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LES YEUX DOUX

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DU MÊME AUTEUR

Mardi-Gris, « Série Noire », Gallimard, 1978. Tarzan malade, Éditions des Autres, 1979. Banquise, Fayard « Noir », 1981. Le Bourdon, en collaboration avec Pierre Marcelle,

Éditions J.-L. Lesfargues, 1982.

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HERVÉ PRUDON

LES YEUX DOUX

roman MAZARINE

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© Éditions Mazarine, 1982 8, rue de Nesle, Paris 6

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Des amis, des parents, tous gens que j'aime,

reconnaîtront dans ce roman des moments d'eux-mêmes.

Ils ôteront le maquillage dont je les ai affublés et sauront que je leur dédie ce livre.

A Sylvie, tout d'abord.

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Je fais tous les efforts possibles pour être sec. Je veux imposer silence à mon cœur

qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble toujours de n'avoir écrit qu 'un soupir,

quand je crois avoir noté une vérité. Stendhal, De l 'amour

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— Il v avait même un lion, un vrai lion, avec une crinière et des crocs.

— Drôle de paradis, où les lions peuvent mordre . — Oui? De toute façon, les chasseurs l 'ont tué.

C'en fut fini du paradis. C'est peut-être mieux ainsi. Sur l ' emplacement du paradis, on a bâti cette maison. C'est la nôtre, aujourd 'hui .

— Mais le lion, comment l'ont-ils tué? — Les versions divergent. Je crois qu' i ls l 'ont

coupé en deux. Dans le sens du cœur.

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I

C'était le printemps, avec un peu d'avance sur le calendrier. Pas si loin de Paris, du côté d'Epernon. Le terrain dévalait de la route à une petite rivière. Près de la rivière, contre les arbres, la maison. Une vieille et grande maison, sans style. Des planches et des gravats indiquaient qu'elle était en bonne voie de res- tauration. Les invités avaient donné des coups de poing dans les murs et décrété que c'était un bon achat.

— C'est notre maison à tous, disait Léo. — Le problème, c'est l'humidité, le chauffage, s'était

permis un invité. — Nous ne manquerons pas de chaleur. Sarah s'accrochait au bras de Léo. D'elle, on ne

voyait que les yeux et le ventre. Des grands yeux de Betty Boop, et une grossesse presque à terme. Sou- vent, elle renversait la tête en arrière et clignait des yeux au soleil. Léo posait une main sur le ventre de sa femme, et l'autre main sur sa maison.

— Ça n'est peut-être pas le paradis, souffla Léo, mais j'ai cherché ce qu'il y avait de plus ressem- blant.

Une grande table avait été dressée dehors, sur la pelouse. Léo avait décidé de fêter sa maison. Il voulait des pieds sur l'herbe, et des rires entre les murs. Il avait suffisamment de bonheur pour le partager. Il coupait lui-même le pain, tartinait les rillettes et nour- rissait les premiers invités. Il était midi.

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— Je suis sûr qu'on s'est trompé, affirma Michel. — Non, répliqua Charlie, je reconnais les arbres. — Il reconnaît les arbres, soupira Michel. Charlie accéléra, et entonna à tue-tête, sur sa moto

rouge, le Chant du Komintern. Michel enfonça un peu plus ses ongles dans le cuir de Charlie. Le vent le fai- sait pleurer.

— Non, on s'est trompé, reprit Michel, et la voiture rouge qui est derrière nous était devant nous, la der- nière fois que nous sommes venus.

A cinquante mètres derrière, dans sa VW délabrée, Marie écarquillait les yeux pour ne pas perdre les deux loustics. A côté d'elle, avachi, son petit ami du week- end.

— Je suis sûr que je vais déranger, dit le jeune homme, en essuyant ses mains moites sur son jean.

