franÇoise d'eaubonne le f éminisme ou

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FRANÇOISE D'EAUBONNE

L e

F é m i n i s m e

o u

l a m o r t

F E M M E S E N M O U V E M E N T PIERRE HORAY ÉDITEUR

22 bis Passage Dauphine Paris 6e

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© by P I E R R E HORAY ÉDITEUR 1974 ISBN. 2-7058-0017-4

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Aux « Biches Sauvages » de Bruxelles; à mon jeune compagnon Marc Payen.

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E P U I S ces dernières années, où a resurgi avec tant de force la question du féminisme, où elle s'est posée avec une ampleu r et une totalité j amais atteintes, il ne convenait pas seulement d 'en rechercher les origines historiques et les consé- quences immédiates et contemporaines comme je l 'ai fait a i l leurs . Il nous semble nécessaire, en l'an 1974, après l 'évolution du féminisme améri - cain et la toute récente appar i t ion en France de « La Ligue du Droit des Femmes » après le M.L.F., de voir la question avec un peu plus de recul; et en même temps, sans doute, avec un sent iment d 'ur- gence beaucoup plus brûlant qu'en 1970. Il s'agit, devant les récentes révélations des futurologues, de considérer le féminisme sur un p lan beaucoup plus vaste que celui jusqu'alors envisagé, et de chercher en quoi la crise moderne de la lutte des sexes se relie à une mutat ion de la totalité, voire à un nouvel humanisme, seul salut encore possible.

L 'aspirat ion à l'égalité des sexes, a dit Serge Moscovici dans Société contre nature , répond à un besoin de justice et à un vœu du cœur ; elle ne se fonde pas sur une théorie analytique, une démarche scientifique de l'esprit. Ce manque doit être comblé, mais comment?

1. Le Féminisme, Histoire et Actualité, Alain Moreau, 1972.

2. Le nouveau féminisme américain, par Rolande Bal- lorain (Denoël-Gonthier).

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Si Laclos a raison d'observer que nous acqué- rons bien difficilement les vertus dont on n'a pas besoin, on peut en dire autant de l'intelligence. Jusqu'à présent les revendications, controverses, explications et entreprises du féminisme se sont bornées à démontrer le tort fait à une moitié de l'humanité (en réalité : 52 %) et à plaider la néces- sité de réparer ce mal. Ce qui pouvait entraîner cette réaction de certains extrémistes de gauche : « Voilà bien du bruit, disait-on, pour une catégorie d'opprimés parmi les autres. La lutte ne doit pas être parcellaire. Il y a les femmes, bon; il y a aussi le prolétariat. Et le Tiers Monde. Et les fous. Et les homosexuels, etc. » Reproche qui semblait compor- ter quelque vérité : au nom de quoi privilégier sa propre espèce, et voir midi à sa porte? N'était-ce pas briser le front de la subversion que de porter tous ses coups sur un seul point?

Le moment nous semble venu d'exposer que le féminisme n'est pas seulement — ce qui lui a déjà donné sa dignité fondamentale — la protestation de la catégorie humaine la plus anciennement écrasée et exploitée, puisque « la femme était esclave avant que l'esclave fût ». Mais que le féminisme, c'est l'humanité tout entière en crise, et c'est la mue de l'espèce; c'est véritablement le monde qui va chan- ger de base. Et beaucoup plus encore : il ne reste plus le choix; si le monde refuse cette mutation qui dépassera toute révolution comme la révolu- tion a dépassé l'esprit de réforme, il est condamné à mort. Et à une mort à la plus brève échéance. Non seulement par la destruction de l'environne- ment, mais par la surpopulation dont le processus passe directement par la gestion de nos corps confiée au Système Mâle.

Il est temps de démontrer que l'échec du socia- lisme à fonder un nouvel humanisme (donc à éviter cette destruction de l'environnement et cette inflation démographique) passe directement par

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le refus de mettre en cause le sexisme que main- tient aussi bien, sous des formes différentes, le camp socialiste que le bloc capitaliste.

Et que ce n'est pas la libération des femmes qui passe par l'édification du socialisme, mais le sur- gissement d'un socialisme de type entièrement nou- veau, mutationnel, qui passe par la prise en main des femmes et de leur propre destin et de la des- truction irréversible du patriarcat.

Enfin, en conclusion, c'est une urgence que de souligner la condamnation à mort, par ce système à l'agonie convulsive, de toute la planète et de son espèce humaine, si le féminisme, en libérant la femme, ne libère pas l'humanité tout entière, à savoir, n'arrache le monde à l'homme d'aujourd'hui pour le transmettre à l'humanité de demain.

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LA FÉMINITUDE ou la subjectivité radicale

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N'y a-t-il pas des Juifs heureux? Malgré leur judéité, peut-être. A cause d'elle, en liaison avec elle, non. On ne peut faire qu'on n'y t rouve en m ê m e temps le goût du malheur . Comme c'est un m a l h e u r d 'être colonisé, COMME C'EST UN MALHEUR D'ÊTRE FEMME, nègre ou prolétaire.

