mise en page 1 - wordpress.com · 2015. 3. 13. · mÉmoire vivante n° 69/1 ... vis-à-vis de...

16
MÉMOIRE VIVANTE N° 69/1 ÉTABLISSEMENT RECONNU D’UTILITÉ PUBLIQUE (décret du 17 octobre 1990) PLACÉ SOUS LE HAUT PATRONAGE DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE 30 boulevard des Invalides 75007 paris Tél.: 0147058150 Fax: 0147058950 Site internet www.fmd.asso.fr 1 12 Weimar, la démocratie en échec, une « révolution conservatrice » ouvre la voie au nazisme Exclusion dans l’histoire ou histoire des exclusions 15 À propos du livre : Triangle rose, la persécution nazie des homosexuels et sa mémoire Sommaire Bulletin de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Trimestriel N° 69 juin 2011 (publication différée) 3,50 MÉMOIRE VIVANTE L L’avènement du nazisme en Allemagne n’est ni le fait du hasard ni celui de la fatalité. L’exa- men des conditions générales qui ont présidé à son arrivée, exposées en première analyse dans le numéro 68 de Mémoire Vivante, se poursuit avec une réflexion sur l’histoire de la société allemande de l’entre-deux-guerres et de la République de Weimar dont le parcours chaotique enseigne que tout processus de modernisation s’accompagne de crises, que les phases de progrès harmonieux restent l’excep- tion, que le cheminement vers la modernité peut, si l’on n’y prend garde, déboucher sur des catastrophes. RÉPUBLIQUE ET CONSTITUTION : UN HÉRITAGE DIFFICILE La fragilité de la République de Weimar lui venait de sa difficulté à fonder sa légitimité sur une adhésion des cœurs. Elle n’a jamais béné- ficié d’événement fondateur symbolique comme le fut la prise de la Bastille : son acte de naissance était une défaite humiliante. L’exis- tence quotidienne des Allemands en fut empreinte de pessimisme. Aux perspectives économiques plus que sombres dans les années d’après guerre, s’ajoutèrent une panne du progrès social et une crise multiforme de la société. La République fut accusée de tout, à commencer par la signature du traité de Ver- sailles, du versement des réparations et de la dépression économique, alors même qu’elle n’était en rien responsable de l’héritage catas- trophique de l’empire. Les compromis poli- tiques et économiques élaborés pour gérer les contradictions et tensions internes, n’eurent bien souvent pour résultat que de différer les vrais remèdes. Si bien que le passé impérial fut longtemps considéré comme supérieur à une bien décevante réalité républicaine. La constitution de Weimar, issue à la fois de la révolution de 1918 et de l’expression du suf- frage, reposait sur l’équilibre des pouvoirs, à mi-chemin entre continuité avec la période impériale et renouveau républicain. L’Allema- gne était trop avancée pour une révolution de type classique ou bolchevique. L’importance de la tradition démocratique et le niveau de complexité de cette société industrielle parais- saient interdire toute rupture radicale et inci- ter plutôt à la recherche de compromis. C’est pourquoi furent systématiquement explorées toutes les voies d’accommodement entre oppositions sociales, intérêts particuliers, idéologies concurrentes et systèmes de valeurs divergents. Il reste que le pouvoir politique se trouvait partagé entre deux pôles de légitimité concurrents : le Reichstag et le président du Reich, tous deux issus du suffrage direct, et prenant en quelque sorte le gouvernement en tenaille. L’usage en particulier de la législation sur l’état d’urgence, régi par l’article 48 de la Constitu- tion, conduisit les forces politiques à saper les fondements de cette dernière au lieu de s’ap- puyer sur elle. L’article conférait en effet au président du Reich un pouvoir de coercition vis-à-vis de l’ensemble du pouvoir législatif et exécutif, qui fut utilisé au cours des années 1930 à 1933 pour légiférer contre le parlement par décret-loi, le président répliquant à toute tentative d’invalidation de ses décrets-lois par une dissolution du Reichstag. Dans cette situa- tion, le droit de censure, appartenant au seul parlement, conduisit les gouvernements, nom- més par le président, dans des impasses dont ils ne pouvaient sortir que par le recours à de nouvelles dissolutions, suivies d’élections, ou encore à un coup d’état. Pourtant les compromis, dans bien des cas, permirent à l’Allemagne de s’adapter aux situations nouvelles, mais ils ne constituèrent jamais un facteur de cohésion nationale, ni d’identité, l’opinion demeurant sensible aux sirènes du nationalisme qui avait prévalu en août 1914. DOSSIER WEIMAR,la démocratie en échec, une « révolution conservatrice » ouvre la voie au nazisme

Upload: others

Post on 03-Feb-2021

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • MÉMOIRE VIVANTE N° 69/1

    ÉTABLISSEMENTRECONNUD’UTILITÉPUBLIQUE

    (décret du17 octobre 1990)

    PLACÉ SOUSLE HAUT PATRONAGE

    DU PRÉSIDENTDE LA RÉPUBLIQUE30 boulevard des

    Invalides 75007 parisTél.: 0147058150Fax: 0147058950

    Site internetwww.fmd.asso.fr

    1

    12

    Weimar, ladémocratie enéchec, une« révolutionconservatrice »ouvre la voie aunazisme

    Exclusion dansl’histoire ouhistoire desexclusions

    15À propos dulivre : Trianglerose, lapersécutionnazie deshomosexuels etsa mémoire

    Sommaire

    Bulletin dela Fondation

    pour lamémoire de

    la Déportation

    Trimestriel N° 69 juin 2011 (publication différée) 3,50 €MÉMOIRE VIVANTE

    LL’avènement du nazisme en Allemagne n’estni le fait du hasard ni celui de la fatalité. L’exa-men des conditions générales qui ont présidé àson arrivée, exposées en première analysedans le numéro 68 de Mémoire Vivante, sepoursuit avec une réflexion sur l’histoire de lasociété allemande de l’entre-deux-guerres etde la République de Weimar dont le parcourschaotique enseigne que tout processus demodernisation s’accompagne de crises, que lesphases de progrès harmonieux restent l’excep-tion, que le cheminement vers la modernitépeut, si l’on n’y prend garde, déboucher surdes catastrophes.

    RÉPUBLIQUE ET CONSTITUTION: UN HÉRITAGEDIFFICILE

    La fragilité de la République de Weimar luivenait de sa difficulté à fonder sa légitimité surune adhésion des cœurs. Elle n’a jamais béné-ficié d’événement fondateur symboliquecomme le fut la prise de la Bastille : son acte denaissance était une défaite humiliante. L’exis-tence quotidienne des Allemands en futempreinte de pessimisme. Aux perspectiveséconomiques plus que sombres dans lesannées d’après guerre, s’ajoutèrent une pannedu progrès social et une crise multiforme de lasociété. La République fut accusée de tout, àcommencer par la signature du traité de Ver-sailles, du versement des réparations et de ladépression économique, alors même qu’ellen’était en rien responsable de l’héritage catas-trophique de l’empire. Les compromis poli-tiques et économiques élaborés pour gérer lescontradictions et tensions internes, n’eurentbien souvent pour résultat que de différer lesvrais remèdes. Si bien que le passé impérial futlongtemps considéré comme supérieur à unebien décevante réalité républicaine.La constitution de Weimar, issue à la fois de larévolution de 1918 et de l’expression du suf-frage, reposait sur l’équilibre des pouvoirs, à

    mi-chemin entre continuité avec la périodeimpériale et renouveau républicain. L’Allema-gne était trop avancée pour une révolution detype classique ou bolchevique. L’importancede la tradition démocratique et le niveau decomplexité de cette société industrielle parais-saient interdire toute rupture radicale et inci-ter plutôt à la recherche de compromis.C’est pourquoi furent systématiquementexplorées toutes les voies d’accommodemententre oppositions sociales, intérêts particuliers,idéologies concurrentes et systèmes de valeursdivergents. Il reste que le pouvoir politique setrouvait partagé entre deux pôles de légitimitéconcurrents : le Reichstag et le président duReich, tous deux issus du suffrage direct, etprenant en quelque sorte le gouvernement entenaille.L’usage en particulier de la législation sur l’étatd’urgence, régi par l’article 48 de la Constitu-tion, conduisit les forces politiques à saper lesfondements de cette dernière au lieu de s’ap-puyer sur elle. L’article conférait en effet auprésident du Reich un pouvoir de coercitionvis-à-vis de l’ensemble du pouvoir législatif etexécutif, qui fut utilisé au cours des années1930 à 1933 pour légiférer contre le parlementpar décret-loi, le président répliquant à toutetentative d’invalidation de ses décrets-lois parune dissolution du Reichstag. Dans cette situa-tion, le droit de censure, appartenant au seulparlement, conduisit les gouvernements, nom-més par le président, dans des impasses dont ilsne pouvaient sortir que par le recours à denouvelles dissolutions, suivies d’élections, ouencore à un coup d’état.Pourtant les compromis, dans bien des cas,permirent à l’Allemagne de s’adapter auxsituations nouvelles, mais ils ne constituèrentjamais un facteur de cohésion nationale, nid’identité, l’opinion demeurant sensible auxsirènes du nationalisme qui avait prévalu enaoût 1914.

    DOSSIERWEIMAR,la démocratie

    en échec, une« révolution conservatrice »

    ouvre la voie au nazisme

  • 2/MÉMOIRE VIVANTE N° 69

    UN CONTEXTE INTERNATIONAL COMPLEXE ET INCERTAINLe poids psychologique des réparationsLe problème des réparations résultait de l’exigence des Alliésde faire payer par l’Allemagne non seulement les dommages deguerre provoqués, mais encore l’ensemble des dépenses deguerre de la coalition. Il en résultait une évaluation des répara-tions atteignant des sommes astronomiques que ni la capacitéd’imagination des contemporains, ni leur expérience financière,ni les outils dont ils disposaient, ne permettaient de maîtriser.Le montant de ces réparations, finalement réduites dans leurportée, allait en conséquence enflammer durablement les ima-ginations et entretenir l’indignation des Allemands qui sereprésentaient la génération à venir comme « esclave de ladette ». Toutefois lorsque l’on considère les charges financièresqui allaient peser effectivement sur les Allemands durant lesquelque dix années au cours desquelles ils allaient verser desréparations, le tableau est moins effrayant: la charge effectivepesant sur un débiteur est en effet déterminée moins par lemontant global de sa dette que par le mode d’acquittement decelle-ci.Il demeure que la marge de manœuvre de l’économie alle-mande, déjà obérée par la conjoncture de l’après-guerre, setrouvait encore réduite par les réparations, même si leurpaiement ne posait pas un problème insurmontable.

