poincaré versus russell sur le rôle de la logique dans les mathématiques

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Poincaré Versus Russell Sur Le Rôle de La Logique Dans Les Mathématiques

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  • POINCAR VERSUS RUSSELL SUR LE RLE DE LA LOGIQUE DANSLES MATHMATIQUES Michael Detlefsen Presses Universitaires de France | Les tudes philosophiques 2011/2 - n 97pages 153 178

    ISSN 0014-2166

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2011-2-page-153.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Detlefsen Michael, Poincar versus Russell sur le rle de la logique dans les mathmatiques , Les tudes philosophiques, 2011/2 n 97, p. 153-178. DOI : 10.3917/leph.112.0153--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • 2 mai 2011 - Philosophie des mathmatiques - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 152 / 153 2 mai 2011 - Philosophie des mathmatiques - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 153 / 153

    POINCAR VERSUS RUSSELL SUR LE RLE DE LA LOGIQUE

    DANS LES MATHMATIQUES

    Introduction

    Poincar et Russell furent engags dans un clbre dbat concernant la nature des mathmatiques (et, en particulier, la nature du raisonnement mathmatique) dans les premires annes du xxe sicle1. Poincar, en kantien dclar, soulignait sans surprise le caractre synthtique et intui-tif du raisonnement mathmatique2. Ceci, bien videmment, rendait son opposition gnrale la conception logiciste du raisonnement mathma-tique invitable, dans la mesure o les logicistes voyaient ce type de rai-sonnement comme une succession dtapes de mme nature que celles du raisonnement logique tapes que Kant aurait dcrites comme tant de nature analytique. Frege lui aussi considrait linfrence logique comme tant de nature analytique, et ainsi, en plaidant pour le caractre logique du raisonnement mathmatique, il en vint lui-mme promouvoir une approche fortement antikantienne. De fait, lune des pices matresses du credo logiciste consistait rfuter Kant sur ce point prcisment3. En consquence, Poincar voyait juste lorsquil considrait que sa conception kantienne du raisonnement mathmatique constituait le point focal de son dsaccord avec les logicistes.

    Il y a cependant quelque chose dtrange dans lchange entre Russell et Poincar, et cest par cette tranget que nous allons dbuter notre enqute. Ltranget consiste en ceci quil y a un apparent manque dengagement des deux cts. Russell attaquait les conceptions kantiennes en se fondant sur le fait que les dveloppements modernes en mathmatiques et en logique

    1. Les uvres dans lesquelles ce dbat a pris place sont, du ct de Poincar, [1906a], [1906b] et [1909]. Du ct de Russell, elles incluent[1905], [1906a], [1906b] et[1910].

    2. Cf. Poincar [1908], livreII, chap.3, section1.3. Cf. Russell [1903], p.4, 158, 259, 454, 456-61. Cf. galement Poincar [1908],

    livreII, chap.3, section1.Les tudes philosophiques, n 2/2011, p. 153-178

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    manifestaient linvraisemblance dun tel point de vue1. Mais, suggrer que Poincar, un des plus grands esprits mathmatiques de tous les temps, ignorait ces dveloppements (spcialement le travail de Dedekind et de Weierstrass en analyse !) ou quil navait pas russi percevoir leur potentiel rduction-niste, d#e toute vraisemblance. De fait, il est clair que ce ntait pas le cas. Il semble donc que Poincar et Russell taient simplement en dsaccord sur la manire approprie dvaluer la porte de ces dveloppements pour la phi-losophie kantienne des mathmatiques. De plus, comme nous le montrerons plus bas, ce dsaccord semble stre fond sur un dsaccord plus fondamental portant sur ce que requerrait une rfutation de la conception kantienne. Ce qui est trange, cest quil semble que cela nait jamais t identi# comme tant le point focal de leur dsaccord ce qui a eu pour consquence que Poincar et Russell ne parvinrent jamais pointer les di$rences qui les spa-raient aussi clairement quils auraient pu le faire.

    Une autre tranget du mme genre est la divergence non explici-te de leurs interprtations de la notion cl du synthtique. Poincar, de faon cohrente, dveloppait son objection contre Russell en faisant valoir le caractre synthtique du raisonnement mathmatique, suggrant par l que Russell dfendait une conception analytique de linfrence mathma-tique. Ce que tout le monde bien entendu sait, cest que Russell lui-mme a"rmait (y compris dans le compte rendu de Poincar [1903], cf. p.414) quil considrait linfrence mathmatique, comme linfrence logique sur laquelle il pensait quelle tait base, comme tant de nature synthtique. Pourquoi, ds lors, Poincar prsentait-il son dsaccord avec Russell comme un dsaccord portant sur la question du caractre synthtique du raisonne-ment mathmatique ?

    Ntant que la rsultante dune di$rence verbale facile identi#er entre Russell et Poincar concernant la signi#cation du terme raisonnement syn-thtique , cette tranget nest, un premier niveau, pas trs intressante. Ce quelle indique a nanmoins une importance bien plus considrable. Car elle indique la prsence de deux conceptions trs di$rentes de linfrence synthtique dans deux philosophies rivales ; or ceci est, nous semble-t-il, dune importance cruciale pour toute tentative de comprendre et dvaluer le con%it entre elles. Tournons-nous donc vers ces deux conceptions pour en donner un rapide aperu.

    Nous trouvons une description de la conception de Russell dans le compte rendu cit plus haut. Il y tente de faire passer pour dnu de tout vritable enjeu ce que Poincar, suivant Kant, prsentait comme le premier problme de la philosophie des mathmatiques, cest--dire le problme de savoir comment les mathmatiques, qui sont la fois rigoureuses et non tautologiques, peuvent tre rigoureuses tout en tant non dductives, et

    1. Cf. [1903], p.4, 456-61 pour un jugement sur limportance du progrs en logique et p.158, 259 pour une apprciation de limportance des progrs dans larithmtisation des mathmatiques en ce qui concerne la rfutation du point de vue kantien.

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    non tautologiques tout en tant dductives. Ce que Russell fait, en ralit, consiste passer de la conception kantienne du raisonnement synthtique selon laquelle la progression des prmisses la conclusion implique une syn-thse des prmisses par une certaine facult de lesprit (et non pas une simple analyse des prmisses), une conception selon laquelle cette progression est conue comme une extraction analytique partir des prmisses dune pro-position distincte (propositionnellement parlant) de celles-ci1. Ce change-ment opr, il continue en observant que mme linfrence syllogistique la plus lmentaire satisfait la condition pose dans cette d#nition. Il conclut ainsi que linfrence logique possde la mme caractristique essentielle que celle qui, selon Poincar, singularise les cas paradigmatiques de raisonne-ment mathmatique, comme linduction mathmatique, et que, ceci tant le cas, lusage de linfrence non logique (comme linduction mathmatique) dans le raisonnement mathmatique peut tre peru comme inessentiel dans lexplication des deux donnes fondamentales de la philosophie mathmati-que mises en avant par Poincar dans sa discussion du logicisme savoir, le fait que les mathmatiques sont plus quune vaste tautologie et le fait quon trouve plus dans les thormes des mathmatiques que dans les axio-mes2. En dautres mots, le raisonnement mathmatique, bien quil soit logi-que, nen est pas moins pour autant synthtique et informatif3.

    Les crits de Poincar, en revanche, montrent trs clairement quil aurait rejet la caractrisation du synthtique utilise par Russell dans son argument. Pour lui, comme pour Kant avant lui, le raisonnement synthtique tait considrablement plus que simplement une infrence valide dans laquelle les prmisses et la conclusion sont des propositions distinctes. Il impliquait, de surcrot, lusage de ce que Poincar appelait intuition savoir une connaissance valide non neutre et non globale utilise pour enjamber la

    1. Il dit la chose suivante : M. Poincar ne donne aucun lment en faveur de la conception selon laquelle cette dduction ne peut jamais donner de nouvelles vrits. Le fait est que les principes gnraux de la dduction sont analogues, sous ce point de vue, ce quil considre tre linduction mathmatique ; savoir, ils conduisent des conclusions qui sont di$rentes delles-mmes, de sorte quils sont, en ce sens, synthtiques. Nous conclurons en consquence que les mathmatiques ne contiennent pas, comme M.Poincar la&rme, un lment inductif, et quelles ne sont cependant pas une vaste tautologie. (Russell [1905], p.414).

