l_oeuvre d_art à l_époque de sa reproductibilité technique

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  • Prsentation

    Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique, par Walter BenjaminTraduit de lallemand par Frdric JolyPrface dAntoine de BaecqueTraduction inditeditions Payot Penser, cest ressentir. Et cest une exprience intime, intuitive, des sens et des formes, de lespace et du monde que nous invite WalterBenjamin dans cet essai de 1939 qui reste son texte le plus populaire. Le philosophe y montre comment linvention de la photographie etsurtout celle du cinma, en rendant possible la reproduction massive des uvres dart, ont prcipit le dclin de laura , formule dsormaisclbre pour un concept devenu central dans lhistoire de lart et la philosophie esthtique, laura dune uvre tant leffet de sa prsenceunique, lie un lieu prcis et inscrite dans lhistoire. travers cette crise esthtique, cest de notre socit quil nous parle, une socit ochacun a le droit dtre un hros et de peser sur la vie de la cit, mais une socit qui doit aussi rinventer lespace intime, le rapport au passet au futur et mme lauthenticit.

  • Walter Benjamin

    Luvre dart lpoque de

    sa reproductibilittechnique

    Traduction indite de lallemandpar Frdric Joly

    Prface de Antoine de Baecque

    Petite Bibliothque Payot

  • DITIONS PAYOT & RIVAGES106 boulevard Saint-germain

    75006 Pariswww.payot-rivages.fr

    Couverture : Anne-Laure BaudrillartIllustration : www.annelaurebaudrillart.com

    TITRE ORIGINAL :Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (1939)

    2013, ditions Payot & Rivages,pour la prface et la prsente traduction franaise

    ISBN : 978-2-228-90971-6

    Cette uvre est protge par le droit d'auteur et strictement rserve l'usage priv du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, titregracieux ou onreux, de tout ou partie de cette uvre, est strictement interdite et constitue une contrefaon prvue par les articles L 335-2 et suivants duCode de la Proprit Intellectuelle. L'diteur se rserve le droit de poursuivre toute atteinte ses droits de proprit intellectuelle devant les juridictionsciviles ou pnales.

  • Prface

    Lart des ravages

    par Antoine de Baecque

    Le film soffre comme un vivier aux pcheurs du pass de lavenir.

    Chris MARKER, propos du Joli Mai (1962)

    On trouve dans ce texte fameux de Walter Benjamin1, cette dfinition du concept daura, devenucentral dans lhistoire de lart et la philosophie de lesthtique : Nous dfinissons [laura] commelapparition unique dun lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un calme aprs-midi dt, unechane montagneuse lhorizon, ou une branche projetant son ombre sur celui qui se repose celasignifie respirer laura de ces montagnes, de cette branche2. On saisit l le trembl de la pensebenjaminienne, qui sapparente un vibrato potique, un art de la mtaphore, une exprience intimedes sens et des formes, un ressenti de lespace du monde. Le bien-tre dun homme se reposant dunemarche en montagne, la sieste dans la nature auprs dun ami ou dun tre cher, la dialectique du procheet du lointain, la rsurgence prcise du souvenir, lunicit dexception de la chose vcue et surtout lanettet littraire du rendu de la vie, tout cela fait de Benjamin un penseur crivain dune irrductibleoriginalit. Dune audace, galement, qui na que peu dquivalent : qui dautre saurait, oserait cerner lemotif central dune pense laide des mots concrets de la nature, dune mtaphore si traversire, dunjournal intime de petits actes vrais ? Comme il le dit lui-mme, Benjamin cherche respirer luvredart, connatre avec ses sens, crire, mme sur les concepts les plus abstraits, laide de sesmotions.

    La bataille du tlescopeLuvre dart lpoque de sa reproductibilit technique est un texte problmatique.

    lautomne 1935, Walter Benjamin vit et travaille Paris. Il tente de faire avancer ce quil considrecomme son grand-uvre, Le Livre des passages, matrice efflorescente de la plupart des textes crits dansles cinq dernires annes de son existence. En mme temps, il fait figure de correspondant parisien delInstitut pour la recherche sociale, dirig New York par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, sescadets, et de leur revue, Zeitschrift fr Sozialforschung, dont il existe une dition franaise. Entre ces

  • passages et ces commanditaires sourcilleux, prend place lhistoire de lcriture et des rcritures3 deLuvre dart.

    Tout part des passages parisiens et dun obstacle que rencontre Benjamin : comment dfinir enprofondeur cet art urbain moderne si typique de la capitale franaise dans les deuxime et troisime tiersd u XIXe sicle ? Cette esthtique matrialiste est gouverne par la reproduction mcanique, la reproductibilit technique . claircir cette notion est une condition sine qua non la poursuite dutravail, telle une mise au point, au sens optique du terme : considrer nouveau frais la reproductibilittechnique ouvrira Benjamin une plus juste vision historique de la culture parisienne du XIXe sicle. Il lesignale explicitement dans une lettre un ami date doctobre 1935, alors quil se met lcriture deLuvre dart dabord sous forme de notes, qui vont devenir un texte en quinze points, un avant-proposet un pilogue , usant dune de ces mtaphores si caractristiques de son style : Je mefforce de dirigermon tlescope par-del la brume ensanglante du dix-neuvime, que je mefforce de dpeindre selon lestraits quil rvlera dans un monde futur, libr de la magie. Je vais videmment commencer parconstruire moi-mme ce tlescope et, la tche, jai le premier trouv quelques propositionsfondamentales de lesthtique matrialiste. Je suis juste en train de les crire en un court critprogrammatique4.

    Le tlescope conu par Benjamin possde un double usage : il lui permet, peu de distance, dcrireun premier texte, Petite histoire de la photographie5, puis un second, Luvre dart lpoque de sareproductibilit technique. Mais cet instrument, la fin de lanne 1935, nest pas du got de sesprotecteurs, qui lui font quelques reproches vhments, ainsi quun professeur le ferait son lve doumais gaffeur, inspir mais ruant dans les brancards. En janvier et fvrier 1936, Horkheimer est depassage Paris. Il prend connaissance du texte ; sensuivent quelques conversations serres, puis, deretour New York, des lettres dune redoutable franchise, crites par Adorno ou par lui uncorrespondant parisien qui cherche publier son essai, en allemand et en franais, dans la Zeitschrift frSozialforschung. Ce qui embarrasse les New-Yorkais de lcole de Francfort, ce sont des expressionspolitiques trop explicites, tout ce qui pourrait tre compris comme une profession de foi politique : ilsexigent les remplacements des mots ractionnaires par conservateurs , fascisme par tattotalitaire , guerre imprialiste par guerre moderne , communisme par les forcesconstructives de lhumanit 6. Benjamin sexcute. Il lcrit Horkheimer : Jai revu [] lesformulations politiques que vous maviez indiques et jai modifi certains endroits la terminologie ; dautres, particulirement la fin du premier chapitre, jai modifi le texte mme, parfois aussi ray unephrase. lexception du dernier dont nous avions parl, la notion de fascisme ne sy trouve tout au plusque dans deux ou trois passages7.

    Do les multiples versions de Luvre dart. Il en existe quatre. La premire, rdige entre octobreet novembre 1935. La seconde, en fvrier-mars 1936, aprs discussions et changes avec Adorno etHorkheimer, en vue de sa publication dans la Zeitschrift fr Sozialforschung, qui naura lieu que defaon posthume en 1955. Une troisime est rdige directement en franais pour ldition hexagonale duJournal pour la recherche sociale , avec laide de Pierre Klossowski, sous la supervision de RaymondAron, alors directeur du bureau parisien de lInstitut pour la recherche sociale, et du secrtaire deHorkheimer Paris, M. Brill, qui manie les ciseaux dAnasthasie avec un zle certain. Acheve enmars 1936, cette version est conteste par Benjamin (et par Aron), non publie dans limmdiat, et neparatra que cinquante-cinq ans plus tard, en 1991, dans les crits franais. Enfin, une quatrime versiondate de 1939, remise plat, repense, rcrite une fois passs et oublis pas tout fait cependant lesconseils, les discussions, les polmiques, les coupes et rcritures des six mois pnibles allantdoctobre 1935 mars 1936. Cest gnralement cette dernire version qui sert de support auxpublications et aux traductions les plus rcentes, notamment celle que propose ici Frdric Joly.

  • Laura lpreuveCependant, les rticences formules ds 1936 ne sont pas uniquement lies la terminologie

    politique un peu crue employe par Benjamin, on sen doute. Il existe un problme de fond rsultant dunregard sur lhistoire de luvre dart, et plus particulirement concernant son orientation. Car le jeunephilosophe de quarante-trois ans ne braque pas son tlescope vers le futur en se positionnant depuis unpassage parisien des annes 1840. En un mot, son texte nest pas le mode demploi technophile etprogressiste dun perfectionnement de luvre grce aux outils de la reproduction moderne quipermettraient une large diffusion, voire une dmocratisation de laccs lart. Il ne vise pas plus larestauration nostalgique dun tat perdu de luvre. Il sagit bien davantage dun regard au prsent maismlancolique sur ce que la technique fait disparatre jamais : comment lart est entr en crise par lareproductibilit de luvre. La mlancolie sourd des lignes controverses de Luvre dart , mais lonverra pourtant que ce regard dsol sait tre crateur.

    Ce qui sen va, ce qui disparat, quand une machine reproduit une uvre dart, est prcisment sonaura. L rside le problme. On sait Benjamin proche ami de Brecht8 et Luvre dart a sans doute tcrit sous cette influence dterminante, ce qui explique aussi, et profondment, le scepticisme dAdornoet Horkheimer, adversaires du dramaturge, qui ont cherch dbrechtiser le texte de Benjamin. Or,Bertolt Brecht, la lecture de Luvre dart , est furieux, comme lindique une note de son Journal detravail de 1938 : [Benjamin] part de quelque chose quil appelle laura. [] Celle-ci tendrait dprirdepuis peu, conjointement avec le sacr. Benjamin a fait cette dcouverte en analysant le cinma, olaura svanouit cause de la reproductibilit des uvres. Pure mystique ! Malgr la postureantimystique. Cest donc ainsi quon adapte la conception matrialiste de lhistoire ! Il y a plutt de quoiseffrayer9. Pour Brecht, Benjamin verse dans le camp conservateur par pur idalisme, accroch auconcept mlancolique de laura qui le conduirait regarder vers le pass et rattacher luvre dart ses origines cultuelles.

