notes inutiles de virgilio giotti

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- 7 - Introduction à la première édition. J’avoue avoir lu, la première fois, ces pages de journal la gorge serrée et le cœur lourd. Quarante ans d’amitié me liaient à Giotti : je l’avais suivi tout au long de sa pauvre et digne vie, dans sa lutte pour créer autour de lui un monde conforme à sa nature, modeste, mais serein : sa maison, la famille, quelques amis ; un monde qui ne troublât pas sa vocation artistique, poétique ; fier de sa liberté intérieure, payée au prix des plus graves renoncements. Je le vis assister dignement, calmement, à la lente érosion de ce monde ; et veiller avec un tel dévouement sur ceux qui lui restaient, sa femme et ses enfants. Jusqu’au drame : la perte de Paolo et de Franco, morts en Russie. Amer destin que le sien, qui lui retirait les gemmes de sa pauvre maison.

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Depuis 1942,Virgilio Giotti (1885-1957) est sans nouvelles de ses fils, partis pour le front russe. De 1946, date à laquelle il apprend tardivement la mort de l’un d’eux, à 1955, il consigne sa douleur dans un carnet; ses amis en découvriront l’existence lors de sa publication posthume en 1959 sous le titre de Notes inutiles, que Pasolini tiendra pour un chef- d’œuvre du xxe siècle. La passion de ces notes est l’amour des fils. Claudio Magris nous rappelle qu’«un des plus hauts passages de l’Iliade (et donc de la littérature mondiale) est celui où Hector joue avec son fils Astyanax, rêvant qu’il devienne plus grand que lui et voyant en lui la réalité fondamentale de sa vie. Mais cette très grande scène d’Homère a eu peu de suites. Rares sont les fils, dans la littérature universelle, et les sentiments qu’ils suscitent n’ont pas trouvé de représentation à la mesure de leur importance dans la vie des hommes. Rares les pères qui ont écrit sur leurs fils. »

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Introduction à la première édition.

J’avoue avoir lu, la première fois, ces pages de journal la gorge serrée et le cœur lourd. Quarante ans d’amitié me liaient à Giotti : je l’avais suivi tout au long de sa pauvre et digne vie, dans sa lutte pour créer autour de lui un monde conforme à sa nature, modeste, mais serein : sa maison, la famille, quelques amis ; un monde qui ne troublât pas sa vocation artistique, poétique ; fier de sa liberté intérieure, payée au prix des plus graves renoncements. Je le vis assister dignement, calmement, à la lente érosion de ce monde ; et veiller avec un tel dévouement sur ceux qui lui restaient, sa femme et ses enfants. Jusqu’au drame : la perte de Paolo et de Franco, morts en Russie. Amer destin que le sien, qui lui retirait les gemmes de sa pauvre maison.

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Il ne s’épancha même pas alors, tant était grande sa réserve, y compris avec les amis, dès lors qu’il s’agissait de ses propres sentiments.

Mais maintenant, ces pages de journal mettent à nu sa souffrance. Ses dernières années, c’est comme s’il avait dû n’écouter que la plus profonde note de douleur de sa vie : une douleur impénétrable, qu’il a ressenti le besoin de coucher sur le papier dans le secret de sa solitude.

Et lui qui détruisait tout ce qui lui parais-sait inutile, de lui et des autres, ces pages propres et ordonnées, il nous les a laissées pour qu’elles té-moignent de sa sincérité envers lui-même. Oui, ces notes, il les a finalement appelées « notes inutiles » ; elles sont, à l’évidence, d’une autre inutilité s’il ne s’est pas résolu à les détruire. Inutiles pour le Giotti qui avait fait l’amère expérience de la vie et pour le Giotti qui ne prêtait attention qu’à ses vers, mais non inutiles pour l’homme Giotti qui souffrait réel-lement, profondément, et qui se regardait souffrir ; il ne se regardait pas souffrir pour s’attendrir sur lui-même ou pour que sa douleur infuse dans des lamentations de compassion, mais pour creuser dans

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sa propre douleur et pour en extraire la racine nue, pour être objectif envers lui-même.

« Ces notes, il le dit explicitement, devraient m’aider à continuer à vivre. M’offrir le réconfort d’une conversation entre moi et moi-même sur des sujets qui ne peuvent être matière à conversation entre moi et les autres ».