    2. Cf. Poincar [1903], Pt.I, Ch.1, para.1 ; [1908], Liv.II, Ch.IV.3. Il semble ainsi que Russell considrait que la distinction entre une infrence analy-

    tique et une infrence synthtique impliquait le caractre non informatif de la premire et le caractre informatif de la seconde. Frege, en revanche (cf. paras15-17 ; 87-88 de Frege [1884]), maintenait une conception de lanalyticit qui, comme Leibniz, autorisait que le raisonnement analytique soit informatif. Il tait cependant tout fait conscient du d# que Kant posait au logicisme, en soutenant que la plus grande di&cult tait dexpliquer com-ment larbre de la science des nombres, la cime leve, limmense ramure, et qui ne cesse de saccrotre, [peut] senraciner dans la simple identit ([1884], para.16) et ainsi comment les formes vides de la logique peuvent en venir fournir un contenu aussi riche (ibid.). Il esprait, par le biais de son logicisme, que le puissant dveloppement des doctrines arithmtiques et de leurs applications multiples permette de mettre un terme au mpris o lon tient dhabitude les jugements analytiques et la fable de la strilit de la logique pure (Frege[1884], para.17).

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    distance sparant la conclusion des prmisses. Dans le raisonnement math-matique, lesprit apporte une contribution essentielle la progression des pr-misses la conclusion. Linfrence mathmatique ne se rsume donc pas une extraction de la conclusion partir des prmisses par le moyen de lanalyse logique (un processus qui consiste essentiellement comparer le contenu des prmisses au contenu de la conclusion), mais est bien plutt une fusion entre une croyance ayant un contenu donn et certaines facults proprement et dis-tinctivement mathmatiques de lesprit pour produire une croyance ayant un contenu di$rent. En consquence, la question pour Poincar ntait pas, ce quelle tait pour Russell, de savoir si le contenu de la conclusion dune inf-rence donne pouvait tre considr comme allant au-del du contenu de ses prmisses au sens o il serait une proposition di$rente, mais plutt de savoir sil devrait tre considr comme allant au-del des prmisses dune faon telle que linfrence confrerait la conclusion le statut de nouveau fragment de connaissance authentiquement mathmatique.

    Ainsi peru, le dsaccord entre Russell et Poincar est donc reprsen-tatif de lopposition traditionnelle entre les deux approches de la question de savoir si le raisonnement mathmatique peut tre lgitimement rduit un raisonnement purement logique ; Russell, le leibnizien, dfend que cest possible, Poincar, le kantien, dfend que a ne lest pas. Nous prendrons le parti de Poincar dans ce dbat, au moins pour soutenir avec lui que le logi-cisme ne peut pas lgitimement tre considr comme ayant rendu intenable le point de vue kantien. De plus, nous dfendrons lide que ceci nest pas d lchec des logicistes accomplir leur programme comme ils lentendaient, mais bien plutt des dfauts stratgiques dans la conception mme du programme lui-mme. Le fait que Russell nen ait pas pris conscience est d au fait que, la di$rence de Poincar, il concevait le raisonnement math-matique simplement comme un raisonnement dductif partir de prmisses mathmatiques vers une conclusion mathmatique. loppos, le kantien Poincar voyait bien le raisonnement mathmatique comme un raisonne-ment dductif partir de prmisses mathmatiques vers une conclusion mathmatique, mais un raisonnement qui tait bas sur une apprhension proprement et distinctivement mathmatique (non pas seulement logique) de la connexion entre les deux. Il adopta en consquence lopinion quil ny a que peu de place, voire pas de place du tout, pour linfrence purement logique dans le raisonnement mathmatique.

    Le dsaccord de Poincar avec Russell ne portait donc pas sur les dtails dexcution ; son objection au logicisme ne consistait pas seulement dire que certaines preuves particulires, ou certains genres particuliers de preuves, ntaient pas formalisables dans le systme propos1. Poincar pouvait bien

    1. Il se pourrait que, cet gard, Poincar et plus gnralement le kantianisme discut dans cet article, soient moins radicaux que Kant lui-mme. Car, dans Kant[1781] (cf. Mthodologie Transcendantale, Ch.1, sec.1), Kant soutenait que lalgbriste et le gom-tre parviennent des conclusions quils nauraient jamais pu obtenir partir de leurs prmisses par un raisonnement purement discursif ou une analyse des concepts.

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    ainsi reconnatre que chaque preuve mathmatique a une contrepartie dans le (les) systme(s) logiciste(s). Ce quil dniait est que ces contreparties logi-cistes soient des images pistmologiquement adquates des preuves quelles visaient remplacer. Le point central de sa critique tait que la logicisa-tion choue prserver les traits pistmologiquement importants de la preuve mathmatique. Cest cela qui rend son refus du logicisme radical, car il revient soutenir que, par essence, aucune preuve authentiquement mathmatique ne peut tre logicise (puisque, tant logicise, elle perd ses caractristiques pistmologiques les plus propres et distinctives). Contre une telle critique, les minutieux tours de force (tels que ceux que lon trouve dans les Principes des mathmatiques et les Principia Mathematica) dmon-trant lexistence dune contrepartie logique pour chaque thorme mathma-tique nont que peu de valeur, puisque ce qui est en jeu nest pas de savoir si une contrepartie logique de chaque preuve mathmatique existe, mais plutt si la relation pistmologique que la preuve mathmatique entretient avec sa contrepartie logique est de nature permettre cette dernire de remplacer de faon pistmologiquement approprie la premire.

    Le thme principal de cet article est ainsi quun logicisme qui, comme celui de Russell, se concentre sur la recherche de contreparties logiques des preuves mathmatiques est incapable de rfuter lapproche kantienne. Notre plan est le suivant. Dans la section qui suit, nous faisons une brve prsenta-tion des di$rentes conceptions de linfrence mathmatique que lon trouve chez Russell (et gnralement chez les logicistes) et Poincar. Ensuite, nous formulons et valuons la dfense logiciste dune conception logique de lin-frence mathmatique fonde sur la notion de rigueur, et nous donnons de brves indications sur ce quoi une conception kantienne alternative de la consquence et de la rigueur pourrait ressembler. Dans la conclusion, nous verrons que, la fois la thse logiciste selon laquelle le raisonnement math-matique peut tre logicis et celle selon laquelle cette opration est requise pour atteindre la perfection de la rigueur, sont sans fondement.

    Deux conceptions du raisonnement mathmatique

    Comme nous lavons mentionn plus haut, dans son change avec Poincar, Russell caractrisait le raisonnement synthtique comme un rai-sonnement qui conduisait dune proposition une autre, di#rente1. Sa conception du processus infrentiel tait fonde sur un critre didentit propositionnel, la non-identit entre les prmisses et la conclusion servant de moyen fondamental par lequel linfrence devient pistmiquement pro-ductive ou crative. Cette conception du synthtique tait donc utilise pour

    1. L o plus dune prmisse est implique, la caractrisation serait sans doute tendue de faon dire quune infrence est synthtique si et seulement si sa conclusion nest pas la mme proposition quaucune des prmisses.

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    supporter un argument en faveur de la thse que mme linfrence purement logique peut donner des vrits nouvelles , et ainsi quelle ne porte en elle-mme aucune dissemblance fondamentale par rapport des raisonnements bass sur des principes comme linduction mathmatique, que Poincar considrait comme tant le paradigme de linfrence synthtique1.

    Une telle caractrisation du raisonnement synthtique est, bien entendu, plutt faible et permet de quali#er toutes les infrences considres tradi-tionnellement comme analytiques (cest--dire les diverses infrences syl-logistiques) de synthtiques. Mais cest prcisment ce dont Russell avait besoin dans son dbat avec Poincar. Car son but tait de montrer que linfrence logique ce que Russell appelait usuellement dduction ou dduction pure ou dduction logique nest pas moins capable de produire de nouvelles connaissances que les formes favorites de raisonne-ment non-logique mises en avant par Poincar (en particulier, le raisonne-ment par induction). Sans une telle conception de linfrence logique, le logiciste aurait beaucoup de mal rpondre la question kantienne de savoir comment il se fait que le raisonnement mathmatique russisse aller au-del des axiomes de la pense mathmatique2.

