l'être chez jean duns scot
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8/2/2019 L'tre chez Jean Duns Scot
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Institut Catholique de Toulouse Fr Stphane Delavelle ofmBaccalaurat canonique de philosophie Anne 2006-7
Mmoire de Mtaphysique
Ltre chez Jean Duns ScotPar-del analogie et altrit
Introduction p. 21- Ltre scotiste et son univers p. 31-a Quiddit et existence p. 31-b La res, la nature et le concept p. 51-c Ltre scotiste p. 71-d En guise de conclusion : deux mondes mtaphysiques spars p. 9
2- Lunivocit de ltre p. 92-a En chemin vers lunivocit avec Henri de Gand p. 102-b Lunivocit : principe et lments de preuve p. 132-c Les limites de lunivocit p. 16
2-d Est-il inconvenant que ltre soit prdiqu univoquementde Dieu et des cratures ? p. 19
2-e En guise de conclusion : vers une mtaphysique autonome p. 22
3- La singularit de ltre : les diffrences individuelles p. 243-a De ltre commun lindividualit affirme p. 243-b Selon quel principe individuer ? p. 253-c La diffrence individuelle scotiste p. 283-d En guise de conclusion sur la mthode scotiste :
de laltrit au sein de la communaut p. 32
Conclusion : Une mtaphysique de lau-del p. 34Bibliographie p. 36
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Depuis les lates, la question de ltre apparat au cur du questionnement
philosophique comme fondement ultime de toute ralit et de toute possibilit daccder
une quelconque connaissance du monde. Aristote complte cette approche en lui
attachant la notion danalogie, ltant se disant de multiples faons comme il objecte
Parmnide dans sa Physique1. Par ce biais, le Philosophe est dsormais en mesure de
rendre compte de la diversit et de la singularit quil observe autour de lui. Mais lintrt
de lanalogie ne sarrte pas l. Avec le dveloppement dune thologie chrtienne, elle va
devenir la condition la fois de la connaissance de Dieu et du maintien de sa radicale
transcendance (par-del toute apprhension positive).
Avec la redcouverte dAristote au 13me sicle dans loccident mdival, cest ce
mme principe de lanalogie de ltre qui continue tre dvelopp presque naturellementet raffin jusqu lirruption de Jean Duns Scot (1266 - 1308). Ce frre mineur, matre de
lUniversit de Paris, ose en effet introduire une doctrine aux nombreux retentissements
postrieurs : lunivocit de ltre. Sagit-il purement et simplement de la destruction de
lanalogie traditionnelle, comme on la longtemps pens et affirm dans les querelles entre
coles thologiques, ou, plus profondment, de sa refondation comme le suggre
Olivier Boulnois2? Telle est la question qui a guid ce travail en profondeur, son objectif
consistant avant tout dans lexplicitation de la doctrine mme du Docteur subtilsur ltre.
Dans cette perspective nous tenterons dans un premier temps de prciser dans
quel univers conceptuel sintgre la doctrine de lunivocit, autour de la question
notamment de la nature et du concept , deux mots clefs du vocabulaire scotiste.
Dans un second temps, nous nous attacherons plus particulirement ce que signifie pour
Duns Scot lunivocit de ltre : en quoi cette thorie lui est apparue ncessaire, ce quelle
recouvre et ses consquences sur le fonctionnement mme de la thologie et de la
philosophie comme sciences. Enfin, dans un troisime temps, nous aborderons le pendantimmdiat de lunivocit : la question des diffrences ultimes et de la singularit. L
encore, il sagit dun trait propre la mtaphysique scotiste dautant plus insparable de
la question de ltre que, comme nous le verrons, le Docteur subtilraisonne toujours en
articulant conceptuellement le commun et le diffrent ou, pour tre plus conforme sa
pense, le singulier lintrieur du commun.
1Aristote PhysiqueI, 2, 185 a 20-b 5
2Duns Scot Sur la connaissance de Dieu p.17
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Entrons donc humblement dans ce chemin fou, rugueux et infini de la pense
scotiste comme la caractrise un des meilleurs analystes contemporains de sa pense3
1- Ltre scotiste et son univers :
Lobjet propre de la mtaphysique scotiste est ltre, ce qui ne poserait aucun
problme spcial si ltre dont il sagit ici ntait ltre tel que le conoit Duns Scot .4
Ainsi dbute le chapitre quEtienne Gilson consacre la question de ltre dans sa somme
consacre au Docteur subtil. Pour cet historien de la pense mdivale, lentre dans
lunivers de Duns Scot oblige en effet se sparer des rfrences habituelles la pense
aristotlo-thomiste concernant ltre. Cest ce chemin que nous vous proposons deparcourir sommairement au long de cette premire partie.
1-a Quiddit et existence :
La premire question quest appel se poser le mtaphysicien dans ses
investigations selon Aristote ou Thomas dAquin est an sit ? (est-ce que cela existe ?).
Ensuite seulement intervient le quid ?(quest-ce que cette chose ?). En cela, le philosopheapparat comme le continuateur du physicien, partant du concret de la ralit empirique
et cherchant dcrire ce qui la sous-tend : le primat de lacte dexister tant affirm au
sein de ltant. Duns Scot quant lui inverse la dmarche, la seconde question lui
paraissant dj contenue dans la premire.
Il nest pas ncessaire de distinguer la connaissance en ce que cest et en si
cest , car dans mon propos, je recherche un concept simple dont on connaisse ltre par
un acte de lintellect qui compose et qui divise. En effet, je ne connais jamais de quelque
chose sil est moins davoir un certain concept de cet extrme dont je connais
ltre. 5
La mtaphysique scotiste est donc de ce fait quidditative : elle sattache avant tout
lessence des choses ( ce quelles sont, leur intelligibilit), lessence ayant par principe
une forme dantriorit logique par rapport lexistence dont elle apparat selon Lychetus
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Duns Scot Sur la connaissance de Dieu p.94E. Gilson Jean Duns Scot p.84
5Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 11
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(un des commentateurs de Duns Scot au 16me sicle) comme la cause intrinsque 6. Un
sujet est donc ce quil est en raison de son essence et non de son existence. Et,
logiquement, lorsquune chose est cre, cest tout la fois son essence et son existence
qui trouvent leur source dans la cause efficiente, mme si cette dernire est une cause
cre.7
Mais est-ce dire que lexistence ne serait quun accident univoque se greffant
sur une essence qui aurait par ailleurs un vie propre et autonome, comme cela semble
pouvoir tre le cas chez Avicenne ? Cette thse, mise en avant par Etienne Gilson et
formant la base de ce quil qualifie dessentialisme du Docteur subtil saccommode
cependant difficilement de la premire partie de lextrait cit prcdemment. Il ne
semble pas tre envisageable pour lui doprer une distinction relle entre existence etessence lintrieur du sujet. Plus largement, il ne saurait tre question pour Duns Scot
de minimiser la place de lexistence : elle reste, comme le note Grard Sondag,
irrductible aux concepts 8 et de ce fait inintelligible nos esprits, transcendante
nos actes de connaissance. Mais cette existence, insparable du rel, Scot veut la
dpasser pour rejoindre son vritable propos : celui dun tre qui intgre la fois ce qui
existe et ce qui nest que de lordre du possible.
Lobjet vis par Duns Scot est en effet hoc, cui non repugnat esse (ce qui ne
rpugne pas exister), cest--dire dans le langage technique de la scolastique, ce qui
nest pas en soi porteur de contradiction. Ltre doit ainsi pouvoir comprendre tout aussi
bien les objets de la physique que ceux de la mtaphysique (rels eux aussi) ou que ceux
de la logique (tres de raison quant eux). Cest l pour lui une ncessit trois titres.
Dune part cest une consquence de la thologie qui montre que lobjet de notre
intellect nest pas limit la quiddit sensible : depuis lpisode du buisson ardent (Ex 3),
lhomme se sait capax dei. Il sait quil est appel connatre ltre en tant qutre par-
del les ralits sensibles.
Dautre part, lintelligence humaine ne procde pas identiquement selon quon la
considre dans son tat adamique, avant la chute, dans son tat de nature dchue puis
sauve, et dans ltat de la vie bienheureuse o elle voit Dieu face--face. La quiddit
6
Cit par E. Gilson Etre et essencep.1337Duns Scot Opus Oxoniensis lib IV, d 2, q1, N7
8Duns Scot Le principe dindividuation p. 44
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dont parle Aristote nest lobjet propre de notre intellect quen ltat prsent, elle nest
pas lobjet de notre intellect dans sa nature ; la preuve en est quelle ne convient ni
lintellect des bienheureux, ni ltat humain antrieur la faute originel. 9
Lintellect humain ne doit donc pas limiter la porte de ses approches aux seules quiddits
sensibles et ltre contingent donn dans lexprience sensible10. Il est fait pour plus
grand et se doit pour cela dtre fidle sa nature profonde.
Enfin, lobjectif central de Duns Scot reste la fondation dune science
mtaphysique, impliquant des raisonnements ncessaires. Cest donc les structures
ncessaires de ltre quil vise au premier chef et non lexistence contingente de tel ou tel
tant connu et constat par le physicien. Par ailleurs, dans sa perspective thologique, en
prenant ce parti et en se hissant au niveau des ralits ncessaires, il entend pouvoirtoucher Dieu dans son tre mme et non plus seulement comme cause de la cration
contingente.
Ltre tel que le conoit le Docteur subtildpasse donc le cadre de lexprience
sensible : peru comme une essence, il se libre de toute dtermination (contingent ou
ncessaire, rel ou possible) pour atteindre un niveau de gnralit suprieur. Tel est du
moins lobjectif du matre franciscain, mais ne risque-t-il pas ainsi de transformer
lexistence en pur concept de raison nexistant que dans lintellect ? Sommes-nous ici
lore dune philosophie purement idaliste avant lheure ?