ALBERT MEMMI : Por t ra i t du Juif.

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— — —

Je suis une femme. T u es femme. Elle est femme. Que signifie?

Ceci : Le jour arrive toujours pour nous où l 'on se sait,

se découvre femme. Non plus p a r une condamna- tion abstraite et collective comme celle de la mor t ; mais p a r le jeu d 'un effet naturel , ce ma lheu r indi- viduel et inévitable éclate à vos yeux incrédules. On s'interroge, on constate : c'est moi, cela? C'est moi, ça? (Au fond de l 'homme, cela, est le titre d 'une œuvre mâle. Au fond de l ' homme : la féminitude.) Cette chair à viol, cet objet qui ressemble à un être, ce zombi, cette négativité, ce trou : c'est moi. On ne l'est pas née; on l'est devenue.

Chacune répond à sa maniè re personnel le à ce mal collectif. Et, p a r là même, précise et par t icu- larise la condamnat ion qui ne peu t être évitée, qui ne peut être que vécue, dans le d rame ou la résigna- tion. Femme-mec ou lesbienne (goï d 'honneur) , hétéromasochiste ou révoltée; oublieuse, évasive ou provocante beauté ; qu'elle réponde par le défi, le refus, la reddit ion avec a rmes et bagages, c'est p a r un sursaut qu 'a commencé sa condit ion; la figure de l 'oppression a varié, mais d 'oppression reste la même.

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Que d'heures passées, dans ma jeunesse, avec les filles de ma génération, pour chercher à classer les mille têtes de l'hydre, discutant à perdre haleine, y passant les heures que, selon les psychologues et fins connaisseurs de ce temps, nous eussions dû employer à rêver et flirter, nous préparer pour le bal, contempler la photo d'un beau garçon ou chan- ger de coiffure! Nous cherchions à percer le mys- tère. Ce mal d'être femme, quelle en était l'origine? Etait-elle religieuse? Economico-sociale? Biologi- que? Métaphysique? Chacune avait sa solution et se moquait de celle des autres; les plus hardies parlaient d'un « mélange inextricable d'un peu tout ça ». Que de temps « perdu » à trier ces salo- peries pour les connaître, nous en défendre, voire nous en consoler 1 Notre seul accord demeurait sur ce point: ce n'était pas une « conformation », c'était un malheur; c'était peut-être une promesse, mais certainement une punition. Notre condition de femme (on ne disait pas encore féminitude) pouvait être glorieuse, revendiquée, persécutée ou carrément reniée (vieilles filles et bonnes sœurs), elle n'était jamais aisée, elle ne ressemblait à rien de naturel; elle était, avant tout, carence et étran- geté. Nous la vivions dans l'angoisse d'une vague indignation, comme la certitude d'une malédiction dont le moindre mal était la paralysie, l'amputa- tion, la limitation; angoisse et malédictions retrans- mises de mère en fille, soit dans le silence, soit dans la confidence chuchotée, mais également sen- sible dans tout ce qui nous entourait et nous sus- tentait, les récits, les lectures, le spectacle du monde, la religion ou le laïcisme, les expériences, le folklore et le regard des mâles. Ce regard qui, dans la dérision si fréquente ou dans l'admiration

1. Ces « byzantineries » ont coûté sa raison à Lina et jeté Michèle — héroïne de la guerre — dans l'autodestruc- tion.

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hasardeuse, nous figeait dans la même déshuma- nisation que celui des non-Juifs (insultants ou soli- daires) qui devaient, peu après, cracher sur l'étoile jaune ou se découvrir devant elle.

Après tant d'années et depuis la marche des choses, les difficultés d'analyser la féminitude se sont réduites; elles n'en sont pas moins présentes. Aujourd'hui encore nous discutons à perdre haleine sur les mille têtes de l'hydre, au lieu d'élever nos enfants, de décorer notre foyer, de discuter avec les enseignants et de militer dans un parti mâle. Et nous recommençons à jeter, à propos des origines de l'oppression, les mots : religieuse, économique, métaphysique, politique. La seule différence est peut-être que nous rejetons plus radicalement aujourd'hui l'explication biologique ou essentia- liste. Nous ne pouvons plus croire à l'essentialité sexuelle ou substantielle : la métaphysique est devenue un fantôme. On sait qu'il n'existe pas plus de femme « essentielle » que de prolétaire prédis- posé à l'être, ou de « criminel-né » ailleurs que dans les fantasmes fascinants de Lombroso. Les sous-races sont des fables, comme la mentalité pré- logique. Voici au moins un point acquis. Une tête de l'hydre en moins.