    Pourtant, l o Brecht, mais aussi Adorno, considrent laura comme un motif de dploration,Benjamin y associe une tout autre valeur. Elle est moins dgradation, perte, dprdation, que rupture,crise, catastrophe : il ny a pas de jugement moral ou esthtique dans Luvre dart, seulement le constatdes diffrents tats historiques du statut de luvre lart. Benjamin ne fait que citer un discours dedploration, datant du milieu du XIXe sicle lui-mme, quil ne partage ni ne juge. Il a lu Baudelairelanant au salon de 1859 : Dans ces jours dplorables, une industrie nouvelle se produisit, plutt sereproduisit, qui ne contribua pas peu confirmer la sottise dans sa foi, ruiner ce qui pouvait rester dedivin dans lesprit franais10. Il connat cette sentence de Wallace Stevens : La plupart des appareilsmodernes destins reproduire la vie, appareil photo compris, ne font en ralit que la rpudier. Nousgobons le mal ; le bien nous reste en travers de la gorge11. Dans cette mme perspective, il accueilledans la lettre de son essai les mots accusateurs de Georges Duhamel, cinphobe et contempteur duseptime art : Ce quil reproche avant tout au cinma, crit Benjamin propos de Duhamel, cest lemode de participation quil suscite chez les masses. Il prsente le cinma comme un divertissementdilotes, un passe-temps dillettrs, de cratures misrables, ahuries par leur besogne et leurs soucis [].Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les ides, [] nveille aufond des curs aucune lumire, nexcite aucune esprance, sinon celle, ridicule, dtre un jour star Los Angeles12.

    Walter Benjamin dcrit le tournant historique que reprsente le dclin de laura, passage dune re deluvre dart une autre, comme un dpouillement. Luvre se dfait de son aura, ce qui est aussi uneforme de libration, au sens de linterprtation marxiste, selon laquelle le capitalisme industriel dpouillelart de son romantisme, de sa sacralit, pour le faire apparatre en sa vrit rifie : une chose, unproduit, un objet. La gnralisation de la reproduction en art en loccurrence la photographie puis le

  • cinma substitue lunicit de luvre une appropriation par les masses aux fins dun usage de vision,voire de consommation, immdiat. Cependant, crit Benjamin, il manque une chose la reproduction laplus parfaite : lici et maintenant de luvre dart le caractre absolument unique de son existence, aulieu mme o elle se trouve. Un peu plus loin, il ajoute : Lici-et-maintenant de loriginal dcide deson authenticit. Puis : Le domaine entier de lauthenticit se drobe la reproductibilit technique.

    Les quatre ges de lartAyant ainsi dfini laura comme lunicit dune uvre dans son espace-temps, le texte dcline quatre

    ges de lart, considrs chacun en regard de son rapport laura. Pour Benjamin, lart des origines, auservice de pratiques magiques collectives, est avant tout cultuel. Ce que produisent les hommes de lapremire histoire est consacr prendre place au sein dun rituel protecteur, visant leur accorder laclmence de la nature ou des forces divines. Cest ce rituel, et le caractre inapprochable de luvredart sacre, qui fondent laura cultuelle : un interdit (du toucher, parfois mme du regard carlexistence de ces images a plus dimportance que le fait quelles sont vues) dfinit alors le rapport luvre dans sa perspective auratique Llan que lhomme de lge de pierre reprsente sur lesparois de sa grotte est un instrument magique , rappelle Benjamin.

    Lart de la deuxime poque est musal, dfini par sa valeur dexposition . mesure que lespratiques artistiques saffranchissent du culte, durant ce long processus de scularisation du regarddbutant avec la Renaissance italienne, les uvres deviennent exposables. On les montre, hors desenceintes sacres, afin daiguiser et dexciter un got esthtique, un jugement de valeur, une comparaisonentre artistes, styles, poques. Mais luvre ainsi expose, en particulier dans les muses, garde intacteson aura : elle conserve une prsence unique et non reproductible dont lautorit plonge celui qui lui faitface dans la contemplation purement esthtique. Le muse dplace laura de luvre : son spectateur nela regarde plus comme un objet cultuel, ni mme tel le symbole dun pouvoir ecclsiastique, princier oumonarchique, mais comme un absolu du beau, une unit idale. Luvre expose devient belle : sasacralit sesthtise. Il ne sagit pas dune mtamorphose complte mais dun glissement du sacr depuisle culte vers lesthtique.

    La troisime forme dart est celle de la reproduction mcanique et massive : le cinma en estlemblme et lagent, fond sur un double phnomne de reproduction, lenregistrement mcanique de laralit puis la fabrication en srie de copies. Walter Benjamin, semblable un Siegfried Kracauer, dixans avant Andr Bazin, invite prendre au srieux les consquences de lapparition dune technique dereproduction exacte et surtout mcanique de la ralit, qui change le concept mme de lart. Autrementdit, ce nest plus le rituel sacr qui dtermine la valeur de luvre dart, ni sa beaut, mais son rapport la ralit : sa vrit. Toute une srie de consquences en dcoulent, notamment sur le jeu des acteursconfronts cette liquidation de lunicit de leur performance, et sur la nature contradictoire du cinmaqui ne peut saffirmer comme art que dans le contraste avec sa nature mcanique profonde. Sa natureillusoire est une nature au second degr , crit Benjamin propos du cinma : elle est le fruit dumontage, du choix de langle de prise de vue, des gros plans, des ralentis, des surimpressions, tout ce quioffre une forme au septime art, mais perturbe sa mcanique purement reproductrice du rel. Benjaminattire galement lattention sur lautre procs de reproduction : la diffusion massive des images et laconstitution dun public de masse. Le cinma, selon Luvre dart , ouvre aux spectateurs commecommunaut donc la masse un champ daction insouponn. Il permet une rception collective etsimultane, inaccessible ou difficilement accessible aux autres mdiums de reprsentation. La pensedu cinma de Benjamin13 nest donc pas rductible une pure pense de la technique, car cest le publicqui en est la pierre de touche : lappareil de cinma est destin doter le public dune nouvelleperception de la ralit. Comme le sport, le cinma convertit les spectateurs en experts de la ralit.

  • Par consquent, le cinma devient le lieu privilgi o les masses forment leur conscience politique,puisque, en devenant expert en ralit, le public peut se permettre de changer cette ralit (ou de croirequil peut le faire). Do lespoir plac par Walter Benjamin dans la signification politique du cinma, safoi dans la constitution dune communaut spectatrice mancipe. Le quatrime ge de luvre dart estdonc politique. Ds lors que le critre dauthenticit est liquid par la reproductibilit technique, et diludans la masse, toute la fonction de lart se trouve bouleverse. Elle se fonde dsormais, reprendBenjamin, sur une autre forme de pratique : la politique. la foi des croyants, au jugement de got desesthtes, qui vnraient tout deux laura de luvre, cultuelle ou artistique, succdent le regard et laconversation du public massif des salles obscures, un regard combattant et une conversation qui donnecorps lopinion publique.

    Le cinma, art apocalyptiqueLe cinma est lart qui fait des ravages dans lhistoire. Il dtruit, liquide, emporte, renouvelle, tout

    la fois agent destructeur et salvateur. Il est lart de la crise, celui qui provoque la catastrophe : au rythmede ses images galopent les cavaliers de lapocalypse. Dans Luvre dart sopre la liquidation delaura , selon le terme mme employ par Benjamin. Le film provoque une crise de lart en rompant lesliens traditionnels que luvre entretient, dune part, avec la reprsentation du monde et le public, dautrepart, avec luvre elle-mme. Toute la modernit artistique, selon Benjamin, tient dans cette relecture dela catastrophe cinmatographique : luvre ne peut se perptuer quen sacrifiant son aura traditionnelle.

    Le penseur se dclare prt payer ce prix. Dabord, car toute restauration de lunicit de laura luiparat artificielle ; de plus, le nouvel art oprant cette liquidation lui semble le seul pouvoir,techniquement, formellement et politiquement, coller la ralit du monde contemporain tel quil est entrain de muer. Benjamin insiste sur ces capacits techniques de la camra et en relve les consquencessur la perception de la ralit : Avec le gros plan, lespace se dilate ; avec le ralenti, cest aumouvement de se diffracter son tour. [] Il est ainsi bien clair que la nature qui parle la camra nestpas celle qui parle lil. Nature autre avant tout parce qu un espace tiss par la conscience delhomme se substitue un espace entrelac dinconscient. [] Cest ici quintervient la camra, avec sesressources propres, ses plonges et contre-plonges, ses coupes et plans de dtail, ses ralentissements etses acclrations de laction, ses agrandissements et ses rductions. travers elle, pour la premire fois,nous faisons lexprience de linconscient optique, comme nous faisons lexprience, travers lapsychanalyse, de linconscient pulsionnel. [] Le film est la forme dart qui correspond la vie de plusen plus dangereuse laquelle doit faire face lhomme aujourdhui. Le cinma entrine, par sa techniqueet sa forme, les modifications profondes de la perception. Ainsi, il nest pas seulement le mieux mmedenregistrer la nouvelle ralit, il possde les capacits den cerner les dangers, la vitesse,llargissement ou le rtrcissement, aussi bien limaginaire collectif que linconscient visuel. Cest parl que le cinma se projette dans la pense future : il filme au prsent la crise du pass aussi bien quelinconscient visuel de demain.

    Benjamin, cependant, nest ni passiste ni futuriste. Sa lucidit est fonde sur le sens du prsent : sontexte dessine la catastrophe hic et nunc, puisque la destruction de laura engendre dans linstant mmedes formes modernes. Cette position est dabord historique. Walter Benjamin, dans le cru de sonexistence, est pris entre deux apocalypses, pleinement intgres dans son texte : la Grande Guerre commemodle dvoy de la reproductibilit technique cest la mort quelle a fabrique en masse ; lefascisme comme esthtisation dvoye de la politique Tous les efforts pour esthtiser la politiqueculminent en un seul point. Ce point est la guerre , lance-t-il dans Luvre dart. Entre ces deuxcueils, le chemin est troit : la catastrophe mme y conduit, sans scurit ni assurance.

    Mais quest-ce quune catastrophe benjaminienne ? Il faut fonder le concept de progrs sur lide

  • de catastrophe. Que les choses continuent aller ainsi, voil la catastrophe , rpond-il dans un textede 193814. Ailleurs, il indique, sous le sceau du mystre, cette voie troite qui nest ni restauration de latradition, ni clbration du patrimoine, ni certitude aveugle place dans le progrs : sont sauves lesuvres lorsquon met en vidence chez [elles] la flure15 .

    Cette flure , ce qui est dessin dans le prsent comme un regard orient la fois vers le pass etvers le futur ce qui diverge dans lhistoire , seul le cinma lenregistre et la met en forme. Car il estlart apocalyptique par excellence, celui qui dtruit le pass en liquidant la tradition artistique et, dans lemme temps, sauve lhistoire parce quil la projette immdiatement dans le futur. Ce que WalterBenjamin exprime dans Sur le concept dhistoire en lanant sa cinquime thse par la formule suivante,dune terrible fulgurance : La vritable image du pass se faufile devant nous16. La prsence toute-puissante de limage cinmatographique lui permet dhistoriciser la ralit en la saisissant mme lemonde : il est lart qui dtruit lart, capte linstant de lhistoire, et sauve cette dernire en la prservantpour le futur par la technique, par la reproduction, en la donnant massivement voir par lareproductibilit. Le cinma arrache une poque dtermine au cours homogne de lhistoire. Il russitainsi recueillir et conserver dans limage luvre dune poque, et dans lpoque le cours entier delhistoire travers tous ses temps. Chez Benjamin, le cinma a acquis le pouvoir dtre le marqueur destemps historiques. Voir la catastrophe, tel est, dans lil de Walter Benjamin, le dfi visionnaire que seulle cinma peut relever. Il filme lhistoire qui prend feu, se dfait et se refait.