1-b La res, la nature et le concept :
Pour mieux saisir la subtilit de lapproche scotiste, il peut savrer intressant de
distinguer trois manires complmentaires dapprocher la ralit : celle du physicien, celle
du mtaphysicien et celle du logicien. Pour le premier, le monde se compose de choses
(res), de quiddits sensibles et individuelles. Pour le logicien, le monde est loppos celui
dobjets universels et de raison, des objets uniquement prsents dans lintellect et ne
ncessitant a prioriaucune existence relle. Cest lunivers des concepts qui se prdiquent
dune chose ou son sujet (de re), mais qui ne sont pas ncessairement dans la chose
9 Duns Scot Trait du premier principep. 1710Ce qui correspond au choix de Thomas dAquin dune certaine manire qui, ne sattachant pas aux
diffrents tats successifs de lhomme, se concentre plutt sur sa situation intermdiaire entrelange et lanimal, avec la particularit de son intellect, celui de saisir par abstraction partir durel sensible.
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relle. Cest du moins lapproche retenue par Duns Scot qui se distingue en cela dAristote
pour lequel luniversel se dit de remais est galement in re.
Entre ces deux extrmes, le possible logique de lordre de luniversel et le rel
contingent de lordre de lindividuel, le Docteur subtil introduit comme objet propre du
mtaphysicien la notion de nature (natura). Cest, pour prendre un exemple, lhumanit ,
mi-chemin entre le concept dhomme en gnral et cet homme-ci dcrit par le
physicien. Cette nature, Duns Scot lemprunte Avicenne, reprenant souvent le propos du
philosophe arabe sur la nature de lquinit : ipsa equinitas non est aliquid nisi equinitas
tantum. 11Cette nature scotiste a pour particularit dtre immanente la chose (in re)
et non pas seulement prdicable par lintellect de lobservateur. Elle appartient de ce fait
lordre du rel tout en nen formant que lessence une et intelligible. Elle est en effetextraite du rel mais sans pour autant avoir atteint le stade duniversel achev (qui serait
alors pur concept). Elle est un rel possible selon les mots de Franois-Xavier Putallaz,
le non-contingent extrait du contingent qui lui permet ainsi de dpasser sa stricte
contingence et dincorporer le possible. Elle est la structure profonde du rel et non un
stade davancement avant laccession lexistence. Elle nest ni un individu, ni lensemble
des individus, ni encore moins un tre de raison. En somme, elle offre un ponts entre le
domaine de la pense (dans lme selon la terminologie scotiste) et celui de la ralitsensible (hors de lme). Notion passerelle entre ces deux mondes souvent opposs ou,
tout au moins, mal articuls, il sagit sans doute de lhritage ultime du ralisme des
ides de Platon transpos dans lunivers apparemment aristotlicien du Docteur subtil.
Cet quilibre sera nanmoins particulirement difficile tenir, tant lesprit humain peut
tre tent12 de voir dans cette nature un simple objet de raison universel et non un objet
rel.
Cette nature est par ailleurs dote de deux proprits qui joueront un rlecentral dans la pense de Duns Scot. Dune part, cette nature est commune plusieurs
individus et dautre part elle est communicable. On saisit alors la source dinspiration de la
pense scotiste en ce domaine : il puise dans la ralit trinitaire, dans cette unique nature
au sein de laquelle se diffrencient les trois personnes divines. Et, pour pouvoir en rendre
compte, il lui faut pouvoir disposer dune nature commune et communicable aux trois. Ce
caractre commun tient trs largement au fait que cette nature transcende toutes les
11Avicenne Metaphysicatract V, ch I
12De par le sens raliste de son esprit dirait sans doute la tradition thomiste.
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dterminations du rel : elle nest ni singulire ni universelle, elle nest ni finie ni infinie
Elle peut tre lun comme lautre sans jamais se rduire ces dterminations. En ce sens,
elle est en fait ce que nos esprits conoivent naturellement en premier lorsquils
contemplent le rel : ni un concept, ni un individu, mais une entit dans une certaine
espce diffrente des autres.
1-c Ltre scotiste :
Ltre chez Duns Scot apparat de lordre de cette nature objet de la
mtaphysique. Il sagit donc dune ralit globale dpassant toute dtermination, qui
nappartient pas la quiddit sensible mais qui nanmoins, tant dans les choses, sy
rattache. Cest une formalit distincte que lintellect apprhende mais quil ne saurait
produire tout seul. Une ralit qui simpose lui dans lexprience.
Nous prouvons en nous-mmes, que nous pouvons concevoir ltre sans le
concevoir comme telle substance ou tel accident que voici, car on ne sait pas, quand
on conoit ltre, sil sagit dun tre en soi ou dans un autre () ; nous concevons
donc dabord quelque chose dindiffrent aux deux, et nous trouvons ensuite que lun
et lautre sont immdiatement inclus dans un terme tel que le premier concept, celui
dtre, y soit compris 13
En ce sens, ltre, plus encore que les autres natures scotistes, apparat comme
une ralit commune. Elle se rvle mme la plus commune transcendant en cela les
catgories aristotliciennes. Duns Scot montrera mme que ltre est trop commun et pas
dterminable au point de pouvoir tre un genre14 (vitant ainsi que Dieu et la crature ne
soient inclus dans un mme genre).
Cest ce concept commun dtant (ens) qui apparat comme le sujet de la science
premire (de la mtaphysique). Voyons ce que nous en dit alors le Docteur subtil :
13Duns Scot Quaestiones in Metaphysic. Lib IV, q 1, N 6-7, cit par E. Gilson Duns Scot p. 114
14Sil ltait en effet, il se diviserait en ses espces par diffrences et non en ses diffrences.
Aussi les diffrences spcifiques ne seraient-elles pas de ltre, ce qui contredit le principedunivocit de ltre comme on le verra plus loin. (Duns Scot Collatio 24, 11). Cest l le principalargument donn par Duns Scot. Pourtant, cette ngation de ltre comme genre nest pasanecdotique. Comme le note Stephen D. Dumont (La doctrine scotiste de lunivocit et la traditionmdivale de la mtaphysique(PhilosophieN 61, Paris, 1999)), il sagit dun effort marqu chez leDocteur subtil et ce dautant plus que lunivocit dans la tradition aristotlicienne est trslargement attache au genre. Or, Duns Scot entend librer son concept dtre dun des traits du
genre : sa potentialit (le genre tant la matire de lespce) qui ne conviendrait pas ltre infini.Ltre scotiste a donc tous les traits dun genre mais il est par ailleurs transcendantal et sansaucune potentialit.
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Remarque que lon connat au pralable le sujet de la premire science en mme temps
quelle : le quoi est dit par un nom, et il dit si cest et ce que cest . Puisque
aucune science ne recherche propos de son sujet premier sil est ni ce quil est ou bien
on ne peut absolument pas le chercher, ou bien seulement dans une science antrieure. A
la premire, aucune nest antrieure. Donc on ne peut daucune faon chercher propos
de son sujet premier, si cest ou ce que cest . Donc cest un concept absolument
simple. Donc cest ltant. 15
Rien ne prcde donc ltre et, en ce sens, il est lobjet adquat de lintelligence rien
ntant intelligible sil nest de ltre. Pourtant, comme concept premier et, de ce fait,
absolument simple 16, ltre nest pas analysable (dcomposable en concepts plus
simples). Il se doit donc dtre saisi en une seule fois, par un acte de simple intelligence
et sans erreur possible17. Il na donc pas de quiddit, de dfinition : il reste un concept
flou tout en ntant pas vide. On ne saurait en effet le confondre avec un pur mot qui
servirait rapprocher des ralits diffrentes. Il est mme, comme nous le verrons, la
connaissance de Dieu la plus parfaite que puisse avoir lhomme et, par l mme, le lieu de
sa flicit18.
Tel apparat donc lobjet de la mtaphysique : une nature, un tre en tant
qutre , isol de toutes ses dterminations, extrait du sensible, mais prsent dans la
chose et insparable de celle-ci tout en pouvant tre commun dans plusieurs. Autant
dlments qui rendent envisageables chez Duns Scot une univocit de ltre.
15Duns Scot OrdinatioI, d 3, 17
16
Duns Scot OrdinatioI, d 3, 7117Duns Scot OrdinatioI, d 3, 147
18Duns Scot OrdinatioI, d 3, 18
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1-d En guise de conclusion :
deux mondes mtaphysiques spars
Avant danalyser la doctrine mme de lunivocit, notons combien lunivers
mtaphysique scotiste se distingue de celui dAristote et de Thomas dAquin. L o le
Docteur anglique place lontologie dans la continuit de la physique, partant de la
quiddit sensible et de la multiplicit, le Docteur subtil cherche fonder une
mtaphysique comme science premire du rel avec son objet propre, ltre en tant
qutre, qui pourrait son tour servir de base scientifique la thologie (elle-mme issue
de la Rvlation). Entre ces deux approches, il nest ni conciliation ni rfutation possible
(selon Etienne Gilson19) tant les axiomes de dpart sont diffrents. Bien plus, il
semblerait mme que tout investissement sur lun de ces chemins rende la comprhension
de lautre systme dautant plus difficile. Comme si, selon le mot de Maurice Blondel, la
mtaphysique tait atteinte de diplopie ontologique 20, obligeant chacun choisir son
chemin sans ponts ni vritable comparaison possibles
2- Lunivocit de ltre :
Lunivers mtaphysique de Duns Scot ayant t fix, il nous reste dsormais dans
cette deuxime partie analyser comment le Docteur subtil en est arriv affirmer
lunivocit de ltant. Pour ce faire, nous nous attacherons au rle-pivot jou par Henri de
Gand avant de prciser le sens que Duns Scot donne cette thorie quil dveloppe contre
le matre flamand, et comment il claire par un certain nombre de preuves. Nous
envisagerons ensuite les limites quil fixe lui-mme lunivocit. Enfin, nous tenterons de
mettre en lumire les consquences de cette thorie sur la prise en compte de Dieu (sous
forme de retour critique) et le statut de la mtaphysique ainsi fonde.
