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« La clameur de l'Être» Pluriel

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Titre:Deleuze la clameur de l'être

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Page 1: Deleuze La Clameur de L'être

« La clameur de l'Être»

Pluriel

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Collection fondée par Georges Liébert et dirigée par Joël Roman

Les titres des ouvrages de Gilles Deleuze cités dans le xte, avec indication des pages, sont abrégés comme suit

D.R. Différence et Répétition (PUF, 1969). F Foucalt (Minuit, 1986). l.M Cinéma 1 - L'Image-mouvement (Minuit, 1983). I. T. Cinéma 2 - L'Image-temps (Minuit, 1985). L.s. Logique du sens (Minuit, 1969). P Le Pi!. Leibniz et le baroque (Minuit, 1988).

Le lecteur trouvera également en fin d'ouvrage un choix e te xtes de Gilles Deleuze. Ces derniers lui sont indiqués ar des renvois au fil de la lecture.

Dépôt légal: octobre 20 1 0. Librairie Arthème Fayard / Pluriel, 20 1 0.

ISBN: 978-2-8 1 85-0094- 1

© Hachette Littératures, 1997.

© Librairie Arthème Fayard, 20 1 0.

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De SI loin! De SI près !

C 'est une histoire étrange que celle de mon non­rapport à Gilles Deleuze.

Il était mon aîné, pour d'autres raisons que l 'âge. Quand j ' étais élève à l 'Ecole normale supérieure, il y a quarante ans, nous savions déj à qu'on pouvait écouter à la Sorbonne des cours étonnants, tant sur Hume que, par exemple, sur la Nouvelle Héloïse, des cours singulièrement hétérogènes à tout ce qui s 'y récitait par ailleurs . Les cours de Deleuze . Je m'en fis passer les notes, je me fis raconter le ton, le style, l 'étonnante présence corporelle qui soutenait l 'inven­tion des concepts. Mais - déjà ! - je n'y fus pas, je ne le vis pas .

Au début des années soixante, j e le lisais, sans que mes tâtonnements, entre mon adolescence sartrienne et ma fréquentation d'Althusser, de Lacan, de la logique mathématique, y trouvent encore ni un appui majeur ni un adversaire identifiable . Plus singulier, plus beau, qu'utile à mes errances . Ses références canoniques (les stoïciens, Hume, Nietzsche, Berg­son . . . ) étaient à l 'opposé des miennes (Platon, Hegel, Husserl). Même en mathématiques, dont je reconnaissais qu'il se souciait vivement, son goût

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llait au calcul différentiel, aux espaces de Riemann. y puisait de fortes métaphores (oui, des méta­h res, je le maintiens) . Je préférais l 'algèbre, les nsembles . Nous nous croisions sur Spinoza, mais

:( son» Spinoza était pour moi (est encore) une créa­ure méconnaissable.

iennent les années rouges, soixante-huit, l 'univer­ité de Vincennes. Pour le maoïste que je suis, eleuze, inspirateur philosophique de ce que nous

ppelions les « anarcho-désirants » , est un ennemi 'autant plus redoutable qu'il est intérieur au « mou­ement » , et que son cours est un des hauts lieux de 'université . Je n'ai jamais tempéré mes polémiques, e consensus n'est pas mon fort. Je l 'attaque avec les

ots de l 'artillerie lourde d'alors. Je dirige même une ois une « brigade» d'intervention dans son cours. 'écris, sous le titre caractéristique « Le flux et le arti » , un article furibond contre ses conceptions (ou es supposées conceptions) du rapport entre mouve­

ent de masse et politique. Deleuze reste impavide, resque paternel . Il parle à mon sujet de « suicide

ntellectuel » . Il n e s e fâchera vraiment, avec Jean-François Lyo­

ard, que quand, à partir d'une obscure affaire oncernant le statut des chargés de cours, il a le senti­

nt que je tente, flanqué de François Regnault et de ean Borreil, de m'emparer à des fins politiques de la irection du département. Il signe un texte où je suis ccusé de vouloir la « bolchevisation » dudit départe­ent. C 'est soit me faire beaucoup d 'honneur, soit,

e qui est plus probable, avoir une idée fort étroite es bolcheviks ! Suite à quoi la troïka légitime, eleuze-Châtelet-Lyotard, reprend le « pouvoir »

ans résistance.

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Fidèle à Nietzsche, Deleuze n'est pas, dans la pen­sée, l 'homme du ressentiment. Tout écrit doit se lire comme un commencement, et non selon les calculs de l 'usage, ou de l'usure. J'apprends qu'il dit du bien de la manière dont, dans le petit livre De l'idéologie ( 1 97 6) , je fais jouer, au cœur des processus pàli­tiques, la distinction entre ( i classe » et ( i masse l). Et cela quasiment au moment même - on est en période de décomposition des forces ( i gauchistes l), et ma fidélité, jamais démentie, à cette séquence s 'irrite de tout f1échissement visible - où j 'aurais tendance à identifier comme (, fasciste » son apologie du mouve­ment spontané, sa théorie des (, espaces de liberté » , sa haine de la dialectique, pour tout dire : sa philosophie de la vie et de l 'Un-tout naturel .

« Bolchevik» contre « fasciste l): nous voilà bien! Cependant, presque tout de suite après, je suis

frappé par sa vigoureuse intervention publique contre les « nouveaux philosophes » , dont il discerne fort bien qu 'en prétendant modifier le traditionnel rap­port de libre réserve des philosophes aux médias et à l 'opinion, et en se faisant les porte-voix de la (, cri­tique vulgaire » du communisme, ils portent atteinte à la pensée elle-même. Je commence à me dire que quand s 'ouvre une nouvelle séquence, et que d'autres adversaires grimpent sur la scène, les alliances de la pensée bougent, ou se renversent.

En 1982, j e publie un livre philosophique de transi­tion, où je tente de refondre la dialectique dans un cadre qui soit compatible avec les données politiques du temps comme avec mes études mallarméennes et mathématiques, Théo1/;e du sujet. Deleuze m'envoie un p etit mot favorable qui, dans la solitude publique où je suis, marquée (la période est au ralliement à la

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gauche, au mitterrandisme, que j ' exècre) par le plus méprisant silence à l 'égard de ce que je tente en phi­losophie, me touche beaucoup. Le moins qu'on puisse dire est que rien ne l'y obligeait . D 'autant plus qu'il avait accepté, lui, à mon grand scandale, de déjeuner avec le président . Comme il devait rire !

Notons qu'en dehors de rarissimes occasions insti­tutionnelles (je boycotte pratiquement toutes les ins­tances du département et de l 'université, sauf mes cours) je n'ai toujours pas, en 1982, « rencontré » Deleuze. Ni dîner en ville, ni visite au domicile, ni pot, ni promenade causante . Et jamais non plus depuis, jusqu'à sa mort, hélas.

Comme au billard, les « COUpS» de l'intersub­jectivité sont souvent indirects . Le changement d'époque - en philosophie - se signale à moi par un long entretien théorique avec Jean-François Lyotard, dans sa voiture, au retour d'une réunion chez Châte­let, déjà très malade . Lyotard comparera cet épisode pacifié à la rencontre « sous la tente » de deux enne­mis mortels de la veille . Peu de temps après, Lyotard me propose de rendre compte de ce qu'il appelle son « livre de philosophie » . Il s 'agit du Différend. J'accepte sans réfléchir : l 'article paraîtra dans Critique, et il substitue l 'analyse, la comparaison, l 'objection au simple résumé des antagonismes politiques. Disons qu'aux invectives (( Bolchevik ! », « Fasciste ! » ) , qui exprimaient la vitalité des mouvements, succède la détermination réflexive des incompatibilités intellec­tuelles (philosophie de l 'événement de vérité contre philosophie postmoderne) , qui exprime, sous la sur­face gelée du consensus mitterrandien, la force latente des pensées à venir.

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La parution de l'Etre et l'Evénement, en 1 98 8, para­chève - pour moi - l 'entrée dans la nouvelle période. Je me rends compte peu à peu que, en développant une ontologie du multiple, c 'est vis-à-vis de Deleuze que j ' inscris ma tentative, et de nul autre . Car la pen­sée du multiple opère sous deux paradigmes, 'de longue date pointés par Deleuze: le paradigme « vital» (ou « animal ») des multiplicités ouvertes (dans la filiation bergsonienne) , et le paradigme mathématisé des ensembles, qu'on peut aussi bien dire « stellaire », au sens de Mallarmé . Dès lors, il n'est pas trop inexact de soutenir que Deleuze est le penseur contemporain du premier paradigme, et que je m'efforce d'abriter, jusque dans ses extrêmes conséquences, le second . Au demeurant, notre controverse épistolaire de 1992- 1994 aura la notion de « multiplicité » comme rétërent principal, lui sou­tenant que je confonds « multiple » et «( nombre » , moi qu'il est inconsistant de maintenir, sur le mode stoï­cien, la Totalité virtuelle, ou ce que Deleuze nomme le « chaosmos », puisque des ensembles il n'y a ni ensemble universel, ni Tout, ni Un.

Qu'il ne soit pas absurde de nous comparer devien­dra peu à peu une conviction publiqutl . En 1 992, François Wahl organisera à partir du doublet Badiou/ Deleuze la préface qu'il a bien voulu écrire à mon recueil Conditions. Plus tard, Eric Alliez, dans son « rapport » sur la philosophie française contempo­raine, assumant une perspective deleuzienne, inscrira cependant mes efforts dans le mouvement de « sor­tie » de la phénoménologie dont à ses yeux son maître accomplit le dessein.

Certes, il ne s 'agit ni d'identité, ni même de convergence. Il s 'agit d'une opposition frontale, mais

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pas ouvert à une « collaboration» cette fois diver­gente, ou contrastante ? Après tout, sa théorie des séries privilégie systématiquement la divergence, et ne considère la convergence que comme un cas ( i fermé» d'actualisation .

- La conviction que nous pouvions au moins faIre valoir « ensemble » notre totale sérénité positive, notre indifférence œuvrante, au regard du thème partout répandu de ( i la fin de la philosophie ».

- L'idée de renouer avec les grandes controverses classiques, qui n'étaient ni des enfermements cha­grins, ni de petits (i débats », mais de fortes opposi­tions cherchant à couper court vers le point sensible où se disjoignent des créations conceptuelles différentes.

J'ai donc proposé à Deleuze que nous nous écri­vions, autant qu'il le faudrait pour établir dans son exacte clarté confuse (ou distinction obscure) notre divergence mobile . Il m'a répondu que cette idée lui convenait.

A l 'époque, il achevait une collaboration conver­gente décisive avec Félix Guattari, le Qu'est-ce que la philosophie ? ( 199 1 ) qui devait connaître un immense et légitime succès . Il y a dans ce livre la note sur moi dont Deleuze, après mon article sur le Pli, annonçait la venue. En réponse, et pour préparer le terrain, je consacre quatre de mes séminaires au Collège inter­national de philosophie au best-seller de Deleuze et de Guattari, sans les diminuer (j 'entre vraiment dans les détails) et sans non plus les ménager.

Il me semble à ce moment que Deleuze hésite à entamer pour de bon notre protocole épistolaire. Dans le long cheminement de cette hésitation, je comprends bien que jouent de grandes noirceurs : la mort de Guattari, qui est comme une mutilation ; sa

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propre santé de plus en plus précaire, qui fait de l 'écriture elle-même, arrachée quelques heures par joür, une sorte d 'exploit. Il faut avoir reçu, comme moi, ces longues lettres balafrées, obliques, trem­blantes et acharnées en même temps, pour comprendre que l 'écriture - la pensée - puisse être une très douloureuse et fugitive victoire . Et puis, si dégagé qu'il puisse être des stigmates du passé, si tourné, doctrinalement et vitalement, vers l 'affirma­tion et la nouveauté créatrices, il est bien vrai que Deleuze a toutes les bonnes raisons du monde de ne pas mêler son immense prestige philosophique à l 'élaboration, fût-elle contrastante, de ma propre visée . Pourquoi me servirait-il, moi qui l 'ai si forte­ment vilipendé, moi dont, même revenus, comme c'est notre cas, aux rivages apaisés, et même frater­nels, de la controverse, tout le sépare ?

Il finit, confirmant mes craintes, par m'écrire que décidément non, il n'a pas le temps, compte tenu de sa santé précaire, d 'engager cette correspondance. Il se contentera d'une lettre détaillée d 'évaluation et de questions . Je reçois cette belle lettre, et j 'y réponds, tentant de ne pas me montrer inférieur. Il répond à ma réponse, et ainsi de suite; l ' impossibilité se déplie comme réel de ce qui fut déclaré impossible . Des dizaines de pages s 'accumulent.

Nous décidons, vers la fin de 1994, que nous avons achevé le travail, que nous n'irons pas plus avant. Pour l'un comme pour l 'autre, la mise au point a eu lieu. Peu après, Deleuze m'écrit que, s ' étant relu, il se trouve trop « abstrait ), inférieur à la circonstance . Il m'annonce, de façon assez abrupte, qu'il a déchiré tous les doubles de ses lettres . Il indique nettement qu'il s 'opposerait, si l ' idée en venait à quiconque, à

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toute circulation, pour ne rien dire d'une publication, de ces textes .

Sur le moment, voyant dans cette appréciation ter­minale comme un désaveu de nos échanges, je suis un peu amer, et comme nous ne nous sommes tou­jours pas rencontrés, dans l 'écart des vies et des èir­culations de l 'existence, je soupçonne quelque influence extérieure, ou quelque calcul obscur, comme font les jaloux du roman de Proust, taraudés par l 'énigme qu'induit la distance.

Soudain, la mort. Elle change ces lettres en un tré­sor privé, un Tombeau, une générosité ultime.

Quand Benoît Chantre, au nom des Editions Hachette, me demande d'écrire un essai sur la pensée de Deleuze, je me dis que c 'est comme une grande et ultime lettre posthume. Il ne s 'agira pas, pour moi, de « rendre compte » - de décrire - ce qu'il a pensé . Bien plutôt d'achever l 'inachevable : une amitié conflic­tuelle qui, en un certain sens, n'a jamais eu lieu.

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Quel Deleuze?

Il Y a une image de Deleuze, à la fois radicale et tem­pérée, solitaire et conviviale, vitaliste et démocra­tique. On pense assez communément que sa doctrine encourage la multiplicité hétérogène des désirs et porte à leur accomplissement sans entraves ; qu'elle est soucieuse du respect et de l 'affirmation des dif­férences ; qu'elle constitue de ce fait une critique conceptuelle des totalitarismes, comme l 'indique pra­tiquement le fait que Deleuze, sur ce point incompa­rable même avec Foucault, se soit tenu à l ' écart des engagements staliniens, ou maoïstes . On pense qu'il a réservé les droits du corps contre les formalismes ter­rorisants ; qu' il n 'a rien cédé à l 'esprit du système, prônant toujours l 'Ouvert et le mouvement, l 'expéri­mentation sans norme préétablie. Qu'il a, dans sa méthode de pensée, laquelle ne connaît que les cas et les singularités, tenu bon contre les abstractions écra­santes de la dialectique. On pense aussi qu'il parti­cipe de la « déconstruction ) moderne (postmo­derne ?) , pour autant qu' il instruit une critique décisive de la représentation, substitue la logique du sens à la recherche de la vérité, combat les idéalités transcendantes au nom de l ' immanence créatrice de

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la vie, bref : apporte sa pierre à la ruine de la méta­physique, au «( renversement du platonisme } ), par la promotion, contre le n01710S sédentaire des Essences, du n01110S nomade des actualisations précaires, des séries divergentes, des créations imprévisibles. On voit la confirmation de cette modernité postméta­physique dans le chatoiement des références, les peintres (Bacon), les écrivains (Proust, Melville, Lewis Carroll, Beckett . . . ), les dérives du désir (Sacher Masoch), les philosophes inattendus (White­head, Tarde, Duns Scot . . . ), les mathématiques méta­phorisées (Riemann) , les innombrables cinéastes, voire quantité d'auteurs presque inconnus (mais pas de lui) , d'articles ou d'opuscules sur des questions obscures et par lui repensées, éclatantes, tant sociolo­giques que biologiques, esthétiques ou didactiques, linguistiques ou historiennes, oui, tout cela convoqué abruptement dans une trame affirmative et sinueuse, très éloignée en apparence des précautions et des canons de l 'Université philosophique.

On juge finalement que Deleuze, curieux de tout ce qui compose son temps, ordonnant sa pensée à la capture d'une surface événementielle miroitante, pliant sa magique écriture au franchissement de zones disparates du sens, est l 'inventeur, en écho de la vertu qu'il concédait à Leibniz pour l 'âge classique, d 'un Baroque contemporain, où notre désir du multi­ple, du métissage, de la coexistence d'univers sans règle commune, en somme, notre démocratisme pla­nétaire, trouvent de quoi se réfléchir et se déployer. Deleuze comme penseur joyeux de la confusion du monde .

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Un concept renouvelé de l'Un La confusion du monde, pour l a pensée, veut sans doute d'abord dire que ni l'Un ni le Multiple n'en rendent raison. Ni ce monde n'est dans le mouve­ment repérable d'un sens (par exemple un sens de l 'Histoire) , ni il n'est au régime d'une classification stable, d'un décompte praticable de ses parties signi­ficatives (comme il l 'était dans la conception de ceux qui distinguaient nettement le prolétariat de la bour­geoisie, ou faisaient sens des jeux entre camp impé­rialiste, camp socialiste, et camp des non-alignés) . Et il semble d'abord que Deleuze soit bien celui qui annonce qu'il nous faut renoncer à la distribution de l 'Etre selon l 'Un et le Multiple, que le geste métho­dique inaugural d'une pensée moderne est de se situer hors de cette opposition. Si pour lui la répéti­tion est un concept ontologique majeur, c 'est précisé­ment qu'elle ne se laisse penser ni comme per­manence de l 'Un ni comme multiple de termes identifiables, qu'elle est au-delà de cette opposition : « La répétition n'est pas plus la permanence de l'Un que la ressemblance du multiple» (D. R. , 164). Plus généralement, « il n'y a ni un ni multiple » (F.; 23) .

Mais comme toujours chez Deleuze, l 'au-delà d'une opposition statique (quantitative) finit toujours par être l 'assomption qualitative d'un de ses termes. Or, contrairement à l ' image commune (Deleuze comme libération du multiple anarchique des désirs et des errances) , contrairement même à d'apparentes indications de l 'œuvre, qui jouent sur l 'opposition multiple/multiplicités (( il y a seulement des multi­plicités rares » , ibid.), c'est à la venue de l 'Un, re­nommé par Deleuze l 'Un-tout, que se consacre, dans

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sa plus haute destination, la pensée . Qu'on écoute, dans sa vibration enthousiaste plus encore que dans son contenu explicite, cette déclaration : « Une seule et même voix pour tout le multiple aux mille voix, un seul et même O céan pour toutes les gouttes, une seule clameur de l'Etre pour tous les étants » (D. R. , 389) . Et tout aussi bien, à ceux qui naïvement se réjouissent de ce que, pour Deleuze, tout est événe­ment, surprise, création, rappelons que la multiplicité du « ce-qui-arrive » n'est qu'une surface trompeuse, car pour la pensée véritable « l 'Etre est l'unique évé­nement où tous les événements communiquent » (L. S. , 2 1 1 ) . Il est, l'Etre, qui est aussi bien le Sens, « position dans le vide de tous les événements en un, expression dans le non-sens de tous les sens en un » (ibid.) .

Le problème fondamental de Deleuze n 'est certes pas de libérer le multiple, c'est d'en plier la pensée à un concept renouvelé de l'Un. Que doit être l'Un pour que le multiple y soit intégralement pensable comme production de simulacres ? Ou encore : com­ment déterminer le Tout pour que l'existence de chaque portion de ce Tout, loin d'être en situation d'indépendance, ou de surgissement imprévisible, n'y soit qu'un profil expressif de « la puissante vie non organique qui enserre le monde » (1. T. , 1 09) ?

Nous dirons donc d'abord: il faut identifier soi­gneusement, dans l'œuvre de Deleuze, une méta­physique de l 'Un. Il en indique lui-même les réqui­sits : « un seul événement pour tous ; un seul et même aliquid pour ce qui se passe et ce qui se dit ; un seul et même être pour l'impossible, le possible et le réel » (L. S., 211) . En venir au « un seul » : tel est le fond réel de la supposée démocratie du désir.

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L '(I automate purifié» S' égarent tout autant ceux qui croient discerner dans les propos de Deleuze un encouragement à l'auto­nomie, à l ' idéal anarchisant de l ' individu souverain, qui peuple la Terre des productions de son désir. Ils ne prennent pas assez au pied de sa lettre la concep­tion proprement machinique que Deleuze se fait, non seulement du désir (les fameuses 1 < machines dési­rantes » ) , mais plus encore de la volonté, ou du choix. Car cette conception interdit de considérer qu'à aucun moment nous puissions être source de ce que nous pensons ou faisons . Tout vient toujours de plus loin, et même : tout est toujours déj à-là, dans la res­source infinie et inhumaine de l'Un.

Considérons à titre d'exemple la théorie du choix. Le premier temps consiste à établir qu'un choix véri­table (un choix qui porte, dit Deleuze, sur des « déter­minations existentielles » ; 1. T., 2 30) a pour enjeu, non les termes explicites du choix, mais 1< le mode d'existence de celui qui choisit » (ibid.) . De là, on passe aisément au thème bien connu de Kierkegaard: un choix authentique n'est j amais le choix de ceci ou de cela, il est le choix de choisir, l e choix ent're le choix et le non-choix. Ainsi détaché de tout enjeu particulier, le choix se présente comme « rapport absolu avec le dehors» (J. T., 23 1 ) . Mais que veut dire l'absoluité d'un tel rapport ? Que c 'est en nous la puissance de la vie inorganique qui opère, que nous sommes traversés par une actualisation de l'Un-tout. Il en résulte que le choix est d'autant plus « pur » qu'il est automatique, que c'est en réalité nous qui sommes choisis, et non pas du tout, comme la philo­sophie de la représentation le prétend, qui sommes

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centre, ou foyer, d'une décision : « Ne choisit bien, ne choisit effectivement que celui qui est choisi» (J. T . , 232) . Cette figure de l 'automate, aisément articulable à celle de la I( machinerie » productrice du sens, repré­sente le véritable idéal subjectif, justement parce qu'elle est la déposition de toute prétention sub­jective . Le dehors comme instance de la force active, s ' emparant d'un corps, sélectionnant un individu, l 'ordonne au choix de choisir: « C'est justement de l 'automate ainsi purifié que s 'empare la pensée du dehors, comme l ' impensable dans la pensée» (1. T., 233) . Cet « automate purifié » est certainement beau­coup plus proche de la norme deleuzienne que les barbus soixante-huitards qui arboraient leur gras désir en bandoulière . Car il s 'agit, on vient de le voir, des conditions de la pensée . Or ces conditions relèvent d'une épuration, d'une sobriété, d'une expo­sition concentrée et lucide à la souveraineté imma­nente de l'Un. Il s 'agit, par une tension qui renonce à l 'évidence de nos besoins et des positions occupées, de venir à cette place vide où les puissances imper­sonnelles nous saisissent et nous contraignent à faire exister la pensée à travers nous : « Faire circuler la case vide, et faire parler les singularités pré­individuelles et non personnelles [ . . . ] est la tâche aujourd'hui » (L.S . , 91) . Penser n'est pas l 'écoule­ment spontané d'une capacité personnelle. C 'est le pouvoir, durement conquis contre soi, d'être contraint au jeu du monde .

Il s 'ensuit, contre toute norme égalitaire ou convi­viale, que la conception deleuzienne de la pensée est profondément aristocratique. La pensée n'existe que dans un espace hiérarchisé . Car pour qu'un individu vienne au point où il est saisi par sa détermination

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pré-individuelle, et donc par la puissance de l'Un­tout, dont il n'est au départ qu'une pauvre configura­tion locale, il faut qu'il outrepasse sa limite, qu'il endure que son actualité soit transie et défaite par la virtualité infinie qui en est l 'être véritable . Et les indi­vidus en sont inégalement capables . Certes, l'Eire lui-même est neutre, égal, inévaluable, au sens où Nietzsche déclare que la valeur de la vie ne peut être évaluée. Mais « les choses se tiennent inégalement dans cet être égal » (D.R. , 5 5) . Il s'agit toujours de savoir « si un être [ . . . ] dépasse ses limites, en allant jusqu'au bout de ce qu' il peut, quel qu'en soit le degré » (ibid.). Et par conséquent, il est capital de penser selon « une hiérarchie qui considère les choses et les êtres du point de vue de la puissance » (ibid.).

Si paradoxal que puisse être l 'attribut, appliqué à quelqu'un qui se réclame avant tout de Nietzsche (mais il y a chez Nietzsche lui-même une profonde sainteté), il faut soutenir que la condition de la pen­sée, pour Deleuze, est ascétique. C ' est ce qui éclaire en profondeur, outre qu'eux aussi pensaient l 'Etre directement comme totalité, l 'apparentement de Deleuze et des stoïciens . L'emploi du mot « anar­chie », pour désigner le nomadisme des singularités, ne doit pas faire illusion. Car Deleuze précise : « anar­chie couronnée » , et il est crucial de penser aussi, de penser d'abord, la couronne. Elle va aux êtres qui ont ascétiquement renoncé aux ({ vécus » et aux ({ états de choses » qui constituaient leur actualité, sentimentale, intellectuelle ou sociale, et qui ont eu la puissance d'excéder leur limite, d'aller ( { là où l ' hybris les porte » (ibid.) .

Il en résulte que cette philosophie de la vie est essentiellement, tout comme le stoïcisme (mais pas

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du tout comme le spinozisme, en dépit du culte que Deleuze lui voue), une philosophie de la mort. Car si i 'événement de pensée est le pouvoir ascétique de me laisser choisir (c'est la forme deleuzienne du destin) et d'être porté, en tant qu'automate purifié, là où l 'exige l' hybris; si donc la pensée existe comme frac­ture de mon actualité, dissipation de ma limite ; mais si en même temps cette actualité et cette limite sont dans leur être de même étoffe que ce qui les fracture ou les outrepasse (puisque, en définitive, il n'y a que l 'Un-tout) ; si donc la puissante vie inorganique est le fond aussi bien de ce qui me dispose dans ma limite que de ce qui me convoque, pour autant que j 'en ai conquis le pouvoir, à l 'outrepasser ; alors l ' événement de pensée a pour métaphore le mourir, comme moment immanent de la vie . Car la mort est par excellence ce qui est à la fois dans le rapport le plus intime avec l'individu qu'elle affecte, et dans une totale impersonnalité ou extériorité par rapport à lui . En ce sens, elle est la pensée, puisque penser est juste­ment venir ascétiquement au point où l ' individu est transi par l 'extériorité impersonnelle, qui est aussi bien son être authentique .

Cette identité du penser et du mourir se dit dans un véritable cantique à la mort, où Deleuze se glisse sans effort dans la trace de Blanchot. Il exalte « le point [ . . . ] où l 'impersonnalité du mourir ne marque plus seulement le moment où je me perds hors de moi, mais le moment où la mort se perd en elle­même, et la figure que prend la vie la plus singulière pour se substituer à moi » (L. S. , 179) .

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Des productions « monotones» On ne peut dès lors guère s 'attendre à ce que cette philosophie, où l 'Un est souverain, où la hiérarchie de la puissance est ascétique, et où la mort symbolise la pensée, soit, comme on le croit souvent, dévouéè à l ' inépuisable variété du concret.

Certes, la méthode de Deleuze exige qu'on parte d'un cas . C'est ce qui explique qu'il n'y ait pour lui aucune différence significative entre ce qui est en apparence un traité (, dogmatique » (Différence et Répé­tition, par exemple), ce qui relève de l'histoire de la philo sophie classique (Spinoza et le Problème de l 'expression) , l 'interlocution avec un grand contempo­rain (Foucault) , une somme sur un art particulier (L'Image-mouvement et L'Image-temps) , ou une médi­tation sur un écrivain (Proust et les Signes) . Il s 'agit toujours de pointer des cas du concept. Si le cas n'est pas premier, c ' est que vous prétendez aller du concept à la variété qu'il subsume. Ce faisant, vous rétablissez la transcendance platonicienne de l'Idée, et vous êtes infïdèle au programme nietzschéen que Deleuze ne cesse de rappeler : le devoir philo­sophique contemporain se dit (i renversement dù pla­tonisme ». L'immanence exige que vous vous mettiez là où, déjà, la pensée a commencé, au plus près d'un cas singulier, de son mouvement. Ça pense ( i dans votre dos », et vous êtes poussé et contraint. Telle est la vertu du cas .

De là aussi ce qui a bien souvent étonné les lec­teurs de Deleuze : l ' emploi constant du style indirect libre, soit l 'indécidabilité assumée du (i qui parle ? ». Si je lis par exemple : (i force parmi les forces, l 'homme ne plie pas les forces qui le composent sans que le

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dehors ne se plie lui-même, et ne creuse un Soi dans l 'homme ) (F., 12 1 ) , s 'agit-il vraiment d'un énoncé de Foucault ? Ou déjà d'une interprétation ? Ou est-ce tout simplement une thèse de Deleuze, puisqu'on y reconnaît sa lecture de Nietzsche (le jeu des forces actives et réactives compose typologique­ment l 'homme) , et qu'on y pointe un concept majeur de son œuvre terminale, celui de pli ? Il faudra plutôt dire : cette phrase est produite par la poussée, sur Deleuze, de ce qui à travers Foucault fait cas d'une autre poussée, d 'une autre contrainte . En ce sens, dans la dissipation de leurs identités respectives, et puisque penser est toujours ( < faire parler ) des singu­larités impersonnelles, on pourra soutenir indifférem­ment que l 'énoncé en question devient du Foucault, ou qu'il aura été du Deleuze .

Mais l 'erreur commence quand on s ' imagine que la contrainte du cas fait de la pensée de Deleuze une immense description, une collection de la diversité contemporaine. Car on suppose alors que l 'opération consiste à penser le cas . Non ! Le cas n'est jamais objet pour la pensée, il est ce qui la force et l ' imper­sonnalise, dans la destination finalement auto­matique qui est la sienne propre, dans l'exercice (< jusqu'au bout ) de sa puissance. Il est donc parfaite­ment cohérent que, partant de cas innombrables et en apparence disparates, s 'exposant à la poussée qu'organisent Spinoza et Sacher Masoch, Carmelo Bene et Whitehead, Melville et Jean-Luc Godard, Bacon et Nietzsche, Deleuze en vienne à des produc­tions conceptuelles que je n 'hésiterai pas à déclarer monotones, à un régime très particulier de l 'insistance, de la reprise presque infinie d'une étroite batterie de concepts, et aussi à la variation virtuose des noms, là

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où ce qui se pense sous cette variation demeure essentiellement identique.

Les droits de l 'hétérogène sont donc à la fois impé­ratifs et limités. Aucune pensée ne peut commencer que sous l ' impulsion violente d'un cas-de-pensée. Il est exclu de procéder à partir d 'un principe .

'Et

chaque commencement, étant une impulsion singu­lière, présente aussi un cas singulier. Mais la destina­tion de ce qui ainsi commence est la répétition, où se déploie le différentiel invariable d 'une ressource de puissance .

Prenons pour exemple le cinéma. D 'un côté, Deleuze multiplie les analyses singulières d'œuvres, avec une confondante érudition de spectateur libre . Mais d'un autre côté, ce qui est finalement produit va au bassin de capture des concepts qu'il a, de tou­jours, institués et liés : le mouvement et le temps, dans leur acception bergsonienne . Le cinéma, dans la prolifération de ses films, de ses auteurs, de ses ten­dances, est un dispositif contraignant et dynamique, où D eleuze vient occuper la place vide de qui devra une fois encore, sous la puissance massive du cas, parcourir ce dont il est capable, refaçonner ce qu'il a déjà produit, répéter sa différence, en la différenciant plus encore des autres diffërences. C 'est pourquoi l 'usage des deux énormes volumes sur le cinéma a toujours paru difficile aux cinéphiles . La plasticité locale des descriptions de films y semble versée au bénéfice de la philosophie, et nullement à celui du simple jugement critique, dont le cinéphile alimente son prestige d 'opinion.

C'est qu'en effet s ' exposer, et de façon détaillée, aux cas-de-pensée du cinéma n 'est pas, pour Deleuze, produire une pensée du cinéma. La fin de

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l'Image-temps le dit avec la plus grande clarté: toute l ' entreprise soutient une reprise créatrice des -concepts, et non une appréhension de l 'art du cinéma comme tel : « La théorie du cinéma ne porte pas sur le cinéma, mais sur les concepts du cinéma» (1. T . , 365) . L e cinéma e n lui-même est « une nouvelle pra­tique des images et des signes 1> (1. T . , 366) , mais le but de la pensée ne saurait être de s 'en tenir à une phénoménologie concrète des signes et des images . Du cinéma, « la philosophie doit faire la théorie comme pratique conceptuelle », étant entendu que « les concepts du cinéma ne sont pas donnés dans le cinéma 1 > (ibid.). Comprenons que, sous la contrainte du cas-cinéma, c 'est encore et toujours la philosophie (de Deleuze) qui recommence, et qui fait être le cinéma là où de lui-même il n 'est pas.

Il faut donc tenir que la philosophie de Deleuze n 'est « concrète 1 > qu'autant qu'à ses yeux le concept est concret. Ce qui ne veut nullement dire qu' il soit concept du concret, mais que, comme tout ce qui est, il jalonne les déploiements impersonnels d'une puis­sance locale, requise de se manifester comme pensée par les cas à travers lesquels l 'unique voix de l 'Etre se fait entendre dans sa déclinaison multiple .

Quand Deleuze pose que la philosophie est une pratique, et qu'elle n 'est ({ pas plus abstraite que son objet 1> (I. T., 365) , il faut l 'entendre ainsi : la pratique des concepts est ni plus ni moins concrète que n'importe quelle autre . Mais on ne saurait en déduire que la multiplicité concrète des cas est ce qui valide le caractère concret d'une philosophie . En définitive, le chatoiement multiple des cas invoqués dans la prose de Deleuze n'a qu'une valeur occasionnelle . Ce qui compte est la puissance impersonnelle des concepts

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eux-mêmes, lesquels, dans leur contenu, n'ont jamais affaire à un concret ({ donné », mais à d'autres concepts : « Une théorie du cinéma n 'est pas " sur" le cinéma, mais sur les concepts que le cinéma suscite » (ibid.). Tout l ' intérêt des cas est dans cette suscita­tion, mais ce qui est suscité n'a aucune ressemblance avec la puissance suscitante . Les concepts, finale­ment, n'étant jamais concept-de, ne se rattachent au cas concret initial que dans leur mouvement, et non dans ce qu'ils donnent à penser. C'est pourquoi ce qu'on apprend dans les volumes sur le cinéma concerne la théorie deleuzienne du mouvement et du temps, et que, peu à peu, le cinéma y est en position de neutralité et d'oubli .

Il faut donc soutenir que la philosophie de Deleuze est particulièrement systématique, de ce qu'elle recueille toutes les impulsions selon une ligne de puissance qui ne saurait varier, justement parce qu'elle assume pleinement son statut de singularité . De là qu'à mon avis, et pour autant qu'on précise l 'adj ectif, elle est aussi une philosophie abstraite . Par ({ abstraction)} on n'entendra pas qu'elle se meut dans ce qu'elle répudie absolument, soit la généralité qui subsume les cas concrets. On dira seulement qpe sa mesure propre est la consistance quasi organique des connexions conceptuelles, et la constante mise en mouvement de cette consistance par le plus grand nombre de cas possible. On se gardera d'oublier que ce qui est contraint par cette épreuve du multiple occasionnel des cas ne cesse de s 'expérimenter comme identique à soi . Car les retrouvailles d'un concept à partir de l 'innombrable détermination des cas, sa souple résistance à la variation de ce qui en convoque le retour, constituent le seul protocole pos­sible de validation de ce concept.

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Tels sont les principes généraux qui gouvernent l 'examen de la philosophie de Deleuze, et qui sont, j e -crois, à la fois fidèles à son esprit, et fort éloignés de la doxa qui s 'est constituée autour d 'elle :

1 . Cette philosophie s 'articule autour d'une méta­physique de l 'Un.

2 . Elle propose une éthique de la pensée qui exige la dépossession et l 'ascèse .

3. Elle est systématique et abstraite. A mes yeux, les points 2 et 3 sont plutôt des vertus .

Le premier est complexe, et ouvre à une disputatio que nous avions entreprise dans la correspondance dont j ' ai parlé . Une dispute, et non un débat . Car, conformément à son orientation systématique et aris­tocratique, Deleuze n'avait que mépris pour les débats . Il l 'a écrit, ce qui a chagriné quelques âmes sensibles, pour qui le débat seul atteste que la philo­sophie est homogène à la démocratie parlementaire .

Ni Deleuze ni moi ne croyons à cette homogénéité . Aussi ne s 'agira-t-il pas de débattre, mais d'expéri­menter patiemment les principes que je viens de dégager. Car pour ce qui me concerne, tentant de relever le platonisme plutôt que de le renverser, j e suis convaincu de l 'existence des principes .

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et multiplicité des noms

On peut dire qu'en philosophie notre temps aura été marqué, signé, par le retour de la question de l 'Etre . C 'est pourquoi Heidegger le domine . Il a établi le diagnostic, il a explicitement fait matière de ce qui, après un siècle de Critique, après l ' interlude phéno­ménologique, ré-ordonnait la pensée à son inter­rogation primordiale : qu'en est-il de l 'être des étants ? En définitive, le siècle aura été ontologique. Cette destination est de beaucoup plus essentielle que le « tournant langagier ) dont on le crédite . Ce tournant revient à faire du langage, de ses structures et de ses ressources, le transcendantal de toute inves­tigation de la faculté de connaître, et à disposer la philosophie soit comme une grammaire généralisée, soit comme une logique affaiblie . Mais chez le seul très grand penseur de ce tournant, qui est Witt­genstein, on comprend que la plus rigoureuse tension conceptuelle est atteinte, dans le Tractatus, quand on s'assure d 'un socle ontologique tout à fait singulier (théorie des objets éternels) . On comprend aussi qu'au-delà des structures logiques où sont confinées les propositions cognitives, le dernier mot reste à une intuition silencieuse supra-cognitive, ou mystique,

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qui seule m'ouvre à la question qUI Importe : que dois-je faire ? S ' il est vrai que les limites du monde

- sont exactement les limites du langage, il en résulte que ce qui décide du sort de la pensée, outrepassant les limites du monde, outrepasse aussi celles du lan­gage . En sorte que, s ' il est toujours requis de traver­ser l 'analytique du langage pour assurer (c'est le résidu critique) la validité (ou le sens) des proposi­tions scientifiques (propositions portant sur les repré­sentations de telle ou telle partie du monde) , c'est au­delà de cette analytique que la pensée s 'accorde à son plus haut pouvoir, qui est d'interroger la valeur du monde lui-même. Chez Wittgenstein, le langage est miné par l'interrogation sur l 'Etre, sinon quant à ses usages, du moins quant à sa destination.

