstrueux que sa femme et sa belle-sœur. La ruse de Térée consiste simplement à attirer Philomèle dans « une étable cachée » (l. 1-3) et de l’y enfermer après ses crimes et Térée n’a pas envisagé qu’une « servante » puisse découvrir cette étable. En tranchant la langue de Philomèle (l. 15), il ne songe pas que cette dernière puisse trouver un autre moyen pour dénoncer le crime. Il se montre toutefois persuasif en poussant de « feints gémissements » (l. 23-24) et en inventant « le récit d’une mort » (l. 22) qui trompent Progné. Au contraire, la ruse de Philomèle est valorisée avant même d’être présentée (l. 26-27). L’idée de la ven-geance de Progné tient cependant plus au hasard de la rencontre avec son fils qu’à la préméditation et en atténue l’horreur mais Progné est bien « l’ou-vrière » de « la catastrophe » (l. 67).

Un redoublement de la violence

Le viol est marqué par la brutalité mais le texte ne fait que l’évoquer sans en faire un récit détaillé (l. 6 ; 21). Le narrateur insiste cependant sur la fragilité de Philomèle par une accumulation croissante (l. 4-5). L’horreur de la mutilation (l. 15-16) et plus encore la description de la langue « jetée sur le sol » visent à susciter l’effroi. La personnification de la langue coupée (l. 13-18) et sa comparaison avec « la queue coupée une couleuvre » sont aptes à frapper l’imagi-nation du lecteur. Si le narrateur rappelle le conflit dans lequel se débat Progné (l. 36-47) ainsi que « la douleur et le malheur » de Philomèle, leur violence redoutable n’est pas estompée par le récit (l. 47-65). L’évocation des « petits bras », « des baisers mêlés de caresses enfantines » (l. 37), la comparaison de « l’enfant » avec « le faon » et de Progné avec « le tigre » (l. 48), rendent plus cruel encore le meurtre de l’enfant d’autant que le narrateur remarque que le coup porté par Philomèle n’était pas nécessaire

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Français 1re – Livre du professeur

pour que le « destin fût accompli » (l. 56-57). À deux reprises enfin « la joie » qu’elles éprouvent (l. 66) à assouvir leur vengeance est rappelée. La réaction de Térée (l. 74-80) souligne enfin l’horreur de ce qu’il subit et peut susciter la compassion. Ovide reste ambigu quant aux métamorphoses et si l’on sait que Térée est métamorphosé en « huppe », le narrateur ne précise pas en quel oiseau les deux sœurs sont métamorphosées. La tradition a cependant associé Philomèle au rossignol et Progné à l’hirondelle. La métamorphose des sœurs est d’abord relatée sur le mode de l’incertitude (« on dirait ») (l. 80), puis sur celui de la certitude : « il était bien suspendu à des ailes » (l. 81-82). Les métamorphoses sont subies et le récit ne précise pas qui les décide mais le pouvoir de métamorphoser appartient aux dieux. Ces méta-morphoses peuvent apparaître comme punitives ou salvatrices. On peut les considérer comme une dégradation puisque les personnages passent de l’état humain à l’état animal mais elles permettent aux deux sœurs d’échapper à la vengeance, sans doute fatale, de Térée (l. 83-84). La métamorphose de ce dernier est plus punitive que celle des deux sœurs mais elle lui permet aussi d’échapper à l’hor-reur de ce qu’il vient de vivre. On peut aussi remar-quer que les protagonistes sont métamorphosés en animaux de la même espèce si bien que la huppe présentée par deux comparaisons (l. 86) comme agressive pourra poursuivre sa chasse au rossignol et à l’hirondelle dans la nature.

Synthèse

Définir un mythe reste problématique. On se conten-tera de rappeler en s’appuyant sur ce texte qu’il est un récit dont l’action se situe dans une époque éloi-gnée, un temps lointain et qu’il met en scène des personnages confrontés à des situations extraordi-naires qui peuvent révéler et réveiller – et faire connaître – des caractères humains insoupçonnés qui leur font commettre des actes transgressifs (viol incestueux, mutilation, cannibalisme). La résolution des conflits humains tient à l’intervention divine. Les visées morale ou explicative de ce mythe se lisent aussi à travers ses réécritures qui retiennent tel ou tel aspect. Le motif de la tapisserie dans ce mythe est aujourd’hui privilégié : il symbolise la parole des femmes qui, par ruse, peuvent faire entendre leur « voix » en dépit de la volonté des hommes de les censurer. Cette voix se fait entendre dans l’œuvre artistique. Rappelons que selon l’article cité plus haut, ce mythe expliquerait les comportements et les relations de trois oiseaux dans la nature.

GRAMMAIRE

Les présents de narration sont très nombreux dans les paragraphes 1, 2, 3, 5. Dans ces systèmes tem-porels au passé, l’introduction du présent suscite

l’attention du lecteur et crée un effet d’accélération ou de rapidité mais aussi de dramatisation. À ces présents, l’on substitue le passé simple et l’imparfait pour retrouver l’alternance récit et description ou premier plan et second plan. Dans le paragraphe 3, on notera le commentaire du narrateur extérieur au présent : « c’est à peine si j’ose le croire ».

Lecture d’image – Peter Paul Rubens, Le Banquet de Térée (1637) p. 463

OBJECTIF ET ENJEUX – Comparer une « réécriture » picturale à son texte source.

LECTURE D’IMAGE

Du texte à l’imageRubens représente ici l’arrivée de Philomèle relatée aux lignes 66 à 79 juste après que Térée a mangé son fils comme l’indique le titre donné au tableau. Rubens en montrant la table renversée en même temps que Philomèle tenant dans les mains la tête tranchée d’Ytis suggère les deux causes de la réac-tion de Térée. Rubens, avec le titre et la scène repré-sentée, donne à son tableau un caractère narratif. La représentation ajoute un personnage – que l’on ne peut identifier sinon par la simplicité de ses vête-ments – à demi caché par une porte entrouverte qui devient le témoin de la scène comme l’est d’ailleurs ce cupidon représenté au-dessus de la porte. Les trois protagonistes et Ytis sont aisément identi-fiables si l’on se réfère au texte. En les représentant, le peintre donne une identité plus précise aux per-sonnages. Comparativement au récit, Térée paraît un homme âgé et beaucoup plus que les deux sœurs dont les corps dépoitraillés suggèrent la jeu-nesse. Le geste de Philomèle n’est plus de jeter la tête sanglante mais de la présenter à Térée. La scène insiste cependant sur le désordre du lieu et des personnages féminins en la « chargeant » d’ac-cessoires presque absents chez Ovide. On peut remarquer combien les deux artistes ont choisi des procédés différents pour représenter la violence de cette brève scène. Ovide y consacre moins de 5 vers en rapportant la péripétie par deux verbes d’action et la dramatisant par une remarque sur « la tête san-glante », les « cheveux épars » de Philomèle et « sa joie ». Il s’attarde davantage sur les réactions de Térée. Chez Rubens, le sang de la tête tranchée coule encore entre les doigts de Philomèle et le visage de l’enfant est assez nettement visible. Les visages sont effarés, le souci des détails et de leur multiplication est évident. Rubens a tenté de tra-duire en une seule image les réactions successives de Térée. Rubens n’a pas choisi la sobriété pour représenter la violence de la scène.

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

Une interprétation du mythe

Deux espaces sont nettement distingués dans ce tableau : un tiers de la surface du tableau est réservé à Térée alors que deux tiers le sont aux deux sœurs. Une ligne verticale qui sépare la porte en deux, des masses de couleurs différentes, le tissu et le marbre délimitent ces deux espaces. Celui réservé à Térée est plus réduit mais il est plus coloré que celui attri-bué aux sœurs. On peut remarquer que la tête d’Ytis appartient à ces deux espaces et qu’à cette ligne ver-ticale s’ajoute une ligne horizontale – celle dessinée par les têtes –. On remarque également que des liens à travers les couleurs réunissent les personnages : Les couleurs des vêtements de Térée se retrouvent dans ceux portés par Philomèle et Progné. Comme Ovide, Rubens a souligné tout ce qui oppose Térée aux deux sœurs et comme Ovide il ne caricature pas cette opposition et relie plus subtilement tous les personnages. Térée est en même temps représenté à travers le geste violent de sa jambe repoussant la table, celui de son bras levé. Il a en main son épée et va se lever mais est encore assis. La représentation de Térée paraît vouloir exprimer simultanément sa force et sa faiblesse. Les deux sœurs réunissent aussi des caractères antithétiques : leur union, leur force et leur volonté sont évidentes mais leurs visages expriment l’effarement et le désordre. Le personnage mal identifié est symboliquement situé à la frontière des deux espaces : son corps est coupé en son milieu par la ligne verticale et il est en dehors de la pièce où se joue le drame. On peut faire l’hypothèse que ce témoin est aussi un juge et que, comme le narrateur d’Ovide, il hésite à prendre parti. On remarque que ce regard est redoublé par celui plus ironique du cupidon ailé qui vient observer ce dont il pourrait être en partie responsable, responsabilité qui n’est pas rappelée chez Ovide. Le titre du tableau est d’abord informatif de ce qui est représenté et du lien avec le mythe rapporté par Ovide. On peut aussi se demander s’il n’est pas cruel. On pourra comparer ce tableau à son esquisse disponible sur de nombreux sites. Les personnages paraissent habités d’une plus grande violence que dans l’œuvre définitive.

Synthèse

On peut d’abord remarquer que Rubens choisit de représenter une scène du mythe qui évoque le caractère particulièrement transgressif du compor-tement des sœurs et dans laquelle Térée apparaît en victime. Térée est certes représenté avec une épée à la main rappelant sa violence mais il paraît affaibli et dans une position plus nettement défensive. Le spectateur peut être invité à éprouver une certaine compassion pour ce personnage assailli par une violence féminine qui suscite l’effroi et l’inquiétude. Le titre de l’œuvre ne peut cependant se réduire à son caractère informatif et laisse entendre une ironie cruelle, ironie redoublée par la présence du cupidon

ailé. Enfin le personnage dans l’embrasure paraît un témoin partagé dans son jugement. Rubens semble vouloir susciter une pitié pour Térée, davantage sans doute que ne le veut Ovide, mais le sens de ce tableau reste ambigu.

Texte 2 – Marie de France, Lais (1160-1180) p. 464

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la singularité d’une réécriture. – Étudier les liens entre un hypotexte et un hypertexte.

LECTURE ANALYTIQUE

La condamnation du mariLe mari est condamné de façon explicite (à deux reprises le narrateur condamne la méchanceté et la violence du mari à travers ses jugements (v. 20 et 22)) et implicite (le texte insiste d’abord sur la volonté farouche du mari de capturer le rossignol par la disproportion du dispositif mis en œuvre pour capturer le rossignol (v. 1-6)) : – mise en évidence de la violence à l’égard du ros-

signol et de son épouse (v. 20-25) ; – opposition entre la grossièreté et la jalousie du

mari et les relations attentives – courtoises – entre les amants (v. 11-16 =/= v. 36-40) ; – évocation du mythe à travers la tache de sang sur

la robe de la dame qui rappelle symboliquement le viol de Philomèle et annonce le motif de la tapisserie (v. 23-25).

Éloge du rossignol et des amantsNotons d’abord que dans ce lai le motif littéraire du rossignol – modèle du chant plaintif et douloureux et qui renvoie lui aussi à l’Antiquité grecque (chant XIX de l’Odyssée, Livre IV des Géorgiques) est évoqué d’abord par le discours hypocrite du mari (v. 13-16) mais aussi par celui de la dame qui confirme que le chant du rossignol était le prétexte de ses veilles (v. 32-35). Le texte incite à éprouver de la pitié pour le rossignol en rappelant qu’il a été pris « vivant » (v. 8) et en insistant sur l’acharnement à le tuer (v. 21). Les deux occurrences de l’adjectif « petit » (v. 27, 43) sou-lignent sa fragilité d’autant que ce rossignol est seul contre « tous ceux qui l’ont trahi » (v. 29). La dame, montrant ainsi l’importance du rossignol, l’enveloppe dans un riche tissu (v. 41). Si le rossignol était le pré-texte choisi par la dame pour « voir son ami » (v. 32-35), elle prend soin de l’envoyer à son ami (v. 39) sans véritable nécessité puisqu’elle a choisi de lui raconter « leur histoire » (v. 42) en la brodant. Le rossi-gnol, par-delà sa mort, reste donc symbolique de l’union et de l’amour des amants. Il est partie inté-grante du « message » (v. 45) envoyé à l’ami.

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Français 1re – Livre du professeur

Une réécriture originale du mythe

Si Marie de France ne retient ni la vengeance, ni les métamorphoses, c’est d’abord parce que le rossignol doit être considéré comme un avatar de Philomèle et que ces deux péripéties – comme dans la fable de La Fontaine – ont déjà eu lieu. S’il connote que le rap-port entre les hommes et les femmes s’est modifié – Ovide met en scène deux femmes et un homme –, Marie de France, une femme et deux hommes, la bru-talité du mari est exprimée avec insistance et rappelle celle de Térée. Ce lai confirme la permanence et la pertinence du mythe. Deux péripéties présentes chez Ovide le sont également dans ce lai mais nettement transformées. Le viol et la mutilation de Philomèle sont symboliquement repris. La tache de sang sur « le devant » de la « robe de la dame » (v. 24-26) est une marque d’un viol – viol de l’intimité – et, tuer le rossignol, c’est évidemment le faire taire – et faire cesser le commerce amoureux entre la dame et l’ami – comme Térée avait fait taire Philomèle en lui coupant la langue. La pièce de brocard sur laquelle la dame brode son histoire est une reprise de la ruse de Philomèle qui « dénonce le crime », « sur un métier à la mode barbare » (l. 26-35, p. 461). Marie de France relie subtilement son texte à celui d’Ovide. « La petite tache de sang » (v. 24) rappelle « les caractères de pourpre » (l. 29, p. 461) utilisés par Philomèle et la « pièce de brocard où toute leur histoire était brodée de fil d’or » (v. 42) se substitue au tissu blanc de Phi-lomèle. Cette réécriture éclaire le texte d’Ovide en suggérant un lien entre le fil rouge de Philomèle et son viol, comme s’il était teinté de son propre sang. Marie de France, contrairement à Ovide, valorise la tapisserie, ou la broderie, qui devient un objet riche et précieux, œuvre de la dame. Le lecteur est discrète-ment invité à établir des analogies entre la broderie et le lai. Le lai est un texte et l’on sait le lien étymolo-gique entre « texte » et « tissu ». La dame brode une histoire tout comme Marie de France raconte celle intitulée « Le rossignol ». Philomèle a dû recourir à une ruse pour se faire entendre et cette ruse consiste à détourner une occupation réservée aux femmes, et innocente, pour se faire entendre et dénoncer le crime. La dame imite la ruse de Philomèle pour avertir son ami mais elle prend soin de rendre précieuse sa broderie. Marie de France s’identifie partiellement à ces femmes en rappelant dans les derniers vers du lai que « cette aventure […] ne put rester longtemps cachée » parce qu’« on [la] raconta ». La précieuse broderie de la dame devient un lai, joyau littéraire.

Synthèse

I. L’enrichissement du sensEx. : le rossignol perçu comme avatar de Philomèle, compréhension de la valeur symbolique de la tache rouge, identification de la dame à Philomèle, la tapisserie et le lai envisagés comme parole féminine et parole dénonciatrice et précieuse.

II. Plaisir esthétique augmentéEx. : apprécier le travail de réécriture opéré par Marie de France.

VOCABULAIRE

Étymologie : Ami < amicus < amare. Famille du mot : amitié, amical, amicalement, amiable, aimer, aimable, aimablement, amabilité, aimant, amant.Champ sémantique : personne avec laquelle on est lié d’amitié, personne dont on est amoureux, amant, personne qui est bien disposée à l’égard des autres (« venir en ami »), partisan (« les amis du livre »), per-sonne dont on est l’égal (« mes chers amis… »), le supérieur (« Eh, l’ami ! » ; « Mon petit ami, je n’aime guère votre comportement. »).Synonyme : amant.

S’ENTRAÎNER À L’ÉPREUVE ORALE

Quels sont les deux aspects du mythe d’Ovide retenus par Marie de France dans sa réécriture ?L’élève doit veiller à mentionner dans son plan les éléments suivants : – la violence masculine dans les deux œuvres ; – la brutalité des hommes ; – les viols, réel ou symbolique ; – la volonté d’enfermer, de faire taire les femmes ; – la ruse féminine ; – le malheur fait naître la ruse ; – recourir à la broderie pour faire savoir.

Texte 3 – Jean de La Fontaine, « Philomèle et Progné », Fables, III, 15 (1668) et Écho de l’Antiquité – Ésope, « Le rossignol et l’hirondelle », Fables, CCXXI (vie siècle av. J.-C.) p. 466-467

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment se tissent des liens entre différentes œuvres.

– Caractériser la fable.

LECTURE ANALYTIQUE

Un jeu de réécrituresL’imitation de La Fontaine porte sur des éléments de la fiction relatée par Ovide. Il conserve le nom des trois protagonistes et évoque le chronotope (v. 6, 8) ainsi que l’action (v. 18-24). Comme chez Esope, sa fable se situe après les métamorphoses des protagonistes en oiseaux (v. 1). D’Esope et d’Ovide, La Fontaine tire une fable originale : s’il emprunte à Ovide le nom des personnages, il emprunte l’époque de l’action, la nature des personnages à Esope. Les nombreux vers consacrés au rossignol et à son chant – absents chez Esope – s’inscrivent plus particulièrement dans une

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

tradition qui remonte aussi au Moyen Âge et à l’Anti-quité. L’action, si elle est très proche de celle relatée par Esope, est néanmoins élargie à d’autres péripéties (v. 1-4). La personnification est plus marquée chez La Fontaine au point que l’on oublie l’animalité de Philo-mèle. L’originalité tient aussi à l’amplification du dia-logue : 20 vers. La Fontaine versifie, contrairement à Esope, mais toutefois comme Ovide. La Fontaine exploite les ressources du langage poétique en variant le mètre et surtout la disposition subtile des rimes dans les derniers vers. On peut signaler le travail sur les sonorités comme par exemple l’assonance en [u] des vers 5 à 11 ou les sonorités en [s] qui s’opposent aux [R], [kR], [tR], [pR] dans les vers 17 à 22. La morale est implicite et donc plus propre à l’interprétation.

Des œuvres intemporelles ?

La fable d’Esope illustre davantage que celle de La Fontaine l’ambition universaliste du genre en ne donnant aucun indice d’époque ou de lieu la rendant ainsi pertinente en tous lieux et à toutes les époques : le passé, le présent et l’avenir. Sans se montrer très précis, La Fontaine se réfère à un lieu – « Thrace » (v. 8) – et une époque (v. 6). De plus, les lieux évo-qués : « Villes » (v. 3) et « cités » (v. 16), les ambitions esthétique et mondaine : « cette musique » (v. 12), « talents si beaux » et « éclater leurs merveilles » (v. 15-16), un personnage : « quelque rustique » (v. 14), rappellent des préoccupations et une époque contemporaines de celle de La Fontaine. Les per-sonnages de la fable s’expriment dans une langue classique : « en est-il de plus doux ? » (v. 11), « Exerça sa fureur sur vos divins appas » (v. 20), « cruel outrage » (v. 21). Ainsi La Fontaine montrant un monde proche de ses contemporains rend donc sa fable moins intemporelle ce qui l’écarte des ambi-tions du genre mais ce qui participe aussi à sa sin-gularité. À travers les noms de Philomèle et Progné, La Fontaine nous ramène à Ovide. La situation, les personnages, le dialogue choisis par La Fontaine nous renvoient à l’œuvre d’Esope.

Un dialogue

Esope et La Fontaine ont tous deux choisi d’accor-der dans leur fable une large place au dialogue. Ce dialogue est rapporté au discours direct qui donne à leur fable la vivacité du genre théâtral. La fable d’Esope, en commençant in medias res, va à l’es-sentiel sans s’embarrasser d’une exposition, souli-gnant ainsi combien cette histoire est connue de tous : les « anciens malheurs » du rossignol n’ont pas besoin d’être rappelés pour être compris. La Fontaine, en recourant au procédé de l’expansion – ou de l’amplification – réécrit, les trois lignes du dialogue d’Esope en 20 vers dialogués. Il se montre plus explicite : il rappelle les noms des personnages, situe l’action passée (v. 6-8) et l’évoque plus claire-ment qu’Esope (v. 18-21). On notera que le choix du

dialogue favorise et justifie la variété des phrases : phrases interrogatives, impératives, déclaratives et exclamatives. Le dialogue rend donc ces deux fables plus vivantes et plus théâtrales. Ajoutons que ce dialogue coïncide parfaitement avec les person-nages qui sont ici des oiseaux. Cette conversation – bien davantage chez La Fontaine – peut évoquer l’échange entre les oiseaux. La voix parlée se fait voix chantée, comme un pépiement surpris dans les bois par un promeneur qui se serait écarté de « sa demeure ». Lorsque les deux auteurs font dialoguer leurs personnages, ils usent d’un implicite culturel. Le lecteur d’Esope doit connaître le mythe pour sai-sir le propos des personnages. On peut songer qu’il s’appuie sur une tradition orale mais on peut rappe-ler que deux auteurs majeurs, Homère et Hésiode, évoquent – le premier dans l’Odyssée (chant XIX), le second dans Les Travaux et les jours (v. 518) – Esope dialogue donc, à travers ses personnages, avec des œuvres qui ont précédé la sienne. L’analyse vaut aussi pour La Fontaine. La Fontaine a lu les textes des auteurs précédemment cités mais aussi Ovide ou encore Virgile et Les Bucoliques. Bien entendu, le lecteur s’invite dans ce dialogue.

GRAMMAIRE

Le discours direct domine dans l’ensemble de la fable du vers 5 jusqu’au dernier.Transposition au D. I. : Progné demanda à sa sœur si elle se portait bien. Elle lui fit remarquer qu’on ne l’avait pas vue depuis bientôt mille ans. Progné pour-suivit en disant qu’elle ne se souvenait pas qu’elle fut venue habiter parmi les hommes depuis l’époque où elles vivaient en Thrace. Elle lui demanda ce qu’elle pensait faire et si elle quitterait ce séjour solitaire. Etc.Transposition au D. I. L. : Progné s’intéressa au sort de sa sœur ; on ne l’avait pas vue depuis tantôt mille ans ! On ne se souvenait pas d’un séjour parmi les hommes depuis qu’elle avait quitté la Thrace. Que pensait-elle faire ? Ne quitterait-elle pas ce séjour solitaire ?Ces transpositions nuisent à la vivacité du dialogue et en alourdissent l’expression. Elles ont également la faiblesse de ne plus faire entendre la voix – le chant – des oiseaux que sont les deux personnages.

S’ENTRAÎNER A LA DISSERTATION

Dans un paragraphe argumenté, vous montrerez que la réécriture de La Fontaine illustre son propos : « mon imitation n’est point un esclavage. »On pourra s’appuyer sur les réponses aux questions pour rédiger le paragraphe. On rappelle que La Fontaine s’inspire des éléments de la fiction relatée par Ovide et, comme chez Ésope, il situe sa fable après les métamorphoses des personnages. Il conserve l’idée du dialogue mais il l’amplifie : ses

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Français 1re – Livre du professeur

deux oiseaux conversent comme deux femmes contemporaines de La Fontaine. Enfin, la versifica-tion, l’exploitation du langage poétique témoignent de l’originalité et de la liberté dont fait preuve le fabuliste français.

LECTURE D’IMAGE

Grandville, illustrant La Fontaine, reste fidèle à la fable. Il nous montre les personnages métamorpho-sés et cette métamorphose est, comme chez La Fontaine, pleine de fantaisie. Les deux oiseaux conservent des traits humains, le poitrail, les bras et les mains de Progné sont ceux d’une femme. L’illus-trateur a curieusement choisi de laisser à « Progné l’hirondelle » une tête d’oiseau et a donné à « la pauvre Philomèle » un visage très féminin. On note aussi la présence des vêtements mais aussi d’une lyre absente chez La Fontaine. Grandville sait cepen-dant se montrer plus explicite en représentant au milieu de son illustration deux figures humaines, celle de Térée violant Philomèle, parvenant ainsi à représenter non seulement une anecdote mais une histoire qui se développe dans le temps.Si la nature sauvage peut être intemporelle, la ville ou le palais esquissés dans le lointain rappellent une époque plus proche et nous éloignent nettement de l’Antiquité d’autant plus que l’on peut deviner un clocher. Au contraire, les vêtements, la coiffure et surtout la lyre suggèrent une époque antique. Grandville n’a pas cherché à glisser dans son illus-tration des indices se rapportant au xixe siècle sinon qu’une certaine mode à la grecque était répandue au début du xixe siècle. Ces œuvres nous invitent donc à voyager dans des époques différentes, de l’Antiquité jusqu’au xviie siècle voire jusqu’au xixe. Réécritures des unes et des autres, ces œuvres nous font aussi voyager dans la littérature. L’illustra-tion de Grandville nous entraîne évidemment vers la fable de La Fontaine mais aussi vers le mythe écrit par Ovide en faisant surgir dans son dessin la scène du viol de Philomèle.

Texte 4 – Catulle Mendès, « Le Rossignol », Philoméla (1863) p. 468

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une réécriture riche de nombreux hypotextes et cependant originale.

– Étudier les ressources du langage poétique.

LECTURE ANALYTIQUE

La souffrance du poèteL’expression de la souffrance du poète est omnipré-sente dans ces vers dominés par la plainte, le registre élégiaque. La rhétorique de ce registre

(vocabulaire du sentiment, pronom de 1re personne, vocabulaire du sentiment douloureux) sont ici exploi-tés. Nous nous intéresserons aux raisons de cette souffrance. Dès le vers 2, le poète rappelle qu’il « pleure » au moment où il écrit parce qu’une femme est absente. Les vers qui suivent font l’historique de cette souffrance. L’absente s’était déjà détournée du poète, fascinée par le chant du rossignol (v. 3-12). Le poète souffre alors de jalousie (v. 8) qui paraît la cause de sa métamorphose en rossignol (v. 13, 19-20, 23). Cette subite et subtile métamorphose (voir l’allitération en [f]) ne soulage pas sa souffrance et même la redouble (v. 16, 20) puisqu’il devient alors le témoin de l’infidélité « de la seule qui [l]’aime » (v. 17) qui « s’éloigna…/ Au bras de [son] rival » (v. 22). Ce registre élégiaque qui fait de ce poème un chant plaintif comme l’est le chant du ros-signol, se double d’un registre pathétique. La plainte et la désolation du poète suscitent la compassion. Le poète se présente d’abord comme la victime d’un « méchant cœur » (v. 11) qui pourrait être cause de sa mort (v. 14). Le poète est surtout devenu un rossignol « Qui sanglotait d’amour » et qui est « seul et triste » (v. 23). La situation du rossignol/poète peut susciter la compassion du lecteur. S’il émeut le lecteur, le rossignol/poète émeut également d’autres « acteurs » du poème. Sa solitude et sa tristesse font que « Les étoiles du ciel s’émurent de pitié ». Le poète exploite encore le pathétique quand il fait découvrir « Un cadavre d’oiseau » (v. 28) par « Des enfants » (v. 27). Cette proximité est propre à émou-voir. L’un des enfants, plus ému, prend soin de l’oi-seau devenu plus émouvant quand le poète le qualifie de « petit » (v. 32). La prière de l’enfant force aussi l’émotion par l’évocation de sa sensibilité enfantine et l’expression « le bon Dieu » (v. 32) nous fait entrer dans son univers. Le lecteur et les « acteurs » plaignent le plaintif rossignol.Par ses choix d’écriture le poète rend sensible sa souffrance.

• Le travail sur le rythmeAmple et cependant irrégulier dans la première strophe ; haché et saccadé au vers 11 ; rapide au vers 14 (appuyé par les allitérations en [s] et [f] qui donnent l’illusion d’un enchaînement d’actions) ; hésitant avec les enjambements aux vers 19 et 20, 21 et 22 et 25-28. Ces rythmes variés traduisent le trouble du poète, son inquiétude et sa difficulté à accepter l’irrémédiable.

• Le travail sur les sonoritésQuelques rimes sont signifiantes en associant « la nuit » à ce qui « nuit » ou « mourir » à « souffrir » ; les vers 13 et 28 évoquent par leurs sonorités brutales ou aiguës, la douleur du poète ; le vers 14 avec ses allitérations et son assonance en [i] suggèrent la métamorphose à peine entendue, comme un souffle ou un battement d’ailes, et la douleur ressentie.

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

Une double métamorphose

Le présent du vers 2 est un présent d’énonciation, celui du poète écrivant qui, comme dans une auto-biographie, nous relate des événements maintenant passés mais dont il est le protagoniste, nous pro-pose un récit rétrospectif. On retrouve bien les temps du récit tout au long de ce poème – le passé simple et l’imparfait – et une série de péripéties qui mènent à la mort et l’enterrement du poète méta-morphosé en rossignol : – récit de l’aventure amoureuse (v. 1-12) ; – récit de la métamorphose et fin de l’aventure

amoureuse (v. 13-24) ; – récit de la découverte du cadavre et de l’enterre-

ment (v. 25-32).

On comprend que le récit fait l’ellipse de la mort elle-même et surtout de celle qu’on peut considérer comme une résurrection du poète et qui justifie sa présence dans la première strophe. Le poète subit donc une première métamorphose relatée des vers 13 à 16 dont la cause n’est pas précisément révélée : douleur, désir d’identification, amour blessé ? Cette métamorphose, qui se fait impercep-tiblement entendre par les allitérations en [s] et [f] et l’assonance en [i] pouvant symboliser la douleur, est presque mortelle (v. 14). L’originalité de cette méta-morphose tient au fait que, contrairement à celle relatée par Ovide, elle concerne un homme et non une femme. Si cette métamorphose d’un homme en rossignol nous surprend, il faut cependant rappeler que Pétrarque avait déjà établi l’identification entre un poète amoureux et le rossignol dans le sonnet 311 du Canzionere. On remarque que cette méta-morphose ne concerne que le corps puisque le poète a « conservé son âme pour souffrir » (v. 16). La figure masculine est ici débarrassée de sa violence. On peut également suggérer un lien entre métamor-phose et dédoublement comme si le poète lyrique devenait « Un autre » (v. 17), son propre « rival » (v. 22) ; un autre poète tenté par une poésie plus moderne comme le suggère la présence du « théâtre Guignol » (v. 6) rimant avec « rossignol » (v. 8). Les vers 23, 24 et 26 invitent à rapprocher la mort du rossignol de la crucifixion du Christ. Même si cela peut prêter à sourire, le rossignol « seul et triste sur [sa] branche » fait songer au Christ sur sa croix d’au-tant que, comme dans le récit de la passion des Évangiles (St Mathieu 27, 45 « Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. »), l’univers est bouleversé par ce spectacle (v. 24). La curieuse précision « c’était un vendredi » (v. 26) ne se justifie qu’en référence au vendredi saint, jour de la crucifixion du Christ. La « passion » du Christ se relie ainsi à la passion amoureuse et douloureuse du poète. Enfin, le vers 2, et son présent d’énonciation, suggère que le poète est vivant ce qui suppose une résurrection ou du

moins une renaissance qui lui permet « de pleur[er] », de faire entendre une plainte, une élégie, le poème. Le poète a survécu à cette souffrance pour devenir ou redevenir un autre poète.

Une tapisserieLes emprunts à Ovide et à ses successeurs sont si nombreux qu’ils font de ce poème une tapisserie : – emprunts à Ovide : Philoméla, Muette, métamor-

phose, le rossignol ; – emprunts à Marie de France : le triangle amou-

reux renouvelé, le chant du rossignol, la nuit, le cadavre d’oiseau ; – emprunts à La Fontaine : sous les ramures, la

frondaison verte, le bois odorant, la solitude ;

– emprunts aux Évangiles : la fosse, la résurrection. On a suggéré d’autres emprunts à d’autres œuvres, on peut ajouter les Poèmes à Lesbie (ier siècle av. J.-C.), poèmes II et III de Catulle.Cette tapisserie d’œuvres est redoublée de fils sonores qui constituent autant de réseaux qui croisent verticalement l’horizontalité des vers : chaque système de rimes propre à chaque strophe donne des unités sonores. Les mots « oiseau » et « rossignol » sont présents dans six strophes sur huit et imposent leurs sonorités tout au long du poème. Le plus remarquable est certainement le [i] qui consti-tue un réseau sonore omniprésent dans tout le poème et qui rappelle le chant de l’oiseau ou qui symbolise la souffrance du poète. Comme Marie de France, Catulle Mendès, écrit son poème comme une femme tisse ou brode. Il suggère d’ailleurs ainsi l’ambiva-lence de la figure du poète comme celle du rossignol qui est du genre masculin mais qui est le résultat de la métamorphose d’une femme dans le mythe d’Ovide. Ajoutons que la dernière strophe invite, par l’usage d’un champ lexical de l’écriture, à établir des liens entre le poème et l’acte d’écrire. L’enfant, cet « être nouveau » manie « de son doigt agile » les « plumes » et « le roseau », outils de l’écrivain, ainsi que « l’argile », support antique de l’écriture.

SynthèseOn montrera que le poème est le fruit d’une lecture et d’une appropriation originale du mythe et de ses réécritures : – un nouveau triangle amoureux ; – la métamorphose d’un seul personnage ; – la métamorphose d’un homme ; – la métamorphose comme renaissance ; – l’exploitation du motif du rossignol.

