l'irrationnel_ bonardel françoise

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  • QUESAIS-JE?

    L'irrationnel

    FRANCOISEBONARDEL

    Professeurl'UniversitdeParisI-Sorbonne

    Deuximedition

    7emille

  • Introduction

    Lelangageestunlabyrinthedechemins.Vousvenezparunctetvousvousyreconnaissez;vousvenezaummeendroitparunautrectetvousneconnaissezplusvotrechemin.

    LudwigWittgenstein,Investigationsphilosophiques,1945,203,p.203.

    Quoidepluslogiquequel'ordreditalphabtiqueenusagedanstouslesdictionnaires?Rationalitminimale, certes, dont l'apprentissage conditionne nanmoins l'entre de l'enfant dans l'ordre desmotsetdeschosesetcontribue, l'instardecertaines taxinomies(classifications) trsprimitives,introduireundbutd'ordredansl'univers;leclassement,quelqu'ilsoit,possdantunevertupropreparrapportl'absencedeclassement[1].

    Quoideplusaberrantpourtantquecetamnagementsavantduchaoseugardaudsird'orientationquicontraintalorsl'enfant,enqutedeformesintelligiblestoujoursplusvastes,sautillerdepageenpagecommesuruninvisibledamierautraversduquelprendraitpourluisensl'exigenceintimedecohrencequoiestattachelanotionderationalit.Adfautdoncdepouvoirrecenseretexplorertoutes les dviances, anomalies et traits de gnie en quoi chaque culture reconnat la marqued'irrationalits flagrantes, un ethnocentrisme conscient de sa dette l'endroit de la pense grecqueporte prendre pour axe de rflexion - mais non pour unique et ultime rfrent - l'idald'intelligibilitques'estdonnsous lenomdeRaison l'Occident. Imparfaitement traduitpar lemotlatin ratio (calcul, valuation, raisonnement, le Logos grec semble de ce fait l'incontournablemesure quoi rapporter - pour les glorifier ou les condamner - les turbulences de tout irrationnel.

    Maisl'onsaitaussiquetoutmodedeclassementpossdesalogiquepropre;etl'onpeutlgitimementparler, commeR.Caillois, d'une cohrence internede l'imaginaire [2] ou, commeS.Lupasco,d'unelogiquedel'action,del'art,voired'unelogiquemystiqueoumorbide(Logiqueetcontradiction,1947). Est-ce dire que la notion de logique ne puisse soi seule garantir la rigoureusedmarcationentrelerationneletcequin'estpaslui?Est-cediresurtoutquelemaniementinstinctifou raisonnd'une logique puisse tre suivi d'effets consquents (ncessairement dductibles, voireprvisibles) dont la rationalit pourrait nanmoins tre prise en dfaut au point d'voquer soncontraire, l'irrationalit, l'absurdit ? Ainsi, les manifestations htrognes communment runiessouslabanniredeladraison:motions,passions,croyancesetsuperstitions,divagationscratricesoudestructrices...sont-ellesqualifiesd'irrationnellesdufaitdeleurabsencedelogique,oudeleurinadquationetinadaptationaurel?Notiontoutaussiquivoque,ilvasansdire,proposdequoileconsensuscultureldominantpermetgnralementdetrancherentreinsanitetsant,pathologieetnormalit.Maisceconsensusest-illui-mmed'ordrerationnel?Riennepermetdoncd'affirmerqu'ilsuffit d'tre logique pour tre raisonnable ; ni mme d'avoir raison pour faire triompher unerationalituniverselleetpartagegrcequois'vanouiraitdelui-mme,commel'aubed'unjournouveau,lespectrequelquepeuvampiriquedel'irrationnel.

  • Ni vraiment rationnelles donc car tout au plus logiques ; ni franchement irrationnelles car pluttinsolites, certaines proximits verbales d'ordre alphabtique font pourtant parfois figured'interpellation potique ou ironique. Ainsi, fortuitement coinc dans les dictionnaires entreirradiation et une longue suite d'empchements (irratrapable, irralisable, irrecevable) le terme irrationnel (adjectif et substantif) fait ds l'abord figure d'irrductible : Ce qui s'carte de laraison,larcuseouaumoinsladconcerte.[3]Encesens,l'aspectleplusaismentreprabled'unirrationnelest-ilsansaucundoutesoncaractrehtroclite:trangenotionosesuperposentl'effetdedvianceparrapportlarge(heteroklitos)etladissminationdsordonne,anarchique,demotsoudechosesdansunespacephysiqueoumentaldonn;commesilaseulergleprsidantleurjuxtaposition ne pouvait tre impute qu'au hasard, ou s'avrer la consquence fortuite de leurcommuneexclusionhorsd'unmondesens.Etl'onsaitqu'uncomparablebric--brac-surdterminpar le charme de l'exotisme ! - fut pour M. Foucault le point de dpart d'une exploration descontinuitsetrupturessurvenuesdepuislexviesicleauseindelacultureoccidentale:

    Cetexte[celuideBorgs]citeunecertaineencyclopdiechinoiseoilestcritquelesanimauxse divisent en: a) appartenant l'Empereur, b) embaums, c) apprivoiss, d) cochons de lait, e)sirnes, f) fabuleux, g) chiens en libert, h) inclus dans la prsente classification, i) qui s'agitentcomme des fous, j) innombrables, k) dessins avec un pinceau trs fin en poils de chameau, l) etcaetera,m)quiviennentdecasserlacruche,n)quideloinsemblentdesmouches(Lesmotsetleschoses,1966,p.7).

    Or, l'irrationalit d'une telle taxinomie tient ce qu'elle prtend faire entrer dans l'ordre unefloraison d'expriences et de qualits dont la ralit signifiante tient justement la singularit,l'irrductibilit. Tout autre s'avre l'irrationalit de l'ordre alphabtique, offrant le premier filconducteurpourunrecensementaussilogiquequ'insens:celuidelatotalitdesmotsd'unelangueainsijuxtaposspournerienprcismentdire;maispouroffrirquiconqueauraitquelquechosedire la possibilit de correctement l'orthographier, le prononcer, et en propositions intelligiblesl'articuler : la grammaire prenant sur ce point le relais de l'encyclopdisme langagier dontl'enseignementtourneeneffetenrond(enkuklpadeia)etnerevtformecomprhensiblequesionluidcouvreouluiimposeunordre:C'estlafoiscequisedonnedansleschosescommeleurloiintrieure,lerseausecretselonlequelellesseregardentenquelquesortelesuneslesautresetcequin'existequ'traverslagrilled'unregard,d'uneattention,d'unlangage,prciseFoucault(pp.cit.,p.11).Mais l'ordresaurait-iltre,en tantque tel, legarde-foucontre l'irrationalit?Et l'onentrevoitd'entrel'ambigutdel'actederationaliser:miseaujourdureldanssatexture,sastructurelaplusfinementordonne?ouviolencedraisonnableimposel'anarchiqueralit?Doit-ondemme qualifier d' irrationnelle l'ambigut de la langue (franaise au moins) qui par un seulprfixe:in,ilouir,ditindiffremmentl'inclusionetlasurdterminationd'unequalit(ir-radiation,par exemple) ; et unengation en formed'exclusion : ir-rationnel ?Faut-il inscrire l'ambigut aucurmmedelarationalitverbale,commesil'irrationnelnepouvaitjamaissefaireentendrequesurfondd'ordre,aurisqued'yperdresaradicalehtrognit?commesilerationneltaitconstammentmenac d'insanit : pour avoir imprudemment accord sonAutre droit de cit, oupours'ytretropfarouchementoppos.

    Peut-oneneffetparlerd'irrationnelsansenfaire,implicitementouostensiblement,l'Autredelarflexivitdiscursiveetconsciente,supposeseulematressedesesreprsentationsetactions?Danscette perspective, l'irrationnel n'aurait jamais d'autre statut que subalterne, dsignant alorsprincipalement l'tat encore immature de la rationalit ou la dfaite de la Raison face l'

  • obscurantisme : terme souvent aussiobscurquecequ'il est censdsigner, au traversduquelonperoitcependant,commedansuneantreenfume,unevolont tenacede rgressionassortied'unefrauduleuse attirance pour les noirceurs inhrentes toutes les pseudo-penses : alchimie,astrologie, divination... tant en gnral reconnues pour les partenaires idales de ce parti prisd'ombrement,motivparlesprofitsdetousordresqu'onenpeuttirer:LesommeildelaRaisonengendre des monstres , dpeints par Goya dans ses fameux Caprices (1797). Mais saurait-onautonomiserl'irrationnel-cequoitenddjl'emploidusubstantif-sansenfaireimplicitementleporte-paroled'uneautrerationalit,dchue,ignore,mprise?Laquestiondesavaliditlogiqueetopratoirevenantalorssesuperposercelledesonstatutauseindelacultureoccidentale:peut-onen effet continuer qualifier d'irrationnelle une cohrencemarque par ladiffrence plus que parl'insanit? Cohrence dont les effets de sens et les rsultats concrets seraient attests tant pard'autrestraditionsculturellesqueparnombredessciencesoccultesoccidentales.

    L'irrationnelsembleparailleursdevoirclater,avantmmed'avoirtconceptuellementunifi,en autant de particularits qu'il y a de normes transgresser. Tche infinie, donc, que celle duchercheuren irrationalits !Ainsi, fera figured' irrationnelau regardde la tradition religieuseecclsialelamenaced'unsacrsauvageoul'inquitanteautonomiedeladmarchemystique[4].Et les sotristes eux-mmes,a priori davantage avertis de l'extrme plasticit de cette notion, necessent d'en dcouvrir l'altrit drangeante dans la multiplicit incontrlable des sectes, socitssecrtes, rituels prtendument initiatiques... Les artistes modernes seuls semblent entretenir avecl'irrationnel (mais lequel,au juste?)un rapportquasiconstantetconfiant :qu'ilsydcouvrentunesourced'inspirationinpuisable,oudsignentparllecaractreinvaluabledel'activitdecration.

    C'est aussi que d'un point de vue smantique la notion d' irrationnel parat donner unit etconsistancedespostulationsclatesettoutes,destitresdivers,extravagantes:enruptureavecunquelconque centre, et comme animes par ce prurit de l'infini, de l'illimit , contre lequelNietzsche - pourtant rput irrationaliste ! -exhortait toute grande culture rsister [5]. Desproximitsimmdiatesfonteneffetdel'irrationnelleprocheparentdel'illogique,del'irrflchi(ouirraisonn),del'insensoududraisonnable;etd'autresrapprochements,plusincertainsencore,enfont le terme gnrique permettant d'voquer : l'inexpliqu ou l'inexplicable, l'accidentel,l'indcidable, l'absurde, l'insane, l'inconcevable, le mystrieux et l'nigmatique, le monstrueux... sibienqueceterme,dotdesurcrotparquil'utilised'unefortechargemotionnelle,pourraitsouventtreremplacpar:occulte,fantastique,magique,sotrique,imaginaire,invisible,irrelousurrel,inconscient,subconscientoutransconscient,surnaturel...Toutcelan'est-ilpaseneffet,untitreouunautre,d'ordreirrationnel?

    Chercherl'irrationnelc'estaujourd'huipresqueunsport.Onlecherchedanslesdomaineslesplusdivers.Mais onneprendpas toujours la peined'indiquer avecprcision cequ'onveut dire par ceterme.Onentendsouventparcemotleschoseslesplusdiffrentes,oubienonl'emploiedansunsenssignraletsivaguequel'onpeutentendreparllesralitslesplushtrognes:lapureralitparopposition la loi, l'empirique par opposition au rationnel, le contingent par opposition auncessaire, le fait brutal par opposition ce que l'on trouve par dduction, ce qui est d'ordrepsychologiqueparoppositioncequiestd'ordretranscendant,cequel'onconnataposterioriparoppositioncequel'onpeutdfinirapriori,lapuissance,lavolontetlebonplaisirparoppositionlaraison,l'intelligenceetladterminationfondesurunevaluation;l'impulsion,l'instinctetlesforcesobscuresdusubconscientparoppositionl'examen,larflexionetauxplansrationnels;lesprofondeurs mystiques de l'me et les mouvements mystiques dans l'humanit et dans l'homme,

  • l'inspiration,l'intuition,lavisionprophtiqueetenfinlesforces"occultes";d'unemaniregnralel'agitation inquite, la fermentation universelle de notre poque, la recherche du nouveau dans laposieetlesartsplastiques,toutcela,etautrechoseencore,peuttrel'"irrationnel"etconstituercequ'onappellel'"irrationnalismemoderne",exaltparlesuns,condamnparlesautres.Quiemploieaujourd'huicetermeesttenudedirecequ'ilentendparl.[6]

