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COLLECTION LES CAHIERS Maximilien Rubel MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME entremonde

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  • COLLECTION LES CAHIERS

    Maximilien Rubel

    MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    entremonde

  • Première édition :Cahiers du Vent du Ch’min, Nº5, Saint-Denis, 1983.

  • AVANT-PROPOS À L’ÉDITION DE 1983

    Écrit pour l’Europe en formation, cet essai y a paru

    dans le n° 163-164, octobre-novembre 1973, consacré au

    thème : Anarchisme et Fédéralisme. Il a été repris dans le

    recueil d’essais publié en 1974 sous le titre de Marx critique

    du marxisme* . Pour la présente réédition, il a été revu quant

    à sa forme, mais aussi augmenté d’un post-scriptum où

    quelques importants aspects du problème central, négligés

    dans le texte primitif, ont pu être examinés. Au vrai, la

    question ne sera épuisée que lorsqu’elle n’aura plus besoin

    d’être posée, autrement dit lorsque l’humanité ressem-

    blera à l’image que tous les esprits révolutionnaires du

    dix-neuvième siècle ont nourrie de leurs rêves, quelque

    contradictoires qu’aient été leurs conceptions théoriques.

    On trouve chez Littré deux définitions du mot « théorie »

    qui méritent d’être méditées avant d’aborder la lecture de

    notre essai :

    1° Spéculation ; connaissance qui s’arrête à la simple spé-

    culation, sans passer à la pratique. […]

    5° Dans le langage ordinaire, toute notion générale, par

    comparaison avec une théorie scientifique. […] Théories

    socialistes, humanitaires, opinions aventureuses qu’on se fait

    sur l’avenir des sociétés, de l’humanité.

    * M. Rubel, Marx critique du marxisme (1974), Paris, Payot & Rivages, réédition, 2000, pp. 81-103.

  • 4 MAXIMILIEN RUBEL

    Réfléchissant sur la guerre et « le droit à la guerre », Pierre

    Leroux rappelait les limites de la philosophie politique des

    Bodin, Machiavel, Hobbes, Grotius et Puffendorf. « C’est

    que les spéculations des philosophes ont toujours leur racine

    dans leur siècle ; ils ont beau s’isoler et s’abstraire, c’est

    toujours le monde de leur temps qui leur donne l’impul-

    sion », écrivait-il en 1827. Passant ensuite à « l’origine et

    au développement du principe pacifique », il se ravise, en

    notant : « Je me trompe, il y a toujours aussi quelques esprits

    téméraires qui se détachent tout à fait de leur siècle. Grâce

    à ces hommes du paradoxe, il n’y a peut-être jamais eu, il

    n’y aura peut-être jamais un principe qui, avant de naître

    comme fait, ne se soit posé dans l’intelligence humaine. »

    Et de nommer trois auteurs, « dont la gloire est d’avoir

    embrassé avec ardeur et foi le principe de la paix, de l’avoir

    prêché comme loi des sociétés, ne considérant la guerre que

    comme une infraction à l’ordre : Thomas More, Fénelon et

    l’abbé de Saint-Pierre ».

    S’il est difficile de ranger Marx parmi ces « hommes du

    paradoxe », au sens où l’entend Pierre Leroux, il est en tout

    cas légitime de le considérer aujourd’hui, en ces temps

    du règne universel de la paranoïa politico-militaire dans

    la sphère des oligarchies étatiques et culturelles, comme

    un des pionniers de l’étiologie de cette aliénation fatale à

    notre espèce.

    M.R.

    octobre 1983

  • MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    Desservi par des disciples qui n’ont réussi ni à dresser le

    bilan et les limites de sa théorie, ni à en définir les normes

    et le champ d’application, Marx a fini par prendre figure

    de géant mythologique, symbole de l’omniscience et de

    la toute-puissance de l’homo faber forgeron de son destin.

    L’histoire de l’École reste à écrire, mais on en connaît au

    moins la genèse : codification d’une pensée mal connue et

    mal interprétée, le marxisme est né et s’est développé alors

    que l’œuvre de Marx n’était pas encore accessible dans son

    intégralité et que d’importantes parties en étaient inédites.

    Ainsi, le triomphe du marxisme comme doctrine d’État

    et idéologie de parti a précédé de quelques décennies la

    divulgation des écrits où Marx a exposé le plus clairement

    et le plus complètement les fondements scientifiques et les

    intentions éthiques de sa théorie sociale. Que des boule-

    versements profonds se soient produits sous l’invocation

    d’une pensée dont les principes majeurs étaient ignorés des

    protagonistes du drame historique suffirait déjà à montrer

    que le marxisme est le plus grand, sinon le plus tragique,

    malentendu du siècle. Mais on peut mesurer du même coup

    la portée de la thèse soutenue par Marx selon laquelle ce ne

    sont ni les idées révolutionnaires ni les principes moraux

    qui provoquent la mutation des sociétés et les transforma-

    tions sociales, mais des forces humaines et matérielles ;

    idées et idéologies ne servent le plus souvent qu’à travestir

  • 6 MAXIMILIEN RUBEL

    les intérêts de la classe au profit de laquelle les boulever-

    sements se sont réalisés. Le marxisme politique ne peut à

    la fois se réclamer de la science de Marx et se soustraire à

    l’analyse critique dont elle a fait son arme pour démasquer

    les idéologies de puissance et d’exploitation.

    Idéologie dominante d’une classe de maîtres, le marx-

    isme a réussi à vider les concepts de socialisme et de com-

    munisme, tels que Marx et ses précurseurs les entendaient,

    de leur contenu originel, en lui substituant l’image d’une

    réalité qui en est la totale négation. Bien qu’étroitement

    lié aux deux autres, un troisième concept semble pourtant

    avoir échappé à ce destin : l’anarchisme. Or, si l’on sait que

    Marx a eu peu de sympathie pour certains anarchistes,

    on ignore généralement qu’il n’en a pas moins partagé

    l’idéal et l’objectif : la disparition de l’État. Il convient donc

    de rappeler qu’en épousant la cause de l’émancipation

    ouvrière, Marx s’est d’emblée situé dans la tradition de

    l’anarchisme plutôt que dans celle du socialisme ou du

    communisme* . Et lorsqu’il a finalement choisi de se dire

    communiste, cette appellation ne désignait pas à ses yeux

    un des courants, alors existants, du communisme, mais un

    mouvement de pensée et un mode d’action qu’il restait à

    fonder en rassemblant tous les éléments révolutionnaires

    hérités des doctrines et des expériences de lutte du passé.

    Dans les réflexions ci-après, nous tenterons de montrer

    que, sous le vocable de communisme, Marx a développé une

    théorie de l’anarchie ; mieux, qu’il fut, en réalité, le premier

    * Peut-être sous l’influence de W. Godwin et de Proudhon.

  • 7MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    à jeter les bases rationnelles de l’utopie anarchiste et à en

    définir un projet de réalisation. Vu les dimensions limitées

    du présent essai, nous ne présentons ces thèses qu’à titre

    de thèmes de discussion. Le recours à la preuve littérale au

    moyen de citations sera donc réduit à un minimum, mais

    ce sera pour mieux faire ressortir l’argument central : Marx

    théoricien de l’anarchisme.

    ILorsqu’en février 1845, à la veille de son départ pour

    l’exil bruxellois, Marx signa à Paris un contrat avec un édi-

    teur allemand, il s’engageait à fournir en quelques mois un

    ouvrage en deux volumes (près de mille pages) ayant pour

    titre « Critique de la politique et de l’économie politique ».

    Il était loin de se douter qu’il s’était imposé une tâche qui

    remplirait toute sa vie et dont il ne pourra exécuter d’ail-

    leurs qu’un grand fragment.

    Le choix du sujet n’avait rien de fortuit. Ayant perdu tout

    espoir d’une carrière universitaire, Marx avait transposé

    dans le journalisme politique les résultats de ses études

    de philosophie. Ses articles dans la Rheinische Zeitung de

    Cologne mènent le combat pour la liberté de la presse en

    Prusse, au nom d’une liberté qu’il conçoit comme l’essence

    de l’homme et la parure de la nature humaine ; mais aussi

    d’un État compris comme réalisation de la liberté ration-

    nelle, comme « le grand organisme où les libertés juridique,

    morale et politique doivent trouver leur réalisation et où

    le citoyen individuel, en obéissant aux lois de l’État, ne

    fait qu’obéir aux lois naturelles de sa propre raison, de la

  • 8 MAXIMILIEN RUBEL

    raison humaine » (Rheinische Zeitung, 10.7.1842). Mais

    la censure prussienne eut tôt fait de réduire au silence le

    philosophe journaliste, qui ne tardera pas à s’interroger,

    dans la solitude d’une retraite studieuse, sur la vraie nature

    de l’État et sur la portée rationnelle et éthique de la phi-

    losophie politique de Hegel. Nous connaissons le fruit de

    cette méditation enrichie par l’étude de l’histoire des révo-

    lutions bourgeoises en France, en Grande-Bretagne et aux

    États-Unis d’Amérique ; ce sera, outre un travail inachevé

    et inédit, la Critique de la philosophie hégélienne de l’État

    (1843), deux essais polémiques : Introduction à la critique de

    la philosophie hégélienne du droit et À propos de la question

    juive (Paris, 1844). Ces deux écrits constituent à vrai dire

    un seul manifeste où Marx désigne une fois pour toutes et

    condamne sans restriction les deux institutions sociales

    qu’il perçoit à l’origine des maux et des tares dont la société

    moderne pâtit et dont elle pâtira aussi longtemps qu’une

    révolution sociale ne viendra les abolir : l’État et l’Argent.

    Simultanément, Marx exalte la puissance qui, après avoir

    été la principale victime de ces deux institutions, mettra fin

    à leur règne comme à toute autre forme de domination de

    classe, politique ou économique : le prolétariat moderne.