On se demandera si ce poème permet de se mon-trer plus attentif à certains aspects du mythe d’Ovide : la permanence du caractère des protago-nistes après la métamorphose en oiseaux. Le thème du double ou du dédoublement qui pourrait être analysé : deux sœurs, deux « natures » (humaine et animale), deux hommes (un père et son fils), deux

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Français 1re – Livre du professeur

violences (viol et mutilation-meurtre de l’enfant et l’horrible repas imposé au père). Une lecture chré-tienne du mythe : le sacrifice du fils (par la mère et par amour pour sa sœur), le repas de chair, la méta-morphose comme mort et passage dans un autre monde (on rappellera l’œuvre L’Ovide moralisé, xive siècle), réécriture des Métamorphoses en ancien français. Cette œuvre propose une relecture des mythes au profit d’une morale chrétienne. Rappe-lons toutefois que la réécriture de ce mythe précis – attribuée à Chrétien de Troyes et insérée plus tard dans L’Ovide moralisé – ne fait qu’évoquer la res-ponsabilité du diable dans la folie meurtrière qui s’empare des deux sœurs.

VOCABULAIRE

Pour apprécier si l’on doit recourir à la diérèse (émis-sion de deux voyelles en deux syllabes), il faut reve-nir à l’étymologie du mot : deux voyelles étymologiquement distinctes forment deux syl-labes ; deux voyelles non distinctes étymologique-ment n’en forment qu’une. L’adjectif « élégiaque » vient du latin elegiacus dont les deux voyelles sont distinctes « ia ». Le substantif « nuit » vient du latin nocte : on sait qu’en français le [k] latin devant un[t] évolue toujours en un yod [y] qui se combine avec la voyelle précédente. Les deux voyelles de « nuit » sont donc le résultat de la diphtongaison d’une seule voyelle, le « o ». C’est donc « élégiaque » qui doit être scandé en diérèse. On peut remarquer qu’au vers 10 « nuit » du verbe « nuire » aurait pu ou dû respecter la scansion en diérèse : « nuire » venant du latin nocere est issu de deux voyelles distinctes « o » et « e » séparées par une consonne.

S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS

Liens et écarts entre l’hypotexte et ses hypertextes : – une imitation partielle du mythe ; – le viol ou la violence masculine :

Marie de France, La Fontaine ; – la tapisserie : Marie de France ; – le nom des personnages : La Fontaine,

Catulle Mendès ; – le triangle amoureux : Marie de France,

Catulle Mendès ; – la métamorphose : La Fontaine,

Catulle Mendès ; – le rossignol : Marie de France, La Fontaine,

Catulle Mendès ; – le vers : tous les auteurs.

Une réécriture singulière : – disparition de la vengeance féminine :

tous les auteurs ; – croisement du mythe d’Ovide avec le motif

du rossignol : Marie de France, La Fontaine, Catulle Mendès ;

– transposition du triangle amoureux : Marie de France, Catulle Mendès ; – appropriation du motif de la tapisserie :

Marie de France ; – actualisation du mythe : tous les auteurs ; – au récit versifié au poème : La Fontaine,

Catulle Mendès.

Texte 5 – Colette, Les Vrilles de la vigne (1908) p. 470

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’enjeu moderne du mythe. – Découvrir l’invention d’un mythe.

LECTURE ANALYTIQUE

L’interprétation du mytheCe récit conduit à explorer l’analogie proposée entre le rossignol et la narratrice (l. 29-38). Comme le ros-signol, la narratrice a été, au printemps, surprise et liée dans son sommeil (l. 34), elle a su se libérer de ses entraves (l. 35), elle a jeté une plainte (l. 37), elle découvre sa voix (l. 38), elle crie ou chuchote la nuit et durant le printemps pour rester éveillée (l. 39-42). Si le rossignol n’avait pas été assailli par « les vrilles de la vigne » (l. 11), il aurait conservé son « gentil filet de voix » (l. 1) mais n’aurait jamais eu à se tenir éveillé en chantant. Il n’aurait donc pas découvert la beauté de son chant ni le plaisir de chanter (l. 21-28) et aurait vécu comme ses « camarades » (l. 3). La narratrice a donc vécu les mêmes péripéties (l. 33-51). Si l’on peut interpréter « [son] printemps » (l. 34) comme une période riche de promesses, sa jeunesse ; il est moins aisé d’élucider la métaphore des « vrilles de la vignes » sinon comme ce qui enferme sournoisement une jeune femme contre son gré. S’agit-il d’une éducation, des convenances, du rôle que ce début du xxe siècle impose encore aux femmes ? s’agit-il de l’amour qui est une pri-son ? de l’homme ? La narratrice, et sans doute, à travers elle, la femme, se trouve dans une situation paradoxale où ce qui est positivement connoté, « la nuit de miel » (l. 36) ou « une sage main fraîche » (l. 47), menace de lui faire perdre son identité, « [sa] voix » (l. 43) et la possibilité de « dire » (l. 45) son savoir, ses pensées, ses intuitions, ses sentiments (l. 45-46). Comme pour le rossignol, la révélation à elle-même tient de l’agression du monde extérieur.

La femme-artisteC’est une grande ambition qui anime la narratrice et elle est exprimée hyperboliquement des lignes 39 à 46. Les répétitions de « dire » et de « tout » (l. 45-46), renforcées par la figure de l’énumération et le rythme ternaire expriment cette volonté et cet élan. La nar-ratrice a aussi l’ambition de révéler ce qui est caché

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

(l. 42) et qui concerne les domaines des connais-sances ou des émotions. Cette voix qu’elle veut faire entendre se veut aussi virtuose et belle que celle du rossignol comme le suggèrent les répétitions de « pousse » (l. 32) et de « dire » (l. 45) mais surtout les parallèles qui sont établis tout au long du texte entre la narratrice et le rossignol. Cette voix est donc une voix d’artiste qui suscite l’admiration et le plaisir. Et cette belle voix se fait entendre dans le texte lui-même. Notons que le choix d’une narratrice person-nage est significatif : c’est bien une femme qui prend en charge sa propre parole, c’est bien la voix d’une femme que l’on entend. On peut souligner que le bref récit tient de la poésie par de nombreux traits. La brièveté des paragraphes rappelle les strophes, la présence d’un refrain et de sa variante (l. 17-20 ; 32 ; 45), les sonorités régulièrement répétées des deux substantifs qui composent le titre, mais surtout le réseau sonore en [i] qui parcourt tout le texte, et qui l’ouvre et le clôt, ce réseau sonore qui imite « les trilles » (l. 30) et symbolise « les vrilles » sont des caractéristiques du langage poétique.

La re-création d’un mytheColette donne ici un parfait exemple du fonctionne-ment du mythe. Pour expliquer l’origine du curieux chant nocturne du rossignol, elle recourt à une fable qui en dévoile l’origine (l. 1-23) : le rossignol chantait le jour.Une nuit de printemps, quand pousse la vigne il a été assailli par les vrilles de la vigne. Pour échapper à ce danger, il s’est tenu éveillé en chantant toutes les nuits de printemps. Depuis ce temps, le chant du rossignol est nocturne. Ce récit paraît bien éloigné de celui d’Ovide, il le rappelle cependant : la narra-trice s’identifie au rossignol comme si elle recon-naissait en lui Philomèle. La narratrice est agressée par ces « vrilles » si aiguës comme Philomèle a été violée. La narratrice qu’on voulait faire taire parvient à se faire entendre comme Philomèle qui a pu dénoncer le crime. La narratrice fait entendre une belle voix comme le suggèrent les caractères de pourpre utilisés par Philomèle. Colette, comme Ovide, choisit de s’exprimer par un bref récit dans une langue poétique.

VOCABULAIRE

« Vrille » désigne d’abord l’organe de fixation de cer-taines plantes grimpantes. Il désigne également un outil formé d’une tige qui termine une vis puis une hélice ou une spirale et enfin une figure de gymnas-tique ou du plongeon. Étymologiquement : « vrille » < viticula < vitis, « vigne ». La présence du « r » est mal expliquée. Au-delà de sa dénotation, le subs-tantif connote ce qui agresse, perce, transperce.

Texte 6 – Philippe Minyana, La Petite dans la forêt profonde (2008) p. 472

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comparer réécriture et adaptation. – Montrer que cette adaptation est également une interprétation.

LECTURE ANALYTIQUE

Le travail d’adaptationOn note d’abord que Minyana a abandonné les noms conservés par Ovide. « Progné » devient « la Reine », « Philomèle » est « la petite », « Térée », « le Roi ». Par ailleurs, Ovide consacre cinq vers à cette péripétie ; Minyana en passant du genre du récit au genre théâ-tral exploite les ressources et les contraintes du genre choisi pour son adaptation et amplifie la péripétie sur une quarantaine de lignes. Le personnage de « la ser-vante » chez Ovide devient « la vieille » dans l’extrait. Minyana lui accorde un rôle plus important. Ce choix peut trouver plusieurs justifications dont la nécessité de la représentation ; si bref soit le rôle, il offre à l’ac-trice une place dans la représentation.En adaptant le récit au genre théâtral, Minyana transgresse les codes du genre et propose une écri-ture dramatique qui use de certains procédés propres au récit. La parole des personnages n’est pas introduite par leur nom mais par les verbes introducteurs du discours direct propres au récit (l. 3 ; 5 ; 11, etc.). Les indications ou informations scéniques sont transmises par les procédés du récit même si les verbes sont au présent (l. 8 ; 26 ; 42). Ces choix impliquent un travail d’adaptation pour la représentation : qui prend en charge ce texte didas-calique ? est-il supprimé lors de la représentation ? Ces choix suggèrent aussi une réflexion quant à la frontière des genres et donnent au texte une ambi-valence. La disposition choisie par l’auteur, l’ab-sence de ponctuation, la récurrence de sonorités proches rappellent la poésie en vers libre. Le sujet imité des Anciens, le genre théâtral et les procédés de la poésie suggèrent que Minyana a voulu s’ins-crire dans la grande tradition du théâtre français.

Une interprétationChez Ovide, la douleur éprouvée par Progné est exprimée par le narrateur (l. 34-35, p. 461) qui insiste sur la pitié ressentie pour sa sœur, l’extrême douleur, l’impossibilité de l’exprimer tant elle est forte, son horreur et son indignation face aux agissements de son mari : récit : « pitoyable récit », « la douleur lui ferma la bouche », « les mots… pour exprimer son horreur indignée lui manquèrent ».Commentaire du narrateur : « c’est miracle qu’elle l’ait pu ».Chez Minyana, la douleur de la Reine est exprimée par la Reine elle-même mais aussi par le texte

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didascalique. La douleur paraît aussi extrême que chez Ovide mais elle est contenue et son expression est retardée par le dialogue avec la vieille et des commentaires sur ce qu’elle apprend à la lecture de la tapisserie et sur la tapisserie elle-même. On remarque que Minyana, contrairement à Ovide, fait gémir la Reine et que l’expression de la douleur passe par un langage paraverbal perceptible lors de la représentation : didascalie : « Dit la Reine qui est anéantie » (l. 8), « puis la Reine se met à gémir » (l. 43). On notera la neutralité des verbes introduc-teurs « dit » dans toute la scène. Dialogue avec la vielle : « Tu as soif » (l. 4), « Je vais te récompenser » (l. 24), « Tu as rempli ta mission » (l. 27), « C’est bien merci » (l. 35).Annonce de ses pleurs : « Je veux pleurer un peu » (l. 38). L’amplification de la péripétie chez Minyana met en évidence le caractère de la Reine. Elle est sensible à l’horreur vécue par sa sœur, mais aussi à la beauté du travail de sa sœur (l. 18-19) et enfin elle se montre attentive à la vielle dont elle se soucie (l. 4) et qu’elle veut récompenser (l. 24). La présence de la vielle permet de suggérer un trait du caractère de la Reine et on peut en déduire que Minyana a voulu souligner la bonté et la sensibilité de la Reine avant que sa violence ne se déchaîne.Minyana exploite une brève indication d’Ovide, « les caractères de pourpre » (l. 29, p. 461) et développe ce motif aux lignes 16 à 21. Minyana s’attache à rendre sensible la beauté du travail de tapisserie comme l’avait fait Marie de France et s’inscrit ici dans une lecture particulière du mythe qui met en évidence la femme artiste. On peut enfin noter que la proximité dans le texte des remarques de la Reine : « Ainsi il l’a éclaboussée de sang » (l. 16) et « ils sont beaux ces fils rouges » (l. 21) suggèrent que ces fils sont rouges du sang de la petite.

Synthèse

Si l’on compare les passages relatant cette péripé-tie, on constate qu’Ovide ne rappelle qu’indirecte-ment les violences subies par Philomèle alors que Minyana, en partie pour des raisons liées au genre et à la représentation, les évoquent plus explicitement par l’intermédiaire de la vieille et de la Reine. Il invite ainsi à éprouver à nouveau de la pitié pour la petite et rappelle la barbarie du Roi.

Perspective – William Shakespeare, Titus Andronicus (1594) p. 473

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une exploitation originale du mythe dans la littérature étrangère.

– Montrer comment Shakespeare use symboli-quement du mythe pour révéler une vérité concernant les personnages de l’œuvre.

LECTURE ANALYTIQUE

Une scène pathétique

Tout ce dialogue est marqué par une ponctuation variée et abondante que les comédiens pourront exploiter pour traduire le désordre et l’agitation de la scène : – phrases interrogatives : l. 2-6, 10, 15-16, 19-20,

21-24 ; – phrases exclamatives et interjection : l. 15, 19,

26-27 ; – phrases impératives : l. 1, 4, 5, 15, 21, 24-26 ; – points de suspension suggérant hésitations et

attentes : l. 2-5, 21-27.

La recherche de la vérité constitue une progression dramatique dans laquelle les hommes, qui sont ici de la famille de Lavinia, sont de véritables adjuvants à la quête de la vérité : – recherche du livre : l. 2-6 ; – découverte des Métamorphoses : l. 11 ; – hypothèse erronée de Marcus qui retarde la

découverte de la vérité : l. 13-14 ; – hypothèse pertinente de Titus : l. 17-18 ; – recherche des auteurs du crime : l. 21-27.

Les hommes, par l’attention qu’ils portent à Lavinia, font partager la compassion qu’ils éprouvent eux-mêmes : « ma fille » (l. 2), « chère fille » (l. 21), « douce nièce » (l. 25). Les allusions aux mutilations contribuent à rendre la scène pathétique et plus par-ticulièrement dans sa représentation : « pourquoi lève-t-elle ainsi les bras l’un après l’autre » (l. 5-6), « avec quelle rapidité elle tourne les feuillets ! Aidons-la. » (l. 15-16), didascalie (l. 27-28).

Les enjeux de la réécriture

Les deux héroïnes ont été violées et mutilées, l’une et l’autre seront vengées. Lavinia a été violée par deux hommes et par pure cruauté. Lavinia subit une muti-lation supplémentaire. Elle ne sera ni l’instigatrice ni l’auteur de la vengeance et ne subira pas de méta-morphose. L’intention symbolique paraît supérieure chez Shakespeare. Les auteurs du viol, comme s’ils avaient eux-mêmes connu le mythe d’Ovide, prennent une précaution supplémentaire en privant Lavinia de ses mains afin qu’elle ne puisse les dénoncer comme l’avait fait Philomèle. Ces précautions n’empêcheront pas Lavinia de faire connaître la nature du crime par le recours, sinon à l’écriture, du moins au livre et à la lecture. On remarque que c’est son oncle Marcus qui permet à Lavinia de découvrir les auteurs des crimes. Le moyen suggéré à Lavinia combine la bouche qui tient un bâton qui fait office de crayon. Ce moyen associe ce qui tient de la parole oralisée (la bouche) et écrite (le bâton). Les pieds se substituent à la main et le sable au tissu soulignant la farouche volonté de se faire comprendre. En se référant explicitement aux Métamorphoses d’Ovide et au mythe de « Progné et

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

Philomèle », Shakespeare se montre particulièrement ingénieux et original. Il use d’un procédé de mise en abyme cher au théâtre. Il établit clairement le lien entre son propre texte et celui d’Ovide et l’institue comme réécriture soulignant ainsi l’actualité du

mythe et la répétition et permanence de la violence masculine. Il rappelle aussi combien la littérature permet de s’approcher de la réalité et de sa vérité. Shakespeare invite ainsi le lecteur à feuilleter son livre pour y trouver une vérité.

Séquence 2

Le dénouement dans Médée p. 474

Problématiques : Comment les auteurs représentent-ils le crime de Médée au cours des siècles ? Comment évolue l’image dramatique de ce personnage ? Quelles questions et quels enjeux pose ce dénouement en fonction des époques et des auteurs ?

Éclairages : À travers ce groupement qui propose des textes du ve siècle avant J.-C. Jusqu’au xxe, il s’agit « d’élargir et structurer la culture littéraire des élèves et les inciter à problématiser leur réflexion. À partir de deux textes de l’Antiquité, il s’agit d’éclairer la notion même de réécriture en partant du traitement littéraire d’une figure héroïque, dramatique et mythique. » (B. O.). Le dénouement qui suit le meurtre des enfants permet d’interroger le regard porté par les auteurs et leur époque sur Médée mais aussi le parti pris esthé-tique et dramatique qui est fait du personnage.

Texte 1 – Euripide, Médée (≈ 431 av. J-C) p. 474

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le dénouement d’une tragédie grecque. – Étudier les caractéristiques du personnage de Médée chez Euripide.

– Étudier les relations Médée-Jason

LECTURE ANALYTIQUE

Un dénouementCes premières questions ont pour but de faire déga-ger l’action dans la dernière scène. Au moment où Jason découvre le meurtre de ces deux enfants, Médée du haut d’un char aérien qu’Hélios (le soleil) son grand-père lui a envoyé, traite cruellement Jason en lui refusant notamment de rendre tout hommage funèbre à ses deux fils. Jason s’écroule tandis que le char emporte Médée vers la terre d’Erechtée (Athènes). À partir de là, il s’agit de préci-ser les données essentielles du mythe et notamment l’histoire de Médée. En préalable, on pourra ren-voyer les élèves vers un dictionnaire mythologique.Les événements, qui se sont déroulés dernièrement à Corinthe, développés par la tragédie d’Euripide, sont évoqués par cet extrait : – l’infidélité de Jason : « Tu n’allais pas après avoir

déshonoré ma couche poursuivre une vie agréable en me tournant en ridicule, et ta princesse non plus d’ailleurs, et Créon, qui t’a proposé ce mariage, n’al-lait pas m’expulser de cette terre en toute impu-nité. » (l. 8-10). Le couple s’est réfugié à Corinthe. Mais, après quelque temps, Jason abandonna Médée pour épouser Créuse avec l’accord du roi Créon, son père ;

– la mort de Créuse : « Rentre chez toi et enterre ta femme ! » (l. 45). Médée se vengea en offrant à Créuse une tunique qui la brûla et incendia le palais ; – la mort des enfants : Jason, dans cet extrait, y fait

continuellement référence. Pour punir Jason, Médée égorgea ses deux enfants. – le devenir de Médée : « Moi-même, j’irai dans la

terre d’Érechthée pour y vivre avec Égée, fils de Pan-dion. » (l. 37-38). Egée, le roi d’Athènes, lui a offert sa protection alors que Créon l’avait condamnée à l’exil. Pour continuer à baigner les élèves dans la mytholo-gie, il nous a semblé intéressant d’exploiter ce champ. La référence à Sisyphe, fondateur de Corinthe, per-met de rappeler que ce personnage est réputé pour sa ruse. Il serait le père d’Ulysse qui a bénéficié de ce don mais surtout son manque de scrupule l’a fait condamner, dans les enfers, à rouler perpétuellement un rocher en remontant une pente. La ville de Corinthe peut ainsi paraître particulièrement maudite, une véri-table terre de malheurs. À cela, on peut ajouter la référence dans la bouche de Jason à Scylla, monstre marin dans le détroit de Messine (mer Tyrrhénienne) associé à Charybde, une femme « dont le corps est, à sa partie inférieure, entouré de chiens, six animaux féroces qui dévorent tout ce qui passe à leur portée. » (Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, P.U.F, 1982). On pourra renvoyer à Homère, Odyssée, chant XII, vers 236 sq ; Ovide, Les Métamorphoses, livre XIV, vers 1-74.

Le couple Jason-MédéeNous avons affaire ici à une véritable scène d’affron-tement qui culmine à travers les répliques brèves et la stichomythie. Jason dépeint Médée en épouse jalouse, égoïste, tuant ses enfants, oubliant sa fonc-tion de femme, qui se doit à son mari, qui est d’être

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mère. Jason laisse entendre que c’est la passion qui l’a poussée, « la cause de son lit » (l. 20), qu’on peut interpréter comme une forme de lubricité. C’est l’homme qui parle, rappelant la femme à ses devoirs.On voit par là que ce sont ses peurs qui s’expri-ment : peur de la barbare, d’une femme libre dans ses choix. Médée, quant à elle, reproche à Jason son infidélité, sa passion criminelle, « sa démesure » (l. 19) orgueilleuse qui l’a amené à trahir elle et ses hôtes. Reprenant les propos, qu’elle a tenus au début de la tragédie, elle se veut aussi revendica-trice et remet en cause sa condition qu’elle juge méprisée par l’attitude de Jason qui n’y voit qu’« une épreuve de rien du tout pour une femme. » (l. 21). Les propos que Jason adresse à Médée sont parti-culièrement violents et insultants. Il parle : – en citoyen respectueux des lois sacrées : c’est

une « infâme créature » (l. 44) ; « souillée du sang de ses enfants » (l. 2) ; « tueuse d’enfants » (l. 44 ; 60) ; – en père qui la juge : « mère perverse » (l. 16),

« tueuse d’enfants » (l. 44 ; 60).Jason lui refuse toute humanité : elle est la perverse, celle qui commet des actes honteux (l. 20), une âme « méprisable » (l. 28). Ce qui la caractérise, c’est son animalité. Elle est monstrueuse (« une lionne », l. 60), et comparée à Scylla (l. 11). Ses insultes installent désormais les qualificatifs qui caractériseront à jamais le personnage de Médée : une mère dénatu-rée, une étrangère aux lois des hommes et des dieux, un démon.

Le triomphe de Médée

Cette scène finale consacre le triomphe de Médée. Elle échappe à la mort grâce au char envoyé par son aïeul. Le deus ex machina lui permet d’accéder à l’espace théâtral réservé aux dieux où Jason ne peut l’atteindre. Le lieu théâtral répond à l’espace drama-tique. Jason, en s’écroulant, rejoint celui de l’orches-tra, celui où évolue le chœur des corinthiennes. Médée domine aussi Jason par la manière dont elle gère le dialogue. Après qu’elle a répondu par des sarcasmes à son attitude violente qu’elle a présen-tée comme dérisoire, elle montre une certaine froi-deur et une grande maîtrise. Face aux insultes, elle met en avant ses meurtres vengeurs qui visent essentiellement à le faire souffrir. Elle lui rappelle cruellement qu’il lui faut payer sa trahison d’homme marié. Quand Jason lui réplique, elle lui montre pour couper court ses enfants morts. Il a beau essayer de la supplier. Elle est intraitable et lui prédit « une mau-vaise mort » (l. 38) et une vieillesse lamentable (l. 47). C’est elle qui met aussi un terme au dialogue, comme s’il ne lui avait servi qu’à entretenir la souf-france de Jason. Une fois la vengeance accomplie, Médée apparaît donc comme une froide raison-neuse qui va jusqu’au bout de sa logique mons-trueuse. Cette maîtrise est loin d’en faire une héroïne tragique, telle qu’on l’entend habituellement,

c’est-à-dire une victime qui subit un destin imposé par les dieux. Si Médée est jalouse, elle ne tue pas par amour mais par froide vengeance. Elle ne semble pas submergée par la passion : elle tue en connais-sance de cause, échappe aux représailles, sait où elle va s’enfuir. À l’égal d’une divinité, petite-fille d’Hélios, elle maîtrise son destin. Elle a signé par la mort des enfants son passage chez les hommes.

SynthèseOn attend des élèves qu’ils mettent en évidence les caractéristiques du dénouement d’une tragédie grecque, qu’ils développent la façon dont chacun des deux personnages utilise la mort des enfants pour avilir l’autre et mettre un terme à leur relation. Ce dénouement permet de figer Jason en victime pitoyable, et Médée en femme triomphante, figure d’une Némésis effroyable.

Texte 2 – Sénèque, Médée (v. 60 ap. J.-C.) p. 476

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le dénouement dans la tragédie de Sénèque.

– Étudier les caractéristiques du personnage de Médée chez Sénèque.

LECTURE ANALYTIQUE

Des images pour donner à voirOn pourra faire remarquer une première différence avec le dénouement de la pièce d’Euripide : Jason est entré en scène avec ses soldats. Comme la sil-houette de Médée se détache sur le toit, il les invite à incendier la maison. La scène a donc un caractère public qu’elle n’avait pas dans la tragédie grecque.Le spectateur est plongé dans le processus même du crime. Un premier enfant a été assassiné et Jason essaie de négocier la vie de l’autre en offrant sa vie (v. 31). La parole de Médée est intransigeante ; qui plus est, elle semble jouer, en faisant durer le moment de la mise à mort, avec les nerfs de Jason et du spectateur. En deus ex machina, elle s’enfuit sur deux serpents, accompagnée de la nourrice ; la scène est évidemment spectaculaire ; pour ajouter à l’horreur, Médée jette les enfants, contrairement à l’héroïne d’Euripide qui les emmenait avec elle. Les expressions elles-mêmes contribuent à frapper les imaginations. Aux propos suppliants de Jason, à son sacrifice, Médée répond par le verbe « égorger » (v. 16), par des termes comme le « fer » (v. 9), l’« épée » (v. 20) qui précèdent le geste criminel pour mieux le préparer et en faire sentir l’horreur. C’est la magicienne qui a l’habitude d’user de formules magiques, « dont les incantations font trembler

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

l’univers » selon sa nourrice. Médée se met ainsi en scène. Elle se fait attendre et jouit de l’effet obtenu. Peractum est : c’en est fait, traduit ici par « Nous avons touché au but » (v. 34). La venue des deux serpents renforce la dimension effrayante de sa pré-sence. Jason, lui, subit la souffrance que Médée lui impose. À deux reprises, il réclame la mort. Au final, il est même en sympathie avec le public, son repré-sentant, un spectateur : il assiste impuissant aux actes monstrueux, « les yeux gonflés de larmes » (v. 37) ; c’est lui qui tire la leçon de la pièce. À lui la souffrance sur terre, à elle le ciel et « les espaces légers » (v. 47). Alors que le Jason d’Euripide se plai-gnait, regrettait de ne pouvoir ensevelir ses enfants, le Jason de Sénèque témoigne d’une certaine agres-sivité, comme s’il refusait le triomphe de Médée en en soulignant la monstruosité.

Un monstreSénèque fait mourir les enfants sur scène, tombés sous les coups de leur mère. À cette horreur, il ajoute le fait qu’elle les jette à Jason du haut de son char. Le personnage est donc bien inhumain. Le crime, en latin nefas, est innommable mais Sénèque ne se prive pas de nous le montrer. Il suggère même que Médée aurait pu aller plus loin. À l’horreur des deux crimes commis, elle ajoute la possibilité d’un autre, un avortement dont on se demande si elle ne le sou-haite pas. Tellement est grande sa volonté de faire le mal, de détruire tout ce qui la rattache à Jason, de tuer en elle la mère. Ses enfants ne sont donc que des moyens pour peser sur Jason, pour « remuer le fer » (v. 9), faire mal. Ils n’existent pas individuelle-ment. Ce sont les fils de Jason, « tes enfants » (v. 12 et 44). Sa furor fait peur. Elle vise à toucher le père. C’est d’ailleurs sous ce terme qu’elle s’adresse à lui pour la dernière fois (v. 44). À travers les groupes de versets, la traductrice met en évidence dans ses deux premières répliques les intentions de Médée : frapper où cela fait mal, en usant de son ironie, de sa logique cruelle, de sa volonté d’infanticide. Les termes comme « souffrir » (v. 8), « fer » (v. 9), « ven-geance » (v. 14), soulignent sa violence et les mots comme « fœtus » (v. 19) et « embryon » (v. 21) qui sont étrangers au vocabulaire noble de la tragédie soulignent la monstruosité des propos, autant que l’allitération en [r] (v. 21) sa rage. Les deux vers de Sénèque, l’adresse à Douleur, sont rendus par cinq versets qui visent à prolonger le supplice de Jason, « le temps accordé. » (v. 30). La dernière réplique de Médée (v. 32-45) dégage trois séries de versets. Elle exprime un certain contentement ; aux larmes de Jason, elle oppose son « tout est bien »(v. 33). Sa parole semble s’éteindre ensuite en même temps que, physiquement, elle s’élève dans le ciel et qu’elle se débarrasse avec désinvolture du fardeau que représentent les enfants.

Un personnage tragiqueMédée est une passionnée qui exhibe sa passion et qui ne craint pas la transgression. Elle va jusqu’au bout de sa vengeance. Sénèque fait de cette exhibi-tion un spectacle : « les grands maux ne peuvent se cacher » (Médée, vers 156, trad. Léon Herrmann, T. 1, Les Belles Lettres, Paris, 1968). L’adresse à Douleur, son ressentiment, est une manière pour elle de maîtriser sa vengeance, de lui donner une respi-ration ; c’est en quelque sorte un moment de concentration. Elle motive ainsi devant le public et Jason son comportement. En s’adressant ainsi à elle par deux fois, elle semble aussi se soumettre à sa volonté, répondre à une demande qu’elle doit satisfaire, « lui faire une offrande » (v. 36). Rien n’in-terdit de penser que ces prières traduisent chez elle une faiblesse, la peur de faillir, d’aller trop vite, de ne pas être à la hauteur. Médée n’est-elle pas condam-née à être Médée ? Aussi, peut-on considérer comme une délivrance la reconnaissance de Jason. Ses pleurs sont la rançon de la gloire de Médée. Les larmes de Jason ont donné un sens à ses crimes. Dans son char conduit par deux serpents, elle quitte la terre et entre dans le monde du mythe. C’est elle qui décide de partir, de sortir de l’humanité. Elle affirme ainsi son moi, son identité. La Médée d’Euri-pide dit non à Jason. Elle exprime son refus de livrer les enfants et part pour d’autres territoires. Jason a encore un sens pour elle puisqu’elle cherche encore à lui faire payer sa trahison. Celle de Sénèque ne s’intéresse plus aux humains mais aux cous écail-leux des deux serpents (v. 42-43). Elle s’assume au côté des monstres. Elle peut rendre à Jason les corps des enfants. Elle semble avoir recouvré la paix après avoir accompli son destin chez les hommes. Elle semble trouver dans le ciel son apothéose et une nouvelle sérénité.

SynthèseQuelle est la définition du héros tragique ? Est-ce celui qui lutte en vain contre son destin ? Or Médée l’accepte, elle l’assume ; « je deviendrai Médée. » (Médée, vers 171, trad. Léon Herrmann, T. 1, Les Belles Lettres, Paris, 1968) annonce-t-elle à sa nour-rice. On peut voir dans ce dénouement la volonté d’une femme qui va être celle qui se venge en tuant. Elle fait souffrir Jason, punit celui qui a oublié son pouvoir de magicienne et de nuisance. Elle est Médée, celle qui punit les hommes qui ont aban-donné leur femme. Et elle tue ses fils parce qu’il faut un crime à la hauteur de sa douleur, à la hauteur de Médée, femme monstrueuse. Il lui faut être cruelle pour frapper les esprits, pour meurtrir Jason mais aussi pour redevenir elle-même, celle qu’a connue Jason. « Tu m’avais oubliée reconnais ton épouse » (v. 38-39). Par ces mots, ne veut-elle pas irrémédia-blement lier Jason à sa propre personne ? De fait, Médée demande à être reconnue, pour elle-même.

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En devenant mère, peut-être avait-elle cessé d’être elle-même ? En redevenant une sorte d’ange de destruction, une Némésis, elle se libère pour tou-jours du tragique de la condition humaine à laquelle elle renvoie Jason en même temps qu’elle lui jette ses enfants. Elle sort des limites du temps et quitte la finitude.

GRAMMAIRE

Cette question vise à travers la ponctuation à mettre en évidence le rythme du verset qui épouse ici le rythme syntaxique de la phrase. La traductrice a donné à chaque verset une unité de sens. Cepen-dant, elle laisse le choix de l’interprétation. Les élèves pourront ainsi pour le vers 26 proposer un point d’interrogation, un point d’exclamation ou un point, qu’ils devront justifier. On peut supposer après le vers 27 deux points. Au vers 28, un point d’exclamation. Et ainsi de suite ; c’est une bonne manière de les amener à s’interroger sur la fonction de la ponctuation.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

La rédaction des didascalies devrait permettre aux élèves de s’interroger sur la représentation. On attend d’eux qu’ils explicitent les attitudes, les gestes, les déplacements des personnages. La façon dont Médée et Jason se parlent doit aussi être précisée. Ces didascalies doivent ainsi faire état d’une interprétation et rendre compte de ce que pourrait être une mise en scène.

Texte 3 – Pierre Corneille, Médée (1635) p. 478

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le dénouement dans la tragédie de Corneille.

– Étudier les caractéristiques du personnage de Médée chez Corneille.

– Étudier une tragédie entre le baroque et le classicisme.

On comprendra mieux le parti pris de Corneille si l’on se réfère à l’examen qu’il a rédigé et dans lequel il justifie au nom de la vraisemblance la présence de personnages et les modifications qu’il a apportées à l’intrigue. « J’ai cru mettre la chose dans un peu plus de justesse, par quelques précautions que j’y ai apportées. » Le travail sur les deux scènes finales de l’acte V devrait permettre aux élèves d’appréhender à travers la confrontation avec les textes antiques les spécificités de la tragédie au xviie siècle.