    Onvoitd'emblelerisque:quelanotiond'irrationnelneregroupeenfaitquelessous-produitsetmarginalitsdelafoietdelapenseetnesoit,decefait,quelepot-pourridesaversionsirraisonnesou,l'inverse,desexaltationsincontrles.Deplus,iln'estpasraredevoiraujourd'huienrlsousune mme bannire protestataire un flot quelque peu dconcertant et bigarr : comportementssectaires et prophties pour imminente fin des temps ; expriences parapsychologiques etromantismes cologiques ; thrapies shamaniques , pharaoniques , et orgasmes divers;orientalisme flamboyants ou bnifiants... se disputent l'honneur de sauver l'Homme ternel d'unedcadencephysiqueouspirituelle imputableauxexcsmmesde l'usagede laRaisonenOccident.Or,c'estlcequednoncrentaussi,maisenvertud'autresraisonsetmotivations,certainsdesplusgrandspenseursetcrateursmodernes,alertsparl'inqutanttotalitarismedfigurantl'exerciced'unerationalitdevenueexclusivementcalculatrice,ordonnatrice,dominatriceetdoncsoninsuelleaussisectaire.Aussi,laprudenceest-elleenlamatirederigueur,trscomparablecelleprconiseparErnstJngerquantl'emploidumotmagie:Nonseulementenconsidrationdumotlui-mme,mais aussi parce qu'il sert de chambre de dbarras pour des phnomnes dconcertants n'ayantcependantentreeuxquepeuoupointderapports.[7]

    Comment en effet - c'est--dire au nom de quel englobant catgoriel - rassembler sous cetteappellation : l'irrationnel, une profusion de manifestations irrelies appartenant des secteursd'activitsaussidiversquelesarts,lesreligionsetspiritualits,lescroyancesettraditionspopulaires,les sciencesdans leur confrontationquotidiennedesdonnes irrationnellesqu'elles s'emploient expliquer et dominer ? Comment, si ce n'est en courant le risque de leur imposer des normes declassement et de jugement qui en feraient justement disparatre l'irrationalit dont l'irruptionrelveraitds lorsdavantageducoupd'clatquedudiscoursorganis ; clatement thmatiqueaggravparl'imprcisiondelaconstellationsmantiquedontcettenotionsemblelecentretoujoursvirtuel : infracassable noyaudenuit dont s'enchanta le poteA.Breton (1896-1966), ou centreinexistantd'unenbuleuseauxpriphriesincertaines?Enfin,etcen'estpasllemoinsinquitant,l'irrationnelparatcautionner,partoutoilsemanifesteavecclat,lacollusionetsouventmmelaconfusiondel'affectifetdel'intellectuel,aumprisdelalignedepartagetablieparlaRaison.

    Maiss'est-onenretoursuffisammentdemandpourquoiilparatsidifficiled'aborderdesang-froidune telle question ? Pourquoi le mot lui-mme semble dot d'un pouvoir de contaminationmotionnelleanaloguesonobjetincertain,brumeux,sulfureux?Ironie,sarcasme,mpris,dnifonteneffetcourammentfigured'armesspontanmentbrandiesparceuxdontlerationalismeseditmenac,offusqupartantd'absurdits;commesil'urgencemmedelaquestion:lepossibleretourdel'irrationnel!inspiraitl'hommederaisondecderlaparoleaumilitant;commesilepartisanoubliaitsurlechampqueladnonciationfaitpartiedestechniquesirrationnellesparlesquellesonentendexterminer -maisnon logiquement radiquer -unennemidontonconfortedummecoupindirectementl'identit,parasitaireouvictimaire.Maiss'ilestvraiquelaguerreestdepuislexviiiesicledclareentrelesprophtesdumatindesmagiciensetceuxquienattendentdepiedfermele crpuscule [8], quelle stratgie dployer qui ne renforce pas le mlange, potentiellementexplosif, d'une irrationalitperscuteetd'une rationalitpar troppassionne? Irrationnelle serait

  • doncdjdecefaittouteconfrontationd'ordrestrictementpolmique-particulirementvirulenteencettefindesicle-encequ'elleentretiendrait laconfusionentre lecrid'alarmeproprecertainesprotestations,dontlarationalitn'asouventpourdfautqued'treincomprise,carprmature;etdesformesdrisoires,rgressivesoutyranniquesdecompensationsmotionnellesoudevolontdepuissance sectaire, au travers desquelles transparat en effet l'chec de l'uvre de comprhension,humanisationetpacificationjustifiantl'hgmoniedelaRaison.Carsil'irrationnelpartagedepuislesGrecsaveclasophistiqueletroubleprivilged'treglissant,insaisissableetprotiforme(Platon,Lesophiste),ilananmoinsconservsurelletoutesonaura,malfiqueoumirifique:neprtend-ilpasrconcilierl'infra-humainetlesur-humain,lafolieetlegnie,lolarationalits'emploieaucontrairelessparerpourmieuxfairergnertransparenceetquit?

    Notes

    [1]C.Lvi-Strauss,Lapensesauvage,Paris,Plon,1962,p.16.[2]Casesd'unchiquier,Paris,Gallimard,1970,p.36.[3]ArticleIrrationnel(F.Khodjent),inNotionsphilosophiques,Paris,PUF,1993.[4]Cf.surcepoint,M.Hulin,Lamystiquesauvage,Paris,PUF,1993.[5]Par-delbienetmal,OC,t.7,Paris,Gallimard,1971,224,p.143.[6]R.Otto,Lesacr (L'lmentnon rationneldans l'idedudivinet sa relationavec le rationnel),Paris,Payot,1929,rd.1994,p.92-93.[7]Lemurdutemps,trad.fran.,Paris,Gallimard,1963,p.141-142.[8]Al'ouvragedeJ.BergieretL.Pauwels,Lematindesmagiciens(Paris,Gallimard,1960)rponditeneffet lemanifestedeY.Galifret,Lecrpusculedesmagiciens (Paris,d.de l'Union rationaliste,1965).

  • ChapitreI

    Mtamorphosesd'unpseudo-concept:irrationnel,l'irrationnel,irrationalisme

    I.Spontanitetauthenticitapremirecaractristiqueducoupd'clatirrationnel,sousquelqueformequ'ilsemanifeste,est

    certainementlaspontanit:pulsionirrsistible(Naturtrieb),maisaussiauto-affirmationirrflchiedesoi(Selbsttigkeit);commesiuneincompatibilitlogique,etpeut-treontologique,interdisaitaurationnel d'tre spontan, et l'irrationnel d'tre rflchi, c'est--dire conduit davantage de rationalit par un travail de l'esprit de plus en plus conscient, adapt et dlibr. En ce sens,l'irrationnelesttoujours,commelepensaHegel(1770-1831)lesimplementopin;alorsquelerationnelestquelquechosed'agienquis'esttrouvconfirmetaffirmledroitdelaconscience[1].Queldroit?Celuidedevenirconsciencedesoipuisconscienceuniverselledesoi:mouvementgrce auquel l'individualit accde l'universalit, l'humanit. Or, ce passage de l'irrflchi auraisonn et au rationnel constituant la dynamiquemme de la conscience, se trouva valid etrenforc par l'volution de l'histoire des ides ; l'Occident faisant de la rflexivit consciente etraisonnel'indispensablepartenairedelalibertd'agiretdepenser:

    Le premier pas de la science de l'humanit est de distinguer deux phases dans la pensehumaine:l'geprimitif,gedespontanit,olesfacults,dansleurfconditcratrice,sansseregarderelles-mmes,parleurtensionintime,atteignaientunobjetqu'ellesn'avaientpasvis;et l'gede rflexion,o l'homme se regardeet sepossde lui-mme,gede combinaisonetdepniblesprocds,deconnaissanceantithtiqueetcontroverse.[2]

    Reconnatretoutirrationnelcetteproprit,laspontanit,n'estdoncenriendterminerquellevaleur (thique, gnosologique) accorder ce jaillissement spontan. Et Renan lui-mme (1823-1893), chantre d'un scientiste triomphant, ne put semble-t-il s'interdire une certaine nostalgie l'vocationd'untatpass(mythique?)otoutefforttaitsuperflu,oiln'taitpasncessairedesedonnerunobjetpourcorrectementviser.Larflexivitconscienteaurait-elleperdusurlechemindeladiscursivitlatensionintime,l'lasticit,laforceplastique(Nietzsche)quifaisaientdecette irrationalit premire le moteur et le vecteur les plus srs, bien que spontans, d'uneadaptationassure?Laquestionobjetsdedbatsultrieurs(chap.5)mrited'tred'entrepose.

    Et cela d'autant plus qu'une telle spontanit concidant aussi avec la priode irrationnelle del'existencehumaine(Renan),sevoudraitenmmetempsauthenticit;cardslorslejaillissementspontan ne manquerait pas d'tre valoris. Valorisation ambigu, certes, puisque l'tymologiegrecque (authentikos) tire lemot vers la reconnaissance officielle et solennelle d'une qualit ainsipromuedignit;lol'tymologieallemande(Eigentlichkeit)sembleaucontraireinvitermettreau

    L

  • jourcequ'unmouvementexpressifcomportedepluspropre,parcequespontan;voirecequ'ilcherche,parunjaillissementquiluiseraitvritablementpropre,s'approprierdefaonelleaussiauthentique,carauthentifie,valideparcemouvementmme:l'authenticitrivalisantalorsaveclavaleur de vrit plus spcifiquement attache, dans la tradition philosophique classique, laconsciencedesoiraisonne.

    II.Continuitoudiscontinuit?On ralise ainsi ce qu'il y aurait de tendancieux relier prmaturment et spontanment les troistermes ici en jeu : irrationnel (adjectif), l'irrationnel (substantif), et irrationalisme, autant dire uneirrationalit devenue doctrine, systme ; les relier donc comme les trois squences obliges d'unevolutioncontinue,d'unpassagegaranti(aveugle?rflchi?)versdavantagedecongruencesicen'estderationalitpuisquelespectredelargressionetdeladmencefutdslexixesicleattachla notion d'irrationalisme. Or, rien ne dit en effet qu'un mouvement irrationnel spontan cherchencessairement se constituer en irrationalisme ; ni qu'une irrationalit manifeste s'origineforcmentdanscetirrationnelfoncier,proched'uninconscientcollectif(Jung)odisentpuiserlaplupartdes traditionsspirituelles.Toutauplusnousfaut-il reconnatreencepossibleet irrsistiblepassage l'imprialisme potentiel de tout irrationnel : commencer, E.Meyerson (1859-1933)l'avaitbienvu,parlasensationelle-mme(Identitetralit,1908).

    Mais l'on ne saurait non plus s'interdire d'envisager, entre ces trois notions, la possibilit d'unecontinuitsurlaquelleilfaudradslorss'interroger.Eneffet,quellequesoitlaplaceprisepourlemeilleur (cration)oupour lepire (fanatisme,destruction),par la spontanit irrationnelledans lavie des individus et collectivits; qu'elle qu'ait t et demeure l'ingrence de l'irrationnel dansl'quilibre toujours prcaire des puissances (diurnes et nocturnes) accompagnant l'humanit aulong de sa laborieuse et incertaine Odysse ; et quelle qu'ait pu tre l'ambition de certains irrationalismes de renverser en leur faveur le crdit gnralement accord la rationalit... uneffort d'irrationalisation pourrait-il devenir systmatique sans s'autodvorer, ou caricaturer larationalit ? En ce sens, saurait-on sans ridicule ou danger parodier la formule de G. Bachelard(L'eauetlesrves,p.10)etproclamer:Irrationalistes?nousessaieronsdeledevenir?