— Ecoute Marc, je ne t'ai pas forcé à venir. — Je ne voulais pas te quitter. — On se connaît depuis exactement six jours. — Arrête-toi dans un sous-bois. Je te ferai l'amour

sur l'herbe. — Non. Ça gratte. Et j'ai faim. — Je vois le plan. Buffet campagnard, tonnelet de

beaujolais et mièvreries salonnardes. — Tais-toi. Tu ne connais pas Sarah et Léo. — J'ai lu ce qu'écrivait Léo. J'en fais autant. Si

c'est ça qu'il faut pondre pour se remplir les poches. — Oui, c'est ça. Léo a bien compris. Il y a sept ans,

il avait les mêmes théories que toi sur le sexe, la vio- lence et la société. Ne lui reproche pas d'écrire des bouquins où il y a du cul et du sang dans un monde ré- pugnant.

— Je ne lui reproche rien. Je dis juste qu'il est du côté des oppresseurs.

— Ce qui t'oppresse, c'est son argent. Et son argent, coco, il le dépense. Il dépense tout. Il donne.

— Je ne veux pas de ce qu'il donne. Moi je prends. Je vis sur le système.

— En étant maître-auxiliaire dans un collège de banlieue ?

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Charlie engagea la moto sur le terrain et slaloma jusqu'à la table. Il dégrafa son cuir et jeta un regard circulaire sur l'assistance. Remarquait-on son menton volontaire et ses muscles d'acier ? Michel était livide. Deux pantalons superposés ne l'avaient pas protégé du froid. Il éloigna son long corps maigre de la bécane.

— Respire, lui ordonna Charlie. — Tout cet air pur me dégoûte, grogna Michel. Marie gara sa voiture sur le bas-côté. Marc se

cachait derrière elle comme ils descendaient vers la maison. Autour d'une grande table, un petit groupe discutait vivement. Marc s'arrêta.

— Qui est Léo ? — Celui qui est avec Sarah, répondit Marie, et

Sarah est celle qui est enceinte. — Celui-là? s'étonna Marc, je ne le voyais pas

ainsi. Il est jeune. Presque poupin. On dirait un grand ours en peluche.

Ils avancèrent. Marie présenta son ami. — Il s'appelle Marc. Il est resté un peu baba, mais

il peut changer. — Je sais ça, dit Léo. Les invités étaient des amis de Léo et Sarah, des

proches qu'ils aimaient. Surtout des gens de leur âge, la petite trentaine, avec des fortunes diverses. Il y avait un couple dont le mari était médecin et la femme bibliothécaire, Charlie était journaliste, Marie prof, il y avait deux représentants de la maison d'édition de Léo, un ancien professeur de lettres, deux autres jour- nalistes.

— Et toi, que fais-tu? demanda-t-on à Michel. — Je travaille, répondit Michel, je travaille dans un

bureau. Léo, avec chacun, refaisait la visite de la maison. Il

montrait sa chambre, la chambre de l'enfant, les chambres des amis. Il y avait de la place pour tous.

— Les travaux seront bientôt terminés ? — Pour l'été. On déboucha des bouteilles, et Sarah apporta des

salades qu'elle avait faites elle-même. Léo lui reprocha

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de se fatiguer. Sarah protesta. Léo se fâcha et s'éloi- gna. Sarah le rattrapa. Ils firent la paix.

— Ils sont incroyables, dit Charlie, dix ans que ça dure.

— C'est un couple, dit Marie. — On dirait mes vieux. — On dirait tous les couples. C'est tellement banal,

je ne sais pas pourquoi je pense parfois que c'est rare. — Alors la mère, s'écria Charlie, viens-là que je te

fasse un gros câlin, pendant que ton seigneur est ail- leurs.

Charlie prit Sarah dans ses bras et lui fit des mamours, en la berçant. Puis Michel s'inquiéta de l'état de santé de Sarah, qui le rassura. Et Marie entraîna Sarah à l'écart, à cause des secrets des femmes.

— Tu es sur quoi, en ce moment ? demanda l'un des représentants.

— Un nouveau Morris Queen, bien sûr. L'action se passe en Inde. Il y a une secte, des jeunes vierges et des kriss malais.

— Tu as un titre, qu'on en parle déjà ? — J'ai pensé à Bonne Baise à Bombay. — Tu vas faire autre chose, un de ces jours ? — Non. Pourquoi ? De la poésie ? Du nouveau

roman? Des états d'âme? Le malaise des cadres et la condition des immigrés ? Non. Avec Morris Queen, je rêve moins mais je mange mieux.