En ce sens, Deleuze est absolument du siècle. On ne saurait rattacher sa pensée ni au courant analy­tique, dont il abomine les réductions grammaticales ou logiciennes, ni au courant phénoménologique, dont il critique durement la réduction qu'il opère des actualisations vivantes en simples corrélations inten­tionnelles de la conscience .

La question posée par Deleuze est la question de l'Etre . D'un bout à l 'autre de son œuvre, il s 'agit, sous la contrainte de cas innombrables et hasardeux, de penser la pensée (son acte, son mouvement) sur le fond d'une pré-compréhension ontologique de l 'Etre comme Un.

On n'insistera jamais assez sur ce point, qu'une interprétation critique ou phénoménologique de son œuvre ne cesse d'occulter : Deleuze identifie pure­ment et simplement la philosophie à l 'ontologie . Tout est manqué si l 'on néglige les déclarations explicites comme : « La philosophie se confond avec l 'onto-

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logie» (L.S., 2 1 0) , ou encore : « de Parménide à Hei­degger, c 'est la même voix qui est reprise [ . . . ]. Une seule voix fait la clameur de l 'être» (D. R. , 5 2) . L'uni­fiant historiaI de la philosophie, comme voix de la pen­sée, comme clameur du dicible, c 'est l 'Etre lui-même. De ce point de vue, la philosophie de Deleuze n'èst aucunement une philosophie critique . Non seulement la pensée de l 'Etre est possible, mais il n'y a de pensée qu'autant que l 'Etre vient à la fois s'y décliner et s 'y prononcer. Certes, la pensée est différence et identifi­cation des différences, elle consiste toujours à « conce­voir plusieurs sens formellement distincts . ) (D. R. , 5 3). L'impulsion pensante se donne comme puissance vitale dans la pluralité (des sens, ou des cas). Mais, ajoute aussitôt Deleuze, l ' important pour la pensée n'est pas dans la distinction formelle du multiple. L'important est que tous les sens, tous les cas « se rap­portent à un seul désigné, ontologiquement un » (ibid.) . En ce sens, toute proposition philosophique est ce que Deleuze appelle « la proposition ontologique » (ibid.) , laquelle récapitule une conviction maximale quant à la ressource d 'être de la pensée et du dire . Par­ménide soutenait que l 'Etre et la pensée sont une seule et même chose. La variante deleuzienne de 'cette maxime est : « c 'est la même chose qui arrive et qui se dit » (L. S., 2 1 1) . Ou encore : « L'être univoque insiste dans le langage et survient aux choses ; il mesure le rapport intérieur du langage avec le rapport extérieur de l 'être» (ibid.) . Comme elle est grecque, cette confiance en l 'Etre comme mesure des rapports, tant internes qu'externes ! Et comme est indifférent au « tournant langagier » ce co-surgissement ontologique, sous la règle de l 'Un, du ce-qui-arrive et des phrases !

Où se situe, dans ces conditions, la différence avec

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Heidegger - outre, bien entendu, la différence patente entre le style professoral, pathétique et prophétique

- de l 'Allemand et l 'alerte sinuosité, la scintillation dis­continue du Français ? C'est une question très complexe, et je soutiens pour ma part que Deleuze est sur nombre de points cruciaux (la différence, l 'ouvert, le temps . . . ) moins éloigné de Heidegger qu'on ne l 'imagine communément, et sans doute qu'il ne le pense lui-même . A s 'en tenir aux distinc­tions explicites, on dira: pour Deleuze, Heidegger est encore et toujours trop phénoménologue . Que faut-il entendre par là ?

La limite de Heidegger La phénoménologie « vulgaire» part de ceci que la conscience « vise la chose et se signifie dans le monde » CF. , 1 16) . C 'est ce que la phénoménologie appelle l 'intentionnalité . Qu'une telle visée signifiante puisse être ce à partir de quoi on pense la pensée (unique objectif de la philosophie) répugne à Deleuze, pour deux raisons convergentes .

D'abord, la conscience ne saurait être le terme immédiat d'une investigation de la pensée . Nous savons en effet qu'on ne commence à penser que sous une contrainte, selon une force, dans une expo­sition ascétique à l' impératif impersonnel du dehors . Dans ces conditions, la pensée n'a nullement sa source dans la conscience. En vérité, pour commen­cer à penser, il faut se détourner de la conscience, il faut, pourrait-on dire, « s 'inconscientiser » . Comme Deleuze le proclame, s 'appuyant sur Marx, « les pro­blèmes échappent par nature à la conscience, il appartient à la conscience d 'être une fausse conscience» (D.R . , 268) .

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Ensuite e t surtout, l'intentionnalité présente la pensée comme relevant d'un rapport intériorisé, la conscience et son objet, l ' idéation et l ' idéat, le pôle noétique et le pôle noématique, ou, dans la variante sartrienne, le pour-soi et l 'en-soi . Or, justement parce que la pensée est déploiement de l 'Etre-un, son éié­ment n'est jamais le rapport intériorisé, la représenta­tion, la conscience-de . La pensée suppose que les modalités multiples de l 'Etre soient extérieures les unes par rapport aux autres, qu'aucune ne puisse avoir le privilège (comme la conscience prétend l 'avoir) d 'intérioriser les autres . C 'est ici l 'égalité de l 'Etre qui est en j eu, et cette égalité implique, sans aucun paradoxe, que rien de ce qui est n'ait jamais le moindre rapport intérieur à quoi que ce soit d'autre . On soutiendra même que le respect absolu de l'Etre comme Un exige en définitive que toutes ses actuali­sations immanentes soient en position de non­rapport les unes avec les autres. Deleuze, sous le nom de Foucault (ou sous la contrainte du cas-Foucault) , indique ainsi que le voir et le parler, les choses et les mots constituent des registres de l 'être (de la pensée) entièrement disjoints : « on ne voit pas ce dont on parle, et l 'on ne parle pas de ce qu'on voit ) (F. , 1 17), en sorte que « le savoir est irréductiblement double, parler et voir, langage et lumière, et c 'est la raison pour laquelle il n'y a pas d'intentionnalité) (ibid.) .

N'y a-t-il pas là contradiction avec ce que nous rappelions plus haut : que c'est le même qui arrive et qui se dit ? Nullement. C 'est bien parce que c'est le même Etre qui arrive et qui se dit que les choses et les mots, actualisations du Même, n'ont entre eux nul rapport intentionnel . Car s 'ils avaient un tel rapport, il y aurait inégalité entre le pôle actif (la visée, la

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nomination) et le pôle passif (l 'objet, la chose dite). Or, c 'est de la même façon que l'Etre « arrive » dans

- ses modalités, le visible et le langage par exemple (il y en a d'autres) . Supposer un lien intentionnel entre la nomination et la chose, entre la conscience et l 'objet, est donc, nécessairement, rompre avec la souverai­neté expressive de l 'Un. Si l 'on objecte que ces modalités ont au moins entre elles le « rapport » mini­mum d'être les unes et les autres des modalités de l 'Un, on répondra que ce rapport a pour essence le non-rapport, puisqu'il ne contient que l 'égalité neutre de l 'Un. Et sans doute est-ce dans l 'exercice du non-rapport que la pensée « se rapporte » le plus fidèlement à l 'Etre qui la constitue . C 'est ce que Deleuze nomme une « synthèse disjonctive » : penser le non-rapport selon l'Un, qui le fonde en en séparant radicalement les termes. Se tenir dans l 'activité de la séparation comme puissance de l 'Etre. Expliquer que « le non-rapport est encore un rapport, et même un rapport plus profond 1) (F. , 7 0), parce qu'il pense selon le mouvement divergent, ou dis joignant, qui, séparant sans relâche, avère la fécondité infinie et égalitaire de l'Un. Mais cette synthèse disjonctive est la ruine de l ' intentionnalité .

Nous pouvons alors clairement dire ce qui, pour Deleuze, est la limite de Heidegger : son apparente critique de l 'intentionnalité au profit d'une hermé­neutique de l 'Etre reste à mi-chemin, parce qu'elle ne s 'élève pas jusqu'à la radie alité de la synthèse dis­j onctive . Elle maintient le motif du rapport, fût-ce sous une forme sophistiquée .

Certes, Deleuze convient qu'il faut saluer le mou­vement de Heidegger: il y a « dépassement de l 'inten­tionnalité vers l 'Etre » (F . , 117) , il y a une subversion

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d u rapport conscience-objet (ou étant) par passage de l a phénoménologie à l 'ontologie . Et, cohérent avec sa supposition de l 'Un, Deleuze ne peut qu'approuver le fait qu'au couple dissymétrique du s uj et réflexif et de l 'obj et, de l ' intériorité et de l 'extériorité, soit substi­tuée « l 'unicité du dévoilement-voilement ) (ibid.) .

Mais Heidegger, pour Deleuze, ne dépasse l ' inten­tionnalité que pour en maintenir, dans une autre dimension, le substrat ontologique, à savoir le rap­port, ou la communauté de sens, entre les dimensions actualisées de l 'Etre . C 'est ainsi que pour Heidegger, proteste Deleuze, « la Lumière ouvre un parler non moins qu'un voir, comme si les significations han­taient le visible et que le visible murmurait le sens ) (F. , 1 19) . Heidegger interprète l 'unité de l 'Etre comme convergence herméneutique, comme rapport analogique déchiffrable entre les dimensions où il s 'expose (ici, le visible et le langage). Il ne voit pas (contrairement à Foucault) que l'unité ontologique a pour conséquence, non une harmonie ou une communication entre les étants, non pas même un « entre-deux ) où penser le rapport hors de tout fon­dement substantiel, mais le non-rapport absolu, l ' indifférence des termes à tous les rapports . En aépit de son pathos sur la détresse, Heidegger maintient une vision tranquille, parce que herméneutiquement rapportée, du mode selon lequel l 'Etre se déploie dans des séries divergentes. En dépit de son apologé­tique de l 'Ouvert, il replie et referme les séparations, les différenciations sans ressemblance, les écarts irré­solus, qui seuls prouvent l ' égalité et la neutralité de l 'Url . Heidegger, pour parler comme Nietzsche, est un prêtre retors, qui ne subvertit en apparence l 'intentionnalité et la conscience que pour faire plus

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subtilement barrage à la synthèse disjonctive . Finale­ment, il reste pris dans la phénoménologie, au sens

- où celle-ci ( i est trop pacifiante, et a béni trop de choses » (F. , 120) .

Le vrai motif du contraste entre Deleuze et Hei­degger, à l ' intérieur de leur commune conviction que la philosophie se soutient de la seule question de l 'Etre, est le suivant: pour Deleuze, Heidegger ne tient pas jusqu 'au bout la thèse fondamentale de 1 'Etre comme Un. Il ne la tient pas, parce qu'il n'assume pas les conséquences de l 'univocité de l 'Etre . Heideg­ger ne cesse de faire revenir la maxime d'Aristote : (i l 'Etre se dit en plusieurs sens » , en plusieurs catégo­ries . A ce (i plusieurs » , Deleuze ne peut consentir.

L 'univocité de l'Etre Nous sommes ici au cœur de la pensée de Deleuze. On peut en effet raisonnablement soutenir que l ' immense didactique des cas (le cinéma, le schizo, Foucault, Riemann, le Capital, Spinoza, le nomade, et ainsi de suite) n'a pour fonction que de vérifier, inlassablement, avec le génie inépuisable de la varia­tion, cette unique sentence: ( i Il n'y a jamais eu qu'une proposition ontologique : 1 'Etre est uni­voque » (D. R. , 52 ; cf choix de textes à la fîn du présent ouvrage, p. 153-157 et p. 1 6 7-1 69) . Quand Deleuze affirme l ' identité de la philosophie et de l 'ontologie, il ajoute dans la même phrase: <i l 'ontologie se confond avec l 'univocité de l 'Etre » (L. s. , 2 1 0) .

Que faut-il entendre par cette décisive univocité ? C 'est ce que tout ce petit livre, sans probablement y suffire, veut éclairer.

Prenons les choses de l 'extérieur. La thèse de l 'uni-

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vocité de l 'Etre commande tout le rapport de Deleuze à l'histoire de la philosophie. Y sont en effet ses compagnons, ses appuis, ses cas-de-pensée privilé­giés, ceux qui ont explicitement soutenu que l ' être avait « une seule voix » : Duns Scot, peut-être le plus radical ( ( il n'y a jamais eu qu'une seule ontologie, celle de Duns Scot » ; D. R. , 5 2) ; les stoïciens, qui rapportent leur doctrine de la proposition à la cohé­rence contingente de l'Un-tout ; Spinoza, évidem­ment, pour qui l 'unicité de la Substance fait barrage à toute équivocité ontologique ; Nietzsche, qui « réalise l 'univocité comme répétition dans l ' éternel retour » (D. R. , 388) ; Bergson, pour qui toute différenciation organique se dit, en un seul sens, comme actualité locale de l 'Evolution créatrice . Il est donc possible de « lire » historiquement la thèse de l 'univocité, et c 'est bien pourquoi Deleuze s 'est fait l'historien (apparent) de quelques philosophes : ils étaient des cas de l 'uni­vocité de l 'Etre .

Cette lecture autorise deux thèses abstraites où se déplie le principe :

Thèse 1 . L'univocité ne signifie pas d'abord que l 'être soit numériquement un, ce qui est une assertion vide . L'Un n'est pas ici celui du compte ou de l'iden­tité, et la pensée a déjà renoncé si elle imagine qu'il y a un seul et même Etre. La puissance de l 'Un, c'est bien plutôt que « les étants sont multiples et diffé­rents, toujours produits par une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra disjoncta » (L.S. , 2 1 0) . L'univocité n 'est pas non plus que la pensée soit tautologique (l'Un est l 'Un) . Elle est plei­nement compatible avec l 'existence de multiples formes de l 'Etre . C 'est même dans la puissance de déploiement de ces multiples formes que l 'Un est

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identifiable : ainsi de la Substance pour Spinoza, qui est immédiatement exprimée par une infinité d'attri­buts . Mais la pluralité des formes n'entraîne « aucune division dans l 'Etre comme pluralité de sens ontolo­gique » (D. R. , 387) . Autrement dit : l 'Etre se dit en un seul et même sens de toutes ses formes . Ou encore : les attributs immanents de l 'Etre, qui expri­ment son infinie puissance d'Un, « sont formellement distincts, mais tous égaux et ontologiquement un » (ibid.) . On notera que cette thèse suppose déjà une distinction cruciale, dont l ' importance, quand on parle de Deleuze, est le plus souvent sous-estimée, bien qu'elle seule rende raison dans la pensée du rap­port (comme non-rapport) entre le multiple et l 'un : la distinction du formel et du réel . Le multiple des acceptions de l 'être est formel, seul l'Un est réel, et seul le réel supporte la distribution du sens (unique) .

Thèse 2 . Dans chaque forme de l 'Etre, se donnent des « différences individuantes » , qu'on peut bien appeler les étants . Mais ces différences, ces étants n'ont jamais la fixité, ou le pouvoir de répartition et de classification, qu'auraient par exemple des espèces, ou des généralités, ou même des individus, si on entend par individu ce qui se laisse penser sous une espèce, ou une généralité, ou un type . Pour Deleuze, les étants sont des degrés locaux d 'intensité, des inflexions de puissance, constamment mobiles et entièrement singuliers . Et comme la puissance n'est qu'un nom de l 'Etre, les étants ne sont que des modalités expressives de l'Un. Il s 'ensuit là encore que la distinction numérique entre les étants « est une distinction modale, et non pas réelle » (D. R. , 388) . Autrement dit: on reconnaîtra évidemment que les étants ne sont pas les mêmes, et que donc ils n'ont

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pas l e même sens . On doit admettre une équivocité de ce dont l 'Etre se dit, de ses modalités immanentes, les étants . Mais l 'essentiel, pour le philosophe, n 'est pas là . L'essentiel est que l 'Etre est le même pour tous, qu'il est univoque, et que donc il se dit de tous les étants en un seul et même sens, de sorte que

'la

multiplicité des sens, l 'équivoque des étants, n'a aucun statut réel . Car l 'univocité de l'Etre, ce n'est pas seulement, ni même principalement, que ce qui est « désigné » par la diversité de sens des étants soit le même (l 'Etre-un) . L'univocité exige que le sens soit, pour tous les étants distincts, ontologiquement iden­tique : « Dans la proposition ontologique [ . . . ], c'est aussi le sens qui est ontologiquement le même pour des modes individuants, pour des désignants ou exprimams numériquement distincts » (D. R. , 53) . Ou encore : « l 'univocité de l 'Etre signifie [qu'il] se dit en un seul et même " sens " de tout ce dont il se dit » (L. S. , 2 1 0) .

On voit le prix qu'il faut payer pour le maintien inflexible de la thèse d'univocité : que le multiple (des étants, des significations) ne soit en définitive que de l 'ordre du simulacre, puisque la différence numérique qui le dispose dans l 'univers est, quant à la forme de l 'être à laquelle elle renvoie (la pensée, l 'étendue, le temps, etc .), purement formelle, et quant à son indi­viduation, purement modale. Si, comme on le doit, on registre au simulacre toute différence qui n'a aucun réel, toute multiplicité dont le statut ontolo­gique est celui de l 'Un, le monde de� étants est la scène des simulacres de l 'Etre .

Etrangement, cette conséquence a une allure plato­nicienne, et même néoplatonicienne . On dirait que l'Un paradoxal, ou suréminent, engendre de façon

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immanente une procession d'étants, dont il distribue le sens univoque, et qui, rapportés à sa puissance, n'ont d'être que le semblant. Mais alors, que signifie le programme de Nietzsche, constamment validé par Deleuze : renverser le platonisme ?

La multiplicité des noms Deleuze nous donne explicitement la réponse : (< Ren­verser le platonisme signifie dès lors : faire monter les simulacres, affirmer leurs droits » CL. S. , 302) . Au fond, le deleuzisme est un platonisme ré-accentué. Il est bien vrai que le sens se distribue selon l 'Un, et que les étants sont de l 'ordre du simulacre . Il est tout aussi vrai que penser les étants comme simulacres suppose qu'on comprenne (ce que Platon appelle (< participation » ) comment les différences indivi­duantes sont disposées en degrés, qui (< les rapportent immédiatement à l 'Etre univoque » (D. R. , 388) . Mais il ne s 'ensuit nullement, comme Deleuze suppose que Platon le fait, qu'il faille déprécier et néantiser les simulacres, ou les étants. Il faut tout au contraire affirmer le droit des simulacres comme attestation joyeuse de la puissance univoque de l 'Etre, comme autant de cas équivoques de l 'univocité. Ce que Deleuze croit ici ajouter à Platon, adjonction qui à ses yeux le subvertit, le renverse, c 'est qu'il est vain de prétendre que le simulacre est inégal à quelque modèle sup­posé, ou qu'il y a une hiérarchie dans l 'Etre, qui subordonnerait les simulacres à des archétypes réels . Là encore, Deleuze soupçonne Platon de ne pas tenir fermement la thèse de l'univocité ontologique . Si l 'Etre se dit en un seul et même sens de tout ce dont il se dit, les étants sont tous identiquement des simu-

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lacres, et tous affirment, par une inflexion d 'intensité dont la différence est purement formelle ou modale, la puissance vivante de l'Un. Il s 'agit encore une fois d'opposer à Platon la synthèse disjonctive : les étants ne sont que des simulacres disjoints, divergents, s,,!ns rapport intériorisé, ni entre eux, ni avec quelque ldée transcendante que ce soit . Le monde, conçu comme production immanente de l 'Un, est -comme pour Platon - une œuvre, et non un état. Il est démiurgique . Mais « l 'œuvre non hiérarchisée est un condensé de coexistences, un simultané d'événe­ments ) (D. R. , 303) . Penser positivement la coexis­tence égalitaire des simulacres rend à l 'Un réel une meilleure justice que d'opposer les simulacres au réel qui leur fait défaut, comme Platon oppose le sensible à l ' intelligible . C ' est que ce réel n'est nulle part ail­leurs que dans ce qui fonde que le simulacre soit simu­lacre : le caractère purement formel ou modal de la différence qui le constitue, au regard du réel uni­voque de l 'Etre qui soutient cette différence à l ' inté­rieur de soi, et lui distribue un seul sens .

Je ne suis pas certain que Platon soit si éloigné de cette reconnaissance des étants, même sensibles, comme différenciations immanentes de l ' intelligible, et positivités du simulacre . Il est frappant que la transcendance du Bien, dans la République, soit ponctuée ironiquement par les interlocuteurs de Socrate, et plus encore que le statut de l 'Un, dans le Parménide, ne puisse démêler le rapport qu' il entre­tient aux autres-que-l 'Un que dans l 'élément du paradoxe et de l ' impasse. On ne se sort de ces chicanes qu'en proposant un statut purement événe­mentiel pour l 'Un, et on consonne alors avec le Deleuze qui écrit : « Seul l 'homme libre peut

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comprendre toutes les violences en une seule vio­lence, tous les événements mortels en un seul Evéne­ment » (L. S. , 1 7 9) . Cet Evénement majuscule serait-il le Bien de Deleuze ? C'est probable, à voir comme il requiert et fonde la disposition de « l'homme libre » .

Mais même à supposer que la glorification des simulacres comme dimension positive de l 'univocité de l 'Etre soit un renversement de Platon, il demeure que, tout comme pour Platon (chicanes de l'Idée, du Bien qui « n'est pas une Idée » , du Beau qui est le Bien sans se confondre avec lui, de l 'Autre qui exige qu 'on sacrifie l 'unité transcendante du Bien, de l 'Un qui ni ne peut être ni ne peut ne pas être, etc . ) , surgit dans le parcours de Deleuze l 'épineuse question des noms de l 'Etre .

Quel peut bien être le nom approprié pour ce qui est univoque ? La nomination de l 'univoque est-elle elle-même univoque ? Et si l 'Etre se dit en un seul sens, comment fixer le sens de ce « un seul sens ') ? Ou encore : peut-on expérimenter un nom de l 'Etre qui fasse sens du sens univoque ?

Deleuze part d'un constat ordinaire : ({ On conçoit que des noms ou des propositions n'aient pas le même sens tout en désignant strictement la même chose [ . . . ] . La distinction entre ces sens est bien une distinction réelle (distinctio realis) , mais elle n'a rien de numérique, encore moins d'ontologique : c'est une distinction formelle, qualitative ou sémiolo­gique ,) (D. R. , 5 2) . Toutefois, s 'agissant de l 'Etre, on ne peut s 'en tenir à une distinction formelle du sens des noms, puisque justement la propriété essentielle de l 'Etre n'est pas son identité numérique, à laquelle pourraient renvoyer différentes unités nominales

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pourvues d e leur propre sens, mais qu 'il s e dise en un seul sens de tout ce dont il se dit . La question du nom de l 'Etre insiste de façon inévitablement para­doxale.

A part « Etre » , qui n'est pas un nom, et dont du reste Deleuze ne fait qu'un usage préliminaire et rès­treint, on ne peut qu'expérimenter la valeur des noms . Ce qui veut dire qu'une bonne partie de l 'œuvre de Deleuze fonctionne ainsi : étant donné la contrainte d'un cas-de-pensée, qu'il s 'agisse de Fou­cault ou de Sacher Masoch, peu importe, essayer un nom de l 'Etre, et construire un protocole de pensée (aussi automatique que possible) qui évalue la per­tinence de ce nom au regard de la propriété essen­tielle qu'on attend qu'il préserve (ou même renforce dans la pensée) , à savoir l 'univocité .

Or ce qui apparaît au fur et à mesure que ces expé­rimentations se déploient, c 'est qu'un seul nom ne suffit jamais. Il en faut deux. Pourquoi ? Parce que l 'Etre doit se dire en un seul sens, d'une part au regard de l'unité de sa puissance, d'autre part au regard de la multiplicité des simulacres divergents que cette puissance actualise en elle-même. Ontolo­giquement, il n'y a là nulle distinction réelle, pas plus que ne se distinguent réellement, chez Spinoza, la Nature naturante et la Nature naturée . Mais quant aux noms, il faut une distribution binaire, qui est comme l 'accentuation pour la pensée de l 'univocité de l 'être, tantôt dans sa « matière » immédiate, tantôt dans ses formes ou ses actualisations.

Pour dire qu'il n'y a qu'un seul sens, il faut deux noms .

Ce problème court de Platon (distinction prélimi­naire du sensible et de l ' intelligible, mais comme

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voie d'accès à l 'Un) à Heidegger (différence de l 'être et de l 'étant, mais comme voie d'accès au destinaI, ou à l 'Ereignis) . La particularité de Deleuze, conforme à son style expérimental (éprouver les concepts sous la contrainte de cas aussi variés que possible) , est de proposer une batterie assez ample de concepts appariés, pour fixer la nomination de 1 'Etre comme intervalle, ou biface nominal . Il n'est pas vrai qu'on puisse dire : autant de cas, autant de paires de noms . Un inventaire exhaustif montrerait que la thèse d'univocité se dit dans, au plus, une dizaine de paires fondamentales . Mais si on compare aux grandes philosophies reconnues, c 'est tout de même beaucoup. Une part du génie de Deleuze, comme aussi des contresens auxquels sa philo­sophie l 'expose (pensée du multiple anarchique des désirs, etc . ) , tient à la multiplicité des noms de l 'Etre, elle-même corrélative d'un maintien, plus acharné encore que chez tout autre philosophe, de la thèse ontologique de l 'univocité, et du caractère fictif du multiple . Car c'est dans l 'expérimentation d'autant de doublets nominaux qu'il faut que se forge la vérification contrainte de l 'absolue unité du sens .

Ce qui suit examine, après des préliminaires qui fixent la méthode constructive deleuzienne, ce que je tiens pour les principaux doublets : le virtuel et l 'actuel (doctrine de l 'événement) ; le temps et la vérité (doctrine de la connaissance) ; le hasard et l 'éternel retour (doctrine de l'action) ; le pli et le dehors (doctrine du sujet) .

Il s 'agira dans ces étapes de vérifier que pour Deleuze, quels que soient les noms, et parce que l 'Etre a toujours déjà distribué le sens, il faut s 'en

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remettre à l 'affirmation pure, il faut se tenir, en renonçant au simulacre de soi, là où ce sens peut nous choisir, nous transir, par un geste à nous­mêmes inconnu : (i penser [ , . . ] , c 'est lancer les dés » (F. , 1 25) .

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La méthode

Une anti-dialectique Comment penser un étant ? Ou plutôt : comment s 'approcher de l 'Etre en pensant sous la contrainte créatrice d'étants singuliers ? Nous savons que « les choses se déploient sur toute l 'étendue d'un Etre uni­voque et non partagé }) (D. R. , 54) . La pensée ne peut donc saisir ontologiquement le déploiement des choses en instituant d'abord un partage, un cadre fixe où les étants se distribueraient, de sorte que, par divi­sions successives, on parviendrait à cerner l 'Etre de l 'étant. Ce genre de procédure, contre lequel Deleuze a polémiqué dans toute son œuvre, il l ' appelle le « nomos sédentaire }), ou l 'analogie, et on y reconnaît aussi bien la méthode platonicienne des divisions binaires (celle utilisée, dans le Sophiste, pour définir le pêcheur à la ligne) , que la dialectique hégélienne, où chaque type d'étant vient à sa place, ou en son temps, dans le développement ordonné de l 'Idée absolue. Pour Platon comme pour Hegel, la pensée prescrit à l 'Etre un partage, une distribution dissymétrique de ses formes, et penser revient à parcourir méthodique­ment cette distribution. Même Heidegger n'est pas soustrait au nomos sédentaire, p

,our autant que son

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Etre se distribue essentiellement selon le partage équivoque entre (POOl<; et "CÉXV1] .

La tentative de penser l 'Etre selon une distribution fixe et inégale de ses formes a pour opérateur ce que Deleuze (après Aristote) appelle des catégories . Une catégorie est le nom approprié à un territoire de l 'Etre (par exemple la matière, ou la forme, ou la substance, ou l 'accident . . . ) . Ou tout aussi bien à l 'un des sens de l 'Etre, car toute fixité du partage ontologique entraîne la ruine de l 'univocité . Quiconque pense par catégories soutient de ce fait même que l 'Etre se dit en plusieurs sens (il se dit selon l 'essence ou selon l 'existence, comme Idée ou comme simulacre, etc . ) . Réciproquement, si l 'Etre ne se dit qu'en un seul sens, il est impossible de penser par catégories .

On pourrait cependant imaginer que la pensée réa­lise une sorte d'approximation du nomadisme de l 'Etre, de son univocité qui erre dans l 'égalité absolue des simulacres, en multipliant les catégories, en affi­nant à l 'infini les partages . Un étant singulier serait alors comme un carrefour de distributions, certes fixes (comment penser sans quelque stabilité des divi­sions catégorielles ?), mais si nombreuses qu'elles finiraient par imiter le pur mouvement expressif de l 'Etre dans ses productions immanentes . Il ne s 'agi­rait que d'assouplir la pensée par catégories, de la rendre flexible, de l ' infinitiser, au lieu de s 'en tenir, comme Platon (sensible et intelligible, Idée et simu­lacre), ou Hegel (immédiateté, extériorisation, puis intériorisation négative) , à quelques distributions for­melles où l 'univocité est mise à mal .

Avec la rigueur et le volontarisme ascétique qui le caractérisent, Deleuze s 'interdit cette voie : « On a

beau " ouvrir " la liste des catégories, ou même

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rendre infinie la représentation, l 'Etre continue à se dire en plusieurs sens d'après les catégories, et ce dont il se dit n' est toujours déterminé que par des dif­férences " en général " » (D. R. , 387) . La vraie méthode philosophique doit s 'interdire, absolume�lt, tout partage du sens de 1 'Etre par des distributions catégorielles, toute approximation de son mouvement par des découpages formels préliminaires, si raffinés soient-ils . Il faut penser « ensemble » l 'univocité de l 'Etre et l 'équivocité des étants (la seconde n'étant que la production immanente de la première) sans la médiation des genres ou des espèces, des types ou des emblèmes, bref : sans catégories, sans généralités .

La méthode de Deleuze est donc une méthode qui rejette le recours aux médiations. C ' est bien pourquoi elle est essentiellement anti-dialectique. La médiation est exemplairement une catégorie . Elle prétend faire passer d'un étant à un autre « sous » un rapport interne à au moins l 'un d 'entre eux. Pour Hegel par exemple, ce rapport intériorisé est le négatif. Mais il ne saurait y avoir de négatif, car l 'Etre univoque est de part en part affirmation . Y introduire le négatif, c 'est retomber dans l 'équivoque, et en particulier dans la plus ancienne d 'entre elles, celle qui definit pour Deleuze la ({ longue erreur » : que l 'Etre se dise selon le sens de son identité et selon le sens de sa non-identité ; qu'il se dise comme Erre, et/ou comme Néant. Ce sont les fameuses « deux voies » de Parmé­nide (la voie qui affirme l'Etre, et celle qui affirme le Non-être) . Mais Deleuze objecte aussitôt : « Il n'y a pas deux " voies ", comme on l 'avait cru dans le poème de Parménide, mais une seule " voix " de l 'Etre qui se rapporte à tous ses modes, les plus divers, les plus variés, les plus différenciés » (D. R. ,

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5 3) . La méthode dialectique, la méthode des média­_ tions, qui prétend intérioriser le négatif, participe seulement de cette interminable erreur .

On serait alors tenté de dire : sans doute la distri­bution sédentaire de l 'Etre et du Non-être est inap­propriée, et la pensée ne peut que parler ({ d'une seule Voix » . Mais ne faut-il pas au moins reconnaître une certaine validité à l 'opposition catégorielle de l 'actif et du passif? Spinoza lui-même, que Deleuze et Guat­tari n'hésitent pas à appeler le Christ de la philo­sophie, n'a-t-il pas fait circuler cette opposition dans toute son entreprise, depuis la figure globale de l 'opposition entre Nature naturante et Nature natu­rée, jusqu'à la distinction entre les passions qui aug­mentent notre puissance (la joie) et celles qui la dimi­nuent (la tristesse) ? Il faut bien au moins distribuer de façon stable d'une part l ' intégralité affirmative et univoque de l 'Etre, d 'autre part ce à quoi, en lui­même, l 'Etre survient, et qui est la séparation, la dis­jonction équivoque des étants . Il faut penser séparé­ment la face active des choses (elle sont des différen­ciations singulières, des simulacres divergents de l 'Etre univoque), et leur face passive (elle sont des étants actuels, des états de chose numériquement dis­tincts, et donnés par des significations équivoques) .

Que cette dualité traverse toute l 'œuvre de Deleuze est évident. On pourrait dresser une liste interminable des couples conceptuels que la grande opposition for­melle de l 'actif et du passif organise : le virtuel et l 'actuel, la vie inorganique et les espèces, le schizo­phrène et le paranoïaque, le mouvement de masse et le Parti, la déterritorialisation et la reterritorialisation, le nomade et le sédentaire, Nietzsche et Platon, le concept et la catégorie, le désir et le ressentiment, les

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espaces d e liberté e t l 'Etat, l 'énoncé e t l e jugement, le corps sans organe et le fétiche, la sculpture et le théâtre . . . On a pu croire que le jeu de ce couple for­mel, investi dans la pensée des singularités contempo­raines, était en définitive la vraie méthode de Deleuze, et que cette méthode nous permettait de discerner

'la

voie libératrice de 1 'affirmation désirante, et de répu­dier la voie de l 'aliénation passive .

Il n'en est rien. 11 est incontestable que s 'exerce, sur la langue philosophique de Deleuze, disons sur sa rhétorique spontanée, une vive pression de la dualité actif/passif. Mais il est non moins assuré que tout son effort est de se soustraire à cette pression. Le combat propre de Deleuze, qui comme toujours est un combat contre soi, se livre justement, quant à la méthode, sur ce point : faire en sorte que 1 'apparente traversée d'une analytique qui joue tantôt sur la face univoque de l 'Etre (activité) , tantôt sur celle du mul­tiple équivoque des étants (passivité) , ne soit jamais catégorielle . Ne jamais distribuer ou partager l 'Etre selon ces deux voies . Ne jamais perdre de vue que si, comme nous l 'avons démontré, il faut toujours deux noms pour rendre justice à l 'univocité, ces deux noms n'opèrent aucun partage ontologique . t

L'énoncé qui doit commander la méthode est explicite : « Ni actif ni passif, 1 'Etre univoque est neutre » (L. S. , 2 1 1 ) . Si une pensée prend appui sur une analytique où, en apparence, sont distribués des actualisations actives de l 'Etre et des résultats actuels et passifs de ces actualisations, c 'est que le mouve­ment de cette pensée est encore inachevé, incomplet, mutilé. Elle ne sera assurée d'elle-même que parve­nue au point neutre où, actif et passif étant soumis à la distribution ontologique d'un sens impartageable,

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le simulacre (l'étant) est restitué à son errance égali­taire, laquelle neutralise en lui toute opposition dia­

- lectique, et le soustrait à tout rapport intériorisé (et donc à toute passivité, comme à toute activité) .

La pensée, comme tout ce qui est, s 'évalue selon sa capacité à aller jusqu'au bout, jusqu'à la limite de la puissance qui l ' identifie, et qui est mise en mouve­ment, de force, par l 'occurrence d'un cas-de-pensée . Mais il faut commencer. Et, dans la confusion initiale à laquelle nous expose la violence qui nous est faite, et sans laquelle nous ne penserions j amais, nous commençons toujours par quelque distribution caté­gorielle, par des jugements aveugles qui répartissent les cas dans des formes où se perd l 'univocité de l'Etre . Ainsi communément, dans le travail de Deleuze lui­même, par des registrations prématurées à l' actif et au passif. Suffira-t-il par exemple de dire, s 'agissant d'un événement, qu' (, il y a deux accomplissements, qui sont comme l'effectuation et la contre-effectuation » (L. S. , 1 78) ? Cette insistance du Deux est de toute évi­dence purement introductive, et encore égarée dans le catégoriel . La méthode est de construire, à partir de ce formalisme initial, sa subversion nomadique, et de montrer que tout rapport, toute distribution fixe, étant indifférents aux termes qu'on y dispose, doivent se dissoudre et faire retourner la pensée vers la neutra­lité de ce que Deleuze appelle (, l 'extra-être » .

Le parcours de l 'intuition Or, qu'est-ce qu'une pensée sans médiation, une pensée qui construit son mouvement au-delà de tous les partages catégoriels par lesquels d 'abord elle est tentée de se protéger de l 'inhumaine neutralité de

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l 'Etre ? C 'est, comme Bergson l ' a souverainement établi, une pensée intuitive . La méthode de Deleuze est la mise en écriture d'une forme singulière d 'intui­tion .