LECTURE ANALYTIQUE

L’affrontement

Après les premières insultes, « Lâche » (v. 1), « per-fide » (v. 2), Médée use à l’égard de Jason d’une ironie grinçante avec « Heureux père, bienheureux amant » (v. 6 à 17). Elle lui rappelle son malheureux sort et le bonheur auquel il a échappé et auquel elle le convie inutilement. C’est aussi la femme jalouse et trahie qui s’exprime. On peut penser aussi qu’elle excite Jason et l’incite à réagir pour mieux ensuite tenir à distance ses « vaines furies » (v. 30). Elle fait même preuve de grandeur magnanime quand elle s’écrie : « épargne des efforts que tu perds » (v. 31) pour mieux se moquer de son impuissance : « Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés/Des postillons pareils à mes dragons ailés. » (v. 35-36). La dernière insulte de Médée, « parjure » (v. 42) est un dernier rappel de l’infidélité, cause de tout le malheur ; l’appel à la sagesse qui suit est un dernier grief : Jason est vic-time de sa propre incurie, de son irresponsabilité qui lui a fait méconnaître le pouvoir de sa femme. Quant à lui, poussé à bout, il réagit avec agressivité et vio-lence. Sa volonté d’en finir traduit son impuissance que prend plaisir à rappeler Médée : « Mon art faisait ta force » (v. 22). Habilement, celle-ci évoque la mort des enfants comme une délivrance pour Jason, comme une aide qu’elle lui a portée. Ce sont de « petits ingrats » (v. 3), des témoins gênants qui pou-vaient rappeler leur ancienne union, qui auraient pu l’accuser (v. 9) et gêner son hymen nouveau. Évoqués comme « les restes de [leurs] flammes » (v. 5), des « gages de [leurs] feux » (v. 10), les enfants sont à ses yeux l’image même de leur amour : morts. Ainsi, le crime, l’infanticide sont évacués du dialogue, ce que l’on peut comprendre comme une concession faite à la bienséance mais aussi comme une habileté de l’ac-cusée Médée : l’assassinat des enfants est occulté par le mobile (la jalousie) qui se retourne en accusa-tion (l’ingratitude). L’infanticide devient ainsi vraisem-blable, motivé comme un geste réfléchi de vengeance et de dignité que le « change » de Jason « ordonne » (v. 34).

Le triomphe de Médée

Le merveilleux fait contrepoids à l’horreur du crime qui est évacué globalement dans les dernières scènes au profit du personnage de Médée. Celle-ci s’affirme comme dominatrice du fait même de sa position spectaculaire ; ses propos, notamment les impératifs qui émaillent ses deux premières répliques, visent à en faire une dea ex machina qui dicte sa conduite à Jason. Elle fait ainsi « recon-naître » (v. 2) sa puissance, en même temps qu’elle lui signifie sa volonté de l’éloigner. Avec une certaine magnanimité pleine d’ironie, elle l’invite à modérer ses efforts (v. 29-30), à la poursuivre (v. 35) et se per-met même de lui donner une leçon (v. 42) dans

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

laquelle elle affirme sa toute puissance supérieure à celle de Créon et de Jason. Cruellement, elle le marque d’une dernière pointe. Quant à elle, elle semble même goûter à la liberté, aux « chemins de l’air » (v. 31) qu’elle oppose aux « lieux désolés » (v. 35) auxquels est condamné Jason. S’exprime chez elle une vraie libération, la satisfaction d’être en paix avec elle-même : le remords lié au crime origi-nel (la trahison de son père, la fuite de la Colchide) est tempéré par les meurtres perpétrés, comme si c’était une manière d’expier son passage chez les hommes. On notera l’euphémisme « douceur » (v. 41) qui souligne la sérénité et une morale hors du commun.

Le monologue de JasonC’est Jason qui clôt la pièce. Serait-ce le vrai per-sonnage tragique ? Sa présence ne signifierait-elle pas l’accomplissement de la vengeance de Médée ? En fin de compte, c’est elle qui aurait le dernier mot. Le plan du monologue rend compte du débat inté-rieur qui anime Jason. On pourrait parler de conflit cornélien qui avorte. L’amour pour Creuse, la haine de Médée le poussent à la vengeance : vers 45 à 52 : Jason dresse le bilan de la situation ; vers 53 à 57 : le futur indique une première décision ; vers 58 à 64 : « Mais » premier recul avec une nouvelle inter-rogation ; vers 65 à 78 : l’amour et la haine veulent la vengeance ; vers 79 à 84 : un nouveau « mais » et un deuxième recul ; vers 85 à la fin : la décision : le suicide. Soumis au pouvoir de Médée, Jason essaie de se convaincre que sa passion, sa volonté sont plus fortes. En conclusion, Jason s’en remet aux dieux et rejoint dans la mort par amour Creuse. Aveu de faiblesse ? Jason, en se suicidant, laisse entendre son impuissance (v. 83-84). « Ces vains transports » (v. 85) répondent comme en écho aux « vaines furies » (v. 30) que soulignait Médée. Mais Corneille insiste sur le triomphe de l’amour : en se vouant finalement à « sa reine », sa « belle âme » (v. 87) en la rejoignant dans la mort, n’échappe-t-il pas au triomphe de Médée et à sa vengeance qui voulait les séparer ? Au désordre que lui imposait Médée, Jason oppose l’ordre des dieux. Il parle d’amour ; s’agit-il de paroles de galant pour excuser sa lâcheté ? Proposons de ce passage une lecture historique. Aux valeurs prônées par Médée, au retour aux sources (le pays, le père) de « la sor-cière » (v. 90), Jason oppose de nouvelles valeurs humaines ; l’amour ne mérite pas qu’on tue, tout juste qu’on se tue avec des accents qui annoncent Le Cid : « À qui sait bien aimer il n’est rien d’impos-sible » (v. 73).

SynthèseLe long monologue final permet d’évacuer la mons-truosité de Médée, d’humaniser la tragédie, de la replacer dans le monde rationnel, du moins de la limiter à une histoire d’amour. Le public de Corneille

au xviie est certainement plus intéressé par les rap-ports qui unissent et opposent Jason, Médée et Créuse. Jason s’interroge sur la conduite à suivre ; cependant, ses interrogations ne sont pas celles d’un père mais d’un amant qui a perdu sa maîtresse. Alors que Médée l’a traité de « parjure » (v. 42), il témoigne au contraire d’une grande fidélité envers Créuse, au point de suivre « sa chère ombre » (v. 91). Ce monologue délibératif peut sembler déplacé. La mort de Jason met un terme à la tragédie mais ses dernières paroles résonnent comme celles d’un pré-dicateur qui fait appel à la justice divine, en récla-mant pour la sorcière le supplice (v. 90).

VOCABULAIRE

Flammes : passion amoureuse.Hymen : dans le langage poétique, mariage, union conjugale.Feux : employé dans le langage galant, ce mot se dit poétiquement pour signifier la passion de l’amour.Amant : qui aime d’amour et qui est aimé.Objet : se dit poétiquement de belles personnes qui donnent de l’amour. Médée s’exprime avec le lan-gage galant d’une femme jalouse même si elle le fait avec ironie.

S’ENTRAÎNER À L’ÉPREUVE ORALE

Corneille a retenu la position de Médée qui domine Jason, la façon dont elle ridiculise sa volonté d’user de la force à son encontre. On pourra mettre surtout en évidence les différences : chez Euripide, les deux personnages faisaient assaut d’injures dans les sti-chomythies, Jason réclamait le corps des enfants. Médée était celle qui exprimait le refus. La Médée de Corneille part en donnant une dernière leçon à Jason. Ce dernier se tue par amour pour Créuse, sans évoquer ses enfants, après avoir appelé la jus-tice divine à punir la sorcière. Le Jason de la tragé-die grecque en a appelé aussi aux dieux mais ses deniers mots sont pour ses enfants.

Lecture d’image – Fresque de Médée p. 481

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser et étudier l’instant prégnant. – Étudier comment dire l’horreur sans la montrer.

L’abbé Du Bos a consacré à cette fresque un pas-sage de ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) : « La plupart des louanges que les auteurs anciens donnent aux tableaux dont ils parlent, font l’éloge de l’expression. C’est par-là qu’Ausonne vante la Médée de Timomache, où Medée étoit peinte dans l’instant qu’elle levoit le poignard sur ses

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enfants. On voit, dit le poète, la rage et la compassion mêlées ensemble sur son visage. À travers la fureur qui va commettre un meurtre abominable, on aper-çoit encore des restes de la tendresse maternelle. »Gothold Ephraïm Lessing prend aussi l’exemple de Médée méditant la mort de ses enfants dans son ouvrage Laocoon (1766) : « Timomaque n’a pas peint Médée à l’instant même où elle tue ses enfants, mais quelques instants avant, lorsque l’amour maternel lutte encore avec la jalousie. Nous pré-voyons la fin de cette lutte ; nous tremblons d’avance de voir bientôt Médée livrée toute à sa fureur, et notre imagination devance de bien loin tout ce que le peintre pourrait nous montrer dans ce terrible ins-tant. » (Trad. française, Hermann, 1990)On pourra s’appuyer sur ces textes pour mettre en évidence l’instant prégnant. Médée devant les colonnes du palais de Jason regarde ses enfants jouer aux dés devant leur pédagogue. Ce moment précède le meurtre puisque Médée a les mains sur le glaive mais son regard, sur lequel l’attention du spectateur se porte, traduit la tension et la tristesse qui semble s’emparer d’elle. L’artiste, en saisissant cet instant, rend compte tout à la fois de l’état d’âme de Médée, du bonheur passé à travers le jeu des enfants, et du meurtre à venir avec le glaive. L’intérêt du texte d’Ovide comme de la fresque, c’est de prendre en compte chez le lecteur ou le spectateur la connaissance du récit mythique et de ne pas lui laisser d’autre issue que le meurtre des enfants et l’horreur. On pourra se référer au tableau de Delacroix, Médée furieuse (1838) présentée et décrite ainsi par Théophile Gautier dans La Presse, « Exposition du Louvre », 22 mars 1838 :

La Médée furieuse, se rapporte à l’ordre d’idées qui a produit les fresques de la salle du Trône ; c’est un sujet antique traité avec l’intelligence moderne et sous des formes plus humaines qu’idéales ; ce contraste produit un effet piquant, et les sujets les plus usés du monde reprendraient de la jeunesse et de la nouveauté compris de cette manière ; il y a dans cette pensée une révolution complète. Un sujet grec et classique, traité par le roi de l’école romantique (pardon du mot), est une bizarre anomalie, mais qui ne pouvait manquer d’arriver avec un génie aussi éclectique et une fantaisie aussi voyageuse que celle de M. Delacroix. Médée poursuivie est sur le point d’égorger ses enfants : tel est le motif choisi par M. Delacroix.

Le fond du tableau représente un site sauvage et désolé ; c’est une espèce de gorge pleine d’anfractuosités ; on n’aperçoit qu’un losange de ciel dans un coin de la toile comme par le soupirail d’un caveau ; de grande roches s’élèvent perpendiculairement ; sur le devant se tordent comme des scorpions ou rampent comme des serpents, de longues plantes filandreuses aux feuilles acérées, aux épines menaçantes et d’un aspect féroce et vénéneux ; Médée, haletante, le poignard à la main, les vêtements en désordre, semble vouloir s’élancer hors

du cadre ; deux beaux enfants sont suspendus à ses bras ; rien n’est plus hardi que la pose de ces deux petites figures, dont l’une n’est suspendue que par la tête ; le contraste du vermillon insouciant qui s’épanouit sur les joues rebondies et satinées des pauvres victimes, avec la verdâtre et criminelle pâleur de leur mère forcenée, est de la plus grande poésie ; la tête de la Médée se présente de profil, car elle regarde en arrière pour voir les gens qui la poursuivent ; le caractère n’est pas antique si l’on prétend par ce mot un nez droit perpendiculaire au front, une lèvre courte et serrée, un menton bombé comme celui des médailles, mais elle est fine, irritée et méchante comme une tête de vipère ; la grande ombre qui la coupe en deux, et que l’on a généralement blâmée, ajoute, selon nous, à l’effet tragique, en lui posant sur le front un diadème de ténèbres ; on ne peut rien voir de plus beau que la poitrine, la gorge, les bras et les mains de cette figure ; cela est blond, argentin, chauffé de reflets fauves, rafraîchi de transparences rosées et bleuâtres, si vivant, si palpitant, si flambant de contour, d’une pâte si régalante, si hardiment tripoté et torché, que Rubens et Jordaëns, ces princes de la chair, ne pourraient faire mieux ; les bras semblent remuer et ramasser des monceaux d’enfants, quoiqu’après tout, il n’y en ait que deux, qui sont des merveilles de vie, de santé et de couleur : M. Delacroix a fait souvent aussi bien, mais jamais mieux.

On pourra aussi se référer à l’essai de Pascal Qui-gnard, Le Sexe et l’effroi, coll. Folio, Éditions Galli-mard, 1994.

Texte 4 – Jean Anouilh, Médée (1946) p. 482

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le dénouement dans la tragédie de J. Anouilh.

– Étudier les différents niveaux de langue. – Étudier à travers les différents moments qui caractérisent ce dénouement le devenir de l’héroïsme tragique.

LECTURE ANALYTIQUE

Le jeu des oppositionsLors de ce dénouement, Jean Anouilh joue sur les oppositions. Elles sont de trois ordres. La première concerne les situations évoquées. Médée crie (l. 4 et 8). Il suffit de relever les didascalies : « Des flammes ont jailli de partout […] (l. 1 et 2) ; « Elle se frappe et s’écroule dans les flammes qui redoublent. » (l. 19-20). Les phrases exclamatives rendent compte également de la violence de la situation. Médée apostrophe directement Jason. A contrario, le garde se tient « morosement » (l. 30) devant le brasier et « La nourrice entre et vient timidement s’accroupir près de lui […] » (l. 31). Les personnages s’entre-tiennent paisiblement. La deuxième s’appuie sur les

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

prises de paroles des personnages. Médée parle de « fer », de « sceptre », de « patrie » (l. 10-12). Son langage emprunte aux valeurs tragiques et nobles. Le « moi » et le « je » sont continuellement mis en avant. « Je suis Médée, enfin, pour toujours ! Regarde-moi avant de rester seul dans ce monde raisonnable, regarde-moi bien, Jason ! » (l. 13-14). Alors que, comme nous l’avons écrit, elle crie, Jason parle « simplement » (l. 20). Chez la nourrice et le garde, « on mange la soupe et on nettoie les plats » (l. 37-38). Le « je » disparaît, remplacé par l’indéfini. On parle du beau temps et la teneur de la conversa-tion est d’une grande banalité « après la nuit vient le matin. » (l. 34), voire familier ; « quelque chose à dire » (l. 34), « C’est alors que c’est bon », « grappi-ner quelques sous » (l. 36), « Faut pas se plaindre » (l. 47), « par chez vous » (l. 46). Les anachronismes contribuent à ce décalage. Le garde se fait une chique (l. 30), on fait le café (l. 34), on grappine quelque sous (l. 36) ; on boit la petite goutte (l. 37). Ce n’est plus le même monde qui est représenté. La troisième touche la tension dramatique qui règne sur la scène. La mort de Médée suscite le désordre ; ses propos mêmes, ses exclamations visent à perturber Jason. L’intervention de celui-ci, au contraire, consiste à remettre de l’ordre, à rebâtir un monde (l. 27-29). Ce qui caractérise l’attitude du garde et de la nourrice, c’est le calme dont ils font preuve, un calme d’une grande platitude. Leur revendication se limite au petit bonheur tranquille. En ce sens, ils appliquent le programme de Jason : « rebâtir sans illusions un monde à notre mesure pour y attendre de mourir. »

La parole de Médée

C’est tout le contraire de ce que revendique Médée. Ses propos disent la passion, la vie : « Je t’ai fait pleurer, je t’ai fait aimer. » (l. 16). Ses exclamations traduisent une excitation ; ses propos sont enflam-més à l’image du feu qu’elle a allumé et qui la dévore. On pourra parler de sa folie furieuse qui l’a amenée à tuer et qui la pousse à se tuer, de son hybris, de son moi (l. 17). Il y a chez elle de la Médée originelle : la petite fille d’Hélios, celle qui renaît, qui revit par le feu, une princesse qui recouvre sceptre, son frère, son père, la toison du bélier (l. 11), tout ce que Jason lui avait aliéné. On retrouve aussi chez elle la vio-lence de l’horrible Médée, qui joue avec son regard (l. 14-15 et l. 17) comme Méduse. Mais Médée est aussi une révoltée. Elle refuse le « monde raison-nable. » (l. 14). On peut aussi dire que Médée est enfin elle-même ; elle rejette les compromissions auxquelles son amour pour Jason l’a condamnée. Il ne s’agit plus d’enfants. Il s’agit d’elle, une fille bar-bare de Colchide, revenue aux sources : « Médée, pour toujours » (l. 14), celle qui exprime la face obs-cure de chacun, capable de l’animer ; elle invite à regarder « l’horrible Médée », à se regarder. Cette

tirade s’avère donc un testament mais aussi une dernière occasion d’affronter Jason qu’elle veut marquer par sa mort. Elle meurt en héroïne tragique, un peu lasse « Médée, enfin, pour toujours » (l. 14) parce le monde que lui propose Jason n’est pas le sien.Médée n’a plus sa place sur terre comme elle ne peut plus s’échapper dans le ciel. Visiblement, les dieux n’existent plus : ils sont indifférents (l. 23) selon les propos mêmes de Jason. Elle ne peut plus, pour quitter ce monde de patience et de mesure, que mourir.

L’après Médée

Ce qui suit sa mort marque son échec. Jason réagit en roi après la disparition de Médée, comme si sa parole retrouvait une certaine légitimité. Il veille à ce que la terre ne conserve aucune trace du passage de celle-ci. Le monde qu’il propose est un monde à la pauvre mesure de l’homme. Il s’agit d’oublier, de se résigner à vivre, d’attendre patiemment la mort. La place n’est plus aux héros mais il faut donner la parole aux oubliés. « On n’avait plus le temps de m’écouter » dit la nourrice « J’avais pourtant quelque chose à dire » (l. 33-34). Ses propos confirment le retour à la normalité ; ils remplissent un vide qui n’a plus de sens pour le spectateur. « Le rideau est tombé pendant qu’ils parlaient. » Ces personnages, qui s’expriment comme nous, nous renvoient notre propre image. Disent-ils la fin du tragique ? Ils disent assurément la fin des héros tragiques. Jean Anouilh, de son côté, dit certainement l’impossibilité du tra-gique à notre époque. « Faut pas se plaindre. » (l. 47). On ne pourra pas empêcher certains élèves de penser que ce dialogue, par la pauvreté de son contenu, rend compte d’un autre tragique, celui d’une humanité médiocre qui n’a d’autre ambition que vivre et se nourrir.

Synthèse

Médée est plus que jamais tragique. On attend des élèves qu’ils mettent en évidence un destin qui la condamne à être Médée, à être une femme crimi-nelle et passionnée. On peut rappeler les différents moments de sa vie. Mais comme une véritable héroïne tragique, elle affirme une révolte, son iden-tité, son histoire. Ce n’est plus contre le destin fabri-qué par les dieux mais elle lutte avec sensualité contre Jason, représentant d’un ordre de la raison et de la normalité. Elle est aussi une femme qui n’ou-blie pas.

GRAMMAIRE

On pourra relever les mises en relief « moi » (l. 33), les expressions « faire le café, les lits », « faire beau », « il y aura du […] », « par chez vous », l’em-ploi du « on », de « c’est », les tournures elliptiques

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« la petite goutte », « faut pas se plaindre », « et la moisson ? », la répétition de la conjonction « et », de « alors ».On pourra demander aux élèves de réécrire ce dialogue dans un langage plus soutenu afin de mettre en évidence la volonté d’oraliser un langage relâché.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

La scène de théâtre que les élèves sont invités à rédiger se trouve en partie dans la tragédie de Jean Anouilh. On pourra y puiser les arguments suivants :• Jason dit ne plus aimer l’amour ; Il veut l’oubli et la paix.• Médée lui dit qu’elle a entamé avec lui un dia-logue qui ne peut plus s’arrêter. Elle veut le bonheur mais aussi le chagrin.• Il évoque son orgueil, sa prétention à vouloir tout prendre. Il lui rappelle son amour et comment elle a détruit le monde qui l’entourait, comment leurs liens se sont distendus avec la vie de couple. Il a aimé cette vie de lutte mais il veut être humble, être un homme.• « Tu te prépares une belle vieillesse », lui réplique Médée.• Jason accepte cette vie absurde d’homme. Il attend l’humilité et l’oubli.• « Le bonheur […] », murmure Médée. S’il convient d’opposer les deux caractères, il faudra éviter que le dialogue tourne à la scène de ménage ; on pourra accepter les anachronismes mais les deux person-nages s’expriment dans un langage soutenu.

Texte 5 – Max Rouquette, Médée (2003) p. 485

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser l’affrontement final dans la Médée de Rouquette.

– Étudier les derniers visages de Médée. – Étudier le langage dramatique.

Max Rouquette (Argelliers, 1908 Montpellier, 2005), est un écrivain français de langue occitane. Né dans l’arrière-pays montpelliérain, il fréquente au cours de ses études de médecine les intellectuels de Catalogne espagnole et des personnalités mar-quantes de la culture d’Oc de l’époque. Médecin de campagne pendant 10 ans, il écrit dans cette langue qu’il fréquente quotidiennement. De 1946 à sa mort, il demeurera ensuite à Montpellier. Toujours impliqué dans la défense des valeurs occitanes, il finit de rédiger les sept tomes de Vert Paradis. Son œuvre se diversifie : romans, théâtre, « bestiaires », souve-nirs, albums avec des photographes, etc. Traduit en français, puis dans de nombreuses langues, dès

1980, il acquiert une large notoriété internationale, et poursuit l’élaboration de son œuvre de prose et de théâtre, jusqu’à son décès l. 24 juin 2005 à Montpel-lier, à l’âge de 96 ans.

LECTURE ANALYTIQUE

Une réécriture

La Médée de Rouquette vit comme une gitane « dans une maison à demi ruinée, sans porte ni fenêtres : on les a volées ou, peut-être, brûlées, pour se chauffer. De l’herbe, de la pierraille. Devant la porte, des balayures. Sur un côté et en oblique, une corde tendue où on a mis à sécher une grande cou-verture rouge, qui cache une bonne partie de la scène. Ce fil, avec sa couverture, peut être, si l’on veut, tout le décor. » Ces informations données par Max Rouquette au début de sa pièce peuvent aider déjà à comprendre le parti pris de la réécriture. Médée est marginalisée ; physiquement et matériel-lement, elle n’est plus la princesse. Cependant, elle est toujours une femme de pouvoir. Max Rouquette a retenu de la tragédie antique, après l’incendie du palais de Créon, la scène d’affrontement, qui l’op-pose à Jason, intervenant avec ses hommes de main. Médée maintient toujours un espace entre elle et eux. Les élèves remarqueront rapidement une dif-férence notable entre les deux dénouements. Chez Euripide, Jason connaît le malheureux sort de ses enfants et réclame leur corps que Médée lui refuse. La Médée de Max Rouquette s’amuse de l’igno-rance de Jason qui veut, à l’instar du Jason d’Euri-pide, les récupérer mais qui les croit en vie. La révélation finale, la découverte des enfants morts, correspond avec la disparition de celle-ci.La cruauté, le jeu de Médée ont ainsi tout leur sens pour le spectateur qui connaît l’infanticide. Les diffé-rents niveaux de langue contribuent à troubler Jason et à entretenir l’ambiguïté. Jason est dans l’action. Il parle à Médée avec l’idée de la convaincre que les enfants vont être bien traités, se propose en échange. Il use du langage de la négociation. Il voit en Médée une preneuse d’otages (l. 50). Les propos du milicien confortent cette impression. « Elle va s’enfuir avec les enfants ! » (l. 51). Médée, au contraire, ne répond pas toujours précisément aux propos de Jason. Elle donne des ordres pour contrô-ler la situation (l. 5 et 26). C’est elle enfin qui y met un terme. Mais surtout, son langage ne semble pas directement lié à l’action ; elle la commente et en même temps affirme son pouvoir : « J’ai donné la paix à Créuse, j’ai donné la paix à Créon. J’ai eu le souci de leur donner la soif de l’immortalité. Au royaume des ombres ils sont descendus tandis que flambe le palais. » (l. 9-11). Ses propos dans cette scène en font une sorte d’illuminée, de décalée qui s’exprime dans un langage imagé, poétique. On

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

pourra faire relever plusieurs de ces expressions, notamment aux lignes 33, 37 à 40, 43-44, 45, 60. Elles la magnifient aux yeux des spectateurs et la rendent forcément sublime. Sa posture devant le rideau rouge fait d’elle un personnage théâtral qui met Jason en situation de spectateur.

Une Médée hors-norme

Elle se met véritablement en scène ; présentée par Jason comme « la sorcière aux mains rouges » (l. 2), elle est « soudain dressée devant la couverture rouge » (l. 5). La symbolique du rouge renvoie immé-diatement au sang, à la violence et à la passion. La didascalie suivante nous indique qu’elle se dresse comme un serpent, devant la couverture rouge, le bras tendu (l. 52). Cette attitude solennelle vise à la grandir mais aussi à mettre en évidence son côté diabolique, qui tend à effrayer et à préparer l’instant où elle écarte brusquement la couverture et montre les corps des enfants étendus l’un sur l’autre (l. 56-57). Enfin, elle quitte la scène et passe derrière le rideau (l. 62). Que devient-elle ? Elle montre ainsi par son jeu et aussi par son langage l’étendue de son pouvoir. Elle donne « la paix » (l. 9) à Créuse et Créon, ceux qu’elle a tués. Ils sont bienheureux (l. 31). Elle a fait de ses enfants des rois (l. 23). Ses propos visent essentiellement à punir Jason. Ils sont les marques de sa cruauté et de son ironie : « Vois comme je t’aime. » (l. 47). Créuse et Créon ont la chance, grâce à elle, de ne plus vivre et d’accéder à l’immortalité ; Jason, lui, va savoir ce que c’est que vivre seul et Roi. Ce terme est d’ailleurs associé à la mort, que ce soit pour les enfants (l. 23 et 58) ou pour lui, et Médée se moque ainsi de sa prétention. En lui accordant la vie, elle lui prophétise avec une certaine jouissance (le « plaît », l. 29, évoque aussi la plaie) un sort des plus misérables. Médée est aussi celle qui « perce les gouffres du temps » (l. 34). Et ses propos tra-duisent sa démesure autant que sa violence. S’agit-il encore d’une femme jalouse qui se venge du « baiser de Créuse » (l. 59) ? « J’ai eu le souci de […] » (l. 9-10), « je te destine » (l. 30) marquent sa volonté de maîtriser le destin des autres. Elle ne se contente pas de prophétiser ; elle est une sorte de divinité infernale qui ne craint pas d’affronter « la ville entière » (l. 53), qui ouvre les yeux des hommes et vous laisse un « goût de cendre. » (l. 60)

Une dimension mythique

Les versets contribuent à rendre les propos qu’elle tient encore plus prophétiques. Les verbes au futur qui concernent d’abord les enfants (l. 14) vont essentiellement s’adresser à Jason (« tu vivras », « tu vivras », « tu deviendras vieux », « tu ne seras plus là que pour attendre. », « De tes fils, il ne te res-tera que l’absence »). Ils mettent en évidence le châ-timent que Médée lui destine : « La mort est une paix trop douce » (l. 29-30) ; elle le condamne à la

vieillesse présentée comme un tourment (l. 35-36). On pourra faire relever toutes les comparaisons et les images qui cherchent à effrayer Jason. Médée condamne ainsi Jason à la solitude. L’adjectif « seul » est répété trois fois en quatre lignes (l. 46 à 48). Un seul souvenir pour le nourrir, « un pain amer, inépuisable et moi. ». La vie de Jason, « jusqu’à plus de cent ans » (l. 59-60) s’avère donc comme un châ-timent infernal. Le pauvre semble dépassé par la démesure de Médée. Il ne semble pas l’avoir écou-tée ; il n’a entendu que des menaces. « Je te laisse partir » peut traduire chez lui une volonté de com-promis et il s’accroche à l’espoir de récupérer les enfants. Sa réplique traduit son incompréhension ; Jason n’a pas encore saisi la portée des actes et des paroles de Médée. Les deux personnages ne vivent plus dans la même dimension. D’ailleurs, Jason, dans la scène finale, la scène XXII, se deman-dera où est Médée, s’il n’a pas rêvé.

SynthèseMax Rouquette reprend la figure de Médée la magi-cienne, la barbare. Petite-fille du soleil, elle s’affirme dans cette scène comme un ange de la Mort, une Némésis, une Médée terrible dont les regards à l’ins-tar de la Gorgone percent les destins. Elle est celle qui ouvre les yeux, une prophétesse. Elle discrédite le pouvoir auquel Jason est attaché et lui annonce son futur. La Médée de Max Rouquette maudit Jason en proposant aux spectateurs la vision d’une vieillesse angoissante, pour des hommes qui « traînent encore leur ombre. » (l. 46). Cette Médée est une des Érinyes ; loin de laisser Jason à son triste sort, elle le torture à jamais sans espoir de secours. Sa parole se fait entendre en dehors du temps. En créant cette nouvelle image de Médée, Max Rouquette redonne vie au mythe.

GRAMMAIRE

Dans cette phrase, nous avons deux superlatifs : – un superlatif absolu qui correspond à un degré

d’intensité fort ; c’est « très vieux ». Cette intensité peut aussi être marquée par la répétition, par une comparaison, par l’exclamation ; – un superlatif relatif de supériorité qui marque un

degré de comparaison dans un ensemble : « la plus grande peine » (de toutes les peines). Dans la bouche de Médée, il y a une volonté d’exagérer, d’effrayer Jason.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

La question de la fidélité à une œuvre est une bonne question mais c’est aussi un faux problème qu’il convient de traiter dans le cadre de cet objet d’étude. Si l’on s’en tient à la pièce de Max Rouquette, il fau-dra définir le message que l’auteur veut faire passer,

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sujet à caution pour le lecteur comme pour le spec-tateur. Y a-t-il des limites à ne pas dépasser ? d’autres lieux, d’autres époques sont-elles accep-tables ? d’autres registres ? Le souci de la nou-veauté, de la provocation au service de l’ego du metteur en scène. Le metteur en scène n’est-il pas lui-même un créateur ? De quel droit lui imposer un point de vue qui serait celui de l’auteur, même quand c’est l’auteur lui-même qui dicte sa loi (Cf. Beckett) ? La relecture n’est-elle pas la condition nécessaire à la vie d’une œuvre ? Représenter n’est-ce pas déjà transposer ? Le lecteur, le spectateur a tout à gagner à voir des œuvres qui rendent compte d’une inter-prétation qui enrichit la leur. Médée en reine africaine, dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, dénonce une situation imposée par le pouvoir, qu’il soit patriarcal, marital, religieux, politique. Jason, lui, en est tout heureux et c’est ce bonheur que Médée défie en tuant ses enfants. Sous le règne d’un Créon grec ou africain, sa parole est une parole de liberté.

Texte 6 – Laurent Gaudé, Médée Kali (2003) p. 486

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le monologue de Médée. – Étudier la fusion de Médée avec Kali. – Étudier le langage dramatique. – S’interroger sur l’actualité du mythe.