    Antoine de BAECQUE17

    1. Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique est sans doute lessai de Benjamin qui a bnfici des plus nombreuses ditions et des plus largescommentaires.

    2. Toutes les citations, sauf indication en note, sont tires de la nouvelle traduction propose ici par Frdric Joly.

    3. Pour davantage de dtails, voir les travaux philosophiques de Bruno Tackels, qui a soutenu une thse sur Benjamin, la question de laura et Luvre dart en 1994 Strasbourg, sous la direction de Philippe Lacoue-Labarthe, puis a publi chez LHarmattan (Paris, 1999) Luvre dart lpoque de Walter Benjamin. Histoire daura, avantde reprendre et dvelopper cette approche dans Walter Benjamin. Une vie dans les textes. Essai biographique, Arles, Actes Sud, 2009, p. 481-498 et p. 739-788. On lira enoutre, de Rainer Rochlitz, qui a supervis et prsent ldition des uvres de Walter Benjamin en trois volumes dans la collection Folio chez Gallimard (Paris, 2000) : LeDsenchantement de lart. La philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 174-209. Voir galement ldition de Luvre dart lpoque de sa reproductibilittechnique ralise par Lambert Dousson, Paris, Gallimard, coll. Folio plus philosophie , 2008.

    4. Walter Benjamin, Correspondance. II : 1929-1940, traduit par Guy Petitdemange, Paris, Aubier Montaigne, 1979, p. 195.

    5. On trouve dans la Petite histoire de la photographie des formulations trs proches de celles de Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique : Quest-ceproprement que laura ? , se demande ainsi Benjamin qui avance les mots repris littralement dans le second essai : Une trame singulire despace et de temps : uniqueapparition dun lointain, si proche soit-il.

    6. Lettre de Max Horkheimer Walter Benjamin, 18 mars 1936, in Walter Benjamin, crits franais, Paris, Gallimard, 1991, p. 132.

    7. Lettre de Walter Benjamin Max Horkheimer, 27 fvrier 1936, ibid., p. 128.

    8. Voir Bruno Tackels, Walter Benjamin, op. cit., p. 433-444.

    9. Bertolt Brecht, Journal de travail, 1938-1955, traduit par Philippe Ivernel, Paris, LArche, 1976, p. 15.

    10. Charles Baudelaire, Salon de 1859, Paris, Honor Champion, 2006, p. 288.

    11. Wallace Stevens, cit par Susan Sontag, Sur la photographie, traduit par Philippe Blanchard, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 236.

    12. Georges Duhamel, Scnes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930, p. 74-75.

    13. Sur Walter Benjamin et le cinma, on peut se reporter Pierre-Damien Huyghe, Lexprience, le film , Tradition, transmission, enseignement. Une relecture de lamodernit par Walter Benjamin , Strasbourg, Publications de lcole des arts dcoratifs de Strasbourg, 1997, p. 71-83 ; Maria Muhle, Benjamin, Walter , in Antoine deBaecque, Philippe Chevallier (dir.), Dictionnaire de la pense du cinma, Paris, PUF, 2012 ; ainsi que le livre important dirig par Andrea Pinotti et Antonio Somaini, WalterBenjamin, Aura e choc. Saggi sulla teoria dei media, Einaudi, Torino, 2012.

    14. Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un pote lyrique lapoge du capitalisme, traduit et prfac par Jean-Lacoste, Paris, Payot, coll. Petite BibliothquePayot 1982, p. 242.

    15. Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe sicle. Le Livre des passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 490-491.

    16. Walter Benjamin, Sur le concept dhistoire, suivi de : Eduard Fuchs, le collectionneur et lhistorien, et de : Paris, la capitale du XIXe sicle, traduit par Olivier

  • Mannoni, prface de Patrick Boucheron, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothque Payot , 2013, p. 59.

    17. Historien, professeur dhistoire du cinma luniversit de Paris-Ouest-Nanterre, auteur notamment de LHistoire-camra, Paris, Gallimard, 2008.

  • Luvre dart lpoque de sa reproductibilittechnique

    Version de 1939

    Nos Beaux-Arts ont t institus, et leurs types comme leur usage fixs, dans untemps bien distinct du ntre, par des hommes dont le pouvoir daction sur les chosestait insignifiant auprs de celui que nous possdons. Mais ltonnant accroissementde nos moyens, la souplesse et la prcision quils atteignent, les ides et les habitudesquils introduisent nous assurent de changements prochains et trs profonds danslantique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peutplus tre regarde ni traite comme nagure, qui ne peut pas tre soustraite auxentreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matire, nilespace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce quils taient depuis toujours. Il fautsattendre que de si grandes nouveauts transforment toute la technique des arts,agissent par l sur linvention elle-mme, aillent peut-tre jusqu modifiermerveilleusement la notion mme de lart.

    Paul VALRY1

    1. Paul Valry, La conqute de lubiquit , Pices sur lart, Paris, Gallimard, 1934, p. 103-104 [repris dans uvres, tome II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque dela Pliade , 1960, p. 1284].

  • Avant-propos

    Au moment o Marx entamait lanalyse du mode de production capitaliste, ce mode de productiontait ses dbuts. Marx articula ses visions de sorte quon leur confrt valeur de pronostic. Il remontaaux rapports de base de la production capitaliste, et les formalisa de manire ce que son lecteur sachece quil tait permis dattendre, lavenir, du capitalisme. Il savra quil tait permis den attendre nonseulement une exploitation sans cesse aggrave des proltaires, mais en dfinitive aussi linstauration deconditions rendant possible sa propre suppression.

    Il a fallu plus dun demi-sicle au renouvellement de la superstructure, qui se montre bien plus lentque celui de linfrastructure, pour que soit mis en vidence, dans tous les territoires de la culture, lechangement des conditions de production. Sous quelle forme ce changement sest produit, il nestpossible de lindiquer quaujourdhui1. Il est permis dexiger de ces indications quelles aient quelquevaleur de prdiction. Mais ces exigences rpondent moins des thses sur lart du proltariat aprs laprise du pouvoir, et moins encore des thses sur la socit sans classes, que des thses sur les tendancesvolutives de lart dans les conditions de production des temps prsents. Leur dialectique ne se manifestepas moins dans la superstructure que dans lconomie. Raison pour laquelle il serait erron de sous-es timer la valeur polmique de telles thses. Elles cartent toute une srie de notionstraditionnelles comme la cration et le gnie, la valeur intemporelle et le mystre , notions dontlutilisation incontrle (et pour le moment difficilement contrlable) conduit un traitement la fascistedu matriau factuel. Dans les pages qui suivent, les concepts imports dans la thorie de lart sedistinguent des concepts plus courants en ce quils sont parfaitement inutilisables pour les vises dufascisme. Ils se montrent en revanche utilisables pour formuler des exigences rvolutionnaires dans lapolitique de lart.

    1. Benjamin considrait aussi tre le premier le faire de faon convaincante, comme en tmoigne cet extrait dune lettre Werner Kraft du 28 octobre 1935 : Jai lepremier trouv quelques propositions fondamentales de lesthtique matrialiste. Voir Walter Benjamin, Correspondance. II : 1929-1940, traduit par Guy Petitdemange,Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 195. (N.d.T.)

  • ILuvre dart a toujours t fondamentalement reproductible. Ce que des hommes avaient fait pouvaittoujours tre reproduit par dautres. Les lves, dans lapprentissage de lart, les matres, fin dediffusion des uvres, enfin des tiers mus par lappt du gain, pratiquaient effectivement une tellereproduction. En comparaison, la reproduction technique de luvre dart est quelque chose dindit, quisimpose par intermittence dans lhistoire, par pousses fort loignes dans le temps les unes des autres,mais avec une intensit croissante. Les Grecs ne connaissaient que deux procds de reproductiontechnique des uvres dart : la fonte et la gravure. Les bronzes, les terres cuites et les pices de monnaietaient les seules uvres dart qui pouvaient tre fabriques par eux en sries. Aucune autre ne pouvaittre reproduite dans son unicit et sur un mode technique. Avec la gravure sur bois, la techniquegraphique, pour la premire fois, devint reproductible ; elle le fut bien avant que lcriture le devienne son tour grce limprimerie. Les immenses changements que limprimerie, la reproductibilit techniquede lcrit, a suscits dans la littrature sont connus. Au regard du phnomne qui est ici considr lchelle de lhistoire universelle, ils ne constituent toutefois quun cas particulier, bien srparticulirement important. Au Moyen ge, la gravure sur cuivre et la gravure leau-forte viennentsajouter la gravure sur bois, tout comme au dbut du XIXe sicle la lithographie.

    Avec la lithographie, la technique de reproduction atteint un stade fondamentalement nouveau. Leprocd, bien plus rapide, qui distingue lexcution du dessin sur une pierre de son gravage dans un blocde bois ou de sa gravure sur une plaque de cuivre, donna pour la premire fois la possibilit lartgraphique de mettre ses produits sur le march non pas seulement de faon massive (comme tel tait djle cas), mais dans des prsentations chaque jour nouvelles. Lart graphique, grce la lithographie, fut enmesure daccompagner le quotidien de ses illustrations. Il se mit suivre lallure de limprim. Trs vite,tout juste quelques dcennies aprs linvention de la lithographie, il fut cependant surpass par laphotographie. Avec la photographie, la main fut pour la premire fois libre des obligations artistiquesles plus lourdes du processus de reproduction de limage, ds lors endosses par le seul il riv lobjectif. Lil saisissant plus vite que la main ne dessine, le processus de reproduction de limage futsi monstrueusement acclr quil put suivre lallure de la parole. Loprateur de cinma, en tournant lamanivelle de la camra en studio, fixe les images aussi rapidement que lacteur dit son texte. Si lalithographie contenait virtuellement le journal illustr, il en fut de mme de la photographie avec le filmparlant. La reproduction technique du son fut labore la fin du XIXe sicle. Ces efforts convergents ontt lorigine dune situation prvisible, que Paul Valry caractrise ainsi : Comme leau, comme legaz, comme le courant lectrique viennent de loin, dans nos demeures, rpondre nos besoins moyennantun effort quasi nul, ainsi serons-nous aliments dimages visuelles ou auditives, naissant et svanouissantau moindre geste, presque un signe1.

  • Aux alentours de 1900, la reproduction technique avait atteint un niveau lui permettant de fairenon seulement de lensemble des uvres dart du pass son objet, et de soumettre leur effet aux plusgrandes transformations, mais lui permettant aussi de conqurir une place part entire parmi lesprocds artistiques. Pour la prsente tude, rien nest plus instructif que dobserver comment ses deuxmanifestations diffrentes la reproduction de luvre dart et lart filmique agissent en retour sur lartdans sa forme traditionnelle.

