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No 4 septembre 2008 La recherche sous la loupe

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Qui les recherches sur le handicap intéressent-elles? Les études réalisées dans ce domaine au cours des dernières années ont-elles un impact sur l’évolution des politiques publiques? Quelle liberté d’enquête est-elle laissée au chercheur et qui en fixe les limites? Les outils développés sont-ils utilisables sur le terrain? Les scientifiques sont-ils au-dessus de tout soupçon? L’humanisme a-t-il sa place dans l’univers de la science? Voilà quelques-unes des questions qui ont motivé l’élaboration de ce dossier.

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Page 1: PAGES ROMANDES - La recherche sous la loupe

No 4 septembre 2008

La recherche sous la loupe

Page 2: PAGES ROMANDES - La recherche sous la loupe

Impressum Pages romandes Revue d’information sur le handicap mental et la pédago-gie spécialisée, éditée par la Fondation Pages romandes, Institution de l’Espérance, 1163 Etoy

Conseil de FondationPrésident : Charles-Edouard Bagnoud

Rédactrice et directrice de revueSecrétariat, réception des annonces et abonnementsMarie-Paule ZuffereyAvenue Général-Guisan 19CH - 3960 SierreTél. +41 (0)79 342 32 38Fax +41 (0)27 456 37 75E-mail: [email protected]

Comité de rédactionMembres: Marie-Christine Ukelo-Mbolo Merga, Olivier Sala-min, Valérie Melloul, Eliane Jubin Marquis, Laurie Josserand, Sébastien Delage, Marie-Paule ZuffereyResponsable de publication: Charles-Edouard Bagnoud

Parution: 5 numéros par anMi-février, mi-avril, mi-juin, mi-septembre, début décembre

Tirage minimal: 800 exemplaires

Abonnement annuelSuisse Fr. 45.--AVS, étudiants Fr. 38.--Abonnement de soutien Fr. 70.--Etranger Euros 35.--

Publicité et annonces - Tarifs1 page Fr. 800.--1/2 page Fr. 500.--1/4 page Fr. 250.--1/8 page Fr. 125.--1/16 page Fr. 50.--Tarifs spéciaux pour plusieurs parutionsLes demandes d’emploi provenant des étudiants des écoles sociales romandes sont gratuites

Délai d’insertion2 semaines avant parution

Compte bancaireBanque cantonale du Valais, 1951 SionEn faveur de K0845.81.47 Pages romandesCompte 19-81-6Abonnement pour la France: faire parvenir vos coordon-nées et votre règlement par chèque bancaire à Jean-Fran-çois Deschamps108, rue Ire ArméeF - 68800 Thann

GraphismeClaude Darbellay, www.saprim.ch

Mise en pageMarie-Paule Zufferey

ImpressionEspace Grafic, Fondation Eben-Hézer, 1000 Lausanne 12

Crédits photographiques et illustrationsRobert Hofer, Jérôme Zufferey

Photos de couverture: Robert Hofer, Sion

N.d.l.r.: Les articles signés n’engagent que leurs auteurs. La présentation, les titres et les intertitres sont de la rédaction.La reproduction des textes parus dans Pages romandes est souhaitée, sous réserve de la mention de leur source.

©Pages romandes

Sommaire

Dossier: La recherche sous la loupe

2 Tribune libre Jacques Kuehni

3 Editorial Marie-Paule Zufferey

4 La recherche en histoire sur le handicap Mariama Kaba

7 La recherche sous influence Questions à Annie Thébaud-Mony

10 Jeux et enjeux de pouvoir Morgane Kuehni

12 Recherche et éthique en déficience intellectuelle Claude-André Dessibourg

14 Vieillissement des personnes handicapées

Jean-Daniel Vautravers

16 Des raisons de croire, malgré tout, en la recherche Sébastien Delage

18 Les ruses éthiques des chercheurs Jean Lambert

21 Pour une vision nouvelle de la sécurité sociale Stéphane Rossini

23 Sélection Loïc Diacon

24 Séminaires, colloques et formations Marie-Paule Zufferey

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Tribune libre

Il est probablement excessif de dire que tous les chercheurs sont philosophes; mais il est assez facile d’affirmer que la philosophie est apparentée à la recherche. Dans son «petit ca-téchisme à l’usage de la classe inférieure»1, August Strindberg en parle ainsi:- Qu’est-ce que la philosophie?- La recherche de la vérité.- Comment la philosophie peut-elle être l’amie de la classe su-périeure?- Parce que la classe supérieure paie les philosophes pour décou-vrir uniquement des vérités qui lui sont agréables.- Et si des vérités désagréables sont découvertes?- Alors elles sont considérées comme des mensonges et les phi-losophes ne sont pas payés. Caustique et rudimentaire di-ront quelques-uns, mais c’est bien en occultant le fait que toute recherche se pratique dans un environnement poli-tiquement, socialement et his-toriquement situé que la pré-tention scientifique produit des horreurs.

FlorilègeLa craniologie (science des crâ-nes)2 au service des discrimina-tions de races, de classes et de genre: Paul Broca, professeur de chirurgie à Paris écrivit en 1859, après l’observation scien-tifique de centaines de crâ-nes: «En moyenne, la masse de l’encéphale est plus considérable chez l’adulte que chez le vieillard, chez l’homme que chez la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez les races supérieures que chez les races inférieures.» Il était

absolument assuré d’un rap-port direct entre l’intelligence et le volume du cerveau; mais, une douzaine d’années plus tard, il eut quelques frayeurs quand un de ses collègues lui fit remarquer que les cerveaux allemands pesaient plus lourd que les cerveaux français et que le docteur Stark de Stuttgart expliquait ainsi la défaite de l’armée française, par manque de cervelle. Broca recalcula, remesura et se débrouilla pour trouver que les encéphales ger-maniques pesaient en moyenne 1320 grammes contre 1333 pour les Gaulois.A Prague, en 1903, le Dr Ma-thiega établit une échelle des professions sur la base des capa-cités cervicales: 1400 cm3 pour un manœuvre, 1433 pour un ouvrier agricole, 1436 pour un concierge, 1450 pour un méca-nicien, 1468 pour un homme d’affaires, 1472 pour un méde-cin, 1500 pour un professeur. Cesare Lombroso, titulaire de la chaire de médecine légale à Turin dès 1876 constitua lui aussi une impressionnante col-lection de crânes qu’il mesura et compara comme un forcené. Comme il était convaincu que le criminel est une bête, il ob-serva aussi les animaux. Dans son livre L’Homme criminel, il signale, dans les écuries mi-litaires, le cas de chevaux qui feignent de boiter; il rapporte aussi un assassinat chez les ci-gognes, une cigogne adultère aurait tué son mari avec l’aide de son amant ou encore une association de malfaiteurs chez les hirondelles qui auraient em-muré un moineau qui squattait le nid de l’une d’entre elles.L’ethno-chimie fut une créa-

tion du Dr Bérillon, directeur de la Clinique des Maladies nerveuses à Paris de 1886 à 1937. Il consacra sa vie scien-tifique à démontrer l’infériorité germanique en établissant un coefficient urotoxique qu’il me-sura à 45 chez les Français et 30 chez les Allemands. En clair ça voulait dire qu’il fallait 45 cm3

d’urine française pour tuer un kilo de cobaye alors que 30 cm3

d’urine allemande y suffisaient. Pour faire bonne mesure il sug-gère qu’au XVIIe siècle la popu-lation allemande était encore cannibale et que le goût de la viande humaine pourrait bien lui revenir.Après ces imbécillités positivis-tes, on se rappellera l’énergie très hitlérienne et absolument délirante qui chercha et trouva les preuves scientifiques de la supériorité aryenne. Il y eut l’Office central de la race et de la colonisation puis l’Ah-nenerbe qui fut une centrale de recherches raciales dotée d’une quinzaine de commis-sions de recherches animées par de nombreux universitaires et dirigées par une trentaine de professeurs de Facultés. Un de ces chercheurs décrivit l’en-jeu de son travail ainsi: «Après plus de mille ans de dictature spirituelle judéo-chrétienne sur l’Europe, il s’agit de tout prou-ver à nouveau.» Le pédagogue nazi E. Kriek résuma en 1930 la chose en cette phrase lapi-daire: «De même qu’une nation n’a qu’un gouvernement qui lui est propre, elle n’a qu’une science qui lui convient spécifiquement, c’est-à-dire une science conforme à son caractère, à ses vertus et à son destin.»3 Puis, plus près de nous (d’un

point de vue français ça fait deux guerres coloniales plus tard) nous avons le bon doc-teur Carothers, expert de l’Or-ganisation mondiale de la santé qui écrit dans un livre publié en 1954: «L’Africain utilise très peu ses lobes frontaux. Toutes les particularités de la psychiatrie africaine peuvent être rappor-tées à une paresse frontale.» Ce qui lui permet d’affirmer que l’Africain normal est un Euro-péen lobotomisé.4 Ce bouquet fleuri entend rap-peler que l’ostentatoire scien-tificité ne doit pas décourager les impertinences critiques qui entendent interroger les condi-tions dans lesquelles le savoir est produit. Il y a des impoli-tesses nécessaires, des crimes de lèse-majesté vivement recom-mandés et des mises en doute salutaires. Pour chercher, il est nécessaire de garder une grande liberté avec ce que l’on décou-vre. Suffisamment au moins, pour pouvoir prendre le risque de publier et de déplaire au Prince qui paie les chercheurs. Pour mémoire, je rappellerai qu’à l’aube du XXIe siècle, la Faculté de médecine de l’Uni-versité de Genève s’est trou-vée encombrée d’un directeur de recherche, spécialiste des conséquences du tabac sur la santé qui était largement et dis-crètement salarié de l’industrie cigarettière.

1 Petit catéchisme à l’usage de la classe inférieure, August Strindberg, Actes Sud, 1982.2 Tirés de Délires racistes et savants fous, Guy Bechtel, Plon, 2002. 3 Cité dans Napola, les écoles d’élite du 3e

Reich, H. Bouvier, C. Geraud, L’Harma-tan, 2000.4 Cité dans Les damnés de la terre, Frantz Fanon, rééd. La Découverte, 2002.

Recherches scientifiques et fables didactiquesQuand le fabriqueur de preuves justificatoires épouse l’allégeance idéologique, ou l’histoire d’un mariage arrangéJacques Kuehni, Morgins

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Edito

De questions en questionsMarie-Paule Zufferey, rédactrice

Qui les recherches sur le han-dicap intéressent-elles? Les étu-des réalisées dans ce domaine au cours des dernières années ont-elles un impact sur l’évolu-tion des politiques publiques? Quelle liberté d’enquête est-elle laissée au chercheur et qui en fixe les limites? Les outils développés sont-ils utilisables sur le terrain? Les scientifi-ques sont-ils au-dessus de tout soupçon? L’humanisme a-t-il sa place dans l’univers de la science? Voilà quelques-unes des ques-tions qui ont motivé l’élabora-tion de ce dossier d’automne.Pas facile d’inverser le processus habituel et de mettre - une fois n’est pas coutume - la recherche elle-même sous la loupe... Pas facile, certes, mais hautement instructif!La lecture commentée de l’évo-lution des recherches sur le han-dicap par l’historienne Mariama Kaba, par exemple, pose quel-ques constats des plus intéres-sants, dont celui-ci: «La circons-cription des études du handicap à des domaines bien définis (mé-decine, etc.) explique aussi la ré-sistance à intégrer la recherche et l’enseignement sur le handicap dans d’autres secteurs du cur-sus académique, où aborder le handicap est considéré comme inopportun et dénué d’intérêt». L’intérêt, voilà encore un mot qui flirte volontiers avec l’uni-vers de la recherche et dont les motivations ne sont pas toujours très flatteuses... Souvenons-nous de ces décou-vertes sur la nocivité de la fumée passive, gardées secrètes durant

des lustres à l’Université de Genève, parce que le «profes-seur» en charge de l’étude était grassement et secrètement payé par la firme commanditaire...Il y a plus. «La recherche sous in-fluence n’est pas une simple affai-re de corruption ou de vénalité, affirme Annie Thébaud-Mony, mais une orientation dominante de la recherche, y compris publi-que, en référence aux besoins de l’industrie, partenaire financier devenu incontournable». Il y a de quoi se poser légitime-ment la question de l’éthique, à laquelle le philosophe Jean Lambert répond par une autre question: «Faut-il développer la recherche pure, si éloignée des besoins humains, inutile et coûteuse, ou lui préférer la re-cherche appliquée de l’industrie, profitable mais si dangereuse et incontrôlable?»Et si l’une des réponses à ce problème était cette vigilance citoyenne qu’appelle de ses vœux la sociologue Annie Thébaud-Mony?Peut-être est-il temps égale-ment, en matière de recherche en déficience intellectuelle no-tamment, d’explorer du côté de la création d’un réseau scienti-fique et humaniste, comme le suggère Claude-André Dessi-bourg?Vous l’aurez constaté, ce dos-sier s’ouvre sur une avalanche d’interrogations et se clôt sur une série d’autres interroga-tions... Mais n’est-ce pas justement le propre de la recherche, d’aller ainsi de questions en questions?

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La recherche en histoire sur le handicapDe la production de savoirs sur le handicap aux connaissances sur notre sociétéMariama Kaba, historienne et professeure à la Haute Ecole de travail social et de la santé (EESP), Vaud

Depuis trois décennies, la recherche sur le handicap connaît un renouveau au sein des sciences humaines en général et de la discipline historique en particulier. Les ancrages contextuels de la thématique, la thématique elle-même et les lieux où elle s’étudie se sont modifiés dans le sens d’une plus grande ouverture épistémologique. Cet article aborde les différentes étapes de la recherche historique sur le handicap en questionnant les objectifs de cette recher-che et son évolution. Par cette historiogra-phie (histoire de l’histoire) du handicap, empruntée largement à la littérature anglo-saxonne1, cet article veut, d’une part, re-tracer l’héritage laissé par l’histoire sur nos conceptions encore actuelles du handicap, et montrer, d’autre part, en quoi une nou-velle approche de l’histoire du handicap tend, depuis récemment, à élargir notre champ de connaissances.

Les débuts de la recherche histo- rique sur le handicap: un objet rare et peu valoriséLes rapporteurs de l’historiographie sur le handicap soulignent que, jusqu’aux années 1970, ce sujet a été négligé par les histo-riens. L’une des raisons de cette négligence est le fait que l’expérience du handicap, depuis longtemps considérée du point de vue biomédical, a été perçue comme rele-vant de la médecine, de la réhabilitation, de l’éducation spéciale et d’autres champs professionnels appliqués - une perspective encore très présente dans les conceptions des politiques sociales modernes, de la pra-tique professionnelle et des arrangements sociétaux concernant les personnes en si-tuation de handicap. Or l’explication biomédicale du handicap est déjà en soi une construction sociale, révélatrice de l’appréhension du handicap dans notre société: concevant le handicap comme essentiellement causé par une série de pathologies localisées dans le corps et l’esprit des individus, elle individualise et privatise les causes prétendues de l’incapa-cité sociale et empêche la reconnaissance

de facteurs exogènes dans la construction des expériences du handicap. Les recher-ches en sciences humaines produisant du savoir en conformité avec ce modèle ont présenté le handicap comme une condi-tion de manque et d’incapabilité, indési-rable, asociale et apolitique, contribuant ainsi à renforcer le contrôle de l’industrie médicale et réhabilitatrice et le système de l’éducation spéciale sur les personnes en situation de handicap.Suivant ce même modèle, l’analyse histo-rique du handicap a d’abord dominé dans l’histoire de la médecine avant tout. Depuis une vingtaine d’années, les historiens de ce champ ont toutefois pris davantage en compte la part de l’expérience sociocultu-relle de la maladie, de la santé et des soins, et du discours construit autour de ceux-ci. Mais même ainsi, la plupart des travaux se sont focalisés sur les réponses profession-nelles et sociétales aux épidémies, les phases critiques de la maladie, le fonctionnement des institutions de soins, les interactions entre patients et professionnels de la santé; les personnes en situation de handicap ap-paraissant dans ces narrations y figurent en tant que «patients», «affligés» par la mala-die/le traumatisme ou «soumis» à une thé-rapie. Cette histoire médicalisée du handi-cap a contribué à présenter les personnes en situation de handicap comme passives, sans rôle actif dans leur propre histoire, les véritables acteurs historiques étant les professionnels, les philanthropes, les concepteurs des politiques sociales. Cette circonscription des études du handicap à des domaines bien définis (médecine, etc.) explique aussi la résistance à intégrer la re-cherche et l’enseignement sur le handicap dans d’autres secteurs du cursus académi-que, où aborder le handicap est considéré comme inopportun et dénué d’intérêt. On a aussi brandi l’argument d’une expropria-tion de la légitimité académique par des groupes d’intérêt cherchant à promouvoir une auto-estime personnelle et à servir un agenda politique touchant aux probléma-tiques du handicap.Parmi les autres facteurs expliquant le

Cet article aborde les différentes étapes de la recherche historique sur le handicap en ques-tionnant les objectifs de cette recherche et son évolution. Par cette historiographie (his-toire de l’histoire) du handicap, empruntée largement à la littéra-ture anglo-saxonne , cet article veut, d’une part, retracer l’héritage laissé par l’histoire sur nos conceptions encore actuelles du handicap, et montrer, d’autre part, en quoi une nouvelle approche de l’histoire du handicap tend, depuis ré-cemment, à élargir notre champ de connaissances.