19E. Gilson Duns Scot p. 102
20Cit par G. Sondag Le principe didividuationp. 21
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2-a En chemin vers lunivocit avec Henri de Gand :
Le caractre commun de ltre nest pas une nouveaut mtaphysique. Avant
mme Aristote, toute ralit apparat comme de ltre (ou comme de lordre des tants).
Aussi pour maintenir lexistence dun principe universel dintelligibilit hrit de
Parmnide tout en tenant compte de la diversit du rel, Aristote introduit-il la notion
danalogie qui sera ensuite largement dveloppe et raffine jusqu lcole thomiste. Il
sagit daffirmer que ltre est divers dans des tants divers, mais quil demeure entre les
tants une similitude, une communaut relative proportionnelle non univoque lie
justement ltre lui-mme. Cette communaut, elle apparat dans le jugement qui dcle
soit une similitude de proportion entre des tants (cest le cas par exemple du rapport de
lessence son existence dans les diffrentes substances et dans les diffrents
accidents), soit une similitude dattribution (tout accident tant ramen la substance
qui le porte, on pourra parler danalogie entre les accidents par-del leurs diffrences). Si
laltrit radicale des tants concrets est mise en avant, ce nest donc pas sans affirmer
quils sont analogues dune certaine manire par leur acte mme dexister qui se rattache
celui qui leur donne lexistence, lIspum esse subsistens.
La doctrine de lunivocit scotiste va prendre le contre-pied de cette approche
analogique du rel, et plus spcifiquement dune thorie particulire mise en place par
Henri de Gand (1217 - 1293), matre trs pris par lcole franciscaine et contradicteur
de Thomas dAquin comme des averroistes latins. Ce nest donc pas lanalogie thomiste qui
proccupe Duns Scot et il ne fera dans son Ordinatio rfrence au Docteur anglique
quune seule fois. Et encore est-ce pour exposer sa doctrine quant la quiddit sensible
comme premier objet de lintellect en contre-point de la position ontologiste dHenri
de Gand (qui voit Dieu comme premier objet de lintellect). La doctrine du matre flamand
offre en effet une perspective des plus originales. Faisant figure de prcurseur,
douvreur de voies, il propose trois arguments montrant que ltant est commun Dieu et
aux cratures. Mais, cherchant prserver la transcendance radicale du divin, Henri de
Gand fait de cette unit une communaut purement nominale. Ltant nest plus quun nom,
la communion quil signifie na plus rien de rel : elle est devenue purement conceptuelle et
quivoque, lanalogie servant maintenir la distance entre Dieu et les cratures. Ces
dernires comme effets de la cause divine ont avec elle une certaine ressemblance, mais
selon des raisons diffrentes. Quen est-il alors de la connaissance que nous pouvons avoir
de lui ? Henri de Gand tente de sauver la thologie de lapophatisme le plus radical en
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recourant la thorie de laccommodation. Il sagit l cune analogie avec la vue, notre
il ne parvenant souvent pas distinguer deux objets trop semblables ou trop proches et
ayant de ce fait tendance en faire un seul par accommodation visuelle. En effet, la
nature de lintellect est de ne pas pouvoir distinguer les choses qui sont proches, et de
concevoir comme un celles qui, pourtant, dans la vrit de la chose, ne font pas un seul
concept. 21 Lhomme est ainsi habilit dvelopper une approche estimative du concept
dtant divin partir de ce quil dduit du concept dtant des choses sensibles.
Pourtant ce faisant, Henri de Gand a franchi un cap important : dune analogie
entre objets rels radicalement autres dans le cadre dun jugement de proportion, il est
pass une analogie entre concepts universels. Or cette dernire ne peut pas ne pas
prendre les traits dune pure ressemblance formelle du type de celle de limage son
objet. Cest sur ce point que va ragir Duns Scot en affirmant pour trois raisons
principales la ncessit dune univocit des concepts.
Dans un premier temps, il remarque que
Si ce nest pas la substance qui dispose immdiatement notre intellect une
intellection delle-mme, mais seulement laccident sensible, il sensuit que nous ne
pourrons avoir aucun concept quidditatif de cette substance, moins quun tel concept ne
se puisse abstraire du concept daccident ; mais aucun concept quidditatif de cette sorte
nest abstrayable du concept daccident, sauf le concept dtant. 22
La condition mme dapprhension des essences partir de ce qui est observable, savoir
les accidents, implique donc lexistence dun concept sous-jacent prdicable de lun comme
de lautre. La connaissance estimative dHenri de Gand, lie au principe
daccommodation, ne saurait donc suffire car les accidents changent et, sans ralit
commune et plus profonde, ces ralits sensibles ne sauraient rien exprimer de la
ncessit de lessence.
21Henri de Gand SummaI, 123 s
22Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 139
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Dans un second temps, Duns Scot note une contradiction fondamentale chez ses
prcurseurs :
Tous les matres et les thologiens semblent user dun concept commun [univoque]
Dieu et la crature, quoiquils se contredisent en paroles quand ils lappliquent, car tous,ils se rencontrent en ceci quils admettent des concepts mtaphysiques, et quen cartant
ce quil y a dimperfection dans les cratures, ils attribuent Dieu ce quil y a de
perfection, comme la bont, la vrit et la sagesse. 23
Lanalogie mise en avant par les philosophes antrieurs24 pour sautoriser un discours sur
Dieu ne lui parat donc envisageable que si, par derrire, une unit conceptuelle
fondamentale pr-existe. Le concept analogue, non seulement tolre mais exige un
complment dunit pour atteindre une consistance vritable notera Olivier Boulnois25.
Duns Scot largit ainsi la brche ouverte par Henri de Gand, montrant quon ne peut faire
un concept unique et indistinct de deux concepts (par accommodation ) que sil existe
une communaut sous-jacente, celle de ltant.
Ces deux lments montrent bien la ncessit pour Duns Scot dun concept
univoque de ltre : sans ce concept mdiateur issu du connu, point de prdication possible
ni sur la nature ni sur Dieu. Lunivocit du concept dtant apparat donc (dans un
troisime temps) comme le fondement mme de la mtaphysique (permettant deconnatre Dieu et autorisant la preuve de son existence) et rendant possible la thologie
en tant que science dans son ensemble.
Lunivocit ainsi introduite est donc novatrice, mais comme on la vu elle tient trs
largement au bond opr par Henri de Gand, passant au niveau des concepts, et au cadre
conceptuel retenu par Duns Scot (par le recours la nature avicennienne notamment).
Mais est-ce vraiment la mme ralit que nous prdiquons quand nous parlons dun tre
commun dans diffrents sujets ? En somme, que met-on prcisment derrire ce vocable
dunivocit du concept dtant ?
23Duns Scot OrdinatioI, d 3, 29
24Notons bien cependant que cette critique na de pertinence relle que vis--vis des philosophes
qui, comme Henri de Gand, ont dvelopp une analogie de ltre de type conceptuel. Comme nous le
verrons plus loin (2-e), lanalogie relle (thomiste notamment) est compatible avec lunivocitscotiste dans le principe, ces deux doctrines se positionnant dans des univers mentaux diffrents.25Duns Scot Sur la connaissance de Dieu... p.16
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2-b Lunivocit : principe et lments de preuve
Duns Scot donne tour tour deux dfinitions complmentaires de lunivocit dans
son Ordinatio:
Cest lunit de raison de ce qui est prdiqu ; ainsi lunivoque est ce dont la raison est
en soi une, que cette raison soit la raison du sujet, quelle dnomme le sujet, ou quelle
soit dite par accident du sujet. 26
Jappelle concept univoque celui qui est un de telle faon que son unit suffise la
contradiction, quand on laffirme et le nie du mme ; aussi, il suffit tenir lieu de moyen
terme dans un syllogisme, comme on conclut que des extrmes unis dans un moyen terme
dou dune telle unit sont unis entre eux sans tromperie dquivocit. 27
Lunivocit concerne donc le concept logique dtant. Elle implique une unit
consistante de ce qui est prdiqu et sous-jacente toute ralit, que cela concerne la
substance, cre ou incre, ou encore ses accidents. Cette consistance, Duns Scot la
caractrise par la rsistance la contradiction et par sa non-quivocit au sein mme du
raisonnement syllogistique. Ce concept doit donc renvoyer exactement la mme ralit
quel que soit son usage, ce qui nest quune manire rigoureuse de reformuler ladage
avicennien ltre se dit en un seul sens de tout ce dont il se dit 28. Ces diffrents
lments confrent donc ce concept une unit suffisante pour permettre un
raisonnement scientifique.
Mais sagit-il l dune pure unit logique ? En fait, comme le note Olivier
Boulnois : un concept est univoque dans la mesure o il reste identique dans une
prdication essentielle : lorsquon attribue un sujet son essence en tant quessence. En
termes techniques, cela revient dire que lunivocit suppose une prdication
quidditative, ou dans le quoi ; ou encore quil sagit dune prdication par soi de la
premire manire dans laquelle le prdicat est inclus dans le sujet, et inhrent celui-
ci. 29 Lunivocit suppose donc que lon puisse dire que le concept est inclus dans
lessence. Or ceci est impossible pour un universel (objet de raison prsent uniquement
dans lintellect chez Duns Scot). Cest donc ltre comme nature mtaphysique scotiste qui
26Duns Scot OrdinatioI, d 8, 89
27
Duns Scot OrdinatioI, d 3, 2628Avicenne Metaphysicatract I, ch 2
29Duns Scot Sur la connaissance de Dieu... p. 21
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est incluse dans lessence. Lunivocit du concept dtant se dira donc de deux manires
diffrentes et quivalentes : soit on dira ltre (ou ltant) est dans toutes les essences
des choses (comme une nature peut ltre), soit on dira que le concept dtre se prdique
quidditativement de tout.
Comme nous avons pu le voir, lunivocit apparat Duns Scot comme une
ncessit : il la considre dailleurs comme digne dtre approuve (probabilis) tout en
restant impossible dmontrer de manire ncessaire. Ceci ne lempche cependant pas
de proposer cinq preuves (qui deviendront au fil du texte dix). Sans vouloir reprendre
lintgralit de celles-ci, notons quelques grands traits qui permettront de prciser le
contenu mme de cette rvolution conceptuelle propose par le Docteur subtil.