LECTURE ANALYTIQUE

Un monologue effrayantIl s’agit de la fin de la scène III de la pièce de Laurent Gaudé qui comporte neuf scènes. Deux person-nages coexistent : Médée Kali et la voix des enfants qui s’exprime au début de chaque scène, excepté dans la septième. Médée, revenue sur leur tombeau, s’adresse à eux. Ce monologue commence par le cri d’une mère « Mes enfants, Mes enfants, Je suis là » et Médée Kali se souvient de la dernière fois. Ce moment, qui est celui du meurtre, est évoqué du verset 1 au verset 47. Elle revit ce souvenir au pré-sent et ce temps contribue à donner à ces instants reconstitués une force qui interroge le spectateur. Médée Kali, traumatisée, est-elle rongée par le remords ? Ne prend-elle pas plaisir à l’évocation de ce double meurtre ? Les répétitions anaphoriques de « je » au début de chaque verset (v. 1, 2, 3, 4) soulignent sa responsabilité et le sang-froid dont elle fait preuve. Elle assume ses actes qui sont décomposés au rythme du verset et de la respira-tion. Le verbe « serrer » répété trois fois, (v. 7, 9, 14) redoublé par le verbe « tenir » (v. 14, 18) est d’une grande expressivité. Il traduit à la fois l’affection de Médée Kali mais aussi sa monstruosité. Les

répétitions, comme « le sang coule » (v. 11, 12) donnent au monologue une dimension hystérique. Médée Kali semble possédée par la vision du crime. La résistance, la peur des enfants est, elle, suggérée par l’anaphore de « vous voulez partir/vous voulez courir » (v. 15-16) mais la répétition de « il faut de la force » et le rythme des versets (v. 21, 22, 23) contri-buent à souligner l’inutilité du combat. Étonnam-ment, le « Et j’en ai » (v. 23), en marquant une ellipse dans le récit, renforce cette impression que Médée Kali est une menace. Le sang coule tout au long de cet extrait, du verset 11 au verset 43. On peut véri-tablement parler de bain de sang. Il couvre les mains de Médée Kali, sa bouche et son visage et c’est essentiellement à travers le goût qu’il est évoqué (v. 37). En même temps qu’elle affirme son « je » anaphoriquement (v. 34, 37, 38, 39), « mes enfants » (v. 40, 45, 47) s’imposent dans sa bouche. La décla-ration d’amour (v. 39, 41) répétée est ambiguë. Le verbe « tenir » (v. 14/41) revient. L’amour et le sang sont ainsi étroitement mêlés. Mais les versets 45 et 47 qui se font écho peuvent paraître une plainte, voire un signe d’épuisement. Le deuxième moment, plus court, commence par une reprise d’un verset du début de cette scène : « ils vous ont enterrés comme des Grecs. » Médée Kali revient sur l’expli-cation de sa présence. L’analepse est terminée. Elle est tout entière fixée sur son but, sa volonté. « Je veux vous extraire de la terre froide de votre père/Et vous confier aux flammes du bûcher. » (v. 51-52). « Je veux » est d’ailleurs répété au verset 60. Une volonté nihiliste : « tout doit disparaître. » (v. 57 et 59). Cette partie du monologue est moins marquée par les répétitions. Cependant, les deux derniers versets varient seulement dans leurs dernières syl-labes et « terre » rime avec « père ». La menace est ainsi redoublée : « je ne vous laisserai pas ». Le lan-gage de Médée Kali se caractérise donc par l’excès. Les insistances avec lesquelles elle décrit la scène du meurtre, la façon dont elle parle d’elle, de ses rapports avec les enfants : « je suis une chienne », « je vous lèche », « je vous bois ». Le verset 37 est particulièrement remarquable sur ce point. Il traduit une gradation et l’allitération des sons qui chuintent rappelle ceux de la « chienne » qu’elle veut être. Médée est celle qui transgresse et son langage sus-cite l’émotion du spectateur. Son discours vise à choquer. Les versets juxtaposent des attitudes contradictoires ; ainsi les siennes sont, d’abord, toutes maternelles (v. 1-2) mais le verset 3 dévoile toute l’horreur du projet. Les versets 4 et 5 montrent la criminelle en pleine action tandis que le sixième et le huitième évoquent le jeu. Médée Kali accumule les détails réalistes, horribles, en n’épargnant rien du compte à rebours de l’agonie. Les versets (v. 13, 15-17, 24-25, 33, 35, 42, 46) permettent d’alterner les points de vue et de rendre compte de la progres-sion de l’œuvre de mort. Aussi, les déclarations

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

d’amour, l’adresse toute affectueuse « mes enfants » peuvent sembler impropres dans la bouche de cette femme. Comme sont particulièrement choquants les termes de « chienne », d’« étrangère », dont elle use pour parler d’elle. Ces termes qu’on suppose repris aux Grecs traduisent sa violence et son désir de vengeance : « Je suis enragée ». Là encore, sa déclaration d’amour « Je vous aime » est immédia-tement suivie de sa prise de position nihiliste, des-tructrice. « Tout doit disparaître » (v. 57). Ainsi la parataxe, qui caractérise ce monologue, joue un rôle prépondérant : elle est un mode de construction qui rend compte du personnage et qui suscite aussi l’émotion du spectateur.

Médée Kali

Il a semblé intéressant d’engager les élèves dans une recherche sur la déesse Kali et d’ouvrir le monde de la mythologie gréco-latine fréquenté par les élèves à celui des divinités hindoues qu’ils mécon-naissent. Laurent Gaudé a opéré une surprenante association, un véritable syncrétisme. Sa Médée a « quitté le Gange et son odeur sauvage/a « quitté le temple et [ses] souvenirs d’orgie. » (Médée Kali, scène III). Kali, la Noire est, dans l’hindouisme, la déesse du Temps, de la mort et de la délivrance. C’est une divinité destructrice et créatrice. Elle est la représentation la plus terrifiante du panthéon hin-dou. Elle a les yeux et la langue rouges et la peau noire. Elle est souvent représentée nue avec plu-sieurs bras, la langue pendante et le cou ceint d’une guirlande de crânes. Plus précisément nue avec quatre bras et quatre mains. Deux de ses mains portent une épée et une tête humaine coupée. Cela signifie que la Déesse finira par exterminer tout ce qui existe : nul ne peut échapper à son statut d’être mortel. Les deux autres mains font des gestes de bénédiction pour signifier qu’Elle sauvera ses dévots, ainsi que tous ceux qui l’approchent et l’ho-norent avec sincérité, dans cette vie et les suivantes. Son aspect effrayant vise à exprimer un pouvoir sans limite. Elle a toujours été honorée au Bengale, où on lui sacrifia longtemps des vies humaines. Lau-rent Gaudé qui a retenu que Médée est une orien-tale, une magicienne a voulu accentuer sa barbarie, son opposition à la terre grecque. On peut renvoyer les élèves à la façon dont Jason dans la pièce d’Eu-ripide parle de Médée : « Moi, maintenant je com-prends… Je n’avais rien compris avant, lorsque je t’ai fait quitter ton palais et ta terre barbare pour une maison grecque, toi ce grand fléau, toi qui trahissais ton père et la terre qui t’avait nourrie ! Le génie ven-geur de tes crimes, c’est contre moi que les dieux l’ont lancé, car tu venais de tuer ton frère dans votre foyer quand tu t’es embarquée sur Argo à la belle proue… C’est comme ça que tu as commencé. Toi qui as épousé celui qui te parle et m’as mis au monde des petits, c’est pour défendre ton lit

d’épouse que tu les as tués ! Il n’y a aucune femme grecque qui aurait osé cela… Ces femmes aux-quelles je t’ai préférée comme épouse… Je me suis engagé avec une ennemie qui a causé ma perte, avec une lionne, pas une femme, car tu as une nature plus féroce que Scylla la Tyrrhénienne… ». Laurent Gaudé fait ainsi naître Médée Kali sur les bords du Gange ; il lui donne le pouvoir de danser, de fasciner les hommes par sa volupté. Il a été sen-sible à la sensualité chaude de l’orient que peut représenter Médée Kali par opposition à « la terre froide » (v. 51) et « la vanité du marbre grec » (v. 49). Il y a vu certainement l’opposition de deux mondes et la justification de sa folie meurtrière. Sa violence, son goût du sang, sa force se retrouvent évoqués dans cet extrait. On peut même parler de cruauté : elle a « aiguisé le couteau le matin. » (v. 3). Le crime est commis de sang-froid. Le rire qui accompagne la mort des enfants (v. 13) est un autre signe de sa folie meurtrière. La fascination que le sang exerce sur elle témoigne aussi de cette fureur chère à Sénèque. La gorge et le jarret qu’elle tranche sont particulièrement sensibles ; les coups de couteau y provoquent des hémorragies abondantes dans les-quelles elle mêle les mains et la langue. Le geste d’affection tout animale (v. 33) contribue à rendre Médée monstrueuse. Le sang parcourt le mono-logue du verset 11 au verset 44. Pour Médée Kali, c’est le liquide « noir et épais » qui « coule ». Il est « tiède ». Elle entretient un rapport physique avec lui. Il coule le long de sa main (v. 11), entre ses dents (v. 31). Le fait qu’elle s’en couvre le visage peut ren-voyer à une cérémonie rituelle. Ses gestes évoquent chez le spectateur des pratiques magiques, la sor-cellerie. Le sang revient deux fois (v. 43 et 44) à la fin du récit. Ce passage semble correspondre chez Médée Kali à une prise de conscience de la réalité, comme si la folie l’abandonnait, comme si elle était rassasiée, sa soif étanchée : « Il y a tant de sang en vous. » La Médée de Laurent Gaudé a donc ce goût du sang qui caractérise Kali ; elle a aussi son goût de la vengeance : « Le châtiment n’est pas encore complet. » (v. 63). Il lui faut punir encore Jason : « Je veux qu’[il]pleure sur un tombeau vide. » (v. 60). Elle vit donc la tombe de ses enfants comme un outrage à sa culture : « Ils vous ont enterrés comme des Grecs,/Avec la vanité du marbre. » (v. 49-50) alors qu’elle veut leur offrir les « flammes du bûcher » (v. 52). Et c’est avec rage qu’elle exprime ce désir. Avec la rage de Kali : « Les ossements, les stèles,/ Tout doit disparaître. » (v. 59). Arracher une nouvelle fois ses enfants à Jason et les priver de la terre grecque.

Les paroles d’une mère

C’est aussi une mère qui s’exprime. On ne peut la dissocier de la vengeresse. Médée Kali mêle amour et violence : « Je vous aime et vous tiens

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fermement. » (v. 41). L’emploi de l’adverbe « douce-ment » est assez révélateur de cette fusion (il est employé trois fois). Il accompagne d’abord le verbe « glisser » (v. 10) et permet au spectateur de ressen-tir la cruauté de l’acte. Quand il suit le verbe « embrasser » (v. 29), au contraire, c’est le geste d’une mère ; repris avec le verbe « lécher » (v. 37), l’adverbe prend un sens animal et semble dénaturé. On a vu que les attitudes, les gestes pouvaient être maternels ; « je vous regarde » (v. 1), « je vous sou-ris » (v. 2), « je vous prends dans mes bras » (v. 4), « je vous tiens serrés » (v. 14), « contre moi » (v. 18), « je vous embrasse doucement » (v. 29), « je ne veux pas que vous ayez mal » (v. 33), « je vous enlace » (v. 37) ; Médée évoque ainsi la mort des enfants en l’entourant de propos affectueux et ses dernières paroles résonnent de « je vous aime » (v. 39, 41 et 56) et de « mes enfants » (v. 45, 47 et 67). Elle entre-tient ainsi un dialogue qui témoigne de son attache-ment, des liens du sang par le sang. Sa présence auprès de leur tombe est une preuve de son désir de renouer avec ses enfants, de les couper des racines grecques, de les « extraire ». Médée Kali est posses-sive. Son amour est exclusif. Elle est « enragée » et comme une « chienne », elle défend ses petits. Sa vengeance, sa cruauté sont aussi des preuves d’un amour excessif.

SynthèseLaurent Gaudé a opté pour le monologue. Cepen-dant, Médée Kali s’adresse à ses enfants. Il ne s’agit pas pour elle de s’interroger sur telle ou telle attitude à prendre mais de reprendre un dialogue, une rela-tion que la mort a interrompue. En imaginant le retour de Médée Kali en terre grecque, Laurent Gaudé fait de Médée une mère qui se souvient de ses enfants, une femme qui n’en a pas fini avec Jason. Alors que la Médée d’Euripide, de Sénèque, de Corneille conclut avec une certaine satisfaction sa série de crimes en abandonnant Jason à son triste sort, Médée Kali revient pour compléter le châ-timent. Laurent Gaudé, par là même, donne une autre dimension au temps dramatique. Médée n’en a pas fini avec son personnage. Elle revient Médée. Il ne s’agit pas cependant d’une suite à la manière d’un remake cinématographique. Laurent Gaudé, en élargissant l’espace de son héroïne jusqu’au Gange, en ouvrant les bornes du temps à sa vengeance, redonne à la figure de Médée toute sa force mythique.

Cinéma – Pier Paolo Pasolini, Médée (1969) p. 488Photogramme 1 : les élèves pourront analyser d’abord le cadrage qui nous invite à entrer dans l’in-timité de Médée et de ses enfants. La caméra se trouve à la porte d’une chambre qui suggère

l’antiquité primitive. Les éléments du décor sont au premier plan : une partie du lit, le bassin où la mère a lavé son enfant, la cruche d’eau. Pour compléter la scène familiale, le metteur en scène a mis sur le pavage de la chambre un jouet de l’enfant afin de souligner l’innocence supposée du moment. Médée tient dans ses bras son enfant qui est blotti contre elle ; elle le berce comme le fait une mère qui va coucher son petit. La scène vise à montrer un uni-vers familial et familier. Pour le spectateur qui connaît la Médée infanticide, la robe rouge du personnage qui tranche avec la tunique de l’enfant peut laisser entrevoir la tragédie. Le pavage circulaire peut sug-gérer aussi que nous sommes au nœud du drame et donne au bassin une fonction sacrée : Médée a pro-cédé à un bain rituel comme avant un sacrifice.Photogramme 2 : le gros plan est centré sur le poi-gnard posé sur le pavage. Cet insert vise à rendre compte du crime prémédité qui va être perpétré. C’est la seule image qui le suggère. Elle rappelle au spectateur, touché, ému par la scène de tendresse maternelle qui a précédé que le meurtre va suivre.Photogramme 3 : la plongée nous montre le décor du photogramme 1 sous un autre angle ; celui-ci n’est pas réaliste mais donne les éléments propres au drame. On retrouve la scène qui suit le bain avec Médée et le deuxième enfant qui vient de sortir du bassin où il a été à son tour lavé. On voit à peine le deuxième enfant couché qui semble dormir. Le spectateur comprend que la scène du meurtre va se répéter d’autant plus que le deuxième lit attend la petite victime.Il est intéressant de faire expliciter les pensées des personnages. Si l’enfant est heureux de sentir sa mère contre lui, (peut-être peut-on lui faire éprouver un pressentiment), Médée doit être préoccupé à masquer son émotion. Elle peut craindre que son fils ne découvre la mort de son frère ; elle doit songer à l’endormir, à exécuter son plan. Animée par l’idée de se venger de Jason, elle doit aussi triompher de son amour maternel.Le spectateur assiste impuissant au drame. Le calme, la familiarité de la scène contribue à produire la terreur chère à la tragédie antique et classique.Photogramme 4 : prosaïquement, les élèves ver-ront dans ce plan symbolique l’annonce d’un nou-veau jour et la banalisation des meurtres. On fera remarquer que la fenêtre des photogrammes 1 et 3 est ouverte. On quitte la chambre des enfants. Le récit aborde une nouvelle dimension, comme Médée par son meurtre a pris une nouvelle dimension. Elle sort du cadre familial pour rejoindre les éléments mythiques fondateurs : la mer et le soleil. N’oublions pas qu’elle est petite-fille du Soleil et de l’Océan.Pasolini a fait le choix de représenter la mort des enfants. Il ne se contente pas de faire de Médée une amoureuse passionnée, trahie ; il en fait aussi une mère qui sait se consacrer à ses enfants et qui

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

participe à leur coucher. En insistant sur ce point, Pasolini met en évidence le sacrifice auquel elle se soumet en les tuant.En même temps, l’horreur du crime est encore plus insoutenable. Ce n’est pas une folle qui tue mais une mère aimante qui officie. Les images du bain, de la mère (presque dans l’attitude d’une pietà), du visage de Médée occupent la majeure partie du temps de cette séquence. Pasolini joue sur l’attente du spec-tateur qui sait. Les inserts sur le poignard (la deu-xième fois il est ensanglanté) sont les seules références au crime, mais elles suffisent, en rompant avec l’humanité, à rendre la séquence insoutenable.Sur l’affiche, Médée est une reine en costume d’ap-parat. La richesse des parures contribue à la rendre étincelante et en souligner la noblesse. C’est la petite-fille du Soleil que rappellent les cercles sur les colliers. En ce sens, elle apparaît comme une prê-tresse. Son regard au loin semble fixer l’avenir. Nous avons affaire plus à un tableau qui sacralise Médée qu’à une affiche.

Perspective – Christa Wolf, Médée : Voix (1997) p. 489

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser une reprise romanesque du mythe. – Étudier une mère innocente.

Christa Wolf, née Christa Ihlenfeld (Landsberg-surla-Warthe, 1929 – Berlin, 2011), est une écrivaine et essayiste allemande. Née dans une ville aujourd’hui polonaise puis réfugiée au Mecklembourg, elle suit des études supérieures de littérature à Iéna et à Leipzig en Allemagne de l’est. En 1951, Christa Ihlenfeld épouse l’écrivain Gerhard Wolf. Elle devient membre du directoire de l’association des écrivains allemands et en 1961, après la parution de Mos-kauer Novelle, elle s’installe à Berlin et se consacre uniquement à l’écriture. Membre de l’Académie des Arts de la République démocratique allemande en 1974, elle est reconnue internationalement comme un auteur majeur de la littérature contemporaine et est souvent récompensée pour une œuvre qui rend compte des traumatismes vécus par son pays.

LECTURE ANALYTIQUE

Médée est devenue un personnage romanesque mais Christa Wolf fait entendre sa voix monologuant à plusieurs reprises dans son roman et notamment dans les dernières pages. Il s’agit pour elle de se défendre et de laisser à la postérité un bilan de sa vie qui va à l’encontre de la tradition, de la rumeur pro-pagée par les Corinthiens : elle a tué ses enfants (l. 7), elle a ainsi voulu se venger de Jason. Elle se pose ainsi en victime des préjugés humains : « Ce

qu’ils veulent. Que pour les générations futures je demeure celle qui a tué ses enfants. » (l. 17-18). Mais sa défense s’avère un réquisitoire. Un réquisi-toire contre les dieux. Médée s’en est détachée : « Je suis au-dessus d’eux maintenant. » (l. 2). Elle exprime une sorte d’athéisme : « aucune trace d’es-poir ou de crainte. » (l. 3). Un réquisitoire contre l’his-toire officielle qui fait d’elle une meurtrière d’enfants, qui sert à couvrir « les horreurs que [les Corinthiens] auront connues entre-temps. » (l. 18-19). Elle oppose le bruit, la sacralisation de l’infanticide au silence qui accompagne les crimes, les guerres et qu’il vaut mieux ne pas troubler pour ne pas donner mauvaise conscience. C’est aussi un plaidoyer. Médée semble une victime de la vie ; elle a perdu toute humanité : chez elle, plus d’espoir, plus de crainte, plus d’amour, plus de douleur, plus de désir (l. 3-4). Elle a cependant gagné à ne plus être en proie à la passion. Elle semble avoir acquis une sagesse toute stoïcienne, une ataraxie qui la rend « libre ». « Le vide [l’]emplit totalement » (l. 5). Néan-moins, Médée sait que son destin est fixé par les hommes, par les Corinthiens. Les cérémonies rituelles, qu’appuie le chiffre magique (sept), rappelé quatre fois, ont consacré l’histoire du crime des enfants en cherchant à frapper les esprits. On peut y voir une référence aux sept garçons et filles promis au minotaure. L’image monstrueuse est ainsi propa-gée. A contrario, la figure d’Héra peut symboliser la déesse du mariage, l’épouse légitime. Elle avait un temple à Corinthe. Médée relate la mise en place d’une idéologie basée sur le faux-semblant avec la complicité du religieux et des classes dirigeantes, les « familles nobles. » (l. 13-14). Jason n’est plus qu’un comparse, un muet dans l’Histoire (l. 9). Les Colchidiens, les compatriotes de Médée, n’ont plus la parole ; ils n’existent plus ou ont régressé à l’état sauvage. Sa solitude est complète. Médée est dépossédée de son droit à dire son histoire. Elle symbolise la révolte et elle maudit tous ceux qui l’ont trahie (l. 20-23) qui ont fait courir la rumeur, les loups qui se sont acharnés sur elle. Médée est la voix de la dénonciation. Christa Wolf est fidèle à l’image d’une femme violente et agressive et ses imprécations finales et solennelles montrent assez sa détermina-tion. Sa Médée se voudrait figure historique ; or, elle n’a pas sa place dans l’histoire des hommes puisque le mensonge est devenu vérité. Arkamas ne déclare-t-il pas : « Il n’est de mensonge, aussi grossier soit-il, que les gens ne croient pourvu qu’il réponde à leur secret désir d’y croire. » Le récit mythologique, en niant son histoire, l’inscrit hors du temps, hors du monde. Seule, Christa Wolf fait entendre sa voix.

PROLONGEMENT

Ce travail permettra de revenir sur les différentes Médée qui sont proposées dans cette séquence. On

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Français 1re – Livre du professeur

constatera que depuis Euripide, le personnage est considéré comme la meurtrière de ses enfants. C’est ce qui fait d’elle une héroïne monstrueuse : l’arché-type d’une mère qui par passion pour son époux sacrifie au nom de la vengeance ses deux fils. Com-ment peut-elle accomplir ce qui est inhumain, ce qui est contraire même à la nature ? En procédant ainsi, on oublie les raisons mêmes du crime pour ne juger que la monstruosité du crime. En faire une innocente revient à faire de Médée une mère irréprochable. Elle n’est plus que victime du pouvoir et des hommes, et de Jason, en acceptant son sort d’épouse trahie. Bref, historiquement et malheureusement, une femme ordinaire. Christa Wolf a refusé le parti pris d’une innocence passive. Sa Médée reste une étran-gère et c’est aussi une révoltée, une dénonciatrice du pouvoir et des crimes corinthiens. Elle paie pour cela et les accusations qui sont portées contre elle visent sa vie privée et la calomnient. Sa Médée est une victime du pouvoir, une sorte de bouc émissaire. Plutôt que de la faire agir contre nature, Christa Wolf a préféré montrer la vraie nature du pouvoir et des hommes, faire entendre la vraie voix de Médée, et nous inviter à dénoncer les vraies coupables. Estelle encore Médée ? La morale moderne, du moins, est sauve et cette version est satisfaisante pour notre esprit. André Benedetto reprend cette idée dans son spectacle Médée Tourbillon Solo au théâtre des Carmes à Avignon. Une Médée innocente et victime, celle des origines, qui n’est pas infanticide. Mais cette Médée voit venir à elle toutes les femmes mal-heureuses qui ont été amenées par folie, et pour d’autres raisons à tuer leur(s) enfant(s). Le person-nage de Médée concentre l’horreur et l’effroi que représentent des crimes mais aussi l’affranchisse-ment des lois dites naturelles. Sans ce frisson lié à cette histoire, authentifiée ou non par le récit des auteurs, Médée n’est plus Médée.

SYNTHÈSE SUR LE PERSONNAGE DE MÉDÉE

Médée, le mytheMédée est connue dès la plus haute antiquité pour ses talents de magicienne. On l’a dit fille d’Hécate, patronne de toutes les magiciennes et parente de Circé. N’a-t-elle pas rendu Jason invulnérable pour conquérir la toison d’or ? Elle peut même redonner la jeunesse. Petite-fille du soleil, elle s’envole à tra-vers les airs sur un char attelé de chevaux ailés ; on peut croire qu’elle a été dans des temps reculés adorée comme une divinité. Grande amoureuse, elle

s’enfuit de Colchide avec Jason qui lui a promis le mariage et ses actes, par la suite, seront animés par cette passion et la vengeance quand il l’aura trahie. Mais l’histoire de Médée est avant tout celle d’une criminelle. Après avoir tué lors de sa fuite son frère qu’elle avait pris en otage, elle fera dépecer par ses filles Pélias, le roi usurpateur qui voulait la mort de Jason. Contrainte de s’enfuir, réfugiée à Corinthe avec lui, elle est bannie pour lui permettre d’épouser la fille du roi ; sa vengeance est terrible : elle fait remettre par ses enfants une tunique trempée dans des poisons qui, une fois revêtue, embrase la prin-cesse et son père Créon venu la secourir. Pour punir Jason, elle aurait tué ses deux fils.

Et Euripide est arrivé…Le tragique grec (après d’autres ?) est pour nous celui qui a imaginé une Médée meurtrière de ses enfants par amour pour Jason. Une tradition voulait que ce fût les gens de Corinthe qui les auraient lapi-dés pour les punir d’avoir servi d’agents, involon-taires, de la vengeance de leur mère. Il l’a rendue terrifiante avec cette idée : méfiez-vous de la femme et même de la mère et Médée cristallise ainsi beau-coup de fantasmes et de préjugés. Elle est l’étran-gère, la barbare, l’orientale (Textes 1 et 2, une femme issue d’une autre culture, fascinante, mystérieuse et donc dangereuse). C’est aussi la nomade : lors de ses fuites, elle a parcouru le monde grec. C’est l’image de la gitane, celle que rien ni personne ne peut fixer. Issue d’un autre monde, elle incarne des valeurs primitives qui s’opposent aux lois imposées par les hommes de la cité. Usant de pouvoirs magiques, elle est l’une des premières images de la sorcière, de ces femmes qu’on condamnera pour avoir pactisé avec les forces du mal. C’est la rebelle, celle qui dit non, celle qui n’accepte pas son sort de séduite et abandonnée, celle qui refuse d’être vic-time. Car Médée est une passionnée, elle qui tue par amour et, par là même, rend l’amour dangereux et capable du plus grand des crimes. Car elle est l’Amour ; sexuée, elle est amante, femme et mère. Mais celle qui met au monde, donne le jour, ne craint pas d’apporter la mort à ses enfants. Mère dénatu-rée, c’est la criminelle, le monstre, celle qui refuse à l’homme toute postérité. Hors norme, reine déchue, elle semble même ainsi détenir toujours le pouvoir. Héroïne tragique d’exception, coutumière d’hybris, loin de lutter contre son destin, elle est celle qui accepte d’être Médée, c’est-à-dire de commettre l’infanticide ; cette lucidité la situe hors des normes humaines et l’apparente aux divinités.

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

Séquence 3

La fin de Don Juan p. 491

Problématiques : Quelles sont les constantes et les variations de la représentation de la fin de Don Juan ? De quelle manière cette fin contribue-t-elle au mythe du personnage ?

Éclairages : À travers ce groupement qui propose des textes du xviie siècle jusqu’au xxe, il convient « d’élargir et structurer la culture littéraire des élèves et les inciter à problématiser leur réflexion. À partir du texte originel, il s’agit d’éclairer la notion même de réécriture en partant du traitement littéraire d’une figure héroïque, dramatique et mythique. » (B. O.). Don Juan a ceci de commun avec les héros mythiques de l’Antiquité grecques et latines, c’est qu’il est victime de son hybris mais il ne recherche à travers elle qu’à éprouver sa liberté. Le moment final, c’est son heure de vérité. C’est là que s’affirme son identité, au moment où il défie le mort, la mort. À travers les déclinaisons du personnage sur quatre siècles, on cher-chera à comprendre ce que le personnage a pu et peut encore représenter de subversif et de fascinant.

Texte 1 – Tirso de Molina, Le Trompeur de Séville et le Convive de pierre (1630) p. 491

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le texte fondateur du mythe, notamment la fin proposée.

– Étudier la présence des différents personnages et leurs fonctions.

– Étudier comment Tirso de Molina en vouant Don Juan à cette mort a créé l’acte de naissance du mythe.

LECTURE ANALYTIQUE

La mise en scène du châtimentDon Juan a répondu à l’invitation du Commandeur, ce qui ne manque pas de surprendre ce dernier, sur-tout quand il s’agit d’un individu qui ment à tout le monde. Mais Don Juan est loin d’être un lâche et il ne recule pas devant cette statue de pierre qui marche et qui fait peur. Pour accéder au souper, il lui faut d’abord soulever la dalle d’un tombeau, entrer dans le royaume des morts. C’est alors que deux pages noirs apportent des sièges ; le premier plat s’avère des vipères et la boisson qui l’accompagne a un goût de fiel et de vinaigre. Tout laisse donc entendre que nous sommes en enfer, du moins que le repas en donne un avant-goût. Le chant, venu d’ailleurs, qui retentit sur la scène, précise bien l’im-minence du châtiment du ciel et du « divin cour-roux » (l. 2). Il concourt à frapper les esprits et annonce que le temps est venu de payer d’autant plus que « le froid glacial » qui pénètre le cœur de Don Juan suggère la mort et contribue à la montée dramatique. Le ragoût d’ongles noirs met un point final au repas à la demande de Don Juan. Sa réplique « J’ai fini de souper, qu’on desserve la table » (l. 17) peut être considérée de sa part comme la volonté de mettre un terme au jeu, de prendre congé. Mais Don Gonzalo maintient la pression en l’incitant à lui prendre la main ; ensuite, il ne le lâche plus. La

dernière bravade de Don Juan le condamne aux feux et à la mort. « Ton feu me brûle » (l. 19), « Je brûle » (l. 24), « Ah ! je brûle, je m’embrase, je suis mort ! » (l. 32-33) scandent ses dernières répliques. La souffrance du personnage peut impressionner le spectateur et le sensibiliser au malheureux sort de cette victime de la vindicte du Commandeur. « Cha-cun paiera selon ses actes. » répète-t-il à deux reprises. Mais, comme ce dernier se veut le bras armé de Dieu, il est plus que vraisemblable qu’en ce début du XVIIe on y ait vu une manifestation de la puissance de Dieu que la machinerie consacre de manière spectaculaire. « Le sépulcre s’entrouvre et engloutit Don Juan et la Statue. » (l. 39-40), « Toute la chapelle s’embrase » (l. 42-43) ajoute même Cata-linon. Une punition à la mesure du personnage.

L’attitude de Don Juan

Don Juan devrait, pour le moins, témoigner un cer-tain effroi, s’il n’était un être différent, remettant à plus tard le moment de s’amender ; on peut penser que chez lui, tout est jeu, que son courage se résume à ne rien entendre et surtout pas les menaces profé-rées par le chant qui se fait entendre. Le froid glacial qui lui pénètre le cœur semble plutôt une réaction physique qu’un témoignage de peur. D’ailleurs, Don Juan va d’abord faire entendre son corps ; c’est un être de chair : il a froid avant de brûler. Sa première réaction à la suite du repas, c’est de mettre un terme au défi engagé avec la statue (l. 17) : répondre à son invitation. Peut-être pense-t-il en être quitte à bon compte ? La main que lui tend Don Gonzalo le retient. Son courage, son orgueil le poussent à ne pas prendre en compte les avertissements précé-dents. C’est ce même courage qui l’amène de manière irréfléchie, voire ridicule à frapper un mort. C’est aussi de manière dérisoire qu’il cherche à négocier avec Le Commandeur, comme s’il n’avait pas compris que sa dernière heure était arrivée. Il ne s’agit qu’une question de vie ou de mort. Don Juan cherche-t-il à gagner du temps ? On pourrait le pen-ser. Cependant, sa réplique à la ligne 27 laisse

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entendre qu’il y a une prise de conscience de la gra-vité de l’instant et qu’il est temps de s’amender. Et pour la première fois Don Juan use dans cette scène d’un langage religieux, fait appel à la pitié du Com-mandeur avant de se consumer. Toute différente est l’attitude de Catalinon. Il est toutes ouïes et réagit rapidement à ce qu’il entend et ce qu’il voit. Il expli-cite les propos chantés. S’il associe son sort à celui de son maître, « c’est de nous deux qu’il s’agit » (l. 7), s’il essaie de jouer au bouffon (l. 16), en rame-nant la situation à un moment très concret, il se tait ensuite pour mieux exprimer sa peur au moment de la mort de Don Juan. Catalinon souligne la toute-puissance de Dieu, celle que Tirso de Molina veut fixer chez le spectateur. L’homme du peuple s’op-pose ainsi au seigneur, à son maître.

La leçonLe message de Tirso de Molina est tout entier dans la bouche du Commandeur, une statue de pierre qui clame une loi immuable. « Chacun paiera » (l. 5 ; 22-23 ; 38). Il revient comme un leitmotiv et un rap-pel pour le spectateur tout au long de cet extrait. Il s’agit bien de lui faire comprendre que chaque acte nous est compté, que les fautes doivent être expiées. Il est temps d’y penser avant qu’il ne soit trop tard. Le châtiment de Don Juan a donc valeur d’exemple. Don Juan ne semble pas comprendre cette leçon donnée par un mort qui ne le lâche plus. Le Com-mandeur l’entraîne avec lui. Don Juan a beau résis-ter, se débattre. Il semble réagir comme un enfant pris en flagrant délit. On a dit plus haut qu’il cher-chait à négocier, à gagner du temps. C’est aussi la réaction d’un homme attaché à la vie. Don Juan parle à la statue comme si le mort était encore un homme, comme s’il était encore un père. Sa réplique (l. 28-29) pourrait laisser entendre qu’il a compris qu’il était nécessaire de s’amender. Dernière habi-leté ou vrai repentir né de la peur de mourir ? Peu importe, il est trop tard. La justice de Dieu est inflexible, comme aime à le rappeler Don Gonzalo. Catalinon, contrairement à son maître, a bien com-pris la leçon : la crainte est le commencement de la sagesse. « Pas moyen d’y échapper », s’exclame-t-il. (l. 35). Aussi montre-t-il une attitude des plus ser-viles. Il dresse un bilan de la situation. Il constate le fait religieux, s’affirme comme un serviteur fidèle, attaché à la maison de son maître et s’en remet à sa foi et à la protection divine pour sortir vivant. Cette attitude d’humilité et de respect est celle à laquelle le spectateur est convié. À l’instar du chœur antique

dans les tragédies antiques, on peut considérer que Catalinon tire les leçons de la pièce.

SynthèseLe dénouement du Don Juan de Tirso de Molina vise d’abord à marquer le spectateur par son côté spec-taculaire et à montrer la puissance de Dieu. Il frappe son imagination et le convainc de la scélératesse de Don Juan condamné aux flammes de l’enfer. Par-là, en causant chez lui une sorte d’effroi, il l’incite à mener une vie en accord avec Dieu.

GRAMMAIRE

Il s’agit du subjonctif présent du verbe « absoudre ». Pour permettre aux élèves de le repérer, on pourra leur proposer de substituer à « absolve » la construc-tion « pouvoir absoudre ». Ce mode employé dans la proposition subordonnée relative traduit la volonté et le souhait de Don Juan. Cette construction est directement inspirée de la syntaxe latine qui voulait qu’une relative dont le verbe est au subjonctif ait une valeur circonstancielle. Dans cette phrase, sa valeur est finale ou de but. Le mode est aussi commandé par l’impératif « laisse-moi » qui indique une prière.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

L’objectif de ce travail est d’amener l’élève à com-prendre que l’étude d’un texte peut être exploitée de différentes façons dans une dissertation. On veillera ensuite à travailler la construction et la rédaction du paragraphe argumentatif : l’idée avancée devra être explicitée par l’exemple. Deux aspects du valet de comédie peuvent être retenus dans le cas de Catili-non. Il est soumis au destin de son Maître ; il l’ac-compagne même dans les situations les plus périlleuses. Son regard est un peu celui du specta-teur. Un second aspect peut être mis en évidence par les élèves. Catilinon est aussi un personnage comique, sorte de faire valoir de son maître. Quand celui-ci témoigne de son entêtement, de son cou-rage, lui, il est avant tout l’homme de la soumission.Pour prolonger cette première étude, on pourra demander aux élèves de dégager les invariants du mythe : – l’invitation et le convive de pierre ; – le duel avec un mort ; – une mort spectaculaire : les flammes de l’enfer ; – un homme révolté ; – le châtiment.