    Cen'est certes pas que le rationnel ne puisse trouver en l'irrationnel son contraire occasionnel, safiguration laplus contradictoire et, parfois, soncomplice leplusdvou; c'estque l'engagementrationalistesemblejustementfaireappelunecontinuittemporelle,desmodesdetransmissionet de concertation ignors de toute spontanit irrationnelle, et dlibrment rejets par tout irrationalismedevenuconscientde lui-mme.Etc'estsansdoutepourquoi irrationnelrimesifrquemmentavecindividuel,singulier,isol;tandisquel'irrationnelsemble,tortouraison,n'engendrerd'autreperptuithistoriquequefuneste(terreurs totalitaires,perscutionssectaires),etne s'inscrire dans aucun devenir progressiste orient. Mais comment, dans ce cas, expliquer laconstance historique d'une irrationalit concidant pour l'essentiel avec les divers sotrismes(astrologie, magie, divination, alchimie) dont l'influence, longtemps dominante, est loin d'tretotalement radique ? Comment, en effet, sinon en recourant l'argument paresseux et souventfallacieux, d'un retour priodique et quasi pidmique de l'irrationnel ? Il reste alors comprendre pourquoi la croisade rationaliste pourtant assure de sa continuit et de sa lgitimitcontinueseheurter,impuissante,despoussesirrpressibles(guerres,gnocides,fanatismesdivers)sansrapportncessaireavecunquelconquesotrisme,etattestantparcontresonchec

  • rformerdurablementetenprofondeurlesmentalits:

    Cetteguerreintrieuredelaraisoncontrelespassionsafaitqueceuxquiontvoululapaixsesontpartagsendeuxsectes.Lesunsontvoulurenoncerauxpassionsetdevenirdieux,lesautresontvoulurenoncerlaraisonetdevenirbtesbrutes.DesBarreaux.Maisilsnel'ontpunilesunsnilesautres,etlaraisondemeuretoujoursquiaccuselabassesseetl'injusticedespassionsetquitroublelereposdeceuxquis'yabandonnent.Etlespassionssonttoujoursvivantesdansceuxquiyveulentrenoncer.[3]

    III.Lespectredel'insensEn tant qu'adjectif d'abord, ncessairement rapport un substantif (comportement, raction,expression) lemot irrationnel apparat engnral lors de la description (littraire souvent) desituations o une impulsionmanifeste son caractre foncirementatypique puisque n'entrent alorsprioritairement en jeu ni l'absence de connaissances, ni la pure et simple btise, ni lamchancetdlibre: l'mergence brutale, plutt, imprvisible et irrpressible, d'une nergie dsorganisatriceaussiimprieusequ'insoucieusedesesconsquences.Aussi,quelquepuissetrelediagnosticportsur ses causes caractrielles ou conjoncturelles l'irrationalit d'un comportement conduit lapertedetoutelucidit,detoutematrisedeslmentssubjectifsetobjectifspermettantunedominationsereine et quitable d'une situation ou d'un problme donns : d'o l'inadaptation de l'individuconcern son environnement immdiat et, gnralement, sonmanque d'efficacit. Toutefois, uneanalyse plus affine de l'irrationalit comportementale laisserait apparatre maintes nuances entrel'expressionde la spontaniten tantque telleet ses invitablesconsquences.Entreunmme typed'irruption et une comparable inadaptation se dploient en effet de nombreuses variations : uncomportementseraqualifid'illogiqueoud'inconsquent(voireabsurde)soits'ildrogeauxrglescommunesdelalogique(cf.chap.2et3),soits'ilrendmanifesteunecontradictionplusintimeouune inadquation au monde environnant dont l'individu peut malgr tout se trouver l'heureuxbnficiaire (chance), le destinataire occasionnel (hasard) ou, plus logiquement , la victimersigneouconsentante(autodestruction,aberration).Acetgard,unillogismepoussetpersvrantconduit l'insanit et ladmence : perte de l'esprit (mens) voisinant alors la folie dfinie par lepsychiatreJ.Delaycommecequirestequandl'humanits'estretireautantdireirrationalitl'tatpuroM.Foucaultcrutpoursapartreconnatreunesorted'occultesavoir:

    Aupleopposdecettenaturedetnbres[l'animalit],lafoliefascineparcequ'elleestsavoir.Elleest savoir,d'abord,parceque toutesces figuresabsurdes sonten ralit leslmentsd'unsavoirdifficile, ferm,sotrique.Ces formestrangessont situes,d'emble,dans l'espacedugrandsecret[...].Cesavoir,siinaccessible,etsiredoutable,leFou,danssaniaiserieinnocente,ledtient.Tandisquel'hommederaisonetdesagessen'enperoitquedesfiguresfragmentairesd'autantplus inquitantes leFouleporte toutentierenunesphre intacte:cettebouledecristal,quipourtousestvide,estpleine,sesyeux,del'paisseurd'uninvisiblesavoir.[4]

    Sans doute irrationnel et insens sont-ils trs proches ; cette proximit mme dsignant aussil'ambigutdusenssouventproposcommesynonymederationalit:simplemaisexacterponse une question donne ?Ou prise en compte de l'orientation plus lointaine sans laquelle il paratdifficiledeparlerdesignificationetdoncderaison,sitoutefoisl'exigencedefinalitsignifianteestinhrentel'expressionaccompliedelarationalit[5].Aussil'insensn'est-ilpasseulementcequi

  • choque l'entendementcommunmaiscequi,chappant toutecommunemesure,nepeutmmeplustrevalumaissimplementdsign,ouexpulsentantquecorpstranger(alienus),alin.Parsoncaractreindfinissablecommeparsonanomalie,l'insensctoiedoncncessairementl'inhumainetlemonstrueux : ce qui ne peut tre que montr, tant son existence mme bafoue les normes del'humanit ou de la naturalit : l'existence desmonstresmet en question la vie quant au pouvoirqu'elleadenousenseignerl'ordre,noteG.Canguilhem(1904-1995),rappelantopportunmentparailleurs :L'hommen'estvraimentsainque lorsqu'ilestcapabledeplusieursnormes, lorsqu'ilestplus que normal [6]. A contrario, si toutes les anomalies semblent galement possibles dansl'irrationalit,aupointdeparfoissecumuler,ellesneparviennentpasproduireunordresens:logiquedel'excsetdeladvianceincontrls,delaprivationetdudfautdesens,delaruptureet du saut dans l'insens, dudtournement pervers oudu retournement suicidaire et, pourquoi pas,d'unindchiffrablesecret...Rejoignantainsipourunepartl'incohrencedueaudfautd'organisationou d' intelligence d'une situation donne, l'irrationalit d'un comportement s'avre d'autant plustroublante et dconcertante qu'elle ne peut tre prcisment rapporte : soit aux sous-bassementspulsionnelsinconscients,passionnels,ayantmotivlepassagel'action;soituneinspirationtrans-rationnelle dont la plupart des cultures hors celle de l'Occidentmoderne ont attest la prsenceagissantechezlespotes,thaumaturges,hommessaints...

    Parcequalificatif (irrationnel) sontdoncaujourd'hui souventamalgamsethomognissdesextrmesentre lesquels s'est construit le fameuxpaysde l'entendementpur cherE.Kant(1724-1804). Comment, dans ce cas, distinguer l'insistance d'une vulgaire obsession ou latyrannied'unepulsion,de l'irrsistibleautoritd'uneauthentique rvlation,Visitation?Et sil'entendement n'est nullement habilit effectuer ce genre de discrimination, quelle instance,quelleautreraison,peutsaplacelgifreretdterminerl'authenticitdecequisedonned'abordvoircommeprsencerelledanslemiroitementd'unetelleambigut?Encesens,toute manifestation irrationnelle a bien pour premier effet de faire, par contagion, perdre laraison.Mais le conglomrat informe dsign comme l'irrationnel contribue plus que toutautre l'aggravation de cette dperdition en ce qu'il favorise l'effet d'aveuglement et defascination :dequellenatureestenchaquecasde figure laprivationderaisonpermettantdeparlerd'ir-rationnel?Aquelleraisonrapporte-t-onindirectementceretraitoucedfautdesignification?

    IV. Faillite de la rationalit ou grandeurngative?Par le substantif (l'irrationnel) semblent en effet rassembles mais en vertu de quel ordre ? l'ensembledesmanifestationsindividuellementqualifiesd'irrationnelles.Acetgard,etcomptetenuducaractredisparatedjvoqu,l'irrationnelparatcondamnn'trequ'unfourre-tout :ledpotoirdetousleslaisss-pour-comptedelarationalitdontleseuldnominateurcommunseraituneforced'opposition,dengation:

    L'irrationnel est un terme purement ngatif : la matire par rapport la forme gnrale,l'arbitraireparcomparaisonavecl'acteconformeauxlois,lefortuitparrapportauncessaire.L'irrationnel, en tant que ngativit, est selon les cas soit un rsidu obscur, soit un rsidu rejeter. La pense s'efforce de rduire ce rsidu au minimum, et juste titre. Pour elle,

  • l'irrationnel n'est pas quelque chose en soi,mais, en tant que pure ngativit, la limite, ou lematriaufortuit,dugnral.[7]

    Faire de l'irrationnel le pur et simple ngatif du rationnel revient donc reconnatre etindirectementvaliderlaseulehgmonieetautonomiequisoit:celledelaRaison,durationneletduraisonnable, dont les formulations purent varier au cours de l'histoire des ides, mais dont l'axedemeurerait depuis les Grecs inchang. Ainsi le statut subalterne de l'irrationnel serait-il,philosophiquement parlant, l'quivalent d'une privatio boni : doctrine thologique chrtienne qui,reconnaissantdanslemalunedgradationdubien,luirefuseparlmmetouteidentitpropre.Maisl'onsaitaussiqued'autrescourants(gnostiques,manichens,cathares),accenturentaucontraire lafracture ontologique, au point driger face face deux Principes souverains en lutte pour ladominationdumonde[8].Mais faire de l'irrationnel une puissance antithtique du rationnel etdistincte de lui soulve une srie de difficultsmajeures puisqu'il ne s'agit plus alors d'un contre-pouvoir, mais d'une autre puissance : comment, ds lors, rendre compte de son altrit sans larationaliser ? Comment, surtout, srieusement envisager qu'une telle puissance prenne un jour lerelaisde la rationalitsansfaireduChaos l'quivalentduMal?Ainsi leparallleesquissavec lathologielaisserait-ilaussientendrequel'irrationneldevenusouverainseraitbienprsderaliserlaplussombredesprophtiesrelativeslavictoirefinaleduPrincedecemonde(Satan,Antchrist).Etl'onretrouveraitalorssousdesformesgrimaanteschresaucinmad'horreur[9]ladivinisationinverseautantdireladiabolisationd'unepuissanceenquis'allieraientl'exaltationdel'hystrieetlafroideurdsenchantedelamlancolie.

    Pris comme substantif, l'irrationnel semble donc n'avoir d'existence que tyrannique oufantmatique,oscillantentreunconceptpurementngatifetrestrictif,etunehypothtiquegrandeurngativequi,disaitKant,n'estpasunengationdegrandeurmaisaucontrairequelquechosedevraimentpositifensoi,quiestsimplementopposl'autregrandeurpositive[10].Or,cherchantintroduirececonceptenphilosophie,Kantsedisaitguidencettevoieparlesmathmatiquesd'unepart[11], et par certaines conceptions alors en vogue dans le domaine physico-chimique ol'existence de polarits antagonistesmais complmentaires justifiait aussi bien la rfrence aumagntisme et l'alchimie qu' une science encore ttonnante comme l'lectricit. Mais une grandeurngative envisagecomme l'autrepled'unedynamiquencessitantqu'uncourant relieces extrmits (contraires plus que rivales), n'a que peu de choses voir avec le dualismemtaphysiqueprcdemment voqu.Et si desmtaphores empruntes l'lectricit parcourent lesmditationsdespenseurs-potesromantiques,cefutsouventauprixd'unrapprochementsignificatifavecl'sotrisme:catgorieproposdequoil'usagedusubstantifesttoutaussicontestablequepourl'irrationnel.

    Acettenbuleusementale,aussiattractivequerpulsive,pourraienttreeneffetoctroyesavecautantdevraisemblancelesprrogativesinfiniesduDieudontNicolasdeCuesdisait,aprsHermsetavantPascal[12], que son centre est partout et sa circonfrence nulle part : inflation sublime oudrisoire par rapport quoi l'entendement impose son travail d'arpenteur comme norme duconnaissable,duvraietduraisonnable.

    V.Doctrineractionnaireousavoirtraditionnel?

  • S'avredece faitassez floue la limiteentre l'irrationnelet l'irrationalisme, sinon,enpremireapproximation, comme la possible distinction d'un ensemble de faits et d'une vritable idologie,rgressiveouprotestataire.Lesanalysesultrieuresrelativesl'sotrisme(chap.4)permettrontdeprciser ce que l'on peut d'ores et dj avancer : que l'irrationnel , en tant qu'amalgame desdiversesirrationalits(folie,passion,fanatisme),n'estquelatranscriptionngativeethistoriquementtardived'unensembledeprincipesetdecroyances,souventremarquablementorganiss,constituantl'ossaturesocialeetspirituelledesculturesditestraditionnellesetpasexclusivementarchaquesetprimitives (Lvy-Bruhl). Le mouvement de l'histoire occidentale seul, suppos progresser destnbres vers les lumires de la rationalit, a permis d'officialiser la confusion entre ces deuxcatgories dont les chevauchements sont certes possibles, mais d'autant plus significatifs qu'ils nepostulentpasd'avanceuneconfusiondesidentits.

    Il est non moins certain que le caractre cohrent et systmatique des penses traditionnelles (magies, divination, psycho-physiologie subtile) peut justifier qu'on parle leur propos d'un irrationalisme : mais en tant que corps de doctrine fond sur d'autres postulats et principesinterprtatifs que ceux hrits du rationalisme grec. En ce cas, ce n'est que par opposition aurationalismeclassiquequepeutprendresensl'utilisation,leurpropos,delanotiond'irrationalisme.Cardel'intrieurcessystmesdepenserevendiquentunecohrenceetuneefficacitprochesd'unerationalit . La preuve en est d'ailleurs qu'ils n'ont que peu de points communs avec les irrationalismesphilosophiques:ceuxdeSchopenhauer,Nietzsche,Bergson...presquetousissusdela fracture romantique, et conscutifs unecrisede la raisonpropre la tradition rationaliste(philosophique et scientifique). Si la dnomination mme (irrationalisme) s'avre leur propossouventcontestable(chap.5),iln'endemeurepasmoinsqu'elleouvregalementaujourd'huilavoieune possibilit de dialogue avec l'autre irrationalisme: sotrique et traditionnel, trangementmconnuoumprisparlaphilosophieclassique.