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délaissement des historiens pour le handicap figure aussi le présupposé d’une pénurie des sources primaires dans cette thématique. Or ce pré-supposé est erroné car les matériaux pour l’histoire du handicap abon-dent en réalité, comme le montrent les études anglo-saxonnes récentes dont on reparlera plus bas. La situa-tion de la recherche sur le handicap en Suisse laisse penser que l’impres-sion de pénurie des sources provient d’une double réticence provoquée, d’une part, par l’éclatement des lieux d’investigation qui complique la tâche des chercheurs, et, d’autre part, du fait que le thème du handi-cap ne soit pas - encore - à la mode dans notre pays. Ceci expliquerait en partie le manque d’intérêt pour ce thème et mon relatif isolement en tant qu’historienne travaillant sur le handicap en Suisse romande2... On peut faire remarquer que la dispersion des données à travers les multiples canaux et institutions spécifiques - et non spécifiques - du handicap reflète la réalité histori-que d’un objet de recherche dont les traces sont à retrouver dans des lieux et domaines aussi hétéroclites que le sont les multiples facettes du handicap.Un autre facteur de l’élision des per-sonnes en situation de handicap dans l’historiographie est l’«anxiété exis-tentielle» qu’évoque souvent le han-dicap. Une abondante littérature en psychologie montre que la présence de personnes en situation de handi-cap suscite le malaise de nombreux individus qui se considèrent comme «normaux». Les personnes en situa-tion de handicap incarnant ce que craint notre société individualiste - la perte de l’indépendance, de l’autono-mie, du contrôle, en d’autres termes la soumission au destin - on évite d’aborder ce sujet.On peut enfin mentionner l’impor-

tante sous-représentation des person-nes en situation de handicap dans les institutions académiques en tant que membres du corps estudiantin, ensei-gnant ou administratif, phénomène qui exclut leurs points de vue de la réflexion intellectuelle portée sur le handicap et des discussions cou-rantes sur la réforme des cursus. En comparaison, l’histoire des femmes et des rapports sociaux de sexe n’aurait pas autant progressé sans l’apport des principales concernées. On peut s’interroger par ailleurs sur une forme de capitulation intellectuelle devant le sujet handicap par les principaux intéressés: quel sens y aurait-t-il, en effet, à lier les histoires de personnes si différentes qui ne se sentent pas forcément connectées les unes aux autres?L’état de la recherche sur l’histoire du handicap doit donc nous interpeller, car elle pose la question des raisons pour lesquelles certaines formes de connaissances sont privilégiées et d’autres marginalisées. Les raisons ex-posées ci-dessus répondent en partie à cette interrogation. Toutefois, depuis ces dernières décennies, un nouveau souffle politique, social et culturel a modifié le cap de la recherche sur le handicap, ouvrant la porte à des pers-pectives élargies.

Renouveau dans les études sur le handicap: l’émergence de la new disability historyC’est dans le contexte émancipateur des années 1970 et de l’activisme social luttant pour les droits des per-sonnes en situation de handicap que les sciences humaines ont amorcé une nouvelle approche intellectuelle et théorique du handicap. Tenant compte des facteurs sociaux, cultu-rels et politiques dans l’expérience du handicap et remettant en cause le fac-teur biomédical, les disability studies

ont souligné que le handicap n’est pas seulement localisé dans le corps des individus, mais est aussi et surtout une identité socialement et culturelle-ment construite, dont la signification est façonnée conjointement par les politiques, les pratiques profession-nelles, les arrangements sociétaux, les valeurs culturelles. Lancées aux Etats-Unis et au Canada, ces études y ont constitué une discipline universitaire florissante. Dans les années 1990, elles ont atteint une ampleur interna-tionale par la multiplication de collo-ques interdisciplinaires, de revues et collections spécialisées, la création de forums de discussion électroniques, à quoi se sont ajoutées les revendica-tions de milieux associatifs diffusant dans l’opinion publique les concep-tions intellectuelles et politiques des disability studies3. Par ce lobbying, mené souvent par les personnes en situation de handicap elles-mêmes et favorisant une nouvelle (auto-)re-présentation et (auto-)valorisation du handicap, est aussi né un nouvel intérêt pour ce sujet parmi les cher-cheurs, y compris les historiens.Aussi, la quête de réappropriation par l’histoire du thème handicap a-t-elle pris plusieurs formes. Les années 1970 ont d’abord donné place à une histoire du handicap promouvant les héros: Beethoven était sourd! Milton était aveugle! Roosevelt avait la polio! Mais cette histoire, comme celle des

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héroïnes de l’histoire des femmes, n’est que peu représentative de la réa-lité sociale que visent à examiner les études en sciences humaines. Dans les années 1980, les recherches se sont centrées sur les nombreux exem-ples d’abus, de discrimination, d’op-pression qui parsèment l’histoire des personnes en situation de handicap. On a vu ainsi passer le handicap de la marge vers le centre dans des thè-mes historiques bien établis tels que ceux du mouvement eugénique ou de l’holocauste de la Seconde Guerre mondiale, longtemps focalisés sur la «race». D’importants apports ont été faits dans l’histoire de l’industrie mo-derne ou de la guerre, lesquelles ont paradoxalement été très impliquées dans la production de handicaps tout en favorisant de diverses façons la marginalisation des personnes en situation de handicap. Les représen-tations de ces personnes dans l’art, le cinéma et la littérature ont aussi émergé comme objet de recherche, alimentant notamment l’histoire so-cio-culturelle. Celle-ci s’est aussi in-téressée depuis peu aux cultures, aux valeurs et à l’activisme des personnes en situation de handicap elles-mêmes: leurs résistances, leurs revendications, leurs échecs et leurs conquêtes dans les sphères privée et publique. Dans la mouvance des disability studies s’est ainsi profilée, depuis le début de no-tre ère, ce que les Anglo-Saxons ap-pellent la new disability history4: une nouvelle approche du handicap qui souhaite aller au-delà du handicap...

Le handicap comme clé de lectureEn effet, les disability studies réfutent l’idée que le handicap soit unique-ment un objet de recherche sur lequel on parle (recherches sur les person-nes en situation de handicap); il se-rait aussi un lieu à partir duquel on peut parler, apprendre, réfléchir sur la condition humaine. La réflexion est donc poussée au-delà de la thémati-que même du handicap, qui devient une catégorie analytique au même titre que le genre, la classe sociale, l’origine ethnique. L’appropriation de cette approche par la discipline histo-rique se justifie d’autant plus que la profondeur historique est particuliè-rement propice à l’analyse des trans-

formations structurelles et concep-tuelles des objets d’étude des sciences humaines: au-delà du constat des variations existant dans les comporte-ments humains, il s’agit de compren-dre le sens mis dans ces variations.Ainsi, pour les historiens de la politi-que et des politiques sociales, le han-dicap devient un facteur significatif dans le développement de l’Etat mo-derne, questionnant le fonctionne-ment de celui-ci: qui mérite l’assistan-ce et la protection du gouvernement? Qu’est-ce qui constitue un citoyen capable? A qui revient l’intégralité des droits de la citoyenneté? Pour les historiens du travail, le détour par le handicap suggère des moyens d’ex-plorer des hypothèses sur le travail, la force, la productivité, les tensions entre solidarité et individualité, les valeurs associées au capitalisme mo-derne. De nombreux sujets histori-ques méritent donc d’être revisités à la faveur de cette perspective, car à l’instar du genre et des rapports so-ciaux de sexe, le handicap en tant que rapports sociaux entre le «normal» et l’«anormal» se conçoit comme un élément constitutif des relations so-ciales et des relations de pouvoirs, sur lesquelles il peut faire réfléchir autre-ment. Car le handicap est à maints endroits, pour ne pas dire qu’il est partout, vu la nature fondamentale de l’expérience corporelle, le pou-voir d’une déficience à transformer la vie, la tendance humaine à classifier les autres sur la base de l’apparence, l’omniprésence des métaphores du corps dans le langage quotidien. Le handicap est si étendu dans son ap-port économique, social, politique, culturel, religieux, légal, philosophi-que, artistique, moral et médical que des sujets aussi divers et familiers que la guerre, le corps, les sens, le vieillis-sement, la beauté ou la technologie peuvent être à nouveau traités d’une façon originale, bousculant des idées reçues considérées comme allant de soi.La recherche a donc tout à gagner en superposant les grilles de lecture que sont le genre, la classe sociale, l’origi-ne ethnique et à présent le handicap. D’une part, parce que si le handicap peut toucher tout le monde, il le fait différemment selon le sexe, l’âge, la classe sociale, l’origine. D’autre part, parce que ces approches pluralistes

ouvrent la porte à de nouvelles étu-des qui affinent nos connaissances sur nos sociétés et leur fonctionnement, répondant aux questionnements fon-damentaux des sciences humaines et sociales: qu’est-ce que cela signifie d’être humain? Quelle est la valeur d’une vie humaine? Comment doit-on répondre éthiquement à la diffé-rence? Qui décide de ces questions, et que révèlent les réponses? Si les études en sciences humaines et no-tamment l’histoire ont alimenté no-tre savoir sur le handicap, le handicap peut à son tour offrir des possibilités d’exploration intellectuelle novatrices pour la recherche, cette dernière se définissant comme la «découverte de connaissances».

1 Sans autre mention de ma part, je me fonde sur les articles suivants: Longmore, P. K. & Umansky, L., «Disability History: From the Margins to the Mainstream (Introduction)», in Longmore, P. K. & Umansky, L. (dir.), The New Disability History. American Perspectives, New York & London: New York University Press, 2001, 1–29; Kudlick, C. J., «Disability History: Why We Need Another ‘Other’?», Ame-rican Historical Review, 3, 2003, 763–793; Titchkosky, T., «Disability Studies: The Old and the New», Canadian Journal of Sociology, 25/2, 2000, 197–224; Baynton, D. C., «Disa-bility in History», Perspectives Online, Ameri-can Historical Association, 44/8, 2006 (www.historians.org/Perspectives/issues/2006/0611, consulté le 17.11.2006); Kudlick, C. & Long-more, P., «Disability and the Transformation of Historians’ Public Sphere», Perspectives Online, op. cit.2 Thèse en cours sur l’«Histoire sociale, médicale et culturelle du corps handicapé en Suisse ro-mande (XIXe - début XXe siècle)», inscrite à la faculté des Lettres de l’Université de Lausanne; ainsi qu’une recherche effectuée de janvier 2007 à juillet 2008 sur «La prise en charge de l’infir-mité en Suisse romande au XIXe siècle: Etude des origines de l’assistance et des réseaux insti-tutionnels du handicap physique», financée par la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES•SO), programme du Réseau d’études ap-pliquées en politiques sociale, familiale et de la santé (REA).3 Sur l’histoire du développement des disability studies, voir Albrecht, G. L., Ravaud, J.-F. & Stiker, H.-J., «L’émergence des disability studies: état des lieux et perspectives», Sciences Sociales et Santé, 19/4, 2001, 43–73.4 Voir Longmore, P. K. & Umansky, L. (dir.), The New Disability History, op. cit; également Germann, U., Kaba, M., Nienhaus, A. & Wol-fisberg, C. (éd.), «Behinderung-Handicap», Traverse. Revue d’histoire, 3, 2006.

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Lorsqu’on parle de «recherche sous in-fluence», on pense immédiatement à la corruption et à la vénalité. Peut-il y avoir, de la part des chercheurs, une soumission à d’autres influences?

La «recherche sous influence» n’est pas une simple affaire de corruption ou de véna-lité, mais une orientation dominante de la recherche, y compris publique, en référen-ce aux «besoins» de l’industrie, partenaire financier devenu incontournable. L’expé-rience de l’amiante nous apprend que la recherche sur les effets sanitaires de cette fibre mortelle représente un enjeu majeur du rapport de force entre les industriels - qui défendent leurs intérêts financiers - et les forces sociales et politiques qui, dans une société démocratique, défendent ou tentent de défendre les principes fonda-mentaux du droit à la vie, du droit à la santé des travailleurs et de la population. Comme le soulignait Pierre Bourdieu1, le champ scientifique subit des pressions externes qui tendent à imposer d’autres rapports de force entre chercheurs que ceux inhérents à l’évolution de la recher-che elle-même et des controverses scienti-fiques proprement dites. Tout d’abord le pilotage de la recherche par des financeurs privés conduit à n’accorder des contrats de recherche qu’à certains thèmes ou discipli-nes. C’est ainsi qu’en France la toxicologie industrielle visant à identifier les proprié-tés toxiques des substances chimiques a disparu en tant que thème de recherche publique. Ensuite, dans le cadre des controverses scientifiques, les chercheurs peuvent s’op-poser sur des hypothèses, des méthodes et des procédures d’investigation, ainsi que sur des cadres théoriques d’interpré-tation des résultats. Il s’agit alors d’un dé-bat scientifique. Mais, lorsque ceux qui détiennent le pouvoir de l’argent et de la raison économique sont reconnus comme «propriétaires» des résultats de recherche et acteurs légitimes du débat au sein des instances d’expertise - alors même qu’ils sont extérieurs au champ de la recherche -

les règles du débat scientifique sont re-mises en question. En effet, le rapport de force s’établit alors non pas en référence à des questions scientifiques mais entre les chercheurs qui alertent sur un problème de santé publique et ceux - le plus grand nombre - qui sont captifs des impératifs économiques. De nombreux chercheurs participent à cette alliance tacite entre savoir et pou-voir économique. Une revue scientifique américaine a consacré en 2005 un dossier complet à cette inquiétante dérive de la recherche sous le titre «La corruption de la science par les industriels2». Lennart Hardell, spécialiste suédois en épidémio-logie des cancers, a mené une revue de la littérature qui met en évidence l’existence de multiples liens secrets entre les indus-triels et les scientifiques, ces derniers ac-ceptant d’orienter la publication de leurs résultats concernant les causes de cancer selon les intérêts particuliers de ces in-dustriels3. Des historiens ont mis à jour l’intervention active des industriels dans la recherche concernant les risques profes-sionnels pour en occulter les effets sur la santé des ouvriers. C’est notamment le cas de David Lilienfield et Geoffrey Tweedale concernant l’amiante4 ou de Claudia Clark concernant les effets du radium5.L’histoire de la mise en évidence des ef-fets cancérogènes de l’amiante ou des ra-diations ionisantes, en particulier dans le cadre du travail, témoigne de l’influence déterminante jouée par quelques scienti-fiques de renommée mondiale - notam-ment le professeur Richard Doll -, sous la pression des industriels, dans la mise en doute indéfinie des liens entre amiante et cancer, rayonnements et cancer, risques in-dustriels et cancer. Ayant acquis une légi-timité dans l’institution et dans la société, Richard Doll et d’autres scientifiques - tel, aujourd’hui, David Berstein pour l’amian-te chrysotile - ont soutenu et soutiennent, parfois contre toute évidence, les postu-lats et hypothèses imposés par leurs spon-sors, taisant ou disqualifiant les résultats de recherche qui vont en sens contraire.