Ces sujets, c’étaient les sentiments personnels, les choses qui nous concernent en propre, nos dou-leurs les plus intimes, que Giotti eut la pudeur de ne jamais montrer aux autres : il les tenait pour un trouble. Dans ce rêve de Paolo enfant qui se refuse à l’accompagner à Muggia, il note : « Et en chemin, tout plein du désir d’être avec lui, et chagriné que ce ne soit pas le cas, je me suis mis à pleurer, et je rete-nais difficilement les sanglots qui allaient me saisir, et je tournais la tête vers les murs des maisons pour que les gens ne puissent pas voir mon trouble ». C’est tout lui dans cette note. Le trouble : le trouble phy-sique et le trouble moral étaient ses plus grands enne-mis, il avait autant horreur du désordre extérieur que du désordre intérieur. Il avait une vie ordonnée, une maison ordonnée ; il avait laissé tous ses papiers,

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tous ses dessins, parfaitement en ordre. Le mot qu’il aimait le plus, qui exprimait le fond de son carac-tère, était : propre, et combien de fois l’a-t-il adopté, comme adjectif et comme adverbe, dans ses vers.

Jusque dans l’introspection, il refusait toute forme de confusion. Il cherchait à saisir l’absence, dépouillée de tous les ornements inutiles. La vérité ! « On écrit avec l’intention d’être vrai et véridique, et puis on s’aperçoit qu’on a toujours été inexact, tou-jours non vrai, et ici et là, même sans le vouloir, men-teur. L’écriture n’est pas apte à appréhender la vérité, même si elle est le seul instrument que l’on possède pour s’essayer à le faire. Le langage est bon pour la poésie, parce que la poésie ne veut pas exprimer la vé-rité, mais est une construction d’idées, qui a sa propre vérité, laquelle prend forme avec la parole et ne fait qu’un avec elle ». Rarement poète a autant su faire la lumière sur lui-même et sur son œuvre que Virgilio Giotti dans ce passage important de son journal.

Cela explique que, peu à peu, ces pages qui com-mencent de manière introspective se tournent de plus en plus vers l’objectivité, deviennent poésie ou pré-paration à la poésie — il suffit de confronter la note

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sur l’enfant qui dort dans le tramway et la poésie La petite fille qui dort (La putela che dormi). Et l’on comprend alors que Giotti ne pouvait pas tenir longtemps un journal intime. De fait, ces pages sont peu nombreuses. Nues et circonspectes, elles accompagnent sa poésie et l’illuminent. Pages dans lesquelles Virgilio Giotti nous donne quelque chose qui va au-delà de l’émotion : la preuve du rapport essentiel entre vie et poésie.

Giani Stuparich.

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Notes inutiles

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1er II 1946. — Mardi 29 janvier, par la lettre d’un soldat, compagnon de captivité, j’ai appris que Paolo est mort. Il est mort de maladie (de bronchopneumonie dit la lettre), vite, sans doute, dans les premiers mois de 1943. C’est ainsi qu’a pris fin la vie de mon si cher enfant, à l’âge de 28 ans, broyé entre ses deux patries. Il avait fui la patrie italienne qui l’avait harcelé depuis ses 18 ans, et la patrie russe, maternelle, l’a rejeté, n’a su que lui donner la terre de sa sépulture.

La nouvelle de sa mort m’a surpris ; je ne m’y attendais pas. Ce fut un moment d’angoisse. Aujourd’hui, trois jours après, il me semble que je me suis résigné. Peut-être le cœur n’y croit-il pas encore.

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22 III 1946. — Zatta, qui vient d’un petit village près de Bellune, et de qui j’ai appris la mort de Paolo, m’a donné ces autres nouvelles.

Paolo a été fait prisonnier, avec lui, le 21, ce qui veut dire au tout début de la déroute, dans un village du nom de Meshkovsk. Ils ont été envoyés dans un camp de prisonniers à vingt-cinq jours de marche de là. Paolo est mort dès les premiers jours de son arrivée au camp.

Il n’a donc pas souffert ou, s’il a souffert, ça n’a pas été long. Au moment où il a été fait pri-sonnier, il n’était sans doute pas malade. Ses der-nières lettres et cartes ne laissent rien entrevoir d’anormal dans son état d’esprit et sa condition physique. Elles sont paisiblement optimistes. La marche de vingt-cinq jours n’a sans doute pas été pour lui un martyre, parce qu’il était bon mar-cheur et entraîné. La maladie et la mort l’ont emporté après quelques jours de captivité, il n’a donc pas souffert les privations horribles des camps de concentration, les déchirements de la captivité. Cela m’enlève un grand poids du cœur. Si, comme je le crains, Franco aussi est mort,

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puissé-je apprendre que lui non plus n’a pas souf-fert inutilement !

La dernière période de sa vie, les six ou sept mois en Russie ont été pour Paolo des mois de bonheur, pour autant qu’il ait pu le connaître à nouveau, après celui de son enfance. De ce bon-heur, il est rapidement passé dans le néant de la mort.