    Cette caractrisation basique de linfrence synthtique fut plus tard a&-ne par Russell en une conception pistmique de linfrence dductive3. Selon cette conception plus #ne, linfrence dductive est un processus par lequel nous passons de la connaissance dune certaine proposition, la pr-misse, la connaissance dune autre proposition, la conclusion , processus qui est fond sur notre connaissance dune relation dimplication entre la prmisse et la conclusion une connaissance dont Russell nous dit quelle nous donne le droit (pistmique) de croire la conclusion tant donn que

    1. Poincar ne soutenait pas, cependant, que tous les raisonnements mathmatiques se rduisent linduction. Et ceci, en dpit du fait que cela naurait pas t, tant donn les pro-grs alors rcents dans larithmtisation des mathmatiques, hors de propos. Le point apparat clairement dans la remarque suivante : () ce que je veux rechercher, cest sil est vrai quune fois admis les principes de la logique, on peut je ne dis pas dcouvrir, mais dmontrer toutes les vrits mathmatiques sans faire de nouveau appel lintuition. cette question, javais autrefois rpondu que non () ; notre rponse doit-elle tre modi#e par les travaux rcents ? Si javais rpondu non, cest parce que le principe dinduction complte me paraissait la fois ncessaire au mathmaticien et irrductible la logique. () Jy voyais le raisonnement mathmatique par excellence. Je ne voulais pas dire, comme on la cru, que tous les raisonne-ments mathmatiques peuvent se rduire une application de ce principe. En examinant ces raisonnements dun peu prs, on y verrait appliqus beaucoup dautres principes analogues, prsentant les mmes caractres essentiels. Dans cette catgorie de principes, celui de linduc-tion complte est seulement le plus simple de tous et cest pour cela que je lai choisi pour type. (Poincar [1908], Liv.II, Ch.III, sec.III). ma connaissance, Poincar na cependant jamais donn un autre exemple de genre de raisonnement proprement et distinctivement mathmatique.

    2. Comme nous lavons not plus haut, certains des logicistes ne pensaient pas quil tait ncessaire dadopter une conception non-analytique de linfrence logique pour en dfendre la productivit pistmique. Frege, la di$rence de Russell, croyait apparemment quune infrence pouvait tre analytique alors mme que sa ou ses prmisse(s) et sa conclusion sont des propositions di$rentes.

    3. Cf. Russell [1919], p.145.

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    nous connaissons les prmisses1, et une connaissance qu il faut entendre au sens le plus large [nous soulignons], celui qui nous permet dinfrer la vrit de q si nous savons que p est vrai 2.

    Pour Russell (et les logicistes en gnral), la source fondamentale de la productivit pistmique dans linfrence tait donc la non-identit des pro-positions qui en constituaient les prmisses et la conclusion. En dautres mots, on peut rendre compte de toute la productivit pistmique contenue dans le raisonnement mathmatique simplement en tenant un compte strict de ces di$rences dans lidentit propositionnelle. Linfrence est ainsi fonda-mentalement une a$aire consistant analyser des conditions de vrit dune (dun ensemble de) proposition(s) la (les) prmisse(s) jusqu ce quon soit capable didenti#er une autre proposition la conclusion dont les conditions de vrit sont de faon reconnaissable incluses dans celles des pr-misses. Lextension pistmique par le moyen de la preuve mathmatique est donc considre comme possible seulement parce quil y a des paires de pro-positions p et q qui sont telles que la connaissance du fait que les conditions de vrit de p sont satisfaites autorise croire que les conditions de vrit de q sont satisfaites, et ce en dpit que q ne soit pas la mme proposition que p.

    Kantien comme il ltait, Poincar voyait les choses di$remment. Il aurait pu accorder que la source originelle de la productivit pistmique dans les infrences gnriques ou non spci#ques est lexistence de paires de propositions di$rentes telles que la connaissance de lune autorise la croyance en lautre. Mais il naurait pas accord que ceci sappliquait au cas de linfrence mathmatique. Pour lui, la productivit pistmique caractris-tique de la preuve mathmatique authentique prsuppose plus que lexistence reconnue de prmisses et de conclusions propositionnellement distinctes mais logiquement connectes. Et ceci parce que linfrence mathmatique ne relve pas dabord dune analyse des conditions de vrit des prmisses ayant pour but dextraire une proposition di$rente, dont les conditions de vrits sont enveloppes dans celles des prmisses, mais consiste bien plutt en une synthse de certaines facults de lesprit avec les prmisses dans le but de parvenir une proposition qui nest pas contenue dans les prmisses elles-mmes ; et cest lopration de ces facults toujours actives de lesprit sur les prmisses qui est la raison ultime de la productivit pistmique de linf-rence mathmatique. Le raisonnement mathmatique nest plus ainsi dabord peru comme une relation entre des propositions, mais bien plutt comme une relation pistmique entre des jugements, la relation entre les contenus propositionnels ntant pas value pas value en termes logiques, mais en termes de relations induites par les catgories de la pense mathmatique.

    Poincar et Russell soutenaient ainsi des conceptions radicalement di$-rentes concernant la source de la productivit pistmique dans le raisonne-ment mathmatique. Pour Poincar, la dduction russellienne, bien quelle

    1. Russell [1919], p.146.2. Russell [1919], p.147.

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    puisse se rvler mme de nous faire passer dune connaissance gnrique dune vrit mathmatique une connaissance gnrique dune autre vrit, ne permet pas dtendre notre connaissance authentiquement mathmatique. Penser le contraire reviendrait confondre la connaissance mathmatique avec la connaissance gnrique dune vrit mathmatique, et lextension de la connaissance mathmatique avec lextension de la connaissance gnrique des vrits mathmatiques.

    Poincar croyait ainsi que linfrence de(i) p est une vrit des mathmatiqueset de(ii) X sait que p(c) X a une connaissance mathmatique (que p)

    est fallacieuse. En consquence de quoi, il ne pouvait accepter la conception russellienne selon laquelle la connaissance que X a de q constitue une exten-sion de la connaissance mathmatique reprsente par la connaissance que X a de p, si, en plus de (i) et (ii), les conditions (iii) X sait que p implique q, (iv) q est une vrit des mathmatiques, et (v) q nest pas la mme pro-position que p, sont satisfaites. Il ne pouvait pas non plus accepter la ver-sion alternative de cette conception qui, rejetant linfrence de (i) et (ii) (c), procde des prmisses (i) X a une connaissance mathmatique que p, (iii), (iv) et (v) la conclusion que X a une connaissance mathmatique de q1.

    La source du kantianisme de Poincar, et donc de son dsaccord avec lide de logiciser les preuves, est une observation concernant les di$-rences dans les conditions pistmiques entre, dun ct, ceux qui e$ectuent un raisonnement authentiquement mathmatique, et de lautre, ceux qui e$ectuent un raisonnement purement logique. Cette observation semble avoir jou le rle dune donne fondamentale dans son pistmologie des mathmatiques. En son essence, lobservation se ramne ceci : les inf-rences du mathmaticien re%tent une pntration de ce qui constitue les

    1. Il y a dautres modi#cations qui na$ecteraient pas la position de Poincar vis--vis de la conception russellienne. Les plus videntes sont sans doute celles qui consistent en une pistmologisation de (i), (iv) et (v) ; savoir, celles consistant ajouter chacune le pr#xe X sait que . Ces changements na$ecteraient pas lvaluation que Poincar fait de la conception russellienne de linfrence. (Ils ne constitueraient pas en loccurrence non plus une rvision du point de vue de Russell, puisque des indications montrent que Russell avait les versions pistmologises de (i), (iv) et (v) lesprit). Car les problmes fondamen-taux restent ; savoir, comment la connaissance gnrique dune vrit mathmatique peut parvenir tre convertie en une connaissance mathmatique de cette vrit, et comment une connaissance de la relation logique entre deux propositions (i.e., une connaissance de la faon dont leurs valeurs de vrit sont relies) peut parvenir convertir une connaissance mathmatique de lune en la connaissance mathmatique de lautre. Selon la conception de Poincar, ces conversions sont tout sauf claires et elles constituent les problmes prin-cipaux rencontrs par lpistmologie logiciste. Russell, en revanche, ne semble pas avoir pris conscience de ces di&cults.

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    spci#cits du sujet examin qui nest pas re%te dans les infrences, neutres lgard du sujet, du logicien1. Dans cette perspective, la matrise logique dun ensemble daxiomes ne tmoigne en elle-mme daucune apprhen-sion mathmatiquement signi#cative du sujet axiomatis. Pour reprendre la #gure utilise par Poincar, le logicien est comme un crivain qui serait ferr en grammaire, mais qui naurait pas dide2. Le mathmaticien, en revanche, est guid par sa comprhension de l architecture du sujet, et ses infrences se rglent ainsi sur la mtrique dtermine par son motif propre et dis-tinctif. La sensibilit larchitecture locale est, selon Poincar, le facteur cl sparant la condition pistmique du mathmaticien de celle du logicien.

    Notre corps est form de cellules et les cellules datomes ; ces cellules et ces atomes sont-ils donc toute la ralit du corps humain ? La faon dont ces cellules sont agences, et dont rsulte lunit de lindividu, nest-elle pas aussi une ralit et beaucoup plus intressante ?