La recherche sous influenceQuestions à Annie Thébaud-Mony Annie Thébaud Mony, sociologue, directrice de recherche à l’Inserm*

Dans un ouvrage paru récemment*, la spécia-liste des questions de santé au travail, Annie Thébaud-Mony, s’at-tache à démontrer les dérives possibles de la recherche lorsqu’elle est sous influence. Cette chercheuse, qui appelle à la vigilance citoyenne face à ce phénomène qui ne se cantonne pas au domaine de la santé, a accepté de répondre aux questions de Pages romandes.

*«Travailler peut nuire gra-vement à votre santé», Annie Thébaud-Mony, Editions La Découverte, 2007, Paris. L’ouvrage a été réédité en 2008 dans la collection Poche des mêmes Editions.

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David Berstein est devenu la caution scientifique actuelle des opposants à l’interdiction mondiale de l’amiante, dont le marché est en expansion en particulier en Inde et en Chine, mais aussi en Russie et dans certains pays d’Amérique latine6. Ces chercheurs contribuent grande-ment à donner légitimité à «l’expé-rimentation humaine» planétaire à laquelle on assiste aujourd’hui avec la prolifération de l’usage de substances cancérogènes dans la production et les biens de consommation. L’histoire de l’amiante permet d’affirmer que les études d’expérimentation anima-le menées, dès les années 1930, par des chercheurs sous contrat avec les industriels, apportaient la preuve des propriétés cancérogènes de l’amiante. Mais il a fallu plus de trente ans pour que des données épidémiologiques confirment que l’amiante donne aussi le cancer chez les humains. Les industriels ont réussi à faire pression au sein des groupes de travail du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC)7 pour imposer la production de données épidémio-logiques statistiquement significati-ves comme préalable indispensable à l’inscription d’une substance dans la liste officielle des cancérogènes établie par le CIRC. A partir du moment où la «preuve» de la toxicité repose ex-clusivement sur un nombre significa-tif de décès par cancer survenant 20 à 50 ans après l’exposition aux toxi-ques en cause, il s’agit d’un détourne-ment du sens même de la discipline épidémiologique au profit d’une ex-périmentation humaine qui laisse le temps aux industriels de développer des marchés lucratifs sans avoir à as-sumer les conséquences sanitaires de productions dangereuses. Quand la «preuve» épidémiologique est faite, il est trop tard pour nombre de victimes tandis que les pouvoirs publics jugent le plus souvent économiquement im-possible d’interdire une production dangereuse.

Une recherche peut-elle être «biaisée» dès le départ, notamment par l’idéo-logie (ou la conviction) d’un cher-cheur?

Oui une recherche peut être «biaisée» dès le départ. C’est le cas de l’hypo-thèse d’un lien exclusif entre cancer

du poumon et tabac, l’idéologie do-minante en santé publique étant la mise en cause des comportements individuels. Ceci contribue depuis 50 ans au déni de l’influence des exposi-tions professionnelles ou environne-mentales sur l’évolution de l’épidémie de cancer à l’échelle mondiale.

Que se passe-t-il quand les conclusions «débordent» la question initiale? Y a-t-il un «devoir» de communication lorsqu’un chercheur découvre bien plus que ce qu’on lui demande?

Le dossier cité plus haut (voir note 2) est fondé sur des exemples de cher-cheurs «mis à l’index» voire attaqués en justice par les industriels dont ils mettaient en question les produits. On peut citer le cas d’un enseignant-chercheur en génétique moléculaire à l’Université Paris-Sud, Christian Vé-lot. Depuis 2002, il est responsable d’une équipe de recherche à l’Institut de Génétique et Microbiologie (Ins-titut mixte CNRS-Université) sur le Centre Scientifique d’Orsay, équipe qui travaille sur les risques associés aux OGM. Il a assumé publiquement les résultats de ses recherches. Ses prises de position lui valent aujourd’hui, de la part de la direction de son Institut, de nombreuses pressions matérielles, depuis la confiscation de la totalité de ses crédits pour 2008, la privation d’étudiants stagiaires, jusqu’à l’an-nonce de l’exclusion de son équipe de l’Institut à partir de fin 20098.

Avez-vous des exemples où des cher-cheurs ont sciemment participé à l’or-ganisation de l’ignorance? En fixant, par exemple, un cadre de recherche qui exclut du champ des possibles ce qu’on ne veut pas savoir ou faire sa-voir, en effaçant les traces ou la mé-moire des données recueillies?

Je voudrais citer ici un autre usa-ge pervers de l’épidémiologie. Les preuves de la toxicité de l’amiante constituent un savoir universel. Nous n’avons pas à prouver dans chaque pays, chaque mine, chaque usine, que l’amiante donne le cancer. Mais des chercheurs se prêtent au jeu des industriels de l’amiante et continuent de tenter de faire croire que l’absence d’études épidémiologiques sur les ef-fets sanitaires de l’amiante en Inde, au

Brésil ou ailleurs, permettrait d’affir-mer que, dans ces pays-là, l’amiante n’est pas dangereux. Dans ces mêmes pays, l’industrie de l’amiante finance des études coûteuses et scientifique-ment malhonnêtes. Pour les univer-sitaires concernés, il ne s’agit pas de mettre à disposition des victimes de l’amiante, identifiées parmi les tra-vailleurs et populations exposés, les infrastructures sanitaires indispen-sables au diagnostic et aux soins des maladies liées à l’amiante. Tirant parti de l’extrême mobilité des travailleurs et de l’inexistence de structures sa-nitaires accessibles aux travailleurs et à la population pauvre pour un diagnostic de cancer, les chercheurs s’emploient à prouver qu’au Brésil ou en Inde, par exemple, il n’y a pas de résultats scientifiques probants per-mettant d’affirmer que l’amiante y a fait des victimes.

Vos propos mettent en lumière l’exis-tence de multiples liens secrets entre les industriels et les scientifiques. Les dérives sont souvent mises à jour bien plus tard, souvent trop tard… Quelle crédibilité peut-on dès lors accor-der aux conclusions d’une recherche quand on ne sait pas quelles loyautés sont en jeu?

Une pratique se développe qui consiste à obliger les chercheurs à faire figurer sur leur publication quel est le spon-sor des recherches dont ils publient les résultats. Ceci n’est cependant pas suffisant pour éviter ce qui constitue plus qu’une dérive, une dépendance permanente et quasi-universelle de la recherche à l’égard de fonds privés. Ainsi, la dernière étude internationa-le concernant les cancers associés aux rayonnements ionisants à faible dose chez les travailleurs de l’industrie nu-cléaire, coordonnée par le CIRC mais financée par l’industrie nucléaire, a exclu de son champ les travailleurs d’entreprises intervenantes assurant la maintenance des centrales nucléai-res9. Or, ces travailleurs reçoivent plus de 80% de la dose collective d’irra-diation professionnelle reçue sur les sites nucléaires!C’est donc une question de politi-que publique de l’organisation et du financement de la recherche. Celle-ci devrait comporter des for-mes de contrôle social des choix de

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recherche et des garanties de rigueur des travaux effectués. La recherche est une question citoyenne. Ce sont des mouvements sociaux - concer-nant l’amiante, les éthers de glycol, les OGM, les antennes relais, mais aussi les produits et procédés de tra-vail comportant des risques - qui ont conduit au développement de travaux de recherche visant à répondre à des questions scientifiques posées au nom de l’intérêt général et des droits de la personne.

Les dangers de l’amiante étaient connus depuis 1908. Comment com-prendre qu’il ait fallu 70 ans pour que des mesures soient prises?

Le principal obstacle a été le fait qu’il s’agissait d’atteintes à la santé des ouvriers dans un contexte où les ris-ques du travail apparaissaient comme des risques «normaux». Il a fallu que d’autres catégories sociales se sachent menacées pour que les dangers de l’amiante deviennent un problème de santé publique. Mais ce n’est acquis que sur le continent européen.

Un chercheur peut-il être poursuivi, au même titre qu’un industriel, s’il est convaincu de corruption et/ou de faux dans les conclusions, ayant ainsi par-ticipé activement à la mise en danger d’autrui?

Bien sûr, un chercheur peut être poursuivi et condamné, s’il peut être prouvé qu’il a participé à une situa-tion de «mise en danger d’autrui» et de «non assistance en personne en danger» (selon les termes du Code pé-nal français). Les scientifiques ne sont pas au dessus des lois. Cependant la justice est beaucoup plus prompte à condamner les faucheurs d’OGM - pour atteinte à la propriété privée - que les chercheurs qui, sciemment, affirment la non toxicité de subs-tances qu’ils savent dangereuses, au mépris de la santé voire de la vie des travailleurs et citoyens exposés.

Dans votre livre, vous montrez que des recherches qui prouvent la nocivi-té de certains produits ont été invali-dées par l’organisation de controverses scientifiques largement soutenues par ceux qui avaient intérêt à instaurer le doute. Est-il possible de concevoir la mise en place d’une autorité supérieu-re qui examinerait et rendrait compte des découvertes qui pourraient avoir des conséquences graves sur la vie?

Je ne suis pas convaincue qu’il puis-se y avoir une «autorité supérieure» susceptible d’indépendance absolue. Je crois surtout qu’il y a la nécessité de développer des contre-pouvoirs citoyens pouvant obtenir l’appui de scientifiques, indépendants de l’in-dustrie et du pouvoir économique. C’est l’histoire du réseau internatio-nal Ban Asbestos. Dans sa lutte pour l’interdiction mondiale de l’amiante, il s’appuie sur une alliance entre des mouvements citoyens, des cher-cheurs, des avocats, des journalistes, qui, ensemble, défendent les droits fondamentaux: droit à la vie, droit à la santé, droit à la dignité.

Est-il envisageable de mettre en place un système pluridisciplinaire, qui as-socierait aux recherches pratiquées par les sciences dites «dures», les sciences humaines (sociologie, psychologie...)?

Oui, la recherche pluridisciplinaire peut exister. J’en fais l’expérience de-puis près de dix ans, ayant la respon-sabilité d’un programme de recherche pluridisciplinaire sur la connaissance, la reconnaissance et la prévention des cancers professionnels (cf l’article cité note 7).

Le chercheur est souvent au service, non de la science, mais de celui qui le paie. Dans un monde idéal, qui devrait financer la recherche pour en assurer la liberté?

La recherche est ou devrait être au service des questions les plus crucia-les pour l’humanité et son devenir. Ce n’est pas aux firmes multinatio-nales de décider des priorités de re-cherche. Une recherche publique sur fonds publics est indispensable. Elle devrait être financée par un impôt sur les grandes entreprises au lieu de lais-ser ces dernières s’approprier le savoir scientifique, en particulier quand il concerne la vie et la santé.

1 Pierre BOURDIEU, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, Paris, 2001.2 International Journal of occupational and En-vironmental Health, Special Issue, «Corporate corruption of science», volume 11, n° 4, Octo-ber-November 2005.3 Lennart HARDELL, «Secret ties to industry & conflicting interests in cancer research», Ameri-can Journal of Industrial Medicine (2006).4 David LILIENFIELD, “The silence: The as-bestos industry and early occupational cancer re-search - A case study”, American Journal of Pu-blic Health, June 1991, vol. 81, N° 6; Geoffrey TWEEDALE, Magic Mineral to Killer Dust, Oxford University press, Oxford, 2000.5 Claudia CLARK, Radium girls. Women and Industrial Health Reform, 1910-1925, The university of North Carolina press, 1997.6 Jock MC CULLOCK & Geoffroy TWEEDA-LE (2008) Defending the Indefensible. The Glo-bal Asbestos Industry and its Fight for Survival, Oxford University press7 Annie THEBAUD-MONY Construire la visi-bilité des cancers professionnels: une enquête per-manente en Seine-Saint-Denis, Revue française des Affaires sociales, n°2-3/20088 Voir le site de l’association Sciences citoyennes: http://sciencescitoyennes.org/9 Cardis E, Howe G, Ron E, Bebeshko V, Bo-gdanova T, Bouville A, Carr Z, Chumak V, Davis S, Demidchik Y, Drozdovitch V, Gentner N, Gudzenko N, Hatch M, Ivanov V, Jacob P, Kapitonova E, Kenigsberg Y, Kesminiene A, Kopecky KJ, Kryuchkov V, Loos A, Pinchera A, Reiners C, Repacholi M, Shibata Y, Shore RE, Thomas G, Tirmarche M, Yamashita S, Zvo-nova I. (2005) Risk of cancer after low doses of ionising radiation: retrospective cohort study in 15 countries British medical Journal, Jul 9;331(7508):77.

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L’expérience relatée dans cet article par Morgane Kuehni rend compte sans complaisance des difficultés que peuvent rencontrer les chercheur-se-s lors de leurs enquêtes de terrain. Les mécanismes identifiés par la socio-logue ne sont pas sans rappeler les blocages auxquels s’est heurtée Pages romandes dans ses tentatives de ques-tionner le fonctionnement du milieu institutionnel...

Malgré la fécondité des analyses ré-flexives fournies depuis une trentaine d’années en Sciences humaines, l’ac-cès au terrain de recherche et les en-jeux qui le structurent font souvent figure de lettre morte dans les compte rendus d’enquête. Hypotrophié, in-tercalé entre deux sous-chapitres de méthode, tout se passe comme si le retour sur les conditions de produc-tion des données excluait implicite-ment la possibilité de mettre à jour ces dispositifs pratiques. Pourtant, c’est bien connu, la maîtrise du savoir est un véritable rapport de pouvoir et par conséquent l’accès au terrain, de celles et ceux qui y entrent, et de ce qui en sort est un enjeu de taille. Les terrains d’enquête sont mouvants, ils ne sont jamais donnés d’avance et sont conditionnés par des rapports de force et des négociations entre les détenteurs du pouvoir légitime (ceux qui donnent l’autorisation formelle de la possiblité d’enquêter), les per-sonnes directement concernées par la recherche et les chercheur-e-s. J’en faisais l’expérience douloureuse, il y a peu, après que la hiérachie d’une grande institution m’interdît formel-lement l’accès à un terrain de recher-che auprès de lingères… Cette exclusion a certes considéra-blement bouleversé mon travail de production - je n’ai pas écrit d’article sur les lingères - mais elle a surtout ouvert un questionnement sur ma position de chercheuse.