    VI.UnenotionerratiqueLancessitsefaitdoncjourdetenircomptesimultanmentdecesdeuxpossibilits:quecequenousnommonsspontanmentirrationnelpuisse,toutbienexamin,nepasmritercetteappellationpartropngativeouexagrment laudative ;etqu'ilyaitparcontreporterdavantageattentioncespierresd'achoppementquedevraientconstituer,pouruneRaisonsoucieusededemeurerconsquenteetraisonnable,certainesaumoinsdecesmanifestationsanarchiques(folie,divination,inspiration),etcertains de ces corps de doctrines sotriques et traditionnels (mancies, astrologie, alchimie) quicontinuentinterpellerlarationalit.D'ol'importancedesstratgiesparlesquellesonentendluttercontre l'irrationneloudialogueravec lui ; stratgiesnedemeurant raisonnableset rationnellesque si, quittant le terrain passionnel de l'idologie, elles s'emploient, en chaque cas de figure, reconnatrequelirrationnelellessetrouventconfrontes.

    En rsum : l'irrationnel (adjectif et substantif) apparat comme une notion erratique o semblentconverger lesextravagancesde l'erranceet lesdivagationsde l'erreur.Decepseudo-concept, l'tatd'effervescence quasi endmique parat en effet favoriser simultanment la multiplication desingularitsirrductiblesdonnantcettenotionsonextensionlogiquetrangementbigarre;etdes qualits tout aussi htroclites dont les manifestations, frquemment paroxystiques, voquentalors la puissance occulte, barbare et dvastatrice des grandes pidmies : La pousse versl'extrieurd'unfonddecruautlatenteparlequelselocalisentsurunindividuousurunpeupletoutes

  • lespossibilitsperversesdel'esprit,diraA.Artaud(1896-1948)delapeste[13].Toutdiscoursdeetsur l'irrationnelparatdece fait constammentmenacoupar la fascinationmimtique,ouparunedistanciation par trop critique dont la vocation tait pourtant de demeurer thrapeutique : cet irrationnel,faut-ill'exterminer,lecirconveniretl'intgrer;voireletransfigurerouletransmuer?Stratgiesengnraladaptes,faut-ilprciser,l'imagemmedel'AutrequelaRaisonacceptedesedonner: monstruosit indfendable, embryon immature de la normalit, inquitante tranget (Unheimlichkeit) parente d'une ombre en quoi on espre aussi se ressourcer, ou Tout-Autrealternativementdiabolisoudivinis?S'ilparatdoncd'oresetdjvidentque l'irrationalitnepeutsedfinirqu'enfonctiond'uneraisonidalementpose[14],parrapportquellesnormesdejugementetderaisonnementl'irrationalitchercha-t-elleparfoisimposersadiffrenceinsenseouinspire?Toutnedpendrait-ilpasdelafaondontputreentendue,aucoursdel'histoiredesides,l'exigenced'intelligibilitpropreauLogosgrec?

    Notes

    [1]Phnomnologiedel'esprit(1807),trad.fran.,Paris,Gallimard,1993,p.412.[2]L'avenirdelascience(1890),Paris,d.G/F,1995,p.293.[3]Pascal,Penses(410,Lafuma),Paris,Seuil,1962,p.185.[4]Histoiredelafoliel'geclassique(1972),Paris,Gallimard,(coll.Tel),p.31-32.[5]Ce qu'affirmaitAristote en nonant lesquatre causes (matrielle, formelle,motrice et finale)permettant de dire cequ'est (quiddit) une chose et ajoutant : C'est toujours, en effet, en vue dequelquechosequel'hommeagit,dumoinsl'hommeraisonnable,etcettechoseestunelimite,carlafinestunelimite(Mtaphysique,,2,15).[6]Laconnaissancedelavie,Paris,Vrin,1952,p.171et210.[7]K.Jaspers,Philosophie(1932),trad.fran.,Springer-Verlag,1989,p.366.[8]Cf.LelivredesdeuxprincipesdeJeandeLugio,inR.Nelli,Laphilosophieducatharisme,Paris,Payot,1978.[9]Celuidel'expressionnismeallemandenparticulierdontlesproductions(Murnau,Lang)exprimentunefascinationmorbidepourunirrationnelmalfiqueetdiabolis.[10]Essaipourintroduireenphilosophieleconceptdegrandeurngative,(1763),Paris,Vrin,1949,p.76.[11] Rappelons qu'en mathmatiques un nombre est dit irrationnel lorsqu'il ne peut avoir dequotientni sous la formed'unnombreentier,nid'une fraction.Aussi lesPythagoriciensquidit-ondcouvrirentcettepossibilitlajugrent-ilsmonstrueuse.[12]DeladocteignoranceParis,Trdaniel,1979..LapremireallusioncecercledivinsetrouveeneffetdansleLivredesvingt-quatrephilosophes,gnralementattribuHermsTrismgiste[13]Lethtreetsondouble(1938),inOC,t.IV,Paris,Gallimard,1964,p.37.[14]G.Marcel,Journal(1914),Paris,Gallimard,1927,p.107.

  • ChapitreII

    LaGrcedel'ombre

    I.Irrationalitmythiqueetphilosophiee scnario interprtatif selon lequel la rationalit grecque se serait peu peu constitue par sa

    rupture avec le mythe continue, bon droit d'ailleurs, servir d'acte de naissance officiel laphilosophie.Maiscescnariorequiertnanmoinsqu'on luiadjoignedeuxcorrectifs : la repriseencompte,parSchellingtoutlepremier,dufondementmythiquereconnupourcommunlaconsciencephilosophiqueet religieuse(Philosophiede lamythologie, 1814) ; et la relectureparNietzschedespenseurs-potes dits prsocratiques (La philosophie l'poque tragique des Grecs, 1973) os'originepourunepartlemouvementdedconstructiondel'histoireetdelanotionmmedephilosophie,tandisqueLanaissancedelatragdie(1972)tendaitrestitueraumythe(dionysiaqueen particulier) la place que lui avait confisque la pense thorique, issue du socratisme[1].Retournement dcisif, donc, du cours jusque-l bien tabli de la progression des Lumires,permettant la reprise du dialogue entre philosophie et mythologie : cette dernire n'tant plusncessairement considre comme une archacit pr-rationnelle, mais comme une donneconstitutive de la conscience et de l'exprience humaine[2] avec laquelle il faudrait rapprendre compter:C'estainsiquedanslaphilosophie,dansladiscussionphilosophiquemme,ilyaunsensqueseullemythepermetd'interprter.Philosopher,c'estengagerl'medansuneaventuremythique,diraplustardB.Groethuysen(Anthropologiephilosophique,1953,p.27).

    Or de tous les mythes grecs, ceux de Promthe et d'dipe semblent avoir tout naturellementaccompagnlaprogressiondelarationalitoccidentale:celuiduvoleurdefeuencequ'iltmoigned'unepossible insubordinationface l'arbitrairedivinol'hommemodernecroirareconnatresonpropre combat pour la matrise de l'univers physique grce aux sciences et techniques ; et celuid'dipe dans lamesure o, confront l'insanit tragique de son destin, le roi de Thbes choisitl'aveuglement, et non le reniement ou l'acte religieux de contrition : signe d'unematurit associeplus tard par Freud la liquidation du fameux complexe quimaintient trop souvent l'hommeadulteentatd'infantilit[3].L'importancepriseparcesdeuxmythesnesauraitpourtantfaireoublierladiversitdesfiguresdel'irrationnelauxquellesl'hommegrecn'acessdeseheurter,pourlesdominerparlaraisonous'exalterleurproximit;ni lefaitquecesdeuxmythesnejouerontparcontrequ'unrlemineurdansl'laborationrflchiedesirrationalismesmodernesquiplacerontengnralleurrvoltesouslepatronaged'autresfiguresmythiques:Dionysosbiensr,maisaussil'aventuredeThseaffrontantleMinotaure[4].N'est-cepasquecemonstre,hybrideentreanimalitet humanit, incarne aux yeux de certains modernes une irrationalit plus proche de leursproccupations cratrices que l'inceste perptr son insu par dipe, ou la geste hroque dePromthe?Quoiqu'ilensoit,detelscorrectifsappellentaussileurcomplment,issud'untoutautrehorizoninterprtatif:unedmythologisationdelaRaison,rigeaufildessiclesenrfrentabsolud'une intelligibilitquin'apourtant, partir desGrecs, cessde se chercherdans sa confrontation

    L

  • ritrel'irrationalit:

    Que faisons-nous quandnous nous interrogeons sur les origines de la raisongrecque, lorsquenous nous demandons quelles sont les conditions sociales et psychologiques qui ont permisl'apparition,dansunpetitcoind'Asiemineurepeuplpardescolonsgrecs,d'uneformeneuvedepense ? Pense que nous avons le droit de dire dj rationnelle dans la mesure o ellereprsenteunerupturedcisiveparrapportcetyped'imaginationmythiquequiconstituepeut-tre la forme la plus rpandue de la pense humaine. Ce que nous faisons, c'est que nousdemandonslaRaisonelle-mmeraisondecequ'elleest[...].

    Or,dsqu'onl'interrogesurlesconditionsquil'ontvuenatre,nonseulementlaraisonnepeutplustreunesortededivinit,maismmeellenepeutplusapparatrecommeunevaleurabsoluequeleshommesauraientmconnuelongtempsetquiseseraitunbeaujour,auviesicledenotrere, incarnede faonprovidentielledansunpeuplelu, lepeuplegrec,exactementcommesixsiclesplus tard leSaint-Espritseserait trouvmiraculeusement incarndansunautrepeuplelu,lesHbreux[5].

    II.AmbigutduLogosUnetelleremiseenperspectivehistoriquedelanotionderationalitetdesesfonctions,n'apaspourbutderelativisercequiconstitual'ambitionmmedelaRaisongrecque:sapossibleuniversalit;etdonc de cautionner indirectement une nouvelle forme de sophistique : chaque poque, chaquepeuple,chaqueindividu,samesuredecequiestraisonnableetdecequinel'estpas.MaispourquiconquecontinueraisonnerdanslechampinterprtatifouvertparlesGrecs,ilimporteeneffetdedbarrasser lemouvementd'mancipation intellectuelledont ils furent les instigateurs,ducaractreprophtiquequienferaituneformeinavouedereligiosit:divinisationdelaRaisonofficiellementpratiqueauxviiiesicle,maisinaugurantsanslesavoirunecrisesurlaquellenousreviendrons(chap.5et6).Pourlesautres,c'est--diretousceuxqui,rompantlesamarresaveclesoletl'horizongrecs, s'en sont alls explorer les confins de l'humanit (gographique, culturelle et plus encorementale), il est tout aussi vident que les normes du rationnel et du raisonnable ne sauraient treuniquement rapportes celles implicitement contenues dans la seule notion grecque de logos.Notion d'ailleurs suffisamment riche et ambigu pour avoir entretenu une controverse continue auseinmmedelatraditionphilosophiqueoccidentale.Delancessairerelativitduraisonnableetdesoncontraire-dontlanaturedemandetrecontinmentprcise-lesGrecseux-mmesfurentconscients,commel'attestecetextedesEntretiensd'Epictte(50?-125/130)vritableprofessiondefoiopourraitsereconnatrepourl'essentiellasagessegrecque:

    Iln'estqu'unechosequel'trehumainraisonnablenepuissesupporter,c'estcequiesttrangerlaraison;ilsupportecequ'ilestraisonnabledesupporter[...].

    Leraisonnableetledraisonnableseprsententdiffremmentpourchacun,ainsiquelebienetlemal, l'utile et le nuisible. Aussi avons-nous besoin d'ducation avant tout pour apprendre -appliquer la notion universelle de raisonnable et de draisonnable aux cas particuliers d'unemanire conforme la nature.Or, pour juger de ce qui est raisonnable et draisonnable, nonseulement nous utilisons les degrs de valeur des objets extrieurs, mais chacun de nousconsidrecequiestconformesonproprerle.L'untrouveraisonnabledetendrelevase;ilsait

  • que,s'ilneletendpas,ilrecevradescoupsetqu'onluisupprimeradelanourriture;s'illetend,il n'aura riendepnibleoude fcheux subir.Unautre juge insupportablenon seulementdetendrelevase,maisencored'admettrequ'unautreletende.Sidonctumedemandes:Tendrai-jele vase?, je te dirai : il vautmieux recevoir de la nourriturequen'enpas recevoir ; il vautmieuxnepastremaltraitquel'tre;sic'estcelaquetumesurescequetuasfaire,vaettendslevase.-Maisc'estau-dessusdemoi!-C'esttoi,nonmoi,defaireintervenircepointdans laquestion ;c'est toiqui teconnais toi-mme,qui saiscombien tuvauxet combien tu tevends;chacunsevendsonprix.