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

Texte 2 – Molière, Dom Juan, ou le Festin de Pierre (1665) p. 492

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le dénouement et ses différentes interprétations.

– Étudier la portée de l’intrusion du surnaturel. – Étudier s’il répond aux règles classiques. – Étudier à travers le couple Sganarelle/Don Juan les regards portés sur le personnage.

– Étudier l’ambiguïté dramaturgique de ce dénouement.

LECTURE ANALYTIQUE

Un dénouement merveilleuxÀ travers cet axe, il s’agit d’amener les élèves à s’in-terroger sur le choix du dénouement voulu par Molière, conciliant la tradition du thème depuis Tirso de Molina et le spectaculaire des pièces à machine. La tradition voudrait que l’intervention de la statue du Commandeur vienne enlever Dom Juan comme un deus ex machina. Le spectaculaire répondrait à une exigence d’une pièce à machines et donne une dimension fantastique à cette fin, même s’il s’agit plus ici de faire appel au merveilleux qu’au surnatu-rel. Les didascalies sont en ce sens à mettre en évi-dence : le Spectre, en femme voilée (cette didascalie sera ajoutée dans une prochaine réimpression), change de figure, et représente le Temps avec sa faux à la main (l. 18), « Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé » (l. 37-38). L’ambition de l’auteur, du directeur de troupe qu’est Molière, n’est-elle pas de bien finir ? Ce dénouement répond cependant à la progression dramatique et au chemi-nement antireligieux de Dom Juan confronté, de manière fantastique et surnaturelle, aux représen-tants du Ciel. Dom Juan a d’abord fait l’expérience de la Statue qui a répondu à son invitation. En pleine apogée du Baroque, l’unité de lieu n’est pas respec-tée dans la pièce et encore moins dans ce dénoue-ment. Nous sommes, au cinquième acte, à la campagne, aux portes de la ville où se dresse le tombeau du Commandeur et où comme il sied à un dénouement de comédie se retrouvent tous les per-sonnages. Cependant, dans cet épilogue, il en apparaît de nouveaux. Dom Juan se trouve – pour-rait-on dire – aux portes de l’enfer avec un spectre, le Temps et sa faux et le Commandeur qui symbolise aussi la mort. Il y a d’abord la rencontre avec une voix, un spectre en femme voilée que Sganarelle reconnaît « au marcher. » (l. 14). Il est intéressant de noter que Dom Juan, qu’on ne peut suspecter de superstition croit aussi connaître son identité. Voix d’une femme ou des femmes ? Il n’a pas le temps

de s’interroger que le personnage change de figure pour prendre une dimension allégorique qui évoque le temps et la mort ; mais n’est-ce pas le langage même du Ciel ? On peut dire qu’à travers les trois images allégoriques du Spectre, du Temps et de la Statue, il s’adresse à Dom Juan. Au cours des trois dernières scènes, les phénomènes miraculeux vont donc se succéder rapidement. Le dénouement avec ses apparitions exploite la vogue du sujet. Molière reprend le thème libertin pour poursuivre son com-bat idéologique mené avec Le Tartuffe ; il présente un spectacle fantastique, mi-sérieux, mi-bouffon inspiré de la commedia dell’arte qui s’est emparée aussi à cette époque de l’histoire du Séducteur de Séville. Les mimiques de Sganarelle, la façon dont il interpelle son maître peuvent dédramatiser la situa-tion tragique et sa dernière réplique peut aller dans le même sens. Ainsi, le registre comique n’est pas non plus à négliger dans cet extrait.Certains commentateurs vont même jusqu’à penser que la fin est rapidement expédiée, que l’auteur mul-tiplie les signes manifestes de la théâtralité, que le dénouement est un pur artifice dramatique, que Molière « se constitue objectivement en défenseur de l’idéologie au pouvoir, lui apporte un soutien ambigu mais exact et prend place à ce titre parmi les armes du nouveau régime, après le centralisme, la police et les Hôpitaux Généraux. » (Patrice Chéreau, L’Avant-Scène, 1976). On peut aussi voir tout sim-plement dans cette accumulation de manifestations divines, un souci comique chez Molière qui viserait ainsi à la parodie des dénouements à machine. C’est, cependant, oublier le contexte de la pièce et certaines répliques.Dom Juan est confronté au surnaturel et vaincu pour la première fois par lui ; mais il atteint une dimension tragique quand il s’écrie : « Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. » (l. 25-26). Engagé par sa parole, il va jusqu’au bout de lui-même et assume son destin en homme libre. Il accepte la confrontation avec la sta-tue ; c’est cette confrontation qui donne tout son sens au personnage, virtuose de la parole qui ne cherche pas ici à échanger. Il se soumet devant les propos de la statue. On peut dire que la fin du héros est digne de lui.

Le couple Dom Juan-Sganarelle

Pourquoi insister sur ce couple ? Parce qu’à privilé-gier, dans ces derniers instants, Dom Juan, on oublie un peu trop Sganarelle aussi présent que son maître dans la pièce. Le sens que donne Molière à ce dénouement ne reposerait-il pas sur la nature de leurs liens ? On constate que les manifestations divines, les avertissements entraînent la surenchère, la provocation de Dom Juan (l. 15 ; l. 20-21 ; l. 25-26), et la gêne puis la peur et la panique de Sganarelle. Les répliques semblent se faire écho.

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Sganarelle, à coups de « Monsieur » (l. 8 ; 14 ; 16 ; 19 ; 23) l’invite à la raison ; il parle de « preuves », et l’engage à se jeter dans le repentir (l. 23-24) ; il existe une certaine tension entre ces deux personnages inséparables. Inconsciemment voire consciemment, on a vu dans Sganarelle un double satanique de Dom Juan, quelqu’un qui le pousse au crime par ses répliques qui le mettent au défi. On peut tout simple-ment penser que Dom Juan considère Sganarelle comme l’homme qu’il ne faut pas être, la bonne conscience superstitieuse qu’il faut rejeter, le désir d’intégration, de conformisme (Cf. Otto Rank, Don Juan et le Double, Paris, Payot, 1973). Et dans ce cas, chacun pourrait être le double de l’autre, sa mauvaise conscience. D’autant plus que Sganarelle occupe la scène avec des mimiques, une gestuelle que l’on pourrait demander aux élèves de préciser. Son comique est cependant ambigu. Ne fait-il pas ici de la figuration ou la dialectique engagée avec son maître ne trouve-t-elle pas sa fin avec sa der-nière réplique ? En criant « Ah ! mes gages, mes gages » par deux fois (l. 39 ; l. 42-43), Sganarelle n’est-il pas le digne héritier de son maître, un vrai matérialiste qui rappelle que le pouvoir se manifeste d’abord économiquement avant de prendre des formes idéologiques religieuses (« Ciel »), politiques (« lois ») et morales (« femmes », « famille », etc.) ? N’est-il pas le fils dégénéré de Dom Juan, celui qui met en évidence son propre malheur, son moi comme son maître mettait son ego sur le mode du conquérant ? N’est-il pas celui par qui le scandale arrive ? Son comportement est loin d’être celui d’un bon chrétien respectueux devant la mort, qui plus est devant une telle manifestation du divin. Il est à remarquer que sa réplique a été censurée dans l’édi-tion de 1682 comme celles de Dom Juan l’ont été à l’acte III scène 2. La suppression d’un jeu de scène comique et l’insistance sur la vengeance du ciel visent à donner du sérieux à la damnation de Dom Juan. Les adversaires de Molière, avaient eu beau jeu de noter chez lui « la hardiesse d’un farceur qui fait plaisanterie de la religion, […] qui rend la majesté de Dieu le jouet d’un maître et d’un valet de théâtre, d’un athée qui s’en rit, et d’un valet, plus impie que son maître qui en fait rire les autres ? » (Le Sieur de Rochemont, Les Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de pierre, 1665). Cette réplique permet d’éclairer de façon intéressante les interventions de Sganarelle dans cet extrait. S’il désire sincèrement que son maître s’amende pour son bien, il lui est lié aussi par intérêt ; l’inquiétude de perdre les gages autant que la peur le domine. Aussi peut-on dire qu’il est puni par où il a péché. Remplacer le « Mes gages, mes gages, mes gages » par la relative « qui, après tant d’années de service, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître punie par le plus épou-vantable châtiment du monde. » fait au contraire de

Sganarelle un bon serviteur, un bon chrétien préoc-cupé du devenir de l’âme de son maître. De fait, n’en fait-il pas un éloge funèbre a contrario, en dressant le bilan de ces méfaits ? Antoine Vitez estime que le valet n’est ni le double ni le contraire de son maître, qu’ils sont étrangers, l’un à l’autre ; ils vivraient dans deux mondes totalement différents. Cette dernière réplique ne ferait que constater ce décalage. Si la fin spectaculaire met un terme à la vie du héros, la réplique de Sganarelle met un point final à la repré-sentation. C’est lui « qui tire la moralité de l’histoire, qui la tire en Sganarelle. » (Jean-Louis Bory). À la fois serviteur et bouffon.

Un personnage séduisant ?

Dom Juan a besoin d’un public, d’une victime et peut-être d’un bourreau. Il a besoin d’un témoin naïf et ici, Sganarelle le sert bien. Il est le propre metteur en scène de ses derniers moments. C’est lui qui appelle une parole plus claire (l. 10-11) et qui veut « voir ce que c’est. » (l. 17), qui veut « éprouver avec [son] épée si c’est un corps ou un esprit » (l. 20-21). « Allons, suis-moi. » (l. 26) dit-il à Sganarelle comme une invitation à entrer dans son jeu. Enfin, sa mort, tout effrayante qu’elle soit, lui permet de faire entendre sa souffrance et non un repentir qu’il refuse (l. 25-26), qu’il s’est condamné à refuser. Cependant, on peut considérer que la Statue met un terme à son jeu, ou du moins le prend à son propre jeu (l. 27-28), Dom Juan se condamne ainsi à jouer son rôle. Il se dresse contre Dieu plutôt qu’il ne nie son existence. Sa démarche est toute rationnelle : « Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus claire-ment, s’il veut que je l’entende. » (l. 10-11). Façon polie de dire à Sganarelle que son avis importe peu. Son orgueil lui impose un face-à-face avec Dieu, seul interlocuteur capable de le vaincre. Mais c’est encore la raison qui lui fait dire : « je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit. » (l. 20-21). Il est dans sa période d’« endurcisse-ment » (l. 32), ultime phase de l’abandon d’une âme au péché, moment où Dieu décide de retirer ses grâces au coupable ; c’est au Spectre que revient le soin de prononcer l’ultime avertissement. En tirant l’épée, Dom Juan affirme son entêtement de pêcheur obstiné. Il est irrévocablement voué à la damnation et sa dernière réplique rend bien compte des souf-frances des damnés. Cependant « Donne-moi la main » dit la statue. Dom Juan obtempère mais dire oui, c’est s’engager. D’une certaine façon, il court au suicide, ce qui aux yeux de la religion est une nou-velle provocation. « L’athéisme dans Dom Juan est un athéisme d’époque qui s’interroge sur Dieu. C’est une lutte contre un interlocuteur. » a écrit l’homme de théâtre Antoine Vitez. Le véritable athée de nos jours ne se pose pas ce genre de question. La mort, c’est la permanence, le sort de tout homme ; Dom Juan est un homme du présent ; il y a chez lui une

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

véritable insolence qui le fait aller au bout de lui-même. Il en devient bouleversant, du fait même qu’il est confronté à une statue gigantesque ; c’est une figure tragique, qui possède la grandeur du maudit, qui transgresse avec courage des interdits. Sgana-relle insiste beaucoup dans le portrait moral qu’il fait de Dom Juan sur les méfaits de son maître. Outre une certaine fascination, marquée par la répétition des participes passés, et l’accumulation des crimes, Sganarelle présente son maître comme un hors-la loi, défiant les codes religieux, juridiques, moraux et sociaux, dont le sacrement du mariage que Dom Juan foule allègrement représente bien la synthèse. Cet homme, par qui le scandale arrive, est le dés-honneur personnifié. En convoquant par ordre d’im-portance toutes ses victimes (l. 40-41), Sganarelle fait aussi de son maître un homme seul, un homme condamné à la solitude et forcément dangereux dont la mort représente un véritable soulagement pour tous. C’est sans doute parce que Dom Juan meurt et que sa mort est présentée comme une punition, que ses actes peuvent être rappelés. Mais il n’en reste pas moins, que pour le spectateur comme pour cha-cun de nous, il est l’homme qui est confronté au mystère de la mort et qui, mieux que nous, l’affronte ; c’est en ce sens qu’il garde toute notre sympathie.

Synthèse

Le Don Juan de Tirso de Molina face à la Statue de Don Gonzalo perd de sa superbe. Il semble vouloir lui échapper, chercher à gagner du temps en récla-mant « un confesseur qui l’absolve de ses péchés. » (l. 28-29, p. 491). On peut même penser qu’il est sin-cère et que son crime, c’est d’avoir remis toujours le moment de s’amender, de se repentir. Chez lui, aucune révolte contre le ciel. Le Dom Juan de Molière récuse les avertissements de Sganarelle et reste ferme dans sa vision du monde de libertin. « Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir » (l. 25-26). Face à la Statue, il montre un courage que certains pourraient juger comme de l’entêtement : en ce sens, Dom Juan, à l’instar des personnages comiques de Molière, respecte la tradition du monomaniaque. La question se pose aussi de son athéisme. En défiant la statue, Don Juan ne défie-t-il pas le Ciel ? Mais le défier, c’est aussi admettre qu’il existe et le « quoi qu’il arrive » n’est-ce pas de sa part l’aveu d’un châ-timent éventuel ? Constatons son courage et l’idée qu’il est avant tout l’homme des expériences ultimes, l’homme qui se révolte contre l’ordre. Dans la pièce de Molière, la statue du Commandeur le représente en « habit d’empereur romain », comme le dit Dom Juan. Cette référence à l’antique, initiée dès la Renaissance, confère au personnage une noblesse en l’apparentant aux modèles antiques. Dom Juan y voit une prétention, d’autant plus que c’était l’apa-nage des princes et du Roi qui apparaissait ainsi.

GRAMMAIRE

« Ah ! mes gages, mes gages ! ». En demandant aux élèves de substituer à la phrase nominale exclama-tive une phrase verbale, on devrait leur permettre de répondre plus facilement à la question 5. En effet, Sganarelle pourrait s’écrier : « J’ai perdu mes gages en perdant mon maître. » sur le mode de la plainte, en exprimant une douleur profonde et sincère. Il pourrait aussi bien réclamer son dû : « Je veux mes gages ! ». Sganarelle serait plutôt sensible à la perte de son argent. On peut estimer qu’il clame sa reven-dication, estimant qu’il a été floué et qu’il exprime la révolte de quelqu’un qui vient de perdre un emploi sans bénéficier de son salaire. La phrase nominale exclamative permet ainsi de cultiver l’ambiguïté, de sauvegarder la morale et de rester fidèle au comique du personnage Sganarelle.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

On attend des élèves qu’ils créent un dialogue qui repose essentiellement sur le traitement du person-nage de Sganarelle : on doit pouvoir retrouver dans son récit de la mort de Dom Juan : – la fascination que son maître a exercée sur lui ; – la fierté de l’avoir servi ; – le regret d’un serviteur qui a perdu un maître qui

lui procurait de quoi vivre ; – la crainte qu’a ressentie ce personnage

superstitieux ; – la nostalgie d’un temps où il pouvait s’opposer à

son maître ; – le ton de celui qui regrette qu’on n’ait pas tenu

compte de ses avis ; – l’imitation de Dom Juan, du valet qui possède un

savoir.

Le registre comique doit être dominant pour respec-ter le personnage de Molière. Une didascalie justi-fiant la rencontre de Sganarelle avec un valet de Dona Elvire pourra servir d’introduction.

Texte 3 – Lorenzo Da Ponte, Don Giovanni (1787) p. 494

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le tragique du dénouement. – Étudier la situation dramatique. – Étudier l’image finale de Don Giovanni.

Emmanuele Conegliano dit Lorenzo Da Ponte (Vitto-rio Veneto, Italie, 1749 New-York, 1838) est un libret-tiste italien. En 1763, il abjure la religion hébraïque et se convertit avec toute sa famille au catholicisme. Devenu prêtre, il mène ensuite une vie de liberti-nage, devient espion à la solde de Venise avant de se réfugier à Vienne où il écrit des livrets d’opéra pour Salieri et Mozart avec qui il collabore pour Les

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Français 1re – Livre du professeur

Noces de Figaro, Don Giovanni et Cosi Fan Tutte. Tombé en disgrâce, il parcourt l’Europe avant de s’exiler, en 1805, en Amérique. Devenu professeur de langue et de littérature italiennes, il meurt à New-York, après avoir écrit ses Mémoires.Après le triomphe, en 1787, des Noces de Figaro, Mozart, compose un nouvel opéra, avec la collabo-ration, pour le livret, de Lorenzo da Ponte. Le thème de Don Juan est à la mode et répond au Roman-tisme naissant des régions germaniques. Entre temps, Mozart perd son père. Don Giovanni est créé à Prague l. 29 octobre 1787 ; l’année suivante, ce sera à Vienne, avec quelques modifications, dont, après la mort de Don Giovanni, la suppression du final, l’irruption de toutes ses victimes.Pour préciser la situation, on pourra commencer par la question de grammaire.

LECTURE ANALYTIQUE

La relation entre les personnagesDon Giovanni a invité par bravade le Commandeur qui se présente chez lui et à qui il ouvre personnelle-ment la porte. Il lui propose de souper mais celui-ci refuse en lui retournant l’invitation. Leporello réagit en valet, conscient du rapport de forces. Dans un premier temps, il invite Don Giovanni à refuser l’invi-tation (l. 4). Il sent le danger et en même temps pré-pare le spectateur à l’imminence du châtiment. Ensuite, convaincu du pouvoir du Commandeur, il joint sa parole à la sienne pour inviter Don Giovanni à se repentir. Là encore, il adopte le point de vue du spectateur qui souhaite l’impossible. Enfin, il com-mente les derniers instants de son maître. Leporello, au cours de cette scène, se détache de Don Gio-vanni pour rejoindre celui des témoins impression-nés par le châtiment (l. 34-37) orchestré par le Commandeur. Celui-ci semble être le bras d’une jus-tice expéditive (l. 1 et 3). Don Giovanni est pressé de se décider, ce qui d’ailleurs répond bien à la person-nalité du personnage, dont l’obsession semble être la rapidité, la fougue. « Le chant même de la flamme qui crépite, darde, dévore. » (Jean Massin, Don Juan, 1993, Éditions Complexe). Le Commandeur lui propose sa main pour sceller leur engagement. Ce « donnez-moi votre main », cette expression que l’on retrouve dans la bouche de Don Giovanni quand il veut séduire une femme « La ci darem la mano… » est reprise pour lui signifier qu’il est puni par où il a péché. Son « qu’as-tu ? » ensuite vise à tester sa résistance ; elle marque en même temps la volonté d’affirmer sa puissance ; il s’agit bien ici d’un dieu vengeur : aussi peut-on parler de bras de fer entre les deux personnages. Don Giovanni est pressé cette fois-ci de se repentir. Le Commandeur prend son temps, un temps solennel : « C’est l’instant suprême. » (l. 12). Cependant, le ton va être de plus en plus comminatoire avec l’apostrophe, « criminel »

(l. 15), puis la reprise simple, « repens-toi » et enfin le « si ». Le Commandeur pourrait paraître aussi comme le bras tendu à Don Giovanni que celui-ci refuse. Le Commandeur quitte la partie et « un gouffre s’ouvre » (l. 23). Sa réplique « Ah, tu n’en as plus le temps ! » (l. 21) est accompagnée de flammes ; son attitude comme ses paroles visent à marquer les esprits ; il y a chez lui une sorte de gran-diloquence qui pourrait passer pour de la grandeur si Don Giovanni ne cherchait pas à diminuer son importance, à le ridiculiser par son insulte « vieux bouffi de toi-même ! » (l. 16). En répétant avec acharnement « repens-toi », il semble marquer une certaine impuissance, comme si les mots ne produi-saient plus leur effet ; il en est réduit aux actes et le « Ah, tu n’en as plus le temps ! » (l. 21) pourrait mar-quer l’exaspération. Dans cet affrontement, Don Giovanni est celui qui résiste ; il est bien celui qui triomphe : il a le dernier mot mais la victoire est vaine puisque le temps lui est compté (l. 21). Le spectateur éprouve à la fois de la terreur et de l’ad-miration. La terreur naît du sort qui est réservé à Don Giovanni, de son attitude face au Commandeur qui le condamne aux feux de l’enfer ; mais il ne peut s’empêcher de ressentir de l’admiration pour un homme qui ne montre aucune faiblesse.

L’homme qui dit « non »

Dès le début de cet extrait, Don Giovanni est plein d’assurance et considère que le Commandeur teste son courage (l. 6). Il s’avère que cette attitude n’est pas chez lui une marque d’inhumanité, qui en ferait un être hors norme ; la main de la statue qu’il prend souligne sa sensibilité. Il réagit à la sensation de froid, de façon très matérialiste et tente de se dégager. Il tente de rompre le lien qui le rattache phy-siquement au Commandeur en refusant tout rappro-chement métaphysique qui serait la cause de cette emprise. Don Giovanni ramène d’ailleurs le Com-mandeur à sa stature humaine de « vieux bouffi » de lui-même. A contrario, ce dernier l’invite au repentir, c’est-à-dire à changer de vie. Il évoque « l’instant suprême » tandis que Don Giovanni banalise ce moment. Les trois répétitions de « non » qui suivent montrent, bien sûr, son entêtement mais aussi le refus de ne plus être lui-même, de se renier. Don Gio-vanni accepte tragiquement de rester un homme et refuse de se penser une âme. Les questions pres-santes visent à le déstabiliser, à passionner cet être doué de raison. Ce n’est pas le moindre des para-doxes que cet homme qui a vécu grâce à la passion qu’il a entretenue reste froid, comme si l’on cherchait à le prendre à son propre piège en usant de ses armes. Il est vrai que cette statue est de pierre, que ses invitations au repentir n’ont rien de chaleureux et qu’elles semblent dictées par un ordre immuable, figé. L’ordre d’un vieux monde. « Le « non » de Don Giovanni semble un « oui » à la vie, d’autant plus

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

que les dernières paroles du Commandeur laissent entendre que le reniement n’empêcherait pas sa damnation. Ce Dieu n’a pas un message d’amour à adresser au transgresseur. » (Jean Massin, Don Juan, textes réunis et présentés par Jean Massin, Éditions Complexes, 1993). Il ne reste donc plus que les flammes de l’Enfer pour l’éprouver, mais à aucun moment une parole de contrition ne se fait entendre chez Don Giovanni. Quelques interrogations : « une angoisse inconnue » assaille son « esprit ». Don Gio-vanni serait-il saisi par un doute ? La sérénité du per-sonnage semble troublée mais c’est essentiellement à travers des phrases exclamatives qu’il exprime des plaintes. Elles visent à effrayer le spectateur mais elles tendent aussi à montrer que Don Giovanni reste toujours un être de chair qui vit l’instant, qui le subit à ce moment : les verbes sont au présent mais ce présent, pour donner au final une portée morale, a une valeur gnomique et générale.

La représentation de la mort

Don Juan est un criminel récidiviste que frappe la justice divine ; c’est elle qui est censée donner de la grandeur à la scène, tandis que l’espace du séduc-teur se réduit à celui que lui laisse la Statue. Or celui de Don Giovanni semble grandir au fur et à mesure qu’il résiste. Au point de faire jeu égal avec le Com-mandeur ? Sa disparition de la scène n’est-elle pas plus spectaculaire ? Le personnage a, de plus, une épaisseur tragique car il semble être la dupe, la vic-time du courage qu’il montre, victime du combat qu’il mène ; Il accepte l’invitation du Commandeur et lui tend la main. Or, c’est ce bras qui va le retenir prisonnier. Il refuse le repentir qui lui est proposé comme monnaie d’échange. Or, le temps qui lui est compté (l. 21) montre la vanité de son refus. Don Giovanni se bat mais il est condamné quoi qu’il fasse. C’est « un être habité d’une extraordinaire énergie, la passion extrême de la vie jusqu’à défier la mort. » (Alain Duault, « Entretien avec Ruggero Rai-mondi » in L’Avant-Scène Opéra, n° 24, 1979). Car Don Giovanni triomphe dans l’instant même où il perd l’éternité : il accepte d’être un homme jusqu’au bout et un homme seul. Abandonné par Leporello qui rejoint le Commandeur (l. 19), tandis que le chœur se fait entendre, il est confronté au surnatu-rel, à la démesure. Sa mort en fait ainsi un être extraordinaire, un être exemplaire. La tirade du valet (l. 34-37) peut être comprise en ce sens. Elle traduit l’admiration mais aussi la terreur partagée par le spectateur, d’autant plus que le chœur annonce « un supplice pire ». Les Furies, qui paraissent, peuvent symboliser encore une fois la volonté du ciel de frap-per Don Giovanni par les représentantes du sexe qu’il a outragé. C’est « une âme perdue comme une autre » affirme Joseph Losey dans un entretien qui a précédé le tournage du film Don Giovanni en 1978. Le spectateur ne peut que ressentir de la pitié quand

Don Giovanni rend compte de l’expérience « ter-rible » qu’il fait de la mort et des Enfers. Lorenzo Da Ponte s’appuie sur l’imaginaire traditionnel qui y ren-voie : « Des flammes partout » (l. 22), des « tourbil-lons de feu » (l. 26-27) ; Don Giovanni est soumis à une torture psychique et physique suggérée par la violence et les allitérations en [r] (l. 30 à 34) qui visent à suggérer la souffrance mais surtout à briser le per-sonnage comme entité. Son « âme se déchire », ses « entrailles se tordent ». Les propos qui suivent, ceux mêmes de Leporello ne servent qu’à soutenir l’effet spectaculaire. Excessifs, ils ne peuvent que dire l’indicible mais aussi ils contribuent à rendre le sort de Don Giovanni pitoyable. Il n’est donc pas étonnant que les romantiques y aient trouvé là l’image d’un héros victime d’une quête impossible, condamné à payer cet hybris. Le chœur est la voix de l’acharnement de la justice ; multipliée, se répé-tant, par son ampleur, cette voix se veut solennelle, menaçante pour le spectateur dont on frappe l’ima-gination. Les propos de Leporello vont dans le même sens. Le spectateur est invité à faire le spec-tacle, à compléter cette souffrance dont la scène ne présente que les premiers moments. Le chœur sou-ligne l’impuissance du théâtre à rendre compte de ce que peut être une damnation éternelle. Sur la scène, l’artifice ; dessous, la réalité infernale.

SynthèseLe Don Juan de Tirso de Molina, après s’être débattu, souhaite s’amender et réclame un confes-seur. Don Gonzalo le punit d’avoir remis toujours à plus tard son examen de conscience. La punition spectaculaire de Don Juan vise aussi à donner une leçon au spectateur : il est nécessaire de se mettre en paix avec Dieu et d’observer une conduite exem-plaire. Tout autre est l’attitude de Don Giovanni. Si son sort est comparable à celui de Don Juan (il s’abîme dans les flammes de manière aussi specta-culaire voire plus spectaculaire), Lorenzo Da Ponte insiste davantage sur sa souffrance. Son person-nage devient ainsi une sorte de martyre tragique qui succombe devant ce qui est plus fort que lui, mais qui refuse jusqu’au bout de se repentir : ce serait renier le sens même de son existence. On attend des élèves qu’ils dégagent finalement la portée nou-velle de cet affrontement. La mort de Don Giovanni est celle d’un Don Juan de la fin du xviiie siècle, d’un libertin et aussi d’une figure mouvante, reflet de son temps qui ne peut que varier avec son époque.

LECTURE D’IMAGE

Comment l’esprit fantastique est-il accentué par la mise en scène ?La mort de Don Giovanni se doit d’être spectaculaire pour marquer les esprits et les âmes. La lumière (le rouge est dominant) rend compte des flammes de

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l’enfer. Le feu semble s’être emparé du plateau et la fumée environne les personnages. Don Giovanni est près de sombrer dans le gouffre qui s’est ouvert. Au-dessus de lui, qui brandit le poing en signe de der-nière révolte, sont les Furies. Elles ont l’apparence des femmes qu’a séduites Don Giovanni mais leur peau est noire pour mieux marquer leur apparte-nance au monde infernal. De blanc vêtues, elles tendent leurs bras pour s’emparer de ce corps, objet de désir et de souffrances, comme si c’était là la suprême vengeance de femmes bafouées. L’oppo-sition entre la masse sombre allongée et les Furies blanches dressées peut faire penser à une cérémo-nie de sacrifice, voire de messe noire. La mise en scène donne ainsi une portée fantastique à la mort de Don Giovanni et ne la réduit pas au châtiment divin de l’impie.

Sitothèquehttp://culturebox.francetvinfo.fr/live/musique/opera/don-giovanni-de-mozart-a-lopera-de-monte-carlo-214111. On pourra comparer cette mort de Don Giovanni avec celle que Jean-Louis Grinda pro-pose là.

GRAMMAIRE

La réflexion sur l’emploi du mot « que » peut per-mettre d’aborder la relation entre le Commandeur et Don Giovanni. Dans un premier temps, le pronom interrogatif « que » neutre peut se justifier dans la mesure où ce « que » peut signifier tout simplement la surprise, l’étonnement du Commandeur voire une forme de sympathie devant l’attitude de Don Gio-vanni qui marque une réaction mais qui ne dit mot. Or le Commandeur cherche surtout à ce que son interlocuteur exprime son ressenti et notamment la main mise, la souffrance qu’il exerce sur lui. Don Giovanni, en usant de la tournure exclamative, d’un « que » qui équivaut à comme ou combien, répond de manière rationnelle, en précisant la raison maté-rielle de sa réaction et en lui donnant une cause phy-sique même si le spectateur n’est pas dupe et y voit le signe de la mort à venir. Don Giovanni, lui, résiste à cette tentation et pousse le Commandeur à tom-ber le masque et à exiger le repentir.

PROLONGEMENT

➤ « Et puis, je ne sais, mais – dans un opéra –, il faut absolument que la poésie soit fille obéissante à la musique. Oui, un opéra doit plaire d’autant plus que le plan de la pièce aura été mieux établi, que les paroles auront été écrites pour la musique, et qu’on ne rencontrera pas, çà et là, introduites pour satis-faire une malheureuse rime, des paroles ou même des strophes entières qui gâchent toute l’idée du compositeur. Les vers sont bien pour la musique la chose la plus indispensable, mais les rimes pour les

rimes, c’est bien la plus nuisible. Les gens qui entre-prennent leur œuvre avec tant de pédanterie som-breront toujours, eux et leur musique. Le mieux, c’est quand un bon compositeur, qui comprend le théâtre, et qui est lui-même en état de suggérer des idées, se rencontre avec un judicieux poète, un vrai phénix. C’est alors qu’on ne doit pas s’inquiéter du suffrage des ignorants. Les poètes me font un peu l’effet de trompettes avec leur farce de métier ! Si nous autres compositeurs, nous voulions toujours suivre si fidèlement nos règles (qui étaient très bonnes autrefois, quand on ne savait rien de mieux qu’elles), nous ferions tout juste d’aussi médiocre musique qu’ils font de médiocres livrets. » (Mozart, 13 octobre 1781)

➤ « La voix minérale, la voix de marbre surpasse la bravoure si humaine de Don Giovanni… La voix n’a ni intervalle, ni appui mais s’infléchit et se déplace inexorablement, d’une seule coulée. Don Giovanni, s’éteint comme la flamme d’une bougie, la nuit n’est que le faire-valoir de sa lumière. » (Notes pour la mise en scène – extraits – par Jean-Paul Scarpitta)

Si nous considérons le livret de Lorenzo Da Ponte, trois voix, trois personnages se font entendre. Celle d’un Commandeur, magistrale, celle d’un Don Gio-vanni volubile, flamboyante et celle d’un Leporello peureux. Mozart a réussi la gageure de les réunir sous le même tempo alors que les rythmes diffèrent. La voix du Commandeur plus sombre, plus calme impose un rythme lent, impressionnant. Au contraire, Don Giovanni rend compte par son rythme d’une précipitation. Le livret propose un « Si » aux deux « Non » (l. 18-20) ; dans l’opéra, Mozart fait répondre « no » à plusieurs reprises. Il s’agit bien de la confrontation de deux mondes et l’on peut ressentir devant le refus répété de Don Giovanni face à la parole ferme du Commandeur l’expression d’une angoisse. Pour une étude musicale détaillée, on pourra consulter le cahier pédagogique proposé par l’opéra national de Montpellier.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

En reprenant vos réponses aux questions 3 à 7, rédigez un paragraphe de commentaire qui montrera que Don Giovanni est déterminé à assumer son destin.Don Giovanni, en affrontant la statue du comman-deur, refuse la soumission que serait le repentir. Cependant, le fait de lui donner la main pourrait sembler une contradiction ou au moins une marque de désinvolture. En fait, Don Giovanni sait qu’il va mourir. On peut même dire qu’il provoque sa mort en insultant « le vieux bouffi ». Son destin est d’être celui qui dit « non », qui résiste, qui refuse de se renier. Son sang-froid, c’est l’ultime pied de nez qu’il fait à la morale religieuse. Même au milieu des

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

souffrances qui le tourmentent, aucune parole de contrition. Don Giovanni reste un être de chair sou-mis à la torture physique et psychique mais il ne cède pas.