Les deux temps de la justifica-tion de mon exclusion du terrain d’enquêteMa présence sur le lieu de travail des lingères fut des plus courtes. En effet, le lendemain de mon premier jour de terrain, je reçois un mail au ton plus que courroucé dont le contenu n’est rien de moins qu’une remise en cause intégrale de mon travail et de la légitimité que j’avais eue à l’exer-cer. Les accusations sont multiples et visent surtout ma démarche qui «est mal précisée, spécialement au niveau de la méthode employée (justification et but de l’intervention flous, ques-tions posées...)», la collaboration n’est donc plus envisageable et il n’est ab-solument pas question de publier les données recueillies sans l’accord du service juridique de l’institution, cet-te dernière remarque étant d’ailleurs soulignée. J’imagine - en lisant le mail - un ou, plus vraisemblable-ment, plusieurs malentendus et je comprends que mon inexpérience et mes maladresses dans la négociation du terrain m’ont conduite à sous-esti-mer les rapports de domination entre les différents corps de métiers et les rapports hiérarchiques à l’intérieur de l’institution. Je sais par ailleurs (et cet-te fois, par expérience) que l’enquête sociologique peut parfois contribuer au «désordre»1, mettre à jour des véri-tés refoulées, souvent portées par une parole illégitime, voire parfois même l’avoir suscitée. La direction, ou les responsables hiérarchiques, par leur statut privilégié, officient donc com-me gardiens du terrain et contrôleurs du savoir. Cette première accusation de man-que de sérieux (ou de non-profes-sionnalité) a été facilement invalidée. L’historique des personnes contac-tées, le corpus théorique ainsi que la démonstration irréfutable du fait que l’observation et l’entretien semi-directif sont des méthodes plus que

courantes en sociologie l’ont rapide-ment enterrée. Cependant, malgré ma «réhabilitation» et la possible publication, puisqu’il ne plane plus l’ombre d’un doute sur sa pertinence scientifique, demeure l’interdiction formelle de retourner sur mon ter-rain de recherche. Bref, tout semble résolu, sauf reprendre contact avec les lingères. Je décidai alors d’appeler la respon-sable en chef des lingères pour com-prendre, et si possible lever, cette in-terdiction. Je fus plus que déroutée par les justifications qu’elle donnait à cette impossibilité de reprendre contact avec les lingères. Ma présence sur le terrain de recherche, dit-elle, a été très mal vécue par ces derniè-res. En effet, m’explique-t-elle, leurs origines étrangères, leur âge, le fait qu’«elles soient plutôt vieux jeux» et d’une «grande sensibilité» a entraîné plus d’une incompréhension et ma-nifestation de résistance à l’égard d’un questionnement sociologique, qui les «bouleverse» plus qu’il ne les intéresse. Cette deuxième accusa-tion concernait donc mes capacités à traiter et partager des informations avec des personnes situées en bas de la hiérarchie sociale des métiers, souvent immigrées et surtout d’une autre génération. En quelques mots, on m’accusait d’intrusion abusive auprès de personnes sans ressources pour faire face à la légitimité acadé-mique d’une jeune chercheuse. Le désintérêt profond du personnel su-bordonné pour les questions relatives au savoir ainsi décrété, ma présence et mes interrogations n’avaient pas, ou en tous les cas plus, lieu d’être sur le terrain. Si je voulais poursuivre mon enquête, la responsable serait désormais mon unique interlocutri-ce, et son discours sur le travail des lingères remplacerait à titre d’égal, voire supérieur, celui de ces femmes «âgées, immigrées et peu intéressées».

Jeux et enjeux de pouvoir:Lorsque la recherche se heurte à la volonté de ne rien laisser voir et de ne rien laisser savoir*Morgane Kuehni, sociologue, Lausanne

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Cette dernière accusation fut pour moi un véritable nœud de question-nement sur le travail de recherche.

Quand la rupture appelle la pensée Les chercheur-e-s en Sciences humai-nes ont largement débattu des diffi-cultés d’accéder à des terrains, le fait de se faire «accepter» par les individus ou le groupe que l’on désire étudier est une problématique classique à toute sociologie. Suite à cette accu-sation de «maltraitance» envers ces dames «âgées et sans lettres», j’essayai de reconstituer les heures passées sur le terrain. Lors de ces réflexions, j’ai abouti à une certitude: lors de mon terrain, les visages de ces femmes ne se sont pas fermés, fuyant devant une légitimité statutaire universitaire in-tenable pour des lingères. Je suis sûre de notre compréhension réciproque et je suis sûre de leur acuité intellec-tuelle. Je me souviens, non sans un certain soulagement, des discussions et des débats que mes questions ont suscités, des photos des petits-enfants qu’elles m’ont montrées et celles des crochets en cours. Dans le cadre de cette recherche, je me confrontai à un autre type de difficultés que l’on peut rencontrer lorsque l’on travaille avec (sur) des professionnelles en bas de la hiérarchie sociale des métiers: que la direction décide de leur «inacuité intellectuelle», de leur incompréhen-sion des problématiques dites «aca-démiques» et leur sensiblerie sur des thèmes jugés «délicats et personnels». Le monopole de la parole par la hié-rarchie en dit long de la place des lingères dans cette institution. Inter-venir sur des terrains professionnels pose la question du statut de la parole de celles et ceux qui sont d’accord de se risquer à dire des choses de leur tra-vail, de se donner à voir et à prendre le risque d’une (in)compréhension. C’est un risque avant tout pour les travailleurs et travailleuses, parce que la situation d’observation et d’entre-tien implique d’aller au-delà de ce qui se dit et se donne à voir dans les rap-ports ordinaires de travail «entre soi». En effet, la chercheuse s’étonne, ques-tionne et bouleverse, parfois même sans s’en rendre compte, des prati-ques de travail, des actes ou des paro-les ordinaires. Mais c’est aussi risqué pour les responsables hiérarchiques parce que les résultats d’une étude

peuvent s’avérer problématiques pour l’institution et ses responsables. Aus-si, parce que la direction n’a aucun contrôle sur le traitement de la parole de ses subordonné-e-s, il est possible qu’elle interdise l’accès au terrain ou qu’elle retire un droit préalablement accordé. L’histoire des lingères aura soulevé les dynamiques et les rapports de domination en jeu pour le contrô-le du savoir: une recherche implique toujours un jeu de relations qui com-porte des enjeux, elle n’échappe pas aux conflits ordinaires.

Au-delà du rapport de force, le rapport d’humanité ou la présence de soi Mais la rupture avec mon terrain d’en-quête m’a également questionnée sur la manière de me situer par rapport à mon objet de recherche. En effet, l’accusation de «maltraitance» envers ces lingères aura soulevé l’importance des liens noués sur le terrain. Un ter-rain, parce qu’il est obligatoirement rencontre et expérience vécue, ne peut aboutir sans que les chercheur-e-s «s’y collent». Une intervention de terrain est une rencontre qui déborde largement de la mise en place d’une méthodologie définie d’avance. Le-la sociologue est confronté-e à toutes les singularités de la situation, des per-sonnes, des collectifs, des éléments spatio-temporels, des relations inter-subjectives qui se nouent avec lui-elle et les modifications que sa présence produit sur ces dernières. La rencon-tre déborde toujours du monde pur de la connaissance technique et scientifi-que: l’observé n’est jamais tout à fait conforme à l’anticipé, bien souvent il s’y apparente, mais s’y glissent aussi des éléments de l’ordre des rapports entre humains. Ces éléments ne sont pas des transgressions à réduire ou des parasites à l’étude, ils font partie in-tégrante d’un travail de terrain et en garantissent la faisabilité. En effet, les informations pertinentes ne sont pas disponibles, prêtes à être saisies par l’enquêteur-trice: elles sont produites en situation et en coopération avec les personnes concernées. L’acte techni-que de «collecte de données» engage les personnes qui font de la recher-che à travailler à partir de savoirs non formalisés. Une expérience de terrain c’est des concepts, des percepts, mais aussi et toujours de l’affect. Autre-

ment dit, elle se joue toujours sur un double rapport de professionnalité et d’humanité, à la fois sur les savoirs et les savoir-faire propres à la sociologie, mais aussi sur la nécessité d’une ap-partenance commune fondée sur le souci du monde et le souci des autres. Une enquête sociologique c’est en quelque sorte le contraire du «chacun pour soi», elle nécessite la capacité de «prendre soin» de l’autre et d’assurer des formes de liens solidaires.

La volonté de voir et de savoir aux prises avec le pouvoir…Les démarches et les arguments de la hiérarchie pour empêcher le dérou-lement de cette recherche me lais-sent, encore aujourd’hui, perplexe. Comment comprendre cette volonté d’obscurcir, de ne rien laisser voir et de ne rien laisser savoir? Dans l’his-toire des lingères, la rétention du sa-voir s’est jouée sur plusieurs étapes, il y eut d’abord la pression sur la pu-blication, puis l’exclusion du terrain, et enfin le fait que la responsable en chef se déclare seule détentrice d’une parole sensée sur le travail productif et reproductif de ses employées. Je ne saurai donc rien du travail des lingè-res parce que face au désordre que peut provoquer l’enquête sociologi-que, l’autorité hiérarchique a décrété leur fragilité et l’inintelligibilité de leurs propos. En conclusion de cette expérience, il me reste donc la confir-mation de l’indissolubilité des liens entre savoir et pouvoir, la recherche sociologique n’y échappe pas. Mais il me reste aussi une interrogation, le savoir s’acquérrait-il parfois par ef-fraction? Quand chercher à compren-dre se heurte au verrouillage hiérar-chique, que peut la curiosité devant la force? Il reste la ruse ou l’abandon, et cette fois-ci l’abandon avait un goût amer…

1Dans le sens de «remise en cause» d’un ordre préalablement établi.

*Pour une version plus complète de cet article: Morgane Kuehni, «Retour sur une exclusion de terrain d’en-quête auprès de lingères: lorsqu’un terrain soulève la question du tra-vail de la sociologue débutante, en-tre autres». In: Magdalena Rosende, Natalie Benelli (dir.). Laboratoires du travail. Antipodes, pp. 27-38, 2008.

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Recherche et éthique en déficience intellectuelleVers la création d’un réseau scientifique et humaniste?Claude-André Dessibourg, neurologue, professeur titulaire, IPC, Université de Fribourg

À notre sens, un triple diagnostic-action intégrant les perspectives pédagogiques, médicales (en particulier neurologiques) et psychiatriques est, la plupart du temps, nécessaire pour une prise en charge glo-bale des personnes intellectuellement dé-ficientes. En effet, sans diagnostic précis, sans éclairage sur les mécanismes sous-jacents aux symptômes, les différents intervenants seront impuissants à faire à l’enfant des propositions pertinentes, ciblées et efficaces1. Un échange d’infor-mations, une prise en charge au fil du progrès, sans compter une saine empa-thie, sont le terreau pour une meilleure approche de ces personnes.2

On peut se poser la question suivante: pourquoi la recherche pharmacologique est-elle si indigente dans ce domaine? Car il faut bien l’avouer, l’industrie pharma-ceutique est très diserte à ce propos. Certaines réponses résident dans les dif-ficultés du diagnostic initial, dans la pré-valence des troubles, leur expression cli-nique variable et leur répartition en une constellation de syndromes orphelins.

Il y a quelques décennies seulement, la plupart des déficiences étaient d’ori-gine inconnue ou faussement attribuées à des difficultés périnatales. Actuellement, grâce aux progrès de la génétique, des analyses de laboratoire et de la neurora-diologie (cette dernière étant particuliè-rement efficiente dans le diagnostic du polyhandicap), on estime qu’une moitié des troubles trouve une cause identifia-ble. D’autres syndromes tel l’autisme sans comorbidité apparente (70% des cas) restent de nature mystérieuse, pro-bablement en partie polygénique3. Il faut souligner le fait que nombre d’entre eux n’apparaissent pas à l’évidence d’emblée, mais plutôt lors d’une acquisition retar-dée de la parole, de la marche ou tôt dans le cursus scolaire. C’est souvent le cas dans un syndrome d’alcoolisation fœtale, un Xfragile ou un trouble hyperactif/at-tentionnel (THADA).

La prévalence des déficiences intel-

lectuelles varie considérablement selon le concept envisagé. Nous n’incluons évidemment pas ici les déficits purement moteurs ainsi que les troubles dus à des traumatismes crâniens, à la sclérose en plaques, à des maladies psychiatriques à proprement parler, à des démences etc. Classiquement, cette prévalence varie de 1 à 3% de la population, ce d’autant que les personnes en situation de handi-cap ont actuellement une espérance de vie considérablement améliorée. À cela s’ajoutent des syndromes jusqu’ici peu pris en compte, comme par exemple celui d’Asperger, souvent confondu avec une phobie sociale. Une étude italienne de May et al. en 20064 montre par ailleurs que 3,5% de la population enfantine dans la province de Lazio près de Rome serait atteint d’un syndrome d’alcoolisation fœ-tale partiel. De plus, l’on admet généra-lement que 5% des enfants sont atteints d’un THADA qui constitue un handicap certes «léger» par rapport à d’autres mais qui peut ruiner une scolarité.

L’expression clinique, à savoir la pé-nétrance d’un syndrome est souvent très variable. Il est bien connu qu’une per-sonne trisomique peut avoir un QI deux fois plus élevé que son pair. Une autre, atteinte de symptômes autistiques peut être verbale, relativement autonome et se développer de manière satisfaisante, alors que sa camarade présente des crises épi-leptiques, est mutique, dépendante d’at-tention et de soins constants.

Hors les grands thèmes sus-évoqués, la répartition des handicaps correspond à une constellation (on en connaît plus d’un millier) de syndromes rares, souvent assimilés à des «maladies» orphelines. Pour exemples, le syndrome de Turner touche 1 fille sur 10’000, celui de Rett 1/15’000, celui de Prader-Willi entre 1/100’000 et 1/1 000’0005.

On voit d’emblée et sans entrer dans les détails à quelles difficultés sont confron-tées les études s’adressant à des cerveaux si différents les uns des autres.

Difficultés liées à la recherche en déficience intellectuelle

De plus, d’autres paramètres médicaux mais également psychologiques et sociaux complexifient encore les recherches.

De manière générale, les troubles neurologiques et psychiatriques «purs» (s’il en est) ont encore, pour nombre d’entre eux, des causes très imparfaite-ment connues. La situation est encore plus difficile s’ils sont associés à une défi-cience intellectuelle. L’âge, les comorbidi-tés (épilepsie, spasticité, incoordination, dyslexie, hyperactivité ou apathie) ainsi que l’évolution personnelle (adolescence, relation avec les pairs) et les conditions socio-familiales (allophonie, pauvreté, perte d’un être cher, divorce des parents) varient bien entendu grandement d’un individu à l’autre.

Nul n’est besoin d’insister sur le fait que certains troubles, en particulier psy-chomoteurs, langagiers et comportemen-taux sont difficiles à quantifier. Raisons pour lesquelles des études comprenant un nombre statistiquement significatif de personnes en situation de handicap, une durée permettant une observation suf-fisante, des groupes-contrôles (sans né-cessairement parler de placebo qui pose, par lui-même, un problème éthique), des échelles validées, des paramètres compa-rables (âge, sexe, environnement, prise en charge similaire etc.) sont très difficiles à être mises sur pied, que ce soit en ambu-latoire ou en milieu institutionnel.

Les réactions d’une personne trisomi-que, autiste, polyhandicapée ou atteinte d’un syndrome de Klinefelter sont diffé-rentes les unes des autres pour des raisons structurelles. Les effets bénéfiques ou né-fastes de molécules tel un antidépresseur, un antipsychotique ou un stabilisateur de l’humeur vont différer selon l’âge, les co-médications, les paramètres relationnels etc. On sait également que les enfants et tout particulièrement les personnes défi-cientes intellectuelles réagissent souvent de manière atypique, voire paradoxale

«Voir, regarder, rencontrer le handicap comme une part vulnérable de nous-mêmes» C. Buholser

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aux médicaments. Ce, probablement en raison de réseaux neuronaux, de récep-teurs cérébraux et d’une manière particu-lière de métaboliser («digérer-dégrader») les substances actives.

Par ailleurs, la résonance magnétique fonctionnelle montre à l’heure actuelle que les approches éducatives, physiothé-rapeutiques, ergothérapeutiques, musi-cothérapeutiques etc. agissent également sur les neurotransmetteurs et les cellules souches, de telle sorte que ces approches non médicamenteuses ont bel et bien des effets primaires et secondaires, des indica-tions et contre-indications, tout comme les pharmacothérapies.

Notre revue extensive de la littérature à propos des médicaments à visée cérébrale dans la déficience intellectuelle6 montre les faiblesses de la plupart des études rela-tées dans environ 800 articles récemment disponibles: groupes hétérogènes, durée d’observation limitée, puissance statis-tique insuffisante, manque de groupes-contrôles, comparaisons et conclusions abusives etc.

La question éthique...