    L’auto-émancipation de ce prolétariat, c’est l’émancipa-

    tion universelle de l’homme, c’est, après la perte totale de

    l’homme, la conquête totale de l’humain.

    La négation de l’État et de l’Argent, tout comme l’affir-

    mation du prolétariat en tant que classe libératrice, sont,

    dans le développement intellectuel de Marx, antérieures

    à ses études d’économie politique ; elles précèdent éga-

  • 9MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    lement sa découverte du « fil conducteur » qui le guidera

    dans ses recherches historiques ultérieures, à savoir la

    conception matérialiste de l’histoire. La rupture avec la

    philosophie juridique et politique de Hegel d’une part, et

    l’étude critique de l’histoire des révolutions bourgeoises

    d’autre part, lui ont permis de fixer définitivement les pos-

    tulats éthiques de sa future théorie sociale dont la critique

    de l’économie politique lui fournira les assises scientifiques.

    Ayant saisi le rôle révolutionnaire de la démocratie et du

    pouvoir législatif dans la genèse de l’État bourgeois et de

    son pouvoir gouvernemental, Marx a mis à profit les ana-

    lyses d’un Alexis de Tocqueville et d’un Thomas Hamilton* ,

    l’un et l’autre observateurs perspicaces des virtualités

    révolutionnaires de la démocratie américaine, pour jeter

    les fondements rationnels d’une utopie anarchiste en tant

    que finalité consciente du mouvement révolutionnaire de

    la classe que son maître, Saint-Simon avait appelée « la

    plus nombreuse et la plus pauvre ». La critique de l’État

    l’ayant conduit à envisager la possibilité d’une société

    libérée de toute autorité politique, il lui fallait désormais

    entreprendre la critique du système économique qui assu-

    rait les bases matérielles de l’État. Quant à la négation

    éthique de l’argent, elle impliquait également l’analyse

    de l’économie politique, science de l’enrichissement des

    uns et de la misère des autres. Plus tard, il qualifiera la

    recherche qu’il allait commencer d’« anatomie de la société

    bourgeoise », et c’est en se livrant à ce travail d’anatomiste

    * T. Hamilton, les Hommes et les Mœurs aux États-Unis (1832), Fac-similé de l’édition française (Bruxelles, 1834), Genève, Slatkine, 1979.

  • 10 MAXIMILIEN RUBEL

    sociologue qu’il forgera son instrument méthodologique ;

    puis la redécouverte de la dialectique hégélienne l’aidera

    à établir le plan de l'« Économie » en ses six « rubriques » ou

    « Livres » : Capital, Propriété foncière, Travail salarié ; État,

    Commerce extérieur, Marché mondial (cf. avant-propos

    de la Critique de l’économie politique, 1859). En fait, cette

    double « triade » des thèmes de recherche correspond aux

    deux problèmes qu’il se proposait de traiter quatorze ans

    auparavant dans l’ouvrage contenant la double critique de

    l’économie et de la politique. Marx a commencé son œuvre

    par l’analyse critique du mode de production capitaliste,

    mais il espérait mener à bien, non seulement la première

    triade de rubriques, mais aussi entamer la seconde triade

    que devait inaugurer le Livre de l’État* . La théorie de l’anar-

    chisme aurait ainsi trouvé en Marx son premier promoteur

    reconnu, sans qu’il soit besoin d’en apporter la preuve

    indirecte. Le malentendu du siècle qu’est le marxisme,

    idéologie d’État, est né de cette lacune ; c’est elle qui a

    permis aux maîtres d’un appareil d’État baptisé socialiste

    de ranger Marx parmi les adeptes d’un socialisme ou d’un

    communisme d’État, voire d’un socialisme « autoritaire ».

    Certes, comme tout enseignement révolutionnaire,

    celui de Marx n’est pas exempt d’ambiguïtés. C’est en les

    exploitant avec habileté et en invoquant certaines attitudes

    personnelles du maître que des disciples peu scrupuleux

    ont réussi à mettre son œuvre au service de doctrines et

    d’actions qui en représentent la totale négation, tant par

    * Cf. M. Rubel, « Plan et méthode de l’Économie » in Marx critique du marxisme, Paris, Payot & Rivages, 2000, p. 439 sq.

  • 11MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    sa vérité fondamentale que par sa finalité ouvertement

    proclamée. À une époque où tout – théories et valeurs,

    systèmes et projets – se voit remis en question par plu-

    sieurs décennies de régression dans l’ordre des relations

    humaines, il importe de recueillir l’héritage spirituel d’un

    auteur qui, conscient des limites de sa recherche, a fait

    des postulats de l’auto-éducation critique et de l’auto-

    émancipation révolutionnaire le principe permanent du

    mouvement ouvrier. Ce n’est pas à une postérité chargée

    d’écrasantes responsabilités de juger un disparu qui ne peut

    plus plaider sa propre cause ; en revanche, il nous incombe

    d’assumer un enseignement tout tourné vers un avenir qui

    est certes devenu notre présent catastrophique, mais qui,

    pour sa meilleure part, est encore à créer.

    IIRedisons-le : le « Livre » sur l’État prévu dans le plan de

    l’Économie, mais resté non écrit, ne pouvait contenir que la

    théorie de la société libérée de l’État, la société anarchiste.

    Sans être directement destinés à cet ouvrage, les matériaux

    et travaux préparés ou publiés par Marx au cours de son

    activité littéraire permettent à la fois d’avancer cette hypo-

    thèse concernant la substance de l’ouvrage projeté et d’en

    déterminer la structure générale. Si la première triade de

    rubriques se confondait avec la critique de l’économie poli-

    tique, la seconde triade devait, pour l’essentiel, exposer la

    critique de la politique. Faisant suite à la critique du capital,

    la critique de l’État devait établir le déterminisme de l’évolu-

    tion politique de la société moderne, tout comme le propos

  • 12 MAXIMILIEN RUBEL

    du Capital (suivi des « Livres » sur la « Propriété foncière »

    et le « Travail salarié ») était de « révéler la loi économique

    du mouvement de la société moderne » (cf. préface du

    Capital, 1867). Et de même que l’on trouve dans les écrits,

    publiés et inédits, antérieurs à la Critique de l’économie

    politique (1859), les principes et les postulats dont Marx

    s’est inspiré pour fonder la critique du capital, de même on

    peut y dégager les thèses et les normes qui l’auraient guidé

    pour développer la critique de l’État. Toutefois, il serait faux

    de supposer que la pensée de Marx sur la politique ait été

    alors définitivement fixée, n’autorisant aucune modification

    dans le détail, ou fermée à tout enrichissement théorique.

    Bien au contraire, si le problème de l’État n’a jamais cessé

    de le hanter, ce n’est pas seulement parce qu’il se sentait

    moralement contraint de terminer son œuvre maîtresse ;

    c’est surtout parce que sa participation à l’Internatio-

    nale ouvrière depuis septembre 1864, ses affrontements

    polémiques au sein de cet organisme et les événements

    politiques, particulièrement la rivalité hégémonique entre

    la France et la Prusse d’une part, la Russie et l’Autriche

    d’autre part, l’ont constamment tenu en haleine. L’Europe

    des traités de Vienne n’était plus qu’une fiction, alors que

    deux grands phénomènes sociaux avaient surgi sur la scène

    historique : les mouvements de libération nationale et le

    mouvement ouvrier. Difficiles à concilier d’un point de vue

    purement conceptuel, le combat des nations et la lutte de

    classes devaient poser à Marx et Engels des problèmes de

    décision théorique dont la solution ne pouvait manquer

    de les mettre en contradiction avec leurs propres principes

  • 13MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    révolutionnaires. Engels s’était fait une spécialité de diffé-

    rencier les peuples et les nations selon qu’ils pouvaient ou

    ne pouvaient pas revendiquer à ses yeux le droit historique

    à l’existence nationale. Leur sens des réalités historiques

    empêchait les deux amis de suivre Proudhon sur la voie

    d’un fédéralisme qui, dans la situation de l’époque, devait

    leur paraître à la fois une pure abstraction et une utopie

    impure ; mais le risque était grand de tomber dans un natio-

    nalisme peu compatible avec l’universalisme supposé du

    prolétariat moderne.

    Si, par ses aspirations fédéralistes, Proudhon semble

    être plus proche que Marx d’une position anarchiste, le

    tableau se nuance lorsqu’on considère sa conception glo-

    bale des réformes devant mener à l’abolition du capital et

    de l’État. L’éloge dont Proudhon est l’objet dans la Sainte

    Famille (1845) ne doit pas nous tromper : dès ce moment

    les divergences théoriques entre les deux penseurs étaient

    profondes, cet éloge n’étant concédé au socialiste français

    qu’avec une réserve d’une immense portée : la critique

    proudhonienne de la propriété n’est pas extérieure au

    système économique bourgeois ; pour valable qu’elle soit,

    elle ne remet pas en question fondamentalement les rap-

    ports sociaux de production du système critiqué. Bien au

    contraire, dans la doctrine proudhonienne, les catégories

    économiques, expressions théoriques des institutions du

    capital, sont toutes conservées de manière systématique.

    Le mérite de Proudhon est d’avoir dévoilé les contradictions

    inhérentes à la science économique et d’avoir démontré

    l’immoralité de la morale et du droit bourgeois ; sa fai-

  • 14 MAXIMILIEN RUBEL

    blesse, c’est d’avoir accepté les catégories et les institutions

    de l’économie capitaliste et d’avoir respecté, dans son pro-

    gramme de remèdes et de réformes, tous les instruments

    de domination de la classe bourgeoise et de son pouvoir

    politique : salaire, crédit, banque, échange, prix, valeur,

    profit, intérêt, impôt, concurrence, monopole. Ayant su

    appliquer la dialectique de la négation dans l’analyse de

    l’évolution du droit et des systèmes juridiques, il s’est arrêté

    à mi-chemin, en s’abstenant d’étendre sa méthode critique

    de la négation à l’économie capitaliste. Proudhon a rendu

    cette critique possible, mais c’est Marx qui tentera de faire

    de cette nouvelle méthode critique un instrument de com-

    bat dans la lutte du travail contre le capital et son État.