    Un naturaliste qui naurait jamais tudi llphant quau microscope croirait-il connatre su&samment cet animal ? Il en est de mme en mathmatiques. Quand le logicien aura dcompos chaque dmonstration en une foule doprations lmen-taires, toutes correctes, il ne possdera pas encore la ralit tout entire ; ce je-ne-sais-quoi qui fait lunit de la dmonstration lui chappera compltement.

    Dans les di#ces levs par nos matres, quoi bon admirer luvre du maon si nous ne pouvons comprendre le plan de larchitecte ? Or, cette vue densemble, la logique pure ne peut nous la donner, cest lintuition quil faut la demander3.

    Le mathmaticien fait ainsi usage dinfrences locales non logiques qui expriment sa saisie des traits structuraux particuliers du sujet. Celle-ci marque ainsi sa reconnaissance dun universel local qui inclut un plan ou un thme architectural (une unit ) persistant travers les di$-rences (les prmisses et la conclusion).

    Mme si cette description des conceptions de Poincar est grossire, elle permet de voir pourquoi Poincar rejetait la conception russellienne du rai-sonnement. La plus grande di$rence entre eux est peut-tre celle sparant leurs deux conceptions de lextension pistmique et des moyens fondamen-taux par lesquels linfrence la fait advenir. Dans la perspective russellienne, nous avons vu que lextension pistmique consiste dans le fait dtendre notre saisie pistmique une proposition qui est distincte, en tant que proposition, de chacune des propositions que nous avions jusque-l saisies. Ceci est son tour rendu possible par notre capacit dtecter les relations dimplication logique qui ont lieu entre des propositions qui sont connues et dautres propositions distinctes delles, qui ne sont pas connues.

    1. Cf. [1905], introduction et Pt.I, Ch.1 ; [1908], Liv.I, Ch.II, III, et Liv.II, Ch.III, IV.2. Cf. Poincar [1908], Liv.II, Ch.II.3. Poincar [1908], Liv.II, Ch.II. Cf. Poincar [1905], Chap.1, pour des remarques

    similaires.

    Poincar versus Russell sur le rle de la logique dans les mathmatiques

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    Poincar, en revanche, avait la fois une conception di$rente de lexten-sion pistmique et de la faon dont linfrence la fait advenir. Lextension pistmique, au moins dans le cas de la connaissance mathmatique, tait conue comme consistant en lextension dun genre distinctif de jugement (lacte de connatre mathmatique) en un nouveau contenu propositionnel. Dans cette perspective, la reconnaissance dune relation dimplication entre une vrit mathmatique p connue (et mme, connue mathmatiquement) et une vrit mathmatique di$rente q no$re pas un support su&sant une croissance pistmique du genre appropri (i.e., une croissance de la connaissance mathmatique). Bien au contraire, une telle croissance prsup-pose la satisfaction dau moins deux conditions supplmentaires : (1) que p et q soient perues comme mathmatiquement di$rentes (i.e., que leur di$rence soit perue comme tant mathmatiquement signi#cative), et (2) que p soit perue comme impliquant mathmatiquement q (i.e., que p et q soient perues comme uni#es par une architecture mathmatique commune de sorte que linfrence de lune lautre soit perue comme constituant le dveloppement dun thme structurel pertinent pour le mathmaticien).

    Telles sont donc les deux conceptions di$rentes de linfrence qui sous-tendent les conceptions que se font Russell et Poincar de la preuve. Mais sont-elles si di$rentes ? On pourrait tre tent de dire quelles ne le sont pas que lapproche de Poincar est ultimement rductible la position de Russell, en ce que lon peut utiliser un dispositif consistant encoder la connaissance de l architecture locale du sujet qua celui qui raisonne comme Poincar le dcrit dans autant daxiomes quil faut la preuve de prmisses. Au fond, cela revient dire que, chaque fois quune architecture locale est considre par le disciple de Poincar comme tant ce qui autorise une infrence non logique de p q, le disciple de Russell encode cette inf-rence comme un axiome de la forme si p, alors q , et quil e$ectue ensuite le passage de p q par le moyen de linfrence purement logique (modus ponens) en utilisant cet axiome comme une prmisse additionnelle. De cette faon, laccent mis par le disciple de Poincar sur limportance de la connais-sance du sujet local peut tre maintenu tout en prservant, dans le mme temps, la demande russellienne que toutes les infrences apparaissant dans une preuve mathmatique soient des infrences purement logiques.

    Une telle tentative de rduire linfrence la Poincar une infrence logique repose cependant sur une incapacit marquer la di$rence subtile mais crucialement importante entre les deux. Cette di$rence consiste dans le fait que, l o le disciple de Poincar soutient que linfrence de p q implique de faon dcisive lapprhension ou lintuition dune connexion architecturale entre les deux propositions, le logiciste requiert simple-ment la reconnaissance du fait que la vrit de lune justi#e la vrit de lautre. Il se peut, bien entendu, que la saisie du lien architectural entre p et q nous procure une garantie permettant daccepter la proposition condi-tionnelle si p, alors q . Il ne sensuit cependant pas que la premire soit rductible la seconde. En e$et, le disciple de Poincar maintiendra quelle

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    ne lest pas dans la mesure o, en plus de procurer une garantie permettant da&rmer que si p alors q, la premire manifeste galement que p et q sont mathmatiquement connectes.

    Ceci indique quil y a une di$rence pistmologique fondamentale entre les conceptions de la preuve dveloppes par Russell et Poincar, di$rence que nous allons maintenant rapidement prsenter. Au cur de lpistmo-logie de la conception russellienne ou logique de la preuve, on trouve un certain acte dabstraction ou de r%exion par le moyen duquel les cons-quences smantico-pistmiques classiques (par exemple, la vrit ou faus-set classique, le fait dtre ou non une garantie, les degrs de la garantie, son caractre a priori, etc.) de lvidence justi#ante sont spares ou dtaches de cette vidence elle-mme. Dans cette perspective, la valeur fondamentale de lvidence est quelle nous permet de dterminer la valeur de vrit de la proposition exprimant son contenu dune des faons reconnues classique-ment (i.e., de faon justi#e, de faon a priori justi#e, etc.). De mme, la valeur fondamentale de linfrence est quelle nous permet dutiliser la dtermination de la valeur de vrit dune proposition comme un moyen de dterminer les valeurs de vrits dautres propositions.

    Le disciple de Russell opte ainsi pour une pistmologie qui remplace les epistemia du disciple de Poincar par leurs e$ets smantico-pistmiques gnriques ou classiques. Ce dernier, en revanche, maintient fermement une conception selon laquelle linfrence mathmatique est un processus qui requiert une apprhension authentiquement mathmatique (et non pas simplement logique) de la connexion entre prmisses et conclusion. Pour le disciple de Poincar, ce nest pas assez de percevoir que les valeurs de vrit des prmisses et de la conclusion sont alignes dune certaine manire ; on doit galement les voir comme tant lies ensembles par un universel ou une architecture mathmatique (quelque chose qui nest pas pistmiquement rductible une r%exion sur ses e$ets smantico- pistmiques classiques). Ainsi, alors que les infrences la Russell repr-sentent une forme de connaissance globalement valide, neutre eu gard au sujet (et en consquence insensible aux variations locales), les infrences la Poincar reprsentent une forme de connaissance valide localement, spci#que eu gard au sujet, qui a en elle-mme un caractre proprement et distinctement mathmatique.

    Ceci indique une di$rence structurelle importante sparant les concep-tions que Russell et Poincar se font de linfrence. Selon le premier, une infrence peut tre utilise pour tendre la connaissance mathmatique de p q, et ce, mme si elle (i.e., linfrence) ne reprsente pas elle-mme une connaissance mathmatique authentique. Le second, en revanche, interdit cela, maintenant la place un principe de conservation pistmique eu gard lextension infrentielle de la connaissance mathmatique. Selon ce principe, linfrence ne peut pas tre pistmiquement crative (au sens o elle tend la connaissance mathmatique que p en la connaissance mathmatique que q) sans tre elle-mme une connaissance proprement et distinctivement

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    mathmatique (i.e., sans elle-mme constituer une apprhension authenti-quement spci#que du sujet mathmatique donn)1.

    Une infrence de p q, selon Poincar, ne peut en consquence pas tre rduite linfrence logicise modus ponens

    pSi p, alors q. : q

    Penser le contraire est se montrer proprement incapable de compren-dre la di$rence entre une vidence mathmatique et ses e$ets classiques ou gnriques. Ce nest pas lassurance que la relation entre les valeurs de vrit de p et de q soit du type appropri2 qui constitue lessence de la preuve mathmatique de q partir de p, mais plutt la perception de p et de q comme subsumes par un universel ou une architecture proprement et dis-tinctement mathmatique3.