    1. Paul Valry, La conqute de lubiquit , op. cit., p. 105 [et p. 1284 pour ldition Pliade].

  • II

    Cependant, il manque une chose la reproduction la plus parfaite : lici-et-maintenant de luvredart le caractre absolument unique de son existence, au lieu mme o elle se trouve. Mais cest cetteprsence unique, et uniquement elle, que lhistoire doit de saccomplir, et cette existence, son tour, sesoumet elle. Non seulement doivent tre prises en compte les transformations connues par luvre au fildu temps dans sa structure physique, mais les divers rapports de proprit dont elle put tre lobjetdoivent ltre aussi1. Des analyses de type chimique ou physique, qui ne sauraient sappliquer lareproduction, suffisent retrouver la trace de ses diverses transformations ; la trace des rapports deproprit, elle, est lobjet dun processus de transmission, dont la reconstitution doit tre entame partirdu site dorigine.

    Lici-et-maintenant de loriginal dcide de son authenticit. Les analyses de type chimique de lapatine dun bronze peuvent tre utiles ltablissement de son authenticit ; en consquence, la preuvequun manuscrit identifi comme datant du Moyen ge provient dune archive du XVe sicle, peut treutile ltablissement de cette authenticit. Le domaine entier de lauthenticit se drobe lareproductibilit technique et, bien sr, pas uniquement la seule reproductibilit technique2.

    Mais tandis que lauthenticit conservait sa pleine autorit sur la reproduction manuelle, ds lorsgnralement stigmatise comme contrefaon, il nen alla pas de mme face la reproduction technique.La raison en est double. Premirement, la reproduction technique savre tre plus autonome dans sesrapports loriginal que la reproduction manuelle. Elle peut, titre dexemple, faire ressortir par laphotographie des aspects de loriginal seulement accessibles la lentille rglable et ses angles de vuearbitrairement choisis, mais pas lil humain, ou fixer des images qui se drobent tout bonnement loptique naturelle, laide de certains procds comme lagrandissement ou le ralenti. Il sagit de lapremire raison. En second lieu, elle peut de surcrot placer la reprsentation de loriginal dans dessituations qui ne sont pas accessibles loriginal lui-mme. Elle lui donne avant tout la possibilit dtrerencontr par le rcepteur, que ce soit sous la forme de la photographie, que ce soit sous celle du disque.La cathdrale quitte son emplacement pour tre accueillie dans le cabinet dun amateur dart ; luvrechorale, qui est interprte dans une salle ou lair libre, se laisse couter dans une chambre.

    Les circonstances susceptibles daccueillir le produit de la reproduction technique de luvre dartpeuvent certes laisser intacte lexistence mme de luvre dart elles nen dprcient pas moins sonici-et-maintenant. Si cela ne vaut effectivement en rien pour la seule uvre dart mais, en consquence,par exemple, pour un paysage qui dfile dans un film sous les yeux dun spectateur, il nen est pas moinsport atteinte, travers ce procd, au noyau le plus sensible de lobjet mme de lart, susceptiblecomme ne lest aucun autre objet naturel. Il est ici question de son authenticit. Lauthenticit dune choseest lincarnation de tout ce qui, en elle, est transmissible de par son origine, de sa dure matrielle son

  • pouvoir dvocation historique. Ce pouvoir dvocation se fonde sur la dure matrielle de la chose.Avec la reproduction, o cette dure matrielle se drobe aux hommes, le pouvoir dvocation historiquede la chose vacille entirement. Rien de plus, toutefois ; mais ce qui se met vaciller ainsi, cestlautorit mme de la chose3.

    Il est possible de rsumer ce qui ressort ici par la notion daura, et de dire : ce qui dprit lpoquede la reproductibilit technique de luvre dart, cest son aura4. Le processus est symptomatique : sasignification excde le domaine de lart. La technique de reproduction, comme on lappelle en gnral,dtache lobjet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les reproductions, elle remplaceson apparition unique par des copies produites en masse. Et en permettant la reproduction dentreren contact avec le rcepteur dans la situation qui lui est propre, elle actualise lobjet reproduit . Cesdeux processus conduisent un violent branlement de la chose transmise une dstabilisation de latradition, le revers de la crise et du renouvellement de lhumanit en cours. Ils se montrent en troitecorrlation avec les mouvements de masse de notre temps. Le cinma est leur agent le plus puissant. Sasignification sociale, y compris dans sa forme la plus positive, et prcisment dans celle-l, ne peut trepense indpendamment de son aspect destructeur, de son aspect cathartique : la liquidation de la valeurde la tradition dans lhritage culturel. Ce phnomne est des plus tangibles dans les grands filmshistoriques. Il conquiert des positions toujours nouvelles. Et lorsquAbel Gance, en 1927, sexclama avecenthousiasme : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinma []. Toutes les lgendes, toutesles mythologies et tous les mythes, tous les fondateurs de religion et toutes les religions elles-mmes []attendent leur rsurrection lumineuse, et les hros se bousculent nos portes pour entrer5 , il en appelaalors, probablement sans en avoir conscience, une liquidation gnrale.

    1. Naturellement, lhistoire de luvre dart englobe bien plus de choses : lhistoire de Mona Lisa, par exemple, doit se pencher sur la question de savoir comment etcombien de fois elle fut copie tout au long des XVIIe, XVIIIe et XIXe sicles.

    2. Parce que justement lauthenticit nest pas reproductible, lintroduction forcene de certains procds de reproduction de nature technique a autoris unediffrenciation et une gradation de lauthenticit. Une fonction importante du commerce de lart a t doprer de telles distinctions. Ce dernier avait un intrt vident distinguer les divers tirages dune planche, celle davant et celle daprs la lettre, dune plaque de cuivre, et caetera. Avec linvention de la gravure sur bois, il est permis de direque la qualit dauthenticit fut attaque la racine, avant mme davoir pu dployer ses fleurs tardives. Une image de madone du Moyen ge, au moment mme de sonexcution, ntait pas encore authentique ; elle le devenait au fil des sicles, et le devint surtout, peut-tre, au cours du XIXe.

    3. La reprsentation provinciale la plus lamentable de Faust a dans tous les cas lavantage, sur un film consacr Faust, de se tenir en concurrence idale avec lareprsentation de Weimar originelle. Et ce qui, de cette teneur traditionnelle, peut, au pied de la rampe, se rappeler notre bon souvenir a perdu toute valeur devant lcran decinma le fait, par exemple, que derrire Mphisto se cache Johann Heinrich Merck, lami de jeunesse de Goethe, et ainsi de suite.

    4. Walter Benjamin voque pour la premire fois le concept daura en 1931 dans sa fameuse Petite histoire de la photographie. Voir Rainer Rochlitz, LeDsenchantement de lart. La philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 174-194. (N.d.T.)

    5. Abel Gance, Le temps de limage est venu , in LArt cinmatographique, t. II, Paris, Flix Alcan, 1927, p. 94-96.

  • III

    Les modalits de perception sensorielle des collectivits humaines se transforment aussi, sur delongues priodes historiques, avec leur mode dexistence entier. Les modalits dorganisation de laperception sensorielle le mdium dans lequel elle seffectue ne sont pas seulement conditionnes parla nature, mais aussi par lhistoire. Le temps des grandes invasions, qui fut celui de lindustrie dart delpoque romaine tardive1 et de la Gense de Vienne2, neut pas seulement un autre art commelAntiquit, mais eut aussi une autre perception. Les rudits de lcole viennoise, Alos Riegl et FranzWickhoff3, qui slevrent contre le poids de la tradition classique sous laquelle cet art avait t enfoui,sont les premiers avoir tir des enseignements quant lorganisation de la perception lpoque o cetart tait en vigueur. Si vastes qutaient leurs connaissances, elles atteignirent leurs limites, ces savantsse contentant de donner un portrait formel de la perception propre lpoque romaine tardive. Ils necherchrent pas et peut-tre ne pouvaient-ils pas lenvisager montrer les bouleversements sociauxqui trouvaient leur expression dans ces transformations de la perception. Les circonstances se montrent prsent plus favorables une telle entreprise. Et si les transformations dans le mdium de la perceptiondont nous sommes les contemporains se laissent comprendre comme le dclin de laura, alors il estpossible den dmontrer les conditions sociales.

    Il convient dillustrer la notion daura propose plus haut pour les objets historiques par lide duneaura des objets naturels. Nous dfinissons cette dernire comme lapparition unique dun lointain, siproche soit-il4. Suivre du regard, un calme aprs-midi dt, une chane montagneuse lhorizon, ou unebranche projetant son ombre sur celui qui se repose cela signifie respirer laura de ces montagnes, decette branche. Cette description permet de reconnatre facilement les conditionnements sociaux delactuel dclin de laura. Ce dernier sexplique par deux circonstances qui sont toutes deux lies limportance croissante des masses dans la vie daujourdhui. En effet : rendre les choses plus prochesde soi spatialement et humainement est une demande des masses actuelles5 tout aussi insistante queleur tendance vouloir vacuer lunicit de chaque ralit travers sa reproduction, dans larception de cette reproduction. Chaque jour, le besoin se fait plus imprieusement sentir de se saisir delobjet dans la plus intime proximit, dans limage, ou plutt dans son reflet, dans la reproduction. Et lareproduction, indniablement, telle que loffrent le journal illustr et les actualits, se distingue delimage. Lunicit et la dure sont dans limage aussi troitement intriques que le sont la volatilit et larenouvelabilit dans la reproduction. Lexpulsion de lobjet hors de son nimbe, la destruction de laura,sont la signature dune perception dont le sens de lidentique dans le monde6 sest un tel pointdvelopp quelle saccapare galement lunique au moyen de la reproduction. Ainsi se manifeste dans leregistre de lintuitif ce qui, dans le domaine de la thorie, se manifeste comme la valeur croissante de lastatistique. Lalignement de la ralit sur les masses et des masses sur la ralit est un processus dune

  • porte illimite, tant pour la pense que pour lintuitif.

    1. Allusion au titre du grand ouvrage dAlos Riegl (1858-1905), Die sptrmische Kunstindustrie, Vienne, 1901 parfois traduit aussi en franais par Industrieartistique du Bas-Empire . Benjamin admire chez Riegl sa manire de dmontrer le caractre historique de toute perception esthtique et danalyser les produits de lart partir de leurs conditions formelles de possibilit. (N.d.T.)

    2. Die Wiener Genesis , codex biblique enlumin prsentant un extrait du Livre de la Gense dans la traduction de la Septante, et datant de la premire moiti du VIesicle. (N.d.T.)

    3. Franz Wickhoff donna en 1895 avec Theodor Gomperz ldition de Die Wiener Genesis et lui consacra une tude fondamentale pour la comprhension de lartromain tardif. (N.d.T.)