Donc, ce n'est pas ma « nature de femme » qui sécrète cet « esprit de contradiction » ; ce n'est pas ma « vanité féminine » ou ma « futilité féminine » qui me poussent à adopter, par « mode », pour « faire bien », une attitude inauthentique de révolte que fera fondre la première invitation à danser. C'est au contraire cette crainte toujours entretenue par l'Histoire qui contribue à cet anxieux et illo- gique comportement, d'une part l'angoisse de l'opprimé, de l'autre ces conduites frivoles qui tendent à masquer éperdument l'angoisse; c'est la société mâle, la place que j'y occupe, l'idée qu'elle se fait de moi, et fait parfois accepter par moi, qui provoque une attitude masochiste là où

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il n 'y avait pas masochisme au dépar t ; faites vivre n ' impor te quel mec en femme, et il deviendra maso ; voyez combien d 'homosexuels et de Juifs doivent s 'en défendre! D 'un seul coup, le j ou r de la découverte dont je par le plus haut , il m'est donné le m a l h e u r d 'être femme, et son poids de menace, et la mal fo r tune de vivre dans un monde d 'hommes, où cette menace est entre tenue à chaque générat ion et à chaque âge de l ' individu. Car le b o u r r e a u ne se lasse pas; sans sadisme, en général, avec la seule conscience de son bien à lui et l 'in- conscience de l 'Autre que donne un pa r fa i t manque d ' imaginat ion, il poursuivra, prudent , sage et calme ennemi / n ' exagérant j amais sa victoire à d e m i , son œuvre de destruction jusqu 'à nos derniers jours ; bien au-delà des alibis du désir, de la pro- créat ion et de leurs hor reurs ; bien au-delà, même, du regard. Voyez donc, à côté du triste sort des vieux, l 'abjection des vieilles?

Car je suis femme : et, enfin, je ne puis me payer le luxe d 'escamoter p a r des mots les réalités qui m'écrasent . Défloration, viol (criminel ou légal, physique ou spirituel), grossesse, avortement, par- turition, ménopause (ou plutôt : fin du désir mâle, qui est si p ro fondément équivoque qu'il m'est menace mais aussi possibilité de défense et de sécurité), — toutes ces choses peuvent être compen- sées, adoucies, supportées, m ê m e oubliées; elles n 'en sont pas moins condamnat ion, limitation, et leur t e r reur m 'en accablera jusqu 'à la mort .

On crie à l 'exagérat ion; on m'accuse avec colère de généraliser, de calomnier, voire de réveiller des tigres de papier . On me répond, indigné : « Mais je... j ' a ime les femmes, moi! Mais je suis féministe! » Calmement , lucidement, je le répète (et je le crie, et je le râle, et je Je prononce, et je l 'exprimerai , pa r la parole et la p lume, jusqu 'à la fin); je crois à la

1. Verlaine.

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généralité, à la profondeur , à l 'universali té du fait misogyne : oui, toujours et par tout , chez le capitaliste, chez le prolétaire, en camp euro-améri- cain et en camp socialiste, et dans le Tiers Monde, et dans les sous-cultures, au Vat ican comme à Cuba; je crois en lui chez le jeune b a n d e u r et le vieil impuissant, je crois au phal locra t isme de chaque seconde, de chacun, dans chaque classe et chaque patrie. Hommes de bonne volonté, l ibéraux, champions égalitaires de l 'universalisme, je n'accepte pas votre conseil. Discrétion, silence devant les problèmes urgents du monde proléta- rien, gracieux oubli en ce monde bourgeois, cultivé, sentimental et galant, ou éternel espoir du Père Noël Rouge. Je vous re tourne pol iment tous ces billets de théâtre.

« Je n'ai j amais traité un seul Juif avec mépris! » s'écrie le philosémite. For t bien; l 'histoire du géno- cide, de la dégradation, de la discr iminat ion en a-t-elle été modifiée?

Le fait misogynique, comme toute relat ion répressive, n 'a que faire des bonnes volontés de Piotr, J im ou Jacques. Il déborde cruel lement les individus. Il fait par t ie des institutions, il sous- tend les structures mentales. On ne peut compren- dre le ma lheur féminin si on ne tient pas compte d 'abord de ce qu'il est : un phénomène commu- nautaire, historique, général, mondial , une rela- tion fondamenta le entre la femme et le non- femme (la meil leure définition du mâle). Il affecte toute culture, et se t radui t plus for tement encore dans l 'inculture. Il oriente tous les rappor t s entre les sexes, et ceux des individus du même groupe sexuel entre eux. Il est à la fois le plus int ime de notre particulier, et le plus commun de notre col- lectif. Il est l 'air que nous respirons.