    III.Lahantisedel'illogismeAinsi le rationnel se reconnat-ild'abordcela,par rapport quoi sedtermine soncontraire(alogos,alogistos):lapossibilitoffertetouthomme-sielleestconvenablementcultiveparlapratique philosophique - de s'auto-valuer. Le fameux connais-toi toi-mme (Gnoti seauton)socratiquetantnanmoinssourced'unegrandeconfusionsil'onrestreignaitcetteauto-valuationune investigation psychologique des capacits et talents, l o les Grecs enseignrent lareconnaissance d'une identit avec l'invaluable, au mpris parfois (mort de Socrate) de tous lescritresmercantiles visant ramener le rationnel au vulgairement raisonnable. Que d'importantesdiffrences thoriques aient oppos les philosophies quant l'identit de cet incommensurable, neconstituepaslavritablelignedefractureauseind'unmonderenducohrentparlafaondontilfitfrontuneirrationalitdoublevisage:queladmesure(ubris)dontHraclitedisaitdjqu'ilfallait l'teindreplusencorequ'incendie soit confondueaveccet incommensurable prochedudivin;etquelemesurabledeviennelanormequoidsormaisjaugercequi,correctementmesur-c'est--direl'aunedelarationalit-selibredusouciservilededevoircomptabiliser.

    Parailleurs,chezceux-lmmesquin'ontpasfaitcommePlatondudialoguelaformelamieuxadapte l'exhumation progressive du vrai et du juste, la dimension dia-logique : avec sesdevanciers,contemporains,etsurtoutavecl'irrationneltoujoursprsent,sembleconstitutivedel'actemmedephilosopher;pleineconfiancetantaccordel'quilibrationpossibledespuissancesrationnellesetirrationnellesquirisquenttoutmomentdedchirerlapsych.Cardanssoneffortpourpensersimultanmentlaconstitutiondusujetetcelled'unordremesuretharmonieuxmritant lenomdemonde (kosmos), la raisongrecquecrutde sondevoirderepousserpartoutoilseprsentaitl'im-monde:lenon-organis(Chaos),lenon-polic(Polis,cit) l'inconsquent (illogique, absurde).En ce sens, le surgissementmmede cette espranceinfinieaccordelaraisoncontretouteslesformesdemisologie(hainedudiscoursrationnel)constitue en soi un phnomne irrationnel car profondment nouveau historiquement, etnovateurdanssontelos(finalit)mme:unaccroissementinfinidelaconnaissance.Maisdanslamesureoleprocessusdeconnaissanceainsidveloppsevoulaitprioritairementthorique(theoria),ledestindumondeoccidentaldevaitsetrouvermodelparcetypederationalit:

    L'Europe a un lieu de naissance. Je ne songe pas, en termes de gographie, un territoire,quoiqu'elleenpossdeun,maisunlieuspiritueldenaissance,dansunenationoudanslecurdequelqueshommesisolsetdegroupesd'hommesappartenantcettenation.CettenationestlaGrce antique du viie et du vie sicles avant Jsus-Christ. C'est chez elle qu'est apparue uneattituded'ungenrenouveaul'garddumondeenvironnant;ilenestrsultl'irruptiond'untypeabsolument nouveau de crations spirituelles (geistiger Gebilde) qui rapidement ont pris les

  • proportions d'une forme culturelle nettement dlimite. Les Grecs lui ont donn le nom dephilosophie[...].L'irruptiondelaphilosophiepriseencesens,enyincluanttouteslessciences,est donc mes yeux, si paradoxal qu'il paraisse, le phnomne originel (Urphnomenon) quicaractrisel'Europed'unpointdevuespirituel.[6]

    Prcisons d'emble que l'Europe en crise (cf. chap. 5 et 6) finira par se demander si le spirituel (geistig) concide encore avec le rationnel ; ou si le divorce est pour elleconsomm entre la dianoia (connaissance discursive) et la noesis (connaissance intuitive desessencesetdel'au-deldel'essence).

    IV.Irrationalitdel'ironieEnprivilgiantladialectiquesurlarhtorique,etlediscoursphilosophiquesurl'hymnepotiqueouledithyrambetragique,laphilosophiesedonnaitpourlapremirefoislamthodegrcequoipourchasser et repousser ledraisonnable, dcourager touteviolence spontanmenthgmonique :c'est l le sens de l'affrontement de Platon et des sophistes (Gorgias, Thrasymaque). Mais cetacheminement laborieuxhorsde lacaverne (Rpublique, liv.VII)o se forgent toutes les idolesetautresirrationalitsparasitaires,futlui-mmesubordonnparSocratel'utilisationmesure-maissurquellesbalances? -d'uncorrosif sanscommunemesureavec ladiscursivit logique :celuidel'ironie, le plus irrationnel des ingrdients, le poison suscitant son propre remde (pharmakon)lorsqu'un habile dialecticien en jugule les effets ngateurs pervers. L'ironie n'aurait-elle donc pasjou, au plan philosophique, un rle de dissolvant au fond comparable celui dvolu par lesalchimistesgrecs-mconnusparlatraditionclassique-l'iosis?levenin,larouillecorrosivesanslaquellelatransmutationdesmtauxnesauraitavoirlieu[7].

    Le caractre purement ngatif de lamthode socratique (maeutique) est trop connu pour qu'on yinsiste : le non-savoir ainsi mis au jour faisant du socratisme le premier des apophatismes nonreligieux. Car Socrate n'a rien du thaumaturge ou du mage hracliten et empdoclen[8],prophtiqueetlitiste.Maislafaonmmedontilbrouillecontinmentlespistes:balourdetrus,temprantmaiscapabledetransportsinsouponns(caricatursparAristophanedansLesnues),forge devant ses disciples subjugus une idiosyncrasie qui, de par son unicit vide, confine l'irrationalit. Fonde sur l'ambigut d'une puissance - irrationnelle car dmoniaque - d'endormirpourmieuxrveiller,sonironieestbienunerotiquedel'esprit(Th.Mann),maisunerotiquequidlieplusqu'ellen'asservit.C'estcequeretiendraKierkegaard(1813-1855),prenantprtextedel'ironiesocratiquepourdcouvrirdequelleirrationalit(irrductibilitungenre)estfaitl'Individu:

    L'ironie,encoupantlesamarresquiretiennentlaspculation,lapoussesedgagerdesbancsdesablepurementempiriquesets'aventureraularge,exerantainsiuneactivitlibratriceausensngatif.L'ironienes'associenullementauvoyage(op.cit.,p.113).

    V.RelativitdudraisonnableLedsird'entendreraisonestdoncbienl'axeautourduquelserpententlesfiguresdurationneletde

  • l'illogique,jusqu'extinctiondescontradictionsourevendicationspartisanes,deserrancesavoisinantladmence:Quantlafolie,ildisaitqu'elletaitlecontrairedelasagesse,maisilnepensaitpasquel'ignoranceftlafolie.Nepasseconnatresoi-mme,cependant,ilpensaitquec'taittrsvoisinde la folie , fait dire SocrateXnophon (Mmorables, III, 9, 16). Si se connatre devint lematre-mot de la rationalit socratique, connatre le Principe ordonnateur du chaos fut pour sesdevancierslemoyend'indirectementraliserlamesuredesontre.Ainsi,quandHracliteaffirmeque l'mescheest trs sageet excellente, c'est en raisonde saparentavec leFeu toujoursvivant au traversduquel semanifeste leLogos ; l'megorged'humiditnepouvanta contrarioqu'tre draisonnable. Quand Parmnide pose les bases de l'ontologie occidentale en postulantl'identitde l'treetde lapense, il faitplusqueproclamer l'inexistencedunon-trequinesauraittrenonc:iltraceentrelavoiedelavrit(identitaire)etcelledel'opinionunabmetelquel'ir-rationalitrisquedesurgirloonl'avaitpourchasse:surcettelignedefracture(treest//non-tren'est pas) o l'irrationaritd'un noncpurement tautologique (donchorsraison en quelque sorte)n'auraitpluspourrivalquel'erranceinsensedesmortelssoumisl'opinion:

    carte-toidececheminde l'opiniono lesmortels ignorantsvonterrer, cratures fourchuesavecleurdoublette.L'incertitudequirgnedansleurcurgareleurespritvacillant.Maisuneforceaveugleetsourdelespoussehbts, foulesendmencepourquitreetnepastrec'estchoseidentiqueetdiffrente:routedecontrairesquis'envaetretourneenmmetemps.[9]

    Etl'onsaitquePlatonhsitalui-mmeentredeuxformesdedmence:commettreleparricidel'endroitdeParmnide,etdevoirconcderqu'iln'yadediscoursqueparl'entrelacementdel'treetd'unecertainepartdenon-tre (LeSophiste,259e) ;ous'enfermerdansune logomachiedlirante,dansunsolipsismeontologiquedontlasphricitdel'tretaitlafigurationsduisantemaisinsense.Maispourquiconqueauraitd'emblepos,commeEmpdocle,l'antagonismedesPrincipes(Amour,Haine) dont l'affrontement tisse la chane et la trame du monde, le draisonnable surgit lorsquetriompheunilatralementl'und'euxlaHainetoutparticulirementetqueprolifrentlesmonstres:Alorscommencrentdegermerbiendesttessanscouetdesbrassparsdeleurcorpssemirenterrer,sanspaules;etdesyeuxprivsdefront,plantesdumondedelaHaine.Quantl'illimit(Apeiron)considrparAnaximandrecommelePrincipeetl'lmentdetouteschoses,Aristote(quiparailleurs le rfute) remarque juste titrequ'une telleconception revient fairede l'illimit ledivin,carilestimmorteletincorruptible;maispourenconclure:Alorslaralitmatrielleetlesmondes doivent, semble-t-il, tre illimits eux aussi. [10] L'illogisme d'une telle thorie taitdonc dans le choixmme du Principe qui ne pouvait raisonnablement rendre compte de la ralitfinie du monde. Mais sans doute fallait-il que les normes logiques du discours vrai aient tlabores[11]pourqu'apparaissent rtrospectivement lesconsquencesabsurdesduchoixde teloutelrfrentpremieretultime,oul'insuffisancedesarticulationsrenduesounonpossiblespardetelsPrincipes.

    Cequ'Aristotes'employaformaliser:lesconditionsdelapenselogique,c'est--direidentitaireetnon-contradictoire, Platon l'avait obstinment cherch travers l'affrontement dialogique propre dbusquer l'alogos alternativement traduit, selon le contexte, par draisonnable, illogique, insens,absurde:n'yaurait-ilpas,parexemple,inconsquencegrossiredelapartd'unphilosophequitoutesavierecherchal'indpendancedel'espritcraindrelamortquiparachveledtachementducorps(Phdon62a,67c)?Toutaussi inconsquentseraitceluiqui, reconnaissanten la justice lavaleursuprme,prfreraitlalchetaumprisdelamort(Gorgias522e),ouprneraitladloyautdansladiscussion (Thtte 167 c). Telle n'est-elle pas l'inconsquence majeure des sophistes?

  • Draisonnable,insens,celuiquisefaittortlui-mme(Lysias206b),etsetrompequantlanaturede ce qui lui convient (Philbe 55a). Et quelle absurdit n'y aurait-il pas prtendre possder lasciencedeschosesquel'onneconnatpas(Thtte199d)oul'inverseprendrepourscienceladiversitdesopinionsrecueilliessurtelleoutellenotion(Hippiasmajeur);confondrescienceetroutine(Gorgias465a),ouenvoyerchezunprofaneignorantceluiquil'onveutfaireapprendrejouer de la flte (Mnon 90 e). Mais l'cart ainsi constat, grce la vigilance de l'examenphilosophique,entreleLogosetsacontrefaonplusoumoinsgrossire,pourrait-iltresurmontsilegouvernementde l'tren'taitpas renduauchevalblanc incarnantdans lePhdre (246b) lapartie responsable, car rationnelle, de la psych ? C'est aussi qu'une pneumatologie sous-tend ladiscursivitet,letempsdematurationvenu,larectifie.purdetoutlmentmythique,lestocismepoursuivrasurcepoint l'enseignementplatonicienenconfiant l'hgmonikon (partiedirectricedel'me)lesoindeconduirel'hommeunaccordraisonnableaveclemonde:

    L'mede l'homme s'outrage elle-mme, lorsqu'elle devient, autant qu'il est en elle, une sorted'abcsouune tumeurdumonde : car s'irriter contre cequi survient, c'est commedserter lanatureuniverselle,dansunepartiede laquellesontcontenues lesnaturesdechacundesautrestres.L'mes'outrageaussi, lorsqu'ellesedtourned'unhommeouprofre,pour luinuire,desparoles hostiles : telles sont les mes des gens en colre. En troisime lieu, elle s'outragelorsqu'elleestvaincueparleplaisirouparlapeine;enquatrimelieu,lorsqu'ellefeint,lorsque,dans ses actes et ses paroles, elle n'est ni sincre ni vraie. En cinquime lieu, lorsqu'elle nerapportepassesactionsousavolontunbut,agissantauhasardetd'unemanireincohrente,alorsqu'ilfautquelespluspetitsdtailsdpendentdeleurrapportlafin:maislafindestresraisonnablesc'estd'obirlaraisonetlaloilaplusanciennedescitsetdesgouvernements.[12]