Ajoutons à cela des difficultés éthiques non négligeables:

la définition des buts à atteindre doit être claire: s’agit-il d’essayer de supprimer complètement des crises épileptiques par-tielles complexes au prix d’une sédation excessive? La question se pose d’ailleurs dans des situations psychopédagogiques non médicamenteuses: jusqu’où stimu-ler une personne polyhandicapée ou tri-somique de 40 ans atteinte d’Alzheimer précoce?

la compréhension d’un protocole par la personne elle-même et, cas échéant, par ses proches est d’importance centrale. En particulier dans le cas où l’enfant ou l’adulte intellectuellement déficient n’est pas capable de jugement. À partir de quel niveau et par qui, un consentement éclai-ré est-il jugé valable?

l’adhérence thérapeutique, expression que nous préférons à celle d’observan-ce, de compliance ou de fiabilité, est au centre d’un projet d’investigations. Il est difficile de savoir si tel ou tel symptôme (fatigue, tic…) est augmenté ou diminué par un médicament, sans moduler les doses de ce dernier. À quel seuil faut-il envisager un arrêt passager ou une subs-titution de la molécule X par une autre substance? Ce qui est, dans la vaste majo-

rité des protocoles, considéré comme une sortie de l’étude (drop-out).

les good clinical practices américai-nes et européens incluent, entre autres, l’avis de comités d’éthique, des assuran-ces, des statisticiens indépendants, une distribution aléatoire des individus dans des groupes homogènes et des collectifs-témoins etc. À noter que ces critères ri-goureux ne sont pas toujours appliqués dans des prises en charge non pharmaco-logiques, lesquelles ne sont d’ailleurs pas nécessairement sans danger.

Le vrai chercheur est celui qui dit «je ne sais pas»...Un suivi multidisciplinaire méticuleux est donc nécessaire, ce qui ne va pas de soi, compte tenu de la formation des per-sonnels disponibles, tant au niveau mé-dical, éducatif ou psychiatrique. Ce qui implique également une formation per-manente et une réactualisation des moti-vations chez les uns et les autres. On est souvent confronté à des positions dogmatiques, à des croyances et opinions subjectives, tant au niveau diététique qu’au niveau éducationnel. Rappelons que ce qui est scientifique est vérifiable et répétable. Le vrai chercheur, dans tous les domaines, est plutôt celui qui dit «je ne sais pas» que celui qui croit tout savoir. Une tendance actuelle dans certains mi-lieux de thérapeutes autoproclamés est de s’enorgeuillir d’affirmations d’autant plus perverses qu’elles prennent une allure pseudo-scientifique. Il en est de même de résultats non vérifiables, de statistiques farfelues ou de références aléatoires. La modestie et le doute sont les yeux du chercheur. Il faut bien dire que ce monde de la déficience est d’une incroya-ble complexité et que la plupart des étu-des médico-psycho-pédagogiques sont de nature qualitative, de type case-report (étude de cas) ou limitées à un très petit nombre d’individus. Pour des raisons no-tamment financières, elles sont sans com-paraison possible avec celles, par exem-ple effectuées pour les interférons dans la sclérose en plaques (suivi de 12 ans), pour les anticoagulants dans les attaques cérébrales (5000 personnes pendant 5 ans dans une douzaine de centres) ou pour des médicaments contre le cancer, l’hypertension ou le diabète. Les moyens engagés contre ces maladies vitales sont ainsi sans commune mesure avec ceux dont nous disposons dans le domaine de la déficience intellectuelle.

Cela pour expliquer les challenges aux-quels toute l’équipe médico-psycho-éducative doit faire face. Nous sommes pourtant mis sur la brèche dans notre quotidienneté par de nombreux problè-mes:

comment faire progresser ce jeune adulte devant nous? Son automutilation est-elle d’origine génétique ou est-elle le reflet d’une anxiété?

la péjoration de sa marche est-elle consécutive à la surcharge d’un antiépi-leptique, à son problème de hanche, à un traumatisme crânien récent ou au deuil de l’un de ses parents?

son trouble du comportement est-il une épilepsie partielle complexe, une réaction face à un pair dans l’atelier ou une dépression masquée?

les pertes urinaires inhabituelles de cette adolescente en situation de handi-cap sont-elles dues à une progression de son hydrocéphalie, à une infection uri-naire ou à une régression psychique?

son manque de tonus est-il secondai-re à une virose, un déficit en hormones thyroïdiennes, à la chaleur estivale, à un somnifère inutile ou au médicament in-troduit dans le protocole de recherche?

Au regard des nœuds gordiens devant les-quels nous sommes, les uns et les autres, au regard de nos inconnaissances face à ces personnes à la fois si riches et si dé-munies, au regard de sciences éducation-nelles, psychiatriques et médicales avan-çant à pas certains mais bien entendu trop mesurés à notre goût, nous pensons que le meilleur et le plus digne moyen de progresser dans l’ici et le maintenant ré-side bien dans l’interculturalité, dans nos échanges d’observations, d’idées et de compétences, dans ces synapses qui font de nous, non pas des thérapeutes isolés dans leur propre tour d’ivoire, mais un réseau scientifique et surtout humaniste. 1Mazeau M (2004). Conduite du bilan neuropsycho-logique chez l’enfant. Paris. Masson.2Dessibourg CA. Le triple diagnostic chez l’enfant et l’adulte handicapés: une approche clinique. Handi-cap. 2006; 107-8: 111-20.3Berthoz A, Andres C, Barthélémy C, Massion J, Rogé B. (2005). L’autisme: de la recherche à la pratique. Paris. Odile Jacob.4May PA et al. Epidemiology of FASD in a province in Italy: Prevalence and characteristics of children in a random sample of schools. Alcohol Clin Exp Res. 2006; 30 (9), 1562-75.5Braun CMJ (2000). Neuropsychologie du développe-ment. Paris. Flammarion.6Dessibourg CA, Lambert JL. (2007). Traitements médicaux et personnes déficientes intellectuelles. Ge-nève. Médecine et Hygiène.

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Vieillissement des personnes handicapées*L’arbre qui tombe au cœur de l’impénétrable forêt fait-il du bruit?Jean-Daniel Vautravers, responsable pédagogique, ARPIH, Centre romand de formation sociale, Yverdon

A la question posée par le dossier de «Pa-ges Romandes», de savoir si les différentes recherches sur le vieillissement des person-nes handicapées mentales ont un impact sur la mise en place des politiques publi-ques en la matière, je réponds oui et voici pourquoi…

Il me plaît de considérer Nicolas Boileau (1636-1711) comme le véritable précur-seur de la recherche. Dans «L’art poétique – Chant 1», il nous dit: Il est certains es-prits dont les sombres pensées sont d’un nua-ge épais toujours embarrassées; le jour de la raison ne le saurait percer. Avant donc que d’écrire, apprenez à penser. Selon que notre idée est plus ou moins obscure, l’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément.Partant de l’illustre citation de Boileau, on voit donc que la recherche a ses exigences au sens introspectif et qu’un problème ne peut être concevable qu’à partir du mo-ment où il s’énonce clairement. Dans ce prolongement et dans le champ spécifique du social, Marc-Henry Soulet met en lu-mière que le social existerait donc à partir du moment où la société ne peut plus autoré-guler d’une manière relativement informelle certains de ses problèmes et qu’une telle situa-tion exige des interventions spéciales - dont la recherche fait intrinsèquement partie - qui sont des interventions politiques1.En 1975, je suis engagé en tant qu’ensei-gnant au Centre pédagogique des Perce-Neige de Neuchâtel, dans une classe spé-ciale accueillant des élèves trisomiques en fin de scolarité. Nathalie, Claudia ont 17 ans; elles suivent tant bien que mal le pro-gramme de français renouvelé de 2e année primaire. Sylvie, 14 ans, décède d’une mal-formation cardiaque; c’est triste, mais c’est dans l’ordre des choses de ce temps. D’une manière générale, on conçoit le petit han-dicapé sur le seul plan de son âge mental qui culmine aux alentours de 7 ans. A cette époque, j’anime une recherche sur la pédagogie spécifique à promouvoir auprès des jeunes «mongoliens»; c’est comme cela

qu’on les appelle en ce temps-là. Avec le recul, on s’aperçoit que ce genre d’inves-tigation cherchait des confirmations sur la pertinence de spécialiser l’enseignement. Un argumentaire qui, plus tard, sera bat-tu en brèche par d’autres études, d’autres pratiques visant à l’intégration dans l’école publique.File le temps et je deviens responsable de l’hébergement pour adultes de la Fonda-tion «Les Perce-Neige», Là, je retrouve Nathalie et Claudia en tant que résidantes. Elles frisent désormais la quarantaine et accusent le poids des ans. Dès 1994, je suis confronté à faire la preuve qu’une partie de la population accueillie était devenue vieille. Je le sais… cela semble stupide de devoir prouver que les humains finissent par devenir vieux. Et pourtant!Donc, de 1995 à 1997, dans le cadre de l’Université de Neuchâtel, je conduis une vaste étude qui dresse un panorama de la question du vieillissement de la population d’adultes handicapés mentaux dans les foyers résidentiels du canton de Neuchâtel. Mes conclusions ont une inclination pré-dictive: Ainsi les foyers doivent, dès mainte-nant, compléter leurs prestations en matière de santé et d’accompagnement en demi-jour-née (semi-retraite), puis en journée complète d’usagers (retraite)2. Je suis coaché par une pointure des questions sociales et de la po-litique, le Dr Stéphane Rossini.23 juin 1997, évaluation du mémoire. Le jury se prononce. Je suis content: Bon choix et de grande actualité. Audacieux… dans un milieu hostile à la recherche! Outil précieux de valorisation d’un problème et des conséquences sur l’action sociale. Ces quel-ques remarques sont intéressantes sur les ingrédients indispensables qu’une recher-che doit détenir pour avoir un impact sur la politique sociale, soit:

coller à l’actualité ou mieux, l’anticiper;faire œuvre d’originalité, voire d’audace; provoquer des réactions.

Le jury insiste sur l’accueil relativement réfrigérant qu’a essuyé cette étude. D’une part, cela atteste que la recherche a pu pé-nétrer au cœur des enjeux avec, à la clé,

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Les recherches effec-tuées à partir de constats de terrain ont-elles un impact sur l’évolution des politiques de prise en charge? La réflexion de Jean-Daniel Vautravers autour de la question du vieillissement des personnes handicapées apporte une réponse des plus concrètes à notre interrogation.

*Parmi les études réalisées sur le sujet (outre celles citées dans cet article) nous pou-vons relever, entre autres:- P. Korpès, «Le vieillissement de la population des handica-pés mentaux dans le canton de Vaud, juin 1985 - 252 pages et annexes.- A l’initiative d’insieme Vaud et de la Haute Ecole fribourgeoise de travail social (HEF-TS), une recherche est actuellement en cours, sous la direction de Maurice Jecker-Parvex, professeur à la HEF-TS. Elle concerne l’avancée en âge de personnes adultes ayant un handicap mental et vivant avec leurs parents.

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la mobilisation des perpétuelles résis-tances au changement. D’autre part, il faut bien convenir qu’on ne se fait pas facilement à l’idée que l’enfant éternel, incarné par le petit handica-pé, a lui aussi une fin. Il restait donc du pain sur la planche!J’en remettais donc une couche au travers d’un ouvrage collectif «Travail social en mutation» résumant les résul-tats de mon étude, avec un titre vo-lontairement accrocheur: «Age men-tal: 4 ans; âge civil: 40 ans; âge de ses artères: 80 ans». Le propos est égale-ment sans équivoque sur un vieillisse-ment incognito à débusquer: La mé-decine a inventé la vieillesse pour tout le monde. Y compris celle des personnes handicapées mentales, avec la nuance que ces dernières deviennent vieilles beaucoup plus jeunes. Conséquence: elles sont vieilles beaucoup plus long-temps! Nous voilà donc dans de beaux draps! Il s’agit désormais de trouver les arguments pour convaincre un aréopage d’alertes décideurs et autres politiciens avoisinant la soixantaine que «nos pe-tits vieux qui accusent la quarantaine» sont irrémédiablement pris en flagrant délit de gériatrie.En février 1998, nos démarches de mise en évidence du problème réus-sissent à convaincre le législateur. L’Etat de Neuchâtel accepte de nous allouer la quasi-totalité des moyens que nous demandions pour ces trois dernières années. L’institution enri-chit ainsi ses prestations par l’intro-duction de la semi-retraite. Ce projet s’inscrit dans la logique évolutive qui a inspiré l’adaptation du foyer de l’Oran-gerie en 1991. Il vise à répondre aux besoins du moment, soit l’accession de certains usagers au travail à mi-temps. Cette structure transitoire débouchera inexorablement vers un modèle d’ac-compagnement d’usagers retraités3.Nous n’allions pas nous arrêter en si bon chemin puisqu’une nouvelle étude voyait le jour en 2003.

Dans le cadre de l’Assemblée 2006 des délégués «insieme suisse», Erika Tul-ler, présidente neuchâteloise, relevait le lien très direct qu’elle voyait entre recherche et réalisation de nouvelles prestations sociales: «… une étude qui a été menée dans le cadre de la Fon-dation «Les Perce-Neige» concernant l’accompagnement des personnes han-dicapées mentales vieillissantes. Etude qui avait pour but, entre autres, de définir les besoins spécifiques de la po-pulation handicapée vieillissante, ainsi que d’élaborer un concept d’accompa-gnement de ces personnes. Cette étude a été menée en 2003 par M. Jean-Da-niel Vautravers, directeur du secteur de l’hébergement à ce moment-là et qui a débouché sur l’inauguration, en mars 2006, d’une nouvelle unité au sein de la Fondation».

Au crépuscule de leur vie, Nathalie et Claudia coulent des jours paisibles…

1 SOULET Marc-Henry, La recherche peut-elle être sociale?, Conférence tenue dans le cadre de centenaire du Musée social, Chaire de Travail social, Fribourg, novembre 1995.2 VAUTRAVERS Jean-Daniel, Vieillissement de la population d’adultes handicapés mentaux dans les foyers résidentiels du canton de Neuchâ-tel, Université de Neuchâtel, Mai 1997.3 VAUTRAVERS Jean-Daniel, Structure transi-toire d’accueil pour les aînés, Centre Les Perce-Neige, Les Hauts-Geneveys, 14 février 1998.4VAUTRAVERS Jean-Daniel, Accompagnement des personnes handicapées mentales vieillissan-tes, Etat de la question, Fondation «Les Perce-Neige», Les Hauts-Geneveys, mars 2004.

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D’un a priori tenace...Je dois avouer que je portais un intérêt dis-tant pour la recherche qualitative liée aux champs du social. En tant que praticien, ma première mission est de m’occuper au quotidien de personnes souffrant d’un handicap mental, de gérer avec elles leur vie et leurs projets, d’être témoin de leurs joies et de trouver les moyens de les ac-compagner professionnellement dans les mondes de leur souffrance intérieure, sou-vent des plus réelles. En ce sens, la recher-che ne m’est pas utile, puisqu’elle ne me permet jamais d’améliorer ce que j’apporte aux usagers. Il y a aussi, dans la recherche, un problème d’accessibilité: il faut trouver les revues et lire couramment l’anglais.