Tout intellect certain dun concept et doutant de plusieurs possde un concept dont il
est certain, autre que les concepts dont il doute ; le sujet inclut le prdicat. Mais
lintellect du voyageur peut tre certain propos de Dieu quil est [un] tant, tout en
doutant de ltant fini ou infini, cr ou incr ; donc le concept dtant propos de Dieu
est autre que ce concept-ci et celui-l, de soi il nest ni lun ni lautre et il est inclus dans
lun et lautre. Donc [il est] univoque. 30
On retrouve l un raisonnement affectionn par Duns Scot : le recours lhistoire de la
philosophie. Le fait mme que des philosophes aient pu tre certains de Dieu comme tant
sans pouvoir en trouver une dtermination commune permet de conclure la neutralit de
ltre par rapport aux dterminations disjonctives classiques (fini/infini, cr/incr).
Ltre nest aucune de ces dterminations mais il est inclus dans toutes, devenant ainsi en
quelque sorte la matire logique universelle. Lintellect peut tre certain dun concept
distinct et indtermin de ltre qui sapplique aussi bien Dieu quaux cratures.
Aucun objet ne produit de concept simple et propre dans cet intellect - [je veux dire]
de concept simple et propre dun autre objet - sil ne contient pas cet autre objet
essentiellement ou virtuellement. Or lobjet cr ne contient pas lincr essentiellement
ni virtuellement, et ceci sous cette raison sous laquelle il lui est attribu, comme ce qui
est postrieur essentiellement est attribu lantrieur essentiellement, car il est
contraire la raison de postrieur par essence dinclure virtuellement son antrieur.
Et il est manifeste que lobjet cr ne contient pas essentiellement lincr selon quelque
30Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 27
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chose qui lui soit totalement propre et non commun. Donc il ne produit pas un concept
simple et propre ltant incr. 31
La ralit sensible que nous apprhendons par notre intellect ne peut donc nous parler
de Dieu quau sens o elle contient donc essentiellement ltant incr sous la forme dequelque chose qui leur est commun : le concept dtant32. Sans cela, notre intellect ne
saurait tre m produire un concept sur Dieu, lanalogie ntant pas en soi suffisante. En
effet, nous ne percevons que par le biais de nos sens et partir de ceux-ci ils nous est
impossible de prdiquer un concept non commun au sensible et limmatriel.
Mais si tu dis que la raison des choses qui conviennent Dieu est autre, il en suit un
inconvnient : partir daucune raison propre de ces [perfections] telles quelles ont dans
la crature, on ne peut les conclure propos de Dieu, car la raison de celles-ci est
totalement autre que la raison de celles-l. Au contraire, on ne conclurait pas plus,
partir de la raison de sagesse que nous apprhendons partir des cratures, que Dieu
est sage formellement, plutt que le fait que Dieu est formellement une pierre. En effet,
on peut former un certain concept, autre que le concept de pierre cre : et envers ce
concept de pierre en tant quil est une ide en Dieu, cette pierre possde une attribution.
Et ainsi, Dieu est pierre serait dit formellement, selon ce concept analogue-ci, comme
sage selon ce concept analogue-l. 33
Duns Scot se porte l en faux contre la dmarche traditionnelle de purification du
discours sur Dieu dveloppe dans la ligne des trois voies de Denys lAropagyte dans un
contexte danalogie. Tablant sur des concepts universels, et non comme Thomas dAquin
sur les seules perfections pures, il montre les consquences dune analogie de concepts
pousse lextrme : tout concept sensible devrait alors avoir indiffremment son
pendant tout autre en Dieu, sonnant le glas de tout discours sens sur ltre incr.
Lanalogie masquerait en fait une pure quivocit.
Ltre apparat donc comme une nature distincte, commune tous les tres et
antrieure tous (crs comme incrs, substances comme accidents). Mais tout ce qui
est intelligible contient-il ltre de la mme faon ?
31Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 35
32
Le concept dtant sera alors inclus dans lobjet cr mais sous son mode propre, celui du cr etnon de lincr.33Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 40
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2-c Les limites de lunivocit :
En dautres termes, peut-on dire pour autant que tout inclut quidditativement
ltre ? Si tel tait le cas en effet, il faudrait considrer que le genre et sa diffrence
ultime (ce qui permet au dernier degr dindividuer la crature) sont tous deux de ltre.
Or comment imaginer que de ltre puisse servir encore diffrencier de ltre ? Il
faudrait pour cela leur ajouter des dterminations ultrieures qui ne sont pas de ltre
pour les diffrencier, et ainsi linfini. De mme ne courrait-on pas alors le risque dune
forme de monisme rfutant toute diversit du rel ? Enfin, comment penser dans ce
modle la place des transcendantaux ? Comment, alors mme quils apparaissent comme
des principes absolument simples, pourraient-il inclure ltre ? Autant de questions qui
obligent Duns Scot prciser le cadre de lunivocit, ltant nest pas commun au sens
strict in quidmais au sein dun dispositif complexe.
Puisque rien ne peut tre plus commun que ltant, et que ltant ne peut tre commun
et univoque, dit dans le quoi de tous les intelligibles par soi, car il nest pas dit des
diffrences ultimes et des passions - il suit donc que rien nest le premier objet de
notre intellect cause de sa communaut en quoi envers tout ce qui est intelligible
par soi. Et cependant, malgr cela, je dis que le premier objet de notre intellect est
ltant, car en lui se rencontre une double primaut, de communaut et de virtualit,
puisque tout ce qui est intelligible par soi, ou bien inclut essentiellement la raison
dtant, ou bien est contenu virtuellement ou essentiellement dans ce qui inclut
essentiellement la raison dtant. En effet, tous les genres, les espces, les individus,
toutes les parties essentielles des genres, et mme ltant incr, tous incluent ltant
quidditativement ; et toutes les diffrences ultimes sont incluses essentiellement dans
certains de ceux-l, et toutes les passions de ltant sont incluses virtuellement dans
ltant et dans ses infrieurs. Donc ces choses pour lesquelles ltant nest pas
univoque dit en quoi , sont incluses dans celles pour lesquelles il est univoque decette manire. Et ainsi il est manifeste que ltant a une primaut de communaut
envers les premiers intelligibles, cest--dire envers les concepts quidditatifs des
genres, des espces, des individus, des parties essentielles de tous ceux-ci, et mme
de ltant incr - et quil a une primaut de virtualit envers tous les intelligibles
inclus dans les premiers intelligibles, cest--dire envers les concepts qualitatifs des
diffrences ultimes et des passions propres. 34
34Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 137
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Tentons de mettre en lumire les traits saillants de cette approche qui forme le
cur de la thorie de lunivocit. Duns Scot distingue trois modes dextension de
lunivocit, toutes les ralits ou les possibles pouvant soit inclure ltant (comme cest le
cas du genre, de lespce, de lindividu), soit tre inclus essentiellement dans ltant ou
ses infrieurs (cest le cas des diffrences ultimes comprises dans le genre, lespce),
soit tre inclus virtuellement dans ltant et ses infrieurs (comme les passions35).
Dans le premier cas, ltant est inclus dans la ralit tudie : on est dans lordre
de la prdication quidditative. Tous, depuis le genre jusqu lespce simplissime incluent
essentiellement ltant comme partie de leur raison. 36 Du point de vue de la
connaissance, lunivocit est alors dite de communaut : cest ltre qui rend les choses
par soi connaissables, tout comme la couleur pour le visible.37
Dans le second cas38, correspondant aux diffrences ultimes, le genre ou lespce,
qui sont tous deux dterminables, se voient particulariss par une diffrence ultime qui
est, elle, en acte et dterminante. Cette diffrence sajoute lessence extrinsquement
(car ce nest pas du fait mme dtre des abeilles que les abeilles sont de beaucoup de
sortes 39). Il sagit donc dune prdication qualitative et non quidditative. Ltant nest
pas un concept univoque prdiqu des diffrences ultimes : il nest pas inclus en elles
directement. En revanche, ces diffrences sont toutes incluses dans ltant et dans ses
infrieurs (genre, espce, individu). Ainsi la diffrence individuelle (qui fait la singularit
dun sujet) est incluse dans lhomme (espce) qui lui-mme inclut ltant dans sa quiddit
(comme toute espce). Il en va de mme de ces diffrences ultimes que sont lacte et la
puissance. On parlera dans ce cas dune primaut de virtualit : les diffrences ultimes ne
sont pas connues par elles-mmes, mais cest ltre qui les appelle qui meut les connatre.
35Nom donn par Duns Scot aux dterminations qui conviennent ltre : passions convertibles
avec ltre (ou transcendantaux) et passions disjointes (possible/ncessaire, fini/infini,cr/incr).36Duns Scot Sur la connaissance de Dieu p.51
37Pour tre encore plus prcis, il faudrait tudier le cas des diffrences non ultimes (diffrence
spcifique, propre). Duns Scot considre quelles incluent ltre mais dnominativement et nonquidditativement. Le problme que se pose le matre franciscain est en effet celui dAverros(MetaphysicaIV, comm. 3). On risquerait alors davoir une redondance puisque ltre serait dit lafois du genre et de la diffrence spcifique au sein de lessence espce. Or, si la diffrence rationnelle dans la quiddit de lhomme contient bien ltre, ce nest pas titre de nature. Onaurait en effet dans ce cas un animal rationalit . La rationalit, tout en tant intrinsque lhomme est extrinsque et accidentelle lanimal, quelle qualifie mais dnominativement seulement(Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 161).38
Le cas des diffrences individuelles sera trait plus exhaustivement dans le cadre de la troisimepartie de ce travail.39Platon Mnon72b
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Elles ne sauraient donc apparatre sans que ltre soit prsent, tout comme il ne saurait y
avoir dans notre pense de camus sans un nez qui lui soit attach.