    4. Benjamin reprend ici, au mot prs, la dfinition quil donne de laura dans la Petite histoire de la photographie. Sur la dialectique du proche et du lointain, voir parexemple Bureau des objets trouvs , in Walter Benjamin, Sens unique, traduit et prfac par Frdric Joly, Paris, Payot, coll. Petite bibliothque Payot , 2013, p. 141.(N.d.T.)

    5. Que les choses deviennent, sur le plan humain, plus proches des masses peut signifier : lvacuation de la fonction sociale hors du champ visuel. Rien ne garantitquun portraitiste daujourdhui, lorsquil peint un chirurgien renomm entour des siens la table du petit-djeuner, saisisse sa fonction sociale avec plus dexactitude quunpeintre du XVIe sicle [sic] qui, par exemple comme Rembrandt avec La Leon danatomie, prsentait au public ses mdecins de faon reprsentative.

    6. Expression tire dun ouvrage de lcrivain danois Johannes Vilhelm Jensen (1873-1950), Exotische Novellen, Berlin, Samuel Fischer, 1909. Jensen est notammentlauteur de la nouvelle intitule Gradiva, rendue clbre par lanalyse quen donna Freud en 1907. (N.d.T.)

  • IV

    Lunicit de luvre dart ne fait quune avec son intgration dans la tradition. Cette tradition elle-mme est bien sr quelque chose dabsolument vivant, quelque chose dexceptionnellement changeant.Une statue antique de Vnus, par exemple, se situait pour les Grecs, qui faisaient delle lobjet dun culte,dans un autre rapport la tradition que pour les clercs du Moyen ge, qui voyaient en elle une idolefuneste. Mais ce qui simposait aux uns comme aux autres de la mme faon, ctait son unicit ; pour ledire autrement : son aura. Le mode dinsertion originaire de luvre dart dans le rapport la traditiontrouvait son expression dans le culte. Les uvres dart les plus anciennes, comme nous le savons, setiennent au service dun rituel, dabord magique, ensuite religieux. Le fait que ce mode dexistenceauratique de luvre dart ne se dissocie jamais entirement de sa fonction rituelle est dsormais duneimportance dcisive1. Autrement dit : la valeur unique de luvre dart authentique se fonde dans lerituel, o elle trouve sa valeur dusage originelle et premire . Celle-ci peut tre transmise volont,elle se trouve galement encore dans les formes les plus profanes du culte de la beaut, concevablecomme rituel scularis2. Le culte profane de la beaut, qui prit forme la Renaissance pour rester envigueur trois sicles durant, laissa apercevoir distinctement, une fois cette priode coule, dans lepremier pnible branlement dont il fut lobjet, ces fondements. En effet, avec lapparition du premiermoyen de reproduction vritablement rvolutionnaire, la photographie (contemporaine descommencements du socialisme), lart sent venir la crise, devenue manifeste cent ans plus tard, et luirpond par la doctrine de lart pour lart3, qui est une thologie de lart. En a ensuite rsult, pour ainsidire, une thologie ngative qui adopte pour forme lide dun art pur ne rejetant pas seulement toutefonction sociale, mais aussi toute dtermination travers un sujet prenant figure. (En posie, Mallarm aoccup le premier cette position4.)

    Prendre en compte ces rapports est indispensable si lon entend tudier luvre dart lpoque desa reproductibilit technique. Car ils prparent laperu suivant, ici dcisif : la reproductibilit techniquemancipe luvre dart, pour la premire fois dans lhistoire universelle, de lexistence parasitairequelle menait dans le rituel. Luvre dart reproduite devient, dans des proportions toujours plusimportantes, la reproduction dune uvre dart conue pour la reproductibilit5. De la plaquephotographique, par exemple, il est possible de tirer quantit dpreuves ; se poser la question du tirageauthentique na pas de sens. Mais ds linstant o le critre de lauthenticit savre inapplicable laproduction artistique, la fonction sociale entire de lart sen trouve galement bouleverse. Au lieude se fonder sur le rituel, elle se fonde sur une autre praxis : en loccurrence, sur la politique.

    1. La dfinition de laura en tant qu apparition unique dun lointain, si proche soit-il , ne constitue rien dautre que la formulation de la valeur cultuelle de luvredart dans les catgories de la perception spatio-temporelle. Lointain est le contraire de proche. Le lointain essentiel est linapprochable. En effet, un trait essentiel de limage

  • cultuelle est son inapprochabilit. Elle demeure, de par sa nature, un lointain, si proche soit-il . La proximit possible avec sa matrialit ne porte pas atteinte son lointain,quelle conserve une fois apparue.

    2. Dans la mesure o la valeur cultuelle de limage se scularise, les reprsentations du substrat de son unicit deviennent plus incertaines. Lunicit du phnomne semanifestant dans limage cultuelle est toujours plus vince au profit de lunicit empirique du crateur ou de son activit cratrice. Jamais sans un reste, toutefois ; le conceptdauthenticit ne cesse jamais de renvoyer quelque chose qui excde la simple authentification. (Cela savre particulirement vident chez le collectionneur, qui conservetoujours quelque chose de ladorateur de ftiches et qui, travers la possession de luvre dart, contribue activement sa force cultuelle.) En dpit de cela, la fonction duconcept dauthenticit dans la rflexion sur lart demeure vidente : avec la scularisation de lart, lauthenticit prend la place de la valeur cultuelle.

    3. En franais dans le texte. (N.d.T.)

    4. Sur la place minente de Stphane Mallarm dans la rflexion de Benjamin, tel que lillustre, par exemple, Sens unique, voir Pierre Missac, Passage de WalterBenjamin, Paris, Seuil, 1987, p. 32-35 et p. 57-59. (N.d.T.)

    5. Pour ce qui est des uvres cinmatographiques, la reproductibilit technique du produit nest pas, comme par exemple avec les uvres littraires ou picturales, unecondition, simposant de lextrieur, de leur diffusion de masse. La reproductibilit technique de luvre filmique est inhrente la technique mme de sa production. Celle-cine permet pas seulement le mode le plus direct de diffusion massive de luvre cinmatographique, elle le commande tout simplement. Elle le commande, car la productiondun film est si coteuse quun particulier qui, par exemple, pouvait soffrir un tableau, ne peut plus soffrir le film. En 1927, il a t calcul quun long mtrage, pour trerentable, devait atteindre un public de neuf millions de personnes. Avec le cinma parlant, un recul sest toutefois ici produit, pour linstant ; son public sest en effet restreinten raison des barrires linguistiques, et au moment mme o taient privilgis les intrts nationaux travers le fascisme. Mais plus important que la prise en compte de cerecul qui, au demeurant, est attnu par le doublage , il convient de se pencher sur le lien de ce cinma avec le fascisme. La simultanit des deux phnomnes trouve sonorigine dans la crise conomique. Les mmes bouleversements qui, en rgle gnrale, ont conduit tenter de maintenir, au moyen dune violence ouverte, les rapports deproprit existants, ont amen lindustrie du cinma, menace par la crise, prcipiter llaboration du film parlant. Le lancement du cinma parlant procura alors unsoulagement temporaire. Et certes pas pour la seule raison que le parlant attira nouveau les masses dans les salles, mais aussi parce quil rendit solidaires capitaux nouveauxde lindustrie lectrique et capitaux de lindustrie du cinma. De cette faon, il a considr de lextrieur favoris des intrts nationaux, mais il a considr delintrieur internationalis comme jamais auparavant la production cinmatographique.

  • VLa rception des uvres dart adopte divers accents ; se dgagent parmi eux deux ples. Lun a trait la valeur cultuelle de luvre dart, lautre sa valeur dexposition1, 2. La production artistique dbuteavec des crations mises au service du culte. On pourrait faire lhypothse, au sujet de ces crations, queleur existence est chose plus importante que le fait quelles soient vues. Llan que lhomme de lge depierre reprsente sur les parois de sa grotte est un instrument magique. Il lexpose certes sessemblables ; mais il est avant tout destin aux esprits. De nos jours, la valeur cultuelle en tant que tellesemble tout simplement exiger que luvre dart soit dissimule au regard : certaines statues de divinitssont seulement accessibles au prtre dans le sanctuaire, la cella3 ; certaines images de madones restentcouvertes presque lanne entire ; certaines sculptures, dans les cathdrales du Moyen ge, ne peuventtre aperues du sol. Les pratiques artistiques particulires smancipant du rituel, les occasionsdexposer leurs productions se firent plus nombreuses . Lexposabilit dun buste, qui peut tre envoyici et l, est plus grande que celle dune statue de divinit, qui se voit assigner un emplacement dfinitif lintrieur du temple. Lexposabilit du panneau peint est plus grande que celle de la mosaque ou de lafresque qui le prcdrent. Et si lexposabilit dune messe ntait peut-tre pas moins grande que celledune symphonie, la symphonie fit tout de mme son apparition au moment o son exposabilit promettaitde devenir plus grande que celle de la messe.

    Avec les diverses mthodes de reproduction technique de luvre dart, lexposabilit de cetteuvre dart sest accrue dans des proportions telles que le dplacement quantitatif entre ses deuxples4 se traduit, comme au temps de la prhistoire, par une transformation qualitative de sa nature. De lamme faon, en effet, que luvre dart, au temps de la prhistoire, tait en premier lieu devenue, envertu de limportance absolue de sa valeur cultuelle, un instrument de magie, que lon ne reconnut enquelque sorte que bien plus tard comme uvre dart, ainsi, aujourdhui, luvre dart, en vertu delimportance absolue de sa valeur dexposition, se voit dote de fonctions entirement indites, parmilesquelles se distingue celle dont nous sommes le plus conscients : la fonction artistique, une fonctiondont il est fort possible que nous la considrions lavenir comme secondaire5. Il est bien certain qulheure actuelle la photographie et, plus largement, le cinma apportent ce savoir la confirmation la plusadquate.

    1. Lesthtique de lidalisme, dont le concept de beaut est par principe celui dune beaut indivise (et exclut en consquence lide quelle puisse tre divise), ne peutreconnatre cette polarit. Elle sannonce tout de mme chez Hegel si distinctement quelle se montre concevable dans le cadre de lidalisme. On avait dj de longue date desimages. La pit les exigeait depuis longtemps comme objets de dvotion, mais elle navait aucun besoin dimages belles, qui la gnaient mme. Limage belle contient aussi unlment extrieur, mais cest en tant quelle est belle que son esprit parle aux hommes ; or, dans la dvotion, il faut essentiellement quil y ait un rapport une chose, car, parelle-mme, elle nest quengourdissement de lme. [] Le bel art [] est n dans lglise mme [] encore que lart soit dj sorti du principe de lglise (Hegel, Leonssur la philosophie de lhistoire, traduit par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1989, p. 313). Un passage du Cours desthtique laisse galement penser que Hegel avait ici discern un

  • problme : Nous nen sommes plus, crit-il dans ces cours, pouvoir vnrer religieusement les uvres dart et leur vouer un culte ; limpression quelles produisent est prsent plus tempre, plus rassise, et ce qui sveille en nous par leur intermdiaire ncessite encore une plus haute pierre de touche (Hegel, Cours desthtique, tome 1,traduit par J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier, 1995, p. 17).