Il ne faut surtout pas confondre l ' intuition de Deleuze avec l ' intuition des classiques, et singulière­ment avec l ' intuition au sens de Descartes (encore un adversaire, celui-là, tout comme Platon et Hegel, encore un génial tenant de la « longue erreur i), un partisan des catégories et un ennemi de la synthèse disjonctive) . Pour Descartes, l ' intuition est saisie immédiate d'une idée claire et distincte, elle procède instantanément, guidée par une éclaircie mentale localisée, à l 'isolement de l ' idée, sans adhérence à quelque fond obscur que ce soit. Elle est un atome de pensée, quand on est certain « unD intuitu J), d'un seul coup d'œil . Ce genre d 'intuition repose sur une théo­rie de la lumière naturelle, dont le principe est qu'une idée est d'autant plus distincte qu'elle est claire : « le clair-distinct constitue cene lumière qui rend la pen­sée possible dans l 'exercice commun de toutes les facultés i ) (D. R. , 275) . Mais si les étants (ou les idées) ne sont que des inflexions mouvantes de l 'Etre uni­voque, comment pourraient-ils être ainsi, au nom de leur clarté, isolés du ( { fond i) total et obscur qui les porte ? Une clarté n 'est jamais qu'une brillance, c 'est­à-dire une intensité fugace, et cette intensité, étant celle d'une modalité de l 'Un, porte en elle l ' indistinc­tion du sens . Le clair est donc un point de concentra­tion du confus . Et inversement, ce qui est distinct, c'est un étant pris trop ({ loin i) de l'univocité, replié sur son propre sens, un simulacre qui ne se donne pas comme tel, coupé qu'il est (par la prétendue intuition cartésienne) de sa racine ontologique . C 'est dire que

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son intensité est minimale, et qu'on ne saurait l ' intui­tionner comme une donnée claire . Le distinct est livré à l 'obscurité de l 'équivoque . C 'est pourquoi, radicalisant Leibniz, pour qui rien n'est jamais isolé du murmure total de l 'Etre, Deleuze soutient qu'à l 'idée claire e t distincte de Descartes i l faut opposer que « le clair est par lui-même confus, et réciproque­ment le distinct, par lui-même obscur » (ibid.) .

L'intuition change alors complètement de sens . Qu' est-ce qu'une intuition qui saisit « le distinct­obscur répondant au clair-confus » (ibid.) ? Il est cer­tain qu'elle ne peut procéder d'un seul coup d 'œil. Elle doit plonger dans l ' intensité claire pour en saisir l 'être-confus, et ré-animer la distinction « morte » de l 'étant séparé en en décelant la part obscure, l 'immer­sion vivante que son isolement dissimule . C 'est pour­quoi l ' intuition deleuzienne n'est pas un coup d 'œil de l 'âme, mais un parcours athlétique de la pensée ; qu'elle n'est pas un atome mental, mais une multi­plicité ouverte ; qu'elle n'est pas un mouvement uni­latéral (une lumière braquée sur la chose) , mais une construction complexe, que Deleuze appelle très souvent un « réenchaînement perpétuel » .

Pourquoi un réenchaînement ? Nous voici au seuil de la plus grande difficulté : l ' intuition deleuzienne doit accomplir, sans médiation, dans un parcours unique, un double mouvement, du reste déjà pointé dans l 'appariement du clair-confus et du distinct­obscur. Elle doit appréhender la séparation de l ' étant comme synthèse disjonctive, comme divergence, comme équivocité, de façon à ne jamais succomber aux sirènes de la catégorie, du placement tranquille des étants sous des généralités qui résilient l 'univocité de l 'Etre . Mais elle doit tout aussi bien penser l 'étant

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séparé comme simulacre, comme purement modal ou formel, et en définitive comme inséparé dans son être, puisqu'il n'est qu'une intensité locale de l 'Un. De sorte que l 'intuition (comme mouvement double, et finalement comme écriture, comme style) d9it simultanément descendre d 'un étant singulier vers sa dissolution active dans l 'Un, ce qui le présente dans son être comme simulacre ; et remonter de l 'Un vers l 'étant singulier, en suivant les lignes de puissance productives immanentes, ce qui présente l 'étant comme simulacre de l'Etre . Toute construction de pensée va, nous dit Deleuze, de A à B, puis de B à A. Mais « nous ne retrouvons pas un point de départ comme dans une répétition nue ; la répétition est bien plutôt, entre A et B, B et A, le parcours ou la descrip­tion progressive de l 'ensemble d'un champ probléma­tique » (D. R. , 272) . L'intuition est ce qui parcourt (idéalement, à vitesse infinie) selon une seule trajec­toire cette descente et cette remontée . Elle est en effet « description progressive de l 'ensemble » , elle res­semble à une aventure narrative plutôt qu'au coup d'œil de Descartes . De A-l 'étant à B-l'Etre, puis de B-l 'Etre à A-l 'étant, elle ré-enchaîne la pensée à l 'étant comme co-présence d 'un être du simulacre et d'un simulacre de l 'Etre .

Il faut intuitionner que « tout objet est double, sans que ses moitiés se ressemblent » (D. R. , 270) . La pen­sée s 'achève quand, contrainte par un cas, elle a pu en venir à déplier jusqu'au bout la duplicité de l 'étant, duplicité qui n'est que l 'expression formelle de ce que l 'univocité s 'exprime comme équivocité .

Un exemple. Considérons les phénomènes signi­fiants, comme l ' a fait le structuralisme des années soixante : performances de parole pour les linguistes,

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rêves symptomaux pour les psychanalystes, règles de parenté pour les anthropologues, etc . Toute la ques­tion est de savoir comment du sens est produit. Deleuze se réjouit de cette approche, car toute multi­plicité du sens ne peut en effet qu'être une produc­tion (équivoque) elle-même distribuée par l 'univocité de l 'Un-tout. Pour lui, « le sens n'est j amais principe ou origine, il est produit » (L. S. , 89 ; cf choix de textes, p. 1 64- 167) .

Le mouvement de pensée structuraliste commence par identifier chaque étant, chaque phénomène, considéré comme multiplicité d'éléments discrets, eux-mêmes pris dans des règles de contraste ou de position qui leur préexistent (phonèmes d 'une langue, métaphores du rêve, groupes formels de l 'échange des femmes, etc . ) . Cette description combinatoire porte à son comble la dimension de simulacre de ce qui est considéré, puisque tout semble se disséminer dans une abstraction statique : il n'y a que des entités distinctes . En même temps, cette distinction est obscure, de ce que son rapport au sens, qu'elle est supposée supporter est entièrement problématique. La Structure, qui est le j eu des entités distinctes, reste par elle-même opaque à toute inter­prétation. Nous sommes dans le distinct-obscur.

Le second temps identifie dans la structure une entité singulière, qui la décomplète et la met en mou­vement : une case vide, ou, comme dit Deleuze par­courant les principales branches du structuralisme (on reconnaîtra au passage Jakobson et Lévi-Strauss, Lacan et Althusser) , ( 1 place du mort, place du roi, tache aveugle, signifiant flottant, valeur zéro, canton­nade ou cause absente, etc . » (L. S. , 88) . C 'est de ce que l 'occupation de cette case vide est constamment

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remise e n jeu que s 'ensuit l a capacité dynamique de la combinatoire . Alors la structure est pensable comme machine à produire du sens, parce que (aux yeux de Deleuze) cette entité singulière l'ouvre au mouvement, fait passer la distinction du côté de son double obscur, signalé dans la positivité des termes èt des règles par une béance, un manque, un supplé­ment ou un paradoxe, qui est principe de mobilité et de production . Nous sommes dans la descente disso­lutive du Plein structural vers l 'Ouvert de l 'être .

L'entité paradoxale brille d'un singulier éclat . C 'est elle qui fascine, dans la théorie structuraliste, parce qu'elle fait échapper au positivisme des étants légali­sés, qu'elle est comme une perspective de fuite, un échappement, une liberté errante . Dans la sombre opacité du combinatoire, elle est comme une fenêtre . L'entité paradoxale est une singularité claire . Mais aussi bien cette clarté plonge l 'ensemble de la Struc­ture dans la confusion, car il est en définitive impos­sible de rendre vraiment distincte cette singularité . Elle est toujours en diagonale, elle fuit comme dans le j eu du furet, elle est une présence faite d'absence, un nombre tissé de vide, un zéro actif, un signifiant qui ne signifie pas . C 'est dire que la pensée intuitionde ici le clair-confus, qu'elle fait passer de la séparation dis­jonctive à une trouée vers l 'univocité, ou encore : qu'au regard du sens produit par la structure, elle paie le prix du non-sens comme condition de cette production. Au fond, la case vide atteste que la struc­ture n 'est qu'un simulacre, qu'elle fictionne du sens, mais que son être propre, soit la vie qui en soutient l 'effet, n'entre nullement dans ce sens fictionné . Car la vie (l'Un), étant univoque, tient l 'équivoque du sens produit pour un non-sens.

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Alors commence la remontée, dont le structura­lisme, qui n'est qu'une analyse de l 'étant, est inca­pable : penser comment il se fait que le non-sens soit requis pour produire du sens . Seule la thèse d'univo­cité éclaire ce point : si l 'Etre se dit en un seul sens de tout ce dont il se dit, alors, au regard de l 'univers multiple des sens produits par les machines structu­rales, ce sens (unique) est inévitablement déterminé comme non-sens . Aucune machine structurale ne peut en effet le produire, c 'est au contraire lui qui en soutient (sous la marque de l ' entité paradoxale) la possibilité de production. Si un dispositif singulier pouvait produire le sens de l 'Etre, c 'est qu'il y aurait un sens du sens : thèse proprement théologique, étrangère à l 'ontologie, et qui ruine l 'univocité . De ce qu'il n'y a pas de sens du sens, il faut conclure : l e sens de l 'Etre peut parfaitement être dit non-sens, à condition qu'on ajoute que c 'est du non-sens que procède le sens, que le non-sens est précisément l 'univoque donation de sens (ontologique) à tous les étants .

Les montages du structuralisme ont, nous dit Deleuze, légitimement reconnu que « le sens est pro­duit par le non-sens et son perpétuel déplacement, [ . . . ] i l naît de la position respective d'éléments qui ne sont pas par eux-mêmes " signifiants " » (ibid.) . Mais cette pensée n'est encore qu'un des aspects de la question, celui qui gouverne le premier parcours de l ' intuition, celui qui va des simulacres inducteurs de sens équivoques vers l 'univocité du non-sens . Pour compléter cette intultlon, et donc achever la construction de la pensée, il faut savoir aller positive­ment du non-sens au sens, en comprenant que le non­sens n'est rien d 'autre que l 'univocité de l 'Etre, et

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que donc, loin de vouloir dire « absence de sens ,), il s 'oppose à cette absence en produisant sans relâche une infinité de sens comme simulacres, ou modes de sa propre surface : « Le non-sens est à la fois ce qui n'a pas de sens, mais qui, comme tel, s 'oppose à l 'absence de sens en opérant la donation de sens ,) (L. s. , 89) . Autant dire que le non-sens est ontolo­giquement le sens, puisque nous savons que l 'Un est vie, production, et que par conséquent le sens uni­voque de l 'Etre n'est effectif que comme donation de sens .

L'intuition philosophique est ici parcours intégré et intégral, sous l ' injonction du cas-structuralisme, des énoncés :

- descendants, ou analytiques : « il y a des sens dif­férents ,) ; « ils sont produits par des machines combi­natoires » ; « ces machines sont ouvertes au point sin­gulier de la case vide » ; « le sens est produit par le non-sens » ;

- ascendants, ou productifs : « l 'Etre est univoque » ; « il ne saurait avoir par lui-même un sens, parce qu'il n'y a pas de sens du sens » : « il est donc non-sens » ; « ce non-sens est donation du sens (ontologique) » ; « il y a des sens différents comme simulacres machiniquès de l 'univocité de l 'Etre (du non-sens comme nom du sens tel qu 'il vient multiplement aux étants) » .

Tout le problème est de tenir l 'unité du parcours, de ne pas le laisser retomber dans des formes catégo­rielles qui scinderaient l 'Etre . En utilisant les images de la descente et de la remontée, nous nous y expo­sons, et d'autant plus qu'en bon nietzschéen Deleuze refuse une disposition verticale du sens . Le sens « n'appartient à aucune hauteur, il n 'est dans aucune profondeur, mais effet de surface, inséparable de la

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surface comme de sa dimension propre » (L. S. , 90) . On conviendra qu'ici ({ ascendant » et ({ descendant » -ne sont que l 'obligatoire paire de noms requise pour nommer ce qui est l 'être d'une pensée : une intuition, laquelle est tout entière mouvement de et dans la sur­face, violente tension superficielle.

Mais peut-être est-ce sous la poussée du cas­Bergson que Deleuze dit le mieux le double mouve­ment intégré de sa méthode intuitive . Deleuze est un magique lecteur de Bergson, qui est à mon avis son vrai maître, plus encore que Spinoza, plus encore peut-être que Nietzsche . On demandera donc, s 'exposant à l ' injonction de Bergson, ce qu 'est le mouvement. Pour ce faire, on distinguera trois niveaux : les objets (ensembles clos) précisément définis par leur caractère distinct (et donc opaque, ou obscur) ; puis le mouvement élémentaire de transla­tion, modifiant la position des objets, mouvement dont l 'expérience immédiate, ou spatiale, est claire (et donc confuse) ; puis le Tout, ou la durée, qui ne cesse de changer, et qui est une réalité spirituelle (ce qui revient à dire qu'elle est non distribuée, non répartie, qu'elle est le non-sens comme production univoque du sens équivoque des objets) .

Alors il faut dire que ({ le mouvement a deux faces [ . . . ] il est ce qui se passe entre objets ou parties [et il est] ce qui exprime la durée ou le tout » (l.M. , 22 ; cf. choix de textes, p. 1 69-1 74) . Nous reconnaissons la distinction élémentaire entre l 'évidence des simu­lacres et leur valeur expressive au regard de l'Un. Le double parcours, donné dans l 'intuition philo­sophique du mouvement, se dira comme défaite active de cette distinction, ou comme pensée des deux faces du mouvement selon une duplicité . Ce

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qu'il faut en effet penser, c 'est que le mouvement « rapporte les objets d'un système clos à la durée ouverte [on reconnaît la dimension descendante de l ' intuition, de l ' étant vers l 'Etre] et la durée aux objets du système qu'elle force à s'ouvrir [on reconnaît la dimension ascendante, de l 'Etre vèrs l 'étant] l) (ibid.) .

Mais pourquoi ce double parcours est-il fondé à désigner une intuition ? C 'est là sans doute l ' idée la plus profonde de Bergson-Deleuze : quand on a saisi le double mouvement descendant et ascendant, des étants à l'Etre, puis de l'Etre aux étants, on a en fait pensé le mou­vement de l'Etre lui-même, qui n 'est que l'entre-deux, ou la différence, des deux mouvements. Comme l'écrit Deleuze : « Par le mouvement, le tout se divise dans les objets, et les objets se réunissent dans le tout : et entre les deux justement, " tout " change l ) (ibid.) . L'Etre univoque n'est en effet rien d 'autre que ce qui est à la fois mouvement superficiel de ses simulacres, et identité ontologique de leurs intensités, à la fois non-sens et donation universelle du sens . Si la pensée s 'empare des deux, ce qui impose qu'elle soit le mou­vement de deux mouvements, elle est adéquate à l 'Etre .

Nous pouvons conclure sur la méthode intuitive de Deleuze . Quand la pensée parvient à construire, sans catégories, le chemin en boucle qui mène, à la surface de ce qui est, d'un cas à l 'Un, puis de l 'Un au cas, elle intuitionne le mouvement de l 'Un lui-même . Et comme l 'Un est son propre mouvement (puisqu'il est vie, ou virtualité infinie) , la pensée intuitionne l'Un. Par quoi, comme le disait magnifiquement Spinoza, elle parvient à la béatitude intellectuelle, laquelle est jouissance de l 'Impersonnel.

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Le virtuel

« Virtuel 1) est sans aucun doute, dans l 'œuvre de Deleuze, le principal nom de l 'Etre . Ou plutôt : la paire nominale virtuel/actuel épuise le déploiement de l 'Etre univoque . Mais nous connaissons la logique deleuzienne de l'Un : il faut deux noms pour l 'Un afin d 'expérimenter que c 'est d'un seul de ces noms que procède l 'univocité ontologique désignée par la paire nomi­nale. Il faut le couple virtuel / actuel pour expéri­menter que c 'est selon sa virtualité qu'un étant actuel détient univoquement son être . En ce sens, le virtuel est le fondement de l 'actuel .

On objectera que Deleuze, philosophe moderne, répudie la notion de fondement. N 'est-ce pas une caractéristique majeure de toute la pensée d 'aujour­d'hui que de s 'en prendre au motif du fondement, de la fondation, du fond ? Ne voit-on pas partout fleurir les déclarations sur le « fond sans fond 1), le retrait de tout fondement, le pur « j eté-à 1) de l ' être humain, l 'abîme, l ' inexistence de toute assise destinale, la dévastation de la terre originelle, la perte du sens, le nihilisme obligé ? Deleuze, comme nous tous, tient sa partie dans ce concert, sans rechigner aux jeux de mots sur la racine « fond » que ce genre d 'exercice

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appelle . A propos du simulacre et de sa souveraineté affirmative, anti-platonicienne, il déclare que, « loin

- d 'être un nouveau fondement, il engloutit tout fonde­ment, il assure un universel effondrement, mais comme événement positif et joyeux, comme effonde­rnent » (L. s. , 303) .

Nous comprenons bien que la découverte deI eu­zienne (nietzschéenne) de l 'étant comme simple intensIte superficielle d'un simulacre de l 'Etre paraisse dispenser la pensée de tout pathos sur le fon­dement. On peut en effet donner de l 'idée de fonde­ment une version restreinte. Chaque fois qu'on pose que l 'étant est copie d'une forme de l 'Etre (au sens du sensible platonicien comme image de l ' intelligible, ou aussi bien de l 'homme des Saintes Ecritures créé « ( à l ' image » de Dieu) , l ' injonction, à la fois théorique et morale, est de revenir au principe réel de la copie, au Modèle idéal, comme à ce qui fonde le jeu des apparences . La recherche du fondement est alors liée à une vision mimétique de l' étant. Et cette vision a deux conséquences : d'une part, il y a une nécessaire équivocité de l 'Etre, selon qu' il se dit du fond réel, du paradigme, ou qu'il se dit des imitations . D'autre part, la pensée est forcément catégorielle, car elle doit distribuer l 'Etre selon ce qui est le même que le fon­dement, et selon ce qui seulement lui ressemble . La pensée du fondement, prise dans ce sens restreint, est liée aux catégories du Même et du Semblable.

C 'est bien de cette pensée que l'univocité deleu­zienne énonce la ruine . Au regard de la puissance dynamique de l 'Etre, il n'y a aucune raison recevable pour que les étants ressemblent à quoi que ce soit de plus essentiel qu'eux. Ils sont une production imma­nente de l 'Un, et nullement des images gouvernées

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par la similitude. Ils sont des modalités hasardeuses de l 'univoque et, au plus loin de toute hiérarchie mimétique, ne sont pensables dans leur cœxistence anarchique que par synthèse disjonctive : « Le simu­lacre n'est pas une copie dégradée, il recèle une puis­sance positive qui nie et l 'original et la copie, et

' le

modèle et la reproduction .) (L. S. , 3 02) . Et nous comprenons aussi que, tout à fait étranger

aux pathétiques et moroses déclarations qui accom­pagnent en général le constat de la perte du fonde­ment, rebelle à la vision du monde contemporain comme errance, comble de la détresse et opacité du destin, Deleuze salue par un grand rire nietzschéen la revanche du simulacre, l 'égale distribution divergente des fictions, le renversement des icônes . C 'est un trait de Deleuze que j 'apprécie tout spécialement : une sorte d'amour inébranlable pour le monde tel qu'il est, amour qui est au-delà de l 'optimisme comme du pessimisme ; amour qui signifie : il est toujours vain, toujours en deçà de toute pensée, de juger le monde .

Certes, si nous prenons, comme Deleuze le fait dans les dernières pages du Pli, l 'ordre musical comme métaphore de l'univers, nous constatons qu'aujourd'hui « les harmoniques perdent tout privi­lège de rang (ou les rapports tout privilège d'ordre) .) et que « les divergences peuvent être affirmées, dans des séries qui échappent à l 'échelle diatonique et où toute tonalité se dissout .) (P. , 1 88) . Nous pouvons dire que la musique contemporaine est in-fondée, parce que par exemple Stockhausen « identifie la variation et la trajectoire .) (P. , 1 89) . C 'est dire que notre monde, contrairement au principe ultime de Leibniz, ne peut se représenter comme Harmonie,

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qu'il est proprement un monde où coexistent, en syn­thèse disjonctive, des séries qui, aux yeux de Leibniz, -seraient incompossibles . Mais c 'est ce dont il faut se réjouir. Non pas, ce qui serait un sournois retour à une norme transcendante et au jugement, que la divergence soit par elle-même « supérieure » à la convergence, ou la dissonance à l 'harmonie, mais parce que c 'est c e monde qui est le nôtre, et que la pensée est toujours une (difficile, ascétique) affirma­tion égalitaire de ce qui est.

Un fondement repensé Mais peut-on s 'en tenir à la version restreinte que Deleuze donne du fondement ? Est-ce si important, cette histoire du modèle et de la copie, du Même et du Semblable, tout ce platonisme bricolé ? Est-ce même vraiment platonicien ? Il faut y regarder à deux fois avant de croire qu'on en a fini avec le fondement, ou qu'on a « renversé » Platon. Il en va du reste de même pour Hegel, dont le renversement par Marx a bien plutôt été, en philosophie, le support d'une longue perpétuation .

On peut légitimement appeler « fondement » ce qui est déterminé comme le fond réel de tout étant singu­lier, ce qui fait apparaître la différence des étants comme purement formelle au regard d'une détermi­nation univoque de leur être . C 'est du reste dans cette direction qu'il faut orienter une lecture vigilante de Platon (l'Idée comme ce qui d 'un étant l'expose à être pensé dans son être) , plutôt que du côté des métaphores picturales du modèle idéal et de son imi­tation empirique. Le fondement comme cette « part » éternelle de l 'étant qui en arrime la variabilité et le

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sens équivoque dans l 'unité absolue de l 'Etre . En ce sens, non seulement la philosophie de Deleuze est une pensée du fondement, mais elle est, parmi tous les dispositifs contemporains, celle qui ré-affirme de la façon la plus obstinée que la pensée du multiple exige une rigoureuse détermination de l 'Etre comme Un. Disons que la philosophie de Deleuze, comme la mienne d'ailleurs, est résolument classique. Et il est assez facile de définir, en la matière, le classicisme. Est classique toute philosophie qui ne se soumet pas aux injonctions critiques de Kant, qui fait comme si le procès intenté par Kant à la métaphysique était nul et non avenu . Et qui, par voie de conséquence, oppose à tout (, retour à Kant l), à la critique, à la morale, et ainsi de suite, la nécessité de repenser, le monde étant ce qu'il est devenu, l 'univocité du fon­dement.

Dans cette voie, le virtuel occupe chez Deleuze une position stratégique. C 'est aussi le concept qui me sépare de lui le plus abruptement. Je dirais volontiers que, si j e tente de fonder un platonisme du multiple, Deleuze s 'est attaché à un platonisme du virtuel. Il retient de Platon la souveraineté univoque de l 'Un, mais sacrifie que l ' Idée soit toujours actuelle . Pour lui, l ' Idée est la totalité virtuelle, l'Un est le réservoir infini des productions dissemblables . A contrario, j e maintiens que le s formes du multiple sont, comme les Idées, toujours actuelles, que le virtuel n'existe pas, mais j e sacrifie l 'Un. Il en résulte que, pour moi, le fondement virtuel de Deleuze reste une transcen­dance, tandis que, pour lui, c 'est ma logique du mul­tiple qui, n'étant pas originairement rapportée à l 'acte de l 'Un, échoue à maintenir la pensée dans l ' imma­nence . Autant dire que nos classicismes contrastés ne pouvaient parvenir à s 'entendre .

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Au début du printemps de 1 993, j 'objectais à Deleuze que la catégorie du virtuel me semblait maintenir une sorte de transcendance, en quelque sorte déplacée «( en dessous }) des simulacres du monde, ou symétrique de la classique transcendance « ( au-delà }) . Et je liais le maintien de cette transcen­dance inversée à celui de la catégorie du Tout. Réaf­firmant l 'actualité intégrale de l 'Etre, comme pure dispersion-multiple, je posais que l'immanence excluait à mes yeux le Tout, et que le seul point d'arrêt du multiple, lequel est toujours multiple de multiples (et non pas multiple d'Uns), ne peut être que le multiple de rien : l 'ensemble vide .

Deleuze reconnut aussitôt que nous étions là au cœur de notre controverse, puisque pour lui, l 'actuel n'étant constitué que d'états de choses et de vécu) le plan d'immanence ne pouvait être que virtuel, et ne comportait que des virtualités . Il insistait comme tou­jours sur la réalité du virtuel, et dégageait sa fonction de fondement selon trois ponctuations majeures :

1 . Le virtuel, sous sa forme chaotique, est dona­tion antéprédicative absolue, présupposition non phi­losophique de toute pensée philosophique. De même que la donation de sens opère à partir du non-sens, de même le réel consistant, y compris le virtuel-réel, est une différenciation construite comme coupe (et proximité aussi grande que possible) d'une Inconsis­tance primordiale . C 'est le fondement comme « ( il y a » antérieur à toute pensée .

2 . Pour autant qu'on construit une coupe du chaos (un plan d'immanence), c 'est-à-dire pour autant qu'on pense philosophiquement, on extrait de tout l 'actuel (états de choses et vécu) sa part de vir­tuel, et la pensée n'est occupée que de virtualités (ou

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le plan n'est peuplé que d'elles) . Ce faisant, on donne consistance au virtuel, on le dispose comme réel, en tant que saisie de ce qui arrime l 'étant à son être . C 'est le fondement comme norme des constructions de la pensée, garantie d'appartenance du concept au réel .

'

3 . Pour autant qu'on installe la pensée, non dans l 'extraction de la part virtuelle, donc réelle, des étants, mais dans leur simple possibilité abstraite, et dans leur j eu réciproque fermé, on construit certes toujours un plan, ou une coupe consistante du fonde­ment chaotique. Mais ce plan ne fait que ( 1 référer ) les étants (états de choses et vécu), les ordonner dans des fonctions. On ne dépasse donc pas la descrip­tion : un tel plan (de référence) est au mieux scienti­fique (s'il concerne les états de choses), au pis phéno­ménologique (s'il concerne le vécu) . Il manque le fondement . Cette théorie du plan de référence, dont il est remarquable qu'elle unifie la science et la phé­noménologie, est une vérification négative, où Deleuze reprend le procès classique que la méta­physique adresse à la science : elle est (1 vraie ) (Deleuze dira plutôt : elle est une pensée, une construction, une coupe du chaos), mais elle n'atteint pas au fondement de sa propre vérité (Deleuze dira plutôt : elle ne construit pas l ' immanence, elle ne réa­lise pas le virtuel) .

C ' est pourquoi Deleuze ne pouvait pas com­prendre que je prenne la théorie des ensembles comme guide d'une pensée ontologique du multiple pur. Dépourvus de toute ouverture sur le virtuel, actualités intemporelles, les ensembles étaient pour lui des nombres, et relevaient de l 'état de choses, de la science, de la simple référence . J'avais beau plaider

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que toute figure de type pli, intervalle, embrasse­ment, dentelure, fractal, ou même chaos, avait son -schème dans une certaine famille d'ensembles, et même était débordée, pensée comme cas particulier d'un immense déploiement de configurations ensem­blistes qui en épuisaient la signification multiple, rien n'y faisait . Cette projection sur le couple ensembles/ multiplicités de notre controverse quant au fonde­ment (l 'actuel-multiple contre le virtuel-Un) n'avait aucune chance d 'aboutir à une synthèse. Deleuze en prenait acte en louant ce qu'il appelait mon chant des ensembles, poétique et passionné, mais en tenant ferme sur la butée de nos échanges : je « voulais 1 ) que les multiplicités soient des ensembles, et lui « voulait 1) qu'elles n'en soient pas .

Le chant du virtuel Il faut faire entendre, tout aussi passionné, et en tout cas bien plus poétique, le chant deleuzien du virtuel . Nous le ferons en cinq variations, sans renoncer à introduire in fine quelques dissonances .

1 . Le virtuel est 1 'Etre même de 1 'étant, ou même 1 'étant en tant qu'Etre, puisque l 'étant n 'est qu'une modalité de l 'Un, et que l 'Un est production vivante de ses modes . Il ne faut donc jamais - c'est, dit Deleuze, « le seul danger 1) (D. R. , 272 ; cf choix de tex­tes, p. 157-1 64) - confondre le virtuel et le possible . Qu'une chose soit rapportée à sa possibilité veut seu­lement dire que nous séparons son existence de son concept. Son concept détient la totalité des caracté­ristiques de la chose, et, examinant ce concept, nous pouvons dire que la chose est possible, ce qui veut dire : elle peut exister, il ne lui manque que l 'exis-

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tence . Mais s i l 'existence peut manquer, tout l e reste étant déterminé comme possible dans le concept, c'est que l' existence est « surgissement brut, acte pur, saut ) (D. R. , 273) . Une telle conception de l 'exis­tence répugne absolument à Deleuze. Exister n'est jamais un surgissement brut, ou un saut, car il fau­drait pour cela que l'être possible et l 'être réel soient des sens distincts de l 'Etre . On tomberait hors de l 'univocité . Exister, c 'est venir comme simulacre et inflexion d'intensité à la surface de l'Un. Et par conséquent, l 'Un peut bien être, dans l 'existant, le virtuel dont l 'existant est une actualisation, ou une différenciation, il ne peut en aucun cas être séparé de l 'existant comme le possible l'est du réel. En réalité, le prétendu possible n'est jamais qu'une image fabri­quée du réel, qui est, si l 'on peut dire, anté-posée dans une forme inassignable de l'Etre . C 'est un jeu de miroirs ; « le possible est conçu comme l ' image du réel, et le réel, comme la ressemblance du possible ) (ibid.) . Le possible est, selon Deleuze, une catégorie du platonisme, où ce qui existe doit ressembler à un concept, lequel concept a été en fait « fabriqué rétro­activement, lui-même à l ' image de ce qui lui res­semble ) (ibid.) . Au contraire, le virtuel s 'actualise dans l 'étant comme puissance immanente, et se sous­trait à toute ressemblance avec ses actualisations . « L'actualisation du virtuel se fait toujours par dif­férence, divergence ou différenciation. L'actualisa­tion ne rompt pas moins avec la ressemblance comme processus qu'avec l 'identité comme principe . Jamais les termes actuels ne ressemblent à la virtualité qu'ils actualisent ) (ibid.) .

Le chant du virtuel prend alors ses accents les plus intenses . Car si, contrairement à l 'abstraction équi-

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voque du possible, le virtuel est déploiement de l 'Un dans sa différenciation immanente, il faut concevoir

- toute actualisation comme nouveauté, comme attes­tation du pouvoir infini de l 'Un de s ' auto-différencier à la surface de lui-même, pouvoir qui est le sens, c 'est-à-dire l 'acte insensé de la donation du sens : «( l 'actualisation, la différenciation, en ce sens, est tou­jours une véritable création » (ibid.) . Que l 'existence n'ait jamais à être possible, puisqu'elle est, signifie tout aussi bien que l 'existant, pensé selon la virtualité qu'il actualise, est, comme tel, non pas créature, mais création.

2. Le possible s 'oppose au réel, et engage aussitôt la pensée dans l 'équivoque et l 'analogie . Le virtuel est, lui, absolument réel . Il ne faut surtout pas le représenter comme double latent ou fantôme prélimi­naire du réel . Le virtuel a pour processus de s 'actuali­ser, il est ce processus . Et, bien entendu, la pensée a besoin de la distinction formelle, de l 'opposition nominale entre virtuel et actuel, pour étayer le double mouvement de l 'intuition (penser l 'actuel comme actualisation du virtuel, penser le virtuel comme pro­cessus de production de l 'actuel) . On pourra donc dire que le virtuel s 'oppose (formellement) à l 'actuel, mais en se souvenant que l 'un et l 'autre sont réels . Le pre­mier comme instance dynamique de l 'Un, le second comme simulacre . En définitive, ce qui compte est le processus divergent de l 'actualisation, par quoi le réel se déploie en lui-même comme enchevêtrement de virtualités engagées, à des degrés de puissance divers, dans les étants qu'elles actualisent.

Que le virtuel soit réel, et même la face d'Un du réel, revient alors à penser le mode propre selon lequel l 'Un, pure puissance de venue de ses simu-

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lacres, n'est jamais donné e n totalité . Il ne peut l ' être, puisque son réel est justement d'actualiser sans cesse de nouvelles virtualités . Que le virtuel soit réel tourne à son tour, Deleuze écrivant ici sous l 'effet de Berg­son, au cantique à la création : (1 si le tout n'est pas donnable, c 'est parce qu'il est l 'Ouvert, et qu'il lui appartient de changer sans cesse ou de faire surgir quelque chose de nouveau, bref, de durer. " La durée de l 'univers ne doit faire qu'un avec la latitude de création qui y peut trouver place " ) (I.M. , 20, citant Bergson, L 'Evolution créatrice) .

3 . Il serait tout aussi erroné de concevoir le virtuel comme une sorte d 'indétermination, un réservoir informe de possibilités que seuls les étants actuels identifient . Si le virtuel était de cet ordre, il faudrait penser l 'Etre selon le sens de son indétermination, et selon le sens de sa détermination. Le couple du vir­tuel et de l 'actuel se mettrait à ressembler au couple aristotélicien de la matière et de la forme. Autant dire que (1 virtuel ) deviendrait une catégorie, et que l 'Etre, se disant au moins en deux sens, ne serait plus uni­voque. Il faut donc penser le virtuel comme (1 complè­tement déterminé ) (D. R. , 270) . Qu'est-ce que cela veut dire ? La comparaison préférée de Deleuze, pour nous faire comprendre que le virtuel est tout aussi déterminé que l 'actuel, est mathématique . Un pro­blème de mathématique est parfaitement déterminé, sa solution l 'est aussi . Au regard d'un étant singulier, on dira qu' il est actuel en tant que solution d'un pro­blème porté par la virtualité qu'il actualise . Les vir­tualités, comme les problèmes, sont parfaitement dif­férenciées et déterminées, elles sont tout aussi réelles que les étants actuels, comme les problèmes sont tout aussi réels que les solutions . Et enfin l 'actuel n 'a nulle

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ressemblance avec le virtuel, tout comme la solution n'a nulle ressemblance avec le problème . On pourra

. dire que le virtuel est le lieu des problèmes dont l ' actuel propose des solutions .

Les cas biologiques sont isomorphes aux cas mathématiques : un organisme déterminé est à la fois une différenciation de la vie inorganique comme élan créateur, et porté par un problème à résoudre comme par sa virtualité propre : « L'organisme ne serait rien s'il n'était la solution d 'un problème, et aussi chacun de ses organes différenciés, tel l 'œil qui résout un " problème " de lumière i ) (D. R. , 272) . Toute créa­tion est aussi solution.

On doit alors comprendre que le virtuel est fonde­ment par une double détermination. Il est déterminé comme problème, comme virtualité d 'une solution inventée . Mais il est aussi déterminé par la circulation dans le virtuel de la multiplicité des problèmes, ou germes d'actualisation, car toute virtualité interfère avec les autres, comme un problème ne se constitue que comme lieu problématique, au voisinage d 'autres problèmes . Un problème (une virtualité) est déter­miné comme différenciation d'un autre problème (d'une autre virtualité) . La souveraineté de l 'Un est donc double. D 'une part, l 'actuel a pour être une modalité transitoire de l 'Un, qu'on pense comme vir­tualité . D'un autre, les problèmes ou virtualités ont pour Etre-un le virtuel comme réel du problématique en général, comme puissance universelle des pro­blèmes et de leurs solutions . Le virtuel est fondement pour l 'actuel, en tant qu'être de la virtualité que l 'actuel actualise . Mais le virtuel est aussi fondement de soi, car il est l ' être des virtualités, pour autant qu'il les différencie, ou les problématise . C ' est ce que

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LE VIRTUEL 77

Deleuze appelle la logique du double circuit : «( Les mémoires, les rêves, même les mondes ne sont que des circuits relatifs apparents qui dépendent des variations du Tout. Ce sont des degrés ou des modes d'actualisation qui s 'échelonnent entre ces de,ux extrêmes de l 'actuel et du virtuel : l 'actuel et son vir­tuel sur le petit circuit, les virtualités en expansion dans les circuits profonds ) (1. T. , 1 08) .

On remarquera qu'il est impossible ici d 'éviter, comme presque toujours dans une théorie dù fonde­ment, la métaphore de la profondeur : il y a une détermination du virtuel qui relève de la surface, ou du « ( petit circuit ) , celle qui est corrélée à l 'actuel (au simulacre différencié, à l 'étant) . Et puis il y a une détermination «( profonde ) , qui concerne l ' expansion et la différenciation des virtualités elles-mêmes, et qui est, malgré tout, comme l ' intérieur de l'Un (ou du Tout) . Le fondement comme tel est certes l 'unité intuitive des deux, soit la pensée du virtuel simultané­ment comme virtualité de l 'actuel, et comme expan­sion multiforme de l 'Un. Mais cette détermination intuitive est toujours à conquérir, et exige de la pen­sée une certaine vitesse. Quant à l ' écriture, où cette intuition est ré-enchaînée, elle s 'apparente à ce que Deleuze dit que sont les formations discursives selon Foucault : des langages qui, «( au lieu d'un universel logos, sont des langages mortels, aptes à promouvoir et parfois à exprimer des mutations ) (F. , 22) .

4 . Comme fondement de l 'objet, le virtuel ne doit pas être pensé en dehors de l 'objet même. Si l 'actuel a pour être l 'actualisation, et si l 'actualisation est le processus du virtuel, il faut tenir la conséquence un peu étrange que voici : « ( Le virtuel doit être défini comme une stricte partie de l 'objet réel - comme si

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l 'objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y plongeait comme dans une dimension objective » "(D. R. , 269) . Si en effet le virtuel était séparé de l 'objet actuel, nous briserions l 'univocité : l 'Etre se dirait en partage, selon l 'actuel objectif et le virtuel inobjectif.

Cependant, cette doctrine des parties de l 'objet n'est pas simple . Deleuze pose lui-même la question : «( Comment peut-on parler à la fois de détermination complète, et seulement d'une partie de l 'objet ? » (D. R. , 270) . La réponse n'est, à mon avis, guère satisfaisante, et j 'y vois le point d 'achoppement de la théorie du virtuel . Cette réponse exige en effet que «( tout objet soit double, sans que ses deux moitiés se ressemblent, l 'une étant image virtuelle, l 'autre image actuelle . Moitiés inégales impaires » (ibid.) . On voit bien le parti tiré ici par Deleuze de ce que tout objet, ou tout étant, n'est qu'un simulacre : on peut injecter à temps une théorie immanente du double, étayée par une métaphore optique (le double statut possible des images) . Mais il est très difficile de comprendre que le virtuel puisse être registré à l ' image, parce que tel semble être le statut propre de l 'actuel. Le virtuel, comme puissance propre de l 'On, ne saurait quant à lui être un simulacre . Il est sans doute imageant, mais non point imagé, ou image . La métaphore optique est boiteuse. Il serait certainement mieux ajusté de dire que l'étant actuel est une «( image virtuelle » , dési­gnant ainsi ses deux dimensions, mais il resterait alors impossible de distribuer l 'actuel et le virtuel comme parties de l 'objet.