    Versailles et les ex-belligérantsQu’il s’agisse des tenants de la politique d’exécution des traitésou de ceux du parti du refus, les Allemands dans leur ensemblesouhaitaient une révision du traité de Versailles. Les plusmodérés optaient pour la voie pacifique, espérant montrer parleur bonne volonté que les dispositions prévues par les traitésétaient inapplicables et qu’une révision s’imposait. Les durs, aucontraire, ne s’intéressaient qu’aux intérêts allemands, fût-ceau prix d’une nouvelle escalade de la violence internationale.Schématiquement il est possible de résumer ainsi les positionsdes uns et des autres :En Allemagne, la ligne dure estimait que les perspectives deguerre, de guerre civile et de chaos économique tels qu’ils sedessinaient en Europe centrale, susciteraient chez les Améri-cains une crainte du bolchevisme et un engagement en faveurdu rétablissement ou de la sauvegarde de l’ordre, et donc d’unerenégociation des traités de paix. De façon plus générale, ons’attendait à une dislocation de la coalition alliée, sans bien réa-liser que l’escalade des tensions et conflits, telle que la situations’est présentée en 1923, allait provoquer le phénomène inverse,c’est-à-dire un resserrement de la solidarité des Britanniqueset des Américains avec la France.Les États-Unis, eux, souhaitaient bien une révision de l’ordreétabli par le traité de Versailles. Toutefois, alors qu’ils esti-maient devoir assumer un rôle politique et économiquedominant en Extrême-Orient, dans le cadre des traités deWashington en 1921-1922, ils se refusaient à assumer des res-ponsabilités comparables sur le continent européen. Tout ens’abstenant de ratifier le traité de Versailles et d’adhérer à laSociété des Nations, et tout en refusant aux Français le pactede sécurité qu’ils leur avaient pourtant promis, ils entendaientlimiter leur influence en Europe au domaine économique. Ilsne se sentirent réellement concernés au plan politique qu’à lasuite de la crise de 1923, qui leur fit prendre conscience de lanécessité de jouer un rôle stabilisateur en Europe.La Grande-Bretagne était attachée à la défense du nouveléquilibre instauré par le traité de Versailles, reposant sur l’af-faiblissement de l’Allemagne et une vraisemblablement peudurable hégémonie française. Ses préoccupations portaientbeaucoup plus sur la sauvegarde et la réforme structurelle deson empire, d’où un souci d’éviter les crises en Europe. Elle ne

    souhaitait ni le triomphe de la France, ni la rupture de sonalliance avec elle.Quant à la France, en raison de l’opposition des Anglais etdes Américains, elle avait renoncé à faire prévaloir à Versail-les une modification définitive de l’équilibre franco-allemanden sa faveur, notamment par la division de l’Allemagne et uncontrôle du glacis rhénan. Or pour obtenir sa renonciation àcette ligne, les Anglo-Américains lui avaient proposé unpacte de sécurité à trois et des garanties collectives dans lecadre de la Société des Nations, que le changement de cap dela politique américaine allait finalement rendre caduc. C’estpourquoi elle insistait pour obtenir de l’Allemagne, fût-ce auprix d’une reprise du conflit international, des garanties desécurité territoriales qu’elle s’était vue refuser en 1919. Cettepolitique fut encouragée par la victoire du bloc national auxélections de novembre 1919 et l’arrivée au pouvoir de l’un deses leaders, Raymond Poincaré, en janvier 1922.Ainsi en 1922-1923, les deux principaux protagonistes de laPremière Guerre mondiale se trouvaient à nouveau face àface, dans une confrontation qui allait les emmener au bord duconflit armé. Vainqueurs et vaincus espéraient obtenir de cenouvel affrontement une révision du résultat de la guerre.

    UN CONTEXTE ÉCONOMIQUE ERRATIQUEGênes 1922 : échec d’une tentative de remise en ordre del’économie mondiale

    La conférence de Gênes sur l’économie mondiale, organisée enavril-mai 1922 à l’initiative du Royaume-Uni, se proposait derétablir l’ordre monétaire complètement désorganisé par la Pre-mière Guerre mondiale et la Révolution russe, et de définir unepolitique commune de l’ouest vis-à-vis de la Russie soviétique.Elle réunit tous les pays ayant participé au conflit, sauf les États-Unis, mais se solda par un semi-échec, les Alliés refusant leprincipe d’une coopération pleine et entière avec l’Allemagne.La conséquence indirecte en fut l’accord de Rapallo, ville voi-sine de Gênes, où Allemagne et Russie conclurent un traitéséparé, prévoyant leur renoncement aux dommages de guerre,un règlement bilatéral des questions économiques et diploma-tiques, et un important volet secret de coopération militaire.Cet accord fut diversement apprécié. Pour les pays occiden-taux, il concrétisait la formation d’un « axe révisionniste » ger-mano-soviétique. Pour le Reich et son ministre des affairesétrangères Walter Rathenau, il devait constituer un atout dansle jeu alterné de coopération et de confrontation à l’égard despuissances occidentales. À court terme, il n’allait ni apporter lesuccès escompté (sauf en matière de coopération militaireclandestine), ni inciter les Occidentaux à plus de clémence avecl’Allemagne. Le Reich venait de compromettre toute possibi-lité de « front uni » contre la Russie soviétique sur les plans

    La Conférence de Gênes 1922. Le premier Ministre bri-tannique Lloyd George au premier rang à gauche.

    ©A

    rch

    ive

    sd

    iplo

    ma

    tiqu

    es

    UK

  • économique et politique, et de démontrerqu’il n’était pas prêt à s’intégrer dans unepolitique européenne. Son orientation versl’Est inquiétait la France qui y voyait unemenace directe.

    Tensions franco-allemandes: la crise de laRuhrL’effet Rapallo entraîna un resserrementdes relations Franco-britanniques lors dela crise de la Ruhr.Fin 1922, la France prit prétexte du retarddu versement de certaines réparationspour faire entrer ses forces dans la Ruhr.Les Allemands ripostèrent en déclenchantune vague d’indignation nationaliste, ins-trumentalisée par leur gouvernement quiproclama la résistance passive, en vertu delaquelle les travailleurs du territoire occupé devaient s’abstenirde toute collaboration avec l’occupant et veiller à ce que sesprétendus gages de productions restent improductifs. Le finan-cement de l’opération, avec le paiement des grèves générales,contribua à aggraver l’inflation.À l’été 1923, la résistance passive se révéla un échec. Les Fran-çais, grâce au recours à des travailleurs étrangers, avaient réussimalgré tout à rendre productives leurs prises de gages. Ilsencourageaient en sous-main des émeutes séparatistes et desactions terroristes qui compliquèrent la politique intérieure del’Allemagne et, à terme, fragilisaient la République elle-même.

    LA GANGRÈNE INFLATIONNISTE (1914-1924)L’inflation domina la décennie 1914-1924 en Allemagne, entrois vagues :La première résultait des emprunts de guerre, réputés rem-boursables avec intérêts après la victoire, et entraîna un dou-blement de l’indice des prix de gros. Le gouvernement accrut lamasse monétaire en s’affranchissant de la garantie or. Mais ladéfaite réduisit à néant les illusions de réparations attenduesdes pays vaincus. Seule une dévaluation aurait permis uneremise en ordre. Les républicains ne purent ou n’osèrent pas yrecourir, pour des raisons de politique intérieure. Ils étaientconsidérés comme responsables de la signature des empruntsde guerre, pourtant décidés par l’empire, et de la ruine dessouscripteurs.La deuxième vague fut consécutive à la démobilisation (1919-1921) et à la nécessité concomitante de soutenir l’économied’une part par l’octroi de crédits et de subventions aux entre-prises pour faire redémarrer la production, et d’autre part parl’octroi d’aides à la reconversion professionnelle pour conte-nir le chômage des soldats démobilisés. Des besoins impor-tants de financement en résultaient, qui allaient nourrirl’inflation tout en donnant paradoxalement l’impression duplein-emploi et d’une reprise économique que les Alliésenviaient, empêtrés qu’ils étaient eux aussi dans la crise et lechômage. Mais la résolution des problèmes fondamentaux del’Allemagne n’était qu’artificielle. Elle ne faisait en réalité quereporter les échéances fatales.La troisième vague, ou heure de vérité, intervint lors de l’esca-lade hyperinflationniste des années 1922-1923, qui aboutit à l’ef-fondrement général de la monnaie et de l’économie allemande.

    CRISES ET CONTRADICTIONS DE LA SOCIÉTÉ ALLEMANDESous l’effet de l’inflation, l’immoralité fit son entrée dans desmilieux autrefois honorables. La délinquance augmentait et lesinfractions à la loi étaient souvent justifiées par la nécessité desurvivre. L’ordre social et moral relativement rigide de l’ère

    impériale se trouvait ébranlé. La réactionen tira profit.

    Une société empêtrée dans sescontradictionsÀ ces désordres politiques, s’ajoutaientd’autres facteurs de tensions internes,inhérents à la modernisation de la sociétéindustrielle et liés aux conséquences de laguerre et de la défaite.

    La place et le rôle des femmesLa place et le rôle des femmes sous lerégime de Weimar furent controversés,qu’il s’agisse de leur situation profession-nelle, du sens du mouvement féministe oude l’image de la « nouvelle femme » dansla population.

    L’excédent numérique des femmes sur les hommes, dû auxhécatombes de la guerre, entraîna un afflux de femmes céliba-taires dans le monde du travail, modifiant la proportion activede la population féminine, la division du travail entre les sexes,l’image de la femme, et plus généralement sa position sociale, laconception de la famille et l’éducation des enfants. Des profes-sions nouvelles typiquement féminines apparurent telles questénodactylo, travailleuse à la chaîne, vendeuse, institutrice,assistante sociale. Le stéréotype de la femme jeune, célibataireou de celle plus âgée vivant seule, s’imposa tandis que l’imagede la femme mariée salariée passait mal et suscitait un ressenti-ment. Aussi, dès avant la prise de pouvoir par les nazis, la loiconcernant la situation juridique des femmes fonctionnairespermettait que celles-ci fussent licenciées pour cause de cumul.Du même coup, l’avenir professionnel des femmes diplôméesde l’université se trouva compromis. La reconnaissance du droitde vote des femmes au sortir de la guerre permit certes leurentrée dans la vie politique mais ne modifia en rien leur situa-tion: les fonctions exercées par les femmes demeuraient subal-ternes et moins bien payées que celles des hommes, notammentdans l’administration, l’éducation, l’assistance publique, lesaffaires sociales.Dans la seconde moitié de la décennie, deux modèles s’oppo-sèrent : d’un côté celui de la jeune employée apolitique, tour-née vers la consommation et les médias, dont la représentationglissa vers celle de la femme « vamp », un peu provocante, liéeà l’influence de l’américanisme et diffusée par les magazines,les romans feuilletons, les films d’amour et les opérettes fil-mées; et de l’autre côté, le modèle conservateur du camp réac-tionnaire, de la mère, épouse sublime, évoluant dans le cercleharmonieux de la famille, ménagère modèle attentive à l’hy-giène et à l’alimentation des siens et obsédée par l’organisationrationnelle des activités ménagères.Les contradictions entre ces deux modèles affectaient lesfemmes dans leur psychisme, la crise jouant comme un facteuraggravant. Si bien que, de quelque côté qu’elles se situent,« nouvelle vague » ou conservatisme, elles se sentaient mal dansleur peau et, en quête de nouvelles solutions, prêtèrent uneoreille complaisante au mythe nationaliste porté par les nazis.

    Une jeunesse impatiente et privée d’avenirLes questions dévolues à la culture et à l’éducation, autrefois duressort des Länder, passèrent sous la compétence de l’État avecla République qui s’attribua la responsabilité de définir les apti-tudes à développer chez les jeunes, à partir des exigences de lasociété. La formation put dès lors être orientée de façon autori-taire, pour peu que les partis parvinssent à s’entendre, sans queles auteurs de ces réformes ne prennent conscience du profitque les nazis allaient tirer de cette potentialité.