    VI.PuissancesrationnellesetirrationnellesTous les Grecs n'eurent certes pas de la nature de l'me, de ses parties constitutives et de sadynamiquelammeconception.L'picurisme,parexemple,rompraavecsesdevanciersenaffirmantlecaractremorteldel'meet,considrantparailleurslasensationcommel'uniquerfrentdetouteorientation et rflexion, il nepouvait que trouver illogique, absurde, la craintede lamort puisquecettederniresupprimaittouteapprhension(craintelielaperception)[13].EtAristotes'taitdj lui-mme dmarqu de Platon[14] sur plusieurs points : d'une part en montrant travers demultiples observations l'troite collaboration de l'me et du corps et enmultipliant les facults del'me (nutritive, sensitive, dsirante, motrice, pensante) au sein desquelles domine nanmoinsl'antagonismetoujourspossibledesfacultsintellectivesetirrationnelles(thiqueEudme,EthiqueNicomaque) : l'irrationalitapparaissant,parexcsoupardfaut, lorsque lapartie intellectiveneparvientpasoprerlargulationdel'ordred'unemdit(justemilieu).Carilestdelanatured'une puissance irrationnelle de ne provoquer qu'un seul effet, l o la puissance rationnelle ,gnratrice d'un vritable savoir (science, art) engendre toujours une double possibilit(sant/maladie,bien/mal)maisrendenmmetempslechoixraisonnetraisonnablepossible:

    Les puissances irrationnelles sont, toutes, galement puissances des contraires, mais lespuissances irrationnelles ne sont, chacune, puissances que d'un seul effet. Par exemple, lachaleurn'estpuissancequedel'chauffement,tandisquelaMdecineestpuissancelafoisdelamaladieetdelasant.Lacauseenestquelascienceestlaraisondeschoses,etquec'estla

  • mmeraisonqui explique l'objet et laprivationde l'objet,bienquecene soitpasde lammemanire:enunsens,c'estlafoisl'objetetsaprivation,mais,enunautre,c'estpluttl'objetpositif.Lessciencesdecettesortesontdoncncessairementsciencesdescontraires,maisellesontpourobjetl'undescontrairesenvertudeleuressence,tandisque,pourl'autrecontraire,cen'estpasenvertudeleuressence.Ellessontlaraisondel'unenvertudesanature,etdel'autre,enquelquesorteparaccident(Mtaphysique,3,1046b).

    Mais en insistant par ailleurs sur le caractre formel, actuel (en acte) de la fonctionspcifiquementrationnelle,intellective(Del'Ame),Aristoteentendaitprouverquel'mevraimenttellenesauraittrepassiveetsouffrantesanssecontredireelle-mme;etqu'iln'estd'mepleinementintellectivequinesoitactivitpureetcontemplative:l'IntellectAgenttantencelasemblable l'Etre en tant qu'tre,Dieu.Ainsi l'onto-thologie aristotlicienne allait-elle pourlongtemps interdire de concevoir l'absurdit suprme devant laquelle ne reculeront plus lesmodernes:celled'unDieuinconsquent,impuissantoumchant.Maisrelaysurcepointparlechristianismemdivaldsireuxdetrouverunquilibreentrefoietraison,l'aristotlismen'taitpeut-tre pas la meilleure philosophie susceptible de comprendre cet autre scandale pour laraison : qu'un Dieu, en l'occurrence le Christ, puisse tre souffrant. Sur cette irrationalitsublimemettrontparcontrel'accentlaplupartdesirrationalismesreligieux,prenantsouventdummecouppartilefameuxprincipedenon-contradictionaristotliciendontledpassementvadevenirleferdelanced'unervoltemenesoitaunomd'unerationalitplusauthentique,soitaunomd'une irrationalitpluscratricedontAristoten'avaitd'ailleurspas ignor l'existence,conscient des perversions possibles de l'usage de la raison : Il arrivera qu'on agisse d'unemanireinsensegrcelasagesseetqu'onfasselesmmeserreursquel'insens(thiqueEudme,1246b),maissecontentantdetrouvercedrapagetrange;conscientaussideceque lachanceoccasionnellerelevaitd'une logiquehorsraison,voiremmesuprieure laraison(inspirationdivine).

    VII.MystresetcontemplationLa cohrence de la dmarche philosophique inaugure en Grce tient donc la conviction aveclaquelle fut continment raffirme la possibilit d'une matrise de l'irrationalit reconnue pourconstitutivedelapsych,etsouscertainesformesvalorise:enthousiasme,dlire(mania),divinationmisesauservicedelavisiondesIdes(Platon),oud'uneunionquasimystiqueavecl'Un(Plotin).Etlanotionmmedeparticipation(mtexis),djcritiqueparAristote(Mtaphysique,A,6)estsansdouteuneralitplusclairedansledomainedel'ethnologieetdel'anthropologiereligieuse[15]quede laphilosophie.Fut-elle,commelesupposaitAristote,emprunteparPlatonauPythagorismeouauxdiversMystres(Demeter,Dionysos-Zagreus,Orphisme)dontleplusconnuestceluid'Eleusis?Mystresdontlaprsence,continuejusqu'l'poquehellnistique,attestequ'uneGrcedel'ombre[16]enqutedervlationetdesalutparl'initiationctoyaitcellepourquilaseulelumirevenaitdel'ducation:

    Ne souponne rien de la valeur des mystres celui qui suppose une contradiction entre lerationneletl'irrationnel;estrationnelcequelemystepense,extra-rationnelcequ'ilcontempleenthophanie,cequ'ilressentparmusique:lepensableetl'mouvantsecompltent,aulieudesecombattre,enlarvlation.Iln'yapasquel'entendementquinousmetteencontactaveclaralit,chaquesensycontribue.Lemytheenactevaplusloinqu'unspectaclenaturelcar,plus

  • riche qu'une tranche de vie , c'est une promesse de ralisation qu'il apporte. Le dramemystiquemetnule fonddeschoses,maisnonmoinsle fonddescurs.Lefonddeschoses,pourqu'onlessaisisse;lefonddescurs,pourqu'onlesexalte.[17]

    Il n'en demeure pas moins que la priorit logique, thique et mtaphysique reconnue au discourscohrent et vrai relguait au second plan toutes les thurgies accordant au Verbe et certainespratiques rituelles une efficacit magique : point de rupture entre rationalit et mystique particulirementsensiblel'poquehellnistiqueosemultiplirentlesgnoses-l'Hermtismeenparticulier - sans que l'on doive ncessairement attribuer ce fait la seule dcomposition durationalisme grec, comme le dit A.-J. Festugire[18]. Sans doute ce rationalisme n'avait-il pasrpondu toutes les aspirations de l'mehumaine ; et sa suprmatie s'affirma aussi sur le clivageentretenu entre le philosophique et l'ambigut potique (Platon, Ion) et tragique[19] ; sur ladrisionen laquellefutcontinment tenueparPlatonlasophistique, lamarginalitdans laquellesetrouvamaintenuelecynisme,etlepeudecasgnralementfaitultrieurementduscepticisme.Furent-ilstoustroislespremiersdesirrationalismes?(cf.chap.5).

    De tous les penseurs grecs, c'est probablement Plotin qui tira les ultimes consquences del'ambigutinhrenteauprocessusderationalisationmme:qu'ayantvocationcontemplative,ils'attarde resserrer les liensquinous rattachentauxncessitsd'ici-bas,au lieude favorisernotrepassageversl-bas:

    Seulelacontemplationchappeausortilge,parcequenuln'exercedesortilgesurlui-mme;ilestun,etl'objetqu'ilcontemple,c'estlui-mme;saraisonn'estpasinduiteenerreur;ilfaitcequ'ildoit,etilaccomplitsavieetsafonctionpropre.Danslavieactive,cen'estpointsalibertnisaraisonquidonnentl'impulsion;c'estlapartieirrationnellequiposelesprincipes;c'estlapassion qui donne les prmisses. Il y a un attrait vident dans le soin des enfants, le got dumariage, et tous les plaisirs qui charment les hommes et comblent leurs dsirs ; nos actions,qu'ellessoientprovoquespar lacolreoupar ledsir,sontdnuesderaison;notreactivitpolitiqueounotredsird'tremagistratssontprovoqusparl'amourdeladominationquiestennous ; lesactes faitspourviterunesouffranceont lacraintepourmobile ;ceuxquivisentaugmenternos ressources viennentdudsir ; et, si nousagissons envuedenotreutilit, poursatisfairenosbesoinsnaturels,c'estvidemmentlersultatd'unecontraintedelanaturequinousattachelavie(EnnadesIV,4).

    Notes

    [1] Le romantisme allemand accorda lui aussi au mythe toute son attention : La mythologiecomprendl'histoirearchtypiquedumondeoriginel;pass,prsentetfuturysontembrasss,notepoursapartNovalis,Pollens,OC,t.1,p.375.[2]Cf.G.Gusdorf,Mytheetmtaphysique(1953),Paris,Flammarion,1983.[3]Cf.aussiJ.-P.VernantetP.Vidal-Naquet,dipesanscomplexe,inMytheettragdieenGrceancienne,Paris,Maspero,1972,p.7598.[4]AinsiL.Chestov ,hostileau rationalisme,disait-ilvouloiraller jusqu'auxsourcesduconflit,provoquerleMinotaurechezlui:cf.B.Fondane,RencontresavecL.Chestov,Paris,d.Plasma,1982,p.24.

  • [5]J.-P.Vernant,Raisond'hieretd'aujourd'hui,inReligions,histoire,raisonsParis,Maspero,1979,p.97-98.Cf.aussiMytheetpensechezlesGrecsParis,Maspero,1965,(2vol.),rd.1990.[6]E.Husserl,Lacrisedel'humaniteuropenneetlaphilosophie(1935),trad.fran.,Paris,Aubier,1977,p.35-37.[7]M.Berthelot,Collectiondesanciensalchimistesgrecs,Paris,1888,t.3,p.9.[8]S.Kierkegaard,insistapourtantsurlessortilgesquasithaumaturgiquesexercsparSocrate:Leconceptd'ironieconstammentrapportSocrate(1841),OC,t.9,Paris,d.del'Orante,1975,p.213.Cf.aussiLesshamansgrecs,inE.R.Dodds,LesGrecsetl'irrationnel,Paris,Flammarion,1977,p.139178.[9]CitdanslabelletraductiondeY.Battistini,Troiscontemporains,Paris,Gallimard,1955,p.91-92.[10]J.-P.Dumont,Lesprsocratiques,Paris,Gallimard,1988,p.30-31.[11]ParAristote tout lepremierdanssonOrganon (instrument)composdes :Catgories (thoriedes termes), De l'interprtation (thorie des propositions), Premiers analytiques (thorie dusyllogisme),Secondsanalytiques (thorie de la dmonstration),Topiques (thorie du raisonnementdialectique et probable), Rhtorique (thorie du raisonnement oratoire). Considre jusqu'au xixesicle comme le fondement du rationalisme occidental, la logique formelle aristotliciennerecherchait aussi indirectement les conditions thoriques d'un accord possible entre le discours logiqueetl'tre(ontologie).[12]Marc-Aurle,Penses,II,16,inLesStociens(Pliade)p.1150.[13]D.Larce,Vie,doctrinesetsentencesdesphilosophesillustres,t.2,Paris,G/F,1965,p.258s,(LettreMnce).[14]Laquestiondudraisonnableseposeplusieursniveauxdanslathorieplatoniciennepuisquel'meest scindeen troispartiesdont l'une (logedans lebas-ventre)est laplusdraisonnablecarportelaconcupiscence,tandisquelesdeuxautres(dontlesigeestlediaphragmeetlatte)dontrespectivementenclineslacolre(autredraison)etauraisonnement.Ingalementpourvuesdonc,ces parties ont nanmoins chacune une vertu propre qui, si elle est cultive, peut les rendreraisonnables (temprance, courage, prudence). Il n'est par ailleurs pour l'individu de rationalitvritablequedansl'harmoniedecestroispartiesdel'me(Rpublique,436;Time,69c).[15]Cf.JeanPrzyluski,Laparticipation,Paris,puf,1940.[16] Clmence Ramnoux , La nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque, Paris,Flammarion,1986.[17]PaulMasson-Oursel,LapenseenOrient,Paris,A.Colin,1949,p.129.[18] Hermtisme et mystique paenne Paris, Aubier-Montaigne, 1967 ; La rvlation d'HermsTrismgiste,Paris,Gabalda,1950-1954,(4vol.),vol.1,p.13.[19]Cf. surcepoint J.-P.VernantetP.Vidal-Naquet ,Mytheet tragdieenGrceancienne t.1, :Tensionsetambigutsdanslatragdiegrecquep.2140,Ambigutetrenversement,p.101131.