C 'est précisément pour ne pas tomber dans ce genre d 'embarras que j ' ai posé, pour mon propre compte, l 'univocité de l 'actuel comme multiple pur,

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sacrifiant e t l 'Un e t les images . Car Deleuze montre exemplairement que le plus magnifique effort contemporain pour restaurer la puissance de l 'Un se paie, quant à la pensée de l 'objet actuel, inévitable­ment déterminé comme image, par une très précaü;e théorie du Double .

5 . Pour tenter de penser jusqu'au bout, sans sacri­fier les droits de l 'Un, le virtuel comme partie de l 'objet réel, donc l 'étant-image comme divisé en une partie actuelle et une partie virtuelle, Deleuzè s ' engage dans une analytique de l ' indiscernable . Il est ici guidé, comme en tous les points nodaux de son système, par Bergson, et singulièrement par la fameuse thèse sur le jaillissement du temps, lequel « se scinde en même temps qu'il se pose ou se déroule : il se scinde en deux j ets symétriques dont l 'un fait passer tout le présent, et dont l 'autre conserve tout le passé » (J. T. , 1 09) . On reconnaîtra aisément l 'actuel dans le passage du présent, et le vir­tuel (ou l 'Un, ou l 'Etre) dans l ' intégrale conservation du passé. Il y a en effet « l ' image actuelle du présent qui passe et l 'image virtuelle du passé qui se conserve » (ibid.) . L'objet réel est donc exactement comme le temps, il est scission, ou duplicité . On peut dire que l 'objet-image est temps, c 'est-à-dire une fois de plus création continue, mais effective seulement dans sa division.

Cependant, cette scission demeure énigmatique si on la rapporte à la pure et simple expressivité de l 'Un. Ne faut-il pas en conclure que l 'Etre se dit selon le présent (comme actualité close) et selon le passé (comme totalité virtuelle) ? C 'est en effet tout le problème de Bergson, pour qui la puissance créatrice de la vie, qui est le nom de l 'Un, ne cesse d'engendrer

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des doubles, dont il n 'est jamais assuré qu'ils ne soient pas, en définitive, des catégories, des partages "équivoques de l 'Etre : matière et mémoire, temps selon la durée et temps spatialisé, intuition et concept, évolution et espèces, lignée qui mène aux abeilles et lignée qui mène à l 'homme, morale close et morale ouverte . . . Sans compter qu'à définir constamment le devenir par la scission, on se retrouve moins éloigné de Hegel qu'on ne le souhaitait .

Pour conjurer le double spectre de l 'équivocité et de la dialectique, Deleuze finit par poser que les deux parties de l 'objet, la virtuelle et l 'actuelle, sont en réa­lité impensables comme parties séparées . Il n'existe aucune marque, aucun critère de leur distinction. Elles sont « distinctes et pourtant indiscernables, et d'autant plus indiscernables que distinctes, puisqu'on ne sait pas laquelle est l 'une, laquelle est l 'autre . C 'est l 'échange inégal, ou le point d' indiscernabilité, l ' image mutuelle » (ibid.) . En définitive, le virtuel est fondement au prix de ceci qu'un objet est « point d' indiscernabilité de deux images distinctes, l 'actuelle et la virtuelle » (1. T . , 1 1 0) .

On dira donc que la détermination complète du fondement comme virtuel implique une indétermina­tion essentielle de ce qui est fondé. Car le « on ne sait pas laquelle est l 'une, laquelle est l ' autre » , s ' agissant des deux parties de l 'objet, désoriente nécessairement toute détermination intuitive .

Cet effort héroïque ne me semble donc pas pouvoir aboutir. Même successivement pensé comme distinct du possible, absolument réel, complètement déter­miné et partie stricte de l 'objet actuel, le virtuel ne peut s 'ajuster, comme fondement, à l 'univocité de

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l 'Etre-un . Au fur et à mesure que Deleuze tente de l 'arracher à l 'irréalité, à l ' indétermination, à l ' inob­jectivité, c 'est l 'actuel, ou l 'étant, qui s 'irréalise, s ' indétermine, et finalement s ' inobjective, puisqu'il se dédouble fantomatiquement. Dans cette trajec­toire de pensée, le Deux s'installe au lieu de l 'UIL Èt quand, pour sauver malgré tout l 'Un, il faut en venir à un Deux impensable, à une indiscernabilité sans remède, à la métaphore conciliante et obscure de ( 1 l ' image mutuelle i), on se dit que décidément le vir­tuel ne vaut pas mieux que la finalité, dont il est l ' inversion (il destine tout, au lieu d 'être, de tout, la destination) . Soyons particulièrement dur, en convo­quant Spinoza contre son principal, voire unique, dis­ciple réellement moderne : le virtuel, comme la fina­lité, c 'est ignorantiae asylum.

Je dois donc en revenir, comme c' est la loi en phi­losophie, discipline de pensée où la discussion est à la fois omniprésente et sans autre effet qu'interne, à mon propre chant : l 'Un n'est pas, il n 'y a que des multiplicités actuelles, et le fondement est vide.

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Le temps et la vérité

J'ai eu l 'occasion de dire que la philosophie de Deleuze était, comme la mienne, de type classique (une métaphysique de l 'Etre et du fondement) . S 'agisssant de ma propre entreprise, la conséquence classique de ce classicisme est la position centrale de l ' idée de vérité . C ' est à la construction de cette idée, construction que les conditions de notre époque rendent extrêmement complexe, qu'est consacré l 'essentiel de l 'Etre et l 'Evéne111ent. On demandera donc tout naturellement : qu'en est-il de la vérité pour Deleuze ? Et en particulier : que les étants soient des simulacres et que donc ils manifestent, dans la tradition nietzschéenne, « la plus haute puissance du faux l) (L. s. , 303) fait-il barrage à ce que le virtuel comme fond soit le garant d'une possible vérité intui­tive ?

Deleuze pointait volontiers de façon négative la promotion, par une philosophie, de la question de la vérité . Il m'écrivait n'avoir jamais eu ni le besoin ni le goût d'une telle notion. Pour lui, disait-il, la vérité n'est que le rapport d 'un transcendant avec les fonc­tions qui en découlent. Elle relève de la possibilité d'un actuel) mais la réalité d'un virtuel est tout autre chose

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que la vérité. Les vérités sont nécessairement analo­giques, ou équivoques, tandis que les concepts sont absolument univoques .

La cause semble donc entendue . L'idée de vérité est renvoyée par Deleuze, au mieux, à la seule science (au plan de référence) , puisqu'elle exige :

- un point de transcendance (ce qui contrevient à l 'univocité en raison de l 'équation immanence = uni­vocité, qu'on pourrait réécrire multiplicités = Un) ;

- le renvoi de l 'étant actuel non à la virtualité réelle qui le fonde, mais au j eu de miroirs du possible ;

- des trajets analogiques, qui supposent l 'emploi de catégories où l 'Etre est partagé .

On résumerait du reste assez bien ce jugement en disant que, pour Deleuze, la vérité est une catégorie, et même une catégorie de catégories, ou la Catégo­rie : elle est normative (il lui faut la transcendance du jugement) , analogique (elle se dit équivoquement de toutes les formes de l 'Etre) , abstraite (elle vérifie une possibilité au lieu d'actualiser une virtualité) et médiatrice (elle fixe comme objectif au devenir l ' inté­riorisation de son être, qui est l 'assomption de sa vérité) . On conçoit que Deleuze déclare n 'avoir pour la catégorie de vérité « aucun goût » , ce qui, dans sa logique, est une condamnation beaucoup plus sévère que s ' il avait prononcé son inconsistance : le « goût » signale en effet, comme affect, la mise en mouvement d'une intuition. Or nous venons d'indiquer pourquoi l ' intuition, double parcours de la puissance, n'a rien à voir avec les évaluations selon le vrai .

La puissance du faux Mais la même question que pour le fondement se pose, s 'agissant de la vérité : la conception explicite

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que s ' en fait Deleuze n'est-elle pas singulièrement étroite ? N 'est-elle pas dépendante du Il platonisme 1) dont il construit, pour les besoins de sa cause, une image squelettique ? Quand il entonne le chant joyeux qui salue la montée des multiples simulacres (dont nous avons bien montré, ce qui est peut-être moins joyeux, qu'elle est le triomphe de l 'Un), Deleuze emploie une très belle image, qui subvertit l ' Odyssée . C'est, dit-il, (1 le triomphe du faux préten­dant 1) (L. S. , 303) . Mais, ajoute-t-il aussitôt, (1 le faux prétendant ne peut pas être dit faux par rapport à un modèle supposé de vérité 1) (ibid.) . Son triomphe est celui de ( 1 l ' effet de fonctionnement du simulacre en tant que machinerie, machine dionysiaque 1 ) (ibid.) .

Que cet effet machinique ruine la disposition hié­rarchique du paradigme et de son imitation, on en conviendra sans peine . Mais Il vérité » ne se dit-il qu'au sens de ce qui juge les apparences mimétiques et rétablit les droits de l 'essence réelle ? Nous voulons bien que, (1 en montant à la surface, le simulacre fasse tomber sous la puissance du faux (phantasme) le Même et le Semblable, le modèle et la copie 1 ) (ibid.) . Reste que, dans cette affaire, (1 faux » ne se rapporte qu'à une catégorie de vérité fondée précisément sur le Même du modèle et le Semblable de la copie, catégo­rie dont je ne crois pas exagéré de soutenir qu'aucun philosophe ne l 'a jamais promue autrement que comme une image médiatrice, toute sa pensée ayant dès lors pour mission de la défaire . C 'est le cas, tout spécialement, de Platon, qui consacre par exemple le début du Parménide à établir l ' inanité de cette image, dont ailleurs il se sert abondamment.

La question reste donc entière de savoir si le (1 peu de goût » bien compréhensible de Deleuze pour la

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conception analogique de la vérité (le vrai comme part de l 'étant analogue à son être, ou fidèle copie de son Idée) n'indique pas quelque goût profond, et plus secret, pour une autre idée de la vérité . Idée dont il serait, avec la courtoisie violente que je discerne dans son style et dans sa pensée, le défenseur implacable . Idée d'autant plus retorse que l e nom qu'y prend la vérité est justement : le faux, la puissance du faux. Et que le processus de cette vérité n'est plus le juge­ment, mais (conformément au réquisit de l ' intuition, qui est, nous l 'avons vu, parcours en boucle) une sorte de narration.

Soyons sensibles, dans ce passage de l 'Image-temps - l ' expérience de pensée part du cas-Borges --, à la nuance de certitude cruelle où se lit, à mon sens, la venue proprement deleuzienne d'une idée de la vérité :

[ . . . J la narration cesse d'être véridique, c'est-à-dire de pré­tendre au vrai, pour se faire essentiellement falsifiante. C e n'est p a s d u tout (, chacun s a vérité '>, une variabilité concer­nant le contenu. C'est une puissance du faux qui remplace et détrône la forme du vrai, parce qu'elle pose la simulta­néité de présents incompossibles, ou la coexistence de pas·­sés non nécessairement vrais [ . . . J . La narration falsifiante pose au présent des différences inexplicables, au passé des alternatives indécidables entre le vrai et le faux. L'homme véridique meurt, tout modèle de vérité s 'écroule au profit de la nouvelle narration Cl. T. , 1 7 1 ) .

Ce texte suscite cinq remarques : 1 . « Vérité » s 'y décline encore et toujours sous le

motif restreint du modèle (et de la copie) . La mort de 1 ' « homme véridique » n'est jamais que la mort de cette construction nietzschéenne nommée « plato­nisme » .

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2 . Poser des alternatives indécidables entre le vrai et le faux (mieux vaudrait dire ici, pour éviter les confusions, entre le véridique et l 'erroné) a toujours été constitutif du mouvement de la vérité . Platon y est exemplaire, pour qui l ' aporie est la passe obligée du vrai, et qui n'hésite pas à ouvrir des textes entiers sur une indécidabilité absolue (comme la possibilité et l ' impossibilité d 'enseigner la vertu, ou qu'il soit faux et que l 'Un est et qu'il n'est pas) .

3 . Le thème de la narration comme vecteur flexible et paradoxal de la vérité est aussi ancien que la philosophie . Les histoires d'Achille et sa tortue, les anecdotes sur la querelle des futurs contingents (dont Deleuze fait lui-même, à juste titre, le plus grand cas), les plaidoyers où se démontre impeccablement qu'Hélène est magnifique, puis qu'Hélène est ignoble, n'ont pas attendu l 'œuvre (géniale) de Borges, ni la (1 nouvelle narration », pour faire les délices expérimentaux de toute théorie de la vérité . Là encore, Platon s 'avère un maître . Qui peut soute­nir que le mythe d'Er le Pamphylien, à la fin de la République, est une histoire transparente ? Ce ne sont que chausse-trappes et bifurcations .

J'ajoute que j 'ai personnellement toujours conçu la vérité comme un trajet aléatoire, une équipée post­événementielle sans loi extérieure, de sorte qu'en rendre compte appelle certainement les ressources de la narration en même temps que celles de la mathéma­tisation. Circulation de la fiction à l 'argument, de l ' image à la formule, du poème au mathème, dont Borges donne en effet de frappants exemples .

Il se pourrait donc que les processus de la Il puis­sance du faux » soient proprement indiscernables des processus répertoriés de la puissance du vrai.

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4. De cette indiscemabilité, on peut trouver une explication simple . -

A qui pense, comme moi, que l 'univocité de l 'Etre exige son intégrale actualité, le motif de la vérité s ' impose comme inscription immanente, elle-même actuelle, de la part d'être fondatrice des étants (l'Idée pour Platon, le négatif pour Hegel, le générique dans ce que j 'essaie de penser. . . ) . La difficulté, qui ne se traite que dans les ressources de l 'aporie, de la narra­tion retorse, de l ' argument sophistiqué, est le repé­rage constructif des formes actuelles de l 'Etre-vrai, puisqu'on ne peut les renvoyer à aucune virtualité . Disons que le protocole est celui de l ' isolement fonnel des vérités dans le déploiement infini des étants actuels .

A celui, en revanche, pour qui l 'univocité de l 'Etre exige qu'il soit essentiellement virtuel, s ' impose le motif de la vérité comme puissance. Au regard de cette puissance, les formes actuelles de l 'étant peuvent bien être tenues pour des simulacres, des ins­tances anarchiques du faux. Car la vérité est coex­tensive à la capacité productive de l 'Un-virtuel, et ne réside telle quelle dans aucun de ses résultats actuels, pris isolément . La difficulté n'est donc plus du tout d'isoler les formes-vraies dans l 'actuel, mais de rac­corder l 'anarchie des simulacres à une affirmation­vraie immanente . Cependant, cette affirmation n'existe nulle part ailleurs que dans ses actualisations, et la puissance est réellement puissance du faux. La tâche est donc de circuler dans les cas et les formes du faux de telle sorte que sous leur contrainte, expo­sés ascétiquement à leur machination dionysiaque, nous soyons transis par le parcours intuitif qui va totaliser la « descente �) vers l 'Un-vrai et la « rem on-

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tée » vers le Multiple-faux. Intuition de la puissance comme telle . Le problème, qui appelle les mêmes res­sources que celui de l ' isolement des formes actuelles du vrai (faire feu de tout bois, entre cantiques et algo­rithmes) , est celui d'une totalisation virtuelle vraie cZes formes actuelles du faux. Mais c'est encore et toujours de la question de la vérité qu'il s 'agit.

Deleuze exalte ({ Nietzsche, qui sous le nom de " volonté de puissance " substitue la puissance du faux à la forme du vrai, et résout la crise de la vérité, veut la régler une fois pour toutes, mais, à l 'opposé de Leibniz, au profit du faux et de sa puissance artiste, créatrice . . . 1) (1. T. , 1 72) . On lui objectera que l 'opéra­tion qu'il décrit est tautologique. Si vous pensez le vrai comme puissance (virtuelle), et non comme forme (actuelle) , il est assuré que les formes du vrai seront le produit-faux de cette puissance . Réci­proquement, si vous pensez le vrai comme forme (actuelle) , la puissance (virtuelle) sera la forme-fausse par excellence, la forme générique de l ' inactualité.

En définitive, ( , puissance du faux » est exactement le nom deleuzien, emprunté à Nietzsche, de la vérité.

5 . On remarque l 'extrême importance, dans ce passage sur la puissance du faux, de la question du temps . Ce dont est crédité Borges, ce qui fait qu'il ( 1 détrône la forme du vrai 1 ) , concerne des manipula­tions narratives du présent et du passé : coexistence de passés dont la vérité ou la fausseté est douteuse, alors qu'ils sont censés avoir eu lieu ; simultanéité de présents qui devraient s 'exclure . Il semble que, pour Deleuze, vérité (puissance du faux) et temps appar­tiennent au même registre de la pensée. Et c 'est en effet le cas : la ( 1 voie royale 1 ) de l ' idée deleuzienne du vrai est sa théorie du temps .

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Primat du temps et détemporalisation La connexion entre vérité et temps prend d'abord la forme d'un constat négatif : ({ Si l 'on considère l'his­toire de la pensée, on constate que le temps a toujours été la mise en crise de la notion de vérité » (I. T. , 1 70 ; cf choix de textes, p. 1 75-1 77) . A l 'appui de cette thèse, Deleuze mobilise (nous y avons déjà fait allusion) le paradoxe des futurs contingents, grand topos de la phi­losophie grecque. Rappelons-en la matrice. Suppo­sons que soit vrai l 'énoncé : « l 'événement x peut se produire demain » . C 'est soutenir au présent que x peut ne pas se produire (sinon ce qui serait vrai serait : « x doit se produire Il) . Or, si x se produit demain, il en résultera que cette pensée vraie (x peut ne pas se pro­duire) aura été falsifiée, en sorte qu'on doit renoncer à l ' idée que le passé, en tant qu'avoir-eu-lieu, est tou­jours vrai . Et de même l ' impossible (que x ne se pro­duise pas, impossible dès lors que x s 'est produit) aura été comme engendré par sa propre possibilité « vraie ) (pensée qu'il est possible que x ne se produise pas) .

Quel est l 'usage propre que Deleuze fait de ce « paradoxe » ? C 'est qu'il ne peut y avoir de connexion simple entre la vérité et la forme du temps. Et que c'est la raison pour laquelle, si longtemps, la philo­sophie s'est vue condamnée à « cantonner le vrai loin de l 'existant, dans l 'éternel ou dans ce qui imite l 'éternel » (ibid.) . La théorie de la puissance du faux vient lever cette condamnation : c'est le temps qui est premier, et c'est la vérité qu'il faut destituer.

Remarquons que cette conclusion n'est jamais qu'un choix. Des difficultés bien réelles du rapport entre vérité et temps on peut, sans y voir une ({ condamnation » , conclure que c'est la catégorie de

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temps qui est contradictoire et empirique, et qu'il est légitime, voire j oyeux, de la supprimer au profit des vérités . C 'est bien ce que je pense : les vérités sont des multiplicités actuelles dont la valeur « ( diony­siaque ,) est bien plus élevée que celle de n'importe quel sauvetage phénoménologique du temps . Je diràis même volontiers que cette valeur a toujours eu pour arrière-plan la conviction que l 'actualité des vérités (scientifiques, politiques, amoureuses, artistiques . . . ) est trans-temporelle, que nous sommes réellement contemporains d'Archimède et de Newton, de Spar­tacus et de Saint-Just, de Dame Murasaki et d'Héloïse, de Phidias et de Tintoret. Ce qui veut dire que nous pensons avec eux, en eux, sans la moindre nécessité d'une synthèse temporelle .

En apparence, Deleuze soutient le contraire . Il pré­fère le temps à la vérité, et d 'autant plus que «( la seule subjectivité c'est le temps, le temps non chrono­logique saisi dans sa fondation ' ) (1. T. , 1 1 0) . En appa­rence . Parce qu'il faut être attentif, dans la formule ci-dessus, aux étranges déterminations du temps ( ( non chronologique » , « saisi dans s a fondation » ) . Le problème s e complique de c e que, pour Deleuze, comme nous allons le montrer :

- le temps est la vérité elle-même ; - en tant que vérité, le temps n'est pas temporel : il

est virtualité intégrale ; - il y a indiscernabilité entre l' être absolu du passé

et l ' éternité . Si bien qu'i l ne sera pas exagéré de dire que le clas­

sicisme de Deleuze s 'accomplit ainsi : pensée selon une intuition essentielle, et particulièrement difficile, la puissance temporelle du faux est une seule et même chose que l'éternité du vrai. Eternité dont le mode d'être est le retour (éternel) .

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Cet énoncé fait une fois de plus de Deleuze un pla­tonicien involontaire . On connaît la formule du Maître : « Le temps est l ' image mobile de l 'éternité . » On peut d'abord croire qu'elle condense tout ce que Deleuze répudie : le temps sensible, le concret, réduit à l 'état misérable de copie d'un modèle éternel. Mais si on réfère, comme on le doit, l ' image à son être propre de simulacre (et non à la mimesis) , et l 'éternité à l 'Un comme virtuel intégral, on comprend que pour Deleuze aussi, pour Deleuze surtout, le temps a pour essence d'exprimer l 'éternel . Comme il le dit avec force, les images-temps, situables dans la puis­sance créatrice du Tout, sont des « images-volume, au-delà du mouvement même » CI.M. , 22) . C 'est bien dire que l 'être profond du temps, sa vérité, est immo­bile.

Mais comment penser cette totalisation immobile qui fonde la mobilité du temps ? Deleuze s'engage une fois encore dans le sillage de Bergson. L'intuition cruciale noue deux idées .

D'une part, le passé « ne se constitue pas après le présent qu'il a été, mais en même temps » (1. T. , 1 08) . Ce point est strictement conforme à la logique de l 'Un . Si le passé n'était que l 'après-coup du présent, il ne serait pas création ou puissance, mais irrémé­diable absence, il serait la production de néant du présent-qui-passe. Il faudrait alors que l 'Etre se dise, au même point, en deux sens différents : selon son être-mobile, et selon son absence . Il y aurait un par­tage nostalgique de 1 'Etre . Rien n'est plus étranger à Deleuze (et à Bergson) que cette nostalgie . Le passé est une production positive du temps . Loin de mani­fester une perte d 'être, ou une néantisation de la pré­carité du devenir, il est un accroissement, un supplé-

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ment d'être, une incorporation au changement de l 'Un (mais l'Un est son propre changement) . Le présent est en fait un point d'ouverture de l 'Un (mais l 'Un est l 'Ouvert) , où s 'échangent une variation de l 'Un (de la durée pure) et une mobilité superficielle . En ce point, le temps se scinde sous les espèces d'une double création. Le temps est scission créatrice : « le temps [ . . . ] dédouble le présent en deux directions hétérogènes, dont l 'une s' élance dans l 'avenir et l 'autre tombe dans le passé ) (I. T. , 1 09) . Cette scis­sion est l 'opération du temps comme dispositif de la puissance de l 'Un. Car il faut que toute venue à la surface d'un simulacre (c'est l 'actualisation comme présent qui « s 'élance vers l 'avenir ) ) soit dans son être pur changement immanent de l 'Un (c'est l 'incor­poration créatrice d'un passé, sa virtualisation) .

D'autre part, le passé ainsi créé est incorporé à une gigantesque « mémoire ) totale, qui est l 'être du temps comme durée pure, changement qualitatif per­manent où tout le passé agit comme tout le virtuel . Les correspondances sont du reste strictes . De même que tout étant actuel a sa propre virtualité en lui­même, de même tout présent a son propre passé en lui-même. Et de même que les différentes virtualités se différencient « en profondeur ) , et que ces différen­ciations constituent le virtuel, de même les différents passés s 'agglomèrent et se composent pour constituer la durée, ou passé total . Il y a dans tous les cas « un petit circuit intérieur entre un présent et son propre passé ) et des « circuits virtuels de plus en plus pro­fonds, qui mobilisent chaque fois tout le passé, mais dans lesquels les circuits relatifs baignent ou plongent pour se dessiner actuellement et ramener leur récolte provisoire ) (1. T. , 1 08) .

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On voit dans le choix de l ' image (la récolte « provi­soire » ) se dessiner l 'opposition entre la mobilité fugace de la dimension actuelle du présent, et l 'éter­nité latente de l ' incorporation à « tout le passé » de sa dimension virtuelle .

La durée pure, le grand passé total qui ne fait qu'un avec le virtuel ne sauraient être dits temporels, parce qu'ils sont l ' être du temps, sa désignation uni­voque selon l 'Un . Les différentes instances du temps sont des « coupes » de cette durée, le mot « coupe » supportant toujours chez Deleuze une intuition complète de l 'actualisation (la philosophie elle­même, considérée comme contruction d'un plan d'immanence, est une coupe du chaos) . Deleuze élu­cidera Bergson (ou Bergson élucidera Deleuze, ce qui est conforme à l 'existence active, co-présente au présent, du passé) en distinguant des coupes immo­biles, ou instantanées, qui sont les objets ; des coupes mobiles, qui sont les mouvements ; et enfin, fonde­ment des deux autres, des coupes totales, des plans, où c 'est véritablement de l'Un intemporel qu'il s 'agit, et où « les objets, en s'approfondissant, en perdant leurs contours, se réunissent dans la durée » (L M. , 22) .

On pointera la stylistique du fondement, qui tou­jours défait ce qu'il fonde : c' est en renonçant à leur forme et en se dissolvant dans leur propre profondeur (virtuelle) que les étants (les objets) sont enfin dispo­sés, pensés, imagés, selon l 'univocité de l 'Un. Comme dans toute grande pensée classique, la vérité est défaite, ou défection, de l'objet dont elle est vérité.

L'intuition de Deleuze culmine avec la détermina­tion complète du tout (ou de l 'Un) , dans son intem­poralité fondatrice du temps, comme Relation . Rien

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ne montre mieux que, s i l e temps est la vérité, alors il faut que l 'être du temps, comme être de la vérité, puisse être pensé sous un concept dont toute dimen­sion temporelle a été éliminée .

Pourquoi (i s 'il fallait définir le tout, on le définirait par la Relation » (J. M. , 20) ? Suivons ici le fil de l 'ana­lyse du temps . Un objet n'est jamais qu'une coupe immobile de la durée, ou dimension instantanée du présent . Il ne saurait donc avoir en lui-même de rela­tion avec un autre objet, car aucun présent pur ne communique directement avec aucun autre . Les pré­sents sont de simples et fugaces coexistences. Pour autant qu'il y a des relations temporelles, ou quelque chose comme le temps, ce ne peut être qu'en profon­deur, dans les différenciations qui se produisent entre passés singuliers dans le Passé total, dans le (i grand circuit » des virtualités . Mais ces différenciations pro­fondes ne sont rien d'autre que les changements qua­litatifs du tout, ou l 'être de l'Un comme changement. Il en résulte que, négativement, (i la relation n'est pas une propriété des objets » et, positivement, que (i les relations [ . . . ] appartiennent au tout » (ibid.) . Le mou­vement dans l 'espace des objets est, comme actualité ou simulacre, contiguïté dé-liée des objets-présents . Mais dans sa profondeur virtuelle, dans sa vérité, i l est changement intérieur de l 'Un, ce qui s 'exprime à la surface par des relations temporelles, comme le Simultané, l 'Antécédent, la Mémoire, le Projet, etc . , relations inintelligibles tant qu'on s ' imagine qu'elles sont des propriétés de la dimension instantanée du présent . (i Par le mouvement dans l 'espace, les objets d'un ensemble changent de positions respectives . Mais, par la relation, le tout se transforme, ou change de qualité » (ibid.) .

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On peut donc conclure : « De la durée même ou du temps, nous pouvons dire qu'il est le tout des rela­tions » (LM. , 2 1 ) . C 'est ce tout des relations que -majuscule ô combien platonicienne ! -, Deleuze nomme « la Relation » . Ainsi s 'achève l 'intuition qui nous mène du temps comme lieu de la vérité à la détemporalisation du temps .

Mémoire et oubli On remarquera que le voisinage de Platon est aussi bien celui de Hegel . Si le temps (comme virtuel, ou passé intégral) est la Relation, sommes-nous si éloi­gnés de la célèbre formule : « le temps est l 'être-là du Concept » ? C 'est que Hegel aussi dispose l 'intelligibi­lité de l 'étant sous la loi du devenir de l 'Un, qui est en même temps l 'Un comme devenir. En sorte que lui aussi doit à la fois rendre pleine justice au temps et, ultimement, le détemporaliser dans l ' immanence cir­culaire de l ' Idée absolue . La querelle entre Deleuze et Hegel porte sur la nature des opérations (le négatif contre l ' expressif, la dialectique contre l 'intuition, le déploiement ascendant contre « l 'anarchie couron­née » ) , mais non sur le montage global .

En sorte qu'il m'a toujours semblé qu'une part de mon contentieux avec Hegel valait aussi bien pour Deleuze.

Le temps est pour moi une catégorie dérivée de la présentation comme telle, et il est lui-même multiple . Je dirai que le temps (ou plutôt un temps, celui de la situation) est l 'être-non-là du concept. Une vérité est toujours la défaite d 'un temps, comme une révolution est la clôture d 'une époque. Il est donc pour moi essentiel de penser la vérité, non comme temps, ou

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comme être intemporel du temps, mais comme inter­ruption.

Il me semble au contraire que Deleuze et Hegel posent que la vérité est en définitive mémoire, incor­poration à l 'Erre de sa propre fécondité actualisée, passé absolu. Ils divergent - et c'est très important :..­sur la structure de la mémoire : Relation, c 'est-à-dire virtualisations et différenciations pour l 'un ; Etapes, c 'est-à-dire figures monumentales et obligées pour l 'autre . Cependant, la souveraineté de l 'Un a tou­jours la même conséquence : la vérité est conserva­tion immanente (virtualité, ou concept) de ce qui, de l 'Un, a attesté sa puissance, comme actualité, dira Deleuze, comme effectivité, dira Hegel .

Mais si le «( il y a ) est multiplicité pure, si tout est actuel, et si l 'Un n'est pas, ce n'est pas du côté de la mémoire qu'il faut chercher le vrai . La vérité est au contraire oublieuse, elle est même, au rebours de ce que pense Heidegger, l 'oubli de l 'oubli, l 'interruption radicale, prise dans la séquence de ses effets . Et cet oubli n'est pas oubli de ceci ou de cela, il est l 'oubli du temps lui-même, le moment où nous vivons comme si le temps (ce temps) n'avait jamais existé . Ou, conformément à la profonde maxime d'Aristote, parce que l 'être commun de tout temps est la mort, comme si nous étions immortels . Telle est, selon moi, l 'expérience réelle des révolutions (politiques) , des passions (amoureuses) , des inventions (scientifiques) et des créations (artistiques) . C 'est dans cette aboli­tion du temps que s 'engendre l 'éternité des vérités .

Dans les textes les plus apaisés sur l a vérité qu'il ait écrits, et qu'on trouve dans son Foucault, Deleuze admet pleinement, ou Foucault fait admettre à Deleuze, au-delà des imprécations nietzschéennes

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contre le platonisme et de l 'apologie du Pseudos, qu'il existe des j eux de vérité, que « la vérité est inséparable d 'une procédure qui l 'établit » (F. , 70) . Il identifie cette procédure à la synthèse disjonctive, ce qui est tout à fait admissible, puisque cette synthèse, expé­rience ascétique du non-rapport, est le point de départ obligé de tout le parcours intuitif qui conduit à la vérité comme Relation : « Le vrai ne se définit ni par une conformité ou une forme commune, ni par une correspondance entre les deux formes [il s 'agit de Foucault, donc les " deux formes " sont le visible et le langage] . Il y a disjonction entre parler et voir » (F. , 7 1 ) . Mais l 'aboutissement de la procédure du vrai, telle que Deleuze la déchiffre dans Foucault, est en définitive mémoire, et même « absolue mémoire - ou mémoire du dehors, au-delà de la mémoire courte qui s 'inscrit dans les strates et les archives » (F. , 1 1 4) . Il y a venue de la vérité quand le temps devient sujet, au sens où il y a intuition de la durée, enfoncement dans les strates profondes du virtuel, longue mémoire plongée dans le passé intégral comme action per­manente de l 'Un . Le devenir-vérité du sujet, comme devenir-sujet du temps, est ce qui « fait passer tout présent dans l 'oubli, mais conserve tout le passé dans la mémoire » (F. , 1 1 5) . Et si l ' oubli barre la route à tout retour en deçà du présent, c'est la mémoire qui dès lors fonde la « nécessité du recommencement » .

La vérité, qui commence comme synthèse dis­jonctive, ou expérience de la séparation du présent, s 'achève comme injonction mémorielle à toujours re­commencer.

Autant dire qu'il n'y a pas de commencement, seu­lement du présent aboli (en voie de virtualisation) et

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d e l a mémoire qui monte à l a surface (en VOle d'actualisation) .

Et c 'est ce à quoi je ne peux consentir. Car je tiens que toute vérité est fin de la mémoire, dépli d'un commencement.

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Eternel retour et hasard

Que la vérité soit mémoire se dit aussi bien : elle est ce qui ne vient qu'en re-venant, elle est retour. Et que la vérité ne soit pas temporelle, mais identique à l 'être du temps, se dit : son retour est éternel.

Il est possible de soutenir que Deleuze a consacré l 'essentiel de son œuvre à défendre, déployer, tou­jours mieux comprendre, l 'intuition fondatrice de Nietzsche concernant l 'éternel retour. C ' est une remarque admirative, car pour moi toute vérité est une fidélité . La fidélité de Deleuze était d 'autant plus nécesssaire que de graves contresens menacent constamment ce motif. Contresens particulièrement dangereux si on entend l 'intuition sous la forme que lui donne le plus souvent son auteur : éternel retour du Même.

Le Même est une vieille catégorie philosophique, le Même est, dans le Sophiste de Platon, un des cinq « genres suprêmes ) qui instruisent (pense Deleuze) un partage équivoque de l 'Etre . Les contresens qui ont empêché que soit entièrement éclaircie la bonne, la dionysiaque nouvelle de l 'éternel retour du Même, contresens dont la menace était si évidente qu'elle a conduit Nietzsche à une sorte de réserve et de demi-

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silence sur sa propre et éblouissante intuition, s 'attachent tous aux équivoques du Même.

Sur trois contresens

Il y a au moins trois déformations du motif du retour éternel, qui toutes en font une catégorie, une abstrac­tion transcendante .

1 . On peut penser que l 'éternel retour se dit, comme de son sujet, de l 'Un lui-même. C 'est l 'Un qui revient, et revient éternellement . Mais comment l'Un peut-il revenir ? Il le peut si on le pense selon son identité, Un = Un, ce qui est le point de départ de Fichte, et une compréhension possible de l 'intuition de Parménide (l'Etre est Un parce qu'il ne s 'identifie que comme identique-à-soi, et il est circulaire, ou comme une sphère, parce qu'il ne peut que revenir selon cette identité) . Deleuze dira : dans une telle conception du retour du même, l 'identité de l 'Un est « principe » (D. R. , 1 64) . Il s 'ensuit que l 'Un est en position transcendante au regard du multiple. Car les différences lui sont soumises, comme une diversité l 'est à son principe . Le multiple n'est lui-même pris dans le retour identique de l 'Un, dans sa permanence inaltérable, qu'autant qu'il en participe sur le mode de la dégradation, de ce qui altère et corrompt le principe d 'identité . Le multiple est rappelé à son être essentiel, et la forme d'être corrompue qu'il repré­sente est rectifiée, corrigée par le retour du Même, par la réaffirmation de ce que l 'Un est l 'Un, comme dans certaines religions la croyance, et le salut qui s 'y attache, sont intégralement contenus dans la proposi­tion : Dieu est Dieu . Et, bien entendu, l 'Etre est équivoque. Car il se dit de l 'Un comme de ce qui

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revient, e t d u multiple comme d e c e qui n e doit pas revenir. Il se dit de l ' identique comme supérieur à la différence.

Nous en savons assez pour écarter ce contresens sur le Même. L'Un ne peut revenir comme sujet, comme identité . Car l 'Un n'est déjà en lui-même que puissance de venue de ses modes immanents. Et cette venue n'est pas spécifiable comme identité, elle est soustraite à la tautologie Un = Un, puisqu' elle est l 'Ouvert, le changement, la durée, la Relation. Il n'existe pas de pensée de l 'Un qui permettrait de l 'identifier et de le reconnaître quand il revient. Il n'y a que des pensées dans l 'Un, ou selon l 'Un, qui sont elles-mêmes des inflexions de sa puissance, des par­cours, des intuitions.

I l faut ajouter que l 'univocité interdit toute idée d'un retour de l 'Un. Car si l 'Un doit revenir, comme le remarque Deleuze avec Nietzsche, c'est qu'il a d'abord dû s 'absenter, sortir de soi . Comment le pourrait-il, s ' il est univoque ? Il faudrait qu'il soit tra­vaillé du dedans par le négatif, comme le sont les figures successives de l 'Absolu chez Hegel . Et l 'Etre, même conçu comme mouvement dialectique, ou prin­cipe de ce mouvement, se dirait alors selon au moins deux sens : la sortie et le retour, l ' immédiat et la négation, l 'extériorisation et l 'intériorisation.

Il faut donc conclure que le retour éternel (la répé­tition) « n'est pas la permanence de l 'Un » (ibid.) , que « le sujet de l 'éternel retour n'est pas le même » (ibid.) .