    Deux conceptions de la rigueur mathmatique

    Le disciple de Poincar (celui de Kant plus gnralement) opre ainsi partir dune position qui pourrait tre caractrise comme une conception locale du raisonnement. Pour lui, le raisonnement est htrogne. Il nest pas un. Il nest pas gouvern par un seul ensemble de lois fondamentales, mais plutt organis en groupes locaux ayant chacun son ensemble de lois propres et distinctives. Les principes du raisonnement mathmatique sont en cons-quence non pas des lois qui sappliquent la conduite de toute activit pensante, mais bien plutt des principes dont la validit drive de, et est donc restreinte

    1. Il est important de remarquer que ce principe nimplique pas que les infrences logi-ques ne puissent pas tre utilises pour produire des extensions pistmiques de genre absolu-ment quelconque. En e$et, comme not plus haut, ce principe peut tre utilis pour tendre la connaissance gnrique dune vrit mathmatique. Le disciple de Poincar nest pas en consquence tenu de souscrire la thse gnrale selon laquelle linfrence logique est incapa-ble de contribuer tout accroissement pistmique, quel que soit son genre.

    2. savoir, la relation par laquelle la vrit de p garantit la vrit de q.3. Et pour quelle raison attacher tant dimportance la saisie de larchitecture math-

    matique ? Pour Poincar, cette saisie est ncessaire lorsque lon veut rendre compte des don-nes de base de lpistmologie mathmatique telle que mentionne prcdemment ; savoir, des di$rences apparentes qui sparent la condition pistmique du logicien (i.e., de celui dont le raisonnement nest pas bas sur lapprhension de ce qui singularise le sujet examin, mais sur les principes dinfrence qui valent pour tous les sujets indi$remment) de celle du mathmaticien (i.e., de celui dont le raisonnement est bas sur lapprhension de ce qui singularise le sujet en question). Une telle connaissance est llment cl dans nimporte quelle infrence susceptible de produire une extension de notre connaissance mathmatique, et elle est ce qui est requis pour expliquer de faon satisfaisante les di$rences dtat pistmi-que du mathmaticien et du logicien. Elle est ce qui donne au raisonnement mathmatique sa vertu crative , pour utiliser lexpression de Poincar (cf. [1903]), et elle constitue ainsi la cl de vote sur laquelle repose le principe fondamental de la conception du raisonnement mathmatique de Poincar, savoir le principe de conservation pistmique.

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    , un certain domaine particulier de pense. Linduction mathmatique tait bien entendu lexemple clbre que Poincar donnait dun principe de ce genre. Il prcisait de faon bien claire cependant que ce ntait l quun exemple, et que ce principe ne devait pas tre identi# une forme originelle laquelle tous les raisonnements mathmatiques pourraient ou devraient tre rduits1.

    Le logiciste (i.e., le disciple de Leibniz), en revanche, est engag dans la recherche dune characteristica universalis et dun calcul ratiocinator qui laccompagne, une recherche qui prsuppose une conception fortement normalise ou globale du raisonnement. Dans cette perspective, il y a une grammaire commune qui uni#e toutes les sphres de la pense et une structure-compagnon sous-tendant cette grammaire qui dicte une logi-que gnrale cest--dire un systme gnral de principes sur lequel la pen-se, dans toutes ses sphres, se rgle lorsquelle se meut dun jugement un autre. La tche du philosophe est de dcouvrir et darticuler ces principes.

    Frege a nonc son allgeance une telle conception globale du rai-sonnement dans un passage mmorable qui, en dpit de lanachronisme, peut se lire comme sil avait t crit pour Poincar, puisquil dnie expres-sment que linduction mathmatique constitue une forme proprement et distinctement mathmatique de raisonnement. La pense , crivait-il, est partout la mme, essentiellement : on nobserve pas que des lois de la pense soient de di$rents types selon lobjet auquel elle sapplique . Il poursuit en e$et, mme linfrence de n n+1, premire vue proprement mathmati-que, repose sur des lois logiques gnrales 2.

    Russell prsupposait aussi une conception globale de la logique dans llaboration de son attaque de Kant. Il commenait par d#nir la logique formelle ou symbolique comme ltude de linfrence en gnral 3, et a&r-mait ensuite que la question dcisive pour lapproche kantienne4 tait celle de savoir si les raisonnements en mathmatiques sont dune quelconque faon di$rents de ceux de la logique formelle . Il rpondait par la ngative, rfrant au traitement dtaill des Principia Mathematica et aux Principes des mathmatiques comme une preuve positive, et il attribuait le fait que Kant soit dune opinion contraire ltat de sous-dveloppement dans lequel la logique et les mathmatiques se trouvaient en son temps5.

    1. Cf. Poincar [1908], Liv.II, Ch.III.2. Cf. Frege [1884], p.iii-iv.3. Russell [1903], p.10-11.4. Russell [1903], p.456-7 ; [1919], p.145.5. Tel que le voyait Russell, le principal progrs en logique, depuis lpoque de Kant,

    consistait dans le dveloppement par Peano dune logique sophistique des relations, et le principal progrs en mathmatique tait llaboration de larithmtisation de lanalyse par Weierstrass, Dedekind, etc. Ce dernier point conduisait une rduction de tout ce que Russell considrait comme les mathmatiques pures au systme (du second-ordre) de larithmti-que de Peano (cf. [1907], p.276-277). Russell soutenait que ce dveloppement tait mme plus funeste pour la philosophie kantienne que lmergence de la gomtrie non euclidienne ([1903], p.157-158, 259-60 ; cf. galement [1907], p.275-79), puisquil revenait dtruire non seulement le bastion kantien de la gomtrie, mais galement celui du calcul di$rentiel (cest--dire sa thorie de la continuit et des irrationnels).

    Poincar versus Russell sur le rle de la logique dans les mathmatiques

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    La thse selon laquelle il y a une homognit du raisonnement est, de faon reconnaissable, leibnizienne dans son caractre, et elle semble provenir de lide que linfrence (dductive) est essentiellement une a$aire dana-lyse cest--dire, (i) quelle consiste en lextraction dune proposition partir dune autre (i.e., di$rente) proposition dont les conditions de vrit incluent ses conditions de vrit, et (ii) que les types ou varits dune telle inclusion analytique ne varient pas en fonction des sujets dont traitent les propositions impliques. Ceci tant accord, linfrence dductive doit tre uniforme. De plus, pour rellement valoir comme dduction, une preuve doit clairement indiquer quelles sont les oprations analytiques (i.e., les infrences logiques) qui sont utilises pour passer des prmisses la conclusion.

    Le logiciste trouverait en consquence naturel de penser que cest seule-ment travers la logicisation de son raisonnement que la pense math-matique peut atteindre un statut clairement et rigoureusement dductif. Russell considrait cette demande de rigueur comme un des thmes les plus saillants des mathmatiques modernes1 :

    Les mathmatiques sont une science dductive : partir de certaines pr-misses, et par un strict processus de dduction, elles prouvent les nombreux tho-rmes qui les constituent. Il est vrai que, dans le pass, les dductions mathmatiques manquaient grandement de rigueur ; vrai aussi quune rigueur parfaite est un idal di&cilement ralisable. Et pourtant, une preuve mathmatique qui manque de rigu-eur est une preuve fautive En mathmatiques, une fois que les prmisses ont t

    1. Il faudrait peut-tre mentionner que, pour Russell, si ce nest pour Frege et les autres logicistes, le logicisme constituait la #n naturelle dun impratif mthodologique qui tait peru comme gouvernant non seulement les mathmatiques, mais la pense scienti#que en gnral. Selon cet impratif, le but ultime de la pense scienti#que est darriver un systme de lois qui explique de faon la plus conomique et la plus gnrale les faits que lon consi-dre. Un tel systme est avantageux en ce quil fournit une plus grande chance de dtecter un possible lment de fausset , il structure notre connaissance et (tant donn quil a bien plus de consquences quun systme de lois moins gnral) il conduit la dcouverte de nombreuses choses qui ne pourraient pas, sinon, tre connues (Russell [1907], p.275, 282-3 ; cf. galement Russell [1906], p.194). Les lois de la logique, tant les lois les plus gn-rales gouvernant la pense rationnelle per se, reprsentent ainsi un idal vers lequel une thorie ultime de la pense mathmatique devrait tendre. ( la p.283 de [1907] Russell ajoute un autre lment quil considre comme tant spci#que au cas des mathmatiques).