  • ChapitreIII

    Lanefdesfousdurationalismeclassique

    nclbre tableaudeJ.Bosch(1462-1516)donnevoirunetrangenefvoguant,proximitdesctes,versunPaysdeCocagneinconnu.Desfousdetouteoriginesociale:gueux,gensd'armeetd'gliseconfondus,y festoientdansunevidenteanarchieo sectoientpaillardiseetmlancolie.MaisBoschfaitsemble-t-ildavantagequerappelerlapratiquemoyengeuseencoreenusagedesontemps,consistantlaisserdriverloindelacitceuxqueleuralinationyrendaitindsirables:l'embarquement n'est-il pas en passe de devenir, tout comme la rclusion librement consentied'ailleurs,prtexteuneeffusiondespenchantsquelerationalismeallaits'employerduquerpourmieux lesmatriser?Et l'onsaitversquel infiniPascal (1623-1662),solitairePort-Royal,sedira luiaussiembarqu ; tandisque lesromansdeSade(1740-1814)dcrirontavecminutieenquelleclturedeslibertinsseconsacrentparodieretprofanerlesrituelssacrs.

    Le rationalismeclassiqueest sansdoute loindeprsenter l'unitqui l'aurait fait immanquablementdbouchersuruneAufklrungtriomphante,brandissantcontrel'irrationnelunglaiveaussiacrqueceluidesArchangesGeorgesetMichel;etd'importantesdiffrencesstylistiqueset thmatiquessparentl'Ageclassique(xviie)dusicledesLumires(xviiie).Maisunecontinuitmanifestesefaitjour de l'un l'autre sitt qu'il s'agit de prcipiter le basculement des sicles antrieurs dansl'irrationalitdel'ordrethologique(MoyenAge)oumagique(Renaissance);etsittqu'ils'agit,acontrario,demisersurl'esprancecroissantedevoirlaRaisondlivrerdesesfardeauxunehumanitdont on commence dcouvrir l'identit plurielle, tout en croyant plus que jamais possible defaonnerletypeuniverselleplusachevcarlepluspolic:celuidel'hommesens.

    Quelquesfrontssontainsireprables,sur lesquelsselivraprioritairementlecombatcontrelesdiffrentesformesdedraison:celuidespassionsausensleplusgnrald'affections,gnrantaussibienlaconfusionmotionnelleetl'enthousiasmequel'explosionirraisonnedufanatisme;etcelui,plusquivoqueencore,orgnel'espritd'utopiedontnaissentlesidologies:sciencedesidesenfinrationnelle?Ounouveautravestissementd'unepassiondelaconnaissancecondamneparlesPresde l'glisesous lenomde libidosciendi :dsiravideet insatiablede faire touteschosesrendreraison.

    I.L'hritagepatristiqueetscolastiqueAune poque domine par la foi chrtienne, l'irrationalitmajeure ne consistait-elle pas douterqu'uneProvidencepuisserglerlesaffaireshumaines?C'estrectifiersurcepointlejugementdenombredesescontemporains,musparlesacdeRome(410),ques'employasaintAugustindansLacitdeDieu;prenantensuiteprtextedececarnagepours'interrogersurlaprsencedumaldanslaCration,toujoursimputableauxpassions.Racontantparailleursquelleshsitationsetdchirementsintimesaccompagnrentsaconversion(387),Augustinconclutl'existenced'unevritablemaladie

    U

  • de l'me qui, impuissante vouloir d'un vouloir total , renoncerait sans l'aide de Dieu segouverner:

    C'est aprs une telle libert que je soupirais, enchan que j'tais dans les fers, non d'unevolont trangre,mais dema propre volont, de fer elle aussi. L'ennemi taitmatre demonvouloir,etilenavaitforgunechane,paroilm'avaitasservi.Carc'estdelavolontpervertiequenatlapassion,c'estdel'asservissementlapassionquenatl'habitude,etc'estdelanon-rsistancel'habitudequenatlancessit.Ilyavaitlcommedesanneauxentrelacs-delmonexpressiondechane-quimetenaientprisdansunedureservitude.Lavolontnouvelle,quis'tait bauche en moi, de vous servir sans intrt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joieassure, n'tait pas encore capable de matriser la volont ancienne et invtre. Ainsi deuxvolonts,l'uneancienne,l'autrenouvelle,l'unecharnelle,l'autrespirituelle,menaientleurconflitenmoi,etleurdiscordmeruinaitl'me(Lesconfessions,liv.VIII,chap.5).

    Rapportant certes la passion l'origine de toutmal (Du librearbitre, I, III, 8), Augustin se refusapourtantcondamnerglobalementlachairquin'estjamaisquelemiroirdenosvellits:privdechair,leDiableest-ilpourautantdnudemalignit?C'estdoncverslamalignitdel'me-etdel'espritmme dans son avidit savoir - que l'on devrait se tourner ; l'irrationalit d'une me enconflit avec elle-mme s'avrant plus grave que celle dumouvement spontan qui la conduisait pcher. Peu d'annes aprs, Boce (480-525) confront l'injustice de son incarcration puis d'unsuppliceimminent,confirmalapossibleconvergencedustocismeetduchristianisme:ettplusdraisonnableunerebellionattestantenqueloubliiltenaitsontreimmortelvritable.Apportantunersistancestoquefacelafoliehumaine,laphilosophietaitainsirigeenconsolation,capablededirigerlavolontselonladroiteraisond'unecraturequelesalasdudestinnedcourageaientpas de rendre grce son Crateur (Consolation de la Philosophie). Reprenant pour sa part ladistinctionaristotlicienneentrepuissancesrationnellesetirrationnelles(irrascibles,concupiscibles),saintThomasd'Aquin(1225-1274)confirmal'quivalenceentrevertuetraisontablieparlemondeantique;maismontraqu'iln'estdevertuvritablequeparcequ'unhabituspermetlepassagedecettepuissanceundegrdeperfectionseulsusceptibledematriserdurablementlespassions:

    Si l'on appelait passions les affections dsordonnes, comme l'ont fait les Stociens, il estvidentqu'alorslavertuparfaiteestsanspassions.Maissinousappelonsaucontrairepassiontout mouvement de l'apptit sensitif, il devient clair que celles des vertus morales qui serapportentauxpassionscommeleurmatireproprenepeuventtresanspassions.Laraisonenestqu'autrementlavertumoraleauraitpourrsultatderendrel'apptitsensitifentirementoisif;orlerled'unevertun'estpasdefairequelesfacults,soumiseslaraison,cessent,decefait,d'exercerleursactespropres,maisque,parl'exercicedeleursactespropres,ellesexcutentlesordresde la raison.De l rsulte doncque comme la vertudispose lesmembresdu corpsauxactes extrieurs qu'il faut faire, de mme elle dispose l'apptit sensitif accomplir ses actespropres,maisordonns(Sommethologique,2epartie,I,quest.59,art.5).

    II.Misesenscnedel'humaineFoliePeu peu dbarrasse des connotations magiques dont l'avait entoure la Renaissancehermtiste[1], la vertu devenue minemment raisonnable allait, en compagnie d'une Raisonostensiblementvertueuse,dlivrerlesavoirdelasuspiciondontl'avaiententourlesPresdel'glise

  • :l'onnesauradsormaisjamaistrop,dumoinsjusqu'cequel'ubris(dmesure)delaconnaissancene menace son tour de transformer en une nouvelle forme de monstruosit une rationalitinfatued'elle-mmeetgare.CirculantenEuropedslafinduxviesicle,l'HistoirelgendaireduDocteur Faust[2] va peu peu prendre une consistance imaginaire jusqu' reflter, dans les deuxFaust de Goethe (1749-1832), l'ambigut de la relation au savoir dans laquelle est en train des'enliser l'intellectuel moderne, dchir entre son dsir d'intgration aumonde et son avidit ledominer.Acettefiguremythiqueosemlentledmoniaqueetledmonique,faitpendantcelledeHamlet dont l'incurable mlancolie atteste quant elle l'impuissance d'une intellectualit sur-conscienterecourirauxartificesd'unactivisme(Ttigkeit)faustien.

    Entre ces deux incarnations d'une inquitante irrationalit avoisinant l'uvre de connaissance, lerationalismeclassiquepoursuitnanmoinssaroute,etseprsentecommel'tonnantesuperpositiond'unefoicroissanteenlaRaison,faisantenmaintescirconstancesfiguredethologiedguise;d'unpragmatisme avou, tay par les premiers succs de l'empirisme, lgifrant volontiers enmatired'irrationalit;etd'unfonddescepticismequois'taitdjralliMontaigne(1533-1592),etdontserecommanderontaussibienl'humanisteprisdetolrancequelelibertinleplusdsabus.Sidonclesphilosophescontribuent,grandrenfortd'enqutessurl'entendementhumain,difieruneimagerassurantedel'hommerenduauxseulspouvoiretdevoirdecorrectementraisonner,dramaturgesetmoralistesenrodenttraitsironiquesoupathtiqueslaconstanceetlacohrence.

    Sans doute la mise en scne (comique ou tragique) des passions par les dramaturges franais(Corneille, Molire, Racine) n'atteignit-elle jamais la dmesure grandiose prise par la draisonhumainedanslesdramesdeShakespeare(1564-1616),deJ.Ford(1586-1639)ouCh.Marlowe(1563-1593)quilepremierd'ailleurss'intressaaupersonnagedeFaust(Histoiretragiquedelavieetdelamort du Docteur Faust, 1593). Car plus sensibles aux contradictions fatales engendres par lespassions,lesFranaisnedonnrentquerarementlafoliehumaineletoursublimeetdrisoireque lui imprimrent leslisabthains : le fameuxThtreduglobe n'tait-il pas la scne o le JeummeduMondetaitcensattirerl'hommedansunerondeapparemmentinsense,dontlesressortsimplacablesetlesdnouementsimprvisiblesluifaisaientalternativementmaudireetbnirleseulfaitd'tre humain ?Cet tonnantmlange de dtermination inexorable et d'alatoire tout aussi insensdont sont trams la plupart des destins, les moralistes franais en restiturent la complexit sousformesdemaximesqui,incisivesetsouventpremptoires,semblentdjouerlesprtentionsdetouterationalitdmonstrative:traitcommunLaRochefoucault(1613-1680)etChamfort(1741-1794);tandisquel'EspagnolB.Gracian(Philosophiedel'hommedecour,1688),Vauvenargues(1715-1747)par sa thorie des types d'esprit, et bien sr La Bruyre (1645-1696), virent plutt dans les caractres la sourced'une incohrence dont la stabilitmmedmontrait indirectement dequelleirrationalitfonciretaientfaitslescomportements:

    Inquituded'esprit,ingalitd'humeur,inconstancedecur,incertitudedeconduite,tousvicesde l'me,maisdiffrents, etqui,avec tout le rapportquiparatentreeux,nese supposentpastoujoursdansunmmesujet[...].Laraisontientdelavrit,elleestune;l'onn'yarrivequeparunchemin,etl'ons'encarteparmille;l'tudedelasagesseamoinsd'tenduequecellequel'onferaitdessotsetdesimpertinents.Celuiquin'avuquedeshommespolisetraisonnables,ouneconnatpasl'homme,ouneleconnatqu'demi(Del'hommeinCaractres).

    III.Legarde-foumthodologique

  • Ununique foyerpeut, c'estbienconnu, semultiplieretpropagerpartout l'incendie.C'estdonc larecherche de ce foyer, commun la plupart des divagations et dvastations irrationnelles, que seconsacrent nombre d'ouvrages traitant tous plus ou moins d'une possible et salutaire rforme del'entendement : le traitdeSpinoza(1632-1677)portantce titren'tantqu'unexemplaired'ungenrealors en pleine expansion, dans lequel l'analyse des causes de tels drglements passionnels, lesrieuxpdagogiqueetquasi thrapeutique, semblentplusd'une fois se substituer auvieux schmemythique (platonicien et gnostique) qui, d'un exil au pays de l'illusion, faisait le signe d'unerintgration dsire l'unit d'unmonde vraiment intelligible. Rompant avec cette logique, maisreculantencoredevantledicidequineferaitplusdeDieularaisonpremireetultimedel'ordredes raisons, le rationalismeclassiquevaaucontrairemultiplier les formesd'enchanement logiquesusceptiblesdepallierlesdfaillanceseterrancesfrquentesduraisonnementetducomportement;etentreprendre paralllement les recensions et classements biologiques grce auxquels l'ordre deschoses naturelles sera pour un temps encore reconnu pour l'uvre d'un Dieu bienveillant etintelligent.Unelogiques'avredoncdominante,selonlaquelleledfautdeconnaissance,engnralimput une mauvaise conduite de l'entendement, gnre la prolifration - anarchique ouillusoirementordonne-desaffectionsamplifiesparl'imagination;etentretientl'hommeentatdeservitude intrieure et d'inadaptation son environnement, social principalement : critre devenantprdominant mesure que s'estompe la proccupation de voir le salut couronner la connaissance(gnose).SidonclamodernitpensanteneavecleDiscoursdelamthode(1637)deDescartes(1596-1650), se dit dcide balayer, non sans quelque dsinvolture parfois, les raisons d'tre etd'esprerquifurentcellesdesesdevanciers,cen'estpasl'irrationnelqu'elleentendpourchasser,n'tantpasencoreassezassuredesaproprerationalit;maislestracesd'irrationalitsrsiduelles,vestiges du pass. Il n'est pour s'en convaincre que de lire ce passage du fameux Discours oDescartes,succdantsurcepoint[3]Erasme(1469-1536)conclutaprsavoirsuccessivementpeslavaleurdesenseignementsquiluifurentprodigus:

    Etenfin,pourlesmauvaisesdoctrines,jepensaisdjconnatreassezcequ'ellesvalaient,pourn'treplussujettre tromp,nipar lespromessesd'unalchimiste,nipar lesprdictionsd'unastrologue,niparlesimposturesd'unmagicien,niparlesartificesoulavanteriedeceuxquifontprofessiondesavoirplusqu'ilsnesavent.[4]

    Quant aux formes toujours actives d'inflammation pathologique et pathogne (passions), ou auxdrglements mensongers bien que passagers (sophismes de l'entendement), c'est leur ter toutepossibilitdedevenirlesgermesd'unirrationalismefoncierqued'endmasquerl'origineparuneargumentationraisonne:Lalogiqueestl'artdebienconduiresaraisondanslaconnaissancedeschoses, tant pour s'en instruire soi-mmeque pour en instruire les autres , nonce laLogique dePort-Royal (A.ArnauldetP.Nicolle,1662)enqui levieuxsouciaristotlicien,puisscolastique,dedjouer par la seule logique les artifices de la sophistique, fut adapt augot d'un sicle pour quil'efficacittenddevenircritredevrit.