    MÉMOIRE VIVANTE N° 69/3

    Walter Rathenau en 1921

    ©Fi

    ch

    ierB

    un

    de

    sarc

    hiv

    Bild

    183-

    L400

    10

  • 4/MÉMOIRE VIVANTE N° 69

    Les institutions d’encadrement de la jeu-nesse étaient très fréquentées au lendemainde la guerre : 4,3 millions de jeunes sur9 millions étaient, en 1926, membres d’asso-ciations ; 1,6 million appartenaient à desassociations sportives ; 1,2 million à des asso-ciations religieuses, 360 000 à la jeunesseouvrière, ballottée par des divisions poli-tiques et objet de conflits internes de généra-tions, et 51000 au mouvement « confédéré »dit des Bündische, créé avant guerre, qui culti-vait le nationalisme agressif, le mythe du chefet le sens sacré de la « mission ».Dans ce paysage, l’influence des jeunesses« ouvrières » et des « confédérés » était plusimportante que ne le laissait percevoir lenombre de leurs adhérents. Ces organisa-tions constituaient des centres de recru-tement, de mise à l’épreuve et de formationpour tous ceux qui se destinaient à prendredes responsabilités dans les institutions édu-catives ou politiques au moment où, jus-tement, la jeunesse revendiquait de pouvoir jouer un rôle actifdans la construction d’une société nouvelle.De nombreux enfants et adolescents ayant grandi sans père etdans la détresse matérielle au cours des derniers hivers de laPremière Guerre mondiale entrèrent dans la délinquance, sou-vent ultime moyen de survie. L’autorité parentale et l’encadre-ment social s’amenuisaient tandis que les « normes sociales etmorales » traditionnelles étaient remises en cause. Des slogansagressifs à l’égard du « monde pétrifié des adultes » se propa-geaient et l’agressivité à l’égard de la « république de vieillards,incapable de faire une place à sa jeunesse » se durcissait. Unepartie de la jeunesse adopta les nouvelles valeurs de la culturede masse urbaine et industrielle, s’inspirant du modèle améri-cain, développant le phénomène des bandes, mais trouva enface d’elle une caste fanatique hostile à la modernité, jugée« destructrice » et « anti-allemande ». La ligne de partage entreces courants ne suivait d’ailleurs pas le contour des stratessociales classiques et le choix d’une modélisation sociale traver-sait toutes les couches de la société. Ce choix représentait unedémarche complexe, parfois déroutante, dans le contexte dechômage structurel et conjoncturel environnant et prit un tourdramatique avec la réduction des prestations d’assistancequ’imposait la contraction générale de l’économie.La génération montante du monde estudiantin voyant les por-tes se fermer devant elle, se tourna vers des options culturelleset politiques radicales. Un climat général de discriminationentre « supérieurs » et « inférieurs », conjugué aux notionsd’élite et de talent, crispa la société. Aux critères sociaux sesubstituèrent bientôt ceux du racisme. Le slogan d’un « peuplesans espace, assujetti au tribut versé à d’autres nations du faitdu diktat de Versailles », trouva un large écho.

    Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que le NSDAPrecrutât nombre de ses militants au sein de cette générationétudiante qui se sentait inutile, impatiente et déboussolée.En face, la jeunesse ouvrière, dressée contre un système consi-déré comme l’expression du capitalisme et de la républiquebourgeoise, se radicalisait aussi. L’expérience quotidienne desconflits de rue la conduisait vers le KPD1 qui, face au NSDAP,représentait l’autre parti jeune de la République, cette fois enattente d’une révolution socialiste.De part et d’autre, le sentiment d’impasse se traduisait parl’emploi démonstratif de la force. Dans ces milieux radicalisésde jeunes étudiants et ouvriers, là où en particulier le mou-vement socialiste demeurait faible, la SA de Hitler et Röhmallait trouver des adeptes et proposer de nouveaux cadres devie, collectifs, encadrés et protecteurs.

    Une opinion divisée: sexualité et sciences d’interprétation ducomportement humain au cœur du débat.En matière sexuelle, deux courants se distinguaient :

    — le courant hygiéniste favorable à une sexualité raisonnableen même temps que naturelle. Il visait à rendre l’être humainapte à « garder la tête froide » vis-à-vis de ses sensations et deses pulsions, et à rejeter la prostitution et la perversion.

    — le courant des démographes, obsédé par la crainte d’unerégression des naissances qui entraînerait la mort de lanation. Ce courant défendait la « sélection naturelle » sanslaquelle il prévoyait un parasitage du « corps sain de lanation » par des éléments de moindre valeur. C’est dans cecontexte que les théories eugénistes 2 en développementfurent accueillies favorablement à droite comme à gauche, lesdeux fractions politiques se rejoignant sur l’obligation moralepour l’État d’entretenir le patrimoine génétique de la nation.Les précurseurs du national-socialisme et certains hygiénistessociaux humanistes libéraux et socialistes croyaient au succèsrévolutionnaire d’une hygiène préventive et « extirpatrice »du patrimoine héréditaire, qui allait des consultations volon-taires visant à la préservation de la santé génétique jusqu’auxstérilisations massives de prétendus malades héréditaires, àpartir de diagnostics douteux quant à leur caractère hérédi-taire, comme la schizophrénie, l’idiotie, l’alcoolisme et lamyopie. Surtout, la médecine scientifique et la psychologietendaient à définir biologiquement certaines formes de com-

    Camp de Bündischen Jugend à Berlin (Grünewald 1933)

    ©Bu

    nd

    esa

    rch

    iv-B

    ild10

    2-14

    642

    Hitler s'entretenant avec de jeunes SA à Munich

    1. Parti communiste allemand (Kommunistische Partei Deutschlands).2. Ces théories cherchaient à empêcher la reproduction des êtres infé-

    rieurs ou atteints de maladies héréditaires.

  • MÉMOIRE VIVANTE N° 69/5

    portement social et prétendaient les soumettre à des inter-ventions de caractère eugénique.Sur le plan démographique l’eugénisme, fondé sur une biologieraciale postulait que des couches de population ou des ethniessupérieures, à faible natalité, se trouvaient confrontées à descouches ou ethnies inférieures, à forte natalité.Le progrès démographique se trouvant menacé par des indi-vidus malades, faibles, indigents et asociaux, un principe desélection émergea au cours des années 1930-1933, avant dedevenir la règle en 1933, et d’évoluer vers la pratique de « l’ex-tirpation »1.En matière d’éducation sexuelle, la suppression des tabousentraîna une prudente libéralisation de la morale publique etde la législation, mais ne parvint pas à une réforme de fond. Unprojet de réforme du code pénal envisageait la suppression duparagraphe 175 sanctionnant l’homosexualité, mais nullementcelui du paragraphe 218 relatif à la pénalisation de l’avor-tement. Une forte contestation du camp traditionaliste (Égli-ses, province et bourgeoisie) bloqua le travail parlementairedans ce domaine et retarda l’adoption des réformes, fina-lement enterrées avec l’arrivée au pouvoir des nazis.Les sciences de la connaissance de l’homme virent égalements’affronter deux écoles : celle des biologistes privilégiant laconnaissance de l’homme à partir de processus physiologiquesnaturels et de l’interprétation « naturelle » de son compor-tement social, par analogie avec le règne animal ou végétal. Ilsentendaient éliminer les maladies héréditaires et les tendances« asociales », comme on élimine le choléra ou la tuberculose. Àl’opposé l’école des psychanalystes s’intéressait à l’individu, àson épanouissement et à la façon de déchiffrer son inconscient.Le conflit des générations, le rôle des femmes et son corollairede l’éducation des enfants, la sexualité et le comportementsocial de l’homme n’évoluèrent pas forcément dans le sensd’une émancipation et d’une libération humaine. Les positionsse crispaient sous le double effet d’une crise de légitimitésocioculturelle et d’une crise socio-économique. Les partisansd’un retour aux idées traditionnelles brandissaient volontiersla menace de l’épouvantail d’une décomposition de la famille,de la décadence des mœurs, de la violence destructrice d’une« jungle des villes », pour attiser les peurs.Certains discours prônaient ouvertement l’usage de la violencepar l’homme « dominateur et guerrier », en particulier dans lessphères nationalistes militaristes. Certains écrits entretenaient leculte de la force et présentaient une image violente de la femme,caricaturée par la « femme au fusil », prolétarienne ou bolchevi-que, que les Corps Francs avaient le devoir de combattre etde réduire en « bouillie sanglante ». Ces fantasmes, sur fondde violence quotidienne, servaient paradoxalement de refuge àune partie de la population en mal d’avenir. En Allemagne et enItalie, les fascistes comme les nazis cultivaient ces tendances,Mussolini n’hésitant pas à proclamer par exemple que « laguerre est à l’homme ce que la maternité est à la femme »2.Fascisme et nazisme rêvaient d’un monde remis en ordre par laforce brutale.La façon dont la société, le système politique, l’économie, lesrelations sociales, l’expression culturelle et les comportementsquotidiens réagissaient aux tensions de la modernisation futdéterminante pour l’avenir des institutions et de la démocratie.

    Permanence et retour en force des idées nationalistes,révolutionnaires ou réactionnairesCe que certains auteurs ont qualifié de révolution conservatrice,et qui emporta la République, ne surgit pas du néant. Ses origi-nes remontent au vaste mouvement de réaction suscité en Alle-magne par la Révolution française, les guerres napoléoniennes,les révolutions de 1848 49 et surtout par les bouleversements

    multiples qui suivirent l’unité allemande : industrialisation,urbanisation, société de masse, progrès du libéralisme, montéedes idées démocratiques et du marxisme.Le nationalisme agressif des pangermanistes et les rêves entre-tenus par la propagande colonialiste avaient suscité des at-tentes qui, avec la désillusion de la défaite, allaient seradicaliser. Sur le plan intérieur les positions de l’extrêmedroite se renforçaient. En 1917-1918 le « parti de la patrie alle-mande » avait mobilisé près d’un million de personnes (selonses dires) contre la politique de la paix de compromis prônéepar la majorité du Reichstag (SPD, Centre et Libéraux de gau-che). Son influence culmina durant la période comprise entrele traité de Brest-Litovsk (3 mars 1918) avec la Russie soviéti-que et les offensives du printemps 1918 qui allaient raviver unedernière fois l’espérance d’une victoire. Mais une fois la défaiteconsommée, ce parti se disloqua, sans que les motivations quil’avaient animé disparaissent. L’effondrement rapide de l’em-pire, en novembre 1918, allait conduire les sociaux-démocratesà sous-estimer le potentiel de la menace réactionnaire : ce futleur plus grande erreur.