    Comme not, nous croyons que Russell a eu tort dattribuer lattrait de la position kan-tienne ltat relativement sous-dvelopp de la logique et des mathmatiques de lpoque de Kant. Un tel diagnostic choue reconnatre que la thse fondamentale de la conception kantienne nest pas quil y a des thormes en mathmatique qui ne peuvent pas tre dmon-trs logiquement, mais plutt que de telles dmonstrations ne sont pas, dun point de vue pistmologique, quivalentes leurs contreparties non-logiques et authentiquement math-matiques ce mme si de telles contreparties pouvaient toujours tre donnes. Ce diagnostic nest mme pas non plus, bien entendu, historiquement crdible tant donn lexistence de kantiens tardifs, tel Poincar. Car, en Poincar, nous avons un disciple de Kant qui, non seulement est au fait des dveloppements en logique qui ont tant impressionn Russell, mais galement un savant qui possdait une comprhension profonde des travaux des arithmti-sateurs des mathmatiques comme Dedekind et Weierstrass travaux que Russell, comme il a t dit dans une note prcdente, considrait comme tant dune plus grande importance pour le logiciste ( cause des dgts plus grands quils taient supposs in%iger aux positions kantiennes) que le dveloppement de la gomtrie non euclidienne.

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    poses, il nest jamais permis de faire appel au sens commun, l intuition , ou quoi que ce soit hormis une stricte logique dductive. Kant avait labor une thorie du raisonnement mathmatique selon laquelle les infrences ny sont jamais pure-ment logiques, mais doivent toujours sappuyer sur ce quon appelle l intuition . La tendance gnrale des mathmatiques modernes, avec leur objectif de rigueur toujours plus grande, va lencontre de la thorie kantienne1.

    Nous devons en consquence demander si la rigueur, ou tout du moins la rigueur au sens idal du mot, requiert la logicisation .

    A#n de rpondre cette question, il est ncessaire de donner dabord une prsentation de ce quest la rigueur et de la raison pour laquelle elle devrait tre dsire. Ce nest pas une tche facile, car plusieurs thories alternatives peuvent tre dveloppes. Nous allons pour le moment ne considrer que la version logiciste.

    Le premier logiciste, Leibniz, proposait une rponse intrigante. Il croyait que la principale tche du mathmaticien e$ectuant des preuves tait de recouvrir et dexposer lordonnancement objectif des vrits mathmatiques. Cette croyance en une hirarchie objective des vrits tait lie un idal pistmologique que Leibniz dcrivait dans la remarque suivante :

    La raison est la vrit connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment la dernire. Mais particulirement et par excellence on lappelle raison, si cest la cause non seulement de notre jugement, mais encore de la vrit mme.2

    Le but dune preuve (et plus gnralement, de la justi#cation) est appa-remment, dans cette conception, de rvler la hirarchie des vrits dont dpend la vrit de la proposition prouve. De cette manire on explique de la faon la plus complte et la plus satisfaisante pourquoi la proposition en question est vraie. Cependant, pour rvler les fondements dune vrit donne avec le maximum de clart, on doit prendre garde ce quaucun fondement non dclar ne soit dissimul dans nos preuves. Leibniz na pourtant pas grand-chose dire sur la manire dy parvenir. Ceci restera ainsi un problme que les logicistes venant aprs Leibniz devront chercher rgler.

    Citant Leibniz avec approbation (bien que ce soit un autre passage, savoir le livreIV, chap.VII, 9, dans lequel Leibniz dcrit la #n de lenqute comme tant la dcouverte de lordre naturel des vrits ), Frege dcri-vait le but du programme logiciste comme tant celui de rvler les fonde-ments ultimes des vrits de larithmtique3. Il faisait lhypothse que, en dernire instance, ceux-ci apparatraient comme tant relis aux lois les plus

    1. Russell [1919], p.144-145.2. Leibniz [1765], Liv.IV, Ch.XVII, para.3.3. Rappelons que le logicisme de Frege tait restreint larithmtique. Frege pensait que

    Kant avait eu raison de considrer les vrits de la gomtrie comme synthtiques a priori. Cf. [1884], paras.14, 88-89.

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    2 mai 2011 - Philosophie des mathmatiques - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 168 / 153 2 mai 2011 - Philosophie des mathmatiques - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 169 / 153

    fondamentales de la pense les lois de la pense rationnelles per se, les lois de la logique dune manire peu prs similaire la faon dont les thormes de gomtrie sont relis aux lois les plus basiques du raisonnement spatial1.

    Pour le montrer, Frege pensait cependant quil tait ncessaire de prsen-ter chaque lment de la justi#cation idale dune loi arithmtique de sorte que lon puisse dterminer si oui ou non il tait une loi logique gnrale ou une d#nition . Une telle tche, disait Frege, exigeait une adhsion des standards de rigueur considrablement plus stricts que ceux qui avaient cours dans les mathmatiques ordinaires. Comme Frege le formulait lui-mme :

    () le mathmaticien est satisfait quand le passage un nouveau jugement simpose par lvidence, et il ne sinterroge pas sur la nature de cette vidence, quelle soit logique ou intuitive. Or, un tel progrs est souvent un acte complexe qui quivaut plusieurs infrences simples, parmi lesquelles peut sinsrer un lment intuitif. Dans les preuves telles quon les connat, on avance par sauts. () De tels passages, nanmoins, simposent souvent notre vidence sans que nous prenions conscience des tapes intermdiaires ; et comme on ny reconnat aucun des modes dinfrence logiques connus, on incline tenir cette vidence pour intuitive et la vrit dduite pour une vrit synthtique. () 2

    Quant Russell, rien nindique, ma connaissance, quil acceptait la concep-tion leibniziano-fregenne dune hirarchie objective de vrits, ou lopinion subsidiaire que la justi#cation idale doit retracer lengendrement dune vrit donne jusqu ses origines dans une telle hirarchie3. Il adoptait

    1. Cf. [1884], paras14, 17. Frege utilisait ce concept de systme de fondements objectifs pour d#nir les notions danalytique, de synthtique, da priori et da posteriori. Ces notions servent caractriser les proprits qui distinguent les traits de la justi#cation idale dune proposition de la justi#cation qui remonte la hirarchie objective des vrits jusquaux vri-ts primitives (cf. [1894], para.3). Ainsi, une vrit analytique est d#nie comme une vrit dont la ligne contient des lois logiques gnrales et des d#nitions ; une vrit synthtique est une vrit dont la ligne contient des vrits qui ne sont pas de logique gnrale, mais concernent un domaine particulier . Une vrit a priori est une proposition dont la preuve idale contient seulement des lois gnrales qui elles-mmes ne se prtent pas une preuve ni nen requirent et une vrit a posteriori est une proposition dont la justi#cation idale contient toujours un appel des propositions de fait, cest--dire des vrits indmon-trables et sans gnralit, des noncs portant sur des objets dtermins.

    2. Frege [1884], para.90. Cf. p.4-5 de Frege [1893] pour des remarques similaires.3. Ceci pourrait tre mis au crdit de Russell dans la mesure o la conception leibnizio-

    fregenne rencontre de srieuses di&cults. La plus vidente est peut-tre celle concernant le problme de savoir si une preuve donne fournit la ligne objective de la proposition prouve. Supposons que nous ayons dcouvert une certaine preuve dune proposition p. Cette preuve iden-ti#e certaines autres propositions comme fondements de p. Cependant, dautres preuves identi-#ent dautres fondements. Comment dcider laquelle correspond lordonnancement objectif des vrits et fournit ainsi la justi#cation idale de p la justi#cation selon laquelle les fondements objectifs (et en consquence, dans la conception de Frege, son caractre analytique ou synth-tique) doivent tre dtermins ? Ceci met le disciple de Frege dans la position de devoir explorer tous les fondements possibles dune proposition donne (une tche quil nest pas possible, cause du thorme de Church, de raliser de faon e$ective). Cela requiert galement du disciple de Frege quil dveloppe un critre de slection de la preuve idale, qui, tout le moins, interdise la possibilit quil y ait la fois une preuve analytique et une preuve synthtique parmi les possibles preuves fondamentales, au sens que le critre donne ce mot. Cest une chose di&cile faire de faon non arbitraire, mais nous manquons ici de place pour montrer pourquoi.

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    cependant une conception de la preuve selon laquelle le but de la preuve est de dcouvrir les conditions de la vrit de la conclusion dans celles des prmisses. Prouver tait ainsi pour Russell, comme cela ltait pour Frege et Leibniz, une a$aire consistant analyser ou drouler su&samment loin les conditions de vrit dune proposition pour voir les conditions de vrit dune autre proposition, contenues en elles. En consquence, la rigueur tait pour lui lexigence que les conditions de vrit des prmisses soient su&samment dvoiles pour que lon soit capable de reconnatre de faon probante que les conditions de vrit de la conclusion y sont contenues. Il pensait de plus quun systme de preuves rigoureuses de ce genre rvle-rait que les vrits des mathmatiques dpendent seulement dun ensemble spci# de lois fondamentales et dun ensemble spci# de principes dinf-rence, tous les deux dune nature clairement et indiscutablement logique1.