26 VII 1947. — Tout d’un coup, je me suis souvenu de cela.

J’étais revenu à la maison, à San Felice, après une absence de quatre ou cinq mois. Et j’étais arrivé à l’heure du dîner, ou très peu de temps avant. Et quand j’ai eu fini de manger, devant le balcon qui donnait sur le jardin et sur la cour, j’ai entendu une petite voix d’enfant là, dans l’autre pièce. Ma mère m’a dit : va le voir. Et Nina, assise à table, vêtue d’une robe de chambre blanche, dans la pièce pleine de la lumière de l’été, paisible, souriait.

J’ai rêvé que j’étais mort. Je crois que c’est la première fois que je rêve de ma mort. Et bien que

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mort (et une sensation particulière me confirmait que je l’étais), ils me faisaient signer des papiers dans je ne sais quel bureau. J’avais signé et je me demandais : et maintenant dois-je rentrer chez Nina ou non ? Et cette sensation que j’ai dite oscillait en moi.

27 VII 1947. — J’ai bien dû comprendre que ce rêve de mort (de suicide) est vain, parce que je dois encore vivre. Franco pourrait aussi ne pas être mort et revenir. Et puis, j’ai dû me rendre compte que je ne trouverai jamais l’énergie né-cessaire pour tuer Nina ; et comment pourrais-je mourir, moi, en l’abandonnant seule à la vie ?

Ces notes devraient m’aider à continuer à vivre. M’offrir le réconfort d’une conversation entre moi et moi-même sur des sujets qui ne peuvent être matière à conversation entre moi et les autres.

30 VII 1947. — De quoi sommes-nous faits ! Cela fait maintenant dix-huit mois que je sais que Paolo est mort. Je crois ne l’avoir jamais oublié,

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ni lui, ni Franco, pas même un instant, ni la nuit, ni dans mon sommeil. Mais alors que, certains jours, pendant des heures, à certains moments, je les ai, l’un et l’autre, ou l’un des deux, en moi, à l’esprit et sous les yeux, d’autres fois, pendant des jours, ou des heures, ou des instants, ils sont hors de moi, plus ou moins loin, et parfois, ils ont été très loin de moi, même si je les voyais et les sen-tais présents. Et ils sont en moi ou hors de moi, sans que je sache ce qui fait que j’ai une sensation plutôt que l’autre.

Aujourd’hui, dans la rue, Paolo est tout à coup entré en moi ; j’ai ressenti le fait de sa mort avec la violence d’une nouvelle toute fraîche : je me suis exclamé encore une fois (à voix haute, probablement, mais je ne saurais dire) : Paolo, Paolo est mort ! et j’ai ressenti à nouveau que c’était impossible, invraisemblable. Depuis lors, je l’ai en moi, avec sa chère silhouette, avec son cher visage, avec son sourire et sa voix, il est vi-vant et bien réel. Cette nuit, probablement, je le verrai en rêve. Demain, peut-être, il se sera encore éloigné de moi.

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6 VIII 1947. — Dans l’interstice d’un uri-noir public, le feuillage d’un arbre de jardin, que je connais très bien, mais dont je ne me suis ja-mais soucié de savoir le nom ; de grandes feuilles en forme de cœur et des grappes de baies vertes ; et, derrière, les tympans en pierre de quelques fe-nêtres, bien dessinés, précis. Le travail millénaire de l’homme, la civilisation, l’art, la beauté.

Et puis, la guerre, la violence, la destruction. Les lignées, les peuples, les nations qui perpétuel-lement se combattent, l’un cherchant à écraser l’autre et à le surpasser en richesse et puissance. Une lutte plusieurs fois millénaire, mouvementée, on ne peut plus variée dans ses aspects extérieurs, mais fondamentalement monotone, toujours la même.

Et il me semble que c’est tout ce qu’on peut en penser, dire, croire. Le reste n’est que détails.

Ce serait merveilleux d’avoir une belle mai-son, un jardin potager, propres, très calmes, frais ; et d’être là à penser et à écrire. Une chose que je n’ai jamais eue et que je n’aurai jamais. Et si

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aujourd’hui, tout à coup, je l’avais, mon malheur ne diminuerait pas d’un cheveu.

7 VIII 1947. — Alors que se prépare un orage, et qu’il n’y a plus de soleil, et que se suc-cèdent à brefs intervalles de petites rafales de vent froid, deux bambins, dehors, sur le seuil de la maison, blottis dans un coin, se font une maison-nette toute à eux, en se couvrant d’un chiffon à peine plus grand qu’un mouchoir. Ils s’adonnent au jeu de tous les enfants, auquel tous les enfants ont toujours joué, et auquel, certainement, jouent aussi les enfants des sauvages, en se servant non d’un chiffon, mais d’une petite pièce de natte ou d’une feuille de palmier.