    2. Le passage du premier type de rception artistique au second dcide absolument de lvolution historique de la rception artistique. Une certaine oscillation se laissenanmoins en principe observer, pour chaque uvre dart particulire, entre ces deux modes de rception opposs. Ainsi, par exemple, de La Vierge de saint Sixte. Depuisltude de Hubert Grimme, on sait que La Vierge de saint Sixte fut lorigine peinte pour tre expose. Les recherches de Grimme taient motives par la question suivante :pourquoi le linteau de bois, au premier plan de limage, sur lequel sappuient les deux Putti ? Comment Raphal, se demanda ensuite Grimme, avait-il pu avoir lide dencadrerle Ciel de deux tentures ? Lenqute montra que La Vierge de saint Sixte avait t commande loccasion de la crmonie de mise en bire du pape Sixte [Jules II, dans ltudede Grimme (N.d.T.)]. La monstration de la dpouille du pape avait eu lieu dans une chapelle latrale de la basilique Saint-Pierre. Tout au long de lexposition solennelle, letableau de Raphal avait repos sur le cercueil, au fond un fond en forme de niche de la chapelle. Le sujet reprsent par Raphal dans ce tableau, comme surgissant delarrire-plan de la niche dlimit par les rideaux verts, cest la Madone, sur le tapis de nues, savanant vers le cercueil papal. La remarquable valeur dexposition du tableaude Raphal trouva son plein emploi loccasion des funrailles de Sixte. Peu de temps aprs, il fut plac sur le matre-autel de lglise du monastre des Chartreux, Plaisance.La raison de cet exil se trouve dans le rituel romain. Le rituel romain interdit de vouer un culte, sur un matre-autel, des images ayant t exposes loccasion de funrailles.Cette injonction fut, dans une certaine mesure, lorigine dune dprciation de luvre de Raphal. Cependant, afin den tirer un prix consquent, la curie finit par accepterimplicitement que le tableau puisse tre expos sur un matre-autel. Afin dviter toute polmique, on laissa partir le tableau vers une confrrie dune lointaine ville deprovince. [Pour une revisitation critique trs fouille de la prsente analyse, voir Hubert Damisch, Thorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972, p. 95-98. (N.d.T.)]

    3. La cella est la partie close du temple trusque et plus tard du temple romain. (N.d.T.)

    4. Cest--dire la valeur cultuelle dun ct et la valeur dexposition de lautre. (N.d.T.)

    5. Brecht, sur un autre plan, propose des rflexions analogues : Si nous ne pouvons plus appliquer la notion duvre dart la chose qui nat ds que luvre dart esttransforme en marchandise, il faut alors abandonner cette notion, avec prudence et circonspection, mais sans crainte, si nous ne voulons pas que soit liquide en mme tempsla fonction de la chose, car elle doit passer par cette phase et cela sans rouspter : il ne sagit pas dun petit cart sans consquence hors du droit chemin. Ce qui lui arrive l lamodifiera de fond en comble et effacera son pass, tel point que sil fallait reprendre un jour lancienne notion et cela arrivera bien, pourquoi pas elle nvoquerait plus lesouvenir de ce quelle dsignait jadis (Bertolt Brecht, Le procs de LOpra de Quat sous , in Sur le cinma, traduit par J.-L. Lebrave et J.-P. Lefebvre, Paris, LArche,1970, p. 214-215).

  • VI

    Dans la photographie, la valeur dexposition refoule sur toute la ligne la valeur cultuelle. Maiscelle-l ne cde pas sans rsistance. Elle dispose dun dernier retranchement, le visage humain. Nulhasard ce que le portrait occupe une place centrale dans la photographie des dbuts. La valeur cultuellede limage trouve son dernier refuge dans le culte du souvenir des tres aims loigns ou disparus. Danslexpression fugitive dun visage humain, laura, sur les photographies des dbuts, fait signe pour ladernire fois. Cest cela mme qui fait sa beaut mlancolique et comparable nulle autre. Mais l olhomme se retire de la photographie, la valeur dexposition oppose pour la premire fois la valeurcultuelle sa supriorit. Limportance sans pareille dEugne Atget, qui immortalisa les rues parisiennesvides dhabitants du XIXe sicle, est davoir donn ce processus son lieu1. On a dit de lui, trs bondroit, quil les photographiait comme une scne de crime. La scne du crime est galement vide de touteprsence humaine. Le clich qui en est pris rcolte les indices. Les clichs photographiques, chez Atget,deviennent des pices conviction du processus historique. Cest cela qui fait leur signification politiquecache. Ils ne tardent pas exiger une rception bien dtermine. La contemplation dtache ne leurconvient pas beaucoup. Ils inquitent le regardeur, qui ressent ceci : pour aller vers eux, simpose unitinraire bien prcis. Dans le mme temps, les journaux illustrs se mettent lui servir de guide. Dequalit ou non quimporte. La lgende, pour la premire fois, lui est devenue indispensable. Et il estvident quelle revt un tout autre caractre que le titre dun tableau. Les directives que le regardeurdune image, dans le priodique illustr, reoit par le biais de la lgende, deviennent trs vite plusprcises et plus imprieuses encore dans le film, o la conception de chaque image unique est le fruit dela succession de toutes celles qui la prcdent.

    1. Nous savons grce Pierre Missac, qui connut Benjamin personnellement, que le philosophe navait quune connaissance partielle de luvre dAtget, puisque bonnombre de photographies de rues parisiennes prises par ce dernier comprennent, en fait, au moins un personnage. Voir Pierre Missac, Passage de Walter Benjamin , op. cit.,p. 101-102 et p. 132. (N.d.T.)

  • VII

    La querelle qui a prospr, au cours du XIXe sicle, entre la peinture et la photographie quant lavaleur artistique respective de leurs productions, parat aujourdhui aberrante et confuse. Mais un telconstat ne plaide pas en dfaveur de son importance et, au contraire, pourrait plutt la souligner. Cettequerelle tait effectivement la manifestation dun bouleversement historique lchelle mondiale qui, entant que tel, ntait consciemment compris par aucune des deux protagonistes. Lpoque de sareproductibilit technique privant lart de son fondement cultuel, lapparence de son autonomiesvanouit jamais. Mais le changement de fonction de lart qui en dcoulait ne fut pas aperu par lesicle. Et il chappa longtemps aussi au XXe sicle, qui vit le dploiement du cinma.

    Comme lon avait rivalis en vaine sagacit afin de dcider si la photographie tait un art sansse demander dabord si la nature entire de lart ne stait pas transforme avec linvention de laphotographie , les thoriciens du cinma se posrent bientt, son sujet, les mmes questionsprmatures. Mais les difficults que la photographie avait causes lesthtique traditionnelle taientun jeu denfant compares celles qui lattendaient avec le cinma. Do la violence aveugle quicaractrise les dbuts de la thorie du film. Abel Gance, par exemple, compare de cette faon le film auxhiroglyphes : Nous voil, par un prodigieux retour en arrire, revenus sur le plan dexpression desgyptiens. [] Le langage des images nest pas encore au point parce que nos yeux ne sont pas encorefaits pour elles. Il ny a pas encore assez de respect, de culte, pour ce quelles expriment1. Sverin-Mars, quant lui, crit : Quel art eut un rve [], plus potique la fois et plus rel ? Considr ainsi,le cinmatographe deviendrait un moyen dexpression tout fait exceptionnel, et dans son atmosphre nedevraient se mouvoir que des personnages de la pense la plus suprieure aux moments les plus parfaitset les plus mystrieux de leur course2. Alexandre Arnoux, de son ct, termine une libre digression surle cinma muet en posant tout simplement la question : En somme, tous les termes hasardeux que nousvenons demployer ne dfinissent-ils pas la prire3 ? Il est trs instructif dobserver combien cesthoriciens sefforcent dattribuer au cinma le terme dart, et combien cet effort les oblige y dceler,avec une dsinvolture sans pareille, des lments cultuels. Et pourtant, lpoque o ces spculationstaient publies, des uvres comme LOpinion publique et La Rue vers lor taient dj visibles4. Celanempche pas Abel Gance dlaborer la comparaison avec les hiroglyphes, ni Sverin-Mars de parlerdu cinma comme on pourrait parler des peintures de Fra Angelico. Il est symptomatique quaujourdhuiencore aussi, les auteurs ractionnaires, tout particulirement, partent en qute de la signification ducinma en se tournant dans la mme direction : vers la sphre de ce que nous pourrions appeler le sacr,ou alors vers celle du surnaturel. loccasion de ladaptation cinmatographique donne par MaxReinhardt du Songe dune nuit dt, Franz Werfel affirme que le cinma na jusqu prsent pas encoreatteint lart parce quil sest content de donner une strile copie du monde extrieur, avec ses rues, ses

  • intrieurs, ses gares, ses restaurants, ses autos et ses plages. Le cinma na pas encore saisi sa vritablesignification, ses possibilits relles [] Elles tiennent son extraordinaire capacit donnerexpression au ferique, au miraculeux, au surnaturel, grce des moyens naturels et une force deconviction sans pareille5.

    1. Abel Gance, Le temps de limage est venu , op. cit., p. 100-101.

    2. Cit par Abel Gance, ibid., p. 100. Sverin-Mars (1873-1921) tait acteur et joua dans plusieurs films dAbel Gance, parmi lesquels Jaccuse (1919) et La Roue(1923). (N.d.T.)

    3. Alexandre Arnoux, Cinma, Paris, G. Crs & Cie, 1929, p. 28. [Alexandre Arnoux (1884-1973) tait romancier, dramaturge et traducteur. (N.d.T.)]

    4. Chaplin tourne LOpinion publique en 1923 et La Rue vers lor en 1925. (N.d.T.)

    5. Franz Werfel, Ein Sommernachtstraum. Ein Film von Shakespeare und Reinhardt , Neues Wiener Journal, cit dans Lu, 15 novembre 1935.

  • VIII

    Lacteur de thtre, et lui seul, prsente en personne au public, ltat dfinitif, sa performanceartistique ; en revanche, la performance de lacteur de cinma est prsente au public par lintermdiairedun appareillage1. De cette dernire donne, rsultent deux consquences. Lappareillage, qui apporte aupublic la prestation de lacteur de cinma, nest pas tenu de respecter cette prestation comme une totalit.Sous la direction de loprateur, il se positionne sans cesse diffremment par rapport cetteperformance. La succession des prises de vue que compose le monteur partir du matriau qui lui estremis forme le film mont ltat dfinitif. Ce film comprend un certain nombre de moments faits demouvements qui, en tant que tels, doivent tre reconnus comme des mouvements de camra sans parlerdes prises spcifiques comme les gros plans. Ainsi la performance de lacteur est-elle soumise unebatterie de tests optiques. Telle est la premire consquence du rle de mdiation jou par lappareillagedans la prsentation au public de la prestation de lacteur de cinma. La seconde consquence rside dansle fait que lacteur de cinma, qui ne prsente pas lui-mme, en personne, sa prestation au public, perd lapossibilit, rserve lacteur de thtre, dadapter sa prestation au public au cours de la reprsentation.Le public de cinma se retrouve de ce fait mme dans une position particulire : celle dun expert nayantpas faire lexprience dun quelconque contact personnel avec lacteur. Le public ne se lie sur le modede lidentification lacteur quen se liant sur le mme mode lappareillage. Il endosse donc lemodus operandi de cet appareillage : il teste2. Ce nest pas l une manire de faire laquelle desvaleurs cultuelles peuvent tre exposes.