Texte 4 – Henry de Montherlant, La Mort qui fait le trottoir (1956) p. 496

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le couple Don Juan et Alcacer. – Étudier le mélange des registres. – Étudier l’innovation de Montherlant.

LECTURE ANALYTIQUE

Don Juan a décidé de quitter Séville. Il embarque pour le Portugal afin d’échapper à la mort, avec l’in-tention de retrouver Ana de Ulloa, 17 ans, fille du Comte de Ulloa, Commandeur de l’Ordre de Cala-trava. Même si son père a été tué par Don Juan, elle est prête à l’attendre. L’épisode avec la statue du Commandeur, la découverte de la supercherie qu’ont manigancée les carnavaliers, modifient les plans de Don Juan et l’engagent de nouveau à défier le monde et à revenir à Séville.

Don Juan et AlcacerLe Don Juan de Montherlant n’est plus accompagné d’un valet mais d’un fils dont il dit à l’acte III, scène 1 « Tu es resté auprès de ton vieux père pour contri-buer à son bonheur, en rabattant vers lui une multi-tude de femmes, qui s’ajoutent à celles qu’il lève lui-même, et en les lui mettant en place comme le torero met en place le taureau à l’intention de son matador : on n’est pas trop de deux pour les travaux forcés de la galanterie ». Il ajoute « Toi qui sais tout de moi, et que je ne crains pas… Ne me quitte jamais. Accompagne-moi jusqu’à la fin. ». Tout fils de Don Juan, Alcacer a gardé cependant de ses devanciers beaucoup de leur personnalité. Ainsi, il ne cesse de retenir son père, toujours prêt à se lan-cer vers de nouvelles aventures. Fidèle à l’image des valets, il est attaché aux biens matériels. Ainsi, à l’acte III scène 4, alors que son père risque de perdre la vie, il s’interroge sur la meilleure façon de placer de l’argent. Dans cet extrait, il est le garçon raison-nable ; celui qui cherche à modérer son père : « Vous êtes fou ! » mettant en avant les risques encourus par Don Juan (l. 5), le rythme effréné qu’il fait vivre (l. 11-12), la rencontre possible avec Anna de Ulloa et sa promesse, le fait qu’il sera découvert. Alcacer multiplie les avertissements ; c’est lui l’adulte. Autre trait de caractère conservé, c’est un poltron. Il ter-mine la pièce « en tremblant. » (l. 36) et en titubant (l. 41). Le lien entre Don Juan et Alcacer est ouverte-ment affectif. Au « mon fils » (l. 13) répond le « mon père » (l. 18). Ce lien de sang crée une complicité

plus grande entre les deux personnages. Sa filiation lui évite les coups que prenaient les valets et Don Juan fait d’Alcacer un confident intime, un disciple, quelqu’un à qui parler, quelqu’un à qui il peut dire : « comprends-moi ! » (l. 13). Ce fils, même dans les reproches qu’il profère, témoigne d’une certaine admiration envers son père : « Vous êtes fou ! Vous faites des actes de fou. ». L’attachement du jeune homme justifie sa présence au côté de son père mais aussi met en évidence la forte personnalité de Don Juan. En effet, le fils n’est pas à la hauteur de ce père qui est toujours en mouvement : « En chasse ! en chasse ! » (l. 16) ; « sac aux reins […], tirant la langue comme les chiens. » (l. 11-12). Malgré son âge, soixante-six ans, Don Juan représente la folie, la démesure, le désir d’aimer, de vivre qui est habi-tuellement l’apanage de la jeunesse. Sa personna-lité n’est pas non plus identifiable à celle d’une classe à moins de considérer que Don Felipe Alca-cer n’est que son bâtard. Don Juan est donc unique et il n’aura pas de successeur. Son fils n’est qu’un pâle reflet de lui-même ; il est surtout matériellement son miroir : il lui permet de se voir avec le masque de la mort.

Le mélange des registres

Montherlant nous dit de son Don Juan qu’il est un méridional, plus précisément un Castillan, « un Sévillan blagueur et brûlé, pas sérieux et tragique, en qui se succèdent, apparaissant et disparaissant avec la même rapidité, les visions obsessionnelles du plaisir et de ce qui l’entoure et de la mort. ». Le plaisir, il l’exprime de manière franche dans son lan-gage tout de dérision : « le carton-pâte de Dieu et de toutes les impostures, les divines et les humaines. » (l. 2-3), « allons chasser la femme à Séville » (l. 3-4), « en chasse, en chasse » (l. 16). La situation comique repose aussi les attitudes contrastées du fils et du père. Un fils froid et un père qui a la bave aux lèvres (l. 21), « un obsédé » ne craint pas d’écrire Monther-lant dans ses notes, « tirant la langue comme les chiens » (l. 12). Cependant, Don Juan alterne dans la même réplique « la gravité, voire le pathétique, et la bouffonnerie, le sérieux et la boutade. ». Ainsi on pourra analyser, dans sa seconde intervention, « tous mes spectres s’évanouissent » (l. 7-8) comme la marque d’une destinée hantée par des images tragiques. ». La réplique suivante (l. 15-16), après « si je n’accroche pas une femme nouvelle », qui tra-duit une certaine désinvolture, contient cette phrase d’une grande lucidité « j’ai besoin d’avoir été, et j’ai besoin d’être », proférée par un homme confronté à son destin, condamné à son « abîme » (l. 20). Enfin, au moment où le spectateur ne l’attend pas, Mon-therlant introduit le fantastique. Alors qu’il a détruit « le carton-pâte » que représente la statue du Com-mandeur et par là-même refusé le deus ex machina que peut représenter l’irruption traditionnelle à fin de

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la pièce et le châtiment qu’elle symbolise, il fait inter-venir, de manière surprenante, la mort sous la forme d’un masque. Ce masque d’étoffe qu’il avait rabattu sur son visage à l’acte I scène 2, il l’avait présenté comme une arme de séduction à l’adresse des « mijaurées » qui peut tout lui permettre : « comme cela, la mort ne me reconnaîtra pas. ». La fin de la pièce prouve le connaître ; le fantastique, le masque qui « s’est incrusté dans [son] visage » (l. 34) rap-pelle les récits fantastiques les plus traditionnels où le personnage est en proie à ce qu’il redoute, avec une certaine terreur. « Mais je ne peux pas le retirer, que se passe-t-il ? » (l. 33-34). Don Juan affirme son credo matérialiste : « il n’y a pas de fantastique ; c’est la réalité qui est fantastique ». « Je savais bien qu’il n’y a pas de spectres. » s’écrie-t-il juste après avoir découvert la supercherie des carnavaliers. Tout a bien une réalité humaine. Le reste, ce sont des « impostures ». Don Juan affirme aussi son credo dans la vie, son carpe diem, sa chasse des femmes : « Elle et bien d’autres. » (l. 8-9). Pourtant, le masque qui s’est mélangé à sa chair, si ce n’est pas Dieu, du moins c’est le retour du surnaturel, ce qui peut paraître comme un démenti de Don Juan. Comment expliquer ce revirement aux élèves ? Montherlant a-t-il voulu céder à la tradition qui veut que Don Juan soit châtié à la fin de la pièce ? A-t-il voulu renouveler dans une dernière pirouette le sur-naturel caractéristique de cette fin ? S’agit-il d’un simple effet de théâtre spectaculaire ?Donne-t-il tort à son personnage ? Affaiblit-il la fin ? On verra qu’il s’agit d’un défi. Don Juan sait qu’il est en sursis et quoi qu’il en soit, tête de mort ou pas, il continue, « au galop pour Séville ! »

Un autre Don Juan ?

C’est un homme léger et profond, qui lie le plaisir à la mort, qui devient léger face à la mort, qui ne prend plaisir que pour échapper à la mort. Aussi, il y a chez lui le refus de toutes les impostures (l. 2-3). Est révé-lateur le portrait que Montherlant fait de son person-nage et que l’on pourrait demander aux élèves d’imaginer « je le vois grand sec, avec de beaux yeux noirs de braise, vif, faisant des gestes, reflétant sur son visage usé toutes ces visions contradictoires qui passent rapidement en lui. ». Quand Don Juan s’écrie « allons chasser la femme à Séville » (l. 3-4), il n’y voit pas du tout la marque de la moindre vulgarité : « polissonnerie n’est pas du tout vulgarité ; c’est la pruderie qui est vulgarité » ; au contraire, c’est « un homme d’esprit, se moquant toujours un peu de lui-même, comme font les gens d’esprit et un homme racé « un peu vaurien », à la méridionale. Avec de la grâce. ». Le Don Juan de Tirso de Molina, face au surnaturel, se débat mais succombe et cherche en fin de compte à se repentir. Le Don Juan de Monther-lant, au contraire, tient absolument à sauvegarder sa « vie de séducteur » (l. 15) : « Si je n’accroche pas

une femme nouvelle aujourd’hui, une demain, une chaque jour […] (elle) s’évanouira comme un mirage. ». Si le Don Juan de Tirso de Molina est englouti dans le sépulcre, celui de Montherlant veut qu’on lui laisse son abîme (l. 20). C’est ce qui fait de lui un personnage tragique. Il a besoin de cette chasse perpétuelle, « aujourd’hui, […] demain, […] chaque jour » (l. 14). C’est sa raison de vivre, sa façon à lui de se sentir vivre. C’est ce qui explique ce carac-tère démentiel noté par Alcacer (« vous êtes fou ! », l. 18) qui l’apparente comme le souligne Montherlant dans ses notes « aux héros légendaires obligés par le destin d’aller sans cesse de l’avant. ». « Son obses-sion contribue à déterminer non seulement son essence mais aussi sa destinée. ». A la ligne 16, ne dit-il pas : « je ne peux pas faire autrement. ». Car ce Don Juan a soixante-six ans, ce qui veut dire que s’il veut tant vivre, c’est qu’il se sait doublement condamné par le temps et son temps. Il est obsédé par son âge. « Quand un homme est marqué par la mort, cela se voit sur son visage. » s’écrie-t-il au début de la scène 4 de l’acte I. Et son âge le lui rap-pelle sans cesse avant que le masque ne le lui imprime. Obsédé donc par la mort, il la traite avec courage. Habituellement, au théâtre, le vieillard est un personnage grotesque, un barbon amoureux ou un personnage noble tenant des traditions. Ici, il est émouvant. Il meurt fidèle à lui-même, allant jusqu’au bout de son destin, en jouisseur. Il a « besoin d’avoir été » et il a « besoin d’être » avant de mourir. Sa pas-sion est ce qui le motive ; il n’accepte pas que la mort lui fasse renoncer à ce qu’il est. Don juan est l’homme du changement mais aussi de la durée. « Je cumule le changement et la durée. Et ce que je poursuis dans le changement, c’est toujours la durée. », dit-il au Commandeur à l’acte II scène 4. Il veut mourir magni-fiquement, avec panache. Montherlant allie le sérieux et le bouffon. Il a la femme à la bouche mais il sait que partir à Séville, c’est se condamner. Il n’empêche, il s’y en va « au galop » pour conquérir de nouvelles femmes, avec le masque de la mort comme la tunique de Déjanire qui torture Hercule. Sauf qu’ici, ce masque ne le brûle pas physiquement même s’il pousse en quelque sorte Don Juan à vivre encore plus intensément ses passions et l’incite à poursuivre son existence pendant qu’il est encore temps. C’est une façon pour lui de triompher de la mort et c’est lui qui a le dernier mot. C’est ainsi la Mort qui va faire le trottoir. Eros et thanatos sont étroitement confondus.

Lecture d’image

Francisco de Goya Hasta la muerte

Cette eau-forte intitulée Hasta la muerte (en français jusqu’à la mort) fait partie d’une série de 80 gravures que le peintre Francisco de Goya (1746-1828) a inti-tulé Los Caprichos. Certaines sont des caricatures de comportements humains. C’est le cas de celle-ci, la 55e.

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Le personnage central est le personnage de la vieille femme. Elle se regarde dans le miroir et elle est regardée. C’est elle qui est dans la lumière alors que les trois autres personnages qui sont jeunes et beaux sont dans l’ombre. La technique de l’aqua-tinte permet à Goya de jouer sur les différentes teintes qui vont du blanc au gris. Cela permet de mettre en valeur le visage de la jeune femme, en pleine santé, qui pouffe de rire. Les deux autres jeunes gens portent plutôt un jugement moral. La vieille femme est une caricature de la vieillesse ; squelettique, elle est déjà une figure de la mort que conforte son image dans le miroir. Elle orne son chef d’un bonnet à rubans, de carambas.Goya reprend un des thèmes chers aux peintres, la femme à sa toilette. En dessinant une vieille femme, la duchesse d’Osenna (c’est du moins ce qu’indique le manuscrit de la Bibliothèque nationale) il se moque de la vanité de cette coquette face à son miroir qui se croit jeune et belle pour l’éternité. Goya parodie ainsi les thèmes chers aux « vanités ». Tradi-tionnellement, c’est une jeune fille belle qui se mire, un crâne à côté d’elle, rappelle qu’elle est mortelle et que cette beauté est passagère. Le miroir qui est symbole de vérité et de connaissance s’avère ici un outil narcissique. À côté de lui sont les onguents, les crèmes qui entretiennent l’illusion. Goya dénonce ici l’incapacité à admettre que, selon les mots de Cha-teaubriand, la vieillesse est un naufrage, et l’aveu-glement ridicule que procurent les illusions.Tout autre est le comportement du Don Juan de Montherlant. (Le professeur mettra en garde les élèves contre tout propos misogyne qui voudrait que la vieillesse soit moins marquée chez l’homme). Don Juan sait qu’il va mourir et ne s’illusionne pas. Parce qu’il ne veut pas des impostures, parce qu’il ne veut pas sombrer, il reste fidèle à lui-même au point d’aller au-devant de la mort. Don Juan n’oublie pas la mort, il la combat par sa vie. Au contraire, la vieille femme de Goya ne pense pas à la mort. Il est vrai que pour Pascal, ces types d’existence ne sont que des « divertissements. »Montherlant renvoie dans ses notes à l’eau-forte de Goya, Hasta la Muerte. On peut trouver dans cette façon de conclure un certain cynisme ; l’amour est ravalé à la prostitution. On peut voir aussi dans cette expression métaphorique une dimension métaphy-sique : la mort ne fait pas de choix ; elle prend celui qui traîne. Quoi qu’il en soit, l’amour et la mort sont bien les deux thèmes inhérents au mythe.

Synthèse

Les élèves pourront penser que ce Don Juan est bien loin de celui de Tirso de Molina, de l’abuseur de Séville, damné finalement pour ne pas s’être repenti à temps. Outre que Montherlant a voulu en faire un sévillan, « un mélange du léger et du poignant », il a voulu créer un personnage moderne, un homme du

défi ; en réaction contre les penseurs qui ont fait de Don Juan un démoniaque, un Faust voire un Hamlet, un homme en quête d’absolu, il a « débarrassé son héros de ce qu’avait fait de lui le xixe siècle. » (inter-view d’Éric-Emmanuel Schmitt dans La Nuit de Valognes, coll. Classiques et Contemporains, Édi-tions Magnard). On y a vu une parodie du mythe. Au contraire, on peut dire que son personnage contri-bue à sa façon à le perpétuer. Don Juan court après le plaisir comme celui de Tirso de Molina. Mais comme il est obsédé par la mort, il devient à son image un maudit. Cette scène finale le montre bien marqué de ce sceau qu’est le masque de la mort. Ce personnage qui fuit la mort ne vit qu’à travers elle. Ce personnage insaisissable, toujours en mouve-ment, n’est pas englouti comme le Don Juan de Tirso de Molina mais il vit avec son « abîme » (l. 20), transporte avec lui la mort, comme tout homme. S’il y a parodie dans cette fin, elle souligne le tragique de notre condition : l’absurde.

Texte 5 – Éric-Emmanuel Schmitt, La Nuit de Valognes (1991) p. 498

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le dénouement. – Étudier la présence féminine dans le dénouement.

– Étudier la mise en place dramatique. – Étudier la fonction des personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Don Juan, accusé par cinq femmes, est en quelque sorte prisonnier de son mythe ; personne ne veut admettre sa métamorphose en homme de bien.

Un dénouement originalIl parait donc normal que la parole soit donnée à ses accusatrices qui tirent en quelque sorte la morale de la pièce. La Religieuse, mademoiselle de La Tringle, la Comtesse de la Roche-Piquet ont quitté la scène brusquement et rageusement, n’acceptant pas la « guérison » de Don Juan. Restent en scène trois femmes, la duchesse de Vaubricourt, sa servante Marion et madame Cassin, a priori les plus raison-nables qui vont s’exprimer devant un Don Juan modeste, qui dit « je ne sais pas » (l. 15) et pose des questions. Il semble qu’il n’ait plus rien à prouver par la parole. Ces femmes contribuent à mettre en scène sa sortie. La duchesse, qui est l’instigatrice de ce procès, tire la conclusion à partir d’une comparaison avec le nouveau-né ; si l’on se réfère à la scène pré-cédente, le ton change radicalement : elle est « son-geuse et musicale » (l. 8) ; c’est presque une mère, un peu sévère, qui s’exprime et qui analyse la méta-morphose de Don Juan comme la fin d’un aveugle-ment, qui la banalise dans la vie d’un homme. Le

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Chevalier, l’homme qui l’a révélé, c’est « le sourire d’une mère, les deux mains d’un père » (l. 10-11) pour un enfant ; c’est « à l’âge adulte, […] un homme ou une femme. ». Le personnage de Don Juan perd donc de son aura. En même temps, elle se sent en droit de le questionner sur son devenir depuis qu’il est nouveau-né et de connaître la direction qu’il va prendre. Madame Cassin est la première à marquer de la compassion dans cet extrait, à souligner par son « c’est très loin » (l. 17) la difficulté que repré-sente pour Don Juan le fait d’assumer sa vie autre-ment, c’est-à-dire de « plonger dans l’inconnu, [d’] aller à la rencontre des autres » (l. 28). Elle lui a tou-jours montré beaucoup d’indulgence et le fait que nous découvrions qu’elle soit enceinte peut d’autant plus justifier cette compréhension. La duchesse, une belle femme âgée, s’exprime continuellement de manière imagée, donnant un tour symbolique à la fin de la pièce à travers des notions générales comme la naissance et le courage, qui redéfinissent le personnage de Don Juan. Ne dit-elle pas à l’acte III scène 2 : « Moi qui pendant des années ai dû parler comme un disciple de Monsieur Descartes, aujourd’hui je me mets à l’obscur, au fumeux… Tenez ! pour un peu, je me ferais poète. ». Ces femmes, de classe différente, qui regardent s’éloi-gner Don Juan, donnent de manière lyrique une grande leçon de vie, mais aussi une leçon de théâtre. La Duchesse qui avait tout mis en scène avait bien réparti les rôles : « À nos chandelles, les profils étaient nets ; les sentiments bien simples, les drames avaient des nœuds qu’on pouvait trancher ou défaire. » (l. 36-37). Don Juan en rejoignant le jour, en échappant à son personnage devient un homme et ainsi devient plus complexe : il sort du théâtre. Le jour « brouille tout. » (l. 34). L’intervention finale de Sganarelle contribue aussi à rappeler ce point de vue. Éric-Emmanuel Schmitt reprend la célèbre réplique de Sganarelle « Mes gages, mes gages ». On peut y voir une manière habile, en fai-sant appel à l’intertextualité, de la réécrire. L’auteur parle de clin d’œil à Molière. Elle n’a de sens que parce qu’elle renvoie à la plainte de son Sganarelle. Ici, elle permet de mettre en évidence le change-ment d’attitude de Don Juan. C’est un bon maître qui paie ses dettes, ce qu’il ne semble pas faire habituellement. Ce n’est donc plus le Don Juan de théâtre, ce que semble regretter Sganarelle, « fou de chagrin » (l. 47), qui reste lui, un véritable person-nage de théâtre, une conscience qui blâme. Or son maître est devenu un honnête homme, respectueux des autres. En ce sens, comme ses prédécesseurs Tirso de Molina et Molière, Éric-Emmanuel Schmitt nous livre une conclusion morale qui parfait le por-trait du nouveau Don Juan, un homme qui donne (l. 29) alors qu’il nous avait habitué à prendre. A la fin de la pièce, la Duchesse de Vaubricourt et madame Cassin portent sur lui deux regards opposés qui se

complètent. La première constate « tristement » (l. 40) que Don Juan n’est plus le héros qui fait vibrer les femmes, c’est « un petit homme. ». La seconde, madame Cassin, qui est enceinte, affirme « avec un sourire » (l. 42), que c’est l’avenir qui lui importe ; elle croit dans le devenir de l’homme, de l’enfant : sa beauté naît de sa fragilité et de l’espoir que l’on met en lui. Éric-Emmanuel Schmitt demande au specta-teur de tirer ses propres leçons. Il a confié à ces femmes le soin de nous aider.

La théâtralisationLes éléments du décor, l’éclairage contribuent à donner à voir ce dénouement. Don Juan est un héros de la nuit, qui vit dans la nuit, qui se réfugie dans la nuit. Le titre La Nuit de Valognes dit bien à lui seul l’importance qu’elle joue dans la pièce et pour le personnage. Il « a peur d’être broyé par la lumière. » (l. 25). Il est intéressant de constater qu’elle se fait jour au fur et à mesure que la scène progresse. L’aube est une naissance qui exige un silence respectueux (l. 4) : on éteint les bougies ; le noir va céder sa place au blanc, qui arrive « des grandes baies » (l. 6). Marion va ensuite ouvrir les rideaux de façon à faire entrer le jour et à convoquer l’espace hors scène sur le plateau. Il s’agit bien d’élargir l’espace scénique. Don Juan « s’éloigne lentement dans le lointain. ». Les femmes sont, près des hautes fenêtres, à contre-jour ; la lumière et l’ac-tion ne sont plus vraiment sur la scène, puisque « Don Juan rejoint le jour » (l. 38-39) pour entrer dans un nouveau monde. Cette fin est spectacu-laire ; elle est visuelle et accompagne le questionne-ment final de Don Juan en lui donnant une portée symbolique. Ce questionnement a le même effet dramatique sur le spectateur que l’intervention qu’adresse la femme Narsès à Électre dans la pièce de Giraudoux (Électre, acte II, scène 10) :narsès. – Comment cela s’appelle-t-il quand le jour se lève, comme aujourd’hui.ÉlecTre. – Demande au mendiant. Il le sait. Le mendiant : Cela a un très beau nom, femme Narsès.Cela s’appelle l’aurore.© Éditions Gallimard

Éric-Emmanuel Schmitt multiplie donc les effets à la fin de sa pièce ; le décor qui s’ouvre, la lumière qui irradie le personnage, soulignant sa transformation, le dialogue qui donne de l’ampleur aux propos, la dernière tirade de Sganarelle qui rappelle le mythe en sanglotant assis sur le bord de la scène, l’en-semble met en évidence la dimension théâtrale de cette fin. On pourrait penser que c’est sa façon à lui de répondre au côté spectaculaire des conclusions des pièces de Tirso de Molina, Molière et Da Ponte. Chez ces prédécesseurs, le surnaturel vient mettre un terme à la vie de Don Juan qui sombre dans les flammes de l’Enfer. On peut dire que, dans La Nuit de Valognes, le personnage est happé par la lumière,

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

qui a une résonance mystique. Il se condamne à vivre avec les hommes, à rechercher un bonheur qu’on imagine spirituel. Les prédécesseurs d’Éric Emmanuel Schmitt visent à frapper les imaginations des spectateurs, à les impressionner, qu’ils soient effrayés ou admiratifs devant l’attitude du séducteur, par la couleur, le bruit, le feu, les éclairs, le tonnerre, qui accompagnent de leur teneur vengeresse les propos du Commandeur. Dans cette dernière scène de La Nuit de Valognes, l’auteur à travers l’éclairage, qui graduellement emplit la scène et éclaire la sortie de Don Juan, nous propose une version apaisée et sereine de la mort du personnage, puisqu’il opte pour une autre vie.

Un Don Juan métaphysique

Éric-Emmanuel Schmitt s’est dit qu’il fallait interroger l’éducation sexuelle de Don Juan, sa quête sexuelle. « Nous nous pensons hétérosexuel ou homosexuel, mais sommes-nous à l’abri d’une surprise ? La vie n’est-elle pas toujours plus forte et plus complexe que nos esprits ne l’imaginent ? » (propos tenus par l’auteur dans l’entretien qu’il accorde à Magnard dans La Nuit de Valognes, coll. Classiques & Contem-porains Lycée en 2004). Son personnage est avant tout un homme d’une grande liberté qui cherche sa vérité et se découvre. Don Juan réussit à se convertir d’une manière presque mystique en homme ordi-naire, personne responsable. Le jour qui se lève, sa naissance met en évidence l’innocence retrouvée du personnage. Les femmes le regardent comme un enfant qu’elles auraient porté. Il n’est plus un objet de désir et de haine. Il ne sent plus le soufre, n’est pas non plus un saint. Il montre une certaine humilité. Il semble a priori un peu perdu (l. 15). Il ne sait pas où aller mais en ajoutant « au-delà de moi », il aban-donne son ego et donne à son errance une dimen-sion métaphysique. Don Juan reste un être de l’Amour mais il s’agit d’un amour mystique qui l’éloigne de lui, qui le fait « sortir, plonger dans l’in-connu, aller à la rencontre des autres. » (l. 22). La gradation, le rythme ternaire et son ampleur sou-lignent la quête du personnage, l’envie de s’élever et de communier. Si Don Juan a découvert qu’il aimait le chevalier, il a surtout trouvé dans l’amour une dimension qui n’est pas sexuelle, qui n’est pas phy-sique, mais qui est l’amour des autres. Et non de l’autre. Il n’y a ni exclusivité ni amour divin qui tradui-rait un égoïsme, mais une sorte de quête intérieure qui passe par l’amour des autres ; cela passe par la prise de conscience de sa nouvelle situation. Le voilà en pleine lumière, « trahi par toutes les mains, bal-lotté par les souffles du monde » (l. 25-26), tremblant. Don Juan connaît ainsi l’angoisse métaphysique, « d’être une simple et haletante poussière, perdue dans l’univers. » (l. 26-27). Comme le dit la Duchesse, « un homme naît » (l. 39). « Un petit homme » conscient de sa fragilité, qui n’est plus un surhomme

ni un homme sûr, un homme qui trahit son person-nage, plein de certitudes. Éric-Emmanuel Schmitt nous donne ainsi sa version de Don Juan où tout est brouillé. Reste un homme qui s’interroge sur le sens de la vie et de l’amour. Un autre Don Juan voit le jour mais en même temps « il nous trouble. »

SynthèseOn acceptera les deux points de vue s’ils sont justi-fiés. Les élèves peuvent considérer qu’en cassant son personnage, Don Juan prend une dimension qui le rend certes plus proche de nous mais aussi renouvelle sa quête qui pouvait sembler répétitive, une femme succédant à une autre. Éric-Emmanuel Schmitt nous le montre sous un nouveau jour, prêt à affronter la vie et à donner un nouveau sens à sa vie. L’héroïsme, ici, c’est de savoir rompre avec son passé et accepter l’avenir. D’autres élèves peuvent considé-rer que Don Juan renonce à sa vie de séducteur, qu’il cède aux pressions et notamment à celles de l’amour. Or Don Juan est un théoricien, froid. Son héroïsme consiste à résister et à se révolter et non à subir. Ici, Don Juan s’est laissé séduire par le Chevalier, sorte d’avatar de la statue : dans l’acte III scène 4, ce der-nier en a pris l’apparence. Dans cette scène, ce sont les femmes qui le guident, l’aident à naître. Ce n’est plus un héros ; « c’est un petit homme. ». Les élèves iront-ils jusqu’à y voir la revanche du monde féminin sur le donjuanisme ? En tout cas, ce triomphe peut sembler modeste mais le héros a perdu de son aura.

GRAMMAIRE

« Regardez-le, le jour qui se lève, comme il nous trouble, comme il brouille tout. ». Le est un pronom personnel qui remplace le mot jour de manière cata-phorique, en précédant l’élément qu’il représente.C’est une façon d’insister, de mettre en valeur le terme, employée souvent dans la langue orale. Ici le « le » pourrait suggérer dans un premier temps que la Duchesse parle de Don Juan puisqu’il s’éloigne mais la suite de la phrase précise qu’il s’agit du jour. Cette ambiguïté permet au spectateur de nouer un lien étroit entre le personnage et le jour.

ŒUVRE INTÉGRALE • ÉTUDE D’ENSEMBLE

On pourra s’appuyer sur le livret du professeur qui accompagne l’ouvrage dans la collection Classiques & Contemporains chez Magnard. Suivant l’étude mise en place, le questionnaire pourra renvoyer aux textes vus en classe. Voici quelques éléments de réponse sur celui qui est proposé.L’intrigue repose sur le procès qui est fait à Don Juan au xviiie siècle. L’intrigue prend en compte les débats philosophiques, notamment fait référence au matérialisme de Diderot et pose le problème du libertinage.

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Français 1re – Livre du professeur

Acte III scène 4Cette scène mérite d’être étudiée puisque l’auteur a repris le thème de la statue, le deus ex machina qui conclut la pièce et l’a intégré dans la progression dramatique. Là pas de surnaturel. Il s’agit de la pre-mière rencontre entre Don Juan et le Chevalier qui s’amuse à jouer à l’automate pour effrayer le pas-sant. Don Juan ne craint pas de lui donner la main et la scène se termine en soulignant la grande compli-cité établie entre les deux hommes. Dramatique-ment, c’est un tournant dans la vie de Don Juan ; symboliquement, l’automate peut représenter la vie mécanique que les deux hommes mènent dans l’ex-cès mais sans véritable sens pour se fuir et se cher-cher. On peut distinguer trois étapes dans sa métamorphose. D’abord il accepte l’invitation du jeune homme. Ensuite, il revient dans la taverne, tous les soirs jusqu’à ce que le chevalier disparaisse. Angélique, la sœur du chevalier, lui apprend que son frère sombre dans la débauche. Pour se venger, Don Juan fait croire à Angélique que c’est pour elle qu’il a cherché à s’attirer les bonnes grâces de son frère. Dernier moment, au cours du duel qui l’oppose au Chevalier, il découvre en même temps que celui-ci meurt par amour pour lui et ce que c’est qu’aimer. Le chevalier ne vient plus et Don Juan le recherche. Les personnages féminins sont de véritables per-sonnages de conte philosophique. Ils ressemblent souvent à des automates et le nom de chacune est déjà une indication. La Comtesse est la femme liber-tine, une sorte de marquise de Merteuil issue des Liaisons dangereuses. Mademoiselle de la Tringle, auteur de romans stupides vantant l’amour idéal, porte bien son nom et montre toute son hypocrisie. La Religieuse est la caricature de la dévote, issue du roman de Diderot ; elle insulte en fin de compte Dieu. Angélique est une innocente qui préfère l’amour d’un Don Juan séducteur et égoïste. Elle peut être identifiée à Cécile de Volanges des Liai-sons dangereuses. La Duchesse est l’hôtesse, maî-tresse de cérémonie. Son âge et son expérience lui donnent l’autorité. Enfin, Madame Cassin, la bour-geoise, femme de l’orfèvre, accepte comme un bon-heur d’avoir été séduite par Don Juan. Son nom évoque la cassette et l’argent mais peut renvoyer au rôle modérateur du prix Nobel de la paix.

Perspective – Lenau, Don Juan (1844) p. 500

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser un dénouement romantique. – Étudier le Don Juan romantique. – Étudier la fonction dramatique des personnages. – Étudier les différents registres.

Nikolaus Niembsch von Strehlenau dit Nikolaus Lenau (Csatad, Hongrie, 1802 Oberdöbling, Autriche, 1850) est un poète autrichien. Issu d’une vieille

famille noble en proie à des difficultés matérielles, il connaît une enfance très malheureuse ; inscrit à l’uni-versité de Vienne, il fréquente le monde des lettres. Accablé d’une tristesse maladive, il écrit des poèmes et espère en quittant l’Europe pour l’Amérique mettre fin à son inquiétude. Six mois plus tard, en 1833, il revient en Allemagne où il découvre sa célébrité. Dès lors, il ne vit plus que pour la poésie. Ses dernières œuvres furent les Chants de la forêt et Don Juan qui reste inachevé. En effet, en 1844, il donne les pre-miers signes de folie avec des tentatives de suicide. Il termine sa vie, interné dans un asile.C’est le seul texte romantique qui est proposé dans ce corpus sur la fin de Don Juan. Pourtant, ce mou-vement a largement contribué au mythe en valorisant le personnage. En introduction, on pourra lire cet extrait du chant II de Namouna (1831) de Musset :

LITu parcourais Madrid, Paris, Naples et Florence ; Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ; Ne comptant ni l’argent, ni les nuits, ni les jours ; Apprenant du passant à chanter sa romance ; Ne demandant à Dieu, pour aimer l’existence, Que ton large horizon et tes larges amours.LIITu retrouvais partout la vérité hideuse, Jamais ce qu’ici-bas cherchaient tes vœux ardents, Partout l’hydre éternel qui te montrait les dents ; Et poursuivant toujours ta vie aventureuse, Regardant sous tes pieds cette mer orageuse, Tu te disais tout bas : « Ma perle est là-dedans. »LIIITu mourus plein d’espoir dans ta route infinie, Et te souciant peu de laisser ici-bas Des larmes et du sang aux traces de tes pas. Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie, Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie Pour un être impossible, et qui n’existait pas.LIVEt le jour que parut le convive de pierre, Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ; Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin : Symbole merveilleux de l’homme sur la terre, Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre Abandonnant ta droite à celle du Destin !