Bien sûr que je ne ressens pas tout mec comme oppresseur et menaçant! En face de celui que j 'aime, ou pa rmi des homosexuels, des mil i tants

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du m ê m e mouvement que moi, des écrivains du m ê m e bord, il m 'a r r ive d 'oublier m a féminitude. Mais mon m a l h e u r toujours présent peut se rap- peler à moi à chaque seconde; en un éclair, tout peut basculer, comme à la fin du film Malpertuis, lorsque le héros sort de son asile psychiatr ique au b ras de sa bien-aimée, ivre d 'être devenu comme tout le monde, et que la por te qu'il ouvrai t sur la l iberté se r e fe rme sur le monde famil ier de son cauchemar . De m ê m e qu'il re t rouve les couloirs interminables , les murs éclairés de torches, les portes en enfilade sinistre, je peux en un batte- men t de cils reconnaî t re dans un mot, un geste, un silence du confrère amical, du camarade cha- leureux, du compagnon qui m e donne mon poids de bonheur , ce pet i t r ien qu'il ne m'est pas permis d 'abol i r : le réflexe condit ionné du non-femme. Avec l 'homosexuel, en particulier, le plus impor- t an t de nos compagnons de lutte, il existe une plus g rande ambiguïté de rappor t s ; écrasé comme moi p a r la s t ruc ture patr iarcale , il est à la fois bénéfi- ciaire des privilèges de son statut, en tant que mâle, et rejeté, honni p a r les siens comme tra î t re à ce s tatut ; s'il se révolte contre le sexisme qui nous opprime, c'est en tan t que minor i ta i re érotique, non en tant que mâle — comme je le fais, moi, en tant que femelle, — même si je suis major i ta i re érotique, hétérosexuelle. En sus, il cesse d'être en tant que mâle un péril pour moi — sauf s'il est bisexuel — et à la fois peut devenir un nouveau danger, s'il décide de voir en moi la rivale; pis encore, il cont r ibuera à pe rpé t re r mon malheur , souvent, en vouant une idolâtrie irréductible à un stérotype, envié pour lui-même, de femme-factice pour i l lustrat ion publicitaire; et c'est là un culte que je méprise et combats comme une des causes directes de l 'abrut issement du monde et de mon p ropre malheur .

J 'ai t racé ici le por t ra i t du « mec traî t re à la

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société-mec parce qu'il aime les mecs ». Que dire des autres? Tous par t ic ipent à une société qui rend la vie intolérable aux femmes en tant que femmes. Cela, oui, je le sens, je le sais. Voyons, est-ce un fantasme? Suis-je une névrosée, une aigrie, une mégère? Nous sommes beaucoup à répondre à ce triste cliché. Nous étions plus de cinq mille à le faire, ces jours de 13 et 14 mai 1972, à la Mutualité. Je suis vra iment navrée si « cette parole est trop dure », comme disaient les Disciples. Qu'y puis-je? Je suis née dans cette cul ture mâle, comme tout le monde; je l'ai assimilée, je l'ai respectée, je l'ai parfois aimée; me révolter contre elle est plus déchirant qu 'on peut le croire, car c'est m e révolter contre toute une par t ie de moi. Que ceux qui ont fait cette culture et me l 'on enseignée soient mes ennemis en tant qu'oppresseurs, que tous, y com- pris les lucides, les amis, les alliés, par t ic ipent au ma lheu r qui écrase toute femme en tant que femme, ce n'est pas une vérité que je crie avec tr iomphe, c'est une constatat ion que je formule dans la douleur et la consternation. Cette parole « trop dure », elle n 'en est pas moins vraie, bruta le- ment vraie, jusqu 'au drame. Je refuse de céder à ce que F reud dénonçait comme une tentat ion de l 'esprit humain : tenir pour faux tout ce qui lui est désagréable. Car enfin, c'est à un homme que je dois la vie, et j 'ai un fils qui me la doit; les poètes à qui je suis redevable d 'une seconde nais- sance étaient des hommes; la p lupa r t des héros que j 'ai admirés, aussi; les chefs-d 'œuvre et les ravissements de mon destin por ten t presque par - tout la marque masculine; pourquoi voudrai t -on que je me déchaîne gra tui tement contre l 'approxi- mative moitié de l 'humani té? P a r quelle perversi té étrange? Pourquoi refuser a pr ior i que mes raisons soient « bonnes », si ce n'est p a r crainte de décou- vrir, dans la réponse que nous tentons, votre propre visage d 'ombre? Votre irresponsabilité, pire

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encore que votre responsabil i té? Oui, tout non- femme, quel qu'il soit, qu'il le veuille ou non, par t ic ipe au m a l h e u r de toutes les femmes, m ê m e s'il s'efforce d 'être le bonheu r d 'une seule. Mieux : sans ce malheur , il serai t limité, diminué, moins capable d 'une prise directe sur le monde tel qu'il est; c'est de la même façon que moi, Occidentale, je bénéficie du m a l h e u r du Tiers Monde, bien que j 'en déteste l'idée.