    La Grande guerre s’acheva sur un double traumatisme: celui dela défaite d’abord expliquée par une subversion de l’esprit alle-mand et par la trahison, et celui de la révolution allemande etde l’instauration de la république de Weimar, considéré par lesdroites et surtout par les variantes de l’extrême droite, commele triomphe même des valeurs « non allemandes », c’est-à-direoccidentales, ou « juives » (comme le proclament déjà les grou-puscules « Völkisch », sortes d’intégristes allemands3 favorablesà un racisme culturel, bientôt mué en racisme biologique). Pourcomprendre la montée de cette lame de fond, il ne suffit pas deprendre en compte les seuls bouleversements économiques,sociaux ou politiques, il faut aussi mesurer l’impact des transfor-mations culturelles sur la remise en cause des valeurs tradition-nelles, dans un pays où l’idéalisme communautaire et le respectde l’autorité sont très largement répandus.Plus encore que les tentatives de révolution communiste ouanarchiste et plus que l’exemple de la Révolution bolchevique,c’est le triomphe du « système » de Weimar qui provoqua uneflambée des idées contre-révolutionnaires à l’origine de la« révolution conservatrice ». Dans la diversité allemande deWeimar surgirent simultanément ou successivement des

    Armistice de Brest-Litowsk

    ©Bu

    nd

    esa

    rch

    iv_B

    ild_1

    83-R

    9262

    3

    1. Hitler et les nazis incorporèrent ces théories à leur propagande et lesmirent en application.

    2. Prümm, K. Die litteratur des soldatischen Nationalismus der 20er Jahre1918-1933, Kronberg 1974, p 152

    3. Objets du mépris condescendant de nombre d’intellectuels néoconserva-teurs, mais appelés à revêtir une importance considérable après qu’Adolf Hit-ler aura, comme il le dit dans « mein Kampf », rendu utilisable l’idée Völkisch.

  • 6/MÉMOIRE VIVANTE N° 69

    courants plus ou moins radicaux en matière de politique, deculture, parfois d’économie ou de race, mais qui avaient encommun une croyance absolue en la spécificité irréductible del’être Allemand et une foi inébranlable en la pérennité fonda-mentale des valeurs réputées conservatrices : l’État, la nation,le peuple, la « race ».C’est dans les classes moyennes, celle en particulier de la bour-geoisie dite « de culture » ou Bildungsbürgertum (pasteurs, uni-versitaires, professeurs de lycée, ou médecins), que serépandirent le plus les thèmes pessimistes de la décadence, dudéclin ou même de la dégénérescence biologique de la Nation.Ces thèmes fleurirent dans de multiples cercles et liguesinfluentes comme la ligue « pangermaniste ».Les idéologues de l’époque ne voyaient aucune solution glo-bale satisfaisante à la décadence ou à la dégénérescence. Ilspréconisaient une série de mesures sans cohérence, commeune nouvelle pédagogie, ou le retour à la nature (cher auxmouvements de jeunesse), ou l’eugénisme (appelé « hygièneraciale »), la plupart de ces solutions impliquant d’ailleurs uneforte demande « d’autorité ».Dès le printemps 1919, l’initiative principale est prise par ceuxqui se nomment eux-mêmes les « jeunes conservateurs »regroupés dans le « club de juin » (d’après le nom du mois de lasignature du traité de Versailles). Ils couvriront toute l’Allema-gne d’un réseau d’intellectuels, s’infiltreront dans une bonnepartie de la presse, et noyauteront efficacement les universités.La grande figure du club de Juin est Moeller van den Bruck, lefutur auteur du Troisième Reich (1923). Moeller voit la futureAllemagne régénérée en une sorte d’Empire du Milieu euro-péen, plus proche de l’Est que de l’Ouest.Ainsi dès les premières années de Weimar, les idées de la nou-velle droite allemande sont en passe de devenir l’idéologiedominante. Elles influenceront même l’aile droite des jeunessocialistes.L’occupation franco-belge de la Ruhr, qui traumatisa toutel’Allemagne, tout comme la politique de Stresemann, entraî-nèrent une radicalisation des jeunes conservateurs. Bien loind’être considérée comme ce qu’elle fut, c’est-à-dire un succès,la politique de Stresemann fut interprétée par les innom-brables groupes et groupuscules d’extrême droite comme unetrahison en faveur de « l’Occident ». C’est à ce momentqu’apparut la nouvelle vague de la révolution conservatriceavec Ernst Jünger et Carl Schmitt qui, outre un très net durcis-sement de l’exigence d’un État fort, voir « total » (le mot appa-raît en 1930) plaident pour une remise en cause de l’ordreéconomique et social du capitalisme libéral, considéré commecoupable de l’atomisation de la société, alors que le salut dela nation exigerait la constitution d’une « communauté dupeuple », structurée et hiérarchisée.Surgissent alors des propositions de collectivisation ou surtoutd’étatisation de secteurs clés. Un groupuscule se revendiquant« national bolcheviste », bien avant la grande crise, de 1929,considérait le communisme étatique comme un moyen de ren-forcer l’autorité de l’État pour sauver la nation, le peuple, et laculture spécifique (on dirait de nos jours l’identité) allemande.En politique extérieure, il exige une alliance sans réserve avecles bolcheviques soviétiques, présentés dès 1921 par Moellervan den Bruck en personne comme étant des nationaux bol-chevistes russes qui s’ignorent, c’est-à-dire qui servent la causeou l’essence russe, en croyant servir les idées de Marx.Les milieux activistes d’extrême droite avaient commencé àformer les Corps Francs et les milices de résidents à la fin de1919. C’est dans cette période que furent rodés les principauxthèmes idéologiques qui allaient rassembler de très vastes cou-rants de sympathisants : haine de la révolution, volonté derevanche contre la « honte de Versailles », mythe du « coup de

    poignard dans le dos », selon lequel des politiciens (en l’occur-rence les Sociaux-démocrates, les Libéraux et le Centre catho-lique), complices du mouvement des Conseils, auraient« frappé dans le dos l’armée invaincue »1.

    La République de Weimar trouva cependant dans les disposi-tions mêmes du traité de Versailles relatives au désarmement, lemoyen de mettre un terme aux concentrations de forces desCorps Francs, qui furent dissoutes. C’est en vertu de cette dispo-sition et pour empêcher la dissolution de sa brigade de CorpsFrancs, que le général Wolfgang Kapp, l’un des fondateurs du« parti de la patrie allemande », tenta un coup d’état, le 13 mars1920. Ludendorff le soutint indirectement en refusant que lesunités de la Reichswehr, non engagées dans le putsch, intervins-sent pour rétablir la légalité républicaine. Un vaste mouvementde grève, lancé en réaction au putsch par les ministres sociaux-démocrates eux-mêmes, auxquels se rallièrent les syndicats etles directions des partis socialistes et communistes, impres-sionna fonctionnaires et militaires restés neutres et contraignitles putschistes à jeter l’éponge le 17 mars.Au printemps 1920, malgré cet échec, la réaction, trop faiblepour renverser la démocratie, voyait néanmoins son empriseidéologique sur la société se renforcer. Quant au mouvementdes Conseils 2, qui s’appuyait en partie sur la classe ouvrière, ilétait hors jeu. Une proportion non négligeable de ses partisansrallia le parti communiste, lui fournissant les effectifs qui luimanquaient jusque-là.La coalition de Weimar eut à affronter une réaction antirépu-blicaine influente et une classe ouvrière qui se radicalisait.Entre 1920 et 1923, elle s’efforça de marginaliser la gauchecommuniste et de refouler le mouvement contre révolution-naire dans une zone d’ombre, où ce dernier allait proliférer,entre conspiration terroriste et subversion politique.

    Entrée à Berlin du général Kapp à la tête de sa brigade deCorps Francs Marinebrigade Erhardt

    ©Bu

    nd

    esa

    rch

    ivBi

    ld11

    9-19

    83-0

    007

    1. Paradoxalement Hindenburg et Ludendorff qui avaient poussé les démo-crates à demander l’armistice le plus rapidement possible en 1918, allaient,avec le plus parfait cynisme, renforcer la théorie du coup de poignard par leursdéclarations. La signature d’un armistice, acte politique, les dédouanait de laprocédure, contrairement à ce qu’aurait impliqué une capitulation militaire.Pétain fit le même choix en 1940, ce qui lui permit d’imputer la défaite au pou-voir politique de la IIIe République, sans que soit porté ombrage à l’honneurde l’institution militaire.

    2. Issu des Conseils de soldats et d’ouvriers qui se formèrent à la fin de laguerre, à l’automne 1918. Plus ou moins sporadiques et cloisonnés entre eux,ils prirent peu à peu une forme plus structurée aux côtés des administrationsclassiques et s’imposèrent dans certains centres industriels à Berlin, Ham-bourg, Brême, dans la Ruhr et dans le centre de l’Allemagne. Ce mouvementn’avait aucun rapport avec celui des soviets qui balaya le régime tsariste. La loivotée par le Parlement fixait dans le détail les droits et les devoirs desConseils. Ils devaient surveiller l’application des lois sociales et devenaient àleur façon des rouages de l’État.

  • MÉMOIRE VIVANTE N° 69/7

    Des organisations secrètes terroristes entre-tinrent la tradition de violence des Corpsfrancs, aux côtés d’institutions contre-révo-lutionnaires intouchables, comme la Reichs-wehr. Ces organisations secrètes eurent àleur actif plusieurs assassinats de représen-tants de la République, dont ceux deMathias Erzberger, signataire de l’armistice,assassiné le 26 août 1921, et de WalterRathenau, juif intellectuel qui revendiquaitson intégration à la Nation allemande,signataire du traité germano-soviétique deRapallo, mais avait concentré sur sa per-sonne la haine virulente de l’extrêmedroite 1 ; il fut assassiné le 22 juin 1922. Tousles deux tombèrent sous les balles d’activis-tes de l’Organisation Consul 2.Entre la droite établie et la mouvance révo-lutionnaire nationaliste émergea le parti ouvrier allemandnational socialiste (NSDAP) d’Adolf Hitler, qui commença àrecruter des adeptes, y compris hors de Bavière, berceau dumouvement.

    Le putsch raté d’Hitler, les 8 et 9 novembre 1923, visait àentraîner le gouvernement bavarois dans une marche surBerlin. Il arrivait dans un contexte de troubles internes, d’é-meutes séparatistes en Rhénanie, de projets de révoltes com-munistes dans le centre et à Hambourg, qui le rendait peulisible par la société dans un contexte où, par ailleurs, le pou-voir politique s’affirmait avec Stresemann, chancelier depuismars 1923, et sa coalition.