Dans le troisime cas, correspondant aux passions, on est l encore dans lordre
de la prdication qualitative. Une qualit dtermine ltre. Ainsi lun (comme
transcendental), mme sil apparat insparable de ltre (tout tre tant un) lui confre
une proprit supplmentaire qui nappartient pas sa dfinition (cest--dire qui nest
pas prdique de lui quidditativement mais qualitativement). Mais ces dterminations ne
peuvent par elles-mmes tre connues : cest ltre quelles qualifient qui les rend
connaissables. Lunivocit de ltant ne saurait donc pas non plus tre prdique des
passions de ltre, prsentant un seconde limitation au champ dextension de lunivocit. L
encore, il sagit dune primaut dite de virtualit correspondant cette prdicationqualitative qui dtermine ltant et qui fait que cest ltant qui meut la connaissance du
transcendantal qui le qualifie.
Lunivocit de ltre sapplique donc toutes les essences mais pas leurs
dterminations. Pourtant, par un jeu dinclusions , toutes les entits et les concepts se
voient donc ramens lunit dun premier objet, ltant, prdiqu soit quidditativement
soit qualitativement de chacun deux. Sans recouvrir essentiellement la totalit du
savoir possible, en tant que concept simple, ltant univoque rend cependant possible ce
savoir. 40 Ltre est donc bien le premier objet de lintellect, lobjet adquat de
lintelligence. Reste maintenant regarder plus prcisment comment lunivocit sapplique
Dieu, ce qui nous permettra de prciser le statut des passions de ltre et notamment
de linfini, si important dans la thorie scotiste.
40Duns Scot Sur la connaissance de Dieu p.52
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2-d Est-il inconvenant que ltre soit prdiqu univoquement de
Dieu et des cratures ?
Au terme de ce raisonnement sur lunivocit, on dispose dun concept, celui dtant,
commun Dieu et la crature et qui permet de connatre lun comme lautre, tout en
fondant leurs relations rciproques.41 Sans vouloir remettre en cause la validit du
raisonnement du Docteur subtil, il peut nanmoins apparatre lgitime doprer un retour
critique en analysant comment la question de Dieu est effectivement prise en compte.
Lessentiel de linterrogation porte en fait sur la capacit du modle scotiste rendre
raison de deux donnes de foi essentielles : la simplicit de Dieu dune part, sa
transcendance radicale vis--vis des cratures dautre part42.
Cest par le biais des passions que Duns Scot va tenter de rgler cette difficile
question qui permettra de boucler son systme et datteindre son objectif qui est de
pouvoir fonder une thologie. Si la mtaphysique scolastique saccordait dj sur le
caractre transcendantal des passions pures (les transcendentaux) convertibles avec
ltre, le matre franciscain tend cette proprit aux passions disjointes (infini/fini,
cr/incr, ncessaire/possible) parce quaucune [de ces passions] ne dtermine le
dterminable [cest--dire ltre] entrer dans un genre donn. 43 Chacune de ces
disjonctions distingue ltre commun et ltre spcial (Dieu), unique en son genre . Mais
cest linfini qui offrira Duns Scot les proprits quil recherche, lens infinitum
devenant le nom le plus adapt Dieu. Notons cependant quil ne sagit pas de nimporte
quel infini : le matre franciscain ne vise ni linachev aristotlicien, ni linfini quantitatif
et extensif qui est la mesure du raisonnement humain. Cet infini nest pas notre infini
toujours en puissance, mais un infini en acte et toujours par excs (dpassant toujours
les dimensions dans lesquelles on pourrait vouloir le contraindre). Cet infini lest
intensivement reprsentant la plus haute des perfections.
41Duns Scot Collatio24, 27
42Ce second point intgre bien videmment le risque dune forme de panthisme o Dieu serait
prsent en toute sa cration. Par-del la ralit de Dieu comme tre infini qui formera le cur de larponse scotiste, notons que la nature mme de ltre scotiste comme nature mtaphysique permetde rendre raison de lexistence dune entit commune qui ne soit pas relle et physique entre ladivinit immatrielle et les cratures contingentes : le concept dtant (qui a cette proprit
justement dtre commun dans les essences, tout en ntant ni un pur tre de raison, ni une quidditsensible).43Duns Scot OrdinatioI, dist 8, p 1, q 3
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Se pose alors une difficult majeure : comment concilier la simplicit de Dieu et
lexistence en lui de ltre et de linfini. Pour Duns Scot, linfini comme passion disjointe
napparat pas comme une qualification qui sajouterait ltre avec une composition entre
les deux du type de celle que lon peut trouver entre un genre et sa diffrence spcifique.
Linfini intervient plutt comme un mode propre de ltre qui najoute rien
quidditativement ni qualitativement ltre, mais qui le caractrise. Le mode na pas en
soi de concept propre ou de raison formelle : il est la modalit concrte de ralisation de
ltre, signifiant le degr dtre inhrent la chose. On a donc bien ici un seul et unique
objet qui est Dieu (ou la crature), fort de son identit formelle, qui est avant tout un
tre dans un mode particulier et non un mode auquel est confr lexistence. En ce sens,
linfini nest pas Dieu, mais Dieu est ltre dans le mode infini.
Reste alors le problme de la prsence conjointe des transcendantaux au sein de
ltre divin : comment conserver cet acquis de foi qui nous fait dire que Dieu est bon, tout
en maintenant la pure simplicit divine ? Pour Duns Scot, cette question est rendue
dautant plus difficile quil cherche rendre compte de la prsence distincte des
diffrentes passions pures en Dieu, et non pas seulement dans la relation entre Dieu et
les cratures. Cest l quintervient la thorie scotiste de la distinction formelle : par-
del les distinctions aristotliciennes relles et de raison, il introduit - pour assurer uneprise plus grande avec la ralit - la notion de distinction formelle ex natura rei. Celle-ci
exprime son hypothse selon laquelle toute ralit sur les choses prsente dans
lintelligence doit pouvoir avoir un pendant rel dans les choses secundum quid(selon un
certain point de vue), cest--dire sans remettre en cause lunit du rel. Cette distinction
est donc beaucoup plus forte que la distinction de raison raisonne thomiste du fait
de son ancrage dans le rel. Elle se place dune certaine manire au mme niveau
mtaphysique que la nature scotiste entre lunivers du physicien et celui du logicien.
Appliquant cette notion au cas des passions propres en Dieu, le Docteur subtilconsidre
que les transcendantaux prsents en Dieu sont formellement distincts les uns des autres
et pas seulement dans notre esprit. Reste alors voir comment ceci peut sarticuler avec
labsolue simplicit de lessence divine, ce que Duns Scot rsume en disant : je concde,
moi, que la bont est par identit la vrit dans la chose, mais que la vrit nest pourtant
pas formellement la bont. 44 La solution quil propose se rvle tout fait originale pour
la philosophie. L o jusqu prsent, du fait du travail sur les seuls tants finis, lunit
44Duns Scot OrdinatioI, dist 8, 195
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formelle sidentifiait avec lunit dans le rel45, la modalit infinie de Dieu permet de
prdiquer une identit comme le note Etienne Gilson : Parce quelle est une modalit de
ltre, linfinit peut tre commune des raisons formelles quidditativement irrductibles
et leur confrer lidentit dans ltre sans supprimer leur distinction dans la formalit. 46
On peut donc dire que la sagesse ditede Dieu nest pas la justice ditede Dieu (au sens de
la distinction formelle entre transcendantaux), tout en tenant que la sagesse deDieu est
la justice deDieu. La distinction formelle et lidentit relle sont sauves, permettant ainsi
de conserver la simplicit de Dieu.
Ceci permettra Duns Scot de conclure :
Il nest pas inconvenant que Dieu soit compos dans la description que jai son propos ;
ainsi lorsque je lentends en tant qutant premier et acte pur, je ne peux pas rsoudre
ces concepts en un seul concept simple, et pour cette raison jai un concept compos dans
sa description, non point compos dans sa dfinition comme dautres le posent. 47
La composition apparat donc dans la description de Dieu et non dans sa dfinition
relle. A partir de l, le matre franciscain se rapproprie les trois voies de connaissance
de Dieu dveloppes par Denys lAropagyte dans le Trait des noms divins, tout en
ladaptant son systme par-del toute analogie. Ainsi la premire phase affirmative
prend-elle le nom de causalit : Dieu tant cause formelle, des formalits distinctes
correspondant aux perfections des cratures doivent pouvoir tre retrouves en Dieu
(cest le cas des perfections convertibles avec ltre), formant la base dune connaissance
positive de Dieu. La seconde voie dite ngative consistant remettre en cause toute
validit de nos ralits sensibles pour parler de Dieu va tre largement ramnage pour
tenir compte de lunivocit. Ainsi, Duns Scot se plat-il rpter contre toute tentation
dapophatisme que nous naimons pas souverainement des ngations. 48 La ngation de
notre connaissance sur Dieu doit de ce fait tre privative, cest--dire englobe dans un
principe positif sous-jacent. Ainsi Dieu nest pas seulement une non-pierre au sens o
il pourrait tre tout hormis une pierre. Enfin, la troisime voie, celle de lminence, il la
45Deux quiddits ne pouvant tre identiques que si elles sont toutes deux identiques un troisime
terme dans lequel elles subsistent toutes deux.46
E. Gilson Jean Duns Scot.p. 25147Duns Scot Collatio24, 12
48Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 10
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traite travers le mode propre de Dieu qui est linfini sappliquant comme on a pu le voir
plus haut aux transcendentaux.
Au sein mme du concept dtant commun, travers laffirmation du mode propre
de Dieu qui est linfini, Duns Scot ouvre donc la possibilit dune connaissance de Dieu
partir de ses passions connues travers le sensible et extensibles la divinit sous son
mode propre du fait mme que ces passions sont celles de ltant commun. Une certaine
connaissance de Dieu est donc bien dmontre sans que soit remise en cause la
transcendance du divin.