    Proudhon s’était fait le critique de l’économie et du droit

    bourgeois au nom de la morale bourgeoise ; Marx se fera

    le critique du mode de production capitaliste au nom de

    l’éthique prolétarienne, dont les critères de jugement sont

    empruntés à une tout autre vision de la société humaine.

    Il suffit pour cela de poursuivre dans toute sa rigueur

    logique et jusqu’à ses dernières conséquences le principe

    proudhonien – ou mieux, hégélien – de la négation :

    la Justice dont Proudhon rêve ne sera réalisée que par

    la négation de la justice, tout comme la philosophie ne

    pourra être réalisée que par la négation de la philosophie,

    c’est-à-dire par une révolution sociale qui permettra enfin

    à l’humanité de devenir sociale et à la société de devenir

    humaine* . Ce sera la fin de la préhistoire de l’humanité et

    * K. Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

  • 15MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    le commencement de la vie individuelle, l’apparition de

    l’homme pleinement épanoui, aux facultés universelles,

    l’avènement de l’homme total ou polymorphe (vielseitig). À la

    morale réaliste de Proudhon, cherchant à sauver le « bon côté »

    des institutions bourgeoises, Marx oppose l’éthique d’une uto-

    pie dont les exigences sont à la mesure des possibilités offertes

    par une science et une technique suffisamment développées

    pour subvenir aux besoins de l’espèce. À un anarchisme tout

    aussi respectueux de la pluralité des classes et des catégories

    sociales que favorable à la division du travail et hostile à

    l’associationnisme prôné par les utopistes, Marx oppose un

    anarchisme négateur des classes sociales et de la division du

    travail, un communisme qui reprend à son compte tout ce

    qui, dans le socialisme utopique, pourrait être réalisé par

    un prolétariat conscient de son rôle émancipateur et maître

    des forces productives. Et pourtant, en dépit de ces voies

    divergentes – en particulier, comme nous le verrons, d’une

    appréciation différente des moyens politiques –, les deux

    types d’anarchisme s’orientent vers une finalité commune,

    celle que le Manifeste communiste a définie en ces termes :

    L’ancienne société bourgeoise avec ses classes et ses antagonismes

    de classes fait place à une association où le libre épanouissement de

    chacun est la condition du libre épanouissement de tous.

    IIIMarx s’est refusé à inventer des recettes pour les marmites

    de l’avenir, mais il a fait mieux que cela – ou pis : il a voulu

    démontrer qu’une nécessité historique entraînait, telle une

  • 16 MAXIMILIEN RUBEL

    fatalité aveugle, l’humanité vers une situation de crise où

    il lui faudrait affronter un dilemme décisif : être anéantie

    par ses propres inventions techniques ou survivre grâce à

    un sursaut de conscience la rendant capable de rompre

    avec toutes les formes d’aliénation et d’asservissement qui

    ont marqué les phases de son histoire. Seul ce dilemme est

    fatal, le choix de l’issue étant laissé à la classe sociale qui a

    toutes les raisons de refuser l’ordre existant et de réaliser

    un mode d’existence profondément différent de l’ancien.

    Virtuellement, le prolétariat moderne est la force maté-

    rielle et morale apte à assumer cette tâche salvatrice de

    portée universelle. Toutefois, cette force virtuelle ne pourra

    devenir réelle que lorsque le temps de la bourgeoisie sera

    accompli, car elle aussi remplit une mission historique ;

    si elle n’en est pas toujours consciente, ses idéologues se

    chargent de lui rappeler son rôle civilisateur. En créant le

    monde à son image, la bourgeoisie des pays industrielle-

    ment développés embourgeoise et prolétarise les sociétés

    qui tombent progressivement sous son emprise politique et

    économique. Vus sous l’angle des intérêts prolétariens, ses

    instruments de conquête, le capital et l’État, sont autant

    de moyens d’asservissement et d’oppression. Lorsque les

    rapports de production capitalistes, partant les États capi-

    talistes, seront effectivement établis à l’échelle mondiale,

    les contradictions internes du marché mondial révéleront

    les limites de l’accumulation capitaliste et provoqueront

    cet état de crise permanente qui mettra en péril les assises

    mêmes des sociétés asservies, menaçant jusqu’à la survie

  • 17MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    pure et simple de l’espèce humaine. L’heure de la révolution

    prolétarienne sonnera…

    Une extrapolation à peine audacieuse nous a suffi

    pour tirer l’ultime conséquence de la méthode dialectique

    employée par Marx en vue de révéler la loi économique du

    mouvement de la société moderne. Nous pourrions étayer

    cet aperçu abstrait par des références textuelles en partant

    des remarques méthodologiques que l’on peut glaner dans

    maints écrits de Marx datant de diverses époques. Il n’en

    est pas moins vrai que l’hypothèse la plus fréquente que

    Marx nous offre dans ses travaux politiques est celle de la

    révolution prolétarienne dans les pays ayant connu une

    longue période de civilisation bourgeoise et d’économie

    capitaliste ; elle doit marquer le début d’un processus de

    développement englobant peu à peu le reste du monde,

    l’accélération du progrès historique étant assurée par suite

    d’une osmose révolutionnaire. Quelle que soit l’hypothèse

    envisagée, un fait est certain : il n’y a pas place, dans la théo-

    rie sociale de Marx, pour une troisième voie révolution-

    naire, celle de pays qui, privés de l’expérience historique

    du capitalisme développé et de la démocratie bourgeoise,

    montreraient aux pays ayant un long passé capitaliste et

    bourgeois le chemin de la révolution prolétarienne.

    Il convient de rappeler ces vérités élémentaires de la

    conception dite matérialiste de l’histoire, parce que la

    mythologie marxiste née avec la révolution russe de 1917 a

    réussi à imposer aux esprits peu informés – et ils sont légion

    – une tout autre image de ce processus révolutionnaire :

    l’humanité serait partagée entre deux systèmes d’économie

  • 18 MAXIMILIEN RUBEL

    et de politique, le monde capitaliste dominé par les pays

    industriellement développés et le monde socialiste dont le

    modèle, l’URSS, a accédé au rang de deuxième puissance

    mondiale par suite d’une révolution « prolétarienne ». En

    réalité, l’industrialisation du pays est due à la création et à

    l’exploitation d’un immense prolétariat et non au triomphe

    et à l’abolition de celui-ci. La fiction d’une « dictature du pro-

    létariat » fait partie de l’arsenal des idées imposées par les

    nouveaux maîtres dans l’intérêt de leur propre puissance :

    plusieurs décennies de barbarie nationaliste et militaire

    à l’échelle du monde nous permettent de comprendre le

    désarroi mental d’une intelligentsia universelle victime du

    mythe dit « Octobre socialiste »* .

    Ne pouvant ici approfondir ce débat, bornons-nous

    à préciser notre propos sous la forme d’une alternative :

    ou bien la théorie matérialiste du développement social

    est rigoureusement scientifique – ce dont Marx lui-même

    était, naturellement, persuadé – et dans ce cas l’existence

    d’un monde « socialiste » est un mythe ; ou bien le monde

    socialiste existe réellement, et c’est la réfutation totale et

    définitive de cette théorie. Dans la première hypothèse, le

    mythe du monde socialiste peut s’expliquer parfaitement :

    il s’agirait du produit d’une campagne idéologique habile-

    ment menée par le « premier État ouvrier » en vue de dis-

    simuler sa nature ; dans la seconde, la théorie matérialiste

    du devenir-socialiste-du-monde serait certes démentie,

    mais les exigences éthiques et utopiques de l’enseigne-

    * Voir M. Rubel, « Le mythe d’octobre » in Marx critique du marxisme, op. cit., pp. 105-249.

  • 19MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    ment marxien seraient réalisées ; autrement dit, réfuté par

    l’histoire comme homme de science, Marx aurait triomphé

    comme révolutionnaire.

    Le mythe du « socialisme réalisé » a été fabriqué en vue

    de justifier moralement un des plus puissants modèles

    de société de domination et d’exploitation que l’histoire

    ait connus. Le problème de la nature de cette société a

    réussi à dérouter complètement les esprits les plus avertis

    des théories, doctrines et notions qui forment dans leur

    ensemble le patrimoine intellectuel du socialisme, du

    communisme et de l’anarchisme ; mais de ces trois écoles

    du mouvement d’idées qui vise à une mutation profonde

    de la société humaine, l’anarchisme a le moins souffert de

    cette perversion : n’ayant pas créé une véritable théorie de

    la praxis révolutionnaire, il a pu se préserver de la corrup-

    tion politique et idéologique dont les deux autres écoles

    de pensée ont été frappées. Issu de rêves et de nostalgies

    tout autant que de refus et de révolte, il s’est constitué

    comme la critique la plus radicale du principe d’autorité

    sous tous ses déguisements, et c’est surtout comme telle

    qu’il a été absorbé par la théorie matérialiste de l’histoire.

    Celle-ci est essentiellement une pensée de l’évolution

    historique de l’humanité passant par étapes progressives

    d’un état permanent d’antagonismes sociaux à un mode

    d’existence fait d’harmonie sociale et d’épanouissement

    individuel. Or, tout autant que la critique sociale transmise

    par l’utopie anarchiste, la finalité commune aux doctrines

    radicales et révolutionnaires d’avant Marx est devenue

    partie intégrante du communisme anarchiste de ce dernier.