... à une belle découverteDans ce contexte, je pensais d’abord que je ne pourrais être d’aucune utilité à Pages romandes pour un numéro dédié à la recherche. Mais voilà: depuis trois bel-les années, le secteur de l’hébergement de la Fondation «Les Perce-Neige» me confie une petite mission parallèle à ma fonction d’éducateur spécialisé. Ce mandat, né du hasard d’une rencontre, m’a amené à revoir fondamentalement mon opinion quant à la recherche; il y a en effet des chercheurs qui créent des méthodes admirables et im-médiatement utilisables.Le professeur Steven Reiss et son assistante Susan Havercamp font partie d’un cou-rant plutôt empirique, qui a questionné les motivations et les sensibilités des per-sonnes souffrant d’une déficience intel-lectuelle. Dans leur méthode, point de grands discours, mais seulement une série de questions que doivent renseigner une, voire deux personnes au contact régulier avec une personnes souffrant d’un handi-cap mental.Cette méthode, sobrement intitulée «Pro-fil Reiss des buts fondamentaux et des sen-sibilités motivationnelles pour personnes présentant une déficience intellectuelle» a été traduite par une équipe de l’Université du Québec à Montréal. Pragmatique et d’un accès immédiat, elle se fonde sur l’in-

time conviction du professeur Reiss que nous sommes tous motivés par un certain nombre de choses (le besoin de se nour-rir, d’avoir de l’activité physique, de rece-voir de l’attention de nos pairs, le besoin de se venger…), et que nous souhaitons tous obtenir un niveau de satisfaction cor-respondant à nos besoins; (telle personne aura besoin de beaucoup aider les autres, telle autre se sentira dépérir si elle est trop indépendante de son entourage…).

Une méthode calibrée pour le handicap mentalNous connaissons tous des usagers souffrant d’un handicap mental qui, soudainement, vont émettre un comportement maladap-tatif: Reiss a postulé que les personnes qui émettent un comportement maladaptatif tentent parfois, maladroitement, d’adapter leur environnement à un besoin ou à une sensibilité chez eux exacerbée ou aberrante. La difficulté, c’est que les personnes avec un handicap mental ont de la peine à dire ce qu’elles souhaitent vraiment, et qu’elles vont montrer leur désarroi en émettant un trouble du comportement qui peut ne pas être du tout lié à l’objet de leur frustration.Nous pouvons tous, dans nos vies privées, choisir d’être exposés ou pas à un stimulus. Je peux éviter un contact social, je peux dé-cider d’aider les autres ou avoir un métier plein d’indépendance. Ce sont mes choix. Les personnes avec un handicap mental ont aussi ces besoins, mais ne peuvent y ré-pondre que si nous connaissons ce qu’elles souhaitent voir renforcé ou diminué dans leur vie. Le Profil Reiss permet aux accom-pagnants d’avoir une idée très claire sur 15 stimuli que chaque personne avec un han-dicap mental pourrait souhaiter éviter ou voir renforcé. L’usager devient dès lors un peu plus maître de sa vie, et, si le contexte est un peu réadapté, il aura moins besoin d’émettre des comportements aberrants pour voir ses motivations légitimes prises en compte.Le professeur Reiss a construit un sys-tème renseignant 15 items de motivation et de sensibilité, spécifiquement pour les

Des raisons de croire, malgré tout, en la recherche...Partage d’une expérience Sébastien Delage, éducateur spécialisé, secteur hébergement, Les Perce-Neige, Les Haut Geneveys (NE)

Si vous avez des doutes sur la capacité des cher-cheur-se-s à produire des outils utiles au terrain, li-sez cet article. Sébastien Delage y présente son expérience d’une mé-thode venue du Québec et propre à s’adapter aux réalités quotidiennes des praticiens. Cette techni-que simple a l’avantage de «coller» aux besoins des personnes vivant avec un handicap mental.

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personnes souffrant d’un handicap mental. Ce système peut être rensei-gné par n’importe quelle personne au contact régulier avec une personne souffrant d’un handicap mental. La méthode de cotation est simple et univoque, et permet aux éducateurs de quoter sans influencer les rensei-gnements par leurs a priori.

Une méthode qui se base sur l’obser-vation au quotidienLes Profils Reiss et Havercamp sont désormais implantés au secteur de l’Hébergement de la Fondation «Les Perce-Neige» et permettent aux équipes qui le souhaitent de mieux comprendre certains comportements aberrants de nos résidants. A quel-ques reprises, le Profil a même pu servir de plate-forme d’échange entre les éducateurs et les MSP, puisque les besoins sont renseignés par des inter-locuteurs différents sous une métho-dologie identique qu’aucune des par-ties ne peut tirer à son avantage(!). Le Profil a également ceci de bénéfique qu’il tire tous ses renseignements de l’observation au quotidien que font les professionnels. Le professionnel ne fait que répondre à 100 questions simples par une grille graduée. Les observations de l’éducateur servent donc, pour une fois, directement à comprendre des problèmes sous un angle méthodologiquement impara-ble et dénué de tout a priori, un angle utile à la compréhension des compor-tements maladaptatifs.

Le choix du résidant, et non pas le nôtre, guide la prise en chargeLa force du Profil Reiss tient en sa précision quantitative: la grille obte-nue est d’une précision remarquable. Tout a été pensé par Reiss, ses résul-tats exploratoires ont été vérifiés et va-lidés. Le Profil donne ainsi quelques pistes sérieuses pour comprendre les mal-être de certains de nos usagers, et autoriser les usagers à vivre leurs choix et besoins authentiques.

Comment ça marche…Deux professionnels remplissent chacun une grille d’affirmations ultra-simples sur la vie quotidienne et les comportements d’un usager. Le remplissage dure environ 30 mi-nutes. La cotation va de FD (forte-ment en désaccord avec l’affirmation)

à FA (fortement en accord). Un point Neutre permet d’indiquer que l’affir-mation est sans objet pour l’usager.Les 100 questions sont ensuite com-pilées dans un tableur excell que propose l’Université du Québec à Montréal. Le résultat en est une grille qui donne des indications imparables et permet de jauger la motivation aus-si bien que les tentatives d’évitement de la personne. Seules les tendances largement corroborées sont ensuite discutées: les résultats flous ou «limi-tes» ne sont pas pris en compte. En exemple, voici le résultat de la co-tation par deux éducateurs de leurs observations de Lynda, résidante du Secteur de l’Hébergement souffrant d’une déficience intellectuelle.

DécodageSeuls nous intéressent dans le graphi-que, les items plus grands que 1 ou plus petits que -1 (besoin très impor-tant d’éviter un stimuli ou de le voir renforcé au quotidien). L’exemple ci-dessus indique clairement, sur la base de l’observation des éducateurs, que la personne vivra comme une punition le fait d’aider les autres, qu’elle ne sup-portera pas que l’on vienne troubler l’ordre de sa vie et de ses repères, qu’el-le aura besoin d’être valorisée dans son indépendance, qu’elle vivra comme un danger toute situation où elle serait au centre de l’attention de ses pairs, qu’el-le voudra absolument éviter le contact social, l’activité physique et ce qui est lié à la gratification sexuelle.

La personne montre également une forte peur d’être rejetée, et sera plutôt vulnérable aux situations génératrices d’anxiété. A partir de ces points, il est facile de réadapter la prise en charge et de renforcer ce que l’usager souhai-te (l’ordre, le sentiment de sécurité, l’indépendance au quotidien…). On veillera à éviter les situations où l’usa-ger sera mise au centre de l’attention de ses pairs, on lui évitera les contacts sociaux non-prévus…

Comprendre et valider les choix non-exprimés des usagersA partir du Profil Reiss, on peut donc adapter la prise en charge, au Foyer comme au travail. Nous avons tous le droit de faire des choix, participant ainsi de la dignité humaine. Le Profil Reiss permet de comprendre, valider et accompagner les choix des person-nes avec un handicap mental, des choix qu’elles ne sont pas toujours en situation d’exprimer clairement.La recherche peut donc parfois servir très directement le terrain et les inté-rêts immédiats de l’usager. J’aimerais bien que ce soit le cas plus souvent...

Un grand merci à Yves Lardon, extra-ordinaire consultant québecois qui m’a permis de faire connaissance avec les Profil Reiss en 2005, et un grand merci aussi à l’excellent Département de Psy-chologie de l’Université du Québec à Montréal, qui a traduit et diffusé ce bel outil au sein de la francophonie.

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L’opinion danse d’un pied sur l’autre: faut-il développer la recherche pure, si éloignée des besoins humains, inutile et coûteuse, ou lui préférer la recherche appliquée de l’industrie, profitable mais si dangereuse et incontrôlable?

L’image spontanée de la rechercheUne récente enquête demandait à des enfants des écoles de dessiner la re-cherche scientifique. Beaucoup dessi-nèrent une porte fermée portant l’écri-teau «Laboratoire, défense d’entrer!». Ce qui nous reste de religieux a glissé dans la science, à commencer par son ambivalence qui la fait tout à la fois adorer et conspuer sans finesse.«Dans un temps fluctuant, non com-plètement déterminé, les savants qui cherchent ne savent pas encore vrai-ment tout à fait ce qu’ils cherchent tout en le sachant aveuglément» pré-vient Michel Serres1. Qu’est-ce que la science et quels sont ses objets? L’affaire n’est pas aussi évidente qu’il paraît. Soit par exemple la grande figure du cercle: peut-on décider s’il s’agit de la même tout au long de plu-sieurs millénaires? Et que dire de tous ces nouveaux objets qui apparaissent comme la masse, le gaz, le gène ou le quark, invisibles parfois, et d’autres qui disparaissent sans bruit comme l’affinité ou le principe brûlatoire? Et notre idée globale de la science elle-même ne change-t-elle jamais? Ce qui fut jadis honoré sous ce nom a souvent changé de statut. L’officier Descartes lui-même, voulant faire croire à la pure science, apparaît sans précurseurs pour la simple raison qu’il ne cite jamais personne! Et l’in-tègre Pascal, qui inventait encore les transports en commun à la veille de sa mort, après avoir créé l’ancêtre de l’ordinateur, laisse courir la légende selon laquelle il a trouvé seul à douze ans le théorème de Pythagore, alors qu’il occupait ses nuits insomniaques à écouter les réunions savantes autour

de son père à l’étage inférieur…D’où quelques questions naïves au sujet de la recherche, qui n’ont rien de préalable: Quand s’exerce-t-elle? Où se trouve-t-elle? Comment dé-cide-t-elle? Et enfin pourquoi?

Si éthique veut dire désintéressé, la recherche ne fut jamais désintéresséeSélectionner des baies sauvages de préférence à d’autres et perfectionner l’empennage de la flèche pour la rete-nir de vibrer, depuis l’aube, chercheur c’est l’homme même.Au paléolithique recherche et connais-sance sont intimement liées avec le souci de mieux vivre, et pendant sans doute des millions d’années l’humain social-individu soumit ses entrepri-ses à une éthique de la retenue. Une écologie sobre et parcimonieuse de la cueillette et de la chasse des clans no-mades, avec un type de chamanisme qui demande l’autorisation aux âmes des vivants de consommer végétaux et animaux, dans ce grand échange vital où il sera demandé compte de chaque vie consommée pour en en-tretenir d’autres, l’humain premier est retenu. L’éthique commence dans la suspension de la satisfaction immé-diate afin de mieux vivre en harmonie avec les êtres.Au néolithique il y a douze mille ans tout se bouleverse. La domestica-tion des vivants, végétaux, animaux, humains, entraîne une conquête de territoire, de richesses et de dominés. Accumulation et rendement devien-nent la règle: dépenser moins pour gagner plus, faire travailler plus pour gagner plus, dominer les autres à son profit. Un impératif logique com-mande, hors éthique, jusqu’à ce jour: produire, gagner! Toute la recherche fut ordonnée à ce calcul de rende-ment et l’unique révolution techni-que, l’industrialisation, l’amplifia.Une connaissance désintéressée a bien vu le jour, et en plusieurs en-

droits, mais on peut discuter de sa-voir si elle est vraiment détachée des besoins. Une recherche qui ne viserait ni fétiches, ni enjeux, ni marchandi-ses, c’est-à-dire déliée des pouvoirs, des violences et des richesses advient parfois. L’âme de la connaissance scientifique s’adonne à ce qui n’a pas d’intérêt, et A. Comte remarque avec justesse qu’il n’y pas de dieu de la gra-vitation… Mais cette connaissance déliée se construit toujours parmi un ensemble de démarches profitables: Newton découvre l’attraction uni-verselle pour les astres en se perdant dans le détail de relations chimiques pour les corps: l’idée périmée de l’af-finité a poussé à la découverte de la plus grande explication du monde jamais parue. Inversement la décou-verte théorique sert par hasard des in-ventions imprévues et la science pure trouve toujours des applications. Par la suite physique, chimie, biolo-gie, sociologie ou histoire visent une amélioration du sort des hommes, qui profite surtout aux nantis dominants. Et toutes les techniques et les arts qui en découlent ou les voisinent, indus-tries, médecines, pharmacies, agrono-mies par exemple, se répartissent sur nos besoins primordiaux: se nourrir, se reproduire, se vêtir et loger, se pro-téger, échanger... besoins totalement insatisfaits pour l’immense majorité des humains.

La connaissance dépend d’instances «politiques» qui en organisent la commandeNotre ignorance est générale et s’ac-croît du fait des révisions incessantes et des nouveaux domaines d’enquête. Nous vivons dans un océan d’incerti-tude et ce que nous connaissons avec certitude et preuves est un ciron dans un infini de perplexité. Et cepen-dant nous faisons avec, nous vivons et nous agissons, dans cet insu à peu près total.

Les ruses éthiques des chercheursJean Lambert, philosophe et anthropologue, CNRS, Paris

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Donc cumulatif en partie, et en par-tie réagencement polémique des évi-dences antérieures, notre savoir fait avancer nos ignorances plus rapi-dement que nos connaissances, par cette redistribution des questions, des épistémé de chaque époque, des conceptions du monde qui jalonnent l’histoire des connaissances. Com-prendre, c’est comprendre qu’on n’avait pas compris, insiste G. Bache-lard2, jusqu’à accepter la caducité des savoirs antérieurs.Or les lieux de recherche dépendent en amont des politiques: un pouvoir est préalable à ce savoir; il n’en est pas seulement l’effet. Où chercher? Les stratégies scientifiques ont toujours été inaugurées grâce à la constitution de champs propres, institutions «neu-tres», cités «indépendantes», labora-toires de recherches «désintéressées». Or c’est un pouvoir qui installe ces lieux «propres», c’est lui qui en com-mande les caractéristiques, et c’est lui qui passe commande de ce qu’il convient de chercher!La recherche dépend plus que jamais du consensus de «décideurs», quand il faut produire de façon internatio-nale les puissants instruments néces-saires à la fabrique des phénomènes. Le paradoxe est que la connaissance objective - et partant accessible à tous - dépend alors, comme elle a toujours dépendu, d’un débat entre connais-seurs savants mais sous tutelle des pouvoirs et en particulier des pouvoirs économiques, groupements d’Etats ou de mécènes qui l’organisent et le soutiennent. Le risque se profile clai-rement que les sociétés de recherche deviennent à leur tour contrôlées par les «sociétés de contrôle» au sens de G. Deleuze3, c’est-à-dire ce nouveau régime de domination de nos sociétés connexionnistes, informatisées et en réseaux, qui se substitue rapidement aux sociétés disciplinaires des 19e et 20e siècles, et aux sociétés de souve-

raineté des siècles antérieurs. Désor-mais c’est en amont, dans les outils de l’intelligence, que le contrôle po-litique s’est insinué. La recherche est instrumentalisée pour le profit et la domination de ceux qui l’organisent.

Le vrai n’apparaît que par un «juge-ment», après coupEn dépit de ses inévitables institu-tions, il convient de laisser libre la recherche, et libre en un sens de tout explorer. Car tout est à comprendre sans limites. Ne la limiter en aucune façon! Tantôt du bon côté de la balan-ce, tantôt du mauvais côté, la décou-verte et le temps de l’intelligence fluc-tuent sur la balance de l’histoire. Qui est capable de critiquer ce que l’on tient pour vrai? C’est assez imprévi-sible. Les commanditaires ne peuvent passer commande qu’en fonction de leurs croyances. L’éthique commen-cerait plutôt par la résistance aux va-leurs dominantes qui sont les valeurs des dominants. La recherche en quête de territoires vraiment nouveaux doit s’exiler du théâtre ordinaire des bouf-fons qui règnent en maîtres.Mais le premier conflit qui la concer-ne ne se situe pas entre les audaces auxquelles elle s’aventure, et le respect dû aux êtres par lequel le chercheur se respecte lui-même. Il est d’abord entre les clercs, les fonctionnaires de la science qui monopolisent le décret sur les traditions autorisées, quand ils s’opposent aux prophètes, aux oracles sauvages, aux inventeurs hors normes, qui ouvrent des hori-zons insoupçonnés. C’est pourquoi la recherche ne peut être ni seulement privatisée pour les besoins de clans, ni seulement confiée aux seules univer-sités, ou à des organismes spécialisés aussi bien conservateurs. Elle-même doit construire une forme d’indépen-dance dans ses institutions.Ce qu’elle fait au moyen de «tribu-naux». Les sociétés ont inventé ces

instances pour se fixer et se construi-re. Dès leur apparition les sciences entrent en conflit et au service de ces instances judiciaires. Elles deviennent elles-mêmes des instances où l’on tranche.