2-e En guise de conclusion : vers une mtaphysique autonome
Au terme de ce parcours sur la question de lunivocit, tentons de tirer les
consquences pistmologiques de cette doctrine en comparaison des approches
analogiques plus classiques, comme celle de Thomas dAquin. Ce nouveau paradigme tant
appel avoir des rpercussions nombreuses dans le positionnement de la philosophie par
rapport la thologie et plus globalement du savoir rationnel par rapport la foi.
Lanalogie traditionnelle partir du rel sensible semble amener, pour sabstraire
de la particularit des tants, recourir ltre mme de Dieu. Ainsi, lanalogie de
proportionnalit touchant le lien entre lessence et lexistence de chaque tant cr se
ramne-t-elle au principe une analogie lEtre premier qui est cause cratrice des
tants et dans lequel essence et existence sidentifient49. Le concept dtant signifie donc
Dieu en priorit, lattribution comme forme de participation de Dieu tout (au sens le
plus platonicien du terme) restant au cur de cette approche. Ceci amnera Martin
Heidegger critiquer la constitution onto-thologique de telles mtaphysiques50.
Avec lunivocit du concept dtant, Duns Scot assume lanalogie du rel. Il ne
rejette en rien cette radicale altrit des ralits sensibles, mais il propose de se placer
un autre niveau, celui des natures mtaphysiques. Dans cet ordre particulier du rel,
ltant devient lobjet dun savoir transcendantal, neutre, indiffrent et commun. Il est
antrieur toute considration thologique ; et si la connaissance de Dieu suppose celle
dun concept univoque, la rciproque nest pas vraie : le concept dtant ne dit aucune
49
Daprs JH Nicolas Dieu connu comme inconnu. Essai dune critique de la connaissance thologique,Paris, Descle de Brouwer, 1966, p 100-10750Mme si on peut fort bien objecter quil sagirait plutt l dune tho-ontologie.
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rfrence prioritaire Dieu. 51 La mtaphysique, comme science de ltant en tant
qutant, prend donc son autonomie relle vis--vis de la thologie : une autonomie de
sujet et non plus seulement de mthode (raison contre rvlation). Si effectivement Dieu
reste le terme vis par Duns Scot (il cherche montrer son existence et sa nature
infinie), ce pourrait ne pas tre le cas52. Le matre franciscain ouvre ainsi la porte une
ontologie du concept dont la structure reste tourne vers Dieu, tre infini, mais dont la
constitution est profondment indpendante de lui puisquelle tudie un objet antrieur
Dieu et la crature : ltant. Ce dernier nest pas Dieu ou la marque de Dieu dans la
crature, mais il est un chemin vers la connaissance de lUn et des autres Rvolution
copernicienne avant lheure dans la philosophie de la chrtient
En cela, certains analystes comme Stephen D. Dumont nhsitent pas affirmerque Duns Scot se rvle la fois comme linitiateur de la science transcendantale
moderne, mais galement comme laboutissement de toute la tradition aristotlicienne.
Tout en refusant de faire de ltre un genre, le Docteur subtil lui en donne en fait les
principaux traits (lis son univocit). Par ce fait mme, le sujet de la mtaphysique
tait pour la premire fois dans la philosophie occidentale, rendu conforme aux exigences
du genre sujet conu dans lAnalytique dAristote 53, rendant par l mme possible
ltude des transcendantaux en terme des catgories traditionnelles de la sciencearistotlicienne.
51Duns Scot Sur la connaissance de Dieu p. 74
52
Dieu nest plus le premier tant, mais ltant qui est premier est en Dieu.53Stephen D. Dumont La doctrine scotiste de lunivocit et la tradition mdivale de la
mtaphysique(PhilosophieN 61, mars 1999, Les ditions de minuit) p. 47
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3- La singularit de ltre :
les diffrences individuelles
Avec lunivocit, nous nous sommes attachs au cur de la question de ltre chezDuns Scot, tout en voyant jusquo cette conception trouve ses ramifications. Ceci nous a
notamment permis de montrer la situation particulire des passions et des diffrences
ultimes dont ltre ne peut tre prdiqu quidditativement mais seulement
qualitativement. Au sein mme des diffrences ultimes, les diffrences individuelles,
celles qui font quun individu est lui-mme et aucun autre, vont connatre un
dveloppement particulier qui justifiera mme un trait complet de la part du Docteur
subtil. Comme il se plat lui-mme lcrire, il y a en effet l la ralit ultime de
ltre. 54
3-a De ltre commun lindividualit affirme :
Les philosophies traditionnelles de lanalogie partent dun constat daltrit
radicale des tres. En ceci, elles intgrent la source mme de leur dmarche la disparit
du rel et son individuation. En revanche, quand on prsuppose, comme le fait Duns Scot,
lexistence dun principe unique inclus dans toutes les essences, le dfi consiste justement
dans la capacit rendre compte de lexistence dtants individuels ou de singuliers par-
del la communaut des espces et des genres. Sans cet lment, le systme
philosophique mis en place perd toute capacit rendre raison du rel sensible.
Cette question qui se pose tout systme marqu par le ralisme des ides
platonicien comme peut ltre la nature mtaphysique scotiste se rvle dautant plus
pressante pour le matre franciscain que le christianisme accorde un prix tout faitparticulier la notion dindividu, sans rapport ce quil pouvait avoir dans la cit grecque.
Ainsi, note le Docteur subtil, de toutes les entits principalissimes, cest lindividu qui
rpond le plus lintention de Dieu. 55Non pas un individu comme fin, mais comme moyen
choisi par Dieu en vue de cette fin unique qui est sa propre louange et, pour ce faire, la
diffusion de sa bont. En outre, comme il le note encore, la beaut tient la dissimilitude
des espces qui, elle-mme, serait impossible sans la dissimilitude au sein de chacune. Il y
54Duns Scot De principio individuationis188
55Ibid251
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a donc une ncessit de foi pouvoir rendre compte de la valeur positive de lindividu
dans sa singularit.
Sur cette base, Duns Scot dans cette perspective trs caractristique de son
uvre qui consiste vouloir toujours travailler au niveau de la plus grande gnralit afin
de pouvoir disposer de principes communs et ncessaires, va chercher un principe
dindividualit global. Son trait vise donc lindividuation chez les anges, mais traitera
pour ce faire des tre crs et matriels. Plus qu une approche positive de la personne
humaine (que lon retrouve chez la plupart des auteurs chrtiens par le biais de
lincorporation dune me spirituelle et individuelle dorigine divine), cest une mise
lhonneur du singulier que Duns Scot nous convie. Ceci permet dores et dj dcarter une
thse de toute faon anachronique qui consisterait prendre comme principedindividuation la conscience rflexive que lindividu peut avoir de lui-mme (comme ce
sera le cas dans la phnomnologie husserlienne).
3-b Selon quel principe individuer ?
Il sagit dsormais de voir sur quel principe va se baser le Docteur subtil pour
rendre compte de lexistence individuelle. Avant mme dtudier avec lui les diffrentespropositions de ceux qui lont prcd, notons deux traits spcifiques de son
raisonnement. Dans un premier temps, Duns Scot se focalise sur lunit spcifique,
tablissant mme par sept preuves successives la ralit des espces. Il sagit l pour lui
dune tape indispensable, dun pivot fondamental sur lequel il va pouvoir construire sa
thorie dindividuation. Comme dj avec lunivocit du concept dtant, cest dans le
commun que Duns Scot fonde la possibilit de la diffrence : si deux tres nont pas en
commun davoir une certaine caractristique (taille ou poids par exemple), ils ne sauraient
se distinguer en celle-ci.
Dans un second temps, le matre franciscain rejette lide dHenri de Gand selon
laquelle lindividuation pourrait se faire par un systme de ngation. Pour lui, lindividualit
(au sens de ne pas tre divisible en parties subjectives) est une perfection et comme il le
note :
Rien nest absolument incompatible avec la nature dun tre par le fait dune simple
privation, mais par quelque chose en lui de positif. Preuve de lantcdent : une ngation
peut bien supprimer chez un tre, autant quon voudra, la puissance prochaine dagir ou de
25
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ptir, de sorte quil nest plus en puissance prochaine lgard de ceci ou de cela, mais
elle ne peut pas susciter chez cet tre une rpugnance formelle lgard de ceci ou de
cela, car si lon tait, rellement ou en pense, de telles ngations, cet tre, qui aurait
alors ce qui a t ni par de telles ngations, aurait quelque chose quoi il est dit
rpugner par soi, ce qui est impossible. 56
Pour individuer il faut donc comme le note Grard Sondag quun tre soit dabord
quelque chose de positif en fonction dun principe intrinsque [cest notre premier temps],
pour quil puisse recevoir les diffrences par lesquelles il se distingue extrinsquement
dtres similaires [cest notre second temps] 57, sachant que ces diffrences doivent
reprsenter un apport positif et non une privation.
Mais quel peut donc tre ce principe positif dindividuation ? Selon les philosophes
antrieurs, il pourrait sagir de la substance elle-mme. Reste que dans ce cas toute
substance est par nature individuelle, ce qui semble bien tre le cas des anges mais pas
des substances matrielles. On ne connatrait alors plus que du singulier !
Sagirait-il de lexistence comme lavance une partie de lcole thomiste ? Duns
Scot carte cette possibilit pour deux raisons principales. Dune part, lexistence est un
principe par trop indiffrenci pour jouer cette fonction dindividuation : en soi,
lexistence peut appartenir nimporte quel existant et ce quest un existant, il le doit
avant tout son essence. Duns Scot reste ainsi fidle son approche centre sur
lessence.
Ainsi contre cette thse, je dis tout dabord que ce qui nest de soi ni distinct ni
dtermin ne peut tre ce qui distingue et dtermine immdiatement autre chose ; or, en
tant quil diffre de ltre dessence, ltre dexistence nest de soi ni distinct ni
dtermin (en effet, il na pas de diffrences propres autres que celles de ltre
dessence, autrement il faudrait admettre une coordination propre des existences,
diffrente de la coordination des essences), car ce qui le dtermine, cest justement la
dtermination de ltre dessence ; il ne peut donc tre ce qui dtermine autre chose. 58
Dautre part, le Docteur subtil se maintient dans son univers mtaphysique compos de
natures. Pour lui, le principe dindividuation doit concerner aussi bien cette pierre-ci
que une pierre-ci en usant dun barbarisme qui permettrait de rendre compte des
56
Ibid4957Duns Scot Le principe dindividuationp. 39
58Duns Scot De principio individuationis 61
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possibles par-del les existants. Lindividuation a donc pour objet la nature mtaphysique
par-del toutes les dterminations du sensible.