    Les di&cults associes la recherche logiciste dun ensemble de lois fon-damentales ont, bien entendu, t trs largement discutes. Su&samment pour quil ne soit pas ncessaire de les rpter une fois de plus ici. La mme chose ne peut cependant pas tre dite de la recherche dun ensemble de prin-cipes dinfrence fondamentaux (en dpit du fait quils sont les lments du logicisme qui concernent le plus directement les questions de savoir si le rai-sonnement mathmatique est de caractre logique ou intuitif ), et des progrs dans la rigueur qui peuvent tre attendus dune logicisation du raisonne-ment mathmatique. Jaimerais donc brivement aborder ces thmes.

    Il nest pas facile, je pense, de dire pourquoi on devrait attendre dune formalisation du genre de celle dveloppe par Frege et Russell un perfec-tionnement de la rigueur du raisonnement formalis. Selon lapproche tra-ditionnelle, laccroissement de la rigueur dans la formalisation prsuppose une distinction entre termes logiques et termes non-logiques. Une fois la dis-tinction faite, la rigueur est en e$et comprise comme une exigence de com-plet dvoilement ; savoir, une exigence que tout morceau dinformation substantielle, non-logique, utilis dans la preuve soit expressment dclar comme tant tel.

    La formalisation est suppose faciliter un tel dvoilement. Pour voir comment, considrons la distinction familire entre axiomatisation et for-malisation. Laxiomatisation est le processus par lequel les proprits des ter-mes non logiques auxquels on fait appel dans une preuve sont absorbes par un ensemble dnoncs explicitement poss quon appelle les axiomes du sujet en question. Lorsquun sujet est axiomatis, il ne doit jamais tre ncessaire de faire appel lintuition en allant des prmisses la conclu-sion, ce quelle que soit linfrence considre. Si cela se rvlait ncessaire, laxiomatisation donne ne pourrait pas tre considre comme complte : elle ne subsumerait pas encore linformation contenue dans lintuition que

    1. Que Russell ait eu lintention de fournir de telles preuves pour toutes les vrits des mathmatiques plutt que simplement pour les vrits de larithmtique manifeste une autre di$rence entre son logicisme et celui de Frege.

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    nous venons de mentionner. Ainsi, si les axiomes sont complets, nous devons tre capables de vri#er la validit dune infrence sans faire appel quel-que information substantielle que ce soit, et ainsi tre mme de traiter les termes non logiques du sujet comme de simples symboles dnus de toute signi#cation substantielle. En dautres mots, nous devrions tre capables de progresser des axiomes aux thormes dune manire purement formelle une manire qui nous garantit que nous nintroduisons pas la moindre information substantielle non dclare en contrebande dans nos preuves.

    Laxiomatisation, donc, devrait permettre celui qui raisonne de ne pas prendre en compte les signi#cations des termes non logiques dun sujet lorsquil vri#e si un argument donn a ou non une forme juge correcte. Celui qui raisonne peut encore avoir utiliser sa connaissance des catgories grammaticales auxquelles un terme non logique donn appartient, et il doit encore se reposer sur une comprhension intuitive des signi#cations des ter-mes logiques qui apparaissent dans les preuves, mais il na plus besoin du tout de faire appel sa comprhension de la signi#cation des termes non logiques. En consquence, il a limin de son raisonnement sur le sujet toute rfrence aux signi#cations des termes non logiques du sujet dans cette mesure, on peut dire quil a rendu son raisonnement neutre eu gard au sujet.

    Le second composant de la formalisation ce que nous appelons la for-malisation au sens propre fait pour les lments logiques du sujet ce que laxiomatisation ralise pour les lments non-logiques. Par ce moyen, les dclarations explicites de toutes les informations, quel que soit leur genre (non-logique, logique, ou grammaticale), utilises dans une preuve doivent tre explicitement dclares. De cette manire, tout appel la signi#cation ( lintuition) de quoi que ce soit, except des informations spatio- temporelles du genre le plus rudimentaire quil soit, est limin des juge-ments de ce qui doit compter comme une preuve.

    Nous allons ici concentrer notre attention plutt sur laxiomatisation que sur la formalisation au sens propre. Comme nous lavons not, elle est cense contribuer lacquisition de la rigueur en repoussant toute information subs-tantielle utilise dans la preuve dans les prmisses, et ainsi ultimement dans les axiomes de la thorie. Les infrences substantielles savoir, les infrences qui requirent une connaissance substantielle ou non-logique a#n de juger si la vrit de leurs conclusions est garantie par la vrit de leurs prmisses sont limines et nonces comme prmisses : soit comme des axiomes, soit comme des thormes prcdemment drivs des axiomes. Ceci ralis, les seules infrences restantes sont des infrences logiques savoir, des infren-ces qui ne requirent pas de connaissance substantielle pour leur vri#cation. Laxiomatisation concentre ainsi toute linformation substantielle dans les pr-misses originelles ou axiomes explicitement dclars de la thorie.

    Ceci constitue, je le crois, la description la plus basique de la connexion entre logicisation de la preuve et amlioration de la rigueur laquelle auraient adhr les mathmaticiens modernes ( savoir Dedekind et Weierstrass) que Russell identi#ait comme ses champions de la rigueur. Il est crucial de noter, cependant, que Russell admet comme prsupposition fondamentale quil y

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    a deux sortes de termes en mathmatiques logiques et non-logiques qui doivent tre distingus, et que la rigueur est atteinte en demandant que tous les appels aux signi#cations des seconds faits librement au cours de la preuve soient explicitement enregistrs comme axiomes. nonce de manire un peu plus prcise, lide est (i) que les entorses la rigueur apparaissent lorsque linformation est dissimule, (ii) que lon possde un contrle adquat sur le risque de dissimuler une information dans une preuve si et seulement si linfor-mation contenue en elle est repousse dans les prmisses1, (iii) que ce qui a un caractre logique est totalement vide dinformation, que, en consquence, (iv) linformation contenue dans une preuve est repousse dans ses prmisses ce qui transforme toutes les infrences en infrences logiques (i.e., ce qui les logicise ), et #nalement (v) que le danger des entorses la rigueur est donc adquatement sous contrle quand et seulement quand une preuve est logicise .

    La conception moderne de la rigueur nest pas, cependant, quelque chose que le logiciste peut exploiter comme bon lui semble. Ceci parce que le logiciste doit voir le logique comme tant tout aussi informatif que le non-logique sil veut rpondre au d# kantien consistant expliquer pourquoi les mathmatiques sont plus quune vaste tautologie . Il sensuit que, pour lui, la distinction entre linformatif et le non-informatif ne peut pas suivre la ligne de dmarcation entre le logique et le non-logique. Il doit en cons-quence rejeter les tapes (ii) et (iv) du raisonnement ci-dessus, et galement linfrence de (i), (ii) et (iv) vers (v). Le refus daligner linformatif sur le non-logique et le non-informatif sur le logique est donc central dans le logi-cisme. Cest cependant prcisment cet alignement qui est central dans la proccupation des mathmatiques modernes pour la rigueur. Son but ori-ginel est dexposer toute linformation utilise dans la preuve, et logiciser une preuve est suppose faciliter une telle opration en vidant les infrences apparaissant dans la preuve de tout leur contenu informatif. Pour les logicis-tes, en revanche, la logique est pleine de contenu et informative. Logiciser une preuve ne peut pas, en consquence, tre peru comme une opration consistant vider les infrences de toute linformation pour la distiller dans les prmisses. Nous concluons donc que la tentative de Russell pour prsenter la logicisation comme un dveloppement naturel de laccent moderne mis sur la rigueur est dune justesse discutable. La thse ne sem-ble pas prendre su&samment en compte les di$rences sparant la concep-tion de la rigueur des logicistes, de la conception qui est gnralement celle des mathmaticiens modernes. En particulier, elle choue donner la place quil mrite au fait quil y a un dsaccord fondamental entre le logicisme et les mathmatiques modernes concernant linformativit (mathmatique) des noncs et des infrences logiques.

    1. La raison pour laquelle linformation devrait tre plus reconnaissable lorsquelle #gure dans une prmisse que dans une infrence est quelque chose qui ncessite justi#cation. Pourquoi ne pourrions-nous pas expliciter linformation dans une preuve aussi clairement en logicisant les prmisses et en concentrant toute linformation dans linfrence ? Le point important, semble-t-il, est dtre au clair concernant quelle information est utilise, que linformation soit contenue dans une prmisse ou dans une infrence.