Mais qui fait la recherche?A l’âge classique, des amateurs éclai-rés, riches, oisifs, jouent aux nombres pour se délasser. Un siècle plus tard de savants professeurs d’université en Allemagne en font théorie, puis l’Académie en fait système. Qui a fait la science, du salon à la chaire, du cabinet de curiosités au laboratoire aseptisé? Et qui en fait aussi les ins-truments?Ce sont désormais des collectifs. Chercher est un métier dont l’exer-cice n’est pratiquement plus indivi-duel. Investir à perte quand la ren-tabilité n’est pas encore discernable, c’est la tâche éminente de l’Etat. Mais ne soyons pas naïfs au point de croire que cet investissement renonce pour toujours à ses dividendes. D’autant plus qu’il n’y a plus de sciences sans machines, sans techniques, mises au point elles-mêmes par d’autres cher-cheurs, dans des Compagnies à haut niveau de sophistication et à riche valeur ajoutée. La recherche a besoin non seulement d’hommes, d’institu-tions, mais de capitaux, eux-mêmes dépendants des besoins, des marchés, de toute l’économie fluctuante selon la conjoncture et la demande.

Les ruses de la recherche déjouent ses institutionsEn vérité tandis qu’il cherche, le cher-cheur invente des nouveaux usages de la recherche, en parallèles aux prati-ques prescrites et aux conduites atten-dues. Ce que font les gens, ici comme ailleurs, se distingue de comment ils le font, quels usages ils s’inventent, pour braconner et inventer. L’anthro-pologie des sciences est désormais

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attentive à ces mouvements subtils de reconquête de soi et de résistance aux dominations. C’est pourquoi tandis qu’elle est loyale selon ses mandats, la recherche se garde toute latitude pour ruser, ne pas hésiter à entrer en gué-rilla, se faire clandestine dans l’insti-tution même où elle vit, afin de pour-suivre ses fins obstinées par d’autres moyens…

Chercher sous contrainte? Récuser les comités d’éthiqueLa question des fins de la recherche est étrangère à la recherche elle-même et ne lui appartient pas en propre. Elle appartient aux vivants. Ce n’est pas en tant que «chercheur» que se pose ici la question de l’éthique, mais comme en toute circonstance, en tant qu’homme. Le chercheur peut avoir une déontologie, comme toute pro-fession en définitive. Et en fait partie sans détour l’idée que ce qu’il trouve ne lui appartient pas, mais est le bien commun, et ne saurait donc en aucu-ne façon être breveté, car son «œu-vre» est seulement «la trace de son métier» comme disait modestement Canguilhem. La recherche médicale (à distinguer de l’exercice de la mé-decine) ne pose pas de questions éthi-ques au médecin en particulier, mais à l’homme qui est médecin, comme à tout homme qui s’en préoccupe. C’est pourquoi les comités éthiques constitués de spécialistes dont ils sont les comités sont illégitimes. L’éthique du droit ne concerne pas les seuls ju-ristes, l’éthique militaires les seules forces armées, l’éthique diplomati-que… et ainsi de suite. Et que dire de l’éthique politique, de celle des affai-res, ou celle des maffieux? Car enfin même les bandits, constatait Platon, observent des règles entre eux pour ne pas se nuire… Non, nous sommes tous des comités d’éthique! Il faut seulement démo-cratiser la délibération éthique. Nous sommes tous à même de délibérer, et on ne délibère pas sur les fins, mais sur les moyens!Mais la délibération sur les aspects éthiques des enjeux, des conséquen-ces et des retombées, celle sur les moyens mis en œuvre, les contrain-tes de commande et d’ordres reçus, en particulier sociales et politiques, à chaque fois et au coup par coup, requièrent des débats qui ne peuvent

plus être confisqués, ni réservés à des spécialistes, mais qui relèvent des simples citoyens sans qualités. Il n’y a pas d’expert en éthique, et la position de commanditaire de la recherche confère un pouvoir décisionnel sans lui fonder aucune légitimité.L’éthique, pour reprendre le «pe-tit traité» que P. Ricœur4 nous en a laissé, est un montage en tension en-tre l’éthique et la morale. L’éthique proprement dite est la visée de la vie bonne, le souhait de vivre bien; avec un Autre qui a un visage; et dans la médiation des institutions. Elle doit subir ensuite le test de l’obligation morale, où elle rencontre des inter-dictions, des impératifs autant que des devoirs, et leur universalité, qu’on nomme parfois des principes. A un troisième niveau le devoir doit pas-ser lui-même l’épreuve de la décision sage, prudente, face à des situations concrètes singulières; c’est la sagesse pratique, qui comporte une part de sinuosités, de repentirs, de fidélités infidèles, de reprises.Mais la difficulté est qu’en choisissant les moyens, désormais on opte pour des fins au détriment de certaines autres. Tout n’est pas réalisable, toutes les fins ne peuvent être poursuivies, et il y a conflit entre les fins bonnes…

Le tragique de l’action, et la décision dangereuseToute pratique est politique en ce sens qu’elle suscite des conflits avec nos semblables. La recherche est une pratique en conflit inévitable avec les intérêts d’autrui, des institutions et des principes. C’est pourquoi la dis-cussion y sera nécessaire, avec son ca-dre impératif qui est la démocratie.Les conflits de loyautés et de valeurs s’atténuent quand on peut élargir le délibéré, en associant le plus grand nombre à la délibération et à la dé-cision. C’est la condition d’une op-tion démocratique pour éviter de satisfaire de seuls intérêts particuliers au détriment de la connaissance par-tagée. Cette régulation délibérative des conflits éthiques ne doit pas faire croire qu’on puisse avancer sans souf-frances, décider sans tragique et agir sans danger. Choisir s’effectue entre le gris et le gris, et souvent entre le mal et le pire… Le véritable danger, c’est l’utopie terroriste d’un monde délivré du mal!

Elargir le respect au droit de la na-ture, de la vie, de l’espace-temps?Le respect est un sentiment qui concerne universellement l’homme. Devant les possibilités qui s’ouvrent à l’ingéniosité savante et les excès qui peuvent la menacer, il convient de bien mesurer les nouveaux enjeux, et de se demander s’il ne conviendrait pas d’élargir l’extension du respect à d’autres êtres. Le choix de moyens qui paraissent bons peut entraîner des conséquences détestables. C’est en particulier la terrifiante question non plus seulement de la concen-tration des richesses, mais celle de l’appropriation privée des ressources naturelles qui domine l’horizon du 21e siècle, pour les meilleurs motifs en apparence, la survie.Devant cette nouvelle situation, M. Serres avait proposé l’idée d’un Contrat naturel, à l’image de notre Contrat social, que nous pourrions passer avec la nature elle-même.

Démocratiser la connaissanceEn République il est obligatoire pour le peuple d’être instruit, s’il ne veut pas perdre le pouvoir, dont il est l’unique source. Ce principe a inspiré quelques siècles de conquêtes répu-blicaines assez mal installées dans le monde, où des minorités de la for-tune, du diplôme, parfois prétendu-ment de la naissance (sic!), relèvent la tête pour reprendre des pouvoirs. Ce devoir doit maintenant se prolon-ger du principe démocratique encore plus vaste: il est désormais impératif pour le monde d’être instruit s’il ne veut pas perdre la vie!Etre homme demeure à jamais une tâche de chaque instant, et ce dur métier dont aucune découverte ne dispense. C’est le vrai sens de «recher-che»: la quête du sens! Il n’y a pas de laboratoire pour ça…1Michel SERRES (dir.), Eléments d’histoire des scien-ces, Bordas, Paris, 19892Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 19673Gilles DELEUZE, Pourparlers, Minuit, Paris, 19904Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990

Nous remercions JeanLambert pour cet article dont le texte intégral est téléchargeable sur notre site internet www.pagesromandes.ch.

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Politique sociale

Pour une vision nouvelle de la sécurité socialeStéphane Rossini, professeur Haute Ecole de travail social EESP, Lausanne et Université de Genève

L’histoire de la sécurité sociale est ponctuée d’étapes fondamentales et de constructions ponctuelles de régimes sociaux, qui caracté-risent le développement de la solidarité par les systèmes nationaux de protection sociale. Ainsi, parmi les grandes étapes qui ont mar-qué de leur influence la politique sociale suisse, on rappellera:

la naissance des assurances sociales, en Allemagne, au cours des années 1880, Bis-marck répondant ainsi aux revendications ouvrières;

le Social Security Act de 1935, aux Etats-Unis, qui aborde pour la première fois les relations entre le fonctionnement des mécanismes économiques et l’émer-gence des problèmes sociaux;

le rapport Beveridge de 1942, qui constitue la première base d’un système de protection sociale global et cohérent, for-mulant notamment le principe de l’univer-salité de la sécurité sociale par un véritable service public;

la convention OIT 102 de 1952, qui définit le cadre spécifique de la sécurité sociale et ouvre la voie d’un ensemble de normes internationales visant à protéger la population devant les risques sociaux des travailleurs et des autres catégories de po-pulation. Outre ces références incontournables, tous les pays ont institué leur propre système de protection sociale. Celui de la Suisse s’articule autour de principes: fédéralisme, subsidiarité, libéralisme, décentralisation, démocratie directe. Ils marquent de leur empreinte le débat et la définition des ré-gimes sociaux, de la fin du XIXe siècle à ce jour; de l’entrée en vigueur de l’assurance-maladie en 1914, à l’AVS en 1948 ou à la prévoyance professionnelle en 1985, en passant par l’assurance-invalidité en 1960 ou l’assurance-chômage obligatoire, en 1984. Le système est élaboré pas à pas, sans vision d’ensemble, au gré des revendi-cations et combats politiques, en fonction des expériences internationales et de l’évo-lution des problèmes sociaux.De plus, la crise économique des années 1990 provoquera par ailleurs une refonte

des régimes cantonaux d’aide sociale et l’apparition de nouvelles formes d’inter-vention, par les mesures d’intégration, sociale et professionnelle, ou la pratique de la contre-prestation. Les restrictions budgétaires des années 2000 et les évo-lutions démographique provoqueront enfin l’ouverture d’une nouvelle série de révisions législatives. Aucun régime d’as-surance sociale n’y échappe. Et puis, des problématiques telles que la coordination et l’harmonisation des régimes sociaux, la nouvelle gestion publique ou les conven-tions intercantonales compliquent un sys-tème institutionnel déjà complexe. Repenser la structure de la sécurité sociale est devenu une nécessité, pour redonner à l’ensemble une cohérence et dépasser les approches partielles.

L’enjeu de l’assuranceUn enjeu paradigmatique majeur sous-tend la réflexion et la définition des contours de la sécurité sociale: l’affaiblissement de l’assurance au profit du renforcement de l’assistance. Ce phénomène, trop souvent considéré comme théorique, est pourtant essentiel. C’est de lui que dépendent les formes de la solidarité, donc la cohésion sociale.Il a été démontré que le ciblage des pres-tations est une fausse «bonne idée». Elle relève d’un a priori bon sens. S’il permet de privilégier ceux qui le sont le moins, en leur réservant des prestations dont ils se-raient les uniques bénéficiaires, ces mesures engendrent des charges administratives im-portantes et ont un coût symbolique élevé. En légitimant le principe des conditions de besoin contre le principe de l’égalité des citoyens par les assurances, le ciblage ouvre une brèche dans l’unité de la cohé-sion sociale. Il accrédite deux catégories de citoyens, ceux qui ont besoin de l’aide de l’Etat et ceux qui sont pleinement capables d’assumer leur destinée et celle de leur fa-mille. Revoilà le clivage entre les uns et les autres, qui se décline en termes de capacité et de dignité. Pourtant, quelle représenta-tion de la société permet de justifier ce cli-

vage entre ceux qui ont besoin du soutien de la collectivité et ceux qui peuvent s’en passer? L’universalité des prestations d’as-surances sociales, dont l’AVS est le meilleur exemple, a permis d’effacer la stigmatisa-tion et la honte liées au geste de recevoir d’autrui ses propres moyens de subsistance. Le ciblage des prestations est une régres-sion de la politique sociale orientée vers la charité plutôt que vers une notion ouverte et moderne de droits sociaux contribuant au maintien de la paix sociale.Une des premières motivations à relancer une discussion fondamentale sur la struc-ture du système social suisse est donc d’in-tervenir sur le principe même de solidarité et sa traduction par des mesures relevant d’abord de l’assurance sociale et non pas de l’assistance. Car l’essor d’une société individualiste et individualisante banalise la réflexion sur les interactions entre jus-tice sociale, égalité, solidarité, citoyenneté. Injustices, inégalités, discriminations sont le produit des richesses et du pouvoir qui les accompagne. Ceux qui créent et accu-mulent le profit provoquent également l’exclusion et la précarisation. Ils tentent par ailleurs de ne pas avoir à en assumer les conséquences. D’où la nécessité de reposi-tionner au centre de la discussion sur les mesures sociales celle sur les principes et les moyens d’allouer au mieux les ressources disponibles dans le respect du citoyen. Or, cela ne sera pas possible en subissant une succession de révisions partielles des diffé-rentes assurances sociales, toutes orientées dans une dynamique de réduction des prestations sociales par privatisation des risques d’assurance. Système complexeL’évolution des modes de vie et de produc-tion, de même que celle des problèmes so-ciaux imposent une adaptation du système de protection sociale et une meilleure prise en compte des besoins de la population. Si notre système social est de qualité, il est aussi très complexe, de plus en plus diffi-cile à comprendre et à gérer. Son extension provoque des controverses, alors que l’on

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doit répondre à des besoins nouveaux et à des difficultés de coordination ou d’harmo-nisation. Le risque est grand de n’envisager une réforme que par une seule réduction des dépenses! Les récentes révisions de l’AI, de la LAMal ou de l’AVS l’attestent. Moderniser, pour beaucoup, signifie sup-primer des prestations pour éviter des fi-nancements supplémentaires. Une telle approche est superficielle, lacunaire. C’est aussi une erreur politique. D’autres pas plus ambitieux sont possibles. Ainsi, la re-fonte structurelle peut apparaître comme un défi futur essentiel à la modernisation de l’Etat social suisse. Revisiter l’agence-ment des organismes sociaux apportera des réponses dynamiques et innovatrices. La multiplicité des compétences et des ré-gimes, les diversités administratives et de gestion, les lacunes en termes de transpa-rence, de vision d’ensemble, de pilotage ou de processus décisionnel amènent à revoir les agencements généraux et les coordina-tions. Aux législations spécifiques sur les assurances sociales, on a flanqué une légis-lation sur la partie générale des assurances sociales. Pour que fonctionnent les rela-tions entre les assurances sociales ou entre ces dernières et les régimes cantonaux, on crée des structures spécifiques de coordi-nation. Pour savoir si une prestation relève de l’accident ou de la maladie, on s’en ré-fère de plus en plus aux tribunaux. Pour faire de l’intégration, on mobilise dans des projets-pilote le chômage, l’invalidité, l’aide sociale. Dans une commission, on élève l’âge de la retraite, on réduit l’accès à l’AI, dans une autre on gère le chômage des travailleurs âgés par des mesures parfois contradictoires. Les cloisonnements politi-ques (entre les niveaux institutionnels et au sein de chaque niveau institutionnel), ad-ministratifs et d’application atteignent les limites de leur efficacité. Ainsi, le système suisse de protection so-ciale est devenu difficile à mouvoir, à orien-ter. Il s’agit de faire sauter les cloisons, les verrous, comblant des lacunes, simplifiant son organisation, facilitant la vision d’en-semble et la cohérence des prestations.