Ceci nempche toutefois pas Duns Scot de reconnatre le rle individuant propre
lexistence. Une fois la nature individue, cest lexistence qui ultimement, en acte, va
distinguer cet homme-ci qui existe de la notion qui est commune lexistant et au
simple possible.
Je soutiens que dans une coordination prdicamentale la distinction ultime est la
distinction de lindividu, laquelle rsulte de lacte ultime qui relve par soi de la
coordination prdicamentale ; or lexistence actuelle ne relve pas par soi de cette
dernire car lexistence actuelle est acte ultime mais postrieur la coordination
prdicamentale complte. Je concde donc quelle distingue de faon ultime mais dune
distinction qui est extrieure la coordination prdicamentale complte par soi. Cette
distinction est pour ainsi dire quasi-accidentelle : bien quelle ne soit pas vraiment
accidentelle, elle est cependant postrieure la coordination complte suivant ltre
quidditatif ; elle distingue donc suivant le mode suivant lequel elle est acte et, en tant
quelle est acte ultime, elle distingue de faon ultime. 59
Lindividuation ntant pas due lexistence trop indiffrencie au sens quelle ne
saurait distinguer deux tres qui tous deux existent, peut-elle tre le fait daccidents
comme la qualit ou la quantit ? Duns Scot carte cette possibilit galement :
IL est impossible que la substance soit individue par un quelconque accident, cest--
dire quelle soit divise en parties subjectives par quelque chose qui lui viendrait du
dehors, et par quoi elle serait celle-ci et ne pourrait pas tre celle-l . 60
Lindividuation doit donc tre de lordre de lessence et non des catgories accidentelles
ontologiquement postrieures. Ce nest donc ni le lieu o il se trouve, ni son extension quipeuvent fonder lindividu en soi (comme le dira lanalyse cartsienne plus tard pour les
tres matriels).
Reste alors la possibilit dune individuation par la matire comme le propose
Thomas dAquin (avec lcueil pour Duns Scot quelle ne saurait concerner que les tres
matriels, cadre que le thologien franciscain entend justement dpasser pour intgrer le
59Ibid65
60Ibid111
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cas des anges). Cette question (la cinquime du De principio individuationis) nest pas
tranche par le Docteur subtilqui se contente de recenser les propos dAristote dans un
sens et dans un autre, renvoyant finalement pour dterminer la quaestio la question
suivante, cest--dire la mise en vidence dune entit positive qui dtermine par soi la
nature la singularit. 61
Cette double revue darguments nest cependant pas sans intrt puisquelle met en
lumire deux options possibles vis--vis de la matire. Soit on la considre comme un
principe extrieur la quiddit et par l mme inconnaissable. Dans ce cas, elle peut jouer
ce rle dindividuation la limite prt quil parat difficile une partie dun compos
dindividuer son tout. Soit on considre quun principe dindividuation antrieur la
matire et la forme existe. Dans ce cas, non seulement la matire est individue maisgalement la forme. En outre, la matire peut alors tre considre comme ayant une
quiddit et une forme dintelligibilit. La matire apparat ainsi rtablie dans ses pleins
droits de crature avec une intelligibilit propre.
3-c La diffrence individuelle scotiste
Cest donc cette seconde possibilit, celle dun principe dindividuation positif etantrieur la matire, la forme et aux accidents que va retenir Duns Scot. Un principe
qui se situe au niveau mme de ltre comme sa ralit ultime 62. Pour mieux saisir les
contours de ce principe que le Docteur subtilvite le plus possible de nommer63, suivons le
raisonnement qui est le sien dans la sixime question de son trait : La substance
matrielle est-elle individuelle par quelque entit dterminant par soi la nature la
singularit ?
La premire tape va constituer pour lui dans la dmonstration de lexistence
dune entit positive dindividuation.
De mme, toute diffrence de diffrences sarrte finalement des choses qui
diffrent au principe (faute de quoi la diffrenciation naurait pas de fin) ; or des
individus sont diffrents au sens propre du mot, parce que ce sont des tres qui tout
en tant diffrents, sont identiques par lespce ; par consquent, leurs diffrences
sarrtent des entits qui diffrent au principe. Or, ces entits qui diffrent au
61
Ibid14262Ibid188
63Il ne le fera quune fois au chapitre 225.
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principe ne peuvent tre la nature prsente chez celui-ci et la nature prsente chez
celui-l, puisque la nature, par quoi ils se rejoignent formellement, ne peut tre ce qui les
distingue rellement, bien quun mme item puisse tre la fois rellement distinct et
rellement commun : on appelle en effet multiple ce qui est distingu et ce par quoi
quelque chose est distingu au principe (il en va donc de mme de lun). Par consquent,
ct de la nature, qui est la mme chez celui-ci et chez celui-l, il y a chez lun et chez
lautre, des entits au principe diffrentes, par quoi lun nest pas lautre (cette entit-ci
tant prsente chez celui-ci, cette entit-l chez celui-l) ; or ces entits ne peuvent
pas tre des ngations - voir la seconde question - ni des accidents - voir la quatrime.
Ce sont donc des entits positives qui dterminent par soi la nature. 64
Il y a donc ncessit pour diffrencier lespce (ou plus globalement la nature) de
disposer dune entit au principe diffrente de cette dernire. On devrait autrementpouvoir diffrencier au sein de cette entit ce qui est de la nature et ce qui nen est pas,
remontant ainsi au principe un lment distinct ou linfini, ce qui est impossible. A cela,
Duns Scot ajoute une srie de constatations issues de la comparaison entre lunit
spcifique (celle dune espce) et lunit numrique (celle dun individu). La premire se
rvle moins consistante que la seconde, une espce pouvant tre subdivise en
individus et nayant comme limite en terme de divisibilit que limpossibilit tre divise
en parties essentielles. A linverse, lindividu est insparable en parties subjectives. Si lapremire correspond une entit positive (lespce), il apparat improbable que lon puisse
nier qu lunit numrique, la plus parfaite de toutes, correspond une entit propre
laquelle elle est conscutive. 65
Dans un deuxime temps, Duns Scot sinterroge sur la nature de cette entit
positive : sagirait-il dune forme sajoutant ultimement la nature ?
Dun ct la ralit de lindividu est comparable celle de lespce, parce quelle est,
pour ainsi dire, un acte qui dtermine la ralit de lespce, laquelle est, pour ainsi dire,
possible et potentielle. Dun autre ct, elle en diffre parce quelle ne rsulte jamais de
ladjonction dune forme mais, justement parler, de lactualit ultime de la forme. 66
La question se rvle particulirement dlicate. En effet, comme le note bien le Docteur
subtil, par son action mme de dtermination de lespce, le principe dindividuation joue
64
Ibid17065Ibid178
66Ibid180
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un rle similaire celui dune forme dans un compos. Pourtant, comme il le constate dans
la suite de son raisonnement, cette entit individuante ne peut tre de lordre de la
quiddit. Dans ce cas en effet lindividuation concernerait la seule partie quidditative de
lindividu et non lentit individuelle en soi. Ceci rejoint tout le raisonnement de Duns Scot
sur la diffrenciation et son caractre ultime. Il cherche en effet isoler deux concepts
simplement simples, celui de ltre quidditatif dune part, celui de la diffrence
individuelle dautre part. Deux concepts principiellement divers, si bien que lun ne
contient rien de lautre 67.
Or, introduire un tel principe non quidditatif nest pas sans consquences
pistmologiques. Comme le note Andr de Muralt, Une diffrence qui ne contient rien
de ltre, voil une notion qui nie lanalogie si fortement affirme par la MtaphysiquedAristote (B, 3, 998 b 22) et qui lie manifestement la thse de lunivocit de ltre celle
de la ncessit du non-tre pour fonder laltrit ou la diffrence de ltre. 68En cela,
Duns Scot montre clairement son inspiration platonicienne, rintroduisant effectivement
une certaine dose de non-tre mais enchsse dans ltre. En effet, comme on le
prcisait prcdemment (cf 2-c), la diffrence individuelle ne peut tre prsente quau
sein dun tre caractris par son tant : elle nentre que qualitativement dans la
prdication dun sujet. Par ce mme biais sintroduit une part dinintelligibilit dans lesujet : il faudrait en effet pouvoir distinguer la diffrence individuelle de sa nature pour
pouvoir lintelliger en soi. Or cest l chose impossible pour une intelligence abstractive
comme la ntre qui passe tour tour de ltre, au genre et lespce. Tel nest pas le cas
en revanche pour ltre infini qui atteint directement le singulier dans une connaissance
purement intuitive. En cela, Duns Scot, la suite de lcole franciscaine, raffirme le
caractre mystrieux de toute ralit individuelle, les singularits visibles (ce qui semble
individualiser les tants) ne se rvlant en fait que comme la manifestation extrieure
dune singularit profonde (qui individue) la nature dterminable du sujet.
Ceci nous amne au troisime temps du raisonnement du Docteur subtil.
Si lon me demande maintenant quelle est cette entit individuelle do se tire la
diffrence individuelle - est-ce la matire, est-ce la forme, est-ce la composition ? - je
rponds ceci :
67Duns Scot OrdinatioI, dist 3, 133
68A. de Muralt Lenjeu de la philosophie mdivale p.100
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Toute entit quidditative - partielle ou totale - de quelque genre que ce soit, est de soi
neutre, en tant quentit quidditative lgard de cette entit-ci et de cette
entit-l , de sorte quen tant quentit quidditative , elle est par nature antrieure
cette entit en tant quelle est celle-ci ; et en tant quelle est par nature antrieure,
pas plus quil ne lui convient de soi dtre celle-ci , pas davantage loppos nest
incompatible avec elle en raison de sa notion ; de mme quen tant que nature, le compos
ninclut pas lentit (par laquelle il est formellement celui-ci ), de mme ni la matire,
en tant que nature ninclut lentit (par laquelle elle est cette matire-ci ), ni la
forme, en tant que nature , ne linclut.