  • 20 MAXIMILIEN RUBEL

    Avec Marx, l’anarchisme utopique s’enrichit d’une dimen-

    sion nouvelle, celle de la compréhension dialectique du

    mouvement ouvrier perçu comme autolibération éthique

    englobant l’humanité tout entière. Il était inévitable que la

    tension intellectuelle provoquée par l’élément dialectique

    dans une théorie à prétentions scientifiques, voire natura-

    listes, fût à l’origine d’une ambiguïté fondamentale dont

    l’enseignement et l’activité de Marx sont indélébilement

    marqués. Homme de parti* autant qu’homme de science,

    Marx n’a pas toujours cherché, dans son activité politique,

    à harmoniser les fins et les moyens du communisme anar-

    chiste. Mais pour avoir parfois failli comme militant, Marx

    ne cesse pas pour autant d’être le théoricien de l’anar-

    chisme. On est donc en droit d’appliquer à sa propre théorie

    la thèse éthique qu’il a formulée à propos du matérialisme

    de Feuerbach (1845) :

    La question de savoir si la pensée humaine peut prétendre à une

    vérité objective n’est pas une question relevant de la théorie, mais une

    question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit démontrer

    la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance, l’en deçà de sa pensée.

    IVLa négation de l’État et du capitalisme par la classe

    sociale la plus nombreuse et la plus misérable apparaît chez

    Marx comme un impératif éthique avant d’être démontrée

    * « En parlant de parti, je donne à ce mot un sens éminemment historique » Marx à Freiligrath, 29 février 1860. Voir M. Rubel, Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, Paris, Payot, 1970, pp. 42 sq. et 76 sq.

  • 21MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    dialectiquement comme une nécessité historique. Sa pre-

    mière démarche, en procédant à une évaluation critique

    des résultats de la Révolution française, équivaut à un choix

    décisif, celui du but que, selon lui, tout homme devrait

    s’efforcer d’atteindre ; et ce but, c’est précisément l’éman-

    cipation humaine comme dépassement de l’émancipation

    politique. L’État politique le plus libre – dont seuls les États-

    Unis d’Amérique fournissent un exemple – rend l’homme

    esclave, car il s’interpose en médiateur entre l’homme et

    sa liberté, tel Christ que l’homme religieux charge de sa

    propre divinité. Politiquement émancipé, l’homme n’en

    participe pas moins à une souveraineté imaginaire ; être

    souverain jouissant des droits de l’homme, il mène une

    double existence, celle de citoyen, membre de la com-

    munauté politique, et celle de particulier, membre de la

    société civile ; celle d’un être céleste et celle d’un être pro-

    fane. Citoyen, il est libre et souverain dans les cieux de la

    politique, ce royaume universel de l’égalité ; individu, il est

    ravalé et se dégrade lui-même dans la vie réelle, la vie civile,

    au rang de moyen pour son prochain ; il est alors le jouet

    de puissances étrangères, matérielles et morales, telles

    les institutions de la propriété privée, de la culture, de la

    religion, etc. La société civile séparée de l’État politique est

    la sphère de l’égoïsme, de la guerre de tous contre tous, de

    la séparation de l’homme d’avec l’homme. En assurant à

    l’homme la liberté religieuse, la démocratie politique ne

    l’a pas libéré de la religion ; pas plus qu’elle ne le libère de

    la propriété en lui garantissant le droit de propriété ; de

    même elle maintient l’esclavage et l’égoïsme du métier en

  • 22 MAXIMILIEN RUBEL

    accordant à tous la liberté du métier. Car la société civile

    bourgeoise, c’est le monde du trafic et du lucre, le règne de

    l’argent, puissance universelle qui s’est asservi la politique,

    donc l’État.

    Telle est, sommairement présentée, la thèse initiale

    de Marx : critique de l’État et du capital, elle relève d’une

    pensée anarchiste plutôt que d’un quelconque socialisme

    ou communisme. Elle n’a encore rien de rigoureusement

    scientifique, mais elle se réclame et se nourrit implicite-

    ment d’une conception éthique du destin humain en posant

    l’exigence d’un accomplissement dans l’ordre du temps

    historique. C’est pourquoi, sans se limiter à la critique de

    l’émancipation politique – qui réduit l’homme à l’état de

    monade égoïste et de citoyen abstrait –, elle définit et la fin

    qu’il convient d’atteindre et le moyen pour la réaliser :

    C’est seulement lorsque l’homme individuel, être réel, aura recon-

    quis le citoyen abstrait et sera devenu comme individu un être social

    dans sa vie empirique, dans son activité individuelle, dans ses rapports

    individuels ; ce n’est que lorsque l’homme aura reconnu et organisé

    ses « forces propres » comme des forces sociales et que, de ce fait, il ne

    détachera plus de lui-même le pouvoir social sous la forme du pouvoir

    politique – c’est alors seulement que sera accomplie l’émancipation

    humaine. (La Question juive, 1844.)

    En partant du Contrat social de Rousseau, théoricien du

    citoyen abstrait et précurseur de Hegel, Marx a trouvé sa

    propre voie. Ayant refusé un aspect de l’aliénation politique

    prônée par les deux penseurs, il en est arrivé à la vision

  • 23MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    d’une émancipation humaine et sociale qui rétablirait l’indi-

    vidu dans l’intégralité de ses facultés et dans la totalité de

    son être. Refus partiel, car en tant qu’elle est une donnée

    historique, cette étape ne peut disparaître ou être abolie par

    un acte de volonté. L’émancipation politique est un « grand

    progrès », elle est même la dernière forme de l’émancipa-

    tion humaine à l’intérieur de l’ordre établi, et c’est comme

    telle qu’elle pourrait servir de moyen pour bouleverser cet

    ordre et inaugurer l’étape de la véritable émancipation

    humaine. Dialectiquement antinomiques, les fins et les

    moyens s’accordent éthiquement dans la conscience du

    prolétariat moderne, qui devient ainsi le porteur et le sujet

    historique de la révolution. Classe qui concentre toutes

    les tares de la société et qui en incarne le crime notoire, le

    prolétariat possède un caractère universel par suite de sa

    misère universelle. Il ne peut s’émanciper sans émanciper

    toutes les sphères de la société, et c’est en réalisant les

    postulats de cette éthique émancipatrice qu’il abolit son

    statut de prolétariat.

    Là où Marx invoque la philosophie comme « tête » et arme

    intellectuelle de l’émancipation humaine dont le prolétariat

    serait le « cœur », nous préférons parler d’éthique, signifiant

    par là qu’il ne s’agit pas de spéculation métaphysique, mais

    d’un problème d’existence : il importe de changer le monde

    en lui restituant son visage humain originel, et non d’en

    interpréter la caricature. Aucune philosophie spéculative

    n’offre à l’homme de solution à ses problèmes d’existence, si

    bien qu’en élevant la révolution au rang d’impératif catégo-

    rique, Marx raisonne en fonction d’une éthique normative

  • 24 MAXIMILIEN RUBEL

    et non par référence à une philosophie de l’histoire ou à une

    théorie sociologique. Une seule science devait alors éveiller

    l’attention de Marx qui ne pouvait ni ne voulait se limiter

    à la pure exigence éthique d’une régénération des hommes

    et des sociétés : la science de la production des moyens

    d’existence selon la loi du capital.

    L’étude de l’économie politique fut pour Marx un moyen

    de lutter pour la cause à laquelle il consacrera désormais

    tous les instants de son existence de « bourgeois » déclassé.

    Ce qui n’avait été jusqu’alors qu’intuition visionnaire et

    choix éthique deviendra théorie du développement écono-

    mique et recherche des déterminismes sociaux. Mais ce sera

    également participation active au mouvement social appelé

    à mettre en pratique les impératifs et les normes décou-

    lant des conditions d’existence du prolétariat industriel.

    La théorie d’une société sans État, sans classes, sans

    échanges monétaires, sans terreurs religieuses et intel-

    lectuelles implique une conception critique du mode de

    production capitaliste tout comme l’analyse révélatrice du

    processus d’évolution devant aboutir par étapes successives

    aux types de société communiste et anarchiste. Marx écrira

    plus tard :

    Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la trace de la loi

    naturelle qui préside à son mouvement […] elle ne peut ni dépasser

    d’un saut ni abolir par décret les phases de son développement naturel ;

    mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de

    son enfantement. (Le Capital, livre i, préface, 1867.)

  • 25MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    En somme, Marx s’appliquera à démontrer scientifi-

    quement ce dont il était déjà persuadé intuitivement et ce

    qui lui paraissait éthiquement nécessaire. Et c’est dès la

    première ébauche d’une critique de l’économie politique

    qu’il abordera l’analyse du capital d’un point de vue socio-

    logique, comme pouvoir de commandement sur le travail et

    ses produits, le capitaliste possédant cette puissance non en

    vertu de ses qualités personnelles ou humaines, mais pour

    autant qu’il est propriétaire du capital. Le salariat est un

    esclavage, et tout relèvement autoritaire du salaire ne sera

    qu’une meilleure rémunération d’esclaves.

    L’égalité du salaire elle-même, telle que Proudhon la réclame, ne

    fait que généraliser le rapport de l’ouvrier de notre temps à son travail,

    en en faisant le rapport de tous les hommes au travail. La société

    est alors conçue comme un capitaliste abstrait. (Ébauche…, 1844,

    « Économie », II, p.68.)

    Esclavage économique et servitude politique vont de

    pair. L’émancipation politique, la reconnaissance des droits

    de l’homme par l’État moderne ont la même signification

    que la reconnaissance de l’esclavage par l’État antique

    (La Sainte Famille, 1845). Esclave d’un métier salarié,

    l’ouvrier l’est aussi de son propre besoin égoïste comme

    du besoin étranger. La condition humaine n’échappe pas

    davantage à la servitude politique dans l’État démocratique

    représentatif que dans la monarchie constitutionnelle.