Si l’on suit la chronologie, l’extrait de Lenau pourra être proposé après celui de Da Ponte. On pourra lier cette étude à une analyse du tableau, Le Naufrage de Don Juan ou la Barque de Don Juan d’Eugène Delacroix, voire même soumettre un groupement de textes en lectures complémentaires sur le Don Juan romantique : – le poème de Charles Baudelaire « Don Juan aux

Enfers », Les Fleurs du Mal publié pour la première fois en 1846 ; – la nouvelle d’E. T. A. Hoffmann, Don Juan (1812) ;

– le conte fantastique d’Honoré de Balzac, L’Élixir de longue vie (1830) ; – une courte pièce en un acte et quatre scènes

d’Alexandre Pouchkine, L’Invité de pierre (1830) ; – la nouvelle de Prosper Mérimée, Les Âmes du

purgatoire (1834) ;

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

– la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, « Le plus bel amour de Don Juan », Les Diaboliques (1874)

L’extrait qui est proposé est la fin de ce poème dra-matique qu’il a rédigé avant de sombrer dans la folie.

LECTURE ANALYTIQUE

Don Juan, pour reprendre les termes de Jean Mas-sin, est « transfiguré sans défiguration. ». Don Juan apparaît comme celui qui se sacrifie. Il sacrifie toute sa fortune en dons et legs. Catalinon a sa part puisqu’« il pourra lui-même tenir valet. » (l. 8). Peut-être pleure-t-il de joie ? Il a cette chance que n’a pas eue Sganarelle. Don Juan est en lutte contre le temps. Il vit ce combat de manière forcenée et épui-sante. C’est un homme fatigué qui regarde le passé avec nostalgie, célèbre les premiers instants de manière lyrique. Lenau parcourt tous les champs poétiques de l’expression romantique : la nature, le voyage, la quête du pouvoir et de l’amour, l’idéal. Il décline tout ce qui est de l’ordre du devenir. De fait, il semble que ce qui l’intéresse dans le présent c’est le futur qu’il promet. Comme c’est Don Juan, il s’in-téresse plus particulièrement à l’amour. Il s’avère un poète en décalage avec la vie et la triste réalité. Car le présent n’est plus porteur d’avenir mais de passé.Il souligne avec nostalgie que nous ne pouvons renaître « avec un cœur rajeuni ». Don Juan se vou-drait phénix. « Le temps a vaincu l’instant » (Jean Massin). Ce séducteur, touché par le mal du siècle (?), met en évidence sa finitude et son tragique. Alors il se sacrifie doublement. Il donne sa vie. Dans cet extrait, il attend la mort : il vient de faire son tes-tament avec précision et une conscience du réel extraordinaire pour le personnage, véritable gestion-naire de sa fortune. On pourra opposer ce point au Dom Juan de Molière qui a besoin d’un M. Dimanche. La scène devrait être pathétique. Catalinon réprime ses larmes (l. 9). Il a compris que c’était la fin, mais en annonçant la « farce », il met en évidence le fait que son maître ne peut dans les circonstances pré-sentes être tué à moins que Don Juan ne souhaite mourir. Et là encore, Don Juan fait l’expérience du tragique. Il aurait voulu un Commandeur ; il n’en a qu’un ersatz, « le fiston » (l. 13) qui, certes, réclame vengeance mais qui n’est que « ce blanc-bec au menton velouté, à l’esprit frocard, à pattes d’arai-gnée, avec une voix comme le chant des cigales, cette perche sèche et allongée, si svelte à la façon d’une potence que l’un de nous s’il était justement hépatique et désespéré, pourrait se pendre en s’ac-crochant à lui » (l. 13-17), « une mazette » (l. 39), confirme Don Juan. Ce qui fait la grandeur de sa mort, ce n’est donc pas la puissance surnaturelle de son adversaire mais le choix qu’il fait de mourir. Jusqu’au bout Don Juan est maître de son destin. Vainqueur du duel, après avoir ridiculisé son

adversaire, il se suicide en offrant son corps à son ennemi. Suprême dérision, pied de nez à la vie et à l’humanité, il meurt en héros et Don Pedro est un petit assassin. Don Juan se fabrique donc sa propre mort, en mettant en évidence son ego. Il met en scène sa fin. En bon romantique, il jette son destin à la face de l’humanité. Alors que la statue du Com-mandeur impose un deus ex machina qui vient confondre Don Juan, s’avère une force qui le dépasse, donne la mort comme un châtiment, chez Montherlant comme chez Lenau, ce sont des ersatz de commandeur qui nous sont proposés. Dans La Mort qui fait le trottoir, la statue est en carton-pâte et est décapitée par Don Juan ; elle n’est qu’une plai-santerie des carnavaliers. Chez Lenau, elle est rem-placée par le fiston bien vivant mais aussi bien insignifiant. Non seulement, les auteurs ont tenu à refuser le surnaturel et Dieu mais en plus ils ont ridi-culisé la statue en tant qu’élément noble et de gran-deur. Nous avons changé d’époque. La mort est quelque chose de trop sérieux. Son choix est la marque même d’un esprit qui se veut libre et exi-geant. Le Don Juan de Montherlant comme le Don Juan de Lenau se donne la mort.

PROLONGEMENT

La dernière réplique de Don Juan est révélatrice des effets souhaités par l’auteur et de la réception atten-due. On aura donc intérêt à resituer les œuvres dans le contexte :1. « Ah ! je brûle, je m’embrase, je suis mort ! » (Tirso

de Molina)2. « O Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle,

je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah ! » (Molière) 3. « Que mon âme se déchire !…. Que mes entrailles se tordent !…. Quelle torture ! hé là, quelle fureur ! Quel enfer !….c’est terrible !…. » (Da Ponte)

3. « Mon ennemi mortel est livré entre mes mains. Mais cela même m’indiffère, comme la vie toute entière. » (Lenau)

4. « Une tête de mort ? À la bonne heure ! En avant ! Au galop pour Séville ! » (Montherlant)

5. « Et comment cela s’appelle-t-il lorsque, au même moment, on a peur d’être broyé par la lumière, trahi par toutes les mains, ballotté par les souffles du monde, et que l’on tremble à l’idée juste d’être une simple et haletante poussière, perdue dans l’univers ? » (Schmitt)

• Chez les trois premiers auteurs, les exclamations traduisent la souffrance et rendent compte du châ-timent reçu. Le Don Juan romantique a le dernier mot : il justifie le choix qu’il fait de la mort.• Chez Montherlant, on retrouve les exclamations mais elles ont quelque chose de jubilatoire : Don Juan court au-devant de la mort comme un dernier plaisir.

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Français 1re – Livre du professeur

• Chez Schmitt, le personnage est devenu un homme en quête de sens.

Les trois derniers sont des Don Juan vieillis. Ils quittent avec un certain panache la scène.

Cinéma/Mise en scène – Don Juan à l’écran p. 5021. Un extrait de scénario : Jacques Weber, Don JuanOn demandera aux élèves de relever les répliques empruntées à Molière : dites par le spectre et la sta-tue, elles sont ici proférées par des ouvriers et un peintre qui jouent la pièce de Molière et s’amusent. Don Juan, en bon acteur, se prend au jeu. La distan-ciation permet ainsi de donner un semblant de réa-lité aux propos qui sont tenus de part et d’autre. Don Juan meurt en fait victime de lui-même, « épuisé » (l. 12). Il « se tient la gorge, il suffoque, titube en arrière et tombe de l’échafaudage » (l. 16). Donnons la parole au metteur en scène (dossier pédagogique du film) :« Ce qui a été le plus important pour moi a donc été de résoudre le problème technique de la statue. Molière a eu la nécessité de la machine pour échap-per à la censure, s’en moquer, ou contourner la question de manière prodigieuse. Les dévots l’ont bien senti, qui l’ont attaqué : « Ne nous faites pas croire que vous condamnez l’impie, c’est une machine théâtrale qui le condamne. » Nous n’avons plus, de nos jours, à affronter les mêmes obstacles : nous pouvons dire que la mort est la mort et que la statue est une statue, en construction de surcroît. En aucun cas, il ne s’agit pour moi d’une statue qui parle, mais on peut tout imaginer quant à ce qui se passe dans la tête de Don Juan et de Sganarelle. Mon idée est que Don Juan ne croit pas au sacré et se moque de la statue parce que ce n’est qu’une statue. Et s’il meurt, c’est une sorte d’infarctus ou d’embolie pulmonaire. Il meurt du souffle. Son souffle s’affole, sans romantisme, dans une banalité totale, et il finit aussi en acteur sans voix… » (Chris-tian Biet, © Éditions Gallimard)Cet homme essoufflé, épuisé physiquement, a besoin aussi de savoir. Il est toujours habité par une quête de connaissance qu’il sait vaine. « Au moment de sa mort, j’ai voulu que Don Juan dise « Où faut-il aller ? » (l. 10 ; l. 19) sans qu’aucune réponse ne soit possible : parce qu’il n’est pas question de Dieu et qu’il n’en sera jamais question, il n’y a pas de réponse. ». « La fin reste ouverte et il est très impor-tant qu’elle le reste. Je ne connais d’ailleurs aucune pièce de Molière qui n’ait pas une fin ouverte et ambiguë. » On pourra discuter de cela avec les élèves. Don Juan escalade cette statue imposante. D’une certaine manière, elle le tue au moment même

où Don Juan la désacralise. Elle le domine. Don Juan meurt en posant une question, la même. On pourra rapprocher son attitude de celle du person-nage de Schmitt et l’opposer à celle de celui de Montherlant. On peut aussi y voir une dernière accu-sation et provocation ; l’absence de réponse est sacralisée et figée dans la pierre. Jacques Weber a bien isolé la dernière réplique de la pièce de Molière et l’a imaginée dans un autre espace et à un autre moment. Sganarelle est devenu mendiant, nouveau pauvre (l. 26-27), et il vit avec le souvenir de Don Juan (les objets qui ont marqué ces aventures). On peut y voir du fétichisme, un reste de l’amour qu’il portait à son maître. C’est aussi une manière de convoquer toutes les actions passées, de rappeler la complicité pour faire pièce aux victimes citées par Sganarelle. Il est à noter que le metteur en scène a préféré évacuer ces objets dans le film. On veillera donc à bien distinguer le film de l’adaptation qui est proposée ici. La robe qui passe, belle métonymie de la femme, n’a pas oublié non plus Don Juan à moins qu’elle veuille signifier par ce geste de charité sa revanche. Le monde sans Don Juan paraît donc bien terne et le personnage n’intéresse plus per-sonne. L’affiche découpe trois espaces : le ciel, la mer et la terre. La couleur de la police de « Don Juan » peut renvoyer au feu. On fera remarquer que Jacques Weber n’a pas repris le titre orthographié par Molière dont le nom a même disparu de l’af-fiche ! Les lettres jaunes (ou rouges selon les affiches) barrent le ciel sombre et menaçant ; l’ins-cription du nom du personnage met en évidence la confrontation avec le divin. La signature souligne cette volonté de se battre et la prétention de Don Juan à exister et aussi à ignorer cette menace. Che-vauchant son cheval, il longe la mer, sans un regard vers le ciel. Dans ce paysage tourmenté (la mer est agitée), le galop suggère la liberté et le plaisir, son attitude celle d’un seigneur qui goûte aux plaisirs d’ici-bas. Don Juan qui crie, à la fin du film, « où faut-il aller ? » paraît porté par une idée fixe suggé-rée par les lignes droites que dessinent la mer et la plage. Prenant ses appuis sur la terre (la distribution est cantonnée à cet espace), le cavalier et sa mon-ture semblent s’élever, échapper au monde des humains, des personnages, pour accéder au statut de héros. L’image est d’ailleurs celle d’une statue équestre, sort réservé aux monarques et aux héros conquérants. Les deux jambes levées signifieraient symboliquement que le cavalier est mort au combat. L’affiche vise donc à célébrer Don Juan et dégage les thèmes susceptibles d’être abordés en classe. On pourra, selon nos propres objectifs, exploiter cette image en ouverture ou en fin de séquence. Il serait souhaitable de visionner les dernières images du film. Malheureusement, le DVD est actuellement indisponible.

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

2. Une mise en scène : Daniel Mesguich, Dom JuanLes élèves pourront penser que Daniel Mesguich ne respecte pas le texte de Molière. Quand Dom Juan est confronté au Spectre et à la Statue, ils imagine-raient volontiers un lieu austère propre à convenir au châtiment. Or, si le fond de scène est sombre – on peut y voir la présence menaçante du ciel, le plateau noir – l’ensemble suggère le raffinement ; la lumière bleutée, si elle évoque les ténèbres, contribue aussi à souligner la démarche esthétique du grand sei-gneur sensuel ; les statues des femmes figées dans leur blancheur suggèrent aussi cela. Présentes tout au long de la pièce, elles évoquent le Dom Juan séducteur. Cependant, on songe aussi à la statue du Commandeur : elles viendront tuer. Eros et thanatos se mêlent hardiment et animent le personnage de Dom Juan. Vêtu d’une chemise blanche, il se détache sur le fond sombre au même titre que les statues et le lit. Il faudra signaler aux élèves que le metteur en scène n’a pas voulu inscrire la représen-tation de la mort de Dom Juan dans le xviie siècle, mais qu’il a recherché une dimension symbolique.Le lit qui s’avance est symbolique : ce fut le lieu du plaisir, ce sera celui du châtiment. Dom Juan est puni par là où il a péché. Plutôt que d’user d’une statue gigantesque par sa taille, Daniel Mesguich joue sur la ligne horizontale. La verticalité est don-née par les colonnes qui donnent de la hauteur, de la solennité au dénouement. Le metteur en scène sau-vegarde cependant les flammes caractéristiques de l’enfer pour rappeler le châtiment et le donner à voir comme un spectacle.

Dom Juan, en montant sur le lit, répond à l’appel du Commandeur. En même temps, en accédant au lit, le lieu par excellence de ses exploits amoureux, il ne se renie pas. Même s’il va au-devant de la mort, en accomplissant ce suicide, il proclame fièrement sa foi de libertin. Les statues, qui le rejoindront dans le lit, contribuent à asseoir sa réputation. Elles peuvent symboliser les femmes victimes du séducteur et agissent en déesses vengeresses. Cependant, elles le punissent en lui rendant hommage. Curieuse damnation : Dom Juan sera brûlé par « le feu invi-sible » qui l’a animé durant sa vie.Après sa disparition, tous les personnages reviennent sur scène. Sganarelle, dont le comédien Christian Hecq accentue dans la pièce le caractère comique et farcesque, (le professeur pourra s’ap-puyer sur son costume de clown auguste) prend un air tragique pour proférer ses derniers mots. L’au-guste a perdu son partenaire, et aussi un maître qui le faisait vivre. Sa tristesse confère aussi au person-nage de Dom Juan une dimension tragique : le héros que le destin condamnait. En ce sens, Sganarelle, par son humanité, joue au milieu du chœur des autres personnages le rôle du coryphée.La mise en scène respecte le registre fantastique. La lumière, les flammes, le tonnerre, la voix du Com-mandeur contribuent à rendre la mort de Dom Juan spectaculaire. Les statues des femmes qui s’ani-ment, le brasier sur le lit qui consume le libertin sont aussi là pour accentuer cet effet. Cette mort a aussi une résonance tragique, et, comme nous l’avons écrit, le personnage de Sganarelle dans sa dernière réplique le rappelle. Enfin, la présence même de ce dernier souligne la dérision et le jeu comique.

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Français 1re – Livre du professeur

BIBLIOGRAPHIE

– CHRISTIAN BIET, Don Juan, Mille et rois récits d’un mythe, coll. « Découvertes Gallimard », n° 348, Éditions Gallimard.

– PIERRE BRUNEL (sous la direction de), Dictionnaire de Don Juan, coll. « Bouquins », Éditions Robert Laffont, 1999.

– PASCAL CHARVET, Dom Juan, coll. « Parcours de lecture », Éditions Bertrand Lacoste. – ROBERT HORLEVILLE, Dom Juan de Molière, une dramaturgie de rupture, Éditions Larousse université, 1984.

– GREGORIO MARANON, Don Juan et le donjuanisme, coll. « Idées », Éditions Gallimard, 1967. – JEAN MASSIN (textes réunis et présentés par), Don Juan, Éditions Complexes, 1993. – OTTO RANK, Don Juan et le Double, Éditions Payot, 1973. – JEAN ROUSSET, Le Mythe de Don Juan, coll. « Prisme », Éditions Armand Colin, 1978. – FRÉDÉRICK TRISTAN, Don Juan le révolté : un mythe contemporain, coll. « Écritures », Éditions L’Archipel. 2009.

➤ Éditions avec notes particulièrement intéressantes

– MOLIÈRE, Dom Juan, introduction et notes Guy Leclerc, Éditions sociales, 1975. – MOLIÈRE, Dom Juan, coll. « Théâtre et mises en scène », Éditions Hatier, 1985. – HENRY DE MONTHERLANT, La Mort qui fait le trottoir, notes et appendices, coll. « Folio », Éditions Gallimard.

– ERIC-EMMANUEL SCHMITT, La Nuit de Valognes, interview de l’auteur, coll. « Classiques & contemporains », Éditions Magnard.

➤ Revues

– « Don Juan », in revue Obliques, numéro spécial. 1978. – « Don Juan », in revue L’École des lettres n° 14, 15 mai 1980. – JOSÉ-MANUEL LOSADA-GOYA et PIERRE BRUNEL (sous la direction de), Don Juan – Analyses et synthèses sur un thème littéraire, Éditions Klincksieck, 1993.

– JEAN-PHILIPPE GUYE, « De Don Juan à Don Giovanni : mythe et transgression » in Analyse musicale n° 40, septembre 2001, pp.19-32.

– JEAN STAROBINSKI, « Quali eccessi » in Nouvelle revue de psychanalyse, n° 43, Éditions Gallimard, 1991.

– « Le Don Juan de Mozart », in L’Avant-scène Opéra, n° 24, 1990. – Don Juan, dossier pédagogique du film de J. Weber. – VÉRONIQUE GÉLY, JEAN-LOUIS HAQUETTE et ANNE TOMICHE (sous la direction de), Philomèle, figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique, Éditions Presses universitaires Blaise-Pascal.

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

Séquence 4

Réécritures et subversion p. 504

Problématique : Qu’est-ce qui caractérise une réécriture subversive et quelles sont ses fonctions ?

Éclairages : À travers quelques réécritures qui s’échelonnent du xixe au xxie siècle et qui s’apparentent, pour la plupart, à des parodies, on s’efforcera de montrer que les auteurs sont de subtils lecteurs des hypotextes dont ils révèlent les intentions cachées mais aussi d’impitoyables contradicteurs.

Texte 1 – Catulle Mendès, « La Belle au bois rêvant » (1888) p. 504

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir que la réécriture est le fruit d’une lecture attentive de l’hypotexte et de son implicite.

– Montrer le caractère subversif de la réécriture de Mendès.

LECTURE ANALYTIQUE

Une parodie du conte et de l’amour

• L’amour moquéSi, dans les contes, l’amour permet de surmonter les obstacles et conduit à un dénouement heureux, la réécriture invite à en relativiser la force. Chez Per-rault comme chez Mendès, l’amour donne au prince la force de parvenir jusqu’à la princesse. Le narra-teur de Perrault le rappelle (« un Prince jeune et amoureux est toujours vaillant », l. 10) ; il va de soi pour le prince de Mendès que l’amour est « le plus grand de tous » les « délice[s] » (l. 1). En termes hyperboliques, ce prince compare son « cœur » à « un autre royaume dont [la princesse] ser[a] la sou-veraine » (l. 9). Pourtant cette promesse si éloquem-ment exprimée ne parviendra pas à séduire la princesse. Alors que la princesse de Perrault devine derrière des « discours […] mal rangés » « beaucoup d’amour » (l. 27), celle de Mendès se montre peu convaincue par le discours amoureux du prince aimant. Le conte de Mendès s’applique donc à déprécier la force de l’éloquence amoureuse que l’argumentation de la princesse réduit à peu de chose. Ainsi l’amour et le discours amoureux si essentiels au conte et qui permettent aux héros d’atteindre un bonheur sur Terre sont ici moqués et réduits à néant : toutes les illusions du lecteur trop naïf se sont envolées.

• Un prince déconfit« Est-ce vous, mon Prince ? » dit la princesse de Perrault (l. 24). Celle de Mendès lui retire sa majus-cule et le réduit à « un prince de bonne mine » (l. 7). Aux yeux de cette princesse, même si son « habit [lui] va fort bien » (l. 7), il ne peut rivaliser avec « un époux plus beau que tous les princes du monde » (l. 23-24). Le prince pourtant si assuré de son effet

lorsqu’il invite la princesse (« Levez-vous donc, chère âme, et suivez-moi », l. 12) ne pèse guère face à l’époux si hyperboliquement portraituré.Le prince ne répondra pas au long plaidoyer de la princesse et ce silence trahit sa défaite confirmée par le cruel adjectif « penaud » (l. 29), qui suggère le parti pris du narrateur pour cette princesse rebelle aux joies de l’amour conjugal. Ultime offense : le nar-rateur accorde tout son intérêt au contentement de la chienne Pouffe plutôt qu’au malheur du prince. Les « bonnes fées » (l. 30) enfin, contrairement à leur fonction dans les contes traditionnels, ne favorise-ront pas le prince mais au contraire protégeront la princesse contre tous les princes à venir. La figure du prince est alors dévaluée et devient objet de moque-rie – ou de compassion… Le dénouement vise à subvertir le genre du conte et sa morale édulcorée.

Un éloge subversif du sommeil et du rêve

• Un éloge ambiguLa réécriture reprend les motifs du sommeil et du rêve présents dans l’hypotexte. Si Perrault les évoque rapidement aux lignes 29 et 30, Mendès se montre plus prolixe et lui consacre quinze lignes qui closent le conte. Dans sa tirade, la princesse recon-naît que son sommeil a bien duré « un siècle » (l. 17) mais il n’est pas pour synonyme de désagrément, bien au contraire. Dormir, c’est rêver comme le sug-gèrent le chiasme et « depuis un siècle » « [elle] rêve » (l. 17). Le « royaume » sur lequel le prince l’invitait à régner est « un divin royaume ! » (l. 18) et l’exclamation suffit à souligner le plaisir de la prin-cesse. Plus qu’un souveraine, la princesse est une déesse qui « marche sur des jonchées d’étoiles » (l. 20) et elle rivalise d’hyperboles pour décrire le monde des « songes » (l. 18). Le rêve la comble encore d’amour comme elle aime – perfidement sans doute – à en informer le prince qui fait pauvre figure à côté d’un « époux plus beau que tous les princes du monde » (l. 23-24) et, qui plus est, « fidèle depuis cent ans » (l. 24). Le rêve est à ses yeux « un enchantement » (l. 26) qu’elle désire retrouver sans tarder et elle reprend « son long somme » (l. 28) qui, « grâce à la protection des bonnes fées » (l. 30), qui se sont elles aussi détournées du prince, redevient un plus noble « sommeil » (l. 31). Cette vision propo-sée par la princesse paraît toutefois si idéalisée qu’elle peut sembler ambiguë.

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• Une subversionCet éloge prend un caractère doublement subversif. Tout d’abord, Mendès s’appuie sur Perrault pour en éclairer l’ironie et invite à saisir la perfidie de l’auteur de contes pour les enfants, et de contes dont la visée est explicitement morale. « La bonne Fée » de Perrault a en effet « procuré le plaisir des songes agréables » à la princesse dont le narrateur de Men-dès explicite le sens – ou les sens – en évoquant non plus un simple prétendant mais « un époux » (l. 24) et invite à une lecture moins naïve de Perrault. Il détourne ensuite le conte pour briser les illusions et la vision édulcorée du bonheur conjugal et surtout pour se moquer du pouvoir de séduction des hommes. La princesse de Mendès ne se laisse pas emporter par la proposition du prince, certes « ten-tante » mais aussi décevante : elle connaît déjà « mieux » (l. 14-15). Les rêves d’amour des lecteurs se brisent. La réalité ne vaut pas le rêve ; les hommes, même des princes, ne plaisent plus aux princesses. Si l’hypallage de Perrault pouvait suggé-rer une ambiguïté, l’anastrophe de Mendès rappelle bien que c’est bien la belle qui rêve.Ainsi Mendès invite les lecteurs à s’amuser des contes mais aussi les hommes à s’inquiéter du som-meil des femmes qui leur permet de rêver à des « époux plus beau[x] que tous les princes du monde ».

Synthèse

La réécriture de Mendès illustre un aspect de cet exercice : lire entre les lignes. En effet, la parodie que constitue « La Belle au bois rêvant » paraît suggérée par « La Belle au bois dormant ». La parodie invite à ne pas se satisfaire d’une lecture empathique et d’une adhésion naïve à la morale implicite du conte de Perrault : les princes éveillent les princesses endormies pour leur plus grande satisfaction.

GRAMMAIRE

Le prince promit alors que le plus grand des délices l’attendait. La princesse l’interrogea sur la nature de ce délice. Comme si la princesse devait en être transportée de bonheur, le prince lui révéla qu’elle serait aimée. Étrangement, la princesse ne fit pas de lien entre l’amour dont elle devait jouir et le prince qui se tenait devant elle. Elle demanda qui devait l’aimer. Le prince s’exclama aussitôt qu’il serait l’homme qui l’aimerait. Il prit toutefois la précaution de remarquer que ses prétentions dépendaient du jugement qu’elle portait sur sa personne. La prin-cesse voulut lui complaire d’abord quand elle lui assura qu’il était un prince de bonne mine et que son habit lui allait fort bien.La version au discours indirect paraît bien laborieuse par rapport à la version de Mendès. Elle permet tou-tefois de rendre plus explicite l’implicite du texte original.

Texte 2 – Georges Fourest, « Phèdre » (1909) p. 506

OBJECTIFS ET ENJEUX – Donner un exemple de parodie et de style burlesque.

– Montrer que cette parodie qui amuse vise aussi à critiquer une vision tragique et idéalisée des hommes.

LECTURE ANALYTIQUE

Une réécriture burlesque• Une poésie prosaïqueSi le poète use de l’octosyllabe et des rimes dispo-sées régulièrement, il tend, par différents procédés, à lui donner un caractère prosaïque qui soutient le burlesque : – usage des minuscules en début de vers ; – multiplication des enjambements (v. 15-20) ; – présence d’expressions et d’un vocabulaire fami-

liers voire argotiques (v. 6, 7, 11, 12, 16, 18, 24) ; – évocation de réalités triviales (v. 8, 10) ; – comparants prosaïques (v. 29-32).

• Une explicitation crueLe poète traduit dans ses vers les désirs et les mau-vaises pensées qu’un esprit vulgaire pourrait prêter à la Phèdre de Racine. Hippolyte a bien, aux yeux de l’héroïne, « de nouveaux charmes » et elle n’a pas l’intention de « langu[ir] » ou de « [séch[er] » plus longtemps « dans les feux » ou « dans les larmes ». Fourest se propose de lire entre les vers de Racine et l’abandon du genre dramatique permet de faire intervenir l’interprétation d’un narrateur (v. 13-16, 29-32) qui paraît lui-même contaminé dans la der-nière strophe par la bassesse de l’héroïne. « Le feu fatal » « allumé » « dans [le] flanc » de Phèdre s’ex-prime bien autrement dans les vers de Fourest. Hip-polyte devient un « petit cochon » et la passion un « jeu de la bête à deux dos » (v. 11-12) suffisamment explicite. Le genre poétique au service d’une réalité si crue paraît si inapproprié qu’il met en relief la pro-vocation du poète vis-à-vis de ce genre sublime qui participe au burlesque du poème.

Une vision dégradée de l’homme• Une femme fataleDans sa première réplique Phèdre rappelle le tem-pérament de Thésée dont Racine avait informé ses lecteurs dans la scène 1 de l’acte I. Ce trait que la Phèdre de Fourest souligne l’autorise à se laisser aller à ses appétits sans aucune retenue (v. 1-4) – et la rime redouble le sens – (v. 11-12). De la femme victime de la fatalité nous passons à la femme fatale dont le jeune Hippolyte devient la proie qui cepen-dant saura se détacher de cette maîtresse-femme qu’est devenue Phèdre chez Fourest. En quatre vers

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

elle passe du vouvoiement au tutoiement et ne s’embarrasse plus de préliminaires. Le « pucelage » de son héros lui appartient. La résistance d’Hippo-lyte (v. 17-28) et le rappel de sa situation de « belle-maman » (v. 17) lui sont insupportables et la laissent exprimer toute sa rancœur de femme mûre et sûre de ses charmes et cependant rejetée. La comparai-son du narrateur invite à cette interprétation et le « beurre » « rance » (v. 31-32) traduit parfaitement la rancœur que doit éprouver Phèdre et qui justifiera sa colère exprimée dans les vers qui suivent cet extrait :« – Eh ! va donc, puceau, phénomène !Va donc, châtré, va donc, salop,Va donc, lopaille à Théramène !Eh ! va donc t’amuser, Charlot !… »

L’héroïne tragique, proie de la fatalité, n’est plus qu’une femme pathétique qui se croyait fatale.

• Une vision naturalisteLes strophes 2 et 3 mais aussi l’avant-dernière strophe de cet extrait de la parodie de Fourest nous proposent une vision particulièrement dégradée de Phèdre et qui pourrait rappeler l’univers de Zola et Renée, l’héroïne de La Curée. L’évocation de la perte du pucelage d’Hippolyte se singularise par sa crudité – propre au burlesque sans doute – mais qui dégrade la passion et ses souffrances surtout si l’on compare cette scène à celle que Racine nous offre. Phèdre n’est plus la proie des dieux mais celle de ses appétits sexuels. Ses bas instincts suffisent à expliquer l’inceste. Fourest, comme Zola, substitue l’explication physiologique au mystère de l’âme humaine. Les tourments ne sont plus causés que par les sens et non plus par les dieux. L’humanité est alors trop humaine et « un gramme de bromure » (v. 25) suffit à la guérir de ses passions tragiques. C’est assez dire à quelle vision dégradée de l’huma-nité nous ramène Fourest si lointaine des inquié-tudes et des doutes de Racine. Comme le regrette des Hermies, personnage du roman de Huysmans dans Là-Bas : « quand il s’est agi d’expliquer une passion quelconque, quand il a fallu sonder une plaie […] il [le naturalisme] a tout mis sur le compte des appétits et des instincts ».

SynthèseLe burlesque se définit par l’emploi de termes fami-liers voire vulgaires pour évoquer des actions et des sentiments nobles et sérieux. Il s’oppose à l’héroï-comique, qui consiste à traiter un sujet trivial et pro-saïque en style noble. Le sens du mot a évolué ; il s’emploie aussi pour désigner un comique exagéré, extravagant et qui n’est pas étranger à certaines réécritures ou écritures (voir la séquence sur les per-sonnages comiques dans le roman, chapitre 1, séquence 4).S’il est un sujet noble, source de pathétique et de tragique, c’est bien la passion dont les hommes

sont esclaves au point de désirer la mort pour s’en libérer. User d’un vocabulaire argotique, réduire l’amour incestueux à l’appétit des sens, recourir au style burlesque visent à déconsidérer la vision tra-gique de l’humanité. On peut toutefois remarquer que Racine lui-même suggère, dans certaines de ses tragédies, combien les intérêts publics ne sont que des prétextes à servir des intérêts privés.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On attendra des élèves qu’ils repèrent et relèvent les expressions et le lexique argotiques.Ils démontreront que le décalage entre le rang des personnages et leur expression, caractéristique du style burlesque, souligne les intentions ou désirs des héros et qu’il les réduit à leur pauvre humanité.Ils démontreront que l’emploi de cette langue dans un poème contribue à mettre en relief ce décalage.Ils concluront la démonstration en rappelant que la parodie vise à amuser aux dépens des personnages et de l’auteur.

Texte 3 – Raymond Queneau, L’Instant fatal (1948) p. 508

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une ambition nouvelle : introduire dans la poésie une langue parlée et familière.

– Réécrire pour s’inscrire dans une tradition.

LECTURE ANALYTIQUE

Un renouvellement plaisant de l’écriture poétiqueLe registre familier est présent dans ces vers. Le poète tutoie sa destinataire, l’interpelle au moyen du diminutif familier « fillette » (v. 3). Le refrain de chaque strophe repose sur la répétition insistante d’un « ce que tu te goures » (v. 10) argotique. De même « xa va xa va xa » répétés aux vers 5 et 22 et « sque tu vois pas » (v. 33) font entendre un langage parlé dans le poème sans souci de la correction de l’orthographe. La syntaxe est aussi malmenée quand elle oublie les adverbes de négation dans ce même vers 33 ainsi qu’au vers 43 dans « si tu le fais pas ». On peut encore noter le « ah ah » qui se dis-pense des marques du discours direct.Se mêlent aussi dans ces vers des métaphores litté-raires et populaires. Le « teint de rose » (v. 15) et la « cuisse de nymphe » (v. 19) voisinent avec la « taille de guêpe » (v. 16) et les « mignons biceps » (v. 17). Les vers 39 à 44 offrent une analogie entre les « pétales » et « la mer étale/de tous les bonheurs » fondée sur un vocabulaire aux connotations et déno-tations particulièrement mélioratives mais aussi sur un rythme croissant qui donnent à l’ensemble une

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valeur hyperbolique à la réalité ainsi décrite. Ce mélange des registres familier et soutenu, de ces langues populaire et noble se double d’une versifi-cation apparemment désinvolte et cependant recherchée. On note l’abandon de la majuscule ou de la ponctuation ou encore d’un système de rimes régulier et d’un enjambement répété aux vers 5-6 et 22-23. En revanche, le mètre est régulier et obéit à la scansion du vers français. Le choix du pentasyllabe est original, et rare en isométrie. Enfin, la forme choi-sie par Queneau peut évoquer le poème lyrique de l’Antiquité illustré par Ronsard. Le poème est en effet composé de trois strophes propres à l’ode pin-darique tandis que le vers bref est le propre de l’ode anacréontique. Les emprunts à Ronsard sont nom-breux et variés. Les situations des poètes sont proches même si la personne du poème de Que-neau est moins explicitement impliquée. Les deux poètes installent une proximité avec les destinataires (« Mignonne » et « fillette » ou « petite », v. 13, 21 ; « ma petite », v. 31). Dès les premiers vers, Queneau reprend le thème du temps cruel et dévastateur pré-sent dans les deux poèmes de Ronsard. La dégra-dation du corps évoquée dans les vers 35 à 38 l’est également dans « Quand vous serez bien vieille… » et notamment dans « une vieille accroupie » (v. 11) comme dans les deux derniers vers de « Mignonne, allons voir si la rose… ». Enfin, le Carpe diem domine les deux poèmes par l’analogie des destins de la rose et de la femme mais aussi par des citations de Ronsard dans le poème de Queneau. « cueille cueille/les roses les roses/roses de la vie » (v. 39-41) reprennent « Cueillez, cueillez votre jeunesse » et plus encore « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ». Ces emprunts instaurent une complicité avec le lecteur amateur de Ronsard. Cette complicité est d’abord plaisante sans pour autant susciter la moquerie. Dans son poème, Queneau ne parodie ni Ronsard, ni le Carpe diem mais s’inscrit plutôt dans une tradition qu’il renouvelle cependant.