2 . On peut penser que l 'éternel retour n'est pas à proprement parler, ontologiquement, le retour de l 'Un lui-même, mais une sorte de loi formelle impo­sée au chaos. Le monde-Un résulterait de deux prin-

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cipes, et non d 'un seul . Il y aurait les tendances à la q.issolution et à la corruption comme déterminations immanentes de ce qu'il y a, ou de la matière, et il y aurait la contrainte du cycle, du retour, de la restau­ration du Même, comme correction législative de la première tendance . L'Univers serait une résultante, peut-être transitoire, d'une lutte de principe entre la dissolution et le retour, un peu comme, dans l 'idée d'Empédocle, l 'Etre est la scène où sont en conflit l 'Amour et la Haine, le principe de conjonction et le principe de dissolution . On pourrait même tenter une interprétation « ( deleuzienne » de cette compréhension du retour. La remontée du virtuel serait le retour, l 'engagement de l 'Un dans les simulacres ou les étants, cependant que, soumis à la synthèse dis­j onctive, les étants eux-mêmes signifieraient l'hétéro­gène et la dissolution.

Mais nous savons que, pour Deleuze, il n'y a pas les étants « ( eux-mêmes », supposés relever d'un prin­cipe interne de dissolution, et d'un principe externe de répétition, ou de retour. Tout objet est certes double, il a une part actuelle et une part virtuelle . Ce qui est cependant absolument exclu (bien que, j e l 'a i dit, cette exclusion soit difficile à tenir) , c 'est que les deux parties de l 'objet relèvent de principes dif­férents . Pour autant qu' il y a une intelligibilité de la part actuelle de l 'objet, elle réside précisément dans l 'intuition de sa virtualité . Et pour autant qu'il y a une intelligibilité de sa part virtuelle, elle réside dere­chef dans la virtualité elle-même, seulement rappor­tée, cette fois, au j eu total du virtuel . Il y a le petit cir­cuit et le grand circuit de l ' intuition des virtualités, il n'y a pas de scission possible, selon des principes dif­férents, du circuit lui-même . La puissance de l 'Un

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comme pensée, c'est du reste exactement cela : i l n'y a qu 'une intuition. Tel est le sens ontologique pro­fond donné par Deleuze à une remarque bien connue de Bergson, qui est que toute grande philosophie n'est que l ' insistance, le retour, d'une intuiti�m unique .

Point qui devrait donner à réfléchir, soit dit en pas­sant, à ceux qui croient encore que Deleuze peut couvrir de son autorité les débats < � démocratiques }), la diversité légitime des opinions, la satisfaction publicitaire des désirs, ce mélange d'hédonisme vague et de <� conversations intéressantes }) qui nous tient lieu d 'art de vivre . Qu'ils examinent de près qui sont les héros deleuziens de la pensée : Bartleby l 'écrivain, de Melville ( � je préférerais ne pas le faire }») , ou l 'Innommable, de Beckett ( � il faut conti­nuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer }») . Ils apprendront ce que c ' est que la discipline de l'intuition unique.

Deleuze rejette d'autant plus une lecture législative du retour qu'elle est, pour lui, un paradigme platoni­cien : (� Le contenu manifeste de l'éternel retour peut être déterminé conformément au platonisme en géné­raI : il représente alors la manière dont le chaos est organisé sous l 'action du démiurge, et sur le modèle de l 'Idée qui lui impose le même et le semblable . L'éternel retour e n c e sens est l e devenir-fou maîtrisé, mono centré, déterminé à copier l 'éternel }) (L. S. , 304) . L'éternel retour ne peut être une loi, appliquée de force à une matière rebelle, sans devenir un prin­cipe transcendant.

Il n'est évidemment pas assuré que cette conclu­sion, tout à fait cohérente, ait à se légitimer d'un recours critique au (� platonisme }) . Quand le démiurge

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de la fable du Tintée (encore un roman, ce texte, une fabuleuse et excentrique narration) utilise la force, é'est d'abord pour ajuster le cercle du Même et le cercle de l'Autre, qui ne <� veulent 1 ) rien avoir à faire ensemble . On pourrait donc tout aussi bien soutenir que le retour cosmique, chez Platon, est fondé sur une synthèse disjonctive . Et serions-nous alors si loin de Deleuze, quand il écrit que (� ce qui revient, ce sont les séries divergentes en tant que divergentes 1 ) (L. S. , 305) ? Il m'a toujours semblé que la cosmologie romanesque de Platon, avec ses constructions biolo­giques, ses mathématiques métaphoriques, son per­sonnage conceptuel (le Démiurge) , sa mystérieuse < � cause errante 1), ses disjonctions forcées, et l 'étrange rapport, ni intérieur ni extérieur, qu'elle trame entre le temps cosmique du retour et l 'éternité, avait quel­que chose de deleuzien .

Mais si l 'on s 'en tient, comme on le doit, au (� pla­tonisme » comme construction d'appui pour l ' intui­tion de Deleuze, il est certain que, dans <� éternel retour du Même 1), le Même se subordonne le retour, au sens où ce qui revient doit être la copie d'une Idée, doit être le même qu'Elle. Et (� éternel 1) n'est pas un attribut intrinsèque du retour, ce n'est pas le retour qui est l 'être actif de l 'éternité, la création de l 'éter­nité, mais le retour est une simple imitation maté­rielle d'une éternité séparée, et par elle-même inac­tive .

Il faut donc comprendre que, pour Deleuze, l 'éter­nel retour n'est en aucune façon un principe d'ordre imposé au chaos ou à la matière. Tout au contraire, (� le secret de l 'éternel retour [ . . . ] , c 'est qu'il n'est pas autre chose que le chaos, la puissance d 'affirmer le chaos » (ibid.) . Ce qui revient comme éternité vivante,

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c 'est que tout ordre (actuel) n'est j amais qu'un simu­lacre, et que l 'être à ré-affirmer de ce simulacre est la chaotique interférence de toutes les virtualités dans l 'Un . Ce n'est pas l 'Un qui revient, nous l 'avons dit. Ce qui revient, c 'est que tout ordre et toute vale\lr, pensés comme inflexions de l'Un, ne sont que des dif­férences de différences, des divergences transitoires, dont l 'être profond est l ' interférence universelle des virtualités . Ce qui revient, c' est « toutes [les dif­férences] en tant qu'elles compliquent leur différence dans le chaos sans commencement ni fin » (ibid.) . Le retour est éternelle affirmation de ce que le seul Même est justement la différence chaotique.

La position exacte du Même, dans l ' expression « éternel retour du Même » est alors éclaircie, selon une ligne intuitive tendue, entre le péril de comprendre que c'est l 'Un qui revient (retour de l 'Un) , et celui de comprendre que c 'est l 'Un qui impose au divers la loi du retour (retour procédant de l 'Un, mais à l 'extérieur de lui-même) . L'axiome, très difficile, se dit : « L'éternel retour est le seul même »

(D. R. , 1 65) . Il faut intuitionner ici que la mêmeté ne préexiste pas à l 'éternel retour, ni comme identité de l 'Un ni comme paradigme d'un rapport entre les étants. Il n'y a de « même » qu'autant qu'est affirmée l 'absolue dif­férence, soit le chaos comme nom de l'Ouvert. Mais cette affirmation est le retour lui-même.

Ni identité de l 'Un ni loi externe du multiple, le retour est création du Même pour le différent, et par le différent. C 'est en ce sens seulement qu'on peut dire qu'il est « l 'un du multiple » (ibid.) . Non pas du tout que, dans le retour, l 'un se sépare du multiple ou le subsume . Mais en ce que le multiple y est affirmé, au-delà de sa consistance de simulacre, comme syn-

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thèse disjonctive superficielle, et comme chaos pro­fond.

o C'est la raison pour laquelle à la figure grecque du cosmos, forme légalisée et transcendante du retour, Deleuze, reprenant une expression de Joyce, oppose le chaosmos. Et qu 'à la cohérence dont le retour, en son sens altéré, est censé doter les apparences, il oppose, dans la joie affirmative des simulacres que le vrai retour fonde et défait, une « chao-errance » .

3 . On peut enfin penser que le retour du même est un algorithme caché qui gouvernerait le hasard, une sorte de régularité statistique, comme dans le calcul des probabilités . Il pourrait y avoir, pour les courtes séries, apparence d 'arbitraire et de divergence . On verrait par exemple un cas, ou un événement, se pro­duire un grand nombre de fois, et un autre, de proba­bilité comparable, ne jamais, ou presque, se produire . Ainsi dans le jeu de pile ou face, si « pile » sort dix fois de suite . Mais on constate qu'il suffit d'une série suffisamment longue pour que ces divergences s 'estompent, et que, tendanciellement, entre des évé­nements de probabilité identique, s 'instaure la loi du Même . Car si vous jouez dix mille fois, le nombre des sorties de « pile » sera voisin de celui des sorties de « face », au sens suivant : l 'écart entre chacun de ces nombres et cinq mille - nombre qui est la réalisation idéale du Même, cinq mille sorties exactement pour chacun des deux événements - sera faible, rapporté au nombre total (dix mille) des événements . Et si vous jouez un nombre infini de coups, il y aura retour exact du Même, la différence entre les sorties de « pile » et de « face » tendra vers zéro . Le retour du Même serait ainsi ce qui, selon une puissance infinie du j eu du monde, annule le hasard .

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Faut-il ajouter que ce retour est éternel ? Oui, il le faut. Car s i , dans un temps mesurable ou fini peuvent toujours subsister des divergences et des altérités sans concept, au-delà du temps, ou à sa limite, il y a de toute nécessité affirmation de la conformité du réel à sa probabilité. Pour un joueur éternel, qui lance réei­lement la pièce de monnaie une infinité de fois, « pile }) sort exactement autant de fois que « face }) . C'est donc du point de l 'éternité, ou selon l 'éternité, que le retour du même impose au hasard sa loi d'équilibre . On dira aussi, dans cette vision des choses, que le retour éternel du Même est ce qui affirme l 'inexistence de l 'improbable.

Or, si la question du jeu, du lancer des dés, du hasard est si importante pour Deleuze (comme elle l ' est pour Mallarmé ou pour Nietzsche), c 'est qu'il lui importe au plus haut point de réfuter la conception probabiliste du retour éternel et de maintenir, jusqu 'au cœur de la puissance infinie de l 'Un, les droits de la divergence et de l ' improbable .

Notons en passant que cette volonté deleuzienne s 'oppose nettement à celle de Mallarmé, penseur sur lequel, entre la forte critique de Différence et Répétition et les tentatives d'annexion de Foucault ou du Pli, la position de Deleuze a considérablement évolué . A mon sens, c 'est la disposition initiale qui est la bonne. Aucun compromis n'est possible entre le vitalisme de Deleuze et l 'ontologie soustractive de Mallarmé. Sur le hasard en particulier, les maximes de l'un et de l 'autre sont diamétralement opposées . Celle de Mal­larmé est : « l 'Infini sort du Hasard, que vous avez nié }) . Celle de Deleuze, comme nous allons le voir, doit se dire : « le Hasard sort de l 'Infini, que vous avez affirmé }) .

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Pourquoi est-il si important, dans la philosophie de Deleuze, que la conception de l 'éternel retour du "Même comme suppression du hasard par l 'infini soit pensée comme un contresens ? Parce que, si elle était exacte, la puissance infinie de l 'Un ne serait pas la dif­férence, mais l 'identité ; elle ne serait pas le déséquilibre du virtuel, mais l'équilibre de l 'actuel. Plus profondément encore, l 'Un cesserait d'être identifiable comme pro­duction de simulacres divergents, relevant de syn­thèses disjonctives . Il se manifesterait comme juridic­tion du Même, en égalisant « à l ' infini ) toutes les chances et tous les événements, et en annulant tous les improbables . Il faudrait alors que l 'Etre se dise en au moins deux sens : celui des « lancers ) aléatoires d'événements (dans la finitude temporelle) , et celui de leur équivalence égalitaire, de leur pure et simple nécessité (dans l ' effet du retour éternel du Même) . Maintenir l 'univocité exige donc le maintien du hasard, de la divergence et de l 'improbable, y compris dans les conditions de l ' infini .

Mais qu'est-ce alors que le retour éternel, com­ment compose-t-il avec le hasard ? La question est d 'une grande difficulté, et en dépit des innombrables reprises à laquelle Deleuze, de livre en livre, l 'a sou­mise, nous ne pouvons être sûrs que sa réponse soit satisfaisante .

Deleuze, comme toujours, n'ignore pas cette diffi­culté, il y fait face en toute lucidité . Il sait par exemple qu'à partir du second coup de dés s'engage le procès du Même, qui sera victorieux, inéluctable­ment, à l ' infini : « Peut-être le second coup se fait-il dans des conditions partiellement déterminées par le premier, comme dans une chaîne de Markov, une succession de ré-enchaînements partiels ) (F. , 1 25) . Il

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parle de l ' impureté de la sene des coups, qui se déploie (< dans des mixtes d'aléatoire et de dépen­dance ) . Bref, Deleuze veut, contre le calcul des pro­babilités, à la fois tenir la figure du jeu hasardeux, et la soustraire à la juridiction du Même . Ou inver�e­ment : il veut assumer le motif du retour éternel, et ne j amais lui sacrifier le hasard .

Le « vrai coup de dés » Pour cela, il est nécessaire, contre l 'empirisme et les algorithmes formels, de définir le (< vrai coup de dés ) (D. R. , 388) . Les caractéristiques de ce vrai coup de dés sont au nombre de trois .

1 . Il est unique . Car s' il y avait (réellement, ontolo­giquement) plusieurs coups, la revanche statistique du Même serait inéluctable. C 'est sans doute le point où la philosophie de Deleuze comme philosophie de l 'Un est la plus concentrée. Car s 'il n'y a qu'un seul coup de dés, si (< les lancers se distinguent formelle­ment, mais pour un coup ontologiquement un, les retombées impliquant, déplaçant et ramenant leurs combinaisons les unes dans les autres à travers l 'espace, unique et ouvert, de l 'univoque ) (ibid.) , alors il faut soutenir que la pluralité des événements est purement formelle, et qu'il n'y a qu'un événe­ment, qui est en quelque sorte l 'événement de l 'Un. Et nous avons vu qu'en effet, Deleuze ne reculait pas devant cette conséquence . L'Etre est bien l 'unique événement, (< l 'unique lancer pour tous les COUPs ) (L. S. , 2 1 1 ) .

2 . Cet unique lancer est affirmation de la totalz"té du hasard. Le hasard ne saurait en effet résider dans une suite de coups, qui l 'expose à la comparaison des pro-

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babilités, et finalement à son annulation à l ' infini dans les équilibres du Même. Il doit résider et ·s 'accomplir dans l 'unique coup de dés . Ce coup de dés n'est donc pas, dans son résultat numérique, l 'affirmation de sa propre probabilité ou improbabi­lité . Il est l 'affirmation absolue du hasard comme tel . Il est « l 'affirmation du hasard en une seule fois » (ibid. ) , il est le coup de dés qui a puissance « d'affir­mer le Hasard, de penser tout le hasard, qui n'est sur­tout pas un principe, mais l 'absence de tout principe » (P. , 90) . Dans chaque lancer des dés (dans chaque événement) , il y a sans doute distinction formelle des résultats numériques . Mais la puissance intime du lancer est unique et univoque, elle est l 'Evénement, et c 'est elle qui affirme dans un Coup unique, qui est le Coup de tous les coups, le hasard en totalité . Les résultats numériques ne sont que des monnayages superficiels, des simulacres du Grand Lancer.

3. On commence à voir où se situe le retour éter­nel . Ce qui éternellement revient dans chaque événe­ment, dans toutes les divergences et toutes les syn­thèses disjonctives, ce qui revient chaque fois que les dés sont lancés, c 'est l 'unique coup de dés originel ayant puissance d'affirmer le hasard. Dans tous les coups, le même Coup revient, parce que l'être du lancer est invariable dans sa détermination productive : affirmer tout le hasard en une seule fois .

Comme très souvent chez Deleuze, le salut conjoint de deux concepts menacés par le « plato­nisme » du Même (ici, le hasard et l 'éternel retour) se trouve dans l'identification pure et simple de ces deux concepts . Qu'est-ce que « l 'éternel retour en personne » (L. S. , 2 1 0) ? C 'est, nous dit aussitôt Deleuze, « l 'affirmation du hasard en une seule fois,

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l 'unique lancer pour tous les coups, un seul Etre pour toutes les formes et les fois, une seule insistance pour tout ce qui existe » (L. S. , 2 1 1 ) .

Finalement, l 'éternel retour est l'Un comme aff!.r­mation du hasard, de ce que le hasard s' affirme en un seul coup, qui revient comme être actif de tous les lancers, de tous les événements hasardeux. Mais on peut tout aussi bien dire que le hasard est l'Un comme éternel retour, car ce qui fait qu'un événe­ment est hasardeux est qu'il a comme puissance active unique, comme virtualité générique, ce qui revient, soit le Grand Lancer originel .

Au bout de cette logique, il y a sans doute une doc­trine virtuelle de la contingence . Ce qui insiste dans tous les événements immanents de la puissance de l 'Un, et y revient éternellement, c ' est le hasard comme hasard de l'Un lui-même. Et que faut-il entendre par ( � le hasard de l 'Un » , sinon la contingence radicale de l 'Etre ? En définitive, le retour éternel est l ' affirma­tion univoque, déployée dans tous les événements qui auto-affectent l 'Etre, de sa propre contingence . Où nous retrouverions tout aussi bien la logique du sens. Nous savons que l 'univocité est celle de la distribu­tion du sens selon le non-sens . On pourra dire : dans tout événement du sens, revient éternellement qu'il fut produit par le non-sens .

Nietzsche ou Mallarmé ? Tout à la fin de l 'année 1 993, à propos du concept d'indécidable, qui nous est commun quoique dans des usages fort différents, Deleuze reprenait dans une lettre la question du coup de dés dans sa connexion

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directe avec le virtuel . Il posait en effet que l ' indéci­dable concerne les j ets de virtuels comme événements purs, du type coup de dés . Et il redisait, avec une grande clarté, que les différents lancers de virtuels peuvent être formellement distincts, tout en restant les formes d'un seul et même lancer. Si bien que les différents lancers sont indécidables, qu 'aucune déci­sion n'est la dernière, que toutes communiquent et passent les unes dans les autres .

Réfléchissant à cette persistance chez Deleuze, depuis la fin des années soixante, de formulations quasi identiques, je me disais que l ' indiscernabilité des lancers (des événements, des j ets de virtuel) était bien pour lui le plus important des points de passage de l'Un. Pour moi en revanche, l 'absolue séparation ontologique de l 'événement, le fait qu'il vienne à la situation sans y être d'aucune façon virtualisable, est l 'assise du caractère irréductiblement original, créé, hasardeux, des vérités . Et si une vérité est indiscer­nable, ce n'est pas du tout au regard des autres véri­tés (dont elle est au contraire doublement discer­nable, par la situation où elle s 'inscrit, et par l 'événement qui l ' initie), mais au regard des res­sources de discernement de la situation où elle pro­cède. Car si une vérité était discernable selon ces res­sources, c 'est qu'elle ne serait, dans cette situation, ni une création ni un hasard .

Je pense donc, au rebours de Deleuze, que les coups de dés événementiels sont tous absolument distincts, non pas formellement (au contraire, la forme de tous les événements est la même), mais ontologiquement. Cette multiplicité ontologique ne compose aucune série, elle est sporadique (rareté des événements) et intotalisable. Aucun compte ne ras-

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ETERNEL RETOUR ET HASARD 1 1 5

semble les événements, aucun virtuel ne les plie à l 'Un. Et comme il n'y a pas de série, il n'y a pas non plus de possibilité de faire revenir le Même du biais de la probabilité . Par conséquent, je ne crois au retour éternel du Même dans aucun de ses sens pos­sibles, ni le parménidien (permanence de l 'Un), n ï

'le

cosmologique (loi du Même imposée au chaos), ni le probabiliste (équilibre obtenu à l ' infini d'une série) , ni le nietzschéo-deleuzien (affirmation du hasard en une seule fois) .

Dans la controverse de l 'époque, matérialisée par notre correspondance, cette disputatio intime sur le retour éternel prit (pour moi) la forme d'une médita­tion sur nos conceptions respectives du hasard. Si pour Deleuze il est en définitive l 'affirmation, dans tous ses effets immanents, de la contingence de l 'Un, il est pour moi le prédicat de la contingence de chaque événement. Pour Deleuze, le hasard est le jeu du Tout, toujours re-joué tel quel . Pour moi, il y a multi­plicité (et rareté) des hasards, en sorte que c ' est déjà par hasard que nous vient le hasard d'un événement, et non selon l'univocité expressive de l'Un.

Pendant l 'été 1 994, je soulignai à quel point nous nous opposions sur le hasard . Car s ' il reste pour lui le j eu des plis localisés du Tout, pour moi, puisque le vide de l 'Etre ne vient à la surface d'une situation que selon la guise de l 'événement, le hasard est la matière même d'une vérité . Et de même que les vérités sont singulières et incomparables, de même les événe­ments hasardeux où elles trouvent leur origine doivent être multiples et séparés par le vide . Le hasard est pluriel, ce qui exclut l 'unicité du coup de dés . C 'est par hasard que nous vient ce hasard. En définitive, la contingence de l 'Etre ne s 'accomplit

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vraiment que s'il y a aussi le Hasard des hasards . Mais pour Deleuze, prise sous la lo i de l 'Un, la c"ontingence s'accomplit d'un seul tenant. Il n'y a pas de Hasard des hasards, ce qui est le prix payé au plein de l 'Etre .

D'un côté, conception ludique et vitale du hasard ; de l 'autre, conception stellaire du Hasard de hasard . Nietzsche ou Mallarmé, finalement.

Sur ce point particulier, Deleuze n'a pas poursuivi en détail la discussion. Je la reprends ici, mais qu'il ne soit plus là pour répondre a pour moi quelque chose de déconcertant . Comme j ' aimerais qu'une fois de plus i l me dise, comme i l le faisait avec gourmandise dans tant de passages variés, à quel point ma philo­sophie a une valeur (comprenons : une anti-valeur, une constellation de défauts gravissimes) réflexive, négative, et analogique, qu'elle est une transcen­dance, qu 'elle a tous les attributs de l 'Idée kantienne ! Pour moi, hélas ! - contrairement à sa propre et héroïque conviction, que soutenait l ' incorporation à l 'Un et l 'unicité du hasard -, la mort n'est pas, n'est j amais, un événement.

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Le dehors et le pli

Qu'est-ce que penser ? Nous savons que c'est, depuis toujours, la question centrale de la philosophie . Nous savons aussi qu' il s 'agit de nouer la réponse à une autre question : qu'en est-il de l 'Etre ? Et nous savons en troisième lieu, depuis Parménide, que, quelle que puisse être l 'élaboration conceptuelle de ce nouage, ou la réponse proposée à la question de l 'Etre, il fau­dra en venir aux modalités possibles d'un seul énoncé : « Le Même, lui, est à la fois penser et être . »

La grandeur de Heidegger est d 'avoir avec densité reformulé ces impératifs comme ceux qui délimitent l 'exercice de la philosophie . Toute entreprise philo­sophique créatrice aujourd'hui, comme par exemple celle de Gilles Deleuze, soutient, dans les conditions du temps, les trois questions : Qu' en est-il de l 'Etre ? Qu'est-ce que penser ? Comment s ' accomplit l 'iden­tité essentielle du penser et de l 'Etre ? Nous pouvons dire que, pour Deleuze, l 'Etre se décline univoque­ment comme Un, comme vie inorganique, comme immanence, comme donation insensée du sens, comme virtuel, comme durée pure, comme relation, comme affirmation du hasard et comme retour éter­nel . Et que le penser est synthèse disjonctive et intui-

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tion, lancer des dés, contrainte ascétique d'un cas, force de la mémoire . . Reste à s 'engager plus profondément dans la théo­

rie du nouage . En quel sens le penser et l 'Etre sont-ils identiques, et selon quel maniement de l'identité ? Car pour Deleuze l 'identité logique, le A = A, est irrecevable, c 'est une catégorie du ({ platonisme ) .

Un anti-cartésianisme Une longue tradition pense l 'identité de la pensée et de l 'Etre comme principe. Aristote, dans le livre gamma de la Métaphysique, traite de la possibilité d 'une pensée de l 'être en tant qu'être selon la trip li­cité du principe d'identité, du principe de non­contradiction, et du principe du tiers exclu. La conviction de Deleuze est que nous ne pouvons plus emprunter cette voie. Ce n'est pas une question de bonne volonté : nous ne pouvons plus . La pensée qui ({ conjointe ) sous des principes l 'être de l 'être et l 'être de la pensée nous est interdite, factuellement, par l 'état du monde (c'est-à-dire par l 'Etre lui-même, dans la disposition contemporaine de ses modalités, ou de ses simulacres) : ({ Nietzsche et Mallarmé nous ont redonné la révélation d'une Pensée-monde, qui émet un coup de dés. Mais, chez eux, il s 'agit d'un monde sans principe, qui a perdu tous ses principes ) (P. , 90) .

Faut-il en conclure à une disjonction irrémédiable de l 'Etre et de la pensée ? Certainement pas ! Com­ment le plus radical penseur de l 'Un depuis Bergson pourrait-il assumer cette disjonction ? Il faut louer Foucault, nous dit Deleuze, d'assumer jusque dans le plus extrême détail de ses analyses que ({ le savoir est

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être » (F. , 1 1 9) . Le problème est donc celui d'une identité non principielle de la pensée et de l 'Etre .

On peut ici prendre appui sur une autre grande tra­dition, qui s 'enracine dans Descartes, et qui installe la question de l 'Etre-penser dans une problématique du suj et . Cette tradition n'exige pas, du moins en apparence, le recours à la transcendance des prin­cipes . Le nouage s'y accomplit en supposant à la pen­sée un sujet, un support, et en interrogeant ce sujet quant à son être . L'être de la pensée est identifié comme être du sujet, et la question de l 'identité de l 'Etre et de la pensée devient celle de la position dans l 'Etre de l 'Etre-sujet. Le plus haut accomplissement de cette orientation est sans doute Hegel, quand il fixe comme programme à la philosophie tout entière de « penser l 'Absolu non seulement comme subs­tance, mais aussi et en même temps comme sujet » .

Deleuze ne peut non plus emprunter, au moins directement, ce chemin. Il y a, à cette opposition essentielle de Deleuze à tout ce qui se présente comme « philosophie du sujet » , de multiples raisons convergentes .

1 . On doit partir de l 'univocité de l 'Etre et y dispo­ser l 'équivoque comme expression, ou simulacre, et non inversement. Isoler ontologiquement le sujet, puis questionner l ' appartenance de son être à l 'Etre, ruine l 'univocité, qui est nécessairement une thèse première. Sur ce point, Deleuze consonne avec Hei­degger contre la « métaphysique » du sujet. Rien ne lui est plus étranger que le Cogito . Pour lui, qui­conque commence ainsi ne sortira j amais de l 'équi­voque, et n'accédera jamais à la puissance de l'Un. C 'est du reste ce qu'on voit, de Descartes (l'Etre se dit en plusieurs sens, selon l 'étendue et la pensée, le

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corps et l 'âme, et encore selon Dieu) à Sartre (l 'Etre se dit comme massivité de l 'en-soi et comme néant de fa conscience) .

2 . Identifier à un sujet l 'être de la pensée dote cet être d'une intériorité constituante, qui se rapporte et à elle-même (réflexivité) et à ses objets, donnés comme hétérogènes à l 'intériorité (négativité) . Mais l 'être de l ' étant ne tolère ni la réflexivité ni la négati­vité . L'étant est modalité de l 'Un, inflexion super­ficielle, simulacre . Comme tel, il n'entretient nul rap­port à quoi que ce soit, n'est le négatif de rien, et ne peut intérioriser l 'extérieur.

Certes - c 'est l 'enjeu de ce chapitre -, il existe ulti­mement une opposition pertinente du dehors et du dedans, ou plus exactement un pliage du dehors qui crée l ' intériorité d'un soi. Mais cette intériorité, loin de pouvoir être constituante, est elle-même consti­tuée, elle est un résultat . Elle ne peut identifier la pensée, qui ne sera du reste pas une production du soi, mais la construction du soi, l 'acte de plier (ou de déplier) . Et cet acte sera absolument homogène à l 'Etre, il sera un pli de l 'Etre .

3 . Ce que les philosophes du sujet, en particulier les phénoménologues, posent comme région indé­pendante de l 'Etre, ou figure transcendantale, n'est pour Deleuze qu'un certain type de simulacres, qu'il appelle « le vécu .) (l'autre type de simulacres s 'appelle « états de choses .») . Il ne s'agit là que d'objets, de simples {( coupes immobiles .) de la durée, dotés de leurs propres mouvements extrinsèques (ou spa­tiaux) . Les phénoménologues, certes, ne s 'en tien­nent pas aux objets de type « vécu .), ils les rapportent à leurs corrélations (les fonctions du vécu), ils les étu­dient, sans recours au virtuel, sur un simple plan de

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référence . Ils font pour le vécu ce que les sciences posi­tives font pour les états de choses : construire leurs cor­rélations fonctionnelles horizontales. Deleuze accepte qu'il y ait une « science » du vécu, mais certainement pas une philosophie . Au mieux, le sujet est une fon,c­tion, ou un réseau de fonctions, un espace fonction­nel du vécu. Il réfère le vécu, il est incapable de l 'immerger dans le virtuel, et donc d'intuitionner son rapport expressif à l 'Un.

En définitive, l 'opérateur « sujet » engage la pensée dans un paradigme de type scientifique (le plan de réfërence) , ce qui est une compréhension profonde de Descartes . Lacan aussi, quoique dans la visée toute contraire d'un maintien et d'une refondation de la catégorie de sujet, a noté qu'entre le Cogito et le galiléisme, il y avait un lien intrinsèque, de telle sorte qu'à ses yeux le sujet réfërentiel pouvait se nommer « sujet de la science » .

4 . Cette corrélation obligée entre le sujet e t l e plan (scientifique) de réfërence renvoie dos à dos, pour Deleuze, les tenants de l 'objectivisme structural et les tenants du subjectivisme. Pensant sous la contrainte (exaltante) de l 'œuvre de Foucault, il crédite ce der­nier d'un diagnostic capital : « structures » (scienti­fiques) et « sujet » (comme support supposé de la pen­sée et des valeurs) ne s 'opposent qu' en apparence. Et il est bien vrai qu'aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout (bien après l 'Archéologie du savoir, qui contient le diagnostic) , les débats portent « sur la place et le statut qui reviennent au sujet dans des dimensions qu'on suppose ne pas être entièrement structurées » (F. , 23) . Nous constatons en effet que les tenants d'une structuration obligatoire de l 'écono­mie par le libre marché ( ( liberté » dont on sait, de

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l 'aveu de ses militants, qu'elle est celle du gendarme monétaire) , et d'une structuration politique unique (re parlementarisme représentatif) , sont les mêmes qui, à la marge de ces nécessités massives, prônent le retour à un sujet moral et humanitaire . I l es t certain que, <� tant qu'on oppose directement l 'histoire à la structure, on peut penser que le sujet garde un sens comme activité constituante, recueillante, unifiante » (ibid.) . Le grand mérite de Foucault (mais Deleuze le prend à son compte, au style indirect libre) est d'avoir construit des configurations pensantes qui n'ont rien à voir avec le couple de l 'objectivité structurale et de la subjectivité constituante. Les <� époques » , les for­mations historiques, les épistèmès, qui sont les grandes unités construites par Foucault, < � échappent au règne du sujet autant qu'à l 'empire de la structure » (ibid.) . C'est au lieu même de ce congé donné au couple positiviste de l 'objectif et du subjectif que Deleuze installe la question du nouage de la pensée et de l 'Etre .

Le concept de pli Si ce nouage n'est ni de l 'ordre d'une théorie (logique) des principes, ni de celui d 'une analytique du sujet, nous sommes à nu devant la question qu'il nous pose et qui, compte tenu de l 'ontologie deleu­zienne, se formule ainsi : puisque la pensée est mise en mouvement par des synthèses disjonctives� puisque les étants qui la sollicitent sont dans le non-rapport, comment peut-elle s 'accorder à l'Etre, qui est essentiellement Rela­tion ?

Il faut revenir sur l 'interrogation où nous avons déjà vu le défi même que les simulacres posent à la

»

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pensée : ({ Comment le non-rapport est-il un rap­port ? » (F. , 72) .

Le concept de pli résume le parcours intuitif qui élucide ce paradoxe . On peut le disposer, dans sa boucle (le ({ perpétuel ré-enchaînement » ) , selqn quatre segments . Leur parcours intégral (il y faut à la fin, sous le nom ( { pli » , un re-parcours à vitesse infi­nie) nous donne accès au ({ lien le plus rigoureux entre le singulier et le pluriel, le neutre et la répéti­tion » (F. , 23), donc entre la pensée, qui ne connaît que des cas disjoints, et l 'Etre, qui est retour éternel du Même. Le chemin est comme une ligne de crête, il permet de ({ récuser tout à la fois la forme d'une conscience ou d'un sujet, et le sans-fond d'un abîme indifférencié » (ibid.) .

1 . Nous sommes d 'abord, nous, contemporains, forcés de nous tenir, durement, devant la dis­jonction . Nous n'avons plus à notre disposition la puissance réconciliatrice et unifiante des principes . C 'est l 'ascèse moderne : exposer la pensée à la pure et simple dé-liaison . Rien ne ressemble à rien, rien n'est à la rencontre de rien, tout diverge . Même l 'Etre, quoique univoque, se pense inauguralement comme l 'Un d'une béance . D'où la tentation qui va de pair avec celle de tout refonder dans un sujet : celle de se laisser glisser dans la non-pensée, dans le « sans-fond de l ' abîme » .

Prenons par exemple l 'Etre univoque sous son nom le plus bergsonien, le temps . Tant que nous res­tons dans le simple face-à-face avec le temps, dans la stupidité de qui n'a pas encore engagé le parcours intuitif, que voyons-nous ? Nous voyons l 'écart entre d'un côté le dispositif ({ coupes immobiles + temps abstrait » , lequel

. renvoie aux ensembles clos, c'est-à-

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dire aux objets actuels ; et de l 'autre l 'implication « �ouvement réel -+ durée concrète » , qui renvoie à « l 'unité d'un temps qui dure » , et « dont les mouve­ments sont autant de coupes mobiles traversant les systèmes clos » (L M. , 22) . Si l 'Un de l 'Etre n'est effectif que dans cet écart (l'ouvert et le clos) , com­ment ne pas croire que la pensée s 'accorde à lui comme non-pensée, comme expérimentation du sans-fond ? C 'est bien toute la question du rapport entre intuition philosophique et intuition mystique, question que Wittgenstein traite au profit de la seconde .

Mais non point Deleuze, pour qui l 'impératif doit rester celui de la pensée affirmative . C 'est comme une seconde ascèse . Non seulement nous devons affronter la disjonction dans ses abrupts les plus déconcertants, mais nous devons nous y trouver contraints de suivre l 'Un jusque dans la conviction que le non-rapport est pensable comme rapport . C 'est par exemple la force d'âme de cette double ascèse qui fait, dans l 'ordre de l ' art, tout le mérite des grands cinéastes contemporains . D'une part, leurs films actualisent la disjonction. « Chez les Straub, chez Syberberg, chez Marguerite Duras, les voix tombent d'un côté, comme une " histoire " qui n'a plus de lieu, et le visible de l 'autre côté, comme un lieu vidé qui n'a plus d'histoire » (F. , 7 1 ) . Mais d 'autre part, tout leur génie est de faire passer l 'Un dans la « cou­pure irrationnelle » des simulacres, non pas du tout par l 'effet dialectique d'une synthèse, ou par réduc­tion de cet écart sous quelque principe invisible, indi­cible, et transcendant, mais en pratiquant au mon­tage un (c perpétuel ré-enchaînement [encore lui, mais nous savons qu'il est un autre nom de l ' intuition]

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par-dessus l ' interstice » (F. , 72) . E t d e même, l a force philosophique sans égale de Foucault est d' abord de mener à son comble la disjonction des deux grands registres où se compose tout savoir, les visibilités et les énoncés, de nous donner une vérité cassée e.n deux (comme Nietzsche, remarquons-le au passage, voulait <� casser en deux l 'histoire du monde » ) . Et il semble que les deux moitiés du vrai ne puissent avoir aucun rapport direct, si bien que nous sommes au péril d'une infidélité radicale de la pensée à l 'univo­cité de l 'Etre . Ne se dirait-il pas différemment selon le visible et selon le dicible ? Quelle tentation platoni­cienne ! Mais alors vient la seconde ascèse, et la suprême force de Foucault, celle qui commande le parcours si mal compris entre les Mots et les Choses et le Souci de soi. Obéir à l 'impératif de l'Un. Inventer les concepts qui font passer sur la disjonction, comme on passe, sans réduire le gouffre, entre deux montagnes, au-dessus du torrent vivant qui est, au fond de la val­lée, le mouvement de leur séparation. Foucault qui, instruit par ce Deleuze qu'il a instruit, poserait qu' (� il faut bien que les deux moitiés du vrai entrent en rap­port, problématiquement, au moment même où le problème de la vérité exclut leur correspondance ou leur conformité » (F. , 7 1 ) .

Cette seconde ascèse est-elle sans garantie aucune ? Faut-il parier sur l 'Un quand n'est expérimentable, selon la première ascèse, que la violence de la sépara­tion ? Pas tout à fait . Certes, les ensembles clos aux­quels nous sommes confrontés n'ont par eux-mêmes nulle ressemblance, nulle conformité . Ils ne se corres­pondent en rien. Mais qu 'ils soient tous des modalités du Tout se marque en eux, presque imperceptiblement, par un point d'ouverture, une IMère instabilité, une oscillation

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microscopique. Deleuze remarque que (l Ie tout n'est pas un ensemble clos, mais au contraire ce par quoi l 'ensemble n'est jamais complètement à l 'abri, ce qui le maintient ouvert quelque part, comme par un fil ténu qui le rattache au reste de l 'univers » (l.M. , 2 1 ) .

Je pense parfois que cette garantie empirique de la seconde ascèse est presque une facilité théorique. S i en définitive le rattachement au reste de l 'univers de tous les objets est marqué sur l 'objet même, à quoi sert du coup la première ascèse, celle qui expose la pensée à l 'absoluité de la disjonction ? Ne suffit-il pas d 'être attentif à ce (l quelque part » où l 'objet reste ouvert ? Et je ferais sans doute la même objection à ce providentiel marquage qu'à la théorie des deux par­ties de l 'objet, la virtuelle et l 'actuelle : il met à rude épreuve l 'univocité, en assignant directement la chance de la pensée à une division repérable de ses objets . Il n'est pas très facile, semble-t-il, de quitter définitivement les présupposés de la dialectique.