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    Frege tait bien conscient de cette di$rence et il a consacr un temps considrable distinguer la fois son propos et ses techniques de celles des mathmaticiens ordinaires, mme de celles des autres logicistes comme Dedekind (qui, comme not plus haut, tait un des mathmaticiens modernes identi#s par Russell comme tant un champion de la rigueur1). Dans un passage rvlateur dans lequel il dcrivait les exigences spciales du programme de recherche logiciste eu gard la rigueur, il crivait :

    Mon propos ncessite de nombreux carts par rapport ce qui est commun en mathmatique. Les exigences concernant la rigueur de la dmonstration conduisent invitablement des dveloppements plus longs ; toute personne oubliant ce point sera de fait surprise par le caractre souvent laborieux de la dmonstration dune pro-position quil croyait pouvoir saisir en un seul acte de pense. Ce sera particulire-ment frappant si on compare mon travail louvrage de M.Dedekind Was sind und was sollen die Zahlen ?, le livre le plus profond sur les fondements de larithmtique que jai eu sous les yeux ces derniers temps. Dans un espace beaucoup plus petit, il va beaucoup plus loin concernant les lois de larithmtique quil nest fait ici. Cette brivet nest assurment atteinte que parce que beaucoup ne sont tout simple-ment pas vritablement dmontrs. M. Dedekind se contente souvent de dire que la dmonstration rsulte de tels ou de tels thormes, il utilise des points de suspension ; nulle part on ne trouve chez lui une liste des lois logiques ou autres, quil prend pour base, et, mme sil y en avait une, on naurait aucune possibilit de prouver quune autre nest pas en ralit applique ; car pour cela, non seule-ment les dmonstrations devraient tre indiques, mais aussi conduites sans lacunes. M.Dedekind est, comme moi-mme, davis que la thorie des nombres est une par-tie de la logique ; mais son ouvrage apporte peine la con#rmation de cette opinion, parce que les expressions quil utilise ne sont pas usuelles en logique, et ne sont pas ramenes des notions logiques connues. Je ne dis pas cela comme un reproche ; en e$et, sa mthode peut avoir t pour lui la plus approprie ; je ne le dis que pour donner, par contraste, plus de clart mon projet. La longueur dune dmonstration ne doit pas tre mesure cette aune. Il est facile de rendre apparemment brve une dmonstration sur le papier, en omettant beaucoup dtapes intermdiaires dans la chane infrentielle et en rsumant de longs morceaux. On se contente le plus souvent de ce que chaque tape de la dmonstration soit videmment correcte, et il en est bien ainsi si on veut seulement convaincre autrui de la vrit des thormes dmontrer. Mais sil sagit de pntrer la nature de cette vidence, cette mthode ne su&t pas ; on doit poser toutes les tapes intermdiaires, pour que la lumire entire de la conscience puisse sy poser. Certes, dhabitude, les mathmaticiens ne sintressent quau contenu du thorme et ce quil soit dmontr. Ici la nouveaut ne tient pas au contenu du thorme, mais la manire dont la dmonstration est conduite et sur quel fondement elle repose2.

    Le but poursuivi par Frege dans son entreprise de rigorisation tait ainsi datteindre une position do il est possible de juger de la nature

    1. Cf. Russell [1903], p.111.2. Frege [1893], p.4-5.

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    pistmologique de la loi qui est prouve 1 une connaissance exacte des fondements sur lesquels chaque thorme particulier repose 2. Par fonde-ments sur lesquels une proposition donne repose, Frege, bien entendu, avait en tte dautres propositions ayant une relation dimplication logique au thorme prouv et ayant elles-mmes un caractre manifestement logique. Inspecter ces fondements servait alors la #n ultime pour laquelle la rigu-eur tait cherche, savoir, clari#er la nature pistmologique du tho-rme prouv.

    Cette reformulation des raisons pour lesquelles le logiciste cherche la rigueur permet de clari#er les di$rences qui le sparent des philosophes kantiens. Comme le logiciste, le disciple de Kant dsire galement que ses preuves clari#ent la nature pistmologique de ce qui est prouv. Il ne cherche pas cependant le mme genre de fondement que le logiciste. En particulier, il ne cherche pas une autre proposition mathmatique dont les conditions de vrit incluent celles du thorme prouver. Il ne sat-tend pas trouver cela, puisque, dans sa perspective, le progrs dun juge-ment un autre dans linfrence prsuppose la contribution de lesprit de lagent qui infre. Il sensuit que le contenu de la conclusion est fonction, non pas seulement du contenu des prmisses, mais galement des traits de lesprit qui infre. Le philosophe kantien cherche donc pour prmisse une connaissance mathmatique qui, sous laction de lactivit cognitive de celui qui infre, conduit la connaissance mathmatique de la conclusion ceci, mme si les conditions de vrit de la premire nincluent pas celles de la seconde.

    Le philosophe kantien et le logiciste utilisent ainsi des conceptions vrai-ment di#rentes de linfrence, de la consquence et de la rigueur. Selon le logiciste, les composantes et comparatae principales dune infrence sont les propositions, les contenus des croyances constituant les prmisses et les conclusions. La fonction de linfrence, selon cette approche, est essentielle-ment celle de permettre le transfert de la garantie dune proposition (la pr-misse) une autre (la conclusion), o la garantie est essentiellement conue comme tant ce qui nous justi#e caractriser la proposition comme vraie. Elle permet celui qui infre dutiliser un moyen donn servant identi#er une proposition comme vraie en tant que moyen pour identi#er une autre proposition comme vraie.

    Cette conception de la garantie pistmique et de linfrence possde de nombreux traits remarquables. La plus importante pour notre propos est la faon dont elle rend la justi#cation et la garantie mallables . Pour comprendre ce point, admettons quau moins certaines de nos justi#cations aient un contenu cest--dire quil y ait des propositions dont elles sont la justi#cation. La ques-tion de la mallabilit de la justi#cation peut-tre perue comme tant celle de savoir jusqu quel point la puissance de lgitimation dune justi#cation (i.e.,

    1. Ibid., p.3.2. Ibid.

    Poincar versus Russell sur le rle de la logique dans les mathmatiques

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    sa capacit justi#er les propositions) est lie son contenu particulier. Elle sera dite tre mallable selon le degr dont son pouvoir justi#catif est transfrable des propositions trangres celles qui forment son contenu.

    Pour le logiciste, donc, le pouvoir justi#ant dune justi#cation est transf-rable toute proposition qui peut tre extraite de son contenu de faon #able par lanalyse logique. Ceci parce quil conoit la fonction dune garantie ou dune justi#cation comme tant simplement celle didenti#er une proposition comme vraie ; comme lanalyse logique dune proposition donne identi#e comme vraie peut conduire lidenti#cation comme vraies dautres propositions, elle (i.e., lanalyse logique) peut tre utilise pour tendre la justi#cation dune pro-position une autre. En consquence, puisquun bon nombre de propositions de ce genre sont distinctes du contenu en question, il sensuit que la conception logiciste de la justi#cation rend le concept relativement mallable.

    Dans la perspective logiciste, les propositions sont donc identi#es leurs conditions de vrit ou, en termes plus modernes, la classe de leurs modles. Conformment cela, une proposition q est tenue pour tre une consquence dune proposition p chaque fois quil ny a aucun modle de p qui ne soit pas galement un modle de q1. De faon correspondante, lidal de rigueur qui opre ici demande llimination des lacunes sparant les conditions de vrit des prmisses de celles de la conclusion, et pour raliser ce but le logiciste requiert une analyse qui rende l inclusion manifeste des secondes dans les premires. Dans les termes de la thorie des modles, ceci revient dire que lanalyse des prmisses et de la conclusion doit rvler que, en construisant un modle pour les prmisses, on doit avoir galement construit un modle pour la conclusion. Si cest le cas, alors aucun modle ne peut prendre place entre la classe des modles des prmisses et la classe des modles de la conclusion, ce qui signi#e quil ny a aucune lacune sparant les conditions de vrit de la conclusion de celles des prmisses.

    Poincar, la manire des kantiens en gnral, accordait un plus grand degr dautonomie (i.e., un plus faible degr de mallabilit) la justi#ca-tion mathmatique que ne le faisait le logiciste. Pour lui, la forme fonda-mentale de la justi#cation l intuition devait tre conue comme se distribuant la faon dune espce naturelle. Selon cette manire de voir les choses, une proposition est mathmatiquement justi#e seulement dans le cas o elle forme le contenu dune justi#cation mathmatique une intui-tion . Les justi$cations mathmatiques sont les primitives de ces schmes pistmologiques, et les propositions entrent sur la scne de faon drive comme les contenus abstraits des justi#cations. Ceci signi#e quil y a autan