    RATIONALISATION DE LA PRODUCTION ET TENSIONS SOCIALESLa question socialeLe patronat, hostile aux syndicats et soucieux de rester maîtrechez lui, n’avait accepté que provisoirement « l’union sacrée »de 1914, comptant sur une paix victorieuse pour revenir sur lesconcessions octroyées et renouer avec une politique autori-taire. La défaite de 1918 contrecarra ce dessein et le contraignità coopérer avec les syndicats au-delà de cette échéance. Lasignature des accords Stinnes-Legien 3 du 15 novembre 1918instaura la Zentralarbeitsgemeinschaft (ZAG) qui, tout à la fois,écartait les menaces de nationalisation et laissait aux syndicatsune part du contrôle de la politique sociale et économique. Cesconcessions, dans l’esprit du patronat allemand, ne devaientdurer que pour autant que les circonstances ne permettraientpas de faire marche arrière.L’inflation favorisa provisoirement la politique de la ZAG. Ellepermit aux entreprises de compenser leurs charges en augmen-tant les prix et à l’État de financer sa politique sociale par une

    augmentation de la masse monétaire. L’arti-cle 165 de la Constitution introduisit enoutre, le 4 février 1920, une clause de partici-pation des travailleurs à travers un systèmede Conseils d’entreprises, forme de cogestionque le patronat jugeait excessive et la fractionradicale du monde ouvrier insuffisante.En faisant disparaître les marges inflation-nistes, la stabilisation monétaire entreprisepar le gouvernement Stresemann ruina labase économique de la ZAG. Les conflitssalariaux se durcirent, d’autant que les entre-prises répercutaient la pression du marchémondial sur les prix, par une baisse du salairedes ouvriers. Dans ces conditions les rêves de« communauté du travail » (Arbeitsgemein-schaft) sombraient dans la lutte des classes.Le système d’arbitrage par l’État prévu par

    la Constitution aboutit, souvent faute d’expérience en matièrede règlement des conflitssociaux, à figer des attitu-des maximalistes et incon-ciliables qui se retournaient« contre l’État arbitre ». Ilen résultait une extrêmepolitisation de tout conflitet une critique croisée dessentences arbitrales, discré-ditant la République.La perspective de réglerla question sociale par lerecours à « l’ingénieriesociale » 4, s’amenuisant,les technocrates réformis-tes à l’origine de ce conceptcherchèrent d’autres voiesdans des projets complète-ment irrationnels, débou-chant finalement sur dessolutions fondées sur la violence 5, celles-là même que les nazisreprirent pour résoudre les contradictions internes de lasociété industrielle et de la société allemande.

    La crise de rationalisationEn 1924, la stabilisation monétaire et l’arrivée de capitaux amé-ricains laissaient espérer un redémarrage de l’économie. Maisles fruits attendus par les acteurs économiques divergeaient :syndicats et sociaux-démocrates estimaient que l’accroissementde productivité devait se traduire par des hausses de salaires etune réduction du temps de travail. Le patronat au contrairejugeait que cet accroissement, joint à l’abaissement des coûts,

    Hitler et Ludendorff lors du putsch manqué de Munich(les 8 et 9 novembre 1923)

    ©Bu

    nd

    esa

    rch

    iv-B

    ild10

    2-14

    642

    Matthias Erzberger

    ©Bu

    nd

    esa

    rch

    iv-b

    ild14

    6-19

    89-0

    72-1

    6

    Gustav Stresemann

    ©Bu

    nd

    esa

    rch

    iv-b

    ild14

    6-19

    82-0

    92-1

    1

    1. Le 17 juillet 1933, Hitler fit un geste hautement symbolique en honorantpubliquement les assassins de Rathenau.

    2. Créée en 1920 après l’échec du putsch de Kapp, par le capitaine HermannEhrhardt dans la brigade du Corps Francs qu’il commandait, l’organisationConsul était une société secrète. Fondée sur le refus du traité de Versailles etdes conséquences de la Première Guerre mondiale, elle essaya de déstabiliserla République par des assassinats politiques.

    3. Carl Legien était le représentant des syndicats et Hugo Stinnes un indus-triel important de la Ruhr. Cet accord instaurait la « communauté de travail ».

    4.Terme désignant la doctrine selon laquelle tous les problèmes sociaux pou-vaient trouver une solution grâce à l’intervention de l’État et à des méthodesscientifiques : les architectes et les urbanistes apportant des solutions au pro-blème du logement et à tous les maux de l’urbanisation ; les juristes et lespédagogues portant remède à la délinquance par l’éducation ; la médecineconjointement à l’hygiène éliminant les maladies ; la sociologie et le travailsocial mettant un terme aux phénomènes de comportement asocial ; enfin leseugénistes extirpant les racines biologiques et génétiques des déviationspathologiques.

    5. Que certains technocrates de l’ingénierie sociale n’hésitèrent pas à qua-lifier de « solution finale de la question sociale ».

  • 8/MÉMOIRE VIVANTE N° 69

    devait conduire à la reconquête des positions perdues par suitede la guerre et de la révolution. Ce fut en particulier la positionde la ligne dite des durs de l’industrie lourde (Krupp, Thys-sen…), appelés « camp des revanchards ». Les responsables desindustries nouvelles (chimie, électronique, électrotechnique)adoptaient une position plus souple, plus ouverte à la négocia-tion, entendant ne pas compromettre les échanges internatio-naux, sauvegarder le principe de la coopération avec lessyndicats et préserver le réseau institutionnel d’intégration dela classe ouvrière, dont la République sociale avait ouvert lechantier. D’où leur qualificatif d’« intégrationnistes ».La rationalisation industrielle eut, quant à elle, plusieurs consé-quences :

    — les structures de qualification se modifièrent du fait de ladéqualification de certaines activités considérées jusque-làcomme travail artisanal qualifié, et du fait de l’apparition desouvriers spécialisés.

    — pratiquée dans un contexte de stagnation économique, elleentraîna au sein de la classe ouvrière des divisions entre quali-fiés et non qualifiés, entre salariés permanents et salariés tem-poraires, voire non salariés, enfin entre anciens et jeunes avecpour retombée principale une rupture des solidarités.

    — enfin un chômage structurel s’installa, même au cours desannées fastes de 1924-1925 et 1927-1928. Le « chômeur per-manent », inconnu avant la guerre, fit son entrée dans le champsocial, révélant une marginalisation croissante de la classeouvrière.Dans l’ensemble, le « capitalisme organisé », initié par l’Em-pire, contribua après-guerre à l’immobilisme de l’économieallemande, renforça le pouvoir des cartels et des associationspatronales. Il s’avéra peu propice aux innovations et peu capa-ble de s’ajuster aux conditions nouvelles du marché mondial.

    La croissance en panneLa faible croissance de l’économie allemande d’après-guerren’eut pas que des causes internes. Elle résultait également defacteurs exogènes, qui affectaient l’ensemble des nations euro-péennes industrialisées. Avec la guerre, ces dernières perdirentune grande partie de leurs positions dominantes au profit depays extra-européens : Japon, États-Unis, Australie, Inde etCanada. Leur part dans les exportations mondiales diminua.Cette évolution résultait de quatre séries de facteurs :

    — un changement de phase dans l’évolution de l’économiecapitaliste. À des dizaines d’années d’essor et d’innovationindustrielle succédaient des décennies de crise et de blocage dela croissance. L’interprétation de ce phénomène de cycledemeure controversée et dépasse le cadre de cette étude. Maisil est clair que le modèle de croissance d’avant-guerre avaitatteint ses limites sans que se conçoive ni ne se mette en placeun nouvel ordre économique mondial.

    — La division du travail d’avant-guerre se trouvait remise encause. À côté des vieilles nations industrielles étaient apparuesde jeunes concurrentes et des marchés traditionnels passaientdans d’autres mains.

    — Le marché agricole mondial accusait un excédent, généra-teur d’une dépression inédite de l’agriculture allemande, sur-tout dans les terres situées à l’est de l’Elbe, avec enconséquence un affaiblissement de la position des grands pro-priétaires terriens. Indirectement, cette dépression frappaitaussi d’autres populations des campagnes et des villes provin-ciales, dont les espoirs politiques se tournèrent alors souventvers l’extrême droite.

    — enfin les déséquilibres structurels du marché mondial,comme ceux du marché intérieur de l’Allemagne, ne pouvaientêtre surmontés que par une relance de l’économie. Or le sys-tème financier mondial, ébranlé, ne le permettait plus. En Alle-magne, un abaissement des salaires n’entraînait aucune

    amélioration des investissements. Les dettes de guerre et lesréparations posaient des problèmes de devises, de crédits et detransfert d’une telle ampleur que ceux-là mêmes, dont le rôleétait de gérer les flux et les mécanismes financiers mondiaux,étaient complètement dépassés.Dans l’alternative entre « essor ou déclin », les industriels sedressaient contre le régime et ses arbitrages, rejetant sur luileurs propres échecs. Tout argument économique relatif auxcoûts de production se transformait inéluctablement en luttecontre le maudit « État syndical ». Chaque conflit débouchaitsur une mise en cause même de la légitimité de la Constitution.Le conflit des aciéries de la Ruhr reste en la matière un casd’école. Patronat et syndicats ayant été incapables de trouverun compromis dans un litige salarial, à l’automne 1928, l’État,fidèle à son devoir d’arbitrage, imposa une augmentationmodérée des salaires, aussitôt contestée par les dirigeants de lamétallurgie. Ce refus de la décision d’arbitrage visait en réalitéle SPD. En novembre, les patrons de la métallurgie décidèrentdonc le lock-out de 220000 ouvriers métallurgistes jetés à larue pendant quatre semaines. Ils furent certes désavoués auReichstag, y compris par les partis bourgeois, et les ouvriersobtinrent une aide de l’État. Mais les patrons en tirèrent ar-gument pour durcir leur critique fondamentale du système,demander l’abolition du système d’arbitrage dans le règlementdes conflits sociaux et surtout se mobilisèrent pour qu’il soitmis un terme au régime parlementaire.Face à une situation de blocage, leur camp choisit de soutenir ladictature qui mit fin à l’État de droit démocratique et social.

    L’État social attaqué de toute partLe régime de Weimar marquait une évolution inédite de l’étatsocial en lui conférant un caractère constitutionnel. Jusque-là,seule la Russie communiste avait fait de la satisfaction desbesoins sociaux fondamentaux un objectif d’État. La constitu-tion de Weimar représentait la première tentative visant à fairereposer la légitimité de l’État sur un processus de prise de déci-sion démocratique. Seulement l’écart entre les objectifs de laconstitution et sa réalité ne pouvait être franchi que par étapes.Les problèmes urgents de la guerre, et davantage encore ceuxconsécutifs à la guerre, entraînèrent une extension et une amé-lioration des prestations, certaines réformes, amorcées pendantle conflit et restées inachevées, faisant l’objet de dispositionslégales et institutionnelles incluses dans la nouvelle constitution.Parmi elles, figuraient la garantie de la liberté de la propriétéindividuelle, la promotion du système coopératif, la cogestiondans le cadre de Conseils d’entreprise et de Conseils écono-miques, la promotion de la classe moyenne et la protection de lapropriété intellectuelle. Il ne faut pas sous-estimer l’audace duprojet1 ni sa signification pour l’avenir, même si les étapes suc-cessives n’ont pu être atteintes, le programme ayant été formulésans considération des conditions matérielles de sa réalisation.L’obligation de procéder à des ajustements conjoncturels allaitdéraper vers une stratégie de régression délibérée et undémantèlement de l’État social. La volonté d’établir une rela-tion entre la fin et les moyens de la politique sociale allaitengendrer une distinction des indigents (trop nombreux),entre ceux qui étaient dignes d’être assistés ou de bénéficier u-tilement de l’aide publique, et ceux qui étaient jugés « inutiles »ou « indignes », à exclure du champ de l’aide sociale.La loi de 1922 garantissait, par exemple, le droit à l’éducationpour chaque enfant allemand. Mais en novembre 1932 un

    1. L’objectif social, moral et démographique fondait les prestations surun certain nombre de principes : égalité des deux sexes, protection de lamaternité, protection de la santé, promotion sociale dans le domaine de lafamille, éducation de la génération montante, égalité des droits accordéeaux enfants naturels, protection de la jeunesse contre l’exploitation etcontre l’abandon moral intellectuel ou physique, aide sociale à la jeunesse(1922), tribunaux pour mineurs (1923).