Mais ce que j 'aime, dans la formule de Deleuze, c 'est l ' invocation d'un désabritement de l 'ensemble clos (de l 'objet actuel) . Elle donne à la seconde ascèse une allure qui me convient . Oui ! Penser une situa­tion, c 'est toujours aller vers ce qui, en elle, est l e moins couvert par l ' abri que lui offre l e régime géné­ral des choses, comme aujourd'hui la situation de notre pays se pense à partir du désabritement éta­tique des sans-papiers . C 'est ce que, dans mon propre langage, j ' appelle (sans avoir besoin pour cela ni du virtuel ni du Tout) un site événementiel. Je le détermine ontologiquement (avec les formulations mathématiques requises) comme ce qui est ( l au bord du vide » , soit presque soustrait à l a régulation d e la situation par sa norme immanente, ou son état. C 'est

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dans une situation (dans un ensemble) comme un point d'exil, celui où il se peut qu'arrive, enfin, quel­que chose . Et je dois dire que Deleuze m'a fait un grand plaisir quand, au tout début de 1 994, repérant en profondeur les similitudes « politiques » entre sa thèse du désabritement et ma thèse du site événe­mentiel, il comparait l 'expression « au bord du vide » au croisement du territoire (espace de l 'actualisation) et de la déterritorialisation (débordement du terri­toire par l 'événement qui est le réel-virtuel de toute actualisation) , soit le point où ce qui arrive n'est plus assignable, ni au territoire (au site) ni au non­territoire, ni au dedans ni au dehors . Et il est vrai que le vide est dépourvu d'intérieur comme d'extérieur.

La seconde ascèse s ' instruit bien d'un « croise­ment » , qui est débordement du site, ou point d'ouverture événementiel du clos . Tel est le « fil ténu » qui rapporte un objet à tout le reste de l'uni­vers, et c 'est en le suivant, ce fil, que, comme Ariane, la pensée peut éclaircir le labyrinthe dont le portique était la sévère disjonction, l 'inguérissable (en appa­rence) fracture de toute vérité par le non-rapport des objets .

2 . Refaisons ce parcours partiel, dans un autre champ sémantique . Quand la pensée s 'expose à la disjonction, elle est, nous l 'avons vu, comme un auto­mate . Seule la neutralité de l 'automatisme réalise le choix d'être saisi disjonctivement par une inflexion de l 'Un (choisir, dit Deleuze, c 'est être choisi, et c 'est cela qui est difficile) . Pour l 'automate, qui a réalisé l 'abandon de toute intériorité, il n y a que le dehors. C'est pourquoi l 'intuition (la pensée dans sa chance de ne faire qu'un avec l 'Etre) commence, selon une expression qui a fait fortune, comme « pensée du

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Dehors » . Il vaudrait du reste mieux dire : une pen­sée-dehors, pour ne laisser subister, entre la pensée et le · dehors, aucune trace d'un lien intentionnel.

Le dehors n'a pas la vulgarité d'être un quelconque monde extérieur. L'automate (la pensée dans son ascèse) est un simulacre qui n'a nul rapport aux autres . C 'est lui-même qui est assomption pure du dehors . Comme le note Deleuze à propos de l 'exemple canonique du cinéma (canonique en raison de ce qu'y est évident (C l 'automatisme matériel des images » ; l. T. , 2 3 3) : ( C L'automate est coupé du monde extérieur, mais il y a un dehors plus profond qui vient l 'animer » (ibid.) . On dira donc que l 'intui­tion commence comme animation par le dehors .

Mais qu'est-ce qui est au principe de toute anima­tion ? Qu'est-ce qui peuple le dehors impersonnel et y compose des formes ? Appelons cet (C élément » du dehors : la force . C'est un nom approprié, car, ne se traduisant que par une animation contrainte, une mise en mouvement de la pensée-automate, le dehors n'est manifeste que comme imposition d 'une force . C 'est d u reste u n des thèmes les plus constants d e Deleuze que nous n e pensons que forcés à penser. Avertissement pour ceux qui verraient dans Deleuze une apologie de la spontanéité : tout ce qui est spon­tané est inférieur à la pensée, qui ne commence que contrainte à s 'animer par les forces du dehors .

Deleuze attribue au Foucault-Deleuze, qui est un de ses (C personnages conceptuels » , la découverte sui­vante : l 'élément qui vient du dehors est la force . Car, pour Foucault (mais en vérité pour Deleuze éclairant Nietzsche, élucidant le jeu des forces actives et des forces réactives) , ( C la force se rapporte à la force, mais du dehors, si bien que c 'est le dehors qui " explique "

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l 'extériorité des formes, à l a fois pour chacune e t pour leur relation mutuelle » CF. , 1 20) . Le premier enfon­cement de la pensée dans la voie d'une saisie intui­tive, ou selon l 'Un, de la disjonction qui la suscite est construction au dehors d 'un rapport de forces, d'un diagramme des forces .

'

Le diagramme des forces, pure inscription du dehors, ne comporte aucune intériorité, il ne commu­nique pas encore avec l'Un comme tel . Il fait cepen­dant entrer les objets disjoints (ou les instances d'obj ets, comme le visible et le di cible) dans une composition formelle, où l ' extériorité demeure, mais activée par sa saisie « en force » . Nous passons d'une simple logique disjonctive de l 'extériorité à une topo­logie du dehors comme lieu d' inscription de forces qui, dans leur action réciproque, et sans qu'elles commu­niquent d'aucune façon entre elles, produisent, comme figure locale du dehors, des extériorités sin­gulières .

La pensée se fait topologie des forces du dehors, et y gagne une nouvelle question : Quels sont les strates, les diversités, les bords, les connexions qui composent cette topologie ? Comment couvrir les configurations de forces qui peuplent le dehors ? Deleuze consacre à cette étape de son identification ontologique de la pensée d'innombrables pages, il multiplie les cas, il raffine les investigations . Au point qu'on a pu croire qu'il ne faisait que substituer à la phénoménologie une phénoméno-topologie . Mais cet infini détail n'est pas ce qui nous importe, et il n'est pas non plus, disons-le, ce qui nous comble, en dépit de la confondante virtuosité de ces variations. Ce qui compte est de savoir comment l ' intuition outrepasse l ' établissement de la topologie des forces vers l 'acte de son identité à l 'Un.

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3 . Cet outrepassement engage des concepts topolo­giques, des concepts qui pensent en profondeur le dehors comme espace des forces . L'identification intuitive du penser et de l 'Etre s ' accomplit, chez Deleuze, comme densification topologique du dehors, jusqu'au point où il s 'avère que le dehors enveloppe un dedans . Alors, dans le geste par lequel elle suit cet enveloppement (du dehors au dedans), pour ensuite le développer (du dedans au dehors) , la pensée co­participe ontologiquement de la puissance de l 'Un . Elle est l e pli d e l 'Etre .

L'opérateur topologique qui sert de pivot est, comme on peut s'y attendre, celui de limite . La dis­jonction, dès que pensée comme production d 'exté­riorité par les forces du dehors, se présente aussi bien comme ligne de partage des champs de force, résul­tante tracée, dans l 'espace du dehors, des formes extérieures qui déploient les forces . Nous avons déj à vu que l e montage filmique, chez les modernes, fait du temps-cinéma le tracé-franchissement d'une ligne irrationnelle qui extériorise ce qui est dit par rapport à ce qui est vu . Le temps-cinéma est donc la création d'une limite, ou plutôt : il construit au dehors une limite où le non-rapport rapporte ses termes l 'un à l 'autre, parce que leur disjonction est active topologique­ment comme production (de la limite, précisément) . Et comme la pensée n'est rien d'autre que construction (puisque l ' intuition est identique à son parcours) , il faut dire qu'en construisant des limites, la pensée coïncide déjà avec la disjonction comme inflexion, ou avec le non-rapport comme rapport .

Reprenons sur ce point le cas-Foucault. Ce qu'il y a d'impersonnel et d'automatique dans la pensée­Foucault, c 'est de s 'être exposée pleinement à la dis-

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jonction, d'avoir séparé absolument, dans l 'Etre­savoir, les deux moitiés du vrai (le langage et le visible) . Génial théoricien de l 'extériorité, Foucault, ascétiquement, dans un formidable labeur archiviste, a installé chaque forme-savoir dans le dehors topolo­gisé, ce qui veut dire qu'il a forcé (ce qui est la même chose que : il a été forcé par) chaque forme - les énoncés et les visibilités, la parole et la vue - à atteindre sa propre limite, à se situer au regard de l ' autre dans l 'extériorité, construisant ainsi le j eu des forces du dehors : « Chacune atteint à sa propre limite qui la sépare de l 'autre, un visible qui ne peut être que vu, un énonçable qui ne peut être que parlé » (F. , 72) . Mais la topologie du dehors est telle, ainsi construite, que « la limite propre qui sépare chacune, c 'est aussi la limite commune qui les rapporte l 'une à l 'autre, et qui aurait deux faces dissymétriques, parole aveugle et vision muette » (ibid.) .

On pourrait évidemment objecter que cette solu­tion est précaire . Si l'Un se donne comme limite dis­jonctive, ou tracé d'une limite sur l ' espace du dehors, ne faut-il pas encore distinguer entre la topologie de l ' espace, l 'Un de la topologie, et ce qui s 'y inscrit selon des lignes de force que Deleuze déclare parfois « flottantes » , ce qui veut dire : abandonnées à l ' espace, mobiles, mais néanmoins distinctes du dehors lui-même, résultats inscriptibles sur sa sur­face ?

Au point où nous en sommes, l ' intuition construc­tive de Deleuze est à mes yeux dans son étape propre­ment mallarméenne . La différence entre la dis­jonction et l 'Un, entre, si l 'on veut, la différence des simulacres et l 'Un de la différence elle-même, ou encore la différence entre les coupes immobiles de la

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durée et le changement qualitatif du Tout, ou encore la différence entre la différence des coups de dés et le lancer unique qui les hante et les fonde, ou encore la

. différence entre la divergence des séries et le retour éternel, bref : la différence entre le non-rapport et la Relation, tout cela est réduit à presque rien, à ce que Mallarmé pense comme la différence nulle entre la blanch�ur du papier et les tracés qui l 'affectent, dif­férence qui n'en est pas une, puisque deux tracés ne diffèrent qu'autant qu'un blanc fait limite entre eux, et que récriproquement deux blancs sans traces sont indiscernables . Et sans doute Mallarmé s ' en tient là. L'Etre n'est que « le vide papier que sa blancheur défend 1), sinon que ce n'est qu'à partir de l 'événe­ment (de la trace) que se pense l 'être-blanc du papier. Pour ma part, je suis mallarméen. L'être en tant qu'être n'est que composition-multiple du vide, sinon que de l'événement seul procède que du fonde­ment vide il puisse y avoir vérité .

Mais pour Deleuze, cette solution fait encore la part trop belle au négatif. Si la limite n 'est pensable que comme trace mobile affectant le dehors, il n 'est pas sûr que nous puissions sauver l 'univocité . Car l 'Etre se dira encore selon deux sens, le dehors et la limite, l 'espace et la trace, l 'être et l ' événement. Il faut donc que l 'acte de la pensée s 'accorde à la sur­face (au dehors) comme à ce qui est par soi-même la limite.

Mais qu'est ce qui est simultanément mouvement d'une surface et tracé d'une limite ? C 'est, très exac­tement, un pli. Si vous pliez une feuille, vous déter­minez un tracé de pliure qui, certes, fait la limite commune de deux sous-régions de la feuille, mais qui n'est cependant pas un tracé sur la feuille, du noir sur

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le blanc . Car la pliure présente comme limite, sur la feuille comme pur dehors, ce qui, dans son être, est un mouvement de la feuille elle-même.

Le moment le plus profond de l 'intuition est donc celui où la limite est pensée comme pli, et où par conséquent l 'extériorité se renverse en intériorité . La limite n'est plus ce qui affecte le dehors, elle est un pli du dehors . Elle est auto-affection du dehors (ou de la force, c 'est la même chose) . Autant dire que nous parvenons enfin au point où la disjonction est intui­tionnée comme simple modalité de l 'Un : la limite commune des forces hétérogènes qui extériorisent absolument les objets ou les formes est l ' action même de l 'Un comme plissement de soi. Le penser coïncide avec l 'Etre quand il est un pli (la construction d'une limite comme pli) dont l 'essence vivante est le pli de l 'Etre . L'ascèse qui impersonnalise la pensée, la livre au dehors, la soumet à la force, prend tout son sens (qui est le sens) quand elle (C découvre ce dehors comme limite, horizon ultime à partir de quoi l 'être se plie f) (F. , 1 2 1 ) .

4 . Qu'il y ait pli du dehors (que l e dehors s e plisse) signifie ontologiquement qu'il crée un dedans. Imagi­nons la feuille pliée : il y a limite immanente sur la feuille, mais aussi création d'une poche intérieure. On peut donc dire : l ' intuition où l 'Etre coïncide avec le penser est création, comme pli du dehors, d'une figure du dedans . Et il est alors possible de nommer cette pliure un (C soi f) - c 'est le concept de Foucault -, et même, si l 'on y tient, un sujet. Sauf à ajouter aussitôt :

- que ce sujet résulte d'une opération topologique situable dans le dehors, et qu'il n'est donc en rien constituant, ou autonome, ou spontané ;

- que ce sujet, comme (C espace du dedans f), est in-

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séparé du dehors (il en est un pli), ou encore qu'il est « tout entier co-présent à l 'espace du dehors sur la ligne du pli » (F. , 1 26 ; cf. choix de textes, p. 1 77-1 81) ;

- qu'il n'existe que comme pensée, et donc comme traversée de la double ascèse (endurer la disjonction et tenir l ' imperceptible fil de l' Un), laquelle seule le rend capable de devenir la limite comme pli .

Sous ces conditions, on peut dire que le sujet (le dedans) est l 'identité du penser et de l 'être. Ou encore, que « penser, c'est plier, c 'est doubler le dehors d 'un dedans qui lui est coextensif » (ibid.) .

Ce faisant, nous ne nous éloignons nullement de l ' idée bergsonienne de l ' intuition (donc de la pensée) comme intuition de la durée . Car (et c'est une preuve supplémentaire de ce que j ' appelais la monotonie de l 'œuvre de Deleuze, de son insistance, qui est aussi bien fidélité à l 'Un) , le Pli est finalement ({ subjectif » en ce qu'il est exactement la même chose que la Mémoire, la grande mémoire totale dont nous avons vu qu'elle était un des noms de l 'Etre . Pour autant en effet que la durée pure est conservation intégrale de l 'être du passé, ou du passé comme Etre, on ne peut assigner la mémoire à l 'opération d'un sujet . Il faut plutôt parler d'une « mémoire du dehors » (F. , 1 1 4) , qui e s t l ' être du temps, et dont le sujet n'est qu'une modalité . Il est alors possible de comprendre simulta­nément que « le plissement lui-même est une Mémoire » (ibid.) , et que « le temps comme sujet, ou plutôt comme subjectivation, s 'appelle mémoire » (F. , 1 1 5) . Ce qui confirme qu'au point du pli la pen­sée est la même chose que le temps, et par conséquent, puisque nous savons que le temps n 'en est qu'un des noms, identique à l 'Etre . Et i l est remarquable qu'on puisse nommer « sujet » , sans

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avoir rien concédé à la filiation cartésienne, cette identité . Car être sujet, c 'est « penser le dehors comme temps, sous la condition du pli » (ibid.) .

Les conséquences, de portée politique, de la doc­trine du pli, sont peut-être ce qui en indique à la fois la force originale et (pour moi) le peu de séduction .

D 'une part, identifiable à la mémoire, le pli fait prévaloir au cœur de toute création (ou action, ou même révolution) une souple inflexion, ou courbure, de ce que l 'Un a intégralement conservé . Le pli fait de toute pensée un trait immanent du déjà-là, et il s ' ensuit que toute nouveauté est une sélection en pliure du passé . Il est évidemment conforme à la doc­trine du retour éternel, dont le pli est en quelque sorte une variante « épistémologique » , que la maxime soit de rendre « le passé actif et présent au-dehors, pour qu'arrive enfin quelque chose de nouveau » (F. , 1 27) . Il est essentiel, nous le savons, que tout commencement soit un recommencement, et que l 'on expérimente « la mémoire comme nécessité du recommencement 1) (F. , 1 1 5) . L'attention extrême, on p eut dire maximale, portée par Deleuze aux formes les plus radicalement nouvelles de l 'art, de la psychiatrie, de la science ou du mouvement des poli­tiques, ne saurait faire oublier que, sous la juridiction de l 'Un, la pensée du nouveau l 'immerge dans sa part virtuelle-passée . On soutiendra même qu'il était nécessaire à Deleuze de connaître avec une curiosité endurante, et de traiter comme des cas, les créations de son temps pour y expérimenter qu'elles ne commençaient j amais absolument, qu'elles aussi, elles surtout, plis et déplis de l 'Etre, n'étaient que des auto-affections de l 'Un immuable (immuable en tant que perpétuelle mutation) .

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D'autre part il faut bien, si la pensée est identique à l 'Un, qu'elle aussi soit essentiellement une . II faut que la pensée soit univoque . I I n 'y a donc pas vrai­ment des pensées, et en définitive la philosophie, don­née tout aussi bien, comme chez Nietzsche, dans son indiscernable compagnon, qui est l 'art, la philo­sophie-art donc, seule à tenir l ' immanence et à mener jusqu'au bout le trajet de la double ascèse, mérite pleinement le nom de pensée . Son geste est inva­riable : « Nous découvrons de nouvelles manières de plier comme de nouvelles enveloppes, mais nous res­tons leibniziens parce qu'il s 'agit toujours de plier, déplier, replier » (P. , 1 89) .

Or, j e ne puis me résoudre à penser ni que la nou­veauté soit un pli du passé ni que le penser soit réductible à la philosophie, ou à un dispositif unique de son acte . C'est pourquoi je conceptualise des commencements absolus (ce qui exige une théorie du vide) et des singularités de pensée incomparables dans leurs gestes constituants (ce qui exige une théo­rie, cantorienne, de la pluralité des types d'infini) . Deleuze a toujours soutenu que, ce faisant, je retom­bais dans la transcendance et dans les équivoques de l 'analogie. Mais en définitive si, pour qu'une révolu­tion politique, une rencontre amoureuse, une inven­tion des sciences, une création d 'art puissent être pensées comme des infinis distincts, sous condition d'événements séparateurs incommensurables, il faut sacrifier l ' immanence (ce que je ne crois pas, mais peu importe ici) et l 'univocité de l 'Etre, je le ferai . S i pour porter à l 'éternel u n de ces rares fragments de vérité dont notre monde ingrat (comme tout autre) est de-ci de-là traversé, il faut s 'en tenir à la doctrine mallarméenne de la trace (je ne le crois pas non plus) ,

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je le ferai . Si, contre l 'ascèse du pli, il faut tenir que la fidélité à un événement est la récollection militante, transitoirement obscure, et réduite à son actualité, d'une multiplicité générique sans aucun virtuel sous­jacent, j e le ferai . Je le fais . Comme aurait qit Deleuze, pour aussitôt, tout comme moi, reprendre le fil des arguments et de la volonté de séduire, de ral­lier : c 'est une question de goût.

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Une singularité

Pour situer Deleuze, sans doute faut-il en appeler à sa propre doctrine des figures de communication entre une singularité disjointe et le Tout. On part des bords, du diagramme des forces le plus étroit, on par­court le « petit circuit » , puis on s 'enfonce dans les vir­tualités les plus composites, qui sont en même temps celles qui circulent et s 'interpénètrent, on suit le « grand circuit » , on active la mémoire absolue, et c 'est comme inflexion locale du passé entier de la philosophie que Deleuze apparaît être une fine pointe, un cristal à la fois translucide et intemporel, comme les boules des devins .

1 . Si la philosophie a pour tâche de déterminer dans le concept ce qui s 'oppose aux opinions, il est vrai que l 'opinion fait retour, en sorte qu'il existe des opinions philosophiques . On les reconnaît à ce qu'elles composent des sortes de blocs référentiels et étiquetés, disponibles pour à peu près n' importe quelle opération idéologique, et ne mènent grand tapage les unes contre les autres (c'est là que se dis­tinguent les seconds couteaux) que pour façonner toutes ensembles, à l 'enseigne du « débat » , une sorte de consensus débraillé .

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Un des signes de la grandeur de Deleuze, c 'est qu'en dépit de son succès, il est resté inincorporable aüx principaux blocs d 'opinion qui organisent la petite vie parlementaire de la profession . Sans doute a-t-il été, entre 1 969 et 1 97 5, le mentor de cette frac­tion du gauchisme qui n'en avait que pour les machines désirantes et le nomadisme, le sexuel et l e festif� les libres flux e t les libres paroles, les radios libres et tous les espaces de liberté, la contestation moléculaire fascinée par les puissants dispositifs molaires du Capital, l ' arc-en-ciel des petites dif­férences . Nous en avons assez dit pour que tout un chacun comprenne le crucial malentendu sur lequel reposait cette juridiction transitoire . Que Deleuze n'ait rien fait d'explicite pour le dissiper s 'attache à cette tare des philosophes, dont aucun d 'entre nous n 'est exempt, et qui concerne le rôle équivoque des disciples. En règle générale, le disciple est rallié pour de mauvaises raisons, fidèle à un contresens, trop dogmatique dans l ' exposé et trop libéral dans l e débat. I I finit presque toujours par trahir. Et pourtant nous le recherchons, nous l 'encourageons, nous l 'ai­mons . C'est que la philosophie, pur acte de parole sans autre effet qu'interne (comme le disait Althusser, les effets de la philosophie sont strictement philo­sophiques), trouve quelque satisfaction dans ce lam­beau de réalité collective que lui propose la cour des disciples. Ajoutons que, plus qu'aucun autre, Deleuze était sensible à cette destination de la philo­sophie, notoire depuis le procès de Socrate : cor­rompre la jeunesse. Ce qui veut dire l 'arracher aux places et aux propos que toute cité préforme pour y disposer sa relève . Or il est délicat, nous en faisons tous l 'expérience, de contrôler que ce n'est pas par le

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mauvais côté d'une œuvre que progresse cette « cor­ruption }), laquelle dès lors se change en son contraire : le cynisme . Il existe de fait un deleuzisme cynique, aux antipodes de la sobriété et de l 'ascèse du Maître .

Ce n'est guère important . Ce qui compte, c 'est que, saisi dans l 'extrême dureté de sa construction conceptuelle, Deleuze reste diagonal au regard de tous les blocs d'opinion philosophique qui ont des­siné le paysage intellectuel depuis les années soixante . Il n'aura été ni phénoménologue, ni structuraliste, ni heideggérien, ni importateur de « philosophie )} analy­tique anglo-saxonne, ni néo-humaniste libéral (ou néo-kantien) . Ce qui peut aussi se dire, dans notre vieux pays où tout est politiquement décidé : il n'aura été ni compagnon de route du PCF, ni rénovateur léniniste, ni prophète désolé du « retrait )} du poli­tique, ni moraliste des droits de l 'homme occidental éclairé . Comme tout grand philosophe, et en parfaite conformité avec l 'aristocratisme de sa pensée, avec ses principes nietzschéens d'évaluation de la force active, Deleuze constitue une polarité à lui tout seul.

Dans cette période tourmentée (guerres coloniales finissantes, gaullisme, mai 68, et les années rouges, restauration mitterrandienne, effondrement des Etats socialistes . . . ), Deleuze a inflexiblement absorbé la diversité de l 'expérience dans un appareillage qui lui permettait de circuler, par les souterrains du virtuel, de la scène publique gauchiste à une sorte de solitude ironique, sans avoir à remanier ses catégories . Que l 'Un puisse se plier selon des déclinaisons événe­mentielles à portée nom adique le réjouissait, mais sans l 'engager outre mesure ; que l 'Un puisse se déplier selon des ensembles clos fortement séden-

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ta ires ne le surprenait pas . Il n'était l 'homme ni des enthousiasmes intempestifs et précaires, ni des abdi­cations nihilistes . De toutes les philosophies qui ont compté en France pendant les trois dernières décen­nies, la sienne est certainement, quant au fond, celle que les étapes fortement contrastées de notre vie publique ont le moins affectée . Ni proclamations ni repentirs . C 'est qu' il n'avait qu'une passion intellec­tuelle authentique : celle de poursuivre son œuvre, selon la méthode intuitive et rigoureuse qu'il avait fixée une fois pour toutes . Il y fallait sans doute la multiplicité infinie des cas qui composent la vivacité de l 'époque, mais surtout la ténacité incomparable de leur traitement uniforme, sous la terrible loi de l 'uni­vocité de l 'Etre .

C 'est que son bergsonisme raffiné donne en der­nier ressort toujours raison à ce qu' il y a . La vie rend possible la multiplicité des évaluations, mais elle est elle-même inévaluable . On peut dire qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, puisque tout ce qui arrive n'est qu'inflexion de l 'Un, retour éternel du Même. On peut également dire que tout est constamment nouveau, puisque l 'Un ne fait indéfiniment retour, dans sa contingence absolue, qu'à travers la perpé­tuelle création de ses propres plis . En définitive, ces deux jugements sont indiscernables . On pariera donc, sans qu'il y ait besoin pour cela d 'un autre Dieu que celui de Spinoza (la Nature) , dans le même sens que le curé de campagne à la fin du livre de Bernanos : ({ Qu'est-ce que cela fait ? Tout est grâce . » Qu'il faut ponctuer : « Tout » est grâce . Car ce qu'il y a n'est rien d'autre que la grâce du Tout.

Ce pari a gouverné l'admirable stoïcisme créateur de Deleuze dans l 'inhumaine expérience du souffle

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perdu, de la vie clouée ( < tout est grâce li, et même de mourir) . Il éclairait déjà la façon oblique, quoique tendue, qu 'il avait de se mêler des péripéties institu­tionnelles ou collectives, avec ce que j 'aimerais nom­mer une allégresse indiffërente ( < qu'est-ce que cela fait ? 1») . C'est désigner la puissance du choix philo� sophique de Deleuze .

Sinon que pour celui qui, comme moi, exclut que l 'Etre puisse se penser comme Tout, dire que tout est grâce, c 'est exactement signifier qu'aucune grâce, jamais, ne nous est accordée . Or, c 'est inexact. Il nous vient de l ' interruption, du supplément, et qu'il soit rare, ou évanouissant, nous impose de lui être longuement fidèles .

Mais laissons là le l itige . Dans cette séquence (courte) de notre histoire philosophique il n'y a eu en définitive (il n'y a encore) que deux questions sérieuses : celle du Tout (ou de l 'Un), et celle de la grâce (ou de l 'événement) . C'est bien de s'y être obs­tinément confronté, sous les espèces appariées du retour éternel et du hasard, qui a fait de Deleuze un grand penseur contemporain .

2 . Considérons maintenant le deuxième cercle, celui de la philosophie en France à l ' échelle du siècle . Une vision ordonnée et rationnelle de son devenir est le plus souvent rendue impossible par le rideau de fumée des affrontements entre blocs d'opinion. Entre marxisme et existentialisme, entre structuralisme et humanisme, entre spiritualisme et matérialisme, entre « nouvelle 1) philosophie et révolutionnaires léni­nistes, entre personnalistes chrétiens et progressistes laïques, entre adeptes et adversaires du « tournant langagier 1), entre analytique et herméneutique, com­ment constituer un repérage significatif, qui dispose

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des concepts plutôt que des figures, de la philosophie plutôt que des philosophèmes ? - Posons que l 'histoire de cette période est comman­dée par le couplage de deux noms propres : Bergson et Brunschvicg. D'un côté, l ' intuition concrète du temps conduite jusqu'à une métaphysique de la totalité vivante . De l 'autre, l 'intuition intemporelle des idéali­tés mathématiques conduite jusqu'à une méta­physique de la Raison créatrice . D'un côté, une phé­noménologie métaphorisante du changement pur. De l 'autre, une axiomatique historisée de la construction des vérités éternelles . D'un côté, une dépréciation de l 'abstrait comme simple commodité instrumentale, de l 'autre une apologie de l 'Idée comme construction où la pensée se révèle à elle-même . D'un côté, une exalta­tion de la coïncidence dynamique avec l 'Ouvert. De l 'autre, une méfiance organisée contre tout ce qui n'est pas spécifiable comme ensemble clos dont un concept est la signature .

Ces deux grands bâtis spéculatifs avaient une telle solidité que la progressive pénétration dans l 'Univer­sité française des grands textes allemands (Hegel, Husserl, Heidegger) s 'est plus faite par incorporation aux deux traditions dominantes que par une véritable « sortie » disjonctive . Deux exemples frappants : Albert Lautman a donné de Heidegger une inter­prétation tout à fait singulière, qui le rendait homogène au platonisme mathématisant que Lautman héritait de Brunschvicg. Et Sartre a lu Husserl de telle sorte qu'il a façonné à partir de la théorie intentionnelle de la conscience un concept de la liberté métaphysique­ment isomorphe à la vie bergsonienne, au point que l 'opposition du clos et de l 'ouvert régit encore, de bout en bout, la Critique de la raison dialectique.

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Deleuze a eu l ' immense mérite d'assumer et de moderniser la filiation bergsonienne. Avec une souve­raine indifférence aux modes successives, lesquelles déguisaient leur appartenance traditionnelle sous les oripeaux d'une importation tapageuse, il a confroqté les opérateurs de Bergson aux productions concrètes de notre temps, artistiques, scientifiques ou poli­tiques . Il en a éprouvé la fiabilité intuitive, et il les a transformés et complétés quand, à l 'épreuve des cas, cela s ' avérait nécessaire . Surtout, il a dégagé Bergson de ce à quoi celui-ci s 'était par trop exposé : la récupération des injonctions de l 'Ouvert par le spiri­tualisme chrétien, et l 'ajustement de sa vision cosmique à quelque téléologie globale, dont le père Teilhard de Chardin fut un temps le héraut. On peut donc dire que Deleuze, tout à fait solitaire, a mené à bien, sans concession aucune, une entreprise éton­nante de laïcisation intégrale du bergsonisme, et de mise de ses concepts en bord à bord avec la pointe extrême des créations de notre temps . Ce faisant, il a construit le plus solide barrage qui soit contre ce qui nous menace : la pénétration hégémonique de la scolastique anglo-saxonne, avec comme supports conjoints, côté épistémologie, la logique du langage ordinaire et, côté pragmatique, la morale parle­mentaire des droits . A tout cela, l 'opiniâtre subtilité deleuzienne oppose un non possumus sans appel .

Le problème est sans doute que ce barrage est exté­rieur, en ce qu'il ne soutient pas les droits réels de l 'abstrait . Supposant l ' intériorité de l'intuition aux changements immanents de l 'Un, il ne peut éviter une constante dépréciation de la stabilité concep­tuelle dans l 'ordre de la théorie, de l 'équilibre formel dans l 'ordre. de l 'art, de la consistance amoureuse

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dans l 'ordre existentiel, de l 'organisation dans l 'ordre politique. Si séduisantes que soient les scintillations de l 'analyse concrète, si tenté qu'on puisse être de rendre les armes quand tout objet est progressive­ment dissous par la forte marée de l 'actualisation dont il est comme une trace sur le sable, il demeure que tout l 'édifice est vulnérable aux puissances de décomposition que libère à grande échelle notre capi­talisme grandiose et pourrissant.

Il reste à édifier, comme en seconde ligne, un bar­rage intérieur qui de la logique, des mathématiques, de l 'abstraction (contre le grammaticalisme logici­sant) et de la politique émancipatrice organisée (contre le consensus « démocratique » ) autorise une pensée résistante. Mais cette fois, c' est à l ' autre tradi­tion qu'il faut recourir . Celle qui, par-delà les maîtres français, remonte, non pas à Nietzsche et aux stoï­ciens, mais à Descartes et à Platon .

3 . Ce qui nous ouvre au troisième cercle, celui de l 'histoire entière de la philosophie, ce temps long qui est véritablement le nôtre, et dont Deleuze, éclairant le Foucault terminal, celui qui revenait aux Grecs, explique que la pensée, ultimement, doit s'y contraindre.

Signale le génie de Deleuze qu'il ait construit de sa philosophie une généalogie entièrement originale . Les admirables monographies sur Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Bergson et Nietzsche, comme les déve­loppements, au style indirect libre, qui restituent dans un parcours intuitif, ou dans la construction d'un concept (c'est la même chose), les stoïciens, Lucrèce, ou Whitehead, dessinent une histoire dont la singula­rité est celle de la virtualité propre de Deleuze, enfon-

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çant l 'actualité de son écriture dans un trajet qui traite la philosophie tout entière comme mémoire absolue détemporalisée . De là que le style « histo­rien ) de Deleuze est diagonal au regard de la clas­sique opposition entre histoire objectiviste et histoire interprétative . La connaissance la plus précise dès textes et des contextes y est inséparée du mouvement qui les emporte vers Deleuze . Ce n'est ni de l ' archive ni de l 'herméneutique . Car il s 'agit que de grandes créations conceptuelles reviennent. Et la singularité de Deleuze fonctionne comme puissance d'accueil de ce retour. Par quoi sa philosophie restitue Spinoza, Bergson ou Nietzsche à leur exacte éternité, qui n'est jamais que celle, vivante seulement quand elle s ' actualise dans une pensée vivante, de leur puissance.

Que ceux qui s 'agglomèrent dans la virtualité deleuzienne soient les penseurs de l 'Un, ou de l ' immanence, ou de l 'univocité, ne saurait sur­prendre. Que les ennemis désignés soient les archi­tectes de la transcendance (le « platonisme ) ) , ou ceux, pires encore, qui injectent la transcendance du Concept dans une immanence truquée (Hegel) va de soi . S 'agissant de la monographie sur Kant, Deleuze a lui-même expliqué qu'il s ' agissait d'un exercice de contre-épreuve : tester la puissance d'évaluation intuitive de sa pensée sur un « ennemi ) (sur une inflexion véritablement hétérogène de l 'Un) . J'ai pu mesurer personnellement qu'il en était bien ainsi, car, dans notre polémique intime, c 'est de l 'épithète « néo-kantien ) qu'il tentait le plus fréquemment de m'accabler.

Reste que Deleuze est sans doute le premier philo­sophe a avoir ainsi activé, comme partage de la mémoire, l 'histoire an-historique de l 'Un-pensée . I l

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s 'agit d'une véritable création, qui n'a dans le siècle d'équivalent que le montage historiaI de Heidegger .

- Ces deux constructions sont fort différentes, pour la raison majeure que Deleuze ne déchiffre aucun destin, ou plutôt que pour lui le destin n'est jamais que l 'affirmation intégrale du hasard . Aussi disait-il volontiers qu'il n'avait aucun problème du genre « fin de la philosophie )}, ce que je traduis, l 'approuvant sur ce point sans restriction : construire une méta­physique demeure l ' idéal du philosophe, la question n'étant pas : « Est-ce encore possible ? )}, mais : « En sommes-nous capables ? )}

Fait dès lors d'autant plus symptôme que Deleuze croise Heidegger au point crucial, que tous deux tirent de Nietzsche, de l 'inéluctable dévaluation de Platon.

En matière de généalogie philosophique, il est assuré qu'est valide le proverbe : « Dis-moi ce que tu penses de Platon, et je te dirai qui tu es . ) } D'un point de vue technique, on peut établir que le protocole d'évaluation du platonisme n'est pas, chez Deleuze, essentiellement différent de celui qu'on trouve chez Heidegger. Car il s 'agit, pour l 'un comme pour l 'autre, de repérer la construction d'une transcendance comme dépli. Deleuze reconnaît que Heidegger a été un grand penseur du pli de l 'Etre, identifié comme pli de l 'être et de l 'étant . Pour Heidegger, Platon a orga­nisé le dépli séparateur qui distribue les étants et l 'être en deux régions distinctes (par exemple le sensible et l ' intelligible) . Le pli n'est plus qu'un trait, qui isole l 'Idée de ses réalisations . Il en résulte que tout est prêt pour que l 'Etre se pense comme étant suprême, soit Dieu, soit l 'Homme. Il suffit pour cela d'orienter le plan, de hiérarchiser les régions, ce qui, quand elle s

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demeurent pliées, est impossible . Deleuze ne dit pas autre chose, sinon qu'il insiste sur la puissance de plier, et voit dans le dépli platonicien une faiblesse, une instance de la force réactive . Il en résulte que si, pour Heidegger, le geste platonicien fonde une archè historique totale (le destin de la métaphysique) , poùr Deleuze, tout sera constamment re-joué, les dés seront relancés, le Coup de dés fera retour. Les stoÏ­ciens, Spinoza, Nietzsche, Bergson, Deleuze lui­même construiront le pli du dép li, replieront, virtua­liseront. Le platonisme n'est pas un destin, il est un contre-destin nécessaire, la retombée des dés confon­due avec l 'unique lancer, la puissance de l 'ouvert rabattue sur des distributions fermées . Le platonisme ne cessera d'être renversé, parce qu'il a, depuis tou­jours, été renversé . Deleuze est la passe contempo­raine du retour de ce renversement.

Mais peut-être l ' impératif est-il tout à fait dif­férent : ce n'est pas le platonisme qu' il faut renverser, c 'est l 'évidence and-platonicienne de tout le siècle . Platon doit être restitué, et d'abord par déconstruction du « platonisme » , figure commune, montage d'opi­nion, dispositif qui circule de Heidegger à Deleuze, de Nietzsche à Bergson, mais aussi des marxistes aux positivistes, et sert encore aux nouveaux philosophes contre-révolutionnaires (Platon comme premier des « maîtres-penseurs » totalitaires) , comme aux mora­listes néo-kantiens . Le « platonisme » est la grande construction fallacieuse de la modernité comme de la postmodernité . C ' est son appui négatif général : il n 'existe que pour légitimer le « nouveau » sous le sigle de l 'anti-platonisme .

Deleuze a certes proposé l 'anti-platonisme le plus généreux, le plus ouvert aux créations contempo-

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raines, le moins destinaI, le plus progressiste . II ne lui a manqué que d'en finir avec l 'anti-platonisme lui­même .