Par consquent, lentit individuelle nest ni forme ni matire ni composition en tant
que chacune de celles-ci est une nature . Elle est la ralit ultime de ltre qui est
matire, ou qui est forme, ou qui est composition, de sorte que tout ce qui est commun et
cependant dterminable peut toujours tre distingu (bien quil soit une mme
chose(res)) en plusieurs ralits (realitates) formellement distinctes dont lune,
formellement, nest pas lautre : lune est formellement lentit du singulier, lautre est
formellement lentit de la nature. Ces deux entits ne se comportent pas lune envers
lautre comme une chose (res) envers une autre chose, comme le font la ralit do se
tire le genre et celle do se tire lespce (la diffrence spcifique se tirant de lun et de
lautre) : dans une mme chose (soit en partie soit en totalit), elles sont des ralits
formellement distinctes de cette mme chose.
69
Le principe dindividuation prcde donc la forme, la matire et toute composition. Pour
pouvoir le saisir, il faut se mettre au niveau de la nature mtaphysique (cf 1-b) qui, de par
sa gnralit, est antrieure toutes les dterminations. Lindividuation apparat comme
la dtermination, lactuation ultime de cette nature encore dterminable. Elle la fait ainsi
passer de son tat de nature commune celle de nature individue. Il ne sagit donc pas
dune composition mais dune actuation qui touche toutes les parties de la nature (matire
ou forme) et qui aboutit une ralit qui, individue, est formellement distincte de lanature premire sans pour autant reprsenter une autre chose. Il sagit en fait de lacte
ultime de la nature en tant que quiddit.
Une telle vision nest pas sans consquences sur la manire denvisager le principe
mme de lindividualit et, ce faisant daltrit. Il nest pas ici question dune
diffrenciation au sein dune relation entre deux tres marque par telle ou telle
diffrence, comme un troisime terme dans un dialogue ou comme une ralit conscutive
la rencontre de lautre. Au contraire, la singularit pour Duns Scot se rvle comme une69Duns Scot De principio individuationis 188-9
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perfection (un acte) qui est immanente au sujet et qui le caractrise ultimement en tout
ce quil est. Une ralit indistincte pour lintelligence mais qui fait tout le prix de
lindividu. Une singularit qui reste cependant insparable de cette communaut de la
nature.
3-d En guise de conclusion sur la mthode scotiste :
de laltrit au sein de la communaut
La notion de diffrence ultime ne se surajoute en effet pas lensemble de
ldifice de ltre univoque comme un empltre destin rendre compte de la diversit du
rel. Il y a pour Duns Scot une interpntration profonde entre le commun et le singulierqui fait toute la richesse de son systme et de sa mthode. Mais laissons-le illustrer lui-
mme cette ralit fondamentale :
Les diffrences spcifiques ultimes sont au principe distinctes et, par suite, on ne peut
rien en abstraire qui soit un par soi ; pourtant, il ne sensuit pas que les tres quelles
constituent soient radicalement distincts et naient pas quelque notion commune. En
effet diffrer galement peut sentendre en deux sens : ou bien tre galement
incompossible (cest--dire ne pas pouvoir appartenir un mme sujet), ou bien ne se
rencontrer galement en rien . Si lon prend le premier sens, il est vrai que les tres
distingus diffrent au mme degr comme les diffrences qui les distinguent (car
celles-ci ne peuvent pas tre incompossibles sans que les tres quelles distinguent ne
le soient aussi) ; le second sens est par contre impossible dans tous les cas, car les tres
distingus nincluent pas seulement les diffrences discriminantes, ils enferment
aussi quelque autre entit (qui est, pour ainsi dire, en puissance par rapport aux
diffrences discriminantes), mais les diffrences discriminantes ne se rencontrent pas
dans cette entit. 70
On ne saurait donc parler de diffrence au principe (primo) entre les individus, mais
seulement entre les diffrences individuelles qui nont rien de commun (ne formant pas
une espce comme nous avons pu le voir). En revanche, entre les individus dune mme
espce, la nature est commune induisant de ce fait une diffrenciation per se (et non
accidentelle71) au sein mme dune quiddit commune.
70
Ibid18571Si lindividuation ne sajoutait que comme un accident, elle pourrait disparatre, ce qui nest pas le
cas.
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Cest l tout le dfi de pouvoir penser le monde travers ce qui est commun
(autrement il ne saurait y avoir de pense scientifique au sens o lentend Duns Scot),
tout en mnageant au cur mme de cette unit intelligible une possibilit de
diffrenciation individuelle positive et ultime. En cela, lindividuation apparat comme la
clef de vote de ldifice mtaphysique scotiste, la pierre qui, tout en demeurant
extrieure ltre, permet celui-ci datteindre sa plnitude singulire, tout en
conservant son mystre. Une individuation qui concernera tout aussi bien les tres
matriels que les tres spirituels.
Si on a pu insister la fin de la deuxime partie sur lintrt dune telle
mthodologie par rapport lanalogie traditionnelle pour la fondation dune mtaphysique
rellement autonome comme science, notons ici le risque li au subtil quilibre quoffrecette doctrine du commun et du singulier. Duns Scot donne toute son prix lindividu mais
il na de cesse de le penser dans le commun et au sein du commun. Or, cest ce commun
mtaphysique, dabord rduit ltat de concept puis de pure dnomination, qui sera la
cible de la critique nominaliste, aboutissant notamment la vision occamienne o ne
demeure plus quun empirisme fondamental ne laissant plus aucune place luniversel. Si le
singulier est alors plac aux nues, la science perd en revanche toute possibilit
dexistence hormis empirique (et physique autour de lois constates) Fragile quilibre dela thse du Docteur subtil, hlas si largement dtourne par les coles successives
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Conclusion : Une mtaphysique de lau-del
Sans vouloir revenir sur le renouvellement profond quapporte Duns Scot la
mtaphysique, je voudrais en guise de conclusion tenter de montrer en quoi le Docteur
subtilimpose sans cesse une forme de dpassement des notions traditionnelles, justifiant
par l-mme le titre donn ce mmoire.
Esprit hautement spculatif, Duns Scot ne se suffit pas de lempirisme
aristotlicien : la ralit profonde des tres matriels et plus encore des tres spirituels,
il ne pense pouvoir la trouver que dans la sphre des essences. Il nen tombe pas pour
autant dans un pur conceptualisme : il cre son propre univers mtaphysique sur lesfondations poses par Avicenne, dont lobjet premier est ltre en tant qutre. Premier
au-del.
Conscient de la force du principe danalogie et des auctoritatesqui sen taient
faits les chantres (le Philosophe au premier titre), il ny trouve cependant pas une
ncessit suffisante pour des raisonnements scientifiques. En outre, lunivers
mtaphysique dans lequel il se place dlibrment nest pas de nature supporter
lanalogie. Le voil donc contraint dpasser lanalogie au profit dune communaut plus
profonde des natures, celle de lunivocit de ltant. Un autre stade est dpass, celui de
laltrit entre ciel et terre comme impossible se marquant en premier. Ltant se rvle
antrieur au cr comme lincr, autorisant une philosophie naturelle de Dieu par
ltant et une mtaphysique autonome comme pure science de ltre en tant qutre
(science premire par excellence). Second au-del.
Profondment incarn par le fait mme de sa tradition, Duns Scot intgre alors
lindividu au cur mme de cet espace commun quil vient de dlimiter, comme le principe
mme de son dpassement (de son actuation). En ce sens, il fait disparatre toute altrit
au profit dune individualit, toute diffrence entreau profit dune unicit du sujet en lui-
mme (qui pntre toutes ses ralits intimes). Laltrit est dpasse Troisime au-
del
Aucun de ces dpassements nest par soi suffisant, ne retenir que lun deux serait
remettre en cause lquilibre mme du systme scotiste dans la synthse originale quil
offre dAristote avec quelques apports platoniciens. Lindividu y apparat en effet comme
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Bibliographie
Ecrits comments de Duns Scot :
- Duns Scot Sur la connaissance de Dieu et lunivocit de ltantIntroduction, traduction et commentaires dOlivier BoulnoisTextes de Duns Scot concerns : OrdinatioI, dist 3 et 8
Collatio24PUF, Paris, 1988, 498 p.
- Duns Scot Le principe dindividuationIntroduction, traduction et commentaires de Grard SondagTexte de Duns Scot concern : De principio individuationisJ. Vrin Bibliothque des textes philosophiques, Paris, 2005, 258 p.
- Duns Scot Trait du premier principeIntroduction, traduction de Ruedi Imbach,introduction de Franois-Xavier PutallazTexte de Duns Scot concern : Tractatus de primo principioJ. Vrin Bibliothque des textes philosophiques, Paris, 2002, 224 p.
Analyses sur Duns Scot :
-Lon Veuthey Jean Duns Scot - Pense thologique, Editions franciscaines, Paris, 1967,194 p.
- Grard Sondag Duns Scot, J. Vrin Bibliothque des philosophies, Paris, 2005, 242 p.
- Etienne Gilson Jean Duns Scot - Introduction ses positions fondamentales, J. VrinLibrairie philosophique, Paris, 1952, 704 p.
Autres tudes :
- Etienne Gilson Ltre et lessence, 2me dition, J. Vrin Librairie philosophique, Paris,
1962, 382 p.
- Etienne Gilson La philosophie au Moyen-Age - Des origines patristiques la fin duXIVmesicle, 2me dition, Payot Bibliothque historique, Paris, 1944, 784 p.
- Andr de Muralt Lenjeu de la philosophie mdivale - Etudes thomistes, scotistes,occamiennes et grgoriennes, EJ Brill, Leiden - New-York - Kln, 1993, 460 p.