    1. L appareillage (die Apparatur) nest pas l appareil (der Apparat). Cette notion est ici synonyme de structure technique . Lappareillage (de reproduction fin de reproductibilit) comprend des appareillages spcifiques ; par exemple, pour le film, lappareillage denregistrement (Aufnahmeapparatur), qui inclut, entre autres,lappareillage de prise de vue ou de son, ou encore la machinerie dclairage. Lappareillage englobe aussi, bien sr, les trs nombreux appareils. Voir sur ce point, dans la revueen ligne Appareil de la Maison des sciences de lhomme, la relecture critique fconde donne par Jacques Boulet de la traduction que Maurice de Gandillac avait faite deluvre dart pour Gallimard. (N.d.T.)

    2. La position du cinma [] par rapport aux personnages de laction, par exemple, est galement intressante. [] Toute motivation caractrielle est exclue, la vieintrieure des personnages nest jamais donne comme tant la raison fondamentale de laction, et nen est que rarement le principal rsultat (Bertolt Brecht, Le procs deLOpra de Quat sous , op. cit., p. 167). la multiplication des possibilits de tester lacteur de cinma quautorise lappareillage correspond lextraordinaire multiplication,provoque par les conditions conomiques, des possibilits de tester lindividu. Ainsi des examens daptitude professionnelle qui ne cessent de gagner en importance. Aucours de lexamen daptitude professionnelle, la performance de lindividu se voit dcoupe en squences. Une prise de vue cinmatographique et un examen daptitudeprofessionnelle se droulent devant une commission de spcialistes. Le responsable des prises de vue, dans le studio de cinma, occupe exactement la place qui est celle,durant lexamen daptitude, du superviseur des examens.

  • IX

    Il importe peu au cinma que lacteur prsente au public un autre lui-mme ; ce qui importe, cestquil se prsente lui-mme lappareillage. Pirandello a t lun des premiers percevoir cettetransformation de lacteur induite par lpreuve du test. Que les remarques ce sujet insres dans sonroman On tourne se contentent de souligner laspect ngatif de la chose ne restreint gure leur porte. Etles restreint moins encore le fait quelles portent sur le film muet. Car le parlant na pas transformfondamentalement cette donne. Ce qui demeure dcisif, cest que lon joue pour un appareillage ou, dansle cas du film parlant, pour deux. Les acteurs de cinma, crit Pirandello, se sentent comme en exil. Enexil non seulement de la scne, mais encore deux-mmes. Ils remarquent confusment, avec une sensationde dpit, dindfinissable vide et mme de faillite, que leur corps est presque subtilis, supprim, privde sa ralit, de sa vie, de sa voix, du bruit quil produit en se remuant, pour devenir une image muettequi tremble un instant sur lcran et disparat en silence []. La petite machine jouera devant le publicavec leurs ombres ; eux, ils doivent se contenter de jouer devant elle1. Ce mme tat de fait peut tredfini de la manire suivante : pour la premire fois et cest l luvre du cinma , lhomme seretrouve en situation de devoir agir, certes avec sa personne vivante entire, mais dans le renoncement son aura. Car laura est lie son ici-et-maintenant. Il nen existe aucune reproduction. Laura qui, sur lascne, nimbe Macbeth, ne peut tre spare, aux yeux du public vivant, de celle qui nimbe le comdienqui lincarne. Mais la spcificit de la prise de vue ralise en studio consiste en ceci que lappareillageoccupe la place du public. Aussi laura de lacteur doit-elle svanouir et avec elle, dans le mmetemps, celle du personnage interprt.

    Il nest pas tonnant quil faille prcisment un dramaturge comme Pirandello pour, dans le portraitquil dresse du cinma, remonter sans le prmditer lorigine de la crise qui, nous le voyons, touche lethtre. Rien, en effet, nest plus radicalement contraire luvre dart happe par la reproductiontechnique ou comme le film issue delle, que le thtre. Toute analyse approfondie le confirme. Desobservateurs informs ont depuis longtemps reconnu, comme le fit Rudolf Arnheim en 1932, que dans lareprsentation filmique, les effets les plus grands sont presque toujours obtenus lorsquon joue lemoins []. Lvolution la plus rcente consiste traiter lacteur comme un accessoire, que lon choisitpour des motifs bien prcis et [] que lon pose la bonne place2 . ce constat est trs troitement liun autre. Lacteur, qui arpente la scne, sinstalle dans un rle. Cela est trs souvent refus lacteurde cinma. Sa performance nest absolument pas homogne, mais est le rsultat de nombreuses actionssingulires. Outre les considrations relevant de la contingence location du studio, disponibilit despartenaires, dcor, etc. , les contraintes lmentaires propres la machinerie imposent leur loi, quidcomposent le jeu de lacteur en une srie de squences susceptibles dtre montes. Et avant toutechose, lclairage, dont linstallation oblige fractionner les prises de vue, ralises dans le studio

  • diffrents moments, afin de reprsenter un vnement qui, sur lcran, apparat comme une action plusrapide, faite dun seul tenant. Sans parler de montages plus manifestes encore. Un saut par la fentre peutainsi tre tourn en studio en utilisant un chafaudage, mais la fuite qui sensuit tre le cas chant tourneplusieurs semaines aprs en extrieur. Cest dailleurs un jeu denfant que dimaginer des cas bien plusparadoxaux encore. Il peut tre exig de lacteur quil sursaute aprs quun coup a t frapp la porte.Ce tressaillement nest peut-tre pas effectu comme souhait. Lacteur nouveau prsent dans le studio,le ralisateur peut alors en profiter pour faire tirer un coup de feu dans son dos sans len avertir, afindobtenir leffet recherch. La frayeur de lacteur cet instant peut tre enregistre et monte dans le film.Rien ne montre plus radicalement que lart a fui le domaine de la belle apparence qui, longtemps,passa pour tre le seul o il pouvait prosprer.

    1. Luigi Pirandello, On tourne (1915), cit in Lon-Pierre Quint, Signification du cinma , LArt cinmatographique, tome II, Paris, Flix Alcan, 1927, p. 14-15.

    2. Rudolf Arnheim, Film als Kunst, Berlin, Rowohlt, 1932, p. 176-177. Certains dtails apparemment secondaires, au moyen desquels le ralisateur scarte despratiques thtrales, gagnent dans ce contexte un intrt accru. Ainsi de la tentative de laisser jouer lacteur sans maquillage, comme Dreyer, entre autres, le mit en pratiquedans La Passion de Jeanne dArc. Il consacra des mois trouver quarante acteurs destins composer le tribunal religieux. Il en alla de la recherche de ces acteurs comme decelle daccessoires difficiles se procurer. Dreyer se donna le plus grand mal viter les similitudes dge, de stature, de physionomie (voir Maurice Schultz, Lemaquillage , LArt cinmatographique, tome VI, Paris, Flix Alcan, 1929, p. 65-66). Si lacteur devient un accessoire, alors il nest pas rare que laccessoire, inversement,fasse office dacteur. Il nest en tout cas pas exceptionnel que le cinma soit amen confier un rle laccessoire. Au lieu de tirer nimporte quel exemple dun nombre infinidentre eux, contentons-nous den choisir un seul, dune force probante toute particulire. Une horloge fonctionnant naura toujours sur scne quun effet perturbateur. Sonrle, qui est de mesurer le temps, ne peut tre tolr sur scne. Mme dans une pice naturaliste, le temps astronomique se heurterait la temporalit scnique. Il est, dans cesconditions, hautement significatif que le film, lui, puisse loccasion utiliser, de but en blanc, une mesure de temps donne par lhorloge. Cest l un autre trait distinctifindiquant que chaque accessoire singulier peut, dans une circonstance bien prcise, remplir une fonction dcisive. Ne reste plus ensuite quun pas franchir pour parvenir lobservation de Poudovkine, pour qui le jeu de lacteur li un objet, et construit sur celui-ci ne cesse pas dtre lune des mthodes les plus puissantes de la conceptionfilmique (Vsevolod Poudovkine, Filmregie und Filmmanuskript , Bcher der Praxis, tome V, Berlin, Verlag der Lichtbildbhne, 1928, p. 126). Ainsi le film est-il lepremier moyen artistique en mesure de montrer comment la matire se joue de lhomme. Il peut, pour cette raison mme, tre un remarquable instrument de reprsentationmatrialiste.

  • XLa stupeur de lacteur devant lappareillage, telle que Pirandello la dcrit, est lorigine de mmenature que la stupeur de lhomme face son apparition dans le miroir. Mais dsormais le reflet peut tredcoupl de sa personne, il est devenu transportable. Et o est-il transport ? Sous les yeux du public1.Pas un seul instant o lacteur de cinma nen est pas conscient. Lacteur de cinma sait, tandis quil setient devant lappareillage, que cest au public quil a affaire en dernire instance : au public desacheteurs, qui constituent le march. Ce march, sur lequel il ne sexpose pas seulement avec sa forcede travail, mais aussi avec sa peau et ses cheveux, avec son cur et ses reins, lui apparat aussi peuconcret linstant de sa performance dcisive pour lui qu un article quelconque en cours defabrication dans une usine. Cette configuration naurait-elle pas sa part dans le sentiment oppressant,langoisse nouvelle qui, daprs Pirandello, sempare de lacteur devant lappareillage ? Le cinmarpond au rtrcissement de laura par le faonnage artificiel, lextrieur du studio, dune personality.Le culte des stars encourag par lindustrie du cinma entretient ce magntisme de la personnalit, qui sersume depuis longtemps dj au charme putride de son caractre mercantile. Tant que lindustrie ducinma donnera le ton, le film daujourdhui ne se verra, dans lensemble, attribuer aucun mritervolutionnaire nouveau, ni ne promouvra une critique rvolutionnaire des conceptions traditionnelles delart. Nous ne nions pas que le cinma daujourdhui puisse, dans des cas particuliers, aller plus loin, etsoutenir une critique rvolutionnaire des rapports sociaux, et mme du rgime de la proprit. Mais cenest pas laxe essentiel de la recherche actuelle, et tout aussi peu celui de la productioncinmatographique en Europe occidentale.