  • MÉMOIRE VIVANTE N° 69/9

    décret-loi abaissa l’âge limite de ce droit à l’éducation et posaqu’une catégorie d’« inéducables » ne serait plus admise à enbénéficier, marquant une atteinte grave à l’objectif constitu-tionnel du « droit à l’éducation pour tous ».

    Segmentation sociale et radicalisation des forces politiquesLa crise de l’État social fut aggravée par la dissolution des soli-darités corporatives qui, jusque-là, caractérisaient le mondeouvrier et l’apparition dans les années vingt d’une fractureentre le camp communiste et le camp social-démocrate. Lesmembres du KPD appartenaient à une génération plus jeune etcomptaient davantage de travailleurs non qualifiés. Le partiétait devenu de manière quasi exclusive, le parti des chômeurs.Il proclamait l’incapacité du système capitaliste à évoluer, lecaractère illusoire des améliorations fondées sur les réformes etla nécessité d’un bouleversement violent et radical de la société.Le SPD comptait surtout des ouvriers qualifiés, plus âgés, quicherchaient toutes les voies possibles d’accession à la culture età l’ascenseur social, pour eux-mêmes et leurs enfants. Il défen-dait l’idée d’une transformation du marxisme orthodoxe ensocialisme populaire et culturel au sein d’un État démocratique.Ces différences, tempérées jusque-là par la vie commune surles lieux de travail, dans les cités ouvrières, la fréquentation desmêmes lieux de détente, la vie associative souvent partagée,allaient se creuser dramatiquement avec la crise. Si bien quemalgré les 40 % de voix obtenus par les deux partis aux élec-tions de 1928, le poids de la gauche restait insignifiant dans lepaysage politique. Sa division n’eut pas seulement pour effetde réduire le poids politique de la gauche, elle la paralysa faceau glissement à droite et à la montée du national-socialisme, enabsorbant son énergie dans une compétition stérile, les mili-tants communistes n’hésitant pas à qualifier les sociaux-démo-crates de « sociaux fascistes ». Si bien que les deux partis sefigèrent dans leur hostilité, ignorant la menace nazie.Dans le même temps une nouvelle bourgeoisie, composéed’employés et de cadres, avait pris conscience de son rôle privi-légié par rapport au prolétariat. Elle était animée d’une fortevolonté d’ascension sociale et percevait de plus en plus la criseéconomique et les incertitudes de l’avenir comme autant demenaces de régression et de déclassement, qui l’orientèrent,plus que d’autres groupes, vers le parti national-socialiste.

    Le milieu catholiqueDans les dernières années de la république de Weimar, lemilieu catholique était devenu l’une des principales forces sou-tenant l’État, et s’était orienté vers le Centre. Il s’appuyait surune vie communautaire intense, englobant différentes couchessociales, de l’agriculteur à l’ouvrier en passant par le notable deprovince, et sur un vaste réseau associatif articulé davantageselon les critères habituels de classes et de couches sociales. Sastratégie consistait à tenter de conforter son rôle et sa légiti-mité sur la scène politique par la recherche systématique decompromis consensuels, dans le but de résoudre les crises. Larecherche de possibilités de carrière dans le service public pourses adhérents n’était pas étrangère à sa présence dans les cabi-nets du Centre. Malgré cela il ne fut jamais en mesure d’impo-ser les parties importantes de son programme. En ce sens saparticipation au gouvernement ne faisait que diminuer sa côtede popularité et fondre son électorat (13,6 % en 1920; 11,2 %en 1933). Mais le milieu catholique et le Centre sont demeurésimperméables à la propagande électorale du NSDAP.

    Le judaïsme sous WeimarLa République avait abattu la plupart des barrières héritées del’empire qui excluaient les juifs des positions supérieures de lafonction publique et du monde universitaire. Leur participa-tion remarquable à la vie publique de l’après-guerre, au sein

    des partis de gauche libéraux, des milieux universitaires et desmédias de masse, ainsi que dans certaines branches profession-nelles favorisa leur assimilation à la culture allemande. Aucours des années vingt, cette bourgeoisie juive parmi laquellese comptaient de nombreux intellectuels s’identifia à la moder-nité et aux productions artistiques d’avant-garde, dessinant lescontours d’une future culture supranationale et laïcisée.Cependant des problèmes subsistaient au sein du judaïsmeallemand au moment même où les discriminations renaissaientde façon inquiétante. Une partie des juifs allemands redoutaitune perte d’identité, voire à terme une extinction, sous le dou-ble effet d’une baisse démographique et d’une propension à lalaïcisation tacite. L’orthodoxie juive et le sionisme, à partir depositions différentes, s’efforcèrent de contrer cette évolution.De façon concomitante, une immigration juive venue de l’Esteuropéen lançait de nouveaux défis. Différents aux planssociaux, culturel et religieux, ces immigrés suscitaient desconflits internes au judaïsme proprement dit, tandis que lahaine antisémite allemande se focalisait sur eux, facilementrepérables par leur accent et leur comportement. Dans unesociété confrontée à une crise d’ampleur inédite, cette immi-gration était jugée indésirable. Déjà sous l’Empire, elle avaitdonné lieu à des renvois vers l’Est. Une nouvelle étape futfranchie en 1923, lorsque le gouvernement bavarois procéda àl’expulsion collective de juifs étrangers. La même année, Berlinconnut un pogrome spectaculaire dans le « quartier des Gran-ges », peuplé de juifs pauvres de l’Est (Ostjuden), événementque l’on peut qualifier d’avant-coureur du boycott d’avril 1933et de la « nuit de cristal » de novembre 1938, avec cette diffé-rence toutefois, que la police était encore intervenue pourchasser les antisémites de la rue.La période de Weimar fait donc ressortir un phénomène à deuxversants : d’une part l’assimilation continue d’une composantedu judaïsme dans l’entité allemande, d’autre part l’exclusion deplus en plus ouverte de l’autre composante. Quoi qu’il en soit, lamontée de la vague antisémite et l’importance accordée à lahaine des juifs par les idéologues nazis ne peuvent s’expliquer àpartir de la seule histoire du judaïsme allemand. Elle relève sur-tout de l’évolution interne de couches allemandes porteuses del’extrémisme de droite, sous l’effet de la propagande.

    Des formes nouvelles d’expression collective de la viepolitiqueDans la vie politique allemande, on constate depuis la fin de laguerre, une fascination croissante pour les mises en scène gran-dioses des adeptes des partis extrémistes, qui incita les autrescourants à s’en inspirer dans l’occupation de l’espace public.Les années vingt virent les capacités de mobilisation de massesse décupler grâce à l’usage de camions transportant les mili-tants, par le recours aux affiches et aux tracts à grand tiragepour conditionner et mobiliser l’opinion, enfin par l’usagegénéralisé du téléphone. Le développement de nouveauxmédias de loisirs fut exploité à des fins de propagande: cinémaparlant à partir de 1929 ; radio, surtout à partir des annéestrente qui virent la mise en place de récepteurs dans presquetous les foyers. La pratique des camps en plein air se développaégalement comme forme de vie collective associative (ou poli-tique) ainsi que le tourisme collectif, facilité par la création desauberges de jeunesse. Enfin la colonne à pied était couram-ment considérée comme un « mode de locomotion »; l’unifor-misation et la militarisation, apanage des milieux extrémistes,se répandirent, au début des années trente, pour devenir le« phénomène prédominant d’une culture politique éclatée ».

    L’américanisme et la crise de civilisationL’américanisme est devenu au cours des années vingt l’expres-sion d’une modernité sans réserve ni retenue qui faisait dire àun prêtre, pédagogue, Günter Dehn, en 1929 : Ce peuple est

  • 10/MÉMOIRE VIVANTE N° 69

    vraiment américanisé jusque dans les racines de sa pensée,consciemment et bien entendu en surface. […] À chaque fois quel’on peut entrer en contact avec lui, on est conduit à penser quece n’est pas le socialisme, mais l’américanisme, qui sera la fin detoute chose […].La controverse publique entre Allemands, au sujet de l’Améri-que, se référait à leur propre culture et aux défis qu’elle devaitaffronter dans le mouvement général vers la modernité.Toutesles occasions de confrontation intellectuelle avec la modernitéfurent exploitées pour attiser un ressentiment anti moderne,plus populaire à chaque nouvelle crise et qui allait s’imposer,de manière tragique, à travers les mouvements hostiles à larépublique, particulièrement le national-socialisme. Ce dernierprésentait avec arrogance son programme extravagant d’amé-lioration du monde. Sa critique de la civilisation débouchait surun appel à la révolte des éléments sains du peuple allemand,contre les forces de désagrégation représentée par le modèleaméricain et le modernisme des grandes villes, toujours dénon-cées comme des lieux d’insécurité et de débauche.

    La culture à l’épreuve de la modernitéLe rayonnement culturel de Weimar allait s’achever en 1933par un rejet absolu de la modernité culturelle. L’époque futcaractérisée par l’hétérogénéité des styles, leur simultanéité,leur incompatibilité, leur succession fiévreuse, l’absence de dia-logue entre eux, la multiplication des lieux de manifestations,leur concurrence dans les médias et l’éclatement des frontièresdu marché de l’art. Les principaux styles qui marquent cettepériode se sont succédé à un rythme affolant et se sont trouvésen compétition les uns avec les autres. Ils s’étaient condamnésà vivre la contradiction entre un comportement culturel tradi-tionnel et bourgeois et leur nouveau rôle de producteur devaleur artistique de consommation courante et d’échanges surun nouveau marché de la culture de masse.Toutes ces évolutions s’accompagnaient d’une aggravationgénérale de la situation due à la misère des travailleurs intel-lectuels durant la décennie de l’inflation.Plus fatales furent les répercussions du renforcement des posi-tions radicales de la droite. Même pendant les meilleuresannées de la république, la critique de droite ne s’était jamaistue; dans le domaine littéraire et artistique, les traditionalistessavaient pouvoir compter sur le soutien de leurs partisans. Parailleurs l’affirmation de la modernité se trouvait compromiseaux yeux d’un large public avec l’irruption de la crise.En littérature, l’affirmation des mœurs démocratiques parle-mentaires se trouvait aussi contestée. Le tournant se manifestaen particulier à travers les réactions suscitées par le romanpacifiste d’Erich Maria Remarque À l’Ouest rien de nouveau.Quatre mois après sa parution en janvier 1929, un demi-milliond’exemplaires avait été vendu. Mais à l’accueil favorableréservé à cet ouvrage, se mêlaient les réactions hargneuses del’extrême droite, accusant l’auteur d’avoir sali l’honneur ducombattant allemand du front. La projection du film tiré duroman fut perturbée systématiquement par les nazis, dès sapremière présentation en décembre 1930, et finit par être inter-dite temporairement pour cause de troubles à l’ordre public.Les attaques de l’extrême droite contre Remarque ne cessè-rent plus. Une glorification de la guerre, qui avait pour but derépandre massivement la mentalité et la propagande fascistepar le biais de la littérature et du cinéma, marqua les dernièresannées de la République.