Un renouvellement cruel du Carpe diem

On reconnaît dans ce poème quelques vers rappe-lant le genre du blason. Les vers 15 à 20 font, comme c’est la tradition du genre, l’éloge du corps de la femme. L’éloge se manifeste par l’emploi de métaphores ou d’adjectifs mélioratifs (« rose », « guêpe », « émail », « nymphe », « mignons », « léger ») mais il est conduit dans un relatif désordre puisque le poète décrit la couleur du visage (son « teint de rose »), passe à la silhouette (sa « taille de guêpe »), aux bras (ses « mignons biceps »), à la main (ses « ongles d’émail »), à la jambe (sa « cuisse de nymphe ») et enfin à son « pied léger ». Ce désordre est assez inhabituel dans les blasons, qui s’attachent le plus souvent à une partie du corps. L’originalité du blason tient aussi à la présence de stéréotypes du passé comme du présent. Si le

« teint de rose » ou le « pied léger » évoquent les canons du passé, la « taille de guêpe » renvoie à des canons plus modernes. Les « ongles d’émail » et « la cuisse de nymphe » peuvent allier les deux époques. Les « mignons biceps » apportent une nouveauté en associant un terme très affectif à un autre plus tech-nique. Les vers 35 à 38 appartiennent au genre du contre-blason. Si « la ride véloce » affiche un carac-tère recherché et tient de l’euphémisme, les vers qui suivent sont d’une précision brutale, voire cruelle, et évoquent des canons d’une laideur bourgeoise plus modernes et plus proches de l’époque contempo-raine de Queneau.Queneau, comme Ronsard, se montre cruel à l’égard de sa destinataire. S’il souligne la beauté, la grâce et le charme – ou les charmes – de sa « petite », il n’hé-site pas à anticiper cruellement et crûment sur les dégâts que peut provoquer le passage du temps. Les vers 35 à 39 brossent un désastre du corps sans doute plus précis et plus cruel que celui de Ronsard. Queneau est impitoyable : il n’est pas besoin d’at-tendre la vieillesse pour que le corps s’enlaidisse. « La ride » est en effet « véloce » et le relâchement et l’épaississement du corps surprennent dans la jeu-nesse même. Ils sont tout proches, « très sournois », ils « s’approchent ». Certes Ronsard inquiète en évoquant l’avenir de la destinataire en « vieille » ou en « la vieillesse [qui] fera ternir [la] beauté » mais il ne donne aucun détail précis des délabrements du corps, et la vieillesse est loin du présent des desti-nataires. Remarquons toutefois que Ronsard clôt « Mignonne allons voir si la rose… » sur l’inéluctable vieillissement mais « Quand vous serez bien vieille… » invite encore à cueillir « les roses de la vie ». On accordera à Queneau d’atténuer sa parti-culière cruauté par la multiplication des avertisse-ments et par l’emploi affectueux de « fillette » mais aussi de consacrer les derniers vers à une image émouvante et séduisante des « roses de la vie » qui en devenant « mer étale » peuvent suspendre la fuite du temps.

Synthèse

En reprenant la lecture analytique, on rappellera tous les emprunts de Queneau à Ronsard. On s’at-tachera à montrer qu’il actualise le discours par l’évocation de réalités absentes chez Ronsard, d’une relation différente à sa destinataire dans un langage poétique libre et original. On se demandera enfin si les intentions de Queneau sont si différentes des intentions de Ronsard : si le poète laisse place au sourire, il n’élude pas la gravité de l’enjeu.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Même si le discours du Carpe diem peut froisser la sensibilité et l’amour-propre de ses destinataires, même si Cassandre a pu se sentir heurtée par celui

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

de Ronsard, le discours de Queneau s’en écarte et le renouvelle. Le tutoiement et les affectueux « fil-lette » répétés tout au long du poème (v. 1, 11, 25, 48) ou le familier « petite » (v. 13, 31) peuvent tou-cher la jeune fille. La peinture métaphorique de son « teint de rose », de sa « taille de guêpe » ou de ses « ongles d’émail » (v. 15, 16, 18) la flattera sans doute ; l’évocation de sa « cuisse de nymphe » et de son « pied léger » (v. 19-20) peut la rassurer quant à son pouvoir de séduction ; les dernières représenta-tions de son corps et de son avenir pourront la meurtrir et l’effrayer. Des vers 35 à 38, le délabre-ment du corps envisagé par le poète se révèle parti-culièrement brutal et cruel. Certes Ronsard a pu se montrer désobligeant en faisant imaginer à Cas-sandre sa beauté ternie, mais Queneau, sans détour et sans précaution, dépeint précisément le devenir fatal du corps de la « fillette » maintenant vieillis-sante et rebutante. Un visage ridé et gonflé, un corps graisseux, lourd et flasque, voilà ce qu’il donne à voir à sa destinataire, elle qui n’a pas encore pu le voir (v. 33) et qui, pourtant, n’échappera pas à cet inexorable destin (v. 32). Queneau, comme Ronsard, exploite, dans une anaphore, la richesse de l’analo-gie avec « les roses » (v. 40) mais il renouvelle le thème du Carpe diem par la rudesse de son dis-cours et par le choix du pentasyllabe qui semble accélérer encore la marche vers un absolu désastre.

PROLONGEMENT

On peut analyser ce poème (mis en musique par Joseph Kosma) chanté par Juliette Gréco et se demander comment la chanteuse souligne par sa voix et son interprétation du texte de Queneau les intentions du poète.

Texte 4 – Jean Anouilh, Fables (1962) p. 510

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le travail de réécriture d’Anouilh. – Souligner le caractère particulièrement pro-vocateur de la réécriture de la fable qui fait l’apologie d’un monde élitiste et aristocratique.

LECTURE ANALYTIQUE

Un hommage paradoxal

• Une fidèle imitationAnouilh imite La Fontaine et ainsi lui rend hommage : – le titre du recueil d’Anouilh est identique à celui

donné par La Fontaine ; – le titre de la fable est identique ; – le nombre de vers est quasiment le même dans

les deux fables ;

– le premier vers est identique dans les deux fables (sinon les majuscules) ; – la métrique (octosyllabe et alexandrin) choisie est

la même ; – la représentation du chêne et du roseau est sem-

blable (« Le géant », v. 27/« Celui de qui la tête au Ciel voisine » ; « à niveau de roseau », v. 9/« l’Arbuste ») ; – les péripéties (v. 18) et le dénouement sont sem-

blables : conversation, tempête et mort du chêne ; – les modalités narratives sont identiques : narra-

teur extérieur, système des temps, dialogue, récit, discours ;* la symbolique des personnages est la même : le chêne représente les « grands » (v. 15) de ce monde et le roseau les « petites gens » (v. 11).

• Une liberté d’inventionL’imitation s’allie cependant à un jugement définitif sur la fable de La Fontaine exprimé en termes parti-culièrement critiques dès le tout début de la fable d’Anouilh (v. 2-4) mais aussi à de nombreux écarts qui confirment que, pour Anouilh non plus, l’« imita-tion n’est point un esclavage » : – la mise à distance de la fable de La Fontaine

(v. 2-4) ; – l’opposition à la philosophie de La Fontaine

(v. 5-6) ; – l’abandon des majuscules qui rompt avec La

Fontaine et la tradition de la fable ; – la disposition et la qualité des rimes qui modulent

celles de La Fontaine ; – l’inversion du nombre de vers donné au chêne et

au roseau : c’est curieusement le roseau qui parle le plus chez Anouilh (14 vers pour le roseau et 6 pour le chêne à l’inverse de La Fontaine). Le fabuliste accorde cependant les derniers mots au chêne ; – la familiarité du roseau à l’égard du chêne : « mon

compère » et le passage du « vous » au « tu » (v. 20-24) ; – le mépris pour le roseau si médiocre à travers

l’énumération satisfaite de ses faiblesses (v. 13) et le commentaire du fabuliste (v. 25-26) ; – l’empathie du fabuliste pour le chêne (v. 29) ; – la morale : l’apologie de la grandeur et le mépris

de la médiocrité en dépit de la mort du chêne.

Une vision sublime et tragique• Un chêne sublimeLa fable d’Anouilh se veut une critique féroce du point de vue de La Fontaine et Anouilh se montre en cela subversif : il remet en cause une morale et une philosophie auxquelles de nombreuses institutions ont invité de nombreuses générations à adhérer. L’orgueilleux devient un personnage sublime et Anouilh le donne pour modèle : – le roseau ne peut envisager sa perception du

monde : « (si je puis en juger à hauteur de roseau) », v. 9) ;

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Français 1re – Livre du professeur

– le chêne s’écarte des jugements partagés par le plus grand nombre (v. 3-4) ; – le chêne invite à élever les hommes au-dessus de

leur nature (v. 5-6) ; – la grandeur du chêne est montrée dans sa souf-

france (v. 28-29).

• Une vision tragique des hommes et du mondeLa mort du grand homme et la victoire mondaine des médiocres invitent à partager le point de vue subversif d’Anouilh – parce qu’élitiste – sur sa vision de la condition humaine : – le roseau, porte-parole des petits, revendique

hautement et complaisamment sa petitesse (v. 11-14) ; – le fabuliste insiste sur l’esprit de revanche du

médiocre (v. 25-26) et sa victoire sur le sublime (v. 27-28) ; – la langue elle-même devient le reflet de la médio-

crité dominante (v. 22) ; – la tempête est le symbole du chaos du monde

(v. 16-18) ; – le dénouement est funeste (v. 31).

SynthèseComme la lecture analytique le suggère, Anouilh s’inscrit dans la tradition par son travail de réécriture fait d’imitation et d’invention. Remarquons toutefois que le rejet explicite et violent de la philosophie et de la morale de son modèle s’écarte de la tradition de la réécriture d’autant plus que le rire propre à la parodie n’est absolument pas convoqué ici.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Les élèves illustreront les arguments en recherchant des exemples dans le manuel (p. 466, 511, 533, 578, 591).

I. Plaire1. L’art du récit, du dialogue et de la caractérisation des personnages2. L’art de la versification3. Les dénouements heureux

II. Toucher1. La beauté des sentiments2. La violence des rapports entre les personnages et leur souffrance3. Les dénouements funestes

III. Instruire1. La morale explicite ou implicite2. La symbolique des péripéties et des personnages3. La variété des enseignements

Texte 5 – Éric Chevillard, Le Vaillant Petit Tailleur (2003) p. 512

OBJECTIFS ET ENJEUX – Rappeler les caractéristiques du travail de réécriture.

– Découvrir un point de vue original sur la représentation de l’auteur des réécritures et la réécriture elle-même.

LECTURE ANALYTIQUE

Une entreprise de dénigrement• Le conte mis à malLe registre particulièrement polémique du premier paragraphe mais aussi de l’ensemble de l’extrait soutient une critique, un blâme des contes popu-laires transmis oralement ou simplement recueillis dans des anthologies. Si « l’histoire du vaillant petit tailleur » est « fameuse » (l. 1), le narrateur condamne sans détour et avec une certaine virulence tous les « contes et récits populaires » (l. 3). Ils sont aux yeux du narrateur « parfaitement ineptes » (l. 3). Ces contes relatent sans originalité la « succession » (l. 25) et les « emboîtements » (l. 26) des péripéties de façon « naïve » (l. 25) ou « fastidieu[se] » (l. 26). Le narrateur s’applique à dénigrer les contes et le recours aux deux longues phrases qui constituent le premier paragraphe symbolise ces reprises bavardes et confuses que sont les contes comme il symbolise la virtuosité du narrateur qui illustre son talent et confirme « [ses] états de service » (l. 19). Non seule-ment les contes transmis oralement et recueillis sont condamnés mais aussi tous ceux qui suivent ce pre-mier texte dorénavant considéré comme le texte-source et notamment « cette fameuse histoire » (l. 9) : ses réécritures sont violemment dénigrées par le narrateur qui les considèrent comme « des adap-tations grossières » ou « niaises » (l. 15-16). Le nar-rateur se propose d’en devenir enfin l’auteur, c’est-à-dire de la réécrire ou plus précisément de l’écrire et non pas se contenter de la « sais[ir] au vol » et de simplement « l’apprêt[er] » (l. 13).

• Le mépris des conteursPour le narrateur, les conteurs ne sont pas des auteurs. En cela, il se démarque des discours élo-gieux dont ils bénéficient généralement : le conteur enchante son auditoire, relie le présent au passé, incarne la tradition et le patrimoine culturel. Au contraire, le narrateur se moque de cette représen-tation : ceux qui ont transmis oralement ces his-toires autant que ceux qui les ont recueillis dans « l’anthologie » (l. 3) ne peuvent prétendre s’élever au rang « d’auteur » (l. 17). Le narrateur ridiculise la première source orale des frères Grimm qui devient « une bavarde et puérile grand-mère » et plus méchamment encore « une radoteuse » (l. 4-5). Le

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

narrateur se montre plus féroce encore à propos de trois « veuves oisives » diagnostiquées comme « hystériques » (l. 7). Tous les conteurs sont réduits à de « beaux parleurs » (l. 10) peut-être alcooliques ou que les contes assoiffaient tant ils parlaient. Les « mères de famille » (l. 11) elles-mêmes, qui pourtant prennent la peine de raconter des histoires et de les transmettre à leurs « fillettes et garçonnets ensom-meillés » (l. 11-12), ne trouvent pas grâce aux yeux du narrateur ; elles sont accusées de censurer « au hachoir » l’histoire du tailleur et de l’affadir comme le souligne l’expression « à l’eau de rose » (l. 10). Ainsi le narrateur affiche son mépris à l’égard de tous ceux qui ont transmis « la fameuse histoire » et se déclare prêt à occuper la « place vacante » (l. 21-22), celle de l’auteur – même s’il sera l’auteur d’une « œuvre collective » (l. 32).

Le rôle de l’auteur

• Un rôle ingratQu’est-ce donc qu’un auteur ? C’est la question que pose l’extrait. Un auteur – quand il s’agit de réécri-ture – selon le narrateur, ne se contente pas de transcrire ou même « d’apprêt[er] » le conte trans-mis oralement par des amateurs. S’il « n’invente rien », il doit réécrire « un vieux songe » (l. 30) « encombr[ant] » et c’est pour lui une « ingrate besogne » (l. 24), « une responsabilité » (l. 32) et il affirme même qu’il se « dévoue en acceptant ce tra-vail » (l. 23-24). Un auteur doit d’abord étudier avec attention comme le suggère son ambition de « retrac[er] […] les péripéties d’un conte cousu de fil blanc » (l. 25-27) pour comprendre ses sources et réécritures du passé et s’en éloigner, faire la part de l’authentique et de celles « retouchée[s] à l’eau de rose » (l. 10), discerner les contradictions et confu-sions (l. 8-9). Un travail fastidieux donc, ingrat et qui ne paraît source d’aucun plaisir sinon celui de « congédier [ses] collaborateurs de l’ombre » (l. 33-34) et de pouvoir revendiquer le nom d’auteur.En dépit de l’orgueil, voire de la suffisance du narra-teur à l’égard en premier lieu des frères Grimm, le travail de réécriture, celui qui lui permettra de « don-ner un » auteur (l. 17) à « cette fameuse histoire » (l. 9), ne s’éloigne pas tant du travail de réécriture tel qu’on l’imagine quand on songe à Perrault, La Fon-taine et bien d’autres. N’y aurait-il pas là une cer-taine ironie dans cette volonté de se démarquer de ses prédécesseurs qui, eux aussi, ont travaillé leurs sources et s’en sont éloignés.

• Un créateur ?Revendiquer ce titre d’auteur n’est pas donné à tout le monde. Le narrateur rappelle avec une certaine complaisance ou un certain sens de l’autodérision les qualités requises des lignes 19 à 22. Il doit avoir

prouvé ses qualités, son métier. Le narrateur rap-pelle qu’il est un auteur et qu’il a « fourni » – sans les citer précisément d’ailleurs – les « preuves de [ses] compétences en la matière » (l. 20-21). A-t-il écrit des œuvres originales ? A-t-il déjà réécrit d’autres œuvres ? Il ne le dit pas mais il nous apprend que c’est à la demande de personnes non-identifiées qu’il s’attelle à cette tâche et qu’il ira jusqu’à son terme « sans [s’]en faire prier davantage » (l. 22) comme s’il s’agissait d’une œuvre de commande et d’un intérêt limité. Une fois ses compétences rappe-lées, le narrateur revendique son originalité en termes particulièrement élogieux : elle est justement incomparable (l. 27). On peut cependant se deman-der s’il évoque l’originalité de sa réécriture – et il va y consacrer plus de 250 pages – ou d’autres œuvres qui ne sont pas le fruit de réécritures. Le pluriel invite à pencher vers la seconde hypothèse et donc à juger du peu de considération que le narrateur éprouve pour sa propre réécriture du Vaillant Petit Tailleur et au contraire de la haute idée qu’il se fait de son œuvre dont « les compositions originales » (l. 28) doivent forcer l’admiration des lecteurs. Non seulement les précédents auteurs du conte n’en sont pas mais sa réécriture vaudra peu par rapport à ses œuvres sorties de « [son] cerveau » (l. 28-29). On se demande alors pourquoi il revendique haute-ment son travail par ce « ce sera moi » (l. 18) si défi-nitif. Notons que, dans les dernières lignes de ce long préambule, le narrateur affirme : « c’est le texte fondateur de cette épopée appelée à se déployer comme un songe infini dans l’imaginaire individuel et collectif que, modestement, suspendant pour de longs mois, des années peut-être, le travail toujours en cours de mon œuvre acharnée, je me propose de donner au monde », c’est dire s’il accorde à sa réé-criture et à la réécriture une certaine considération.

SynthèseUn auteur qui crée son œuvre en s’appuyant sur le patrimoine culturel et littéraire reconnaît à ses pré-décesseurs une valeur que justifie d’ailleurs son choix et leur reconnaît le nom d’auteur. Contraire-ment à cette tradition, le narrateur affiche un certain mépris pour ses prédécesseurs. À ses yeux, de « beaux parleurs » se sont emparés du texte source pour l’édulcorer, l’adapter sans finesse et même le trahir. Les frères Grimm se seraient ainsi contentés de le « saisi[r] au vol » et de « l’apprêt[er] » pour une première édition. Aucun d’entre eux ne peut pré-tendre au statut d’auteur, aucun d’entre eux n’a pu s’affirmer comme l’auteur d’un conte de tradition orale, c’est-à-dire d’un conte sans auteur reconnu, identifié. Le narrateur se propose, lui, de balayer ces importuns, de les « congédier » pour signer de son seul nom cette « œuvre collective ».

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VOCABULAIRE

L’expression signifie « fade, insipide, sentimental et mièvre. » On l’utilise généralement pour évoquer certains romans sentimentaux et remplis de bons sentiments.L’eau de rose est un distillat de rose et cette eau de rose est devenue un symbole de mièvrerie : la couleur rose, associée à la féminité, l’est donc indirectement aux bons sentiments, avec une connotation péjorative.Le narrateur, en caractérisant ainsi les réécritures de l’histoire du Vaillant Petit Tailleur, suggère qu’elles l’ont édulcorée et affadie.

Lectures d’images – Diego Vélasquez, Portrait du Pape Innocent X (1660)Francis Bacon, Étude d’après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez (1953) p. 514

Diego Vélasquez, Portrait du Pape Innocent X (1660)Diego Vélasquez (1599-1660), peintre espagnol, réalise le portrait du pape Innocent X entre 1649 et 1651, lors d’un voyage en Italie, durant lequel le pape posa pour lui en 1650.Cette toile de 140 × 120 cm présente un person-nage au visage déterminé, qui nous fixe de son regard intimidant. La posture est celle des portraits de cour, assis en majesté, légèrement de trois quarts gauche. Portrait sans concession (« Troppo vero ! » : « C’est trop vrai ! », se serait exclamé Innocent X en le voyant), il représente la puissance du pape par l’attitude, les attributs et la couleur qui composent ce tableau.La figure occupe une grande partie de la toile, instal-lée dans un fauteuil au dossier imposant compa-rable à un trône, elle est coupée au genou, créant de ce fait un raccourci qui la rapproche du spectateur. Les verticales du dossier, celle du personnage insistent sur la forte présence d’Innocent X, pré-sence toutefois inatteignable, protégée par les bras du fauteuil. Seules la coulée blanche du surplis et les mains avancent vers nous. Celles-ci sont posées nonchalamment sur les accoudoirs. La main droite porte l’anneau pontifical prêt à être baisé, la gauche tient une bulle sur laquelle Vélasquez a daté et signé sa toile. Pourtant, le face-à-face est inévitable, puisque le regard du spectateur ne peut s’échapper, happé par le regard d’Innocent X et enfermé dans un espace clos par une lourde tenture rouge qui enve-loppe le pape dans un écrin.La toile est envahie de rouge et de blanc, les deux couleurs symboliques de la papauté.Le rouge, symbole du pouvoir, est aussi celui du martyr et du témoin, le blanc est celui de la pureté et de la chasteté.

Francis Bacon, Étude d’après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez (1953)

Francis Bacon (1909-1992), peintre anglais, a dit à propos son étude d’après Velasquez :« Quand j’ai commencé à peindre, j’étais très influencé par le portait d’Innocent X de Vélasquez. Et puis j’ai vu le film d’Eisenstein et j’ai été très touché par l’image de la nurse qui hurle et qui pleure. À ce moment-là, j’ai acheté à Paris un petit livre illustré sur les maladies de la bouche, avec des planches en couleur très belles. Du même rouge que la soutane du pape. Alors j’ai pensé peindre ce pape qui m’obsédait en train de hurler. Ainsi, je pouvais faire l’inté-rieur de sa bouche, avec la salive et les dents et tout le reste, et cela donnerait quelque chose d’aussi beau qu’un coucher de soleil de Monet » (« Est-iI méchant ? », L’Express, 15-21 novembre 1971, cité dans le com-muniqué de presse sur l’exposition rétrospective consacrée à l’œuvre de Francis Bacon par le Centre Georges Pompidou en 1996).Chez Bacon, plus de rouge mais un violet mêlé à de la terre de Sienne. Le changement de couleur trans-forme l’image de pouvoir en image de deuil. Le fau-teuil est plus centré, le pape nous fait face et pourtant il est caché derrière ce voile qui nous exclut totalement de la partie supérieure du tableau. Le surplis blanc avance vers nous, comme chez Vélas-quez, en deçà de la tenture qui réapparait en s’éva-sant vers le bas dans un mouvement de dispersion. Nous sommes face à un espace ambigu, non réa-liste. Comme souvent chez Bacon, le lieu est signifié par des lignes contrastées, ici jaunes, ressemblant au tracé d’un dessin technique. Elles définissent une aire où le personnage est encagé, isolé derrière une barrière, inaccessible. Gilles Deleuze, dans Francis Bacon Logique de la sensation, définit l’espace des tableaux de Bacon comme étant constitué de trois éléments : la structure (le fond), la figure (le pape) et le contour (les lignes jaunes) qui jouent ensemble pour constituer le tableau.

Comparaison des deux tableaux :

– le spectateur est tenu à distance par l’imposante présence chez Vélasquez et le voile chez Bacon ; – l’espace représenté est peu profond, fermé par la

tenture rouge ou occulté par le voile ; – les mains dégagent une autorité de fait chez l’un,

renforcent l’expression de douleur par leur crispa-tion chez l’autre ; – les objets peints de façon réaliste, tant dans leur

forme que dans le rendu des matières (les diffé-rentes qualités des tissus, la rigidité des bois du fau-teuil, la finesse du rendu du visage), se délitent chez Bacon dans un brouillage par le voile, la transpa-rence de la peinture (comme dans le surplis), par un effet de mouvement (visage et mains) ; – les deux artistes utilisent le même médium, la

peinture à l’huile sur un format très proche bien que légèrement plus allongé chez Bacon (140 × 120 cm

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Les réécritures, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

pour 153 × 118 cm), mais les techniques s’op-posent : traditionnelle chez Vélasquez, pâte avec glacis (voile de couleur transparente destiné à faire vibrer les couleurs) pour les reflets et les transpa-rences tandis que Bacon traite le sujet par superpo-sant de jus (peinture très diluée), ce qui produit des effets d’altération de la forme et de mouvement ;

– Vélasquez donne à voir Innocent X en pape, por-trait de cour traditionnel dans sa composition sta-tique, mais peu complaisant, tandis que Bacon, par l’effet de mouvement, d’instabilité et l’expression du personnage, exprime l’émotion tragique d’un homme.

Corpus BAC – Réécritures et parodie p. 518

William Shakespeare, Hamlet (1603) ; Jean Cocteau, La Machine infernale (1934) ; Gotlib et Alexis, Hamlet, Cinémastock (1972)

LA QUESTION SUR LE CORPUS

Vous montrerez sur quels principaux procédés repose la parodie dans les textes B et C.Le texte B et la planche de bande dessinée C sont des parodies du texte A. On peut plus précisément les caractériser comme des travestissements paro-diques dans la mesure où ils réécrivent sur le mode burlesque un ou plusieurs hypotextes. Montrons que le burlesque (qui consiste à traiter sur le registre « bas » des situations « élevées ») naît des déca-lages dans la fiction comme dans les modalités d’écriture et qu’il contribue à faire rire ou sourire aux dépens du mythe ou de la tragédie.

I. Décalages dans la fictionCocteau conserve le lieu et la situation imaginée par Shakespeare dans son Hamlet mais lui substitue les personnages du mythe d’Œdipe ou de l’Œdipe roi de Sophocle. Jocaste, Tirésias, le fantôme de Laïus et le jeune soldat prennent la place d’Hamlet, Mar-cellus, Horatio et le spectre du roi, père d’Hamlet. Gotlib et Alexis conservent le personnage d’Hamlet, le lieu et la situation mais glissent des personnages ou des objets anachroniques ou détournés de leur usage comme le fossoyeur, le bilboquet et le manche de l’outil sculptés dans des os et la photographie, ou insolites comme le vers de terre. Cocteau redouble le caractère parodique par un décalage entre le statut des personnages et la familiarité de leur relation ainsi qu’avec leur caractère mais aussi par la place accordée au fantôme. Si Jocaste est respectée par Tirésias et le jeune soldat (l. 1 ; 5 ; 14 ; 21), elle se montre désinvolte à l’égard du devin (l. 7-8 ; l. 11). Enfin le devin Tirésias ne « devine » pas la présence du fantôme (l. 27). L’ignorance, par les personnages, du fantôme rend vaine sa pré-sence, et surtout sa parole qui est comme un « laïus ». Ajoutons que la description du fantôme (l. 14-16) souligne la vision partiellement stéréoty-pée qu’en a le soldat.

II. Décalages dans les modalités d’écritureLes modalités d’écriture elles-mêmes rappellent le style bas dans le texte de Cocteau. Jocaste use d’un langage familier qui ne correspond pas à son statut de reine avec « vos volailles » (l. 7-8). Tirésias lui-même se laisse aller à un « pauvre gamin » (l. 10) et enfin le jeune soldat ne s’exprime pas comme on l’attend dans une tragédie en usant d’un « comme qui dirait » (l. 14). Ces décalages de langage donnent à la scène son registre comique. Le fantôme s’ex-prime au contraire dans une langue attendue mais il provoque ici un comique de situation. Ajoutons que Cocteau joue de la confusion des deux œuvres – Hamlet, Œdipe roi ou le mythe – et instaure une complicité culturelle amusante avec le lecteur. Gotlib et Alexis font parler Hamlet et le spectre dans une langue soutenue tout au long de la scène mais cette langue est raillée par l’intervention d’un inconnu dans la vignette 2. Ils mettent aussi dans la bouche d’Hamlet (vignette 4) une réplique qui appartient à Marcellus dans la pièce de Shakespeare. L’interven-tion du fossoyeur vient atténuer le caractère tragique de la situation. La situation tragique d’Hamlet est dénaturée par la présence prosaïque du vers de terre (vignette 3) dans un moment empreint de gravité. Le dessin donne enfin une caricature de la mélancolie d’Hamlet par un allongement excessif de son visage, comme il donne à voir le père du roi vivant plus mort que vif. Ainsi dans ces deux parodies les auteurs ont mis à mal la noblesse des situations et des person-nages par ces différents décalages qui les ramènent à une humanité plus commune et plus prosaïque, comme ils ont mis à mal le genre tragique en le tirant vers le genre comique.

COMMENTAIRE

Vous commenterez le texte de Jean Cocteau (texte B).On pourra commenter cet extrait de La Machine infernale de Cocteau à partir de la problématique suivante : La réécriture parodique a-t-elle pour seule fonction d’amuser aux dépens du genre tragique et de nobles sujets ou permet-elle de mettre en évi-dence les enjeux de l’œuvre ?

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Français 1re – Livre du professeur

La dimension parodique de l’extrait (voir réponse à la question) – Une scène comique : comique de langage, de

caractère, de situation. – Une caricature de Jocaste et de Tirésias. – La mise à mal du mythe et de la tragédie parle

travestissement burlesque.

Une réécriture éclairante – L’exposition de l’intrigue et l’horizon d’attente

tragique. – Les avertissements de Laïus rapportés par le sol-

dat (l. 30-33). – La parole sérieuse et suppliante voire angois-

sante du Fantôme (l. 26 ; 29 ; 34-35). – Le goût de Jocaste suggéré pour le jeune soldat. – Une invitation à comparer les pères d’Œdipe et

d’Hamlet et à suggérer des liens entre les fils. – L’évidente ressemblance imposée par Cocteau

entre Laïus et le père d’Hamlet dans cet extrait. – La suggestion d’une ressemblance des fils. – Une inscription de Cocteau dans la tradition de la

tragédie. – La critique, l’autodérision mais aussi l’invention

de Cocteau dans cet extrait. – Une écriture dramatique originale.

DISSERTATION

Une réécriture éclaire-t-elle certains aspects du texte source et la connaissance de ce dernier permet-elle de mieux saisir les intentions des hypertextes ? Pour répondre à cette question vous vous appuierez sur les textes du corpus et sur ceux présents dans ce chapitre. – Les réécritures (ou hypertextes) éclairent le texte

source (ou hypotexte). – Les réécritures parodiques ou les pastiches sou-

lignent les faiblesses ou les qualités de l’hypotexte.Ex. : La Machine infernale se moque des person-nages de la tragédie grecque. – Une réécriture met en lumière des aspects appa-

remment secondaires pour l’auteur de l’hypotexte.Ex. : Le motif de la femme-artiste exploité dans les réécritures du mythe d’Ovide (M. de France et Colette).

– Une réécriture souligne la permanence d’un mythe.Ex. : Le personnage de Don Juan à travers les âges. L’actualité de la violence de Médée dans Médée Kali de Gaudé. – La connaissance de l’hypotexte permet une meil-

leure appréciation des hypertextes. – La connaissance de l’hypotexte permet d’appré-

cier l’invention formelle des auteurs des hypertextes et leur singularité.Ex. : Le travail d’invention de La Fontaine par rap-port à l’écriture d’Esope. – La connaissance de l’hypotexte permet de

prendre conscience des partis pris des auteurs des hypertextes.Ex. : Les visions de Don Juan propres à Tirso de Molina et Molière. – La connaissance de l’hypotexte amène à s’inter-

roger sur la nature de la création littéraire.Ex. : Une part importante de la production littéraire tient de la réécriture.

ÉCRITURE D’INVENTION

Réécrivez sous la forme d’un récit la parodie de Gotlib (Texte C). Vous choisirez un narrateur extérieur et omniscient.À titre d’exempleLe pauvre et triste Hamlet, chevalier à la triste figure, l’inconsolé, le ténébreux songeait à la disparition si récente et cependant bien étrange de son père aimé et qu’il pleurait encore. Sa photographie qu’il avait toujours près de son cœur lui rappelait les jours plus heureux de ses jeunes années. Un père si gai, si tendre, si vigoureux et qui lui avait appris à jouer au bilboquet alors qu’il n’était qu’un enfant joufflu. Un père que sa mère oubliait si promptement, sa mère remariée déjà à Claudius ! un beau-père honni qui se voulait son père, un beau-père qui se moquait de lui lorsqu’il était petit, un beau-père qui le privait main-tenant de sa mère et qui le priverait peut-être, s’il avait un fils, de son trône, de sa place sur le trône ! Trône chéri depuis l’enfance ! Trône outragé ! Trône brisé ! Trône… Perdu dans de si sombres pensées, comme enseveli déjà par la nuit, Hamlet attendait son père avec patience, etc.

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