    Cest un fait li la technique du film, exactement comme celle du sport, que dassister en qualitde demi-spcialiste chacune des performances quils montrent. Il suffit, pour souvrir lacomprhension de cet tat des choses, davoir un jour entendu un groupe de livreurs de journaux, appuyssur leurs vlos, en train de discuter des rsultats dune course cycliste. Ce nest pas sans raison que lesditeurs de presse organisent des comptitions pour leurs livreurs. Cest quelles veillent un fort intrtdans leurs rangs. Car le vainqueur, dans ces manifestations, a une chance de passer de livreur de journaux coureur cycliste professionnel. De la mme faon, les actualits, par exemple, donnent chacun unechance de quitter le statut de simple passant pour revtir celui de figurant dun film. Il est mme possiblede se voir ainsi transport, sous certaines conditions, dans une uvre dart on pense ici aux Troischants sur Lnine de Dziga Vertov ou Misre au Borinage de Joris Ivens. Tout contemporain peutrevendiquer bon droit dtre film . Un regard jet sur la situation historique de la littratureaujourdhui claire au mieux cette revendication.

    Les choses sont ainsi faites en littrature que, des sicles durant, un trs petit nombre dcrivains fitface plusieurs milliers de lecteurs. Un changement se produisit vers la fin du sicle dernier. Avec le

  • dveloppement exponentiel de la presse, qui mit la disposition du lectorat de toujours nouveaux organespolitiques, religieux, scientifiques, professionnels, locaux, une part sans cesse plus importante de celectorat intgra dans un premier temps occasionnellement les rangs de ceux qui crivent. Ce processussamora lorsque la presse quotidienne ouvrit un courrier des lecteurs , et il importe aujourdhui telpoint quil nexiste pas un seul Europen actif qui ne puisse fondamentalement trouver quelque partpossibilit de publier une exprience professionnelle, une dolance, un reportage, ou autres choses de cegenre. La distinction entre lauteur et le public est ainsi sur le point de perdre son caractre fondamental.Elle devient une distinction fonctionnelle, voluant au cas par cas, dun cas lautre. Le lecteur est toutmoment dispos devenir un qui crit. Devenu, bon gr mal gr, un expert ne serait-ce quexpert dunetche subalterne , dans le cadre dun processus dextrme spcialisation du travail, cest en tantquexpert quil accde au statut de qui crit. En Union sovitique, le travail lui-mme a son mot dire. Etsa reprsentation par le verbe constitue une partie du savoir-faire ncessaire son exercice. Lacomptence littraire ne se fonde plus sur une formation spcialise, mais sur une formationpolytechnique, et devient ainsi bien commun2.

    Tout cela se laisse sans difficults transposer au cinma, o des changements de perspective qui, pource qui est de la littrature, avaient d attendre des sicles pour faire valoir leurs droits, se sont produitsen une dcennie. Car dans la praxis du cinma et, avant tout, du cinma russe , cette perspectivediffrente est par endroits dj devenue effective. Certains des acteurs rencontrs dans le cinma russe nesont pas des acteurs au sens o nous lentendons, mais des gens qui jouent leur propre rle et ce, en toutpremier lieu, dans le cadre du processus de travail qui est leur. En Europe occidentale, lexploitationcapitaliste du cinma interdit la prise en considration dune revendication lgitime, celle de lhommedaujourdhui voir son image reproduite. Dans ces conditions, lindustrie du cinma a tout intrt stimuler lintrt des masses travers des reprsentations illusoires et travers des spculationsquivoques.

    1. La transformation du mode dexposition travers la technique de reproduction qui se laisse ici constater se manifeste galement en politique. La crise actuelle desdmocraties bourgeoises implique une crise des conditions prsidant de faon dterminante lexposition des gouvernants. Les dmocraties exposent immdiatement, enpersonne, les gouvernants, certes devant les reprsentants de la nation seulement Le parlement est leur public ! Grce aux innovations de lappareillage denregistrement, quipermettent de faire entendre un nombre illimit de personnes lorateur au cours mme de son discours et, ensuite, de le faire voir un nombre illimit de personnes,lexposition de lhomme politique devant cet appareillage denregistrement est devenue un paramtre de tout premier plan. Les parlements se dpeuplent en mme temps queles thtres. La radio et le cinma ne modifient pas seulement la fonction de lacteur professionnel, mais aussi, prcisment, la fonction de tous ceux qui, comme lesgouvernants, se prsentent en personne devant leur appareillage. Si les tches respectives de lacteur de cinma et du gouvernant ont peu voir entre elles, la direction de cechangement est la mme pour tous. Il sagit bien ici de contrler et de raliser des performances dans des conditions sociales dtermines. Il en rsulte une nouvelle slection,une slection du fait mme de lappareillage, do la star et le dictateur sortent grands vainqueurs.

    2. Le caractre privilgi des techniques en question se perd. Aldous Huxley crit : Les progrs en technologie ont conduit [] la vulgarit [] la reproduction parprocds mcaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indfinie des crits et des images. Linstruction universelle et les salaires relativement levs ontcr un public norme sachant lire et pouvant soffrir de la lecture et de la matire picturale. Une industrie importante est ne de l, afin de fournir ces donnes. Or, le talentartistique est un phnomne trs rare ; il sensuit [] qu toute poque et dans tous les pays la majeure partie de lart a t mauvais. Mais la proportion de fatras dans laproduction artistique totale est plus grande maintenant qu aucune autre poque. [] Cest l une simple question darithmtique. La population de lEurope occidentale aun peu plus que doubl au cours du sicle dernier. Mais la quantit de matire lire et voir sest accrue, jimagine, dans le rapport de un vingt, au moins, et peut-tre cinquante, ou mme cent. Sil y avait n hommes de talent dans une population de x millions, il y aura vraisemblablement 2n hommes de talent pour une population de 2xmillions. Or, voici comment on peut rsumer la situation. Contre une page imprime, de lecture ou dimages, publie il y a un sicle, il sen publie aujourdhui vingt, sinon centpages. Mais, contre chaque homme de talent vivant jadis, il ny a maintenant que deux hommes de talent. Il se peut, bien entendu, que, grce linstruction universelle, ungrand nombre de talents en puissance qui, jadis, eussent t morts-ns, doivent actuellement tre mme de se raliser. Admettons [] quil y ait prsent trois ou mmequatre hommes de talent pour chacun de ceux qui existaient autrefois. Il demeure encore vrai que la consommation de matire lire et voir a considrablement dpass laproduction naturelle dcrivains et de dessinateurs dous. Il en est de mme de la matire entendre. La prosprit, le gramophone et la radiophonie ont cr un publicdauditeurs qui consomment une quantit de matire entendre accrue hors de toute proportion avec laccroissement de la population, et, partant, avec laccroissementnormal du nombre des musiciens dous de talent. Il rsulte de l que, dans tous les arts, la production de fatras est plus grande, en valeur absolue et en valeur relative, quellene la t autrefois ; et quil faudra quelle demeure plus grande, aussi longtemps que le monde continuera consommer les quantits actuelles et dmesures en matire lire, voir et entendre (Aldous Huxley, Croisire dhiver. Voyage en Amrique centrale , traduit par J. Castier, Paris, Plon, 1935, p. 273-275). Cette faon de voir nestmanifestement pas progressiste.

  • XI

    Le tournage dun film, et particulirement dun parlant, offre un spectacle qui, nulle part auparavant,navait t concevable. Il montre un processus dfait de tout point de vue unique permettant lobservateur de dissocier, dans son champ de vision, le jeu de lacteur en tant que tel de lappareillagedenregistrement, de la machinerie dclairage, du staff des assistants, etc. ( moins que ladaptation desa pupille entre en concordance avec celle de lappareil denregistrement.) Cette configuration, plus quetoute autre, rend superficiel et insignifiant le rapprochement susceptible dtre tabli entre une scnetourne en studio et une scne joue au thtre. Cest le principe mme du thtre que doffrir un pointdo il devient demble presque impossible de reconnatre le caractre illusoire des vnements seproduisant sur scne. La scne tourne dans un film en est au contraire dpourvue. Sa nature illusoire estune nature au second degr ; elle est un rsultat du montage. Cela signifie : dans le studio de cinma,lappareillage sest si profondment immisc dans la ralit que limpression de puret de cetteralit, comme si elle stait libre du corps tranger de lappareillage, est le rsultat duneprocdure spcifique, en loccurrence la prise de vue au moyen dun appareil spcialement mis aupoint cette fin, et son montage avec dautres prises de vue de mme nature . Cette vision dune ralitmancipe de lappareil est ici devenue des plus artificielles, et le spectacle de la ralit immdiate fleurbleue au pays de la technique.

    Le mme trait, qui se distingue lorsquoppos celui du thtre, se montre plus significatif encoreconfront celui de la peinture. Il nous faut ici poser la question : comment se comporte loprateur de lacamra par rapport au peintre ? Quon nous permette, pour y rpondre, une comparaison prcieuse, quisappuie sur la notion doprateur, familire la chirurgie. Le chirurgien reprsente le ple dun ordredont lautre ple est occup par le gurisseur. Lattitude du gurisseur, qui soigne un malade parimposition des mains, est diffrente de celle du chirurgien, qui effectue une intervention lintrieurmme du corps du malade. Le gurisseur maintient la distance naturelle entre le patient, dos trs droit, etlui-mme ; pour le dire plus prcisment : la distance est ici rduite de peu, mais grande est son autorit.Le chirurgien procde linverse : il rduit de beaucoup la distance le sparant du patient dans lamesure o il fore son intrieur mme , et naugmente que peu son autorit en raison de la prudenceavec laquelle sa main se meut parmi les organes. En un mot : afin de se distinguer du gurisseur (quirelve galement encore de la mdecine gnrale), le chirurgien, au moment dcisif, renonce seconfronter dhomme homme son malade ; il sintroduit plutt en lui sur le mode opratoire. Legurisseur et le chirurgien se comportent respectivement comme le peintre et loprateur de la camra. Lepeintre observe dans son travail une distance naturelle vis--vis de la ralit donne ; loprateur de lacamra, au contraire, pntre profondment dans le tissu de la ralit1. Les images que tous deux enretirent sont immensment diffrentes. Celle du peintre est un tout, celle de loprateur la camra

  • diversement morcele, ses parties devant tre rassembles selon une loi nouvelle. Ainsi lareprsentation filmique de la ralit est-elle pour lhomme daujourdhui incomparablement plusriche de significations, car elle apporte une vision de la ralit mancipe de lappareil, quil estlgitime dexiger de luvre dart, et ny parvient prcisment que parce quelle pntre cette ralitde la faon la plus intensive au moyen de lappareillage.

    1. Les audaces de loprateur la camra sont dans les faits comparables celles de loprateur chirurgical. Luc Durtain, dans un inventaire des tours dadressetechniques spcifiquement gestuels, numre ceux qui, en chirurgie, accomplissent certaines manuvres dlicates. Je prendrai pour exemple celle de loto-rhinolaryngologie[] : le travail en perspective de la chirurgie endonasale : les acrobaties, inverses par le miroir de la chirurgie du larynx ; la mi