    « Dans le monde moderne, chacun est à la fois membre de

    l’esclavage et de la communauté », bien qu’en apparence

  • 26 MAXIMILIEN RUBEL

    la servitude de la société bourgeoise soit le maximum de

    liberté. Généralement considérées comme garantes de la

    liberté individuelle, propriété, industrie, religion sont en

    fait des institutions qui consacrent cet état de servitude.

    Robespierre, Saint-Just et leurs partisans ont succombé

    parce qu’ils ont confondu la société antique fondée sur

    l’esclavage réel avec l’État représentatif moderne qui repose

    sur l’esclavage émancipé, la société bourgeoise avec sa

    concurrence universelle, ses intérêts privés déchaînés, son

    individualisme aliéné. Et tout en comprenant parfaitement

    la nature de l’État moderne et de la société bourgeoise,

    Napoléon s’est plu à considérer l’État comme une fin en soi

    et la vie bourgeoise comme l’instrument de ses ambitions

    politiques. Pour satisfaire l’égoïsme de la nation française,

    il a institué la guerre permanente à la place de la révolution

    permanente. Sa défaite consacre la victoire de la bourgeoisie

    libérale qui finit par réaliser en 1830 ses rêves de 1789 : elle

    fait de l’État représentatif constitutionnel l’expression offi-

    cielle de son pouvoir exclusif et de ses intérêts particuliers.

    Le problème du bonapartisme fut la hantise perma-

    nente de Marx, observateur attentif de la société française

    dans son évolution politique et dans son développement

    économique* . La Révolution française constituait à ses

    yeux la période classique de l’esprit politique et la tradition

    bonapartiste une constante de la politique intérieure et

    extérieure de la France. Aussi en est-il venu à ébaucher une

    théorie du césarisme moderne qui, si elle semble contredire

    en partie les principes méthodologiques de sa théorie de

    * Voir M. Rubel, Karl Marx devant le bonapartisme, Paris-La Haye, Mouton, 1960.

  • 27MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    l’État, ne modifie pas sa vision anarchiste initiale. Et c’est au

    moment même où il s’apprêtait à poser les fondements de

    son interprétation matérialiste de l’histoire qu’il a formulé

    cette conception de l’État qui le classe parmi les tenants de

    l’anarchisme le plus radical.

    L’existence de l’État et l’existence de la servitude sont inséparables.

    […] Plus l’État est puissant, plus un pays est, de ce fait, politique, moins

    il est disposé à chercher la raison de ses maux sociaux dans le principe

    de l’État, donc dans l’organisation actuelle de la société dont l’État est

    lui-même l’expression active, consciente et officielle. (Vorwärts !, 1844.)

    L’exemple de la Révolution française lui semblait alors

    suffisamment probant pour lui faire énoncer une thèse

    qui ne correspond que partiellement à la sociologie poli-

    tique esquissée dans l’Idéologie allemande comme dans ses

    réflexions sur le second Empire et sur la Commune de 1871 :

    Loin de voir dans le principe de l’État la source des maux sociaux,

    les héros de la Révolution française perçoivent au contraire dans les

    tares sociales la source des maux politiques. C’est ainsi que Robespierre

    ne voit dans la grande pauvreté et dans la grande richesse qu’un obs-

    tacle à la démocratie pure. Il désire donc établir une frugalité Spartiate

    générale. Le principe de la politique, c’est la volonté. (ibid.)

    Lorsque vingt-sept ans plus tard Marx se penchera de

    nouveau, à propos de la Commune de Paris, sur les ori-

    gines historiques de l’absolutisme politique représenté par

    l’État bonapartiste, il verra dans l’œuvre centralisatrice

  • 28 MAXIMILIEN RUBEL

    de la Révolution française la continuation des traditions

    monarchistes :

    L’appareil d’État centralisé qui, tel un boa constrictor, enserre avec

    ses organes militaires, bureaucratiques, ecclésiastiques et judiciaires,

    omniprésents et compliqués, le corps vivant de la société bourgeoise,

    fut d’abord forgé au temps de la monarchie absolue comme une arme

    de la société moderne naissante dans sa lutte émancipatrice contre le

    féodalisme. […] La première Révolution française, dont la tâche était

    de fonder l’unité nationale […] fut donc forcée de développer l’œuvre

    commencée par la monarchie absolue, à savoir la centralisation et

    l’organisation du pouvoir d’État, d’en étendre la sphère et les attri-

    buts, d’en multiplier les instruments, d’en accroître l’indépendance

    et l’emprise surnaturelle sur la société réelle […]. Le moindre intérêt

    individuel issu de relations entre les groupes sociaux fut séparé de

    la société elle-même ; rendu indépendant sous la forme de l’intérêt

    d’État dont la défense est confiée à des prêtres d’État remplissant des

    fonctions hiérarchiques bien déterminées. (Adresse sur la Commune,

    brouillon, 1871.)

    Cette dénonciation passionnée du pouvoir d’État résume

    en quelque sorte tout l’effort d’étude et de réflexion critique

    accompli par Marx dans ce domaine, depuis l’affrontement

    avec la philosophie morale et politique de Hegel, en pas-

    sant par la période d’élaboration de la théorie matérialiste

    de l’histoire et les quinze années de journalisme libre et

    professionnel, sans oublier l’intense activité au sein de

    l’Internationale ouvrière. La Commune semble avoir été

    pour Marx l’occasion de livrer le dernier état de sa pensée

  • 29MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    sur le problème auquel il avait réservé un des six livres de

    son « Économie » et de tracer ne fût-ce que les contours de

    cette libre association des hommes libres dont le Manifeste

    communiste avait annoncé l’avènement.

    La Commune ne fut pas une révolution contre une forme quel-

    conque de pouvoir d’État, légitimiste, constitutionnelle, républicaine

    ou impériale. Elle fut une révolution contre l’État comme tel, contre cet

    avorton monstrueux de la société ; elle fut la résurrection de l’authen-

    tique vie sociale du peuple, réalisée par le peuple. (ibid.)

    VComparant le mode d’émancipation des serfs sous le

    régime féodal à celui des travailleurs modernes, Marx

    notait qu’à la différence des prolétaires, les serfs devaient

    développer librement les conditions d’existence offertes et

    ne pouvaient, de ce fait, que parvenir au « travail libre » ;

    en revanche, les prolétaires ne pouvaient s’affirmer

    individuellement sans abolir leur propre condition de vie ;

    celle-ci étant identique à celle de l’ensemble de la société,

    il ne restait qu’à supprimer le travail salarié. Et il ajoutait

    cette phrase qui lui servira désormais de leitmotiv tant dans

    son activité littéraire que dans son action de communiste

    militant :

    [Les prolétaires] se trouvent donc en opposition directe à la forme

    dans laquelle les individus de la société ont pu jusqu’ici se donner une

    expression d’ensemble, à savoir l’État : ils doivent renverser l’État pour

    réaliser leur personnalité. (Idéologie allemande, 1846.)

  • 30 MAXIMILIEN RUBEL

    Cette formule, plus proche de l’anarchisme de Bakou-

    nine que de celui de Proudhon, n’est pas le fruit d’un

    moment d’irréflexion passionnelle ni un geste de politicien

    haranguant une assemblée d’ouvriers. Elle est la conclusion

    logique, en guise de postulat révolutionnaire, de tout un

    développement théorique tendant à démontrer la « néces-

    sité historique » de la commune anarchiste. C’est dire que

    l’avènement de la « société humaine » s’inscrit, selon la

    théorie marxienne, dans un long processus historique.

    Finalement, une classe sociale surgit qui constitue l’im-

    mense majorité de la population des sociétés industrielles

    et qui peut comme telle assumer une tâche révolutionnaire

    créatrice. Et c’est pour démontrer la logique de ce dévelop-

    pement que Marx a cherché à établir un lien de causalité

    entre les progrès scientifiques – surtout celui des sciences

    naturelles – et les institutions politiques et juridiques, d’une

    part, et le comportement des classes sociales antagonistes,

    d’autre part. Contrairement à Engels, Marx ne pensait pas

    que la transformation révolutionnaire de l’avenir ressem-

    blerait aux révolutions du passé, tel un cataclysme naturel

    qui broie hommes, choses et consciences. Avec l’avènement

    du travailleur moderne, l’espèce humaine commençait le

    cycle de sa vraie histoire ; elle entrait dans la voie de la raison

    et devenait capable de réaliser ses rêves et de se donner un

    destin à la mesure de ses facultés créatrices. Les conquêtes

    de la science et de la technologie rendaient possible une

    telle issue, mais le prolétariat devait intervenir pour que la

    bourgeoisie et son capital ne changent pas cette évolution

    en course à l’abîme.

  • 31MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    Les triomphes de la science semblent achetés au prix d’un avilis-

    sement moral. À mesure que l’humanité dompte la nature, l’homme

    semble devenir la proie de son prochain et de sa propre infamie.*

    La révolution prolétarienne n’aura donc rien d’une aven-

    ture politique ; ce sera une entreprise universelle, menée de

    concert par l’immense majorité des membres de la société

    ayant pris conscience de la nécessité et de la possibilité d’une

    régénération totale de l’humanité. L’histoire étant devenue

    mondiale, la menace d’asservissement par le capital et son

    marché s’étend à toute la terre ; par contrecoup doivent

    apparaître une conscience et une volonté de masse toutes

    tendues vers un changement profond et universel des rela-

    tions humaines et des institutions sociales. Dès lors que le

    danger d’une barbarie aux dimensions planétaires menace

    la survie des hommes, les rêves et les utopies communistes

    et anarchistes représentent la source spirituelle des projets

    rationnels et des réformes pratiques susceptibles de rendre

    à l’espèce humaine le goût de la vie selon les normes d’une

    raison et d’une imagination également tournées vers le

    renouveau du destin humain.