    Onseperdraitenconjecturessurlesmotivationsprofondesquipoussrenttouteunepoqueselivrer, traversquelquespionniers, l'dificationdegarde-fouscontre l'irrationalitqu'ilfautdslorscroiretoujoursrcurrente,menaante.Onminimiseprobablement,parsoucides'entenirl'absencedepr-jugparquoisedfinitdsormaislarationalit,laparttoujoursgrandedes hantises inconscientes chez ces nouveaux chevaliers qui, tout comme celui de Durer(1471-1528), chevaucheront sans doute encore longtemps dans d'troits dfils, escorts (ouprcds?)parlaMortetleDiable[5].Peut-trepeut-onnanmoinsavancer,guidsencelapar

  • les fameux rves confis par Descartes son biographe A. Baillet, que demeure vivel'inquitude face ladiscontinuit, parquoi la cohrencedumoi et dumondepourrait toutmomentsetrouvercommesouffle,sis'avraitinefficacelarfrencepieuselacrationcontinue[6],toujoursd'actualit.Mieuxvaudrait-ildoncsystmatiquementdouter,quedeselaissersurprendreparunerafaleaussiinsense?Cetteprcautionquasiprophylactiquedestinedevenirmthodologiescientifiquecontrebalanaitpeut-treaussiladisparitiondesnombreuxArts de la mmoire qui poncturent la Renaissance de leur trange thtralit, poursuivantpourunepartencelaletravailpdagogiquedelarhtoriqueantique,maissouventdansunbutinitiatique inspir par l'hermtisme[7] : apprendre l'homme se situer dans un mondeordonn et hirarchis. C'est un autre type d'ordre que va dsormais faire rfrencel'observation exprimentale naissante (F. Bacon, Novum organum, 1620), offrant aussi denouveauxespoirsenmatiredecontinuitetdestabilit.

    IV.MoregeometricoTel devient en effet, chez Descartes et Spinoza en particulier, le matre mot d'un enchanementconsquentgrcequoiprvenirlesrisquesdediscontinuit:pardfautdemmorisationousurtoutimpulsionpassionnelledontlaprcipitationanticiperaitlestrictdroulementdeladmonstration:

    Etnousajouteronsquecemouvementnedoittrenullepartinterrompu,carfrquemmentceuxqui essaient de faire quelque dduction trop rapide, en partant de principes loigns, neparcourentpastoutl'enchanementdesconclusionsintermdiairesavecunsoinsuffisantpournepas en omettre beaucoup inconsidrment. Toutefois, il est sr que mme la moindre desomissions fait aussitt rompre la chane et ruine entirement la certitude de la conclusion (Rglespourladirectiondel'esprit,VII).

    En termes trs proches Leibniz (1646-1716), pourtant anticartsien sur d'autres points, fera de lamthode le fil d'Arianepermettantdecheminerdans le labyrinthede lamtaphysique :Si laconnaissance de la continuit est importante pour la spculation, celle de la ncessit ne l'est pasmoinspourlapratique(Thodice,Prface).Ainsi,leslongueschanesderaisonsvont-ellessesubstituerlaChaned'ormythique(AureaCatenaHomeri)laquellelatraditionhermtiqueetalchimiquevoyait lemonde suspendu, et touteschoses reliesparunemutuelle sympathie.Mais lanaturedecetenchanementseraaussilepointdefractureentrerationalistesdogmatiquesetempiristesqui, la suite de la fameuse critique de la causalit effectue par D. Hume (1711-1776) dans sonEnqute sur l'entendement humain (1748) n'attribueront plus qu' l'habitude - donc la simplecontinuit temporelleetcontigutspatiale- l'apparentencessit reliant l'antcdentauconsquent.Ruined'unct,lacontinuitn'enestpasmoinsretrouvedel'autre,puisqueaussibienl'exprienceattesteaussilapermanencedetellesconnexionsqui,pourn'trepascausales,donnentcependantl'induction,privedefondementvraimentrationnel(J.Lachelier),ledroitd'explorerlerel.

    De ce fait, l'irrationalit apparente d'un comportement est principalement rapporte soit unmouvementducorpschappant l'entendement(c'est la thoriecartsiennedespassionsdel'me),soitundfautdejugement.Laquestionestalorsdesavoirsiunetelledfaillanceprovientd'uneperturbation occasionnelle d'ordre purement logique : sophisme, syllogisme vicieux, irrespectdes trois principes constituant les piliers de la logique formelle (identit, non-contradiction, tiersexclu);siellersultepluttd'unprjugfixaustadeinfantileoupassionneldelapense,quoila

  • philosophie entend depuis les Grecs opposer sa capacit et sa volont d'lucidation : vritablecatharsis (purification) intellectuelleconsistantexposer la lumirenaturellede laRaison touteslesidolesplusoumoinsspectralesjusqu'alorsembusquesdanslescavernesdel'ignorance,plusque de la stupidit; ou enfin, si l'insuffisance avre du raisonnement contribue entretenir, voiremme encourager, les affections diverses toujours prtes substituer leur apparente etfulguranteclairvoyanceunvritabletravaildeclarification:

    Si l'onexamineavecsoincequiattacheordinairement leshommespluttuneopinionqu'uneautre,ontrouveraquecen'estpaslapntrationdelavritetlaforcedesraisons;maisquelqueliend'amour-propre,d'intrt,oudepassion.C'estlepoidsquiemportelabalanceetquinous dtermine dans la plupart de nos doutes ; c'est ce qui donne le plus grand branle nosjugements,etquinousyarrte leplus fortement.Nous jugeonsdeschoses,nonparcequ'ellessontenelles-mmes;maisparcequ'ellessontnotregard:etlavritetl'utilitnesontpournousqu'unemmechose[...].Cependant,qu'ya-t-ildemoinsraisonnable,quedeprendrenotreintrtpourmotifdecroireunechose?(LogiquedePort-Royal,op.cit.,p.261).

    V.Thrapeutiquesdel'idoltrieLecrpusculedesidolesplustardprophtisparNietzscheestdoncd'oresetdjengagencetgepourquilamiseaujourdesprjugsdevientlapropdeutiqueunevasterformeducativedu genre humain diversement entendue, toutefois, selon la part reconnue aux ides innes ouacquises,etdoncindirectementl'exprience;selonqu'innistesetempiristes-tousleurmanirerationalistes - subordonnent ou non l'laboration mthodique du travail d'entendement audmantlement de la plus redoutable des idoles: Dieu. Aussi le rationalisme classique semble-t-ils'tre tout entier consacr dmontrer le bien-fond de la classification propose par F. Bacon(Novum organum, 1620) o il tait clairement montr que n'importe quelle reprsentation peutgnrer l'idoltrie : idoles de la tribu (idola tribus) complices de toutes les superstitions au rangdesquellessontdsormaisrangslesartsetsciencestraditionnels(alchimie,astrologie,cabale)dont lapseudoconnaissanceattestesurtoutparesseet inertiede l'esprit ; idolesde lacaverne (idolaspecus) fomentes par l'enfermement dans les habitudes ; idoles de la place publique (idola fori)suscitesetentretenuesparlesenscommun-parodiedubonsens-etparlesopinionsnonmoins communes ; et idoles de thtre (idola theatri), philosophiquement les plus encombrantespuisqu'elles habitent l'exercicemmede la philosophiequi, croyant les dmasquer, contribue lesreforgerenlaborantdessystmesconstitus.Quelphilosophepourraitcependantsurcepointfairesienne l'analyse deBacon sans se sentir oblig ou de se tourner vers les sciences exprimentales,supposesseulescapablesdedbusquercontinmentetefficacementlesidoles;oudes'attaqueruneplus radicale rforme de la philosophie, passe son insu du ct de l'irrationnel qu'elleentendaitdnoncer?(chap.5).

    UnesortedeconsensusfaitdonclesphilosophesduXVIIeconfierlaRaisonlesoindergulerles passions, autant dire l'ensemble des affections privant l'homme potentiellement sensd'unelibertdepenseetd'actionsanslaquelleilnesauraitqueptir,souffrir:UneAffection,ditePassiondel'Ame,estuneideconfuseparlaquellel'Ameaffirmeuneforced'existerdesonCorps, ou d'une partie d'icelui, plus grande ou moindre qu'auparavant, et par la prsence delaquellel'Ameelle-mmeestdterminepensertellechosepluttqu'telleautre(Spinoza,

  • thique,3epartie).Maisl'onchercheraitenvainchezcesphilosopheslavolontderpressionvolontiers prte par la modernit ceux qui n'ont pas non plus vant l'exaltation de ces affections . Si donc une incohrence entche leur dmarche, elle relve plutt d'un hiatus,logiqueetpsychologique,qued'uneexcessivevolontdecoercition.Aristotedj,constatantlapossible perversion de la facult notique et rationnelle par la facult irrationnelle (dsir),s'taitmontrpeudisertquantlanaturedel'actionpermettantl'uned'clairerl'autreaupointd'agirsurcequin'estaudpartqu'aveuglepulsion(thiqueEudme).Teldemeureeneffetlegrandmystre,toutaussisurnaturelsamanirequelesmiraclesauxquelsrefusedsormaisdecroirelaRaison.Or,cettediffrencedeplansn'chappapasauXVIIequi,toutenmaintenantledogmede lapossible interventionrgulatricesans laquelles'croulerait lemcanismed'unepart,larformepdagogiquedel'autre,s'efforad'affinercequ'ilpouvaitdemeurerd'irrationneldansunetelleconscution:l'actiondespassionsissuesducorpssurlefonctionnementdel'esprittant infinimentplusclaire (et courammentobservable !)que l'inverse.Onapprcieradonc lasubtile mise au point de Spinoza, clairant la fameuse proposition de son thique : Uneaffectionquiestunepassioncessed'treunepassion,sittquenousenformonsuneideclaireetdistincte(Liv.5).

    Nousavonsaussimontrdanscequiprcdedequellefaon,aussibienparlaraisonqueparla quatrime sorte de connaissance, nous parvenons notre flicit, et comment nos passionsdoiventtredtruites.Non,commeonleditcommunment,qu'ellesdoiventtrevaincuesavantquenouspuissionsparvenirlaconnaissanceetparsuitel'amourdeDieu,carautantvaudraitexigerquequelqu'unquiestignorantdtdposersonignoranceavantdepouvoirparvenirlaconnaissance, tandisqueseule laconnaissanceestcausede ladestructionde l'ignorance[...].Puisqu'il en estainsi, nouspouvonsbondroit tenirpourunegrandeabsurdit cequedisentbeaucoupd'hommesrputscependantgrandsthologiens;que,sinullevieternellenedevaittre laconsquencede l'amourdeDieu, ilschercheraientalors leurproprebien;celaest toutaussiinsensquesiunpoisson,pourquinullevien'estpossiblehorsdel'eau,disait:sinullevieternellenesuitpourmoicetteviedansl'eau,jeveuxsortirdel'eaupourallersurterre;quepeuventdired'autreceuxquineconnaissentpasDieu?[8]

    VI.TransgressionsrationnellesPartageantavecsescontemporainslacertitudequelespassionsnaissentdel'opinion,etrattachantcettedernire unmode infrieurde connaissance[9], Spinoza fait donc la fois de la flicit lecouronnementdel'ordregomtrique,etladcouvertedel'lmentpleinementrationnel(Dieu)hors duquel est ncessairement entache d'absurdit l'existence humaine. Il faudra sur ce pointattendreHegel(1770-1831)pourquesoitretrouveunetelleproximitdurationneletdumystique, reconnu pour synonyme de spculatif, et non d'inconcevable et mystrieux relevant de lasuperstitionetdel'illusion[10].C'estlaraisonpourlaquelleSpinozan'hsitaitpasconclurequeleDiabletaitlacraturelaplusirrationnellequisoit(inconcevable):saurait-ileneffetsubsisterunseul instant, luiquine tiresonexistencequedesonopposition l'lmentdivin,etnonde lapersvrat