    La consommation de masse attaquéeLa consommation de masse ne rencontrait pas que des adep-tes. Ses temples symboliques, les grands magasins, exerçaient

    une fascination sur les consommateurs, mais se heurtaient àune critique amère des petits commerçants, dépouillés parl’économie de guerre, l’inflation et la stagnation du pouvoird’achat, qui concentrèrent leur angoisse existentielle contre ceconcurrent surpuissant. En ceux-ci ils amalgamèrent symboli-quement les épouvantails du grand capital international, dumarchand juif, de la concurrence, de la mauvaise qualité indus-trielle des produits et de l’anonymat de ce mode d’achat quicontribuait à une perte des racines.Ces stéréotypes idéologiques, dont la démagogie nazie allaits’emparer, confirmaient non seulement que la culture de masseet la consommation de masse devenaient la cible des ressenti-ments égoïstes de certains groupes sociaux, mais aussi que l’ex-périence de ce mode de vie nouveau et moderne était enelle-même génératrice d’insécurité.

    Pour finir, une « révolution » nazie?Dans son livre « Histoire d’un Allemand » Sébastien Haffnerpose la question : « Qu’est-ce qu’une révolution? » Juridique-ment, explique-t-il, c’est la modification d’une constitution pard’autres moyens que ceux qu’elle prévoit. Et de conclure quepar conséquent la révolution nazie de mars 1933 n’en était pasune, puisque tout se passa « dans la stricte légalité, avec lesmoyens prévus par la constitution »: des « décrets-lois » du pré-sident et une résolution votée par le Parlement à la majorité desdeux tiers qui transférait au gouvernement la totalité du pouvoirlégislatif : imposture manifeste, conclut-il. Au regard des événe-ments, il réfute tout processus révolutionnaire, qui aurait impli-qué que des gens attaquent, par la violence, l’ordre existant etses représentants : police, armée, etc. Ce n’est pas toujours for-cément magnifique et enthousiasmant, et cela peut fort bien êtreassocié à des débordements, des violences, des brutalités depopulace déchaînée ; on peut piller, tuer, brûler. Des révolution-naires ont du courage et mettent leur vie en jeu. Rien de tel enmars 1933. […] on aurait vainement attendu un acte de courage,de bravoure, d’audace de quelque côté que ce fût. En mars 1933,la terreur, les fêtes et des déclamations, la trahison, et pour finirun collapsus collectif de plusieurs millions d’individus s’effon-drant simultanément. Beaucoup d’États européens, la plupartmême, ont eu une naissance plus sanglante. Mais il n’en existeaucun dont la naissance eût été à ce point répugnante.La violence dans un processus révolutionnaire poursuit-il, serépartit entre les camps de la révolution et de la répression. Lapremière est révolutionnaire ; elle s’excuse par l’émotion et larage du moment, par l’emportement. La deuxième est répres-sive ; elle s’excuse par des représailles à l’encontre des atrocitésde la révolution.Les nazis ont eu le privilège de combiner les deux d’une façonqui n’admet aucune excuse. La terreur de 1933 fut exercée parune tourbe ivre de sang (à savoir les SA) ; […] ils agissaient sansla moindre émotion, sans la moindre spontanéité, et surtout sansprendre le moindre risque mais bel et bien en toute sécurité, surordre et avec discipline. Le tableau externe a été celui de la ter-reur révolutionnaire : populace hirsute pénétrant par effractionla nuit dans les maisons et traînant des gens sans défense dansune cave pour les torturer. Le processus interne était celui de laterreur répressive : gestion administrative froidement calculée,couverture policière et militaire totale.Ce qui se produisait, c’était l’inversion cauchemardesque desnotions normales : brigands et assassins dans le rôle de la police,revêtus du pouvoir souverain; leurs victimes traitées comme descriminels, proscrites, condamnées d’avance à mort.[…] Les nazis […] n’ont jamais affiché autre chose que le rictusblême, lâche et craintif du meurtrier niant ses crimes. Tandisqu’ils torturaient et assassinaient systématiquement des êtressans défense, ils affirmaient tous les jours avec des accentsnobles et touchants qu’ils ne faisaient de mal à personne et que

  • MÉMOIRE VIVANTE N° 69/11

    jamais révolution ne s’était déroulée de façon aussi humaine etpacifique. Les quelques semaines après l’institution de l’épou-vante, une loi menaçait d’une lourde peine quiconque affirmait,fût-ce entre ses quatre murs, qu’il se passait des choses atroces.Sans tenir secrètes leurs horreurs les nazis n’auraient pu susciterla crainte, l’effroi et la soumission recherchés. L’annonce pu-blique de ce qui se passait dans les caves de la SA et dans lescamps de concentration aurait pu provoquer un sursaut salva-teur en Allemagne, pas les nouvelles épouvantables chuchotéessous le manteau.D’autant que l’attention populaire était captivée en perma-nence par des manifestations grandioses où étaient exaltés lesentiment national et la Nation. Ainsi, écrit Hassner, les loupshurlaient avec les loups et finissaient par y prendre goût! Enmars 1933 il faisait un temps magnifique. N’était-ce pas beau,sous le soleil printanier, de se mêler à une foule en liesse sur uneplace pavoisée prêtant l’oreille à des propos sublimes où reve-naient les mots de patrie et de liberté, de réveil et d’engagementsacré? On se mit à participer – d’abord par crainte. Puis, s’étantmis à participer, on ne voulut pas que cela fût par crainte, moti-vation vile et méprisable. Si bien et que l’on adopta après-coupl’état d’esprit convenable.C’est là le schéma mental de la victoire de la révolution nationalesocialiste.Toutefois 56 % des Allemands avaient voté contre les nazis le5 mars 1933. Il a fallu aussi la trahison de tous les chefs de partiet de toutes les organisations auxquelles le peuple allemandfaisait encore confiance pour que le succès national-socialistefût accompli. Cette trahison seule explique qu’un grand peuplequi ne se compose pas exclusivement de poltrons, ait pu sombrerdans l’infamie sans résistance.En 1933, des millions de personnes étaient encore en mesure decombattre. Elles se sont retrouvées du jour au lendemain, sanschefs, sans armes. Cette terrible capitulation morale des chefs del’opposition est un trait fondamental de la « révolution » demars 1933.Finalement la colère et le dégoût provoqués par la lâcheté deschefs de l’opposition l’ont emporté sur la colère et la haine àl’encontre de l’ennemi véritable. La peur, l’ivresse de l’unité, lemagnétisme de masse firent le reste. On finit par frapper avecles bourreaux pour ne pas être frappé. Un étrange syllogisme serépandit : « les adversaires du nazisme se sont trompés danstoutes leurs prévisions. Ils ont affirmé que les nazis allaient per-dre. Or les nazis ont gagné. Donc leurs adversaires avaient tort.Donc les nazis avaient raison. »Haffner incrimine la routine de la vie quotidienne, la poursuitemachinale de la vie quotidienne qui faisaient obstacle à touteréaction vitale contre la monstruosité.

    Il est probable, ajoute-t-il, que les révolutions, et l’histoire dansson ensemble, se dérouleraient bien différemment si deshommes étaient aujourd’hui encore ce qu’ils étaient peut-êtredans l’antique cité d’Athènes : des êtres autonomes avec unerelation à l’ensemble, au lieu d’être livrés pied et poing liés à leurprofession et à leur emploi du temps, dépendant d’une foule dechoses qui les dépassent, élément d’un mécanisme qu’ils necontrôlent pas, marchant pour ainsi dire sur des rails et désem-parés quand ils déraillent. La sécurité, la durée ne se trouventque dans la routine quotidienne. À côté, c’est tout de suite la jun-gle. […] D’où la possibilité de ces immenses catastrophes affec-tant la civilisation, telles que la domination nazie en Allemagne.Il analyse ensuite le mécanisme des événements dramatiquesqui vont suivre. Fin mars, les nazis se sentirent assez fort pourdémarrer le premier acte de leur véritable révolution, de cetterévolution qui n’est pas dirigée contre un quelconque régimemais contre les bases mêmes de la cohabitation des hommes surterre.Plus personne ou presque ne doute aujourd’hui que l’antisémi-tisme nazi n’a pratiquement rien à voir avec les juifs, leurs mé-rites et leurs défauts. Les nazis ne font désormais plus mystère deleur propos de dresser les Allemands à pourchasser et extermi-ner les juifs dans le monde entier […].Ce qui est intéressant n’est pas la raison qu’ils en donnent et quiest une absurdité si manifeste qu’on se dégraderait en en discu-tant, fût-ce pour la combattre. L’intéressant, c’est ce propos lui-même, qui est une nouveauté dans l’histoire universelle : latentative de neutraliser, à l’intérieur de l’espèce humaine, la soli-darité fondamentale de l’espèce […] la tentative de diriger lesinstincts prédateurs de l’homme vers des objets internes à sapropre espèce, et de dresser tout un peuple, telle une meute dechiens, à traquer l’homme comme un gibier. Une fois que cespenchants meurtriers fondamentaux et permanents à l’égard deses congénères ont été éveillés et même transformés en devoir,changer leur objet n’est plus qu’une formalité. On voit déjàbien qu’il est facile de remplacer « les juifs » par « les Tchè-ques », « les Polonais » ou n’importe qui d’autre. Il s’agit d’ino-culer systématiquement à un peuple entier – le peuple allemand– un bacille qui fait agir ceux qu’il infecte comme des loups àl’égard de leurs semblables..

    Dossier synthèse élaboré parYves Lescure, Arnaud Boulligny, Cyrille Le Quellec

    — Bracher, Karl Dietrich, La Dictature alle-mande: naissance, structure et conséquences dunational-socialisme, trad. de l’allemand parFrank Straschitz; préf. d’Alfred Grosser Privat,Toulouse, 1986.— Burrin, Philippe (1952-…) Fascisme,nazisme, autoritarisme, Éd. du Seuil, Paris, 2000— Castellan, Georges, L’Allemagne de Weimar,1918-1933 A. Colin, Paris, 1969.— Haffner, Sebastian (1907-1999), Allemagne,1918, une révolution trahie trad. de l’allemandpar Rachel Bouyssou, Éd. Complexe, Paris, 2001.

    — Haffner, Sebastian (1907-1999), Histoire d’unAllemand trad. de l’allemand par RachelBouyssou, Éd. Complexe, Paris 2001.— Létourneau, Paul, Walther Rathenau ou leRêve prométhéen: pensée politique et écono-mique 1867-1922, Éditions Naaman, SherbrookeCanada 1987.— Möller, Horst La République de Weimar ; tra-duit de l’allemand par Claude Porcell, Tallandier,Paris, 2005.— Peukert, Detlev J.K. La république deWeimar, traduit de l’Allemand par Paul Kessler,Aubier Histoire, Paris, 1995.

    — La science sous le Troisième Reich, victime oualliée du nazisme? Pierre Ayçoberry, Jean-PierreBaud, Heidrun Kaupen-Haas… [et al.] ; sous ladir. de Josiane Olff-Nathan Publication, Éd. duSeuil, Paris, 1993.— La « Révolution conservatrice » allemandesous la république de Weimar colloque 20 au20 mars 1981 et 15 au 15 mars 1984, Strasbourg,organisé par le Groupe d’étude de la Révolutionconservatrice; sous la dir. de Louis Dupeux, Éd.Kimé, Paris, 1992.