Une orientation parmi d’autresImaginer de refondre les lois actuelles dans quatre régimes généraux ou branches de protection sociale ne relève pas du hasard d’une intervention parlementaire. Cette vi-sion découle de la pratique et du fonction-nement des assurances sociales, d’une part, de l’évolution des besoins de la population et des effets pervers du système pour les as-surés, d’autre part. Toute modification de

système complexe suscite craintes et bloca-ges. On ne saurait cependant s’empêcher de réfléchir! Il ne s’agit donc pas d’abord de penser en termes de «pertes et profits», d’«avantages et inconvénients». La «pensée comptable» sous-tend déjà toute l’action des courants dominants qui font les majo-rités parlementaires. Ayons la capacité de voir plus loin. Une piste est susceptible de constituer une base de discussion. Elle consisterait à construire une réforme sur quatre piliers centraux:

«Vieillesse», réunissant les presta-tions de substitution de l’AVS, de la LPP et des PC;

«Santé et soins», rassemblant la LA-Mal, la AA et l’AI;

«Perte de gain, réadaptation, inser-tion», mettant en commun les mesures de retour à la capacité de gain contenues dans la LACI, l’AI, la AA, la maternité, les APG et l’assurance-maladie privée, comblant avec ce dernier élément une lacune fondamentale (et unique dans les pays développés) de la sécurité sociale helvétique.

«Famille», instituant, de manière cohérente, une complémentarité entre al-locations familiales et lutte contre la pau-vreté (projet fédéral de prestations com-plémentaires pour familles), les mesures cantonales de recouvrement et d’avance de pensions alimentaires, les soutiens aux structures d’accueil extra-familial.Une telle redistribution comporterait l’avantage de supprimer les inégalités de traitement des assurés qui, pour un pro-blème social d’un même type (atteinte à la santé, par exemple, ou perte d’emploi), se trouvent confrontés à la fois à des prises en charge différenciées et à des prestations iné-gales. Les exemples ne manquent pas. Une hospitalisation relevant de l’assurance-acci-dents, maladie ou invalidité n’a pas les mê-mes conséquences, tant sur le prix du traite-ment, la part à charge de l’assuré que sur la prise en charge de la perte de gain. Il y a là des injustices. Une perte de gain pour raison de chômage entraîne une baisse de salaire de 10 ou 20%; une même perte de gain pour raison d’invalidité peut, par l’octroi d’une rente, provoquer une baisse de salaire large-ment supérieure. Les exemples pourraient être multipliés et les aberrations recensées, sans résoudre pour autant ces cloisonne-ments délicats et très souvent injustes pour celles et ceux qui en sont victimes.

Conditions politiquesUne telle démarche ne va pas de soi. Am-

bitieuse, elle suppose une volonté d’ouver-ture et de discussion constructive. Or, la Suisse et ses autorités sont rarement prêtes à oser le changement. Elles l’ont pourtant fait avec la réforme de la péréquation finan-cière et de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons. Tout espoir n’est donc pas perdu.Néanmoins, deux conditions s’imposent. Elles se rapportent au maintien des droits acquis et aux emplois. Une telle réforme serait illusoire si elle devait postuler que des droits pourraient être reconsidérés et des prestations réduites par le passage d’un système à l’autre. De plus, la réorganisation institutionnelle qui en découlera ne devrait déboucher sur aucune suppression d’em-ploi. A moyen terme, les effets de synergie permettront de compenser la charge de prestations nouvelles ou adaptées par des gains d’organisation et de productivité. Enfin, une telle démarche doit être entre-prise avec un rigoureux accompagnement scientifique. Du point de vue strictement économique, il conviendra de fonder les projections financières à élaborer sur des bases moins pessimistes que celles utilisées dans le cadre de l’AVS! Sans quoi seul le catastrophisme l’emportera, empêchant toute discussion objective.La sécurité sociale n’échappera pas aux changements qui sous-tendent le fonction-nement de la société et l’organisation de la solidarité. Face aux mouvements porteurs de l’individualisme et de la responsabilité individuelle, il faut réimposer la construc-tion de la cohésion sociale. Nos assurances sociales en sont la pièce maîtresse. Bâties du-rant plus d’un siècle de luttes, elles doivent s’adapter et répondre à de nouveaux défis. A nous d’en donner le sens et le contenu. Sans quoi, de révision en révision, de sacri-fice en sacrifice («supportable»!), elle seront démantelées par ceux qui entendent, peut-être inconsciemment, réinventer la charité et l’assistance publique. C’est pour éviter cela qu’il convient d’entreprendre le renou-veau de la sécurité sociale.

Voir aussi:- Rossini S., Au nom de la solidarité, Ed. de l’Aire, Vevey, 2007, 168 pages;- Rossini S., Favre-Baudraz B., Les oubliés de la protection sociale ou le non-sens du ciblage des prestations, Réalités sociales, Lausanne, 2004, 150 pages;- Rossini S., Défis et débats sociaux. A propos des réformes de la politique sociale en Suisse, Réalités sociales, Lausanne, 1999, 316 pages.

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Sélection

Loïc Diacon, responsable infothèque, Haute Ecole de Travail social (IES), Genève

Accompagner la personne gra-vement handicapée: l’invention de compétences collectives Sous la direction de Carole Amis-tani, Jean-Jacques SchallerRamonville-Saint-Agne: Erès, 2008 - 205 p. + 1 DVD vidéo. Collection «L’édu-cation spécialisée au quotidien»

Fruit de la collaboration entre quatre équipes de professionnels, des formateurs et des universitai-res, dans le cadre d’une recherche-

formation, cet ouvrage présente des situations profession-nelles, des réflexions et des avancées méthodologiques sur la question de l’accompagnement des personnes for-tement déficitaires. Loin des conceptions sanitaires de malades à soigner et des logiques d’intervention limitées aux seuls actes techniques, les auteurs soutiennent une approche globale et transversale de l’accompagnement social personnalisé, fondé sur la prise en compte de la personne - et non plus seulement sa prise en charge - et l’écoute de ses demandes. Ils rendent compte ici d’une dynamique institutionnelle qui crée des compétences col-lectives étayées sur les spécificités de chaque profession et nourries par la richesse des situations rencontrées. La notion d’accompagnement prend alors le sens de partage et d’échange, d’implication et d’engagement réciproque entre les accompagnants et les accompagnés. Au-delà de la trace d’une expérience qui a enthousiasmé les partici-pants, cet ouvrage constitue un outil réflexif sur le travail d’accompagnement pensé comme le fruit d’une intelli-gence collective. Le DVD qui l’enrichit de témoignages et de moments de vie collective, constitue à la fois une illustration, une introduction et une mise en débat du contenu du livre.

Trisomie 21, communication et insertion Dirigé par Didier Lacombe, Vin-cent BrunIssy-les-Moulineaux: Masson, 2008. – 150 p. - 13e édition - Collection «Rencontres en rééducation» ; 24

Le point sur les problèmes de com-munication des enfants trisomi-ques, de la perception sensorielle aux problèmes d’audition et de

langage, de la motricité orofaciale à la dysphagie.

Handicap mental et technique du psychodrame

Jacques MicheletParis: L’Harmattan, 2008. – 152 p.: ill. - Col-lection «Psychologiques»

Ce livre représente le bilan d’une vingtaine d’années de pratique psy-chodramatique avec les personnes handicapées mentales. La notion de handicap est interrogée et la débilité remise en question. En séance, c’est-

à-dire sur une autre scène que celle de la vie quotidienne, à notre grand étonnement, ces personnes ne paraissent plus «débiles»! Cette approche originale, à la lumière du regard psychodramatique, permet une rencontre nouvelle, une possibilité de croissance et d’accompagnement tant pour le «déficient mental» que pour l’équipe éducative. Face à certaines situations, il suffit parfois de peu, d’une étin-celle pour retrouver de l’espoir! L’auteur nous fait décou-vrir une démarche psychothérapeutique dont l’expérience prouvée sur le terrain soutenue par une réflexion théorico-clinique nous offre un regard différent et nous révèle une «terra incognita».Dans une perspective de métapsychologie psychodra-matique, la relation à l’autre vécu comme étranger voire comme étrange est repensée. Auprès de personnes vivant avec un handicap mental, nous réalisons combien le psy-chodrame, par son support à l’expression personnelle, constitue une indication première.

Accompagner la surdité de son enfantGuerra-Boinon, Marie-LaureLyon: Chronique sociale, 2008.- 96 p. : ill. - Collec-tion «Comprendre les personnes»L’auteure, mère d’une enfant atteinte de surdité évolutive, explique son chemine-ment personnel depuis l’annonce de ce handicap. Elle décrit les sentiments, les questionnements rencontrés, les inciden-ces sur sa vie personnelle et familiale, et

présente ses initiatives pour permettre à sa fille de grandir avec son handicap, favorisant une réflexion sur la prise en charge de la différence à l’école. Les parents trouveront de précieux éléments pour assurer une guidance parentale adaptée. Les professionnels disposeront d’un outil pour renforcer leur prise en charge tant des enfants concernés que des parents. Un témoignage d’une sincérité frappante sur l’acceptation, la gestion du handicap au quotidien, au fil des années qui passent.

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Séminaires, colloques et formations

Dimensions thérapeutiques dans les in-terventions de la vie quotidienne auprès d’enfants psychotiquesAlbert DeseneuxMercredi 19 novembre 2008Formation continue HEF-TS, GivisiezDélai d’inscription: 17 octobre 2008Renseignements et inscriptions: Haute Ecole fribourgeoise de travail social, rue Jean-Prouvé 10, 1762 GivisiezTél. +41 26 429 62 00

CAS en accompagnement de personnes en situation de handicapFormation postgrade HES - 4 modulesSéance d’nformation: 1e octobre 2008 HEF-TS, rue Jean-Prouvé 10, 1762 GivisiezCoordination: Maurice Jecker-Parvex etJean-Louis Korpès, HEF-TS, GivisiezRenseignements: Nelly Plaschy-Gay :[email protected]él. +41 26 429 62 00

L’intelligence émotionnelle dans le travail d’équipeDaniel BoisvertEn collaboration avec Espace CompétencesCours Améthyste No 3096 et 7 octobre 2008Centre paroissial de LucensRenseignements et inscriptions: Christiane BessonTél. +41 26 668 02 78 - [email protected]://www.amethyste-perf.ch Questions éthiques soulevées par les rela-tions d’aide et d’accompagnementChristiane BessonCours Améthyste No 3208 et 9 octobre 2008Centre paroissial de LucensRenseignements et inscriptions: Christiane BessonTél. +41 26 668 02 78 - [email protected]

Parents partenaires: quelle collaboration possible?Intervenante: Rachel Ricard6 et 7 novembre 2008EPI - Etablissement pour l’Intégration, Rte de Collonges 63, 1245 Collonge-Bellerive (GE)Cours organisé par Autisme suisse romandeDélai d’inscription: 29 septembre 2008Renseignements et inscriptions:Autisme suisse romande, av. de Rumine 2, LausanneTél. +41 21 341 93 21 - [email protected]

Pour une éducation bientraitanteEntre punition et récompenseRoger CeveyCours Améthyste No 31210 et 11 novembre 2008Centre paroissial de LucensRenseignements et inscriptions: Christiane BessonTél. +41 26 668 02 78 - [email protected]

L’accompagnement des enfants, adoles-cents et jeunes adultes souffrant d’autismeJacques HochmannCours Améthyste No 32113 et 14 novembre 2008Centre paroissial de LucensRenseignements et inscriptions: Christiane BessonTél. +41 26 668 02 78 - [email protected]

Modalités de l’intervention précoce en autismeMarie-Hélène Bouchez17, 18 et 19 novembre 2008CPO - Centre pluriculturel et social d’Ouchy, Beau-Rivage 2, 1006, LausanneCours organisé par Autisme suisse romandeDélai d’inscription: 13 octobre 2008Renseignements et inscriptions:Autisme suisse romande, av. de Rumine 2, LausanneTél. +41 21 341 93 21 - [email protected]

Modalités de l’intervention précoce en autismeMarie-Hélène Bouchez17, 18 et 19 novembre 2008CPO - Centre pluriculturel et social d’Ouchy, Beau-Rivage 2, 1006, LausanneCours organisé par Autisme suisse romandeDélai d’inscription: 13 octobre 2008Renseignements et inscriptions:Autisme suisse romande, av. de Rumine 2, LausanneTél. +41 21 341 93 21 - [email protected]

Formation pratique en autismeHilde de Clercq, Théo Peeters et Marc Serruys26, 27, 28 et 30 janvier 2009EPI, Tte d’Hermance, Collonges-Bellerive, GenèveCours organisé par autisme suisse romandePréinscription dès aujourd’hui auprès dusecrétariat d’Autisme suisse romandeAv. de Rumine 2 - 1005 LausanneTél. +41 21 341 93 21Fax +41 21 341 90 79E-mail: [email protected]

Page 26: PAGES ROMANDES - La recherche sous la loupe

Donnons-nous la parole!RENCONTRES

PROFESSIONNELS, PARENTS ET PERSONNES EN SITUATION DE HANDICAP

Canton Dates Horaires Lieu Animation

Jura Ma,21.10.2008 17h00à19h00 Rest.duJura,Bassecourt Jean-FrançoisDeschamps

Vaud Me,29.10.2008 17h00à19h00 HEP-Vaud,Lausanne VivianeGuerdan

Valais Ma,25.11.2008 18h00à20h00 EcoleprimaireMartigny OlivierSalamin

Valais Ma,20.01.2009 18h00à20h00 EcoleprimaireMartigny OlivierSalamin

Valais Ma,17.02.2009 18h00à20h00 EcoleprimaireMartigny OlivierSalamin

MembresASA-Handicapmental:gratuit/nonmembres:Fr.10.--parrencontre

Renseignements, inscription et programme complet:

ASA-HandicapMentalwww.asa-handicap-mental.ch - [email protected] - Tél. +41 27 322 67 55

ARTHEMO 5e Festival Arthemo du 11 au 13 septembre 2009 Morges/VD Art et Handicap mental Concours A F F I C H E A R T H E M O 2 0 0 9 Dès le 1e octobre 2008

Trouveztous les dessinsduconcourssur le site

www.arthemo.ch etparticipezauvote!

ASA-HandicapMental RuedesCasernes36-CP4016-CH1950Sion4 Tél.+41273226755–Fax+41273226765 [email protected] www.asa-handicap-mental.ch www.arthemo.ch/www.asa-handicap-mental.ch

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Autisme:dulaboratoireauquotidienSamedi 15 novembre 2008, de 9 h 00 à 18 h 00

Cecolloque,organiséparl’associationTED-autismeGE,s’adresseàunpublicdeparentsetdeprofessionnelsintéressés

parl’évolutiondesconnaissancesetdespratiquesdansledomainedel’autisme.IlréunitdeschercheursdeGenèveetLausanne,ainsiquedespsychologues

directementimpliquésdansdesprogrammesd’interventionstructurés.Lesconférenciersinvitéssont:

del’EPFL:lesprofesseursA.Billard,N.Hadjikhani,leDr.K.Markramdel’UNIGE:lesprofesseursS.Eliez-etsacollaboratriceB.Glaser-,P.Vuilleumier

Lespsychologues:J.ErskinePoget,B.NellesetH.Wood.

Lieu:auditoireB400,CMU,avenuedeChampel9/rueMichel-Servet1,1206Genève

Renseignements et inscription: www.autisme-ge.ch

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