C'est que sans doute, comme Heidegger, il a été présocratique. Non pas parménidien, ou poète de l 'inaugurale déclosion de l 'Etre . Mais au sens où les Grecs eux-mêmes se rapportaient à ces penseurs comme à des physiciens. Entendons : des penseurs du Tout. Oui, Deleuze aura été notre grand physicien, il aura contemplé pour nous le feu des étoiles, sondé le chaos, pris mesure de la vie inorganique, immergé nos maigres trajectoires dans l ' immensité du virtuel . II aura été celui qui ne supporte pas l 'idée que « le grand Pan est mort ) .

Or Platon instruisait, à sa façon, le procès de l a philosophie comme Grande Physique . I I donnait à l a pensée de quoi se rapporter à elle-même comme phi­losophique indépendamment de toute contemplation achevée de l 'Univers, ou de toute intuition du virtuel .

II y a chez Deleuze, comme chez tout physicien de cette espèce, une grande puissance du rêve spéculatif, et comme une tonalité frémissante, prophétique quoique sans promesse. II a dit de Spinoza qu'il était le Christ de la philosophie . Disons, pour lui rendre pleine justice, que Deleuze aura été de ce Christ, annonce inflexible du salut par le Tout - salut qui ne promet rien, salut toujours déjà là - , un des plus considérables apôtres .

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Choix de textes

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Ces fragments, tirés de quelques livres de Gilles Deleuze, n 'ont aucunement la prétention d'être un recueil des « plus belles pages » de leur auteur, qui était notoirement un remarquable écrivain. ils n 'ont comme fonction que de situer les appuis majeurs de l'essai qu 'on vient de lire, dans un contexte un peu élargi.

A. B.

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L 'univocité de !'Etre (1)

Il n'y a jamais eu qu'une proposition ontologique : l'Etre est univoque . Il n'y a j amais eu qu'une seule ontologie, celle de Duns Scot, qui donne à l 'être une seule voix. Nous disons Duns Scot, parce qu'il sut porter l 'être univoque au plus haut point de subtilité, quitte à le payer d'abstraction . Mais de Parménide à Heidegger, c'est la même voix qui est reprise, dans un écho qui forme à lui seul tout le déploie­ment de l'univoque. Une seule voix fait la clameur de l 'être . Nous n'avons pas de peine à comprendre que l'Etre, s'il est absolument commun, n'est pas pour cela un genre ; il suffit de remplacer le modèle du jugement par celui de la proposition. Dans la proposition prise comme entité complexe, on distingue : le sens, ou l 'exprimé de la propo­sition ; le désigné (ce qui s' exprime dans la proposition) ; les exprimants ou désignants, qui sont des modes numé­riques, c'est-à-dire des facteurs différentiels caractérisant les éléments pourvus de sens et de désignation. On conçoit que des noms ou des propositions n'aient pas le même sens tout en désignant strictement la même chose (suivant des exemples célèbres, étoile du soir-étoile du matin, Israël­Jacob, plan-blanc) . La distinction entre ces sens est bien une distinction réelle (distinctio realis) , mais elle n'a rien de numérique, encore moins d'ontologique : c'est une dis­tinction formelle, qualitative ou séméiologique. La ques­tion de savoir si les catégories sont directement assimi­lables à de tels sens, ou plus vraisemblablement en dérivent, doit être laissée de côté pour le moment. L'important, c'est qu'on puisse concevoir plusieurs sens formellement distincts, mais qui se rapportent à l 'être comme à un seul désigné, ontologiquement un. Il est vrai qu'un tel point de vue ne suffit pas encore à nous interdire

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de considérer ces sens comme des analogues, et cette unité de l 'être comme une analogie. Il faut ajouter que l 'être, ce désigné commun, en tant qu'il s 'exprime, se dit à son tour en un seul et même sens de tous les désignants ou exprimants numériquement distincts . Dans la proposition ontolo­gique, ce n'est donc pas seulement le désigné qui est onto­logiquement le même pour des sens quantitativement dis­tincts, c'est aussi le sens qui est ontologiquement le même pour des modes individuants, pour des désignants ou exprimants numériquement distincts : telle est la circula­tion dans la proposition ontologique (expression dans son ensemble) .

En effet, l 'essentiel de l 'univocité n'est pas que l 'Etre se dise en un seul et même sens . C 'est qu'il se dise, en un seul et même sens, de toutes ses différences individuantes ou modalités intrinsèques . L'Etre est le même pour toutes ces modalités, mais ces modalités ne sont pas les mêmes . Il est ( , égal » pour toutes, mais elles-mêmes ne sont pas égales . Il se dit en un seul sens de toutes, mais elles-mêmes n'ont pas le même sens. Il est de l 'essence de l 'être univoque de se rapporter à des différences individuantes, mais ces dif­férences n'ont pas la même essence, et ne varient pas l 'essence de l 'être - comme le blanc se rapporte à des intensités diverses, mais reste essentiellement le même blanc. Il n'y a pas deux (, voies », comme on l 'avait cru dans le poème de Parménide, mais une seule (, voix » de l 'Etre qui se rapporte à tous ses modes, les plus divers, les plus variés, les plus différenciés . L'Etre se dit en un seul et même sens de tout ce dont il se dit, mais ce dont il se dit diffère : il se dit de la différence elle-même.

Sans doute y a-t-il encore dans l 'être univoque une hié­rarchie et une distribution, qui concernent les facteurs individuants et leur sens. Mais distribution et même hié­rarchie ont deux acceptions tout à fait différentes, sans conciliation possible ; de même les expressions logos, nomos, pour autant qu'elles renvoient elles-mêmes à des problèmes de distribution. Nous devons d'abord distin­guer une distribution qui implique un partage du distri­bué : il s 'agit de répartir le distribué comme tel . C 'est là

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que les règles d'analogie dans le jugement sont toutes­puissantes . Le sens commun ou le bon sens en tant que qualités du jugement sont donc représentées comme des principes de répartitions, qui se déclarent eux-mêmes le mieux partagés. Un tel type de distribution procède par déterminations fixes et proportionnelles, assimilables à des « propriétés » ou des territoires limités dans la représenta­tion. Il se peut que la question agraire ait eu une grande importance dans cette organisation du jugement comme faculté de distinguer des parts ( ( d'une part et d'autre part » ) . Même parmi les dieux, chacun a son domaine, sa catégorie, ses attributs, et tous distribuent aux mortels des limites et des lots conformes au destin . Tout autre est une distribution qu'il faut appeler nom adique, un nomos nomade, sans propriété, enclos ni mesure. Là, il n'y a plus partage d'un distribué, mais plutôt répartition de ceux qui se distribuent dans un espace ouvert illimité, du moins sans limites précises 1 . Rien ne revient ni n'appartient à per­sonne, mais toutes les personnes sont disposées çà et là, de manière à couvrir le plus d'espace possible . Même quand il s 'agit du sérieux de la vie, on dirait un espace de j eu, une règle de jeu, par opposition à l 'espace comme au nomos sédentaires. Remplir un espace, se partager en lui, est très différent de partager l 'espace . C 'est une distribution d'errance et même de « délire » , où les choses se déploient sur toute l 'étendue d'un Erre univoque et non partagé . Ce

1 . Cf. E. LAROCHE, Histoire de la racine nem - en grec ancien (Klincksieck, 1 949) . - E. Laroche montre que l 'idée de distribu­tion dans ',oW,Ç-vÉfLw n'est pas dans un rapport simple avec celle de partage (rÉ!�vw. 1l001CiJ, IlLO!LpÉCiJ) . Le sens pastoral de " !IlCiJ (faire paître) n'implique que tardivement un partage de la terre . La société homérique ne connaît pas d'enclos ni de propriété des pâturages : il ne s 'agit pas de distribuer la terre aux bêtes, mais au contraire de les distribuer elles-mêmes, de les répartir çà et là dans un espace illimité, forêt ou flanc de montagne. Le 'JowJç désigne d'abord un lieu d'occupation, mais sans limites précises (par exemple, l 'étendue autour d'une ville) . D'où aussi le thème du « nomade » .

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n'est pas l 'être qui se partage d'après les exigences de la représentation, mais toutes choses qui se répartissent en lui dans l 'univocité de la simple présence (l 'Un-Tout) . Une telle distribution est démoniaque plutôt que divine ; car la particularité des démons, c'est d'opérer dans les intervalles entre les champs d'action des dieux, comme de sauter par­dessus les barrières ou les enclos, brouillant les propriétés . Le chœur d'Œdipe s 'écrie : (1 Quel démon a sauté plus fort que le plus long saut ? ') Le saut témoigne ici des troubles bouleversants que les distributions nomades introduisent dans les structures sédentaires de la représentation. Et l 'on doit en dire autant de la hiérarchie . I l y a une hiérarchie qui mesure les êtres d'après leurs limites, et d' après leur degré de proximité ou d'éloignement par rapport à un principe . Mais il y a aussi une hiérarchie qui considère les choses et les êtres du point de vue de la puissance : il ne s 'agit pas de degrés de puissance absolument considérés , mais seulement d e savoir s i un être (1 saute ') éventuelle­ment, c 'est-à-dire dépasse ses limites, en allant jusqu'au bout de ce qu'il peut, quel qu'en soit le degré . On dira que (1 jusqu'au bout ,) définit encore une limite . Mais la limite, T.ÉpO'.ç, ne désigne plus ici ce qui maintient la chose sous une loi, ni ce qui la termine ou la sépare, mais au contraire ce à partir de quoi elle se déploie et déploie toute sa puis­sance ; l 'hybris cesse d'être simplement condamnable, et le plus petit devient l 'égal du plus grand dès qu'il n'est pas séparé de ce qu'il peut. Cette mesure enveloppante est la même pour toutes choses, la même aussi pour la subs­tance, la qualité, la quantité, etc . , car elle forme un seul maximum où la diversité développée de tous les degrés touche à l 'égalité qui l 'enveloppe . Cette mesure ontolo­gique est plus proche de la démesure des choses que de la première mesure ; cette hiérarchie ontologique, plus proche de l 'hybris et de l 'anarchie des êtres que de la pre­mière hiérarchie. Elle est le monstre de tous les démons . Alors les mots (1 Tout est égal l) peuvent retentir, mais comme des mots joyeux, à condition de se dire de ce qui n'est pas égal dans cet Etre égal univoque : l 'être égal est immédiatement présent à toutes choses, sans intermédiaire

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ni médiation, bien que les choses se tiennent inégalement dans cet être égal . Mais toutes sont dans une proximité absolue, là où l'hybris les porte, et, grande ou petite, infé­rieure ou supérieure, aucune ne participe à l 'être plus ou moins, ou ne le reçoit par analogie. L'univocité de l 'être signifie donc aussi l 'égalité de l 'être . L'Etre univoque eSLà la fois distribution nomade et anarchie couronnée.

Différence et Répétition © P.U.F, 1 9 68, p . 5 2-5 5 .

Le virtuel

Nous n'avons pas cessé d'invoquer le virtuel. N 'est-ce pas retomber dans le vague d'une notion plus proche de l ' indé­terminé que des déterminations de la différence ? C 'est pourtant ce que nous voulions éviter, précisément en par­lant du virtuel. Nous avons opposé le virtuel au réel ; il faut . maintenant corriger cette terminologie, qui ne pouvait pas encore être exacte. Le virtuel ne s 'oppose pas au réel, mais seulement à l 'actuel . Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. Du virtuel, il faut dire exactement ce que Proust disait des états de résonance : l< Réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits ,) ; et symboliques sans être fictifs . Le virtuel doit même être défini comme une stricte partie de l 'objet rée1 - comme si l 'objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y plongeait comme dans une dimension objective . Dans l 'exposition du calcul différen­tiel, on assimile souvent la différentielle à une l< portion de la différence ,) . Ou bien, suivant la méthode de Lagrange, on demande quelle est la partie de l'objet mathématique qui doit être considérée comme dérivée et qui présente les rapports en question. La réalité du virtuel consiste dans les éléments et rapports différentiels, et dans les points singu­liers qui leur correspondent. La structure est la réalité du virtuel. Aux éléments et aux rapports qui forment une

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structure, nous devons éviter à la fois de donner une actua­lité qu' ils n 'ont pas, et de retirer la réalité qu'ils ont. Nous avons vu qu'un double processus de détermination réci­proque et de détermination complète définissait cette réa­lité : loin d'être indéterminé, le virtuel est complètement déterminé. Quand l ' œuvre d'art se réclame d 'une virtualité dans laquelle elle plonge, elle n' invoque aucune détermi­nation confuse, mais la structure complètement détermi­née que forment ses éléments différentiels génétiques, élé­ments « virtualés Il, « embryonnés 1) . Les éléments, les variétés de rapports, les points singuliers coexistent dans l 'œuvre ou dans l 'objet, dans la partie virtuelle de l 'œuvre ou de l 'objet, sans qu'on puisse assigner un point de vue privilégié sur les autres, un centre qui serait unificateur des autres centres. Mais comment peut-on parler à la fois de détermination complète, et seulement d'une partie de l 'objet ? La détermination doit être une détermination complète de l 'objet, et pourtant n'en former qu'une partie. C 'est que, suivant les indications de Descartes dans les Réponses à Arnauld, on doit distinguer avec soin l 'objet comme complet et l 'objet comme entier. Le complet n'est que la partie idéelle de l 'objet, qui participe avec d'autres parties d'objets dans l 'Idée (autres rapports, autres points singuliers) , mais qui ne constitue jamais une intégrité comme telle . Ce qui manque à la détermination complète, c'est l ' ensemble des détemlÏnations propres à l ' existence actuelle. Un objet peut être ens, ou plutôt (non) -ens omni modo determinatum, sans être entièrement déterminé ou exister actuellement.

Il y a donc une autre partie de l 'objet, qui se trouve déterminée par l 'actualisation. Le mathématicien demande quelle est cette autre partie représentée par la fonction dite primitive ; l ' intégration, en ce sens, n'est nuIlement l 'inverse de la différentiation, mais forme plutôt un processus original de différenciation. Tandis que la dif­férentiation détermine le contenu virtuel de l ' Idée comme problème, la différenciation exprime l 'actualisa­tion de ce virtuel et la constitution des solutions (par intégrations locales) . La différenciation est comme la

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seconde partie de la différence, et il faut former la

notion complexe de différen L iation pour désigner l 'm-e tégrité ou l' intégralité de l 'objet. Le t et le e sont ici le trait distinctif ou le rapport phonologique de la différence en personne . Tout objet est double, sans que ses deux moitiés se ressemblent, l 'une étant image virtuelle, l 'autre image actuelle. Moitiés inégales impaires . La différentiation elle­même a déjà deux aspects pour son compte, qui corres­pondent aux variétés de rapports et aux points singuliers dépendant des valeurs de chaque variété. Mais la différen­ciation à son tour a deux aspects, l 'un qui concerne les qualités ou espèces diverses actualisant les variétés, l 'autre qui concerne le nombre ou les parties distinctes actualisant les points singuliers . Par exemple, les gènes comme sys­tème de rapports différentiels s ' incarnent à la fois dans une espèce et dans les parties organiques qui la composent. Il n'y a pas de qualité en général qui ne renvoie à un espace défini par les singularités correspondant aux rapports dif­férentiels incarnés dans cette qualité . Les travaux de Lavelle et de Nogué, par exemple, ont bien montré l 'exis­tence d'espaces propres aux qualités, et la matière dont ces espaces se construisent au voisinage de singularités : si bien qu'une différence de qualité se trouve toujours sous­tendue par une différence spatiale (diaphora) . Plus encore, la réflexion des peintres nous apprend tout sur l 'espace de chaque couleur, et sur le raccordement de ces espaces dans une œuvre . Des espèces ne sont différenciées que pour autant que chacune a des parties elles-mêmes différen­ciées. La différenciation est toujours simultanément dif­férenciation d'espèces et de parties, de qualités et d'éten­dues : qualification ou spécification, mais aussi partition ou organisation. Comment, dès lors, ces deux aspects de la différenciation s 'enchaînent-ils avec les deux aspects pré­cédents de la différentiation ? Comment s'emboîtent les deux moitiés dissemblables de l 'obj et ? Les qualités et espèces incarnent les variétés de rapport sur un mode actuel ; les parties organiques incarnent les singularités cor­respondantes . Mais la précision de l 'emboîtement apparaît mieux, de deux points de vue complémentaires .

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D'une part, la détermination complète opère la différen­tiation des singularités ; mais elle porte seulement sur leur existence et leur distribution. La nature des points singu­liers n'est spécifiée que par la forme des courbes intégrales à leur voisinage, c'est-à-dire en fonction d'espèces et d'espaces actuels ou différenciés. D'autre part, les aspects essentiels de la raison suffisante, déterminabilité, détermi­nation réciproque, détermination complète, trouvent leur unité systématique dans la détermination progressive. La réciprocité de la détermination ne signifie pas, en effet, une régression, ni un piétinement, mais une véritable progres­sion où les termes réciproques doivent être gagnés de proche en proche, et les rapports eux-mêmes, mis en rap­port entre eux. La complétude de la détermination n'implique pas moins la progressivité des corps d'adjonc­tion. En allant de A à B, puis en revenant de B à A, nous ne retrouvons pas un point de départ comme dans une répétition nue ; la répétition est bien plutôt, entre A et B, B et A, le parcours ou la description progressive de l 'ensemble d'un champ problématique. Il en est comme dans le poème de Vitrac, où les différentes démarches qui forment chacune un poème (l'Ecrire, le Rêver, l 'Oublier, Rechercher son contraire, l 'Humoriser, enfin le Retrouver en l 'analysant) déterminent progressivement l 'ensemble du poème comme Problème ou Multiplicité . C'est en ce sens que toute structure, en vertu de cette progressivité, pos­sède un temps purement logique, idéel ou dialectique. Mais ce temps virtuel détermine lui-même un temps de différenciation, ou plutôt des rythmes, des temps divers d'actualisation qui correspondent aux rapports et aux sin­gularités de la structure, et qui mesurent pour leur compte le passage du virtuel à l 'actuel. Quatre termes, à cet égard, sont synonymes : actualiser, différencier, intégrer, résou­dre . Telle est la nature du virtuel, que s 'actualiser, c 'est se différencier pour lui . Chaque différenciation est une inté­gration locale, une solution locale, qui se compose avec d 'autres dans l 'ensemble de la solution ou dans l ' intégra­tion globale . C 'est ainsi que, dans le vivant, le processus d'actualisation se présente à la fois comme différenciation

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locale des parties, formation globale d'un milieu intérieur, solution d'un problème posé dans le champ de constitu­tion d'un organisme 1 . L'organisme ne serait rien s'il n'était la solution d'un problème, et aussi chacun de ses organes différenciés, tel l 'œil qui résout un < , problème " de lumière ; mais rien en lui, aucun organe, ne serait différen­cié sans le milieu intérieur doué d'une efficacité générale ou d'un pouvoir intégrant de régulation. (Là encore, les formes négatives de l'opposition et de la contradiction dans la vie, de l 'obstacle et du besoin, sont secondaires ou dérivées par rapport aux impératifs d'un organisme à construire, comme d'un problème à résoudre . )

L e seul danger, e n tout ceci, c'est d e confondre le virtuel avec le possible . Car le possible s'oppose au réel ; le proces­sus du possible est donc une (, réalisation " . Le virtuel, au contraire, ne s 'oppose pas au réel ; il possède une pleine réalité par lui-même. Son processus est l 'actualisation. On aurait tort de ne voir ici qu'une dispute de mots : il s ' agit de l 'existence elle-même. Chaque fois que nous posons le problème en termes de possible et de réel, nous sommes forcés de concevoir l 'existence comme un surgissement brut, acte pur, saut qui s 'opère toujours derrière notre dos, soumis à la loi du tout ou rien. Quelle différence peut-il y avoir entre l'existant et le non existant, si le non existant est déj à possible, recueilli dans le concept, ayant tous les caractères que le concept lui confère comme possibilité ? L'existence est la même que le concept, mais hors du

1 . Sur la corrélation du milieu intérieur et de la différenciation, cf. François MEYER, Problématique de l'évolution (Presses Universi­taires de France, 1 954), pp. 1 1 2 sq. - H. F. OSBORN est un de ceux qui ont le plus profondément insisté sur la vie comme posi­tion et solution de « problèmes », problèmes mécaniques, dyna­miques ou proprement biologiques : cf. L 'Origine et l'évolution de la vie, 1 9 1 7 (trad. SARTIAUX, Masson éd.) . Les différents types d'œil par exemple ne peuvent être étudiés qu'en fonction d'un problème physico··biologique général, et des variations de ses conditions dans des types d'animaux. La règle des solutions est que chacune comporte au moins un avantage et un inconvénient.

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concept. On pose donc l 'existence dans l 'espace et dans le temps, mais comme milieux indifférents, sans que la pro­duction de l 'existence se fasse elle-même dans un espace et un temps caractéristiques . La différence ne peut plus être que le négatif déterminé par le concept : soit la limitation des possibles entre eux pour se réaliser, soit l 'opposition du possible avec la réalité du réel . Le virtuel, au contraire, est le caractère de l 'Idée ; c 'est à partir de sa réalité que l 'exis­tence est produite, et produite conformément à un temps et un espace immanents à l 'Idée.

En second lieu, le possible et le virtuel se distinguent encore parce que l'un renvoie à la forme d'identité dans le concept, tandis que l 'autre désigne une multiplicité pure dans l ' Idée, qui exclut radicalement l ' identique comme condition préalable . Enfin, dans la mesure où le possible se propose à la « réalisation ,), il est lui-même conçu comme l ' image du réel, et le réel, comme la ressemblance du pos­sible. C ' est pourquoi l 'on comprend si peu ce que l 'exis­tence ajoute au concept, en doublant le semblable par le semblable. Telle est la tare du possible, tare qui le dénonce comme produit après coup, fabriqué rétroactivement, lui­même à l 'image de ce qui lui ressemble. Au contraire, l 'actualisation du virtuel se fait toujours par différence, divergence ou différenciation. L'actualisation ne rompt pas moins avec la ressemblance comme processus qu'avec l 'identité comme principe . Jamais les termes actuels ne res­semblent à la virtualité qu'ils actualisent : les qualités et les espèces ne ressemblent pas aux rapports différentiels qu'elles incarnent ; les parties ne ressemblent pas aux sin­gularités qu'elles incarnent. L'actualisation, la différencia­tion, en ce sens, est toujours une véritable création. Elle ne se fait pas par limitation d'une p ossibilité préexistante. Il est contradictoire de parler de « potentiel ,), comme le font certains biologistes, et de définir la différenciation par la simple limitation d'un pouvoir global, comme si ce poten­tiel se confondait avec une possibilité logique. S 'actualiser, pour un potentiel ou un virtuel, c 'est toujours créer les lignes divergentes qui correspondent sans ressemblance à la multiplicité virtuelle . Le virtuel a la réalité d 'une tâche à

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remplir, comme d'un problème à résoudre ; c'est le pro­blème qui oriente, conditionne, engendre les solutions, mais celles-ci ne ressemblent pas aux conditions du pro­blème . Aussi Bergson avait-il raison de dire que, du point de vue de la différenciation, même les ressemblances qui surgissent sur des lignes d'évolution divergentes (par exemple l 'œil comme organe (, analogue » ) doivent être rap­portées d'abord à l'hétérogénéité dans le mécanisme de production. Et c'est dans un même mouvement qu'il faut renverser la subordination de la différence à l 'identité, et la subordination de la différence à la similitude. Mais qu ' est-ce que cette correspondance sans ressemblance, ou différenciation créatrice ? Le schéma bergsonien qui unit l 'Evolution créatrice à Matière et mémoire commence par l 'exposition d'une gigantesque mémoire, multiplicité for­mée par la coexistence virtuelle de toutes les sections du (, cône » , chaque section étant comme la répétition de toutes les autres, et s'en distinguant seulement par l 'ordre des rapports et la distribution des points singuliers . Puis l 'actualisation de ce virtuel mnémonique apparaît comme la création de lignes divergentes, dont chacune correspond à une section virtuelle et représente une manière de résoudre un problème, mais en incarnant dans des espèces et des parties différenciées l 'ordre de rapports et la dis­tribution de singularités propres à la section considérée 1 . La différence e t l a répétition dans l e virtuel fondent le mouvement de l 'actualisation, de la différenciation comme création, se substituant ainsi à l ' identité et à la ressem-

1 . BERGSON est l'auteur qui pousse le plus loin la critique du possible, mais aussi qui invoque le plus constamment la notion de virtuel . Dès les Données immédiates, la durée est définie comme une multiplicité non actuelle (Editions du Centenaire, p. 57) . Dans Ivlatière et mémoire, le cône des souvenirs purs, avec ses sec­tions et ses (, points brillants » sur chaque section (p . 3 1 0) est complètement réel, mais seulement virtuel. Et dans L 'Evolution créatrice, la différenciation, la création des lignes divergentes, est conçue comme une actualisation, chaque ligne d'actualisation semblant correspondre à une section du cône (cf. p. 637) .

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blance du possible, qui n'inspirent qu'un pseudo-mouve­ment, le faux mouvement de la réalisation comme limi­tation abstraite.

Ibid. , p. 269-274.

Le sens et la tâche de la phz'losophie

Les auteurs que la coutume récente a nommés structura­listes n'ont peut-être pas d'autre point commun, mais ce point est l 'essentiel : le sens, non pas du tout comme appa­rence, mais comme effet de surface et de position, produit par la circulation de la case vide dans les séries de la struc­ture (place du mort, place du roi, tache aveugle, signifiant flottant, valeur zéro, cantonade ou cause absente, etc . ) . Le structuralisme, consciemment ou non, célèbre des retrou­vailles avec une inspiration stoïcienne et carrollienne . La structure est vraiment une machine à produire le sens incor­porel (skindapsos) . Et lorsque le structuralisme montre de cette façon que le sens est produit par le non-sens et son perpétuel déplacement, et qu'il naît de la position respective d'éléments qui ne sont pas par eux-mêmes (, signifiants }), on n'y verra en revanche nul rapprochement avec ce qui fut appelé philosophie de l 'absurde : Lewis Carroll oui, Camus non. Car, pour la philosophie de l 'absurde, le non-sens est ce qui s 'oppose au sens dans un rapport simple avec lui ; si bien que l 'absurde se définit toujours par un défaut du sens, un manque (il n'y en a pas assez . . . ) . Du point de vue de la structure au contraire, du sens, il y en a toujours trop : excès produit et surproduit par le non-sens comme défaut de soi­même . Tout comme Jakobson définit un phonème zéro qui ne possède aucune valeur phonétique déterminée, mais qui s 'oppose à l'absence de phonème et non pas au phonème, de même le non-sens ne possède aucun sens particulier, mais s 'oppose à l 'absence de sens, et non pas au sens qu'il pro­duit en excès, sans jamais entretenir avec son produit le rap-

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port simple d'exclusion auquel on voudrait les ramener 1 . Le non-sens est à l a fois ce qui n'a pas d e sens, mais qui, comme tel, s 'oppose à l 'absence de sens en opérant la dona­tion de sens . Et c 'est ce qu'il faut entendre par non-sense.

Finalement l'importance du structuralisme en philo­sophie, et pour la pensée tout entière, se mesure à ceci : qu'il déplace les frontières . Lorsque la notion de sens prit le relais des Essences défaillantes, la frontière philo­sophique sembla s ' installer entre ceux qui liaient le sens à une nouvelle transcendance, nouvel avatar du Dieu, ciel transformé, et ceux qui trouvaient le sens dans l'homme et son abîme, profondeur nouvellement creusée, souterrain. De nouveaux théologiens d'un ciel brumeux (le ciel de Koenigsberg) , et de nouveaux humanistes des cavernes, occupèrent la scène au nom du Dieu-homme ou de l 'Homme-Dieu comme secret du sens. Il était parfois diffi­cile de distinguer entre eux. Mais, ce qui rend aujourd'hui la distinction impossible, c 'est d'abord la lassitude où nous sommes de ce discours interminable où l 'on se demande si c 'est l ' âne qui charge l'homme, ou si c 'est l'homme qui charge l 'âne et qui se charge lui-même . Puis, nous avons l 'impression d'un contre-sens pur opéré sur le sens ; car de toute manière, ciel ou souterrain, le sens est présenté comme Principe, Réservoir, Réserve, Origine. Principe céleste, on dit qu'il est fondamentalement oublié et voilé ; principe souterrain, qu'il est profondément raturé, détourné, aliéné. Mais, sous la rature comme sous le voile, on nous appelle à retrouver et restaurer le sens, soit dans un Dieu qu'on n 'aurait pas assez compris, soit dans un homme qu'on n'aurait pas assez sondé. Il est donc agréable que résonne aujourd'hui la bonne nouvelle : le sens n'est jamais principe ou origine, il est produit . Il n'est pas à découvrir, à restaurer ni à re-employer, il est à pro­duire par de nouvelles machineries . Il n'appartient à aucune hauteur, il n 'est dans aucune profondeur, mais

1. Cf. les remarques de Lévi-Strauss sur le ( , phonème zéro ,), dans (' Introduction à l 'œuvre de Marcel Mauss » (Mauss, Sociolo­gie et anthropologie, p . 50) .

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effet de surface, inséparable de la surface comme de sa dimension propre . Ce n'est pas que le sens manque de profondeur ou de hauteur, c 'est plutôt la hauteur et la pro­fondeur qui manquent de surface, qui manquent de sens, ou qui n'en ont que par un « effet , ) qui suppose le sens. Nous ne nous demandons plus si le ( ' sens originaire , ) de la religion est dans un Dieu que les hommes ont trahi, ou dans un homme qui s 'est aliéné dans l ' image de Dieu. Par exemple, nous ne cherchons pas en Nietzsche un prophète du renversement ni du dépassement. S 'il y a un auteur pour lequel la mort de Dieu, la chute en hauteur de l ' idéal ascétique, n'a aucune importance tant qu'elle est compen­sée par les fausses profondeurs de l 'humain, mauvaise conscience et ressentiment, c'est bien Nietzsche : il mène ses découvertes ailleurs, dans l 'aphorisme et le poème, qui ne font parler ni Dieu ni l 'homme, machines à produire le sens, à arpenter la surface en instaurant le jeu idéal effectif. Nous ne cherchons pas en Freud un explorateur de la pro­fondeur humaine et du sens originaire, mais le prodigieux découvreur de la machinerie de l ' inconscient par lequel le sens est produit, toujours produit en fonction du non­sens 1 . Et comment ne sentirions-nous pas que notre liberté et notre effectivité trouvent leur lieu, non pas dans l 'universel divin ni dans la personnalité humaine, mais dans ces singularités qui sont plus nôtres que nous-mêmes, plus divines que les dieux, animant dans le concret le

1 . Dans des pages qui s 'accordent avec les thèses principales de Louis Althusser, l-P. Osier propose la distinction suivante : entre ceux pour qui le sens est à retrouver dans une origine plus ou moins perdue (que cette origine soit divine ou humaine, ontolo­gique ou anthropologique) et ceux pour qui l'origine est un non­sens, et le sens toujours produit comme un effet de surface, épisté­mologique. Appliquant à Freud et à Marx ce critère, l-P. O sier estime que le problème de l 'interprétation ne consiste nullement à passer du (e dérivé ,) à (e l 'originaire l), mais à comprendre les méca­nismes de production du sens en deux séries : le sens est toujours (e effet 1) . Cf. Préface à L 'Essence du christianisme de Feuerbach, éd. Maspéro, 1 968, notamment pp. 1 5- 1 9 .

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poème et l 'aphorisme, la révolution permanente et l'action partielle ? Quoi de bureaucratique dans ces machines fan­tastiques qui sont les peuples et les poèmes ? Il suffit que nous nous dissipions un peu, que nous sachions être à la surface, que nous tendions notre peau comme un tam­bour, pour que la (, grande politique ') commence . Une case vide qui n'est ni pour l 'homme ni pour Dieu ; des singula­rités qui ne sont ni du général ni de l 'individuel, ni per­sonnelles ni universelles ; tout cela traversé par des circula­tions, des échos, des événements qui font plus de sens et de liberté, d'effectivités que l 'homme n'en a jamais rêvé, ni Dieu conçu. Faire circuler la case vide, et faire parler les singularités pré-individuelles et non personnelles, bref pro­duire le sens, est la tâche aujourd'hui .

Logique du sens © Editions de Minuit, 1 9 69,

p . 88-9 1 .

L 'univocité de l'Etre (II)

La philosophie se confond avec l 'ontologie, mais l 'ontolo­gie se confond avec l 'univocité de l 'être (l ' analogie fut tou­jours une vision théologique, non pas philosophique, adap­tée aux formes de Dieu, du monde et du moi) . L'univocité de l 'être ne veut pas dire qu'il y ait un seul et même être : au contraire, les étants sont multiples et différents, tou­jours produits par une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra disjoncta. L'univocité de l 'être signifie que l 'être est Voix, qu'il se dit, et se dit en un seul et même « sens ') de tout ce dont il se dit. Ce dont il se dit n 'es t pas du tout le même. Mais lui es t le même pour tout ce dont il se dit. Il arrive donc comme un événement unique pour tout ce qui arrive aux choses les plus diverses, Eventum tantum pour tous les événements, forme extrême pour toutes les formes qui restent disjointes en elle, mais

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1 68 DELEUZE

qui font retentir et ramifier leur disjonction. L'univocité de l 'être se confond avec l'usage positif de la synthèse dis­jonctive, la plus haute affirmation : l 'éternel retour en per­sonne, ou - comme nous l 'avons vu pour le jeu idéal -l'affirmation du hasard en une fois, l 'unique lancer pour tous les coups, un seul Etre pour toutes les formes et les fois, une seule insistance pour tout ce qui existe, un seul fantôme pour tous les vivants, une seule voix pour toute la rumeur et toutes les gouttes de la mer. L'erreur serait de confondre l 'univocité de l 'être en tant qu'il se dit avec une pseudo-univocité de ce dont il se dit. Mais, du même coup, si l 'Etre ne se dit pas sans arriver, si l 'Etre est l 'unique événement où tous les événements commu­niquent, l 'univocité renvoie à la fois à ce qui arrive et à ce qui se dit. L'univocité signifie que c'est la même chose qui arrive et qui se dit : l 'attribuable de tous les corps ou états de choses et l 'exprimable de toutes les propositions. L'uni­vocité signifie l ' identité de l 'attribut noématique et de l 'exprimé linguistique : événement et sens. Aussi ne laisse­t-elle pas l 'être subsister dans le vague état qu'il avait dans les perspectives de l 'analogie. L'univocité élève, extrait l 'être pour mieux le distinguer de ce à quoi il arrive et ce dont il se dit. Elle l 'arrache aux étants pour le leur rappor­ter en une fois, le rabattre sur eux pour toutes les fois . Pur dire et pur événement, l 'univocité met en contact la sur­face intérieure du langage (insistance) avec la surface exté­rieure de l 'être (extra-être) . L'être univoque insiste dans l e langage et survient aux choses ; il mesure le rapport inté­rieur du langage avec le rapport extérieur de l 'être. Ni actif ni passif, l 'être univoque est neutre . Il est lui-même extra­être, c'est-à-dire ce minimum d'être commun au réel, au possible et à l ' impossible . Position dans le vide de tous les événements en un, expression dans le non-sens de tous les sens en un, l 'être univoque est la pure forme de l'Aiôn, la forme d'extériorité qui rapporte les choses et les proposi­tions 1. Bref, l 'univocité de l 'être a trois déterminations :

1 . Sur l'importance du {, temps vide » dans l 'élaboration de l 'événement, cf. B . Groethuysen, {( De quelques aspects du

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un seul événement pour tous ; un seul et même aliquid pour ce qui se passe et ce qui se dit ; un seul et même être pour l ' impossible, le possible et le réel .

Ibid. © Editions de Minuit, 1 969, p . 2 1 0-2 1 1 .

Mouvement et multiplicités

[ . . . ] Et c'est la troisième thèse de Bergson, toujours dans l 'Evolution créatrice. Si l 'on essayait d 'en donner une for­mule brutale, on dirait : non seulement l'instant est une coupe immobile du mouvement, mais le mouvement est une coupe mobile de la durée, c'est-à-dire du Tout ou d'un tout. Ce qui implique que le mouvement exprime quelque chose de plus profond, qui est le changement dans la durée ou le tout. Que la durée soit changement, fait par­tie de sa définition même : elle change et ne cesse pas de changer. Par exemple, la matière se meut, mais elle ne change pas. Or le mouvement exprime un changement dans la durée ou dans le tout. Ce qui fait problème, c 'est d'une part cette expression, et d'autre part cette identification tout-durée .

Le mouvement, c'est une translation dans l'espace. Or, chaque fois qu'il y a translation de parties dans l 'espace, i l y a aussi changement qualitatif dans un tout. Bergson en donnait de multiples exemples dans Matière et mémoire. Un animal se meut, mais ce n'est pas pour rien, c'est pour manger, pour migrer, etc. On dirait que le mouvement

temps " (Recherches philosophiques, V, 1 93 5- 1 9 3 6) ; « Tout événe­ment est pour ainsi dire dans le temps où il ne se passe rien )', et il y a une permanence du temps vide à travers tout ce qui se passe. L'intérêt profond du livre de Joe Bousquet Les Capitales était déjà de poser le problème du langage en fonction de l'univocité de l 'être, à partir d'une méditation sur Duns Scot.

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suppose une différence de potentiel, et se propose de la combler. Si je considère des parties ou des lieux, abstraite­ment A et B, je ne comprends pas le mouvement qui va de l 'un à l 'autre . Mais je suis en A, affamé, et en B il Y a de la nourriture . Quand j 'ai atteint B et que j 'ai mangé, ce qui a changé, ce n'est pas seulement mon état, c'est l 'état du tout qui comprenait B, A et tout ce qu'il y avait entre les deux. Quand Achille dépasse la tortue, ce qui change, c'est l 'état du tout qui comprenait la tortue, Achille et la distance entre les deux. Le mouvement renvoie toujours à un changement, la migration, à une variation saisonnière . Et ce n'est pas moins vrai des corps : la chute d'un corps en suppose un autre qui l 'attire, et exprime un changement dans le tout qui les comprend tous deux. Si l 'on pense à de purs atomes, leurs mouvements qui témoignent d'une action réciproque de toutes les parties de la matière expriment nécessairement des modifications, des perturbations, des changements d'énergie dans le tout . Ce que Bergson découvre au-delà de la translation, c'est la vibration, le rayonnement . Notre tort est de croire que ce qui se meut, ce sont des éléments quel­conques extérieurs aux qualités. Mais les qualités mêmes sont de pures vibrations qui changent en même temps que les prétendus éléments se meuvent 1 .