    L’homme ne peut quitter le règne de la nécessité pour

    entrer dans celui de la liberté, comme Engels le pensait, et

    il ne peut y avoir de passage direct du capitalisme à l’anar-

    chisme. La barbarie économique et sociale instaurée par le

    mode de production capitaliste ne pourra pas disparaître

    * Allocution prononcée à Londres, en avril 1856, pour célébrer l’anniver-saire de l’organe des chartistes, People’s Paper. M. Rubel, Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, t. II, op. cit., p. 100.

  • 32 MAXIMILIEN RUBEL

    à la suite d’une révolution politique préparée, organisée

    et dirigée par une élite de révolutionnaires professionnels

    prétendant agir et penser au nom et au profit de la majo-

    rité des exploités et des aliénés. Constitué en classe et en

    parti dans les conditions de la démocratie bourgeoise, le

    prolétariat se libère lui-même en luttant pour conquérir

    cette démocratie : il fait du suffrage universel, hier encore

    « instrument de duperie », un moyen d’émancipation.

    Une classe qui constitue l’immense majorité d’une société

    moderne ne s’aliène politiquement que pour triompher

    de la politique et ne conquiert le pouvoir d’État que pour

    l’utiliser contre la minorité anciennement dominante. La

    conquête du pouvoir politique est un acte « bourgeois » par

    nature ; il ne se change en action prolétarienne que par la

    finalité révolutionnaire que lui confèrent les auteurs de

    ce bouleversement. Tel est le sens de cette période histo-

    rique que Marx n’a pas craint de dénommer « dictature du

    prolétariat », précisément pour bien marquer la différence

    avec la dictature exercée par une élite, la dictature au sens

    jacobin du terme* . Certes, en s’attribuant le mérite d’avoir

    découvert le secret du développement historique des

    modes de production et de domination, Marx ne pouvait

    imaginer que son enseignement serait usurpé au xxe siècle

    par des révolutionnaires professionnels qui s’arrogeraient

    le droit de personnifier la dictature du prolétariat. En fait, il

    n’envisageait cette forme de transition sociale que pour des

    pays dont le prolétariat aurait su profiter de la période de

    * Voir H. Draper, « Marx and the Dictatorship of the Prolétariat » in Études de marxologie, n° 6, 1962, pp. 5-74.

  • 33MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    démocratie bourgeoise pour créer ses propres institutions

    et se constituer en classe dominante de la société. Compa-

    rée aux siècles de violence et de corruption qu’il a fallu au

    capitalisme pour dominer l’univers, la durée du processus

    de transition devant aboutir à la société anarchiste serait

    d’autant plus courte et connaîtrait d’autant moins de vio-

    lence que l’accumulation du capital et la concentration du

    pouvoir étatique opposeraient un prolétariat de masse à

    une bourgeoisie numériquement faible.

    Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail

    individuel, en propriété capitaliste, il aura naturellement fallu plus

    de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en

    propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur

    un mode de production collectif. Là, il s’agissait de l’expropriation de

    la masse par quelques usurpateurs ; ici, il s’agit de l’expropriation de

    quelques usurpateurs par la masse. (le Capital, I, « Économie », Pléiade I,

    p. 1240.)

    Marx n’a pas élaboré dans tous ses détails une théorie de

    la transition, et l’on constate des différences notables entre

    les diverses ébauches théoriques et pratiques disséminées

    dans son œuvre. Néanmoins, à travers ces affirmations,

    quelquefois contradictoires, un principe de base demeure

    intact et constant, au point de permettre la reconstitution

    cohérente d’une telle théorie. Et c’est peut-être sur ce point

    que le mythe de la fondation du « marxisme » par Marx et

    Engels révèle sa nocivité. Alors que le premier faisait du

    postulat de l’auto-praxis prolétarienne le critère de toute

  • 34 MAXIMILIEN RUBEL

    véritable action de classe et de toute véritable conquête

    politique, le second a fini, surtout après la disparition de

    son ami, par disjoindre les deux éléments de formation du

    mouvement ouvrier, l’action de classe – la Selbsttätigkeit –

    du prolétariat, d’une part, et la politique de parti, d’autre

    part. Marx pensait que, plus que tout acte politique isolé,

    l’auto-éducation communiste et anarchiste était partie

    intégrante de l’activité révolutionnaire des ouvriers : il leur

    incombait de se rendre aptes à la conquête et à l’exercice

    du pouvoir politique comme moyen de résistance contre

    les tentatives de la bourgeoisie pour reconquérir et récu-

    pérer son pouvoir. Le prolétariat doit se constituer en force

    matérielle temporaire pour défendre son droit et son projet

    de transformer la société en créant progressivement la com-

    munauté humaine. En luttant pour s’affirmer comme force

    d’abolition et de création, la classe ouvrière – qui est « de

    tous les instruments de production le plus grand pouvoir

    productif »* – assume le projet dialectique d’une négation

    créatrice ; elle prend le risque de l’aliénation politique en

    vue de rendre la politique anachronique. Semblable projet n’a

    rien de commun ni avec la passion destructrice d’un Bakou-

    nine ni avec l’apocalypse anarchiste d’un Cœurderoy. L’es-

    thétisme révolutionnaire n’avait pas sa place dans ce projet

    politique conçu pour faire triompher la suprématie virtuelle

    des masses opprimées et exploitées. L’Internationale

    ouvrière pouvait, aux yeux de Marx, devenir cette organisa-

    * K. Marx, Misère de la philosophie, Œuvres. Pléiade, t. I, Paris, Gallimard, 1965, p. 135.

  • 35MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    tion de combat combinant la puissance du nombre et l’esprit

    révolutionnaire que l’anarchisme proudhonien concevait

    d’une manière tout autre. En se joignant à l’AIT* , Marx

    n’avait pas abandonné la position prise contre Proudhon

    en 1847, quand il s’agissait de définir un anarchisme anti-

    politique réalisable par un mouvement politique :

    Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne société il y aura une

    nouvelle domination de classe se résumant dans un nouveau pouvoir

    politique ? Non ! […] Dans le cours de son développement, la classe

    laborieuse substituera à l’ancienne société civile une association qui

    exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir

    politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément

    le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile. En attendant,

    l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de

    classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une

    révolution totale. [… ] Ne dites pas que le mouvement social exclut le

    mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne

    soit social en même temps. Ce n’est que dans un ordre des choses où il

    n’y aura plus de classes et d’antagonismes de classes que les évolutions

    sociales cesseront d’être des révolutions politiques.

    (Anti-Proudhon, 1847.)**

    Le propos de Marx est ici d’un réalisme à l’épreuve de

    toute interprétation « idéaliste ». Ce discours au futur, il

    * Association Internationale des Travailleurs, ou « Première Inter- nationale » [NdE]

    ** Ibid., p. 135 sq.

  • 36 MAXIMILIEN RUBEL

    faut évidemment l’entendre comme l’annonce d’un pro-

    jet normatif engageant les travailleurs à se conduire en

    révolutionnaires tout en luttant politiquement. « La classe

    ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien » (lettre à

    J.-B. Schweitzer, 1865). C’est le langage d’un penseur dont

    la dialectique rigoureuse refuse, contrairement à celle

    d’un Proudhon ou d’un Stirner, d’éblouir par le recours

    systématique au paradoxe gratuit et à la violence verbale.

    Et si tout n’est pas et ne peut pas être réglé dans cette dia-

    lectique démonstrative des fins et des moyens, son mérite est

    du moins d’inciter les victimes du travail aliéné à se comprendre

    et à s’éduquer elles-mêmes pour entreprendre ensemble une

    grande œuvre de création collective. En ce sens, l’appel de

    Marx demeure actuel, en dépit du marxisme triomphant et

    en raison de ce triomphe* .

    * Le cadre limité de cet essai ne permettant pas d’étendre notre démons-tration, nous nous bornons à citer trois textes réduisant par avance à néant la légende – bakouninienne et léniniste – d’un Marx « adorateur de l’État » et « apôtre du communisme d’État », ou identifiant la dictature du prolétariat à la dictature d’un parti, voire d’un homme.

    a) « Notes en marge du livre de Bakounine Étatisme et anarchie », Genève, 1873, (en russe). Principaux thèmes : dictature du prolétariat et maintien de la petite propriété paysanne ; conditions économiques et révolution sociale ; disparition de l’État et transformation des fonctions politiques en fonctions administratives des communes coopératives autogérées.

    b) Critique du programme du parti ouvrier allemand (Programme de Gotha), 1875. Principaux thèmes : les deux phases d’évolution de la société communiste fondée sur le mode de production coopérative ; la bourgeoisie, classe révolutionnaire ; action internationale des classes ouvrières ; critique de la « loi d’airain du salaire » ; rôle révolutionnaire des coopératives ouvrières de production ; enseignement primaire libéré de l’influence de la religion et de l’État ; dictature révolutionnaire du prolétariat considérée comme transition politique vers une transformation des fonctions étatiques en fonctions sociales.

    c) Commune paysanne et perspectives révolutionnaires en Russie (réponse à Véra Zassoulitch), 1881. Principaux thèmes : la commune rurale, élément

  • 37MARX THÉORICIEN DE L’ANARCHISME

    Il résulte de ces aperçus que la théorie sociale de Marx

    se présente expressément comme une tentative d’analyse

    objective d’un mouvement historique et non comme un code

    moral ou politique d’une praxis révolutionnaire tendant à

    réaliser un idéal de vie sociale ; comme étude scientifique d’un

    processus de développement englobant choses et individus

    et non comme un recueil de normes à l’usage de partis et

    d’élites aspirant au pouvoir. Toutefois, ce n’est là que l’aspect

    extérieur et avoué de cette théorie qui suit une double

    trajectoire conceptuelle dont l’une possède une orientation

    rigoureusement déterministe et l’autre se dirige librement

    vers l’objectif imaginaire d’une société anarchiste.

    Ce n’est pas dans les temps passés, mais uniquement dans le futur,

    que la Révolution sociale du xixe siècle peut puiser sa poésie. Elle

    ne peut commencer avec elle-même avant de s’être libérée de toute

    superstition à l’égard du passé. (Marx, Dix-huit Brumaire, 1852).