J ' en tends ; il y a bien des degrés dans la brutal i té d 'un m ê m e lot. Même les camps de mor t ont connu leurs privilégiés; mais les conduites de haine et de dédain, la gynophobie, le mépr i s distrai t ou viru- lent, la dérision même, tout est toujours là, tous les thèmes du discours misogynique. Il est tou- jours là, le mâle prê t à rail ler, à r icaner, à f rapper , à violer et à c racher sur ce qu'il viole. E t au bout de ce racisme sexuel, comme au bout de tout rac isme se t rouve toujours la solution finale hitlé- r ienne; l 'avil issement à pet i t feu débouche sur la mort , comme dans l 'Histoire d'O; dans le plus l ibéral des hommes, s'il a ime la chair de femme, dor t un Maître de Roissy. Ne lui crie-t-on pas de tous les côtés que sans « un peu de sadisme », il n 'est pas un véri table aman t?

Sans doute, le discours misogyne, je ne le recon- nais que chevrotant de vieillesse, sifflant de haine vipérine, baigné d 'homosexuali té honteuse (l 'homo- sexuel déclaré est en général l'allié des femmes) ou enveloppé dans le papier -cadeau de la galan- terie latine, du pa terna l i sme papiste; je devrai sans cesse le compléter, le corriger, le deviner sou- vent, l ' ignorer parfois, — excellentes conditions pour la pa rano ïa galopante qui crée les mégères pour pages comiques des hebdos! Mais il me vien- d r a de tout côté : de l'école, de la famille, de la rue, de la profession, du livre qui m'instruit , de la bouche que j 'a ime, de la voix que j 'écoute avec respect ou coupe en tournan t un bouton.

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Et c'est dans ce gaz asphyxiant que naît, que s' « épanoui t », qu 'engendre, se flétrit et m e u r t l 'être humain qui constitue les 52 % de l 'humani té : les poumons rongés p a r ce broui l la rd de mots, sans avoir j amais respiré à pa r t entière l 'oxygène masculin du monde. E t en admet t an t que je re je t te ce poison si subtil que je ne le ressens m ê m e plus, que je devienne yoga, que j 'affirme p a r des exer- cices respiratoires (la réussite sociale, p a r exemple) une sérénité à toute épreuve, je n 'en vivrai pas moins séparée comme toutes les autres, différente, marquée pa rmi la race non-femme qui est sortie de la femme. Telle est la féminitude.

Je ne me bouche pas les oreilles à vos protesta- tions. J 'entends encore que j 'exagère et que je généralise en prê tan t à tous les hommes les péchés de quelques-uns. Or, je ne crois pas un ins tant que le misogyne professionnel comme Jean Cau le Caméléon ou feu le sinistre Stephen Hecquet (« Faut-i l réduire les femmes en esclavage? Oui! »), ou le phal locrate subtil et nuancé comme Clavel, soient tout bonnement des monstres d 'aberrat ion. Pas question pour les l ibéraux d'util iser ces boucs émissaires; au contraire, eux et tant d 'autres ne sont que les paradigmes de la mental i té mâle culti- vée, libérale et de bonne volonté. Ils sont les modèles vivants de ces fantasmes érotiques, les maîtres de Roissy l 'Histoire d'O, ce bréviaire mer- veilleux que devrait lire toute jeune fille vierge, cet admirable dévoilement de l ' amour de la f emme pour l 'homme (et de l 'homme pour la femme). On retrouve les traits de ces « malades », de ces « exceptions pathologiques » chez les mâles les plus banaux : les P.D.G., les épiciers du coin, les maque- r eaux de Pigalle ou de Chicago. Les psychiatres peuvent gloser sur les méfai ts de ceux qui osent aller jusqu 'au bout du sadisme; le refus séculaire de Sade est la preuve éclatante de la t e r reur que met la société mâle à nier l 'évidence, le sadisme

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en tant que s t ructure fondamenta le de sa mental i té et de son Système. On trai te toujours en pathologie les cas-limites; mais pourquoi la pathologie mâle s'exerce-t-elle dans la misogynie? N'est-ce pas parce que sa p rop re société lui offre ce racisme sexuel avan t tous les autres, comme le plus commode, le plus usuel exutoire de la schizophrénie, de la sclé- rose bourgeoise, ou de la pa rano ïa d 'agi ta teur refoulé? Le gynophobe est sans doute un malade ; mais toute société sécrète la malad ie qui lui est propre. Fa i re de ces sadiques éclatants ou de ces folliculaires dédaigneux les seuls dépositaires du discours misogyne semble une solution trop com- mode p o u r la lâcheté des non-femmes.