10 VIII 1947. — Qui sait encore quels senti-ments d’effroi il me faudra éprouver !

Aujourd’hui, au bureau, après avoir vague-ment travaillé, après donc m’être occupé le cer-veau un certain temps à ces stupides opérations d’administration publique, je me suis rappelé la maison avec Nina ; elle, Nina (et ce n’était pas

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la première fois), m’est apparue infiniment loin-taine, comme si je la voyais à travers un télescope retourné, une étrangère, absolument, pour moi.

14 VIII 1947. — (Par ce sentiment qui, du seul point de vue de son caractère excessif, ap-paraît comme un simple produit de ma fatigue nerveuse, j’ai commencé à réfléchir sur les rap-ports d’affection et d’intimité avec les membres de la famille : les parents, les frères, la femme et les enfants. Qui, comme moi, a aimé sa femme ne peut que s’apercevoir très tardivement que la femme, qui à l’origine est une étrangère, ne peut que le rester, même si elle est aimée. C’est bien autre chose avec la mère, même mise de côté ou rejetée, les frères, même oubliés, et les enfants.)

15 VIII 1947. — J’ai rêvé de Paolino. J’ai dit : Paolino, et non Paolo : lui, gamin d’une dizaine d’années. Je le voyais, maigrichon et longuet, comme replié sur lui-même, y compris physique-ment (c’est ainsi qu’il apparaissait parfois dans la réalité), la tête basse d’un enfant contrarié. Et il

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tournait autour de sa mère. Mais elle ne lui prêtait pas attention : elle était là, occupée sans doute à quelque tâche ménagère. Et j’étais sur le point de sortir : je devais aller à Muggia ; et j’ai dit à Paolino de venir avec moi, et pour l’attirer, j’ai ajouté qu’on irait à Capodistrie. Et lui, à ma grande peine, sans lever la tête, dit non, qu’il ne voulait pas venir. Et je m’en suis donc allé seul ; et en chemin, tout plein du désir d’être avec lui, et chagriné que ce ne soit pas le cas, je me suis mis à pleurer, et je rete-nais difficilement les sanglots qui allaient me saisir, et je tournais la tête vers les murs des maisons pour que les gens ne puissent pas voir mon trouble.

Ça fait longtemps que je n’ai pas rêvé de Paolo ; et aussi de Franco, dont je ne rêve pas. Paolo, dans un premier temps, après avoir appris sa mort, je le retrouvais continuellement en rêve. C’était toujours Paolo adulte ; et dans le rêve, je le regardais et je lui parlais, en lui caressant le visage, et je pensais : mais maintenant, je dois bien lui dire qu’il est mort ; comme s’il ne le savait pas et que c’était la seule raison pour laquelle il était encore parmi les vivants.

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Les rêves s’oublient vite, sauf rares exceptions. On a eu raison de les comparer aux brumes qui se dissipent à l’apparition du soleil. Je pourrais peut-être même regretter de ne pas avoir pris à temps de notes sur tous ces rêves de Paolo et de Franco, parce que je n’en garde que le souvenir de quelques détails.

Quant à l’atmosphère de mes rêves de Pao-lo, au cours desquels il m’est apparu, de manière répétée, si étrangement vivant et mort à la fois, j’avais observé que c’était la même que celle du monde homérique des morts. Et, en fin de compte, si je n’y avais pas pris garde, ne me serais-je pas représenté, peut-être, mon fils mort, non pas mort à proprement parler, mais à moitié vi-vant, errant dans je ne sais quel monde souterrain et, en somme, dans l’Hadès ?

C’est un Paolino très cher qui, une nuit, frappa doucement à la porte, et je lui ouvris et il était là, enfant de cinq ou six ans, avec sa cheve-lure bonde, avec son visage levé vers moi, avec son petit manteau rouge.

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16 VIII 1947. — Aujourd’hui, j’ai le cœur sec. Je me sens vide, sans affection, sans tristesse, sans la moindre de mes douleurs. Il me semble que tout ce qui pourrait arriver me laisserait indif-férent. Au loin, là, mes fils, pareils à des images photographiques séchées, sans âme. J’ai pris une douche, j’ai bu des cafés, j’ai fumé la moitié d’un cigare ; plus tard, je mangerai et je dormirai. Je suis comme le lit asséché de ce petit torrent. Oui, mais un filet d’eau y coule encore, presque invi-sible. Comme il coule en moi ; et avec ce filet, j’écris ces quelques lignes.

(Tout est faux, bien sûr. Des tours joués par l’été, un été qui vous épuise, qui vous endort ; des tours joués par la chair qui a besoin de repos.)

17 VIII 1947. — Cette nuit, j’ai mal dormi. J’ai rêvé, mais je ne me rappelle pas de quoi. Je me souviens seulement que j’étais pris d’effroi à la pensée de la mort.

Quand je me suis réveillé, je me sentais encore mal, parce que j’imaginais non seulement que je m’étais définitivement résigné à la mort, mais aus-