    Le passé, c’est la nécessité irrémédiable, et l’observa-

    teur armé de tous les instruments d’analyse est en mesure

    d’expliquer l’enchaînement des phénomènes aperçus. Mais

    s’il est vain d’espérer l’accomplissement de tous les rêves

    de régénération de la société russe ; ambivalence de la commune et influence du milieu historique ; développement de la commune et crise du capitalisme ; émancipation paysanne et exactions fiscales ; influences négatives et risques de disparition de la commune ; menacée par l’État et le capital, la commune russe ne sera sauvée que par la révolution russe.

    Ces trois documents constituent en quelque sorte la quintessence du livre que Marx pensait écrire sur l’État. Il conviendrait en outre de rappeler ici maint écrit d’Engels sur le thème de l’État, se rattachant directement ou indirectement à la théorie de Marx, sans toutefois qu’il y ait coïncidence absolue entre les deux positions.

  • 38 MAXIMILIEN RUBEL

    que l’humanité, à travers ses prophètes et ses visionnaires,

    a pu nourrir, l’avenir pourrait du moins apporter aux

    hommes la fin des institutions qui ont réduit leur vie à

    un état permanent de servitude dans tous les domaines

    sociaux. Tel est, rapidement esquissé, le lien entre la théorie

    et l’utopie dans l’enseignement de Marx qui s’est formelle-

    ment proclamé « anarchiste » lorsqu’il écrivait :

    Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouve-

    ment prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de

    l’État, qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug

    d’une minorité exploiteuse peu nombreuse, disparaît et les fonctions

    gouvernementales se transforment en de simples fonctions adminis-

    tratives. (les Prétendues Scissions dans l’Internationale, Genève, 1872.)

  • POST-SCRIPTUM

    En cette année du centenaire de la mort de Marx, l’essai

    ci-dessus, publié il y a dix ans, nécessiterait un remanie-

    ment en vue d’en renforcer la thèse centrale : la fondation

    par Marx d’une théorie politique de l’anarchisme* . Si l’on

    fait abstraction de la critique traditionnelle de caractère

    purement phraséologique, dont cette théorie fait l’objet

    de la part d’idéologues anarchistes et libertaires, on doit

    admettre que le véritable débat sur les modes de transition

    des sociétés dominées par le capital et l’État est loin d’être

    commencé. Le plus souvent, le verbalisme tient lieu d’argu-

    ment dans les deux camps, anarchiste et marxiste, sans

    que l’enseignement du principal intéressé soit réellement

    pris en considération. Que la quasi-totalité des résolutions

    « politiques » rédigées par Marx pour les congrès successifs

    de l’Internationale ouvrière aient obtenu l’accord unanime

    des délégués, ce seul fait suffit pourtant pour reconnaître

    l’inanité des critiques soi-disant anti-autoritaires. En réalité,

    les « anti-autoritaires » n’étaient pas moins « marxistes » que

    leurs opposants, puisque, en votant ces résolutions dont ils

    ignoraient probablement l’auteur, ils rendaient hommage

    * Voir L. Janover et M. Rubel, « Matériaux pour un Lexique de Marx. – État. Anarchisme » in Études de marxologie (Cahiers de l’ISMEA), n° 19-20, janvier-février 1978, pp. 11-161.

  • 40 MAXIMILIEN RUBEL

    à l’« autorité » de ce dernier* . Et que dire du vote unanime,

    par l’ensemble des sections de l’AIT, de l’adresse sur la

    Guerre civile en France où le « vrai secret » de la nature de la

    Commune est révélé en ces termes :

    C’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le

    résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des acca-

    pareurs, la forme politique enfin découverte sous laquelle s’accomplira

    l’émancipation économique du Travail.**

    * M. Rubel, « La charte de la Première Internationale » in Marx critique du marxisme, op. cit., pp. 57-80. Le Rapport du Conseil central de l’AIT, rédigé par Marx pour le Congrès de Genève (1866), contient sous la question 4 (« Tra-vail des jeunes personnes et des enfants des deux sexes ») un paragraphe où il est dit entre autres : « La partie la plus éclairée des classes ouvrières comprend pleinement que l’avenir de leur classe, et par conséquent de l’espèce humaine, dépend de la formation de la génération ouvrière qui grandit. Ils comprennent que surtout les enfants et les jeunes personnes doivent être préservés des effets destructeurs du système présent. Cela peut seulement être accompli par la transformation de la raison sociale en force sociale et dans les circonstances présentes nous ne pouvons faire ceci que par des lois générales mises en vigueur par le pouvoir de l’État. En créant de telles lois, les classes ouvrières ne fortifieront pas le pouvoir gouvernemental. De même qu’il y a des lois pour défendre les privilèges de la propriété, pourquoi n’en existerait-il pas pour en empêcher les abus ? Au contraire, ces lois transformeraient le pouvoir dirigé contre elles en leur propre agent. Le prolétariat fera alors par une mesure générale ce qu’il essaierait en vain d’accomplir par une multitude d’efforts individuels. » AIT, Compte rendu du Congrès de Genève, publié dans le Courrier international, Londres, 1867 ; cf. La Première Internationale, sous la direction de J. Freymond, t. I, Genève, 1962, p. 32. En votant « à une grande majorité » ce rapport, les délégués ne se sont sans doute pas aperçus qu’ils adhéraient à la théorie du « communisme d’État » fabriqué plus tard par la propagande obstinée de Bakounine et ses amis.

    ** K. Marx, The Civil War in France, 3e éd., Londres, 1871. MEGA, 1/22,1978, p. 142.

  • 41POST-SCRIPTUM

    Comment ne pas s’étonner d’une phraséologie « anti-

    autoritaire » toujours florissante, lorsqu’on sait que cette

    conception du caractère politique de la Commune fut par-

    tagée sans réserve par les adeptes de Proudhon comme par

    ceux de Bakounine, lequel, peu de temps après, s’est évertué

    à répandre parmi ses compagnons de lutte des libelles où

    Marx est traité de « représentant de la pensée allemande »,

    de « Juif allemand », de « chef des communistes autoritaires

    de l’Allemagne » aux allures de « dictateur-messie », partisan

    fanatique du « pangermanisme »* . Que dire de ces « Pièces

    justificatives » où Marx est décrit d’une part comme un

    « économiste profond… passionnément dévoué à la cause

    du prolétariat », comme « l’initiateur et l’inspirateur prin-

    cipal de la fondation de l’Internationale » et, d’autre part,

    comme un doctrinaire qui « en est arrivé à se considérer très

    sérieusement comme le pape du socialisme, ou plutôt du

    communisme » ? Il est, « par toute sa théorie, un communiste

    autoritaire, voulant comme Mazzini […] l’émancipation

    du prolétariat par la puissance centralisée du prolétariat ».

    Que penser d’un « anarchiste » ou d’un « communiste révo-

    lutionnaire » qui croit et affirme que le juif Marx est entouré

    d’une « foule de petits Juifs », que « tout ce monde juif », « un

    * Nous nous abstenons de produire ici un florilège des propos racistes et germanophobes que la figure de Marx a inspirés à Bakounine. On les trouvera, fidèlement rapportés mais peu commentés, dans les Œuvres complètes, vol. i, Michel Bakounine et l’Italie 1871-1872, 2e partie : La première Internationale en Italie et le conflit avec Marx, Paris, Ivréa, 1973. Le parti pris « anti-autoritaire » de l’éditeur, A. Lehning, ne favorise pas un jugement équilibré et éclairant sur le fond théorique d’un conflit dont l’étude serait à reprendre à zéro, vu le désarroi des porte-parole dans les camps des « marxistes » et des « antimarxistes ».

  • 42 MAXIMILIEN RUBEL

    peuple sangsue », est « intimement organisé […] à travers

    toutes les différences des opinions politiques », qu’il est

    « en grande partie à la disposition de Marx d’un côté, des

    Rothschild de l’autre »* ? Comment prendre au sérieux

    un « anarchisme » qui, « anti-autoritaire » par essence et

    proclamation, attribue au même Marx le glorieux mérite

    d’avoir rédigé « les considérants si beaux et si profonds des

    statuts », et d’avoir « donné corps aux aspirations instinc-

    tives, unanimes, du prolétariat de presque tous les pays de

    l’Europe, en concevant l’idée et en proposant l’institution

    de l’Internationale, dans les années 1863-1864 », tout en

    oubliant ou feignant d’oublier que la charte de l’Internatio-

    nale fut d’emblée un document politique, un manifeste qui

    confère à la lutte politique de la classe des producteurs le

    caractère d’un impératif catégorique, condition absolue et

    moyen indubitable de l’émancipation humaine** ?

    Ce n’est pas Marx, c’est Bakounine qui pratiquait le

    principe de la libération de « haut en bas », prônant la

    constitution d’une autorité centralisée et secrète, d’une

    élite ayant pour mission d’exercer une « dictature collective

    * Bakounine, « Rapports personnels avec Marx », Pièces justificatives n° 2, op. cit. pp. 124 sq. « Cela peut paraître étrange. […] Ah ! c’est que le com-munisme de Marx veut la puissante centralisation de l’État, et là où il y a centralisation de l’État, il doit y avoir nécessairement une Banque centrale de l’État, et là où une pareille Banque existe, la nature parasite des Juifs, spéculant sur le travail du peuple, trouvera toujours moyen d’exister… » (ibid., p. 125).

    ** Voir la « Lettre aux internationaux de la Romagne », datée du 23 janvier 1872, Œuvres complètes, vol. i, op. cit., pp. 207-228. Bakounine y fait son mea culpa pour avoir contribué à l’élargissement des pouvoirs du Conseil général de l’AIT lors du Congrès de Bâle (1869) et renforcé de la sorte l’autorité de la « secte marxienne ».