Pour tant , je (et quand je dis je, j ' entends bien que vous entendiez pa r le r n ' importe quelle femme) je n 'a i pris conscience de moi-même que p a r cette misogynie, mat iè re p remière du monde où il me fallait vivre, et qui m 'en séparait . Que cela soit le sort de telle ou telle minorité, Noirs d 'Amérique, Juifs d'Occident, etc., ne sert qu 'à souligner l ' irré- médiable scandale du sort de la major i té biolo- gique de l 'espèce : la femme, seule major i té à être mise entre parenthèses et séparée à la façon des minori tés opprimées. C'est ainsi qu 'abordant m a condit ion de femme p a r cette mise entre pa ren- thèses, dès m a jeunesse, moi (n ' importe quelle femme) j 'ai été amenée à en découvrir l 'aspect capital : celui d 'une séparat ion. (Comme le ju i f d 'Albert Memmi.) Et c'est peut-être la conscience de ce partage, de cette rupture , qui m 'a fait recher- cher avec une soif si brû lante la totalité d 'un absolu, celui du sexe comme celui du monde; et que je ne suppor te l'idée d 'une lutte que si elle se jette, comme le fleuve dans la mer, dans le combat p o u r la Totalité.

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Oui, toute femme est séparée, comme l 'Eugénie de Saxancour du père Restif. Beaucoup sont rom- pues, comme l 'héroïne de Simone de Beauvoir. Rompues, séparées : voici les réali tés d 'observation banale que nous pouvons en toute sérénité opposer à cette formule électorale : « l 'égalité dans la diffé- rence ».

La différence? C'est un problème. La sépara t ion? C'est un fait. « Par tons donc d 'un fait p lutôt que d 'un problème. » Puisque c'est m a cul ture qui me l'a appris. La vôtre. La cul ture mâle. Spécifions : Judéo-chrét ienne et bourgeoise. Est-ce qu'il y aura i t une telle différence sur ce point avec celle de Pékin, de Cuba, de Moscou? Je ne crois pas.

Malgré les protestations si nombreuses et si curieuses de celles qui, étant femmes, p roc lament pass ionnément à la fois leur fémini tude et leur réussite, — à savoir : leur intégration et leur expres- sion —, en dépit de ces femmes-là qui nient tout bar rage contre elles, toute mise entre parenthèses, si drôlement, je ne connais que trop, et trop en détail, cette dialectique : toute séparat ion renforce une différence qu'elle souligne, et la crée m ê m e si

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elle n'existe pas. (La différence des salaires selon le sexe entraîne la baisse de qualité et l'absentéisme chez les femmes, de même que l'absence de pro- motion provoque le désintérêt du travail). On a dix fois pulvérisé le problème de la « différence innée », de la femme « essentielle », de l' « Eternel Féminin » ; pourtant, la séparation continue, impo- sée par ceux qui n'y croient même plus, acceptée par celles qui n'y ont jamais cru. Devrons-nous donc dire avec Einstein :

« Cela n'a pas de sens de vouloir convaincre les autres, par toutes sortes de déductions, de notre parité; car leur manière d'agir ne vient pas du cerveau. »

En effet, elle s'enracine dans le sens du profit chez les uns, dans le fanatisme du confort intellec- tuel chez les autres. Renoncer à son profit est pres- que aussi difficile que de renoncer aux préjugés qui permettent de vivre sans la malédiction d'avoir à penser. Je l'ai déjà é c r i t les arguments ne changent pas les situations; ils provoquent tout au plus une crise de conscience. De même, en cure psychanalytique, si les remaniements des condi- tions de vie ne suivent pas, la « guérison » ne sert à rien; à quoi bon le permis de conduire, si je n'ai pas de quoi m'acheter une voiture? Autrefois on croyait le culte du pucelage nécessaire à la solidité du mariage, la religion de la patrie indispensable au sacrifice joyeux du soldat; aujourd'hui les filles se font déflorer en surprise-parties à quinze ou seize ans et deviennent de bonnes mères de famille bourgeoises, et les déguisés-en-héros s'en vont se faire tuer, sans réplique, pour des industriels qu'ils savent fort bien se nommer patrie. Alors, pourquoi argumenter encore? Pourquoi écrire et parler? Eh bien, comme le dit Memmi, « si les mots ont prouvé que l'issue n'était pas verbale », ils ont déjà rempli un certain office.