Dans L 'Evolution créatrice, Bergson donne un exemple si célèbre que nous ne savons plus voir ce qu'il a de surpre­nant. Il dit que, mettant du sucre dans un verre d'eau, « je dois attendre que le sucre fonde 2 » . C'est curieux malgré tout, puisque Bergson semble oublier que le mouvement d'une cuiller peut hâter cette dissolution. Mais que veut-il dire en premier lieu ? C 'est que le mouvement de translation qui détache les particules de sucre et les met en suspension dans l 'eau exprime lui-même un changement dans le tout, c'est-à-dire dans le contenu du verre, un passage qualitatif de l 'eau dans laquelle il y a un sucre à l 'état d'eau sucrée. S i j 'agite avec la cuiller, j 'accélère le mouvement, mais je

1 . Sur tous ces points, cf. Matière e t mémoire, ch . N, p . 332-340 (220-230) .

2. L 'Evolution créatrice, p . 502 (9- 1 0) .

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CHOIX DE TEXTES 1 7 1

change aussi le tout qui comprend maintenant la cuiller, et le mouvement accéléré continue d'exprimer le changement du tout. « Les déplacements tout superficiels de masses et de molécules, que la physique et la chimie étudient 'l, deviennent, « par rapport à ce mouvement vital qui se pro­duit en profondeur, qui est transformation et non pl�s translation, ce que la station d'un mobile est au mouvement de ce mobile dans l 'espace 1 ». Bergson, dans sa troisième thèse, présente donc l 'analogie suivante :

coupes immobiles _ mouvement comme coupe mobile mouvement changement qualitatif

A cette différence près que le rapport de gauche exprime une illusion, et le rapport de droite, une réalité.

Ce que Bergson veut dire surtout avec le verre d'eau sucrée, c'est que mon attente, quelle qu'elle soit, exprime une durée comme réalité mentale, spirituelle. Mais pour­quoi cette durée spirituelle témoigne-t-elle, non seulement pour moi qui attends, mais pour un tout qui change ? Bergson disait : le tout n'est ni donné ni donnable (et l 'erreur de la science moderne comme de la science anti­que, c 'était de se donner le tout, de deux manières dif­férentes) . Beaucoup de philosophes avaient dit déjà que le tout n 'était ni donné ni donnable ; i ls en tiraient seulement la conclusion que le tout était une notion dénuée de sens . Très différente, la conclusion de Bergson : si le tout n'est pas donnable, c'est parce qu'il est l 'Ouvert, et qu'il lui appartient de changer sans cesse ou de faire surgir quelque chose de nouveau, bref, de durer. « La durée de l 'univers ne doit faire qu'un avec la latitude de création qui y peut trouver place 2 . , ) Si bien que, chaque fois qu'on se trouvera devant une durée ou dans une durée, on pourra conclure à l 'existence d'un tout qui change, et qui est ouvert quelque part . Il est bien connu que Bergson a d'abord découvert la durée comme identique à la conscience . Mais une étude plus poussée de la conscience l'a amené à montrer qu'elle

1 . EC� p. 5 2 1 (32) . 2. EC� p. 782 (339) .

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n'existait qu'en s 'ouvrant sur un tout, en coïncidant avec l'ouverture d'un tout. De même pour le vivant : quand -Bergson compare le vivant à un tout, ou au tout de l 'uni­vers, il semble reprendre la plus vieille comparaison 1 . Et pourtant il en renverse complètement les termes . Car si le vivant est un tout, donc assimilable au tout de l 'univers, ce n'est pas en tant qu'il serait un microcosme aussi fenné que le tout est supposé l'être, c'est au contraire en tant qu'il est ouvert sur un monde, et que le monde, l'univers, est lui-même l 'Ouvert . (1 Partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s 'inscrit 2. »

S'il fallait définir le tout, on le définirait par la Relation. C'est que la relation n'est pas une propriété des objets, elle est toujours extérieure à ses termes . Aussi est-elle insépa­rable de l 'ouvert, et présente une existence spirituelle ou mentale . Les relations n'appartiennent pas aux objets, mais au tout, à condition de ne pas le confondre avec un ensemble fermé d'objets 3 . Par le mouvement dans l 'espace, les objets d'un ensemble changent de positions respectives . Mais, par les relations, le tout se transforme ou change de qualité. De la durée même ou du temps, nous pouvons dire qu'il est le tout des relations .

On ne doit pas confondre le tout, les « touts » , avec des ensembles. Les ensembles sont clos, et tout ce qui est clos est artificiellement clos . Les ensembles sont toujours des ensembles de parties. Mais un tout n'est pas clos, il est ouvert ; et il n 'a pas de parties, sauf en un sens très spécial,

1 . BC, p . 507 ( 1 5 ) . 2. BC, p . 508 ( 1 6) . La seule ressemblance, mais considérable,

entre Bergson et Heidegger est justement celle-ci : tous deux fondent la spécificité du temps sur une conception de l'ouvert.

3 . Nous faisons intervenir ici le problème des relations, bien qu'il ne soit pas explicitement posé par Bergson. On sait que la relation entre deux choses ne peut pas être réduite à un attribut d'une chose ou de l'autre, et pas davantage à un attribut de l 'ensemble. En revanche, la possibilité de rapporter les relations à un tout reste entière si l'on conçoit ce tout comme un « continu » et non comme un ensemble donné.

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puisqu'il ne se divise pas sans changer de nature à chaque étape de la division. « Le tout réel pourrait bien être une continuité indivisible 1 . » Le tout n'est pas un ensemble clos, mais au contraire ce par quoi l ' ensemble n'est jamais absolument clos, jamais complètement à l 'abri, ce qui le maintient ouvert quelque part, comme par un fil ténu qui le rattache au reste de l 'univers. Le verre d'eau est bien un ensemble clos qui renferme des parties, l 'eau, le sucre, peut-être la cuiller ; mais ce n'est pas là le tout. Le tout se crée, et ne cesse de se créer dans une autre dimension sans parties, comme ce qui entraîne l 'ensemble d'un état quali­tatif à un autre, comme le pur devenir sans arrêt qui passe par ces états . C 'est en ce sens qu'il est spirituel ou mental. « Le verre d'eau, le sucre et le processus de dissolution du sucre dans l'eau sont sans doute des abstractions, et le Tout dans lequel ils ont été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-être à la manière d'une conscience 2. ,) Reste que ce découpage artificiel d'un ensemble ou d'un système clos n'est pas une pure illusion. Il est bien fondé, et, si le lien de chaque chose avec le tout (ce lien paradoxal qui la relie à l 'ouvert) est impossible à rompre, il peut du moins être allongé, étiré à l 'infini, rendu de plus en plus ténu. C 'est que l 'organisation de la matière rend possible les systèmes clos ou les ensembles détermi­nés de parties ; et le déploiement de l 'espace les rend nécessaires . Mais, précisément, les ensembles sont dans l 'espace, et le tout, les touts sont dans la durée, sont la durée même en tant qu'elle ne cesse pas de changer. Si bien que les deux formules qui correspondaient à la pre­mière thèse de Bergson prennent maintenant un statut beaucoup plus rigoureux ; « coupes immobiles + temps abstrait ,) renvoie aux ensembles clos, dont les parties sont en effet des coupes immobiles, et les états successifs, calculés sur un temps abstrait ; tandis que « mouvement réel --+ durée concrète ') renvoie à l 'ouverture d'un tout qui

1 . BC, p . 520 (3 1 ) . 2 . BC, p . 502-503 ( 1 0- 1 1 ) .

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dure, et dont les mouvements sont autant de coupes mobiles traversant les systèmes clos .

A l ' issue de cette troisième thèse, nous nous trouvons en fait sur trois niveaux : 1) les ensembles ou systèmes clos, qui se définissent par des obj ets discernables ou des parties distinctes ; 2) le mouvement de translation, qui s 'établit entre ces objets et en modifie la position respective ; 3) la durée ou le tout, réalité spirituelle qui ne cesse de changer d'après ses propres relations .

Le mouvement a donc deux faces, en quelque sorte . D 'une part il est ce qui se passe entre objets ou parties, d'autre part ce qui exprime la durée ou le tout. Il fait que la durée, en changeant de nature, se divise dans les objets, e t que les objets, en s 'approfondissant, en perdant leurs contours, se réunissent dans la durée. On dira donc que le mouvement rapporte les objets d'un système clos à la durée ouverte, et la durée aux objets du système qu'elle force à s 'ouvrir. Le mouvement rapporte les objets entre lesquels il s 'établit au tout changeant qu'il exprime, et inversement. Par le mouvement, le tout se divise dans les objets, et les objets se réunissent dans le tout : et, entre les deux justement, « tout » change . Les objets ou parties d'un ensemble, nous pouvons les considérer comme des coupes immobiles ; mais le mouvement s'établit entre ces coupes, e t rapporte l e s objets ou parties à l a durée d'un tout qui change, il exprime donc le changement du tout par rapport aux objets, il est lui-même une coupe mobz1e de la durée . Nous sommes alors en mesure d e comprendre l a thèse s i profonde d u premier chapitre d e Matière e t mémoire : 1 ) il n'y a pas seulement des images instantanées, c'est-à-dire des coupes immobiles du mouvement ; 2) il y a des images­mouvement qui sont des coupes mobiles de la durée ; 3) il y a enfin des images-temps, c'est-à-dire des images-durée, des images-changement, des images-relation, des images­volume, au-delà du mouvement même . . .

L 'Image-mouvement © Editions de Minuit, 1 98 3 , p. 1 8-22.

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Le temps contre la vén:té

[ . . . ] Si l'on considère l 'histoire de la pensée, on constate que le temps a toujours été la mise en crise de la notion de vérité . Non pas que la vérité varie d 'après les époques. e n 'est pas le simple contenu empirique, c 'est la forme ou plutôt la force pure du temps qui met en crise la vérité. Cette crise éclate dès l 'Antiquité, dans le paradoxe des « futurs contingents 1) . S 'il est vrai qu'une bataille navale peut avoir lieu demain, comment éviter l 'une des deux conséquences suivantes : ou bien l'impossible procède du possible (puisque, si la bataille a lieu, il ne se peut plus qu'elle n'ait pas lieu) , ou bien le passé n'est pas nécessaire­ment vrai (puisqu'eUe pouvait ne pas avoir lieu) 1 . II est facile de traiter de sophisme ce paradoxe. II n'en montre pas moins la difficulté de penser un rapport direct de la vérité avec la forme du temps, et nous condamne à canton­ner le vrai loin de l 'existant, dans l 'éternel ou dans ce qui imite l 'éternel. Il faudra attendre Leibniz pour avoir de ce paradoxe la solution la plus ingénieuse, mais aussi la plus étrange et contournée. Leibniz dit que la bataille navale peut avoir lieu ou ne pas avoir lieu, mais que ce n'est pas dans le même monde : elle a lieu dans un monde, n'a pas lieu dans un autre monde, et ces deux mondes sont pos­sibles, mais ne sont pas « compossibles 1 ) entre eux 2 . Il doit

1 . Cf. P.M. Schuhl, Le Dominateur et les possibles, P.U.F. (sur le rôle de ce paradoxe dans la philosophie grecque) . Jules Vuillemin a repris l 'ensemble de la question dans Nécessité ou contingence, Ed. de Minuit.

2. Cf. Leibniz, Théodicée, § 4 1 4-4 1 6 ; dans ce texte étonnant, qui nous semble une source de toute la littérature moderne, Leibniz présente les « futurs contingents � comme autant d'appar­tements qui composent une pyramide de cristal . Dans un apparte­ment, Sextus ne va pas à Rome et cultive son jardin à Corinthe ; dans un autre, il devient roi en Thrace ; mais dans un autre, il va à Rome et prend le pouvoir . . . On remarquera que ce texte se pré­sente sous une narration très complexe, inextricable, bien qu'il

C

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1 7 6 DELEUZE

donc forger la belle notion d'incompossibilité (très différente de la contradiction) pour résoudre le paradoxe en sauvant la · vérité : selon lui, ce n'est pas l ' impossible, c'est seule­ment l 'incompossible qui procède du possible ; et le passé peut être vrai s ans être nécessairement vrai. Mais la crise de la vérité connaît ainsi une pause plutôt qu'une solution. Car rien ne nous empêchera d'affirmer que les incompos­sibles appartiennent au même monde, que les mondes incompossibles appartiennent au même univers : « Fang par exemple détient un secret, un inconnu frappe à sa porte . . . Fang peut tuer l 'intrus, l ' intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent réchapper, tous deux peuvent mourir, et caetera . . . Vous arrivez chez moi, mais dans l 'un des pas­sés possibles vous êtes mon ennemi, dans un autre, mon ami . . . » 1 . C'est la réponse de Borges à Leibniz : la ligne droite comme force du temps, comme labyrinthe du temps, est aussi la ligne qui bifurque et ne cesse de bifur­quer, passant par des présents incompossibles, revenant sur des passés non-nécessairement vrais.

En découle un nouveau statut de la narration : la narra­tion cesse d'être véridique, c'est-à-dire de prétendre au vrai, pour se faire essentiellement falsifiante . Ce n'est pas du tout « chacun sa vérité » , une variabilité concernant le contenu. C 'est une puissance du faux qui remplace et détrône la forme du vrai, parce qu'elle pose la simultanéité de présents incompossibles, ou la coexistence de passés non-nécessairement vrais . La description cristalline attei­gnait déjà à l'indiscernabilité du réel et de l'imaginaire, mais la narration falsifiante qui lui correspond fait un pas de plus, et pose au présent des différences inexplicables, au passé des alternatives indécidables entre le vrai et le faux.

prétende sauver la Vérité : c'est d'abord un dialogue de Valla avec Antoine, où s ' insère un autre dialogue entre Sextus et l'oracle d'Apollon, puis auquel succède un troisième dialogue, Sextus­Jupiter, qui fait place à l'entrevue Théodore-Pallas, à l'issue de laquelle Théodore se réveille.

1 . Borges, Fictions, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » , Gallimard, p . 1 30 .

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L'homme véridique meurt, tout modèle de vente s 'écroule, au profit de la nouvelle narration. Nous n'avons pas parlé de l 'auteur essentiel à cet égard : c'est Nietzsche, qui, sous le nom de « volonté de puissance » , substitue la puissance du faux à la forme du vrai, et résout la crise de la vérité, veut la régler une fois pour toutes, mais, à l 'opposé de Leibniz, au profit du faux et de sa puissance artiste, créatrice . . .

L 'Image-temps, © Editions de Minuit, 1 9 85, p . 1 70- 1 72 .

L a pensée du dehors

Mais, s'il est vrai que les conditions ne sont pas plus générales ou constantes que le conditionné, c 'est pour­tant aux conditions que Foucault s' intéresse. C 'est pour­quoi il dit : recherche historique et non travail d'histo­rien. Il ne fait pas une histoire des mentalités, mais des conditions sous lesquelles se manifeste tout ce qui a une existence mentale, les énoncés et le régime de langage . Il ne fait pas une histoire des comportements, mais des conditions sous lesquelles se manifeste tout ce qui a une existence visible, sous un régime de lumière . Il ne fait pas une histoire des institutions, mais des conditions sous lesquelles elles intègrent des rapports différentiels de forces, à l 'horizon d'un champ social . Il ne fait pas une histoire de la vie privée, mais des conditions sous les­quelles le rapport à soi constitue une vie privée . Il ne fait pas une histoire des sujets, mais des processus de sub­jectivation, sous les plissements qui s 'opèrent dans ce champ ontologique autant que social 1 . En vérité, une

1 . Cf. L 'Usage des plaisirs, 1 5 . L'étude la plus profonde sur Foucault, l'histoire et les conditions, est celle de Paul Veyne,

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chose hante Foucault, et c 'est la pensée, (, que signifie penser ? qu'appelle-t-on penser ? » , la question lancée par Heidegger, reprise par Foucault, flèche par excellence. Une histoire, mais de la pensée comme telle . Penser, c'est expérimenter, c'est problématiser. Le savoir, le pou­voir et le soi sont la triple racine d'une problématisation de la pensée. Et d'abord, d'après le savoir comme pro­blème, penser, c'est voir et c 'est parler, mais penser se fait dans l 'entre-deux, dans l 'interstice ou la disjonction du voir et du parler. C 'est chaque fois inventer l 'entre­lacement, chaque fois lancer une flèche de l 'un contre la cible de l'autre, faire miroiter un éclair de lumière dans les mots, faire entendre un cri dans les choses visibles. Penser, c'est faire que voir atteigne à sa limite propre, et parler, à la sienne, si bien que les deux soient la limite commune qui les rapporte l 'un à l 'autre en les séparant.

Puis, en fonction du pouvoir comme problème, pen­ser, c'est émettre des singularités, c 'est lancer les dés . Ce qu'exprime le coup de dés, c 'est que penser vient tou­jours du dehors (ce dehors qui déjà s 'engouffrait dans l ' interstice ou constituait la limite commune) . Penser n'est ni inné ni acquis . Ce n'est pas l 'exercice inné d'une faculté, mais ce n'est pas non plus un learning qui se constitue dans le monde extérieur. A l ' inné et à l 'acquis, Artaud opposait le (' génital » , la génitalité de la pensée comme telle, une pensée qui vient d'un dehors plus loin­tain que tout monde extérieur, donc plus proche que tout monde intérieur. Faut-il appeler Hasard ce dehors l ? Et en effet le coup de dés exprime le rapport de forces ou de pouvoir le plus simple, celui qui s 'établit entre singularités tirées au hasard (les nombres sur les faces) . Les rapports de forces, tels que Foucault les entend, ne concernent pas seulement les hommes, mais les éléments, les lettres de l 'alphabet dans leur tirage au

( , Foucault révolutionne l'histoire » , Comment o n écrit {'histoire, Ed. du Seuil (notamment sur la question des (, invariants '») .

1 . La trinité Nietzsche-Mallarmé-Artaud est invoquée, notam­ment à la fin de Les Mots et les Choses.

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hasard, ou bien dans leurs attractions, dans leurs fré­quences de groupement suivant une langue . Le hasard ne vaut que pour le premier coup ; peut-être le second coup se fait-il dans des conditions partiellement détermi;" nées par le premier, comme dans une chaîne de Markov, une succession de ré-enchaînements partiels. Et c'est cela, le dehors : la ligne qui ne cesse de ré-enchaîner les tirages au hasard dans des mixtes d'aléatoire et de dépendance. Penser prend donc ici de nouvelles figures : tirer des singularités ; ré-enchaîner les tirages ; et chaque fois inventer les séries qui vont du voisinage d'une singu­larité au voisinage d'une autre . Des singularités, il y en a de toutes sortes, toujours venues du dehors : singularités de pouvoir, prises dans les rapports de forces ; singulari­tés de résistance, qui préparent les mutations ; et même des singularités sauvages, qui restent suspendues au­dehors, sans entrer dans des rapports ni se laisser inté­grer. . . (là seulement le « sauvage » prend un sens, non pas comme une expérience, mais comme ce qui ne rentre pas encore dans l 'expérience) 1 .

Toutes ces déterminations de la pensée sont déjà des figures originales de son acte . Et pendant longtemps Foucault n'a pas cru que penser puisse être autre chose encore . Comment penser pourrait-il inventer une morale, puisque la pensée ne peut rien trouver en elle-même, sauf ce dehors d'où elle vient et qui réside en elle comme « l ' impensé » ? Ce Fiat ! qui destitue d'avance tout

1 . Cf. L 'Ordre du discours, 37, où Foucault invoque une « exté­riorité sauvage », et prend l 'exemple de Mendel, qui constituait des objets biologiques, des concepts et des méthodes inassimi­lables par la biologie de son époque . Ce n'est nullement contra­dictoire avec l'idée qu'il n'y a pas d'expérience sauvage. Il n'y en a pas, p arce que toute expérience suppose déjà des relations de savoir et des rapports de pouvoirs . Or, précisément, les singulari­tés sauvages se trouvent repoussées hors du savoir et du pouvoir, dans les « marges .), si bien que la science ne peut pas les reconnaître : 35-37 .

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impératif 1 . Pourtant, Foucault pressent l 'émergence d'une étrange et dernière figure : si le dehors, plus lointain que tout monde extérieur, est aussi plus proche que tout monde intérieur, n'est-ce pas le signe que la pensée s 'affecte elle­même, en découvrant le dehors comme son propre impensé ? « Elle ne peut découvrir l 'impensé . . . sans l 'appro­cher aussitôt de soi, ou peut-être encore sans l 'éloigner, sans que l'être de l 'homme en tout cas, puisqu'il se déploie dans cette distance, ne se trouve du fait même altéré . » 2 Cette affection de soi, cette conversion du lointain et du proche, va prendre de plus en plus d'importance en constituant un espace du dedans, qui sera tout entier co-présent à l 'espace du dehors sur la ligne du pli. L'impensé problématique fait place à un être pensant qui se problématise lui-même, comme sujet éthique (chez Artaud, c'est le « génital inné » , et, chez Foucault, c'est l a rencontre du soi e t de l a sexualité) . Penser, c 'est plier, c'est doubler le dehors d'un dedans qui lui est coextensif. La topologie générale de la pensée, qui commençait déjà « au voisinage » des singularités, s 'achève maintenant dans le plissement du dehors au-dedans : « à l'intérieur de l 'extérieur et inversement » , disait « L 'histoire de la folie .) . On a pu montrer que toute organisation (dif­férenciation et intégration) supposait la structure topolo­gique première d'un dehors et d'un dedans absolus, qui induit des extériorités et intériorités relatives inter­médiaires : tout l 'espace du dedans est topologiquement en contact avec l 'espace du dehors, indépendamment des dis­tances et sur les limites d'un (f vivant » ; et cette topologie charnelle ou vitale, loin de s'expliquer par l 'espace, libère un temps qui condense le passé au-dedans, fait advenir le futur au-dehors, et les confronte à la limite du présent vivant.

Foucault © Editions de Minuit, 1 9 86, p . 1 24- 1 27 .

1 . Husserl lui-même invoquait dans l a pensée u n (f fiat .> comme coup de dé ou position de point : Idées . . . , Gallimard, p . 4 1 4 .

2. Les Mots et les Choses, 338 (et le commentaire sur la phéno­ménologie de Husserl, 336) .

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Bibliographie

OUVRAGES DE GILLES DELEUZE

Aux Editions de Minuit

Présentation de Sacher-Masoch, 1 967. Spinoza et le problème de l 'expression, 1 96 8 . Logique du sens, 1 969 . Superpositions (en collaboration avec Cannelo Bene), 1 979. Spinoza - Philosophie pratique, 1 98 1 . Cinéma 1 - L'Image-mouvement, 1 9 8 3 . Cinéma 2 - L'Image-temps, 1 98 5 . Foucault, 1 986 . Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, 1 98 8 . Le Pli. Leibniz e t l e baroque, 1 98 8 . Pourparlers, 1 990. Critique et clinique, 1 99 3 . L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens, 1 953- 1 974,

2002. Deux Régimes defous. Textes et entretiens 1975-1995, 2003 . Spinoza. Philosophie pratique, 2003 .

Aux Presses universitaires de France

Empirisme et Subjectivité, 1 95 3 . Nietzsche et la Philosophie, 1 962.

Page 177: Deleuze La Clameur de L'être

La Philosophie critique de Kant, 1 96 3 . Proust et les Signes, 1 964 ; éd. augmentée, 1 970: Nietzsche, 1 965 . Le Bergsonisme, 1 966. Différence et Répétition, 1 9 69.

Aux Editions Flammarion

Dialogues (en collaboration a vec Claire P arnet) , Flamma­rion, 1 977.

Aux Editions La Différence

Francis Bacon : logique de la sensation, La Différence, 1 98 1 , 2 vol .

OUVRAGES DE GILLES DELEUZE ET FELIX GUATTARl

Aux Editions de Minuit

L'Anti-Œdipe, 1 972. Kafka - Pour une littérature mineure, 1975. Rhizome, 1 976 (repris dans Mille Plateaux). Mille Plateaux, 1 980. Qu 'est-ce que la philosophie ?, 1 992.

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Table

De si loin ! De si près ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Quel Deleuze ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 7

Un concept renouvelé de l 'Un . . . . . . . . . . . . 1 9 L ' « automate purifié » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1 Des productions « monotones » . . . . . . . . . . . . 2 5

Univocité de l 'Etre e t multiplicité des noms 3 1 La limite de Heidegger . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 L 'univocité de l 'Etre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 La multiplicité des noms . . . . . . . . . . . . . . . . 42

La méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Une anti-dialectique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Le parcours de l 'intuition . . . . . . . . . . . . . . . 54

Le virtuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Un fondement repensé . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 Le chant du virtuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

Le temps et l a vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 La puissance du faux . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 Primat du temps et détemporalisation . . . . . 90 Mémoire e t oubli. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 6

Eternel retour e t hasard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 0 1 Sur trois contresens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 02 Le « vrai coup de dés » . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 1 Nietzsche ou Mallarmé ? . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 3

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1 84 DELEUZE

Le dehors et le pli. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 7 Un anti-cartésianisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 8 Le concept de pli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 22

Une singularité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3 9

Choix de textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 5 1

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 8 1

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COLLECTION « PLURIEL »

ACTUEL

ACHACHE José Les sentinel/es de la Terre

ADLER Alexandre J'ai vu finir le monde ancien Au fil des jours cruels L'Odyssée américaine

ATTIAS Jean-Claude, BENBASSA Esther Les Juifs ont-ils un avenir ?

BACHMANN Christian, LE GUENNEC Nicole Violences urbaines

BARBER Benjamin R. Djihad versus McWorld L'Empire de la peur

BEN-AMI Shlomo Quel avenir pour Israël ?

BURGORGUE-LARSEN Laurence, LEVADE Anne, PI COD Fabrice La Constitution européenne expliquée au citoyen

BRZEZINSKl Zbigniew Le Grand Échiquier

BURGEL Guy La Ville atljourd 'hui

COHEN Daniel La Mondialisation et ses ennemis

COLLECTIF Le Piège de la parité

DAVIDENKOFF Emmanuel Peut-on encore changer l 'école?

DELUMEAU Jean Un Christianisme pour demain

ÉTIENNE Bruno, LIOGIER Raphaël Être bouddhiste en France atljourd 'hui

FAUROUX Roger, SPITZ Bernard Notre État

GLUCKSMANN André De Gattlle, où es-tu ? Ouest contre Ouest Le Discours de la haine

GRESH Alain Israël-Palestine

GRESH Alain, VIDAL Dominique Les Cent Clés du Proche-Orient

JADHAV Narendra Intouchable

KAGAN Robert La Puissance et la Faiblesse

LAÏDI Zaki Un monde privé de sens

LE BONNEC Yves, SAULOY Mylène À qui profite la cocaine ?

LENOIR Frédéric Les Métamorphoses de Dieu

MINCES Juliette Le Coran et les femmes

PROLONGEAU Hubert Sans domicile fixe

RAMBACH Anne, RAMBACH Marine Les Intel/os précaires

RENAUT Alain La Libération des enfants

ROY Olivier Généalogie de l 'islamisme La laïcité face à l 'islam

ROY Olivier, ABOU ZAHAD Mariam Réseaux islamiques

SALAS Denis Le Tiers Pouvoir

SMITH Stephen Négralogie Oujkù; un destin marocain

STRAUSS-KAHN Dominique La Flamme et la Cendre

TISSERON Serge L'Intimité surexposée

TRAORÉ Aminata Le Viol de l 'imaginaire

URFALINO Philippe L'Invention de la politique culturelle

VIROLE Benoît L'Enchantement Harry Patter

WARSCHAWSKl Michel Sur la frontière WIEVIORKA Michel La tentation antisémite

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BARROIS Claude

PSYCHANALYSE / PSYCHOLOGIE

HUMBERT Élie G, Psychanalyse du guerrier

BETTELHEIM Bruno Dans les chaussures d 'un autre Le Poids d 'une vie

BONNAFÉ Marie Les'livres, c 'est bail pour les bébés

BRUNSCHWIG Hélène N'ayons pas peur de la psychothérapie

CRAMER Bertrand Profession bébé

CZECHOWSKl Nicole, DANZIG ER Claudie Deuils

DANON-BOILEAU Henri De la vieillesse à la mort

DE MIJOLLA Alain (sous la direction de) Dictionnaire international de psychanalyse (2 vol.)

DUMAS Didier La Sexualité masculine

FLEM Lydia Freud et ses patients

HEFEZ Serge, LAUFER Danièle La Danse du couple

GAY Peter Freud, une vie (2 vol.)

GREEN André La Déliaison Un psychanalyste engagé

GRIMBERT Philippe Pas de filmée sans Freud Psychanalyse de la chanson

HADDAD Antoniella, HADDAD Gérard Freud en Italie

HADDAD Gérard Manger le Livre

HOFFMANN Christian Une introduction à Freud

Jung

KORFF SAUSS S imone Dialogue avec mOIl psychana(vste

LACHAUD Denise L'Enfer du devoir Jalousies

LAPLANCHE Jean, PONTALIS Jean-Bernard Fantasme originaire. Fantasme des origilles, Origines du falltasme

LESSANA Marie-Magdeleine Entre mère et fille : Uli ravage

MORO Marie-Rose Enfants d 'ici venus d 'ailleurs

MURAT Laure La Maison du docteur Blallche

PERRIER François L'Amour

PHILLIPS Adam Le Pouvoir psy

PIGNARRE Philippe Comment la dépression est devenue une épidémie

RIBAS Denys L'Énigme des enfants al/tistes

SAVIER Lucclle Des sœurs, des frères

SIETY Anne Mathématiques, ma chère terrel/r

SUTTON Nina Bl1tno Bettelheim

TISSERON Serge Comment Hitchcok m 'a guéri

TOMKlEWICZ Stanislas L'Adolescence volée

VIGOUROUX François L'Ame des maisons L'Empire des mères Le Secret de famille

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SCIENCES

ALVAREZ Walter La Fil! tragique des dinosaures

BARROW Jolm Les Origines de l ' Univers

CAZENAVE Michel (sous la direction de) Aux ji'ontières de la science

CHANGEUX Jean-Pierre L'Homme neuronal

COHEN-TANNOUDJI Gilles Les Constantes universelles

CYRULNIK B oris La Naissance du sens Mémoire de singe et paroles d 'homme Sous le signe du lien

DAFFOS Fernand La Vie avant la vie

DAVIES Paul L'Esprit de Dieu

DAWKINS Richard Qu 'est-ce que l 'Évolution ?

FERRIES Timothy Histoire du Cosmos de l 'Antiquité au Big Bang

FISCHER Helen Histoire naturelle de l 'amour

GINESTE Thierry Victor de l 'Aveyron

GLASHOW Sheldon Le Charme de la physique

KANDEL Robert L'Incertitude des climats

LAMBRICHS Louise L . La Vérité médicale

LASZLO Pierre Chemins et savoirs du sel

LEAKEY Rich.rd L'Origine de l 'humanité

NOTTALE Laurent La Relativité dans tous ses états

PETIT Jean-Pierre On a perdu la moitié de l 'Univers

SCHWARTZ Laurent Métastases

SEIFE Charles Zéro, la biographie d 'une idée dangereuse

SINGH Simon Le Dernier Théorème de Fermat

STEWART John La Nature et les nombres

VIDAL-MADJAR Alfred n pleut des planètes

WATSON James D. La Double Hélice

SOCIOLOGIE, ANTHROPOLOGIE

ARNALDEZ Roger L'Homme selon le Coran AUGÉ Marc Un etlmologne dans le métro BAD lE Bertrand, BIRNBAUM Pierre Sociologie de l 'État BAUMAN Zygmunt Le Coût humain de la mondialisation BEAUD Stéphane, PIALOUX Michel Violences urbaines, violence sociale BIRNBAUM Pierre La Fin du politique Le Peuple et les gros BOUDON Raymond La Logique du social L'Inégalité des chances BOUSTANY Antoine Drognes de paix, drognes de gnerre

BROMBERGER Christian Passions ordinaires CALVET Louis-Jean Histoire de l 'écriture La Guerre des langues et les politiques lingnistiques CASTEL Robert, HAROCHE Claudine Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi DE SINGLY François Les Uns avec les autres DIGARD Jean-Pierre Les Français et leurs animallX DUPUY Jean-Pierre Libéralisme et justice sociale EHRENBERG Alain Le Culte de la performance L'Individu incertain

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ELLUL Jacques Le Bluff technologique FONDATION DES ÉTUDES DE DÉFENSE Les Manipulations de l 'image et du son GIDDENS Anthony La transformation de l 'intimité GUÉNIF-SOUILAMAS Nacira Des beurettes HIRSCHMAN Albert O. Bonheur privé, action publique JEANNENEY Jean-Noël L'Écho du siècle. Encyclopédie historique de la radio et de la télévision en France KAUFMANN Jean-Claude L'Invention de soi LAHlRE Bernard L'homme pluriel LE BRAS Hervé Marianne et les lapins

POIRIER Lucien Le Chantier stratégique PONT-HUMBERT Cat4erine Dictionnaire des symboles, des rites et des croyances RAUCH André Crise de l 'identité masculine, 1 789-1914 T1àcances en France de 1830 à nos jours RIOUX Jean-Pierre, SIRINELLI Jean-François La culture de masse en France ROSANVALLON Pierre La Question syndicale SABEG Yazid, MÉHAIGNERIE Laurence Les oubliés de l 'égalité des chances SENNETT Rjchard Respect TIERNEY Patrick Au nom de la civilisation WIEVIORKA Michel La Violence

LETTRES ET ARTS BADIOU Alain Beckett CACHIN Françoise Gauguin CLARK Kenneth Le Nu (2 vol.) DE BAECQUE Antoine La Cinéphilie DE OUVE Thierry Résonances du readymade DELON Michel Le Savoir-vivre libertin FERRIER Jean-Louis Brève histoire de l 'art De Picasso à Guernica. Généalogie d 'un tableau GOODMAN Nelson Langages de l 'art GRAVES Robert Les Mythes grecs (2 vol.) GUILBAUT Serge Comment New York vola l 'idée d 'art moderne HASKELL Francis, PENNY Nicholas Pour l 'amour de l 'antique. La statuaire gréco-romaine et le goût européen HURÉ Pierre-Antoine, KNEPPER Claude Liszt en son temps JANOVER Louis

La Révolution surréaliste LAZARD Madeleine Rabelais l 'humaniste LIÉBERT Georges L'Art du chef d 'orchestre MESCHONNIC Henri De la langue française MICHAUD Yves L'Art à l 'état gazeux Critères esthétiques et jugement de goût PACHET Pierre Les Baromètres de l 'âme. Naissance du journal intime RANCIÈRE Jacques La Parole muette REWALD John Le Post-impressionnisme RICHARD Lionel L'Art et la guerre ROMILLY (de) Jacqueline La Douceur dans la pensée grecque STEINER George De la Bible à Kafka Extraterritorialité TAPIÉ Victor L. Baroque et classicisme VALLIER Dora L'Art abstrait

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PHILOSOPHIE

ARON Raymond Essai sur les libertés L'Opium des intel/ectuels

AXELOS Kostas Métamorphoses

BLAIS Marie-Claude, GAUCHET Marcel, OTTAVI Dominique Pour une philosophie de l 'éducation

BOUVERESSE Jacques Le Philosophe et le réel

BURKE Edmund Réflexions SUl' la Révolution en France

CHÂTELET François Histoire de la philosophie t. 1 : La Philosophie païenne (du Vf siècle av. J.-c. au lIl' siècle après J.-C.)

t. 2 : La Philosophie médiévale (du f" au XJl' siècle) t. 3 : La Philosophie du monde nouveau (XVI' et XVII' siècle) t. 4 : Les Lumières (xml' siècle) t. 5 : La Philosophie et l 'histoire (de 1 780 à 1 880) t. 6 : La Philosophie du monde scientifique et industriel (de 1860 à 1940) t. 7 : La Philosophie des sciences sociales (de 1 860 à nos jours) t. 8 : Le XX' siècle

CONSTANT Benjamin Principes de politique COURTINE-DENAMY Sylvie Hannah Arendt

DETIENNE Marcel Dionysos à ciel ouvert

FINKIELKRAUT Alain, SLOTERDIJK Peter Les Baltements du monde

GIRARD René La Violence et le sacré Celui par qui le scandale arrive Mensonge mmantique et vérité romanesque

GLUCKSMANN André Le Bien et le Mal

HABERMAS Jürgen Après Marx

HABIB Claude Le Consentement amoureux

JANlCAUD Dominique Heidegger en France (2 vol.) JANKÉLÉVITCH Sophie, OGILVIE Bertrand L'Amitié

JARDIN André Alexis de Tocqueville

JOUVENEL (de) Bertrand Du pouvoir

LA ROCHEFOUCAULD Maximes, réflexions, lettres

LOWITH Karl Nietzsche

MANENT Pierre Histoire mtel/ectuel/e du Itbéralisme

MONGIN Olivier Face au scepticisme

NEGRJ Anthony Job, laJorce de l 'esc/ave

NIETZSCHE Friedrich Aumre Humain, trop humain Le Gai Savoir Par-delà le bien et le mal

ORY Pascal Nouvelle Histoire des idées politiques

QUINET Edgar L'Enseignement du peuple, suivi de La Révolution religieuse au XIX' siècle

RJALS Stéphane La Déclaration des droits de l 'homme et du citoyen

RJCHIR Marc La Naissance des dieux

RJCŒUR Paul La Critique et la conviction

ROUSSEAU Jean-Jacques Du contrat social

RUYER Raymond La Gnose de PI'inceton

SCHOLEM Gershom Walter Benjamin, Histoire d 'une amitié

SERRES Michel Les Cinq Sens Le Parasite Rome

SIRJNELLl Jean-François Sartre et Amn, deux intel/ectuels dans le siècle

SLOTERDIJK Peter Bul/es, Sphères 1 L'Heure du crime et le temps de l 'œuvre d 'art, suivi de Essai d 'intoxication volontaire Ni le soleil ni la mort

SUN TZU L'Art de la guerre

TODOROV Tzvetan Les Morales de l 'histoire

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Imprimé en France par Dupli-print à Domont (95)

en octobre 20 1 0 N° d'impression : 1 60369