  • 43POST-SCRIPTUM

    et invisible » afin de faire triompher « la révolution bien

    dirigée »* . Confiant dans le mouvement réel des ouvriers,

    Marx soulignait l’importance des syndicats, des coopé-

    ratives et des partis politiques en tant que créations « de

    bas en haut », pendant que Bakounine, tout en retraçant

    magistralement la carrière de Mazzini, héros des expédi-

    tions en marge de la vie réelle des masses, dessinait pour les

    révolutionnaires italiens, appelés à organiser « une grande

    révolution populaire », un plan d’action en vue de soulever,

    de révolutionner les paysans « nécessairement » fédéralistes

    et socialistes. Le programme prévoyait la formation d’un

    « parti actif et puissant » qui ne devait être en réalité qu’une

    avant-garde marchant « parallèlement » aux mazziniens,

    mais en se gardant de s’allier avec eux, en veillant à ce

    qu’ils ne pénètrent pas dans ce nouveau parti, etc. Ce n’est

    pas Marx qui, face aux persécutions gouvernementales et

    policières dont l’Internationale était la victime, dans tous

    les pays du continent européen, conseillait la création, « au

    milieu des sections », des « nuclei » composés des membres

    les plus sûrs, les plus dévoués, les plus intelligents et les

    plus énergiques, en un mot « des plus intimes », avec la

    « double mission » de former « l’âme inspiratrice et vivi-

    fiante de cet immense corps qu’on appelle l’Association

    Internationale des Travailleurs en Italie comme ailleurs

    […]. Ils formeront le pont nécessaire entre la propagande

    * « Bakounine à Albert Richard », 1er avril 1870, Œuvres complètes, vol. i, op. cit., p. XXXVI sq. A. Lehning résume dans son introduction les activités de Bakounine tendant à « donner aux masses une direction vraiment révolution-naire » en multipliant les organisations secrètes.

  • 44 MAXIMILIEN RUBEL

    des théories socialistes et la pratique révolutionnaire ».

    Ce n’est pas Marx qui recommandait aux Italiens ainsi

    recrutés de former une « alliance secrète » qui « n’accepterait

    dans son sein qu’un très petit nombre d’individus, les plus

    sûrs, les plus dévoués, les plus intelligents, les meilleurs,

    car dans ces sortes d’organisations, ce n’est pas la quantité,

    c’est la qualité qu’il faut chercher » ; il ne fallait pas imiter

    les mazziniens et « recruter des soldats pour former des

    petites armées secrètes, capables de tenter des coups par

    surprise », car pour la révolution populaire, l’armée, c’est

    le peuple. Ce n’est pas Marx qui suggérait de former des

    « états-majors », un « réseau bien organisé et bien inspiré des

    chefs du mouvement populaire », une organisation pour

    laquelle « il n’est nullement nécessaire d’avoir une grande

    quantité d’individus initiés dans l’organisation secrète »* .

    Imagine-t-on l’homme, dénoncé comme la personnifi-

    cation du « communisme autoritaire », apostropher de cette

    manière un réseau secret de compagnons ou employer ses

    talents d’homme de science et de militant pour « convertir

    l’Internationale en une sorte d’État, bien réglementé, bien

    discipliné, obéissant à un gouvernement unitaire et dont

    tous les pouvoirs seraient concentrés entre les mains de

    Marx »** ?

    * « Lettre à Celso Ceretti ». 13-27 mars 1872. Œuvres complètes, vol. i, op. cit., p. 251 sq.

    ** « Lettre aux internationaux de la Romagne », Œuvres complètes, vol. i, op. cit., p. 220. Avant de forger l’expression « marxistes » pour désigner les amis de Marx. Bakounine parlait de « marxiens » et du « nucleo marxien ».

  • 45POST-SCRIPTUM

    Comment expliquer le fait que, pour justifier leur dogme

    « anti-autoritaire », les soi-disant anarchistes n’ont d’autre

    recours que l’invocation sans cesse répétée de quelques

    passages du Manifeste communiste ou la citation d’extraits

    de lettres privées, ainsi que, naturellement, le rappel

    des manœuvres douteuses et diplomatiques de Marx et

    d’Engels pour faire exclure Bakounine et ses fidèles de

    l’Internationale ? Alors qu’il est facile de composer une

    anthologie d’écrits jacobins et blanquistes-babouvistes à

    partir de l’œuvre de Bakounine, pareille gageure se révèle

    impossible en tant que démonstration du « communisme

    d’État » prétendument prôné par Marx.

    La carrière de Marx s’inscrit d’un bout à l’autre dans un

    processus de militantisme contre l’autorité. L’État et l’Église

    de Prusse furent le premier obstacle que le « docteur en

    philosophie » eut à affronter, pour pouvoir exercer la pro-

    fession d’enseignant universitaire : ce fut le premier échec

    et aussi la première impulsion au combat contre l’autorité

    politique. Désormais, la vie de Marx se confond avec un

    combat politique mené dans tous les lieux d’exil comme

    dans le pays natal où il put retourner en 1848, non comme

    citoyen allemand mais comme apatride. À l’exception de

    l’Angleterre, lieu de liberté relative, les pays où Marx a

    séjourné ont mis la police à ses trousses. Jouissant du droit

    de libre expression en Grande-Bretagne, il ne s’est pas

    abstenu de pratiquer un journalisme « anti-autoritaire » et

    de chercher des contacts dans le milieu du chartisme alors

    sans grandes perspectives politiques. À Cologne, à Paris, à

    Bruxelles et à Londres, il a milité selon ses convictions socio-

  • 46 MAXIMILIEN RUBEL

    politiques, non en aventurier fomentant des conspirations

    de nul effet contre l’ordre établi, mais à visage découvert,

    là où les libertés bourgeoises étaient assurées, et dans la

    clandestinité quand la bourgeoisie devait encore lutter

    contre les vestiges de l’absolutisme féodal. Bref, son combat

    était toujours dirigé contre les régimes réactionnaires, donc

    autoritaires.

    Un ensemble de principes ne mérite de s’appeler

    « théorie » que s’il développe des thèses empiriquement

    vérifiables et détermine les normes de réalisation ration-

    nellement concevables. La théorie marxienne de l’anar-

    chisme réunit ces deux caractéristiques ; elle analyse les

    phénomènes socio-historiques dans leur déroulement fixé

    par des témoignages vérifiés et vérifiables d’une part, et for-

    mule des pronostics relativement crédibles en fonction de

    comportements humains, de tendances transformatrices

    de la réalité sociale, d’autre part. Analytique et normative,

    cette théorie ne peut égaler l’exactitude des sciences dites

    naturelles, même si l’épistémologie moderne remet en

    question les présupposés déterministes des sciences dites

    exactes, assurant en quelque sorte le triomphe posthume de

    ce principe du « hasard », clef de l’atomisme épicurien (qui

    fut le sujet de thèse de l’étudiant Marx, candidat au doctorat

    en philosophie). Par opposition à la plupart des penseurs se

    réclamant de l’anarchisme ou d’un individualisme nihiliste

    (Max Stirner !), mais peu soucieux des moyens pratiques

    susceptibles de conduire à des formes de communauté

    libérées des institutions de classe favorisant l’exploitation

    et la domination de l’homme par l’homme, Marx a cherché

  • 47POST-SCRIPTUM

    à connaître les modes de transformation révolutionnaire

    des sociétés dans le passé, afin de déduire de ces expé-

    riences historiques des enseignements généraux. Lorsqu’il

    prétendait avoir assigné à ses recherches l’objectif ambi-

    tieux de « révéler la loi économique du mouvement de la

    société moderne », il avait déjà derrière lui près de trois

    décennies d’études dans plusieurs domaines du savoir. Ce

    n’est donc pas en spécialiste de l’économie politique qu’il

    se posait pour prétendre rivaliser avec Adam Smith ou

    David Ricardo et leurs épigones. L’originalité de sa méthode

    devait s’exercer dans l’observation des rapports humains

    qui sous-tendent les phénomènes dits économiques, tant

    dans leur expression théorique que dans leur manifestation

    pratique. Séparer le critique de l’économie politique et le

    théoricien de la politique révolutionnaire, c’est se fermer

    à la compréhension du sens profond de son œuvre, mais

    c’est aussi méconnaître l’influence forcément négative

    des circonstances « bourgeoises », plus exactement : de la

    « misère bourgeoise » qui a marqué toute sa carrière de

    paria intellectuel.

    Nous disposons de nombreux indices qui permettent

    d’affirmer que le Livre de l’État prévu dans le plan de

    l’« Économie » défini par Marx dans l’Avant-propos de la

    Critique de l’économie politique (1859) devait exposer une

    Théorie de l’Anarchisme. Lorsque, pour commémorer le

    centenaire de la mort de Marx, un chroniqueur regrette que

    l’économiste l’ait emporté sur le théoricien du politique, il

    semble se fonder sur ce plan qu’il n’a pas été donné à Marx

  • 48 MAXIMILIEN RUBEL

    de mettre à exécution* . Or, l’auteur de la Critique prétend

    disposer des « matériaux » destinés aux cinq « rubriques »

    ou « Livres » ; il parle même de « monographies » suscep-

    tibles de se changer, les circonstances aidant, en écrits

    élaborés conformément au schéma des deux triades où l’on

    devine facilement le rapport à la méthode dialectique d’un

    Hegel préalablement « redressé »** . Le halo de légende qui

    entoure l’œuvre de Marx a fini par atteindre un degré de

    mystification jamais atteint jusqu’ici, et l’on est bien obligé

    d’admettre que « libertaires » et « anti-autoritaires » y ont

    contribué pour une part non négligeable, se faisant ainsi les

    complices, souvent involontaires, des idéologues libéraux

    et démocrates enrôlés au service des intérêts du capitalisme

    vrai contre le faux socialisme peint sous les couleurs du

    dém