1. Y a-t-il encore des hommes? Flammarion, 1965.

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Egalité dans la différence! Mon Dieu, mon Dieu, ce vieux rafiot qui fait eau de partout surnage encore! Ce serait l'idéal, si les rapports humains pouvaient être égalitaires. « Et certes je ne veux point d'autre paradis. » Mais qui donc ignore qu'ils ne le sont nulle part? Pour pouvoir le devenir, il faudrait que ce fût partout. Partout règne l'oppres- sion; et l'oppression n'est qu'une répression inté- riorisée. Comment en serait-il autrement dans un monde mâle, c'est-à-dire compétitif? Dans cette perspective, la différence (c'est-à-dire l'altérité) est toujours aux dépens du différencié. Les non-femmes veulent bien que la femme leur soit différente, ce qui exprime évidemment qu'ils sont différents d'elle; mais les conséquences sont toutes pour la femme. Si celle-ci veut créer, commander, inven- ter, changer, elle singe l'homme, honte à elle; mais l'honneur en sera doublement grand pour quel- ques-unes, femmes-mecs, « corsaires de la reine » qui seront d'autant plus considérées qu'elles ont franchi un tel pas. Par ailleurs, si l'homme se prouve intuitif, ingénieux, plein de goût et de sen- sibilité, il n'en glorifiera pas moins son sexe : phi- lanthrope, grand couturier, grand cuisinier, nul n'ira lui reprocher de « singer la femme » ; il n'a pas besoin, lui de « corsaires de la reine ». Au contraire, on en fera un triomphal argument contre nous : « même les grands cuisiniers sont des hommes ». Ce qui est grand, donc incarne l'uni- versel, est obligatoirement le fait du non-femme. Plus question de différence s'il s'agit du mâle. Sauf sur un seul point : le comportement érotique. L'ho- mosexuel est un « bâtard », au sens traître du mot. Ainsi qu'un grand seigneur le reprochait à l'abbé de Choisy, « il feint d'être une femme alors qu'il a le bonheur d'en n'être pas une». On n'a jamais avoué si clairement le malheur d'être une femme...

Au temps où nous discutions si furieusement, jeunes filles dont les souvenirs peuplent d'ombres

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mes murs , nous étions nourr ies de la culture même qui nous niai t ; nous écoutions avec respect les grandes voix de l 'humani té qui avait édifié le m o n d e où nous vivions; et voici ce qu'elles nous disaient :

« La f emme est naturelle, donc abominable. La j eune fille est une peti te imbécile et une petite salope » (Baudelaire, notre Baudelaire des Fleurs du Mal!) Saint Augustin : « La femme ne peut ni enseigner, ni témoigner, ni compromettre , ni ju- ger ». (Malheureusement, elle peut encore éduquer. Exemple : sainte Monique, mère du philosophe.) Hésiode : « Qui se fie aux femmes se fie aux vo- leurs ». Saint J ean Chrysostome : « Souveraine peste que la femme ». (Rappelons que c'est notre Eglise qui l 'appelai t «Bouche d 'Or».) Saint Anto- nin : « Quand vous voyez une femme, songez que ce n'est ni un être huma in ni une bête féroce, mais le diable lu i -même» . Tertul l ien : « T u devrais tou- jours aller en deuil et en haillons pour avoir pe rdu le genre h u m a i n ». Saint Jean de Damas : « Affreux ténia qui a son siège dans le cœur de l 'homme, fille du mensonge, sentinelle avancée de l'enfer ». Saint Paul , le gérant de notre Eglise : « Je veux que la femme se t ienne en silence; femmes, soyez sou- mises à vos maris, etc. etc. » Quittons ces bigots, dites-vous? J 'y consens. Voici donc leur ennemi qualifié, le bon géant de notre humanisme occi- dental, le jupitérien, le sceptique, le p remier cham- pion de l 'égalité des hommes et de la liberté sexuelle, Rabelais : « Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant muable, tant inconstant et imparfait . . . » Venons-en au clas- sicisme. R a c i n e : «El le flotte, elle hésite, en un mot elle est f emme ». Corneille : « Mon père, je suis f emme et connais m a faiblesse ». Beaumarcha i s : « 0 femme, créa ture faible et décevante! » Vigny : « L a femme, enfant malade et douze fois i m p u r » . Proud 'hon, après Molière et son célèbre chrysa-

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lisme, qu 'une f emme en sait toujours assez : « Mé- nagère ou courtisane ». Et plus t a rd : « Nous vous trouvons laides, bêtes venimeuses, qu'avez-vous à répl iquer à cela? » Ce socialiste, ce révolution- naire, cet au teur de l 'adage « la propriété , c'est le vol », en tire les conséquences : « L 'homme sera le maî t re et la femme obéira ». Avant Freud , il dé- crète « qu'il lui manque un organe pour devenir autre chose qu 'un éphèbe ». E t Auguste Comte, dans la lettre annonçant son mar iage à un ami : « La femme la plus spirituelle et la plus raffinée n 'équivaut au bout du compte qu 'à un h o m m e assez secondaire, avec seulement beaucoup de pré- tention en plus. »