    Sources bibliographiques et documentaires

  • 12/MÉMOIRE VIVANTE N° 69

    Des phénomènes d’exclusionse produisent dans toutes lessociétés humaines. La Francen’est pas épargnée par cefléau aux multiples visages et aux pra-tiques multiformes. Le décrire et ledénoncer pour qui a vécu l’ère naziedemeure un impératif moral.

    Qu’est ce que l’exclusion?C’est d’abord l’état vécu et subi par desêtres humains qui, d’une façon ou d’uneautre, sont rejetés par leurs semblables.C’est également un mécanisme qui,affectant les rapports entre catégoriessociales, groupes ethniques ou reli-gieux, groupes politiques, peut êtrethéorisé par des systèmes idéologiqueset mis en application par des politiques,soit de domination, soit de rejet, au pired’élimination physique des catégoriesnon tolérées.

    L’exclusion plonge ses racines dansl’histoireAux XVIe et XVIIe siècles, les naturalistestravaillaient au classement du vivant,plantes et animaux, initialement avecune vision fixiste 1 de la création parDieu, puis s’éloignèrent de cette concep-tion considérant que toute référence à laGenèse ne correspondait plus avec lesprogrès de la connaissance scientifique.Dans l’approche fixiste, l’être humainavait une ascendance unique, qui luivenait de Dieu. Mais les récits des grandsvoyageurs avaient fait apparaître des dif-férences profondes dans le monde créé.Les philosophes des lumières bâtirentalors l’image du « bon sauvage », pré-servé des corruptions de la civilisation,image qui n’empêcha nullement, à la findu XVIIe siècle, l’esclavage de millionsd’hommes et de femmes. Le Code noirde 1685, stipulait que le « nègre est unêtre humain, mais inférieur ». Il devaitêtre baptisé, ne pas travailler les diman-ches et fêtes. Il était défendu « de tenir lemarché des nègres et autres marchandi-ses lesdits jours »… (Art 7). Le nègre« bon chrétien » d’un côté, mais « mar-chandise » de l’autre… La contradictionne gênait apparemment personne.Au XVIIIe siècle, les naturalistes ont pro-posé des classifications nouvelles des dif-férents peuples. Linné a proposé uneespèce unique, l’Homo sapiens. Buffoncommença à parler de « races ». Cuvieren définit trois et les hiérarchisa : blan-che, jaune et au bas de l’échelle, noire.

    Des chercheurs ont par ailleurs constatéla disparition de « races humaines », enparticulier en Amérique latine depuisl’arrivée des Européens. Darwin lui-même assista à des scènes d’horreur àson arrivée en Amérique du Sud en1832, où le gouverneur argentin venaitde décider l’élimination des Indiens dela Pampa. Il s’indigna « au nom de l’hu-manité » et s’entendit répondre : « Quefaire ? Ces sauvages ont tant d’en-fants ! ». Une guerre qui élimine les« sauvages » était une guerre juste… Leracisme a ainsi pris corps avec la domi-nation des blancs et l’élimination desindigènes « inférieurs ». Il se produisitdans le même temps une collusion entreles sciences du vivant et la politique.Le XXe siècle a été le siècle d’un déchaî-nement de crimes contre l’humanitécommis par le national-socialiste, dontles génocides des Juifs et des Tsiganes,l’exploitation à mort de groupeshumains transformés en main-d’œuvreesclave dans les camps « de concentra-tion », les expérimentations pseudo-médicales pratiquées sur des hommes etdes femmes devenus animaux de labora-toire etc.Ces crimes correspondaient à la concep-tion nazie de l’humanité, fortementinfluencée par des scientifiques quiavaient conceptualisé une hiérarchie« de races humaines », prônant l’élimi-nation des « nuisibles » ou des « infé-rieurs » et, à l’inverse, plaidant pour ledéveloppement et l’essor d’une racedite « supérieure ». La science de « l’hy-giène raciale » a été théorisée sous lenom d’eugénisme.Aujourd’hui les crimes du nazisme sontconnus, évoqués par des expositions,relatés par les historiens, illustrés par lestémoignages. Parallèlement, on com-mence à mieux appréhender l’histoiredes idées. « La démarche de l’historienn’est pas de tracer une voie royale desidées », nous explique Yves Ternon2 dansson étude « Penser, classer, exclure, ori-gine du racisme biologique » mais,comme l’écrit François Jacob « de repé-rer les étapes du savoir, de déceler lesconditions qui permettent aux objets etaux interprétations d’entrer dans lechamp du possible » (La logique duvivant. Une histoire de l’hérédité).

    Eugénisme: de la théorie à la pratiqueL’eugénisme est théorisé comme la« science » qui se propose d’améliorer

    l’espèce humaine par la sélection desmeilleurs et l’élimination des « tarés ».En Grande Bretagne, Francis Galtons’appuie sur les découvertes biologiquesde Darwin et sur la transmission ducaractère par l’hérédité pour définir leterme « eugénisme » en 1883 : « Nousavons grand besoin d’un mot bref pourdéfinir la science portant sur l’améliora-tion de la race […] »3.En 1907, son élève, Karl Pearson, dirigele laboratoire d’eugénisme, où il intro-duit des techniques statistiques, la bio-métrie associée à l’anthropologie,mesurant les caractères anatomiqueshumains et leur répartition au sein despopulations. Un premier congrès inter-national d’eugénisme se tient à Londresen août 1912, suivi d’un deuxième à NewYork, en 1921 et d’un troisième 1932,(toujours à New-York). Mais les recher-ches ne tardent pas à déboucher surapplications. Trois États américains ontainsi créé des lois de stérilisation desfous et des criminels, traduisant l’exploi-tation politique des théories scientifi-ques. Le stade des réflexions et débatssur des concepts scientifiques et philoso-phiques se trouve donc dépassé avectoutes les conséquences que l’on peutimaginer pour l’humanité.En France, Arthur de Gobineau publieun Essai sur l’inégalité des races hu-maines, introduisant l’Histoire dans lessciences naturelles. L’anthropologie yavait déjà trouvée place avec PaulBroca. Puis Jules Soury, philosophe etsociologue, décrivit la « lutte des races »comme une lutte pour l’existence et pré-senta comme un fait biologique la lutteentre « Aryens et Sémites », idée dontd’autres s’empareront.Georges Vacher de Lapouge développaen France les conceptions de Galton: siune sélection des meilleurs n’est pas réali-sée par une reproduction artificielle, alorsil faudra procéder à des mesures néga-tives radicales, l’élimination physiquedes « exclus » transparaissant dans cettenotion de « mesures négatives ».L’Allemagne de la deuxième moitié duXIXe siècle n’est pas spécialement mar-

    Exclusion dans l’histoireou histoire des exclusions

    1. Qui a rapport au fixisme (doctrine selon laquelle lesespèces vivantes ne transforment pas au cours des temps,par opposition à l’évolutionnisme).

    2. Ternon, Yves, Penser, classer, exclure, origine duracisme biologique, in Revue d’histoire de la Shoah,Classer/Penser/Exclure, de l’Eugénisme à l’hygièneraciale, juillet-décembre 2005. p. 183.

    3. In Inquiries into human faculty and its dévelopement.

  • MÉMOIRE VIVANTE N° 69/13

    quée par les idées racistes. Mais avec sesambitions coloniales, l’élimination ou ladestruction de groupes humains se pro-file. En 1897 (dans sa Géographie Politi-que) Friedrich Razel avait présenté lesJuifs et les Tsiganes comme des « peu-ples sans terre à l’habitat éparpillé »,condamnés à la disparition. En Afriquedu Sud-Ouest (actuelle Namibie), en1904, le peuple Herero est éliminé surordre du général von Trotha. Le chef del’immigration allemande, Paul Rohr-bach, déclare en 1912 : « Nulle philan-thropie ou théorie sociale ne peutconvaincre des gens raisonnables que lapréservation d’une tribu de Cafres del’Afrique du Sud est plus importantepour l’avenir de l’humanité que l’expan-sion des grandes nations européennes etde la race blanche en particulier. C’estseulement quand l’indigène a appris àproduire quelque chose de valeur au ser-vice de la race supérieure, c’est-à-dire auservice du progrès et du sien propre, qu’ilobtient un droit moral à exister ».Après la Première Guerre mondiale, desmesures eugéniques sont mises en dis-cussion, par exemple concernant le droità la vie d’enfants débiles. Après 1919, lapopulation qui a subi une mortalitéconsidérable pendant la guerre, doit sereconstituer, et l’on commence à envisa-ger de se défaire des êtres inférieurs. En1920, le juriste Karl Binding et le psy-chiatre Alfred Erich Hoche, publient unouvrage La liberté d’éliminer des vies quine valent pas la peine d’être vécues. Limi-tes et formes.Ils fournissent une première série dedéfinitions telles que: « existences super-flues », « semi-humains », « êtres ava-riés », « esprits morts », « enveloppeshumaines vides » dont la suppression estprésentée comme une « euthanasiemiséricordieuse ». La République deWeimar avait rejeté une loi sur les stérili-sations et rédigé une directive sur l’expé-rimentation scientifique, prescrivant leconsentement du malade et la responsa-bilité du médecin, dont la mission desoulager et guérir est rappelée.Des sociétés eugénistes se constituentdans plusieurs pays, en Suède, au Dane-mark, en Autriche, en Bohême, en Hol-lande, en Roumanie et diffusent leurspublications.Avec elles est franchi le pasentre théoriciens du vivant et praticiensdu racisme biologique. Au nom dupeuple ou de la race, est supprimé lemoins apte, le moins doué, le plus faible.

    L’eugénisme inhumain et criminel dunazismeDans les étapes successives des sciencesdu vivant qui étudient les variétés del’espèce humaine et se proposent del’améliorer par recours à l’eugénisme, de

    profondes atteintes au respect des droitsde l’homme et à sa dignité, posés commeprincipe dans la déclaration des Droitsde l’homme et du citoyen de 1789 enFrance, et dans plusieurs autres déclara-tions 1 ont été commises. Quand lesidéologies de hiérarchie des « raceshumaines » deviennent référence pourun parti, le parti National-socialiste enl’occurrence, puis le fondement mêmed’un régime, les pires crimes entrentdans le champ du possible.Hitler avait inscrit l’élimination des plusfaibles dans son programme. En 1929,lors d’un congrès du parti nazi à Nurem-berg, il avait déclaré Si l’Allemagne don-nait annuellement le jour à un milliond’enfants, et si elle en éliminait 700000 à800 000 des plus faibles, le résultat enserait peut-être une amélioration de saforce. Dès son installation au pouvoir, lespremières mesures « eugéniques »entrent en vigueur. En septembre 1939,l’Action T4 va provoquer de très nom-breuses stérilisations, et aussi desassassinats de malades incurables, dehandicapés et de « divers indésirables »2.Suivent les lois de Nuremberg pour « laprotection du sang » et la formation spé-ciale du personnel médical. L’opération14f13, qui entre en application dans lescamps de concentration et les chambresà gaz des instituts d’euthanasie commeBernb