Tout ceci n'est que culture française. Soit. Pas- sons à l ' Islam où le Coran donne la femme à l 'hom- me « comme champ à labourer ». A moins que vous ne préfériez le Bushido, code d 'honneur des samou- raïs, paral lèle éclatant de la cul ture grecque homo- sexuelle où il est appris au noble Japonais qu'il est honteux d 'a imer une femme alors qu'il y a tant de jeunes hommes. Serait-ce à l 'Allemagne que vont vos préférences? Pour Schopenhauer , je suis un animal à cheveux longs et à idées courtes; pour Nietzsche, « le sous-homme est supér ieur à la sur- femme » ; pour Freud, le titan, nous sommes toutes des hommes ratés, jalouses dès l 'enfance du pénis de notre petit frère. Tout cela n'est que l ivresque; on le sait; la culture est le contraire de la vie. Bien! Scrutons la sagesse des nations; voyons comment s 'expriment p a r proverbes ceux qui ne savent ni a ni b. Scandinavie : « Le cœur de la f emme a été fait comme la roue qui tourne; ne te fie donc pas à ses promesses ». H o n g r i e : « Femme, ton nom est silence ». « L 'argent est bon à compter et la f emme à battre. » Pologne : « La bonne f emme descendue, les chevaux t irent mieux la voiture ». « Si le mar i ne bat pas sa femme, son foie pourrit ». F rance : « Bats ta femme comme tu bats ton blé; t ' auras de

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bon froment, t'auras de beaux enfants » (Dau- phiné). Afrique du Nord : « Bats ta femme, tu ne sais pas pourquoi, mais elle sait, elle ». Faut-il allonger la liste? Faut-il faire appel aux plus loin- taines religions, au bouddhisme, au zen, aux Vedas, aux cosmogonies précolombiennes, et le diable et son train?

Je le demande : quel homme, devant un tel concert, n'aurait dès son enfance la réaction d'une épouvante? Lequel se jugerait sans appel digne d'être un humain à part entière? Lequel ne se senti- rait pas séparé, différent, condamné? Peut-être que, seuls, les Juifs peuvent le comprendre. Pour nous, qui cherchions à nous justifier d'être femmes, c'était dans les textes que nous apprenions à l'école et dans les voix que nous révérions comme messa- gères de notre foi religieuse que nous recevions ce venin; il nous était distillé en même temps que la nourriture culturelle et spirituelle. Une jeune fille qui porta mon nom, à l'époque où Michèle ne courait pas encore les routes de la France sans feu ni pain avec du matériel de parachutage, et où Lina, encore en possession de sa raison, était une brillante élève, la jeune fille que je fus a écrit après un recueil de ces citations : « Femmes, que de fange jetée à notre figure sans nous ouvrir les yeux! Ce n'est que dans l'Evangile que la boue guérit de la cécité », Et cependant, moi aussi, j'appris à oublier dans la violence; je refoulai, j'inhibai, j'ai fermé mes yeux; et la dimension de « colonisé » de mon destin, je le refusai. C'était ça ou crever. Je ne me console pourtant pas de cette lâcheté.

Il va sans dire qu'aujourd'hui je récuse sans peine la légitimité de cet universel tribunal. Uni- versel dans le temps, dans l'espace, oui; pas dans l'humain, puisque ne représentant que les mâles : un peu moins de la moitié de l'humanité. Les Juifs, les homosexuels, eux, sont troublés par le jugement majoritaire; mais la majorité, c'est nous, dans ce

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procès. Montaigne, plus éclairé que F reud et sa fameuse « indifférence des femmes à la justice » (et Nietzsche avait déjà affirmé que nous n 'avions que peu de sens de l 'honneur) a écrit : « Les f emmes n'ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui ont cours dans le monde, d 'au tant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. »

Sans elles, ce n'est pas encore assez dire; c'est « contre elles » qu'il fallait.

Eclairons notre propos. Le t r ibunal récusé, il n'est pas du tout notre intention de nier les diffé- rences entre la f emme et le non-femme; nous pou- vons au contraire (en ce monde où l 'on oppr ime toute minor i té au nom de la majori té) a rguer fièrement, pour commencer, cette différence numé- r ique en notre faveur, si nous utilisons le discours usuel du prolé tar ia t révolté : « Nous sommes le peuple de la terre; nous sommes une force en marche ».

L 'oppresseur osera-t-il répondre que la rare té des choses en fait le prix ? Au nom de quoi substi- tuer le mot « choses » au mot « êtres » ? C'est ce que nous sommes, à la fois êtres et choses; êtres pa r notre condition humaine , choses p a r notre statut. Des êtres qui se font avoir. Dans tous les sens du terme. Infinitif : se fa i re avoir == se faire baiser : expression populaire. Se fa i re avoir : subs- tantif masculin, synonyme de choses possédées. Le communisme pr imit i f ne voulait-il pas met t re en commun les biens et les femmes? Et ce hippie que cite le Women's Lib : « Je n 'ai pas le sens de la propriété, je prête tout, même m a femme ». Nous, majori té , sommes l 'avoir de la société mâle, — la minorité. Femmes, l 'humani té sort de nous, vient de nous; elle est aux non-femmes; elle est contre nous. Jamais l 'oppresseur ne s 'assimilera aux choses; jamais il ne pou r r a nous répondre : « La rareté des êtres en fait le prix. » Le mâle, le non- femme, se considère à la fois comme le positif et le