— Ce que j'en disais. Je pensais à tes qualités. — Elles sont au congélateur. Ne t'en fais pas pour

elles. Il y a des vétérinaires qui savent guérir les lions, mais on gagne mieux en défrisant des caniches nains. Alors on laisse les lions aux chasseurs, les caniches nains sont plus soyeux et les vétérinaires peuvent s'acheter des maisons de campagne.

— Ça va, toi ? demanda Marie.

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— Ça va, nous, répondit Sarah en posant ses mains à plat sur son ventre. Elle sourit.

— Moi qui pensais être débraillée, dit Marie. — Non. C'est familial. Regarde Léo, un jean et des

bottes. C'est la campagne, ici. — Tu rayonnes, toi. — Moi ? Je suis juste un des rayons. Le soleil, c'est

Léo. — Soleil mon cul. Il a bien baisé tout le monde.

Ton mari est un escroc, ma vieille. — Il a retourné sa veste quand il s'est aperçu

qu'elle était doublée de vison. Quelqu'un a dit ça, déjà. Mais ne t'y trompe pas, il joue du clairon pour le public, et moi j'ai sa petite chanson.

Marie soupira. Elle ouvrit les bras et tourna sur elle- même, dans la cuisine. Elle regarda les invités, puis les murs.

— Pourvu que ça dure ! — Tiens, dit Sarah, il y a une lézarde au-dessus de

l'évier. Je vais le dire à Léo.

— Alors, pépère, dit Michel, avec une maison comme ça, tu es vraiment un bourgeois.

— Tu peux dauber, canaille, cette maison est la tienne. S'il n'y avait pas Sarah, et ce gosse, et toi, Marie, Charlie, il n'y aurait pas de maison.

— Merci papa. — Ne sois pas toujours si amer. J'ai gagné à ce

drôle de loto, ça aurait pu être toi. C'est pareil. Il y aura autant de clés qu'il y a d'amis. On pourra tous venir ici pour s'y cacher, pour jouer, réfléchir, pour être ensemble. J'aime moins Paris qu'avant.

— Tout ce peuple, sans doute. — Arrête-ça. Je peux prendre des taxis. Non. Paris

m'étouffe. Me disperse. Ici, j'ai chaud. — Moi, j'ai de plus en plus froid, et partout. C'est la

Finlande qui m'envahit. — Oublie la Finlande et la Finlandaise. — C'est la Finlande et le bureau. Il fait sombre partout.

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— Regarde ce ciel. Et lâche le bureau, si le bureau te tue.

— Il faut vivre. — Tu vis à reculons. Je peux t'aider le temps que tu

te retournes. — Non. — Comme tu veux, mais il y a des filles partout, il y

a des boulots, aussi, pour des types comme toi. — Ah oui ? Lesquels ? Je n'écris pas des Morris

Queen, moi. J'ai raté dix ans de ma vie. J'ai des diplômes dans un placard et des photos dans un tiroir. Je les regarde le soir, en pensant à tout ce bonheur. Et le matin, je vais au bureau. Tous les matins, je me décapite la pomme d'adam en me rasant. Et je rêve que je me tranche la gorge.

Michel se mit à ricaner. — Ecoute. Tous les matins, dans le bus, je voya-

geais en face d'une minette. Vingt ans à peine, des yeux superbes, et une poitrine de rêve. Je ne pouvais pas décoller mes yeux de cette poitrine. Et la fille s'est mise à me sourire. Une fille très bien. Je réussis à lui filer rendez-vous pour un soir. Elle vient chez moi. J'avais au frais une bouteille de mousseux, j'avais décollé l'étiquette discount de la capsule du whisky. Je lui demande ce qu'elle veut. Elle me dit whisky, parce que le champagne me fait péter. Et elle riait. J'en- caisse, mine de rien. Elle ne finit pas son verre qu'elle a déjà ôté son chandail, elle pose ses mains sur ses hanches, elle se cambre et me lance: tu as vu, j'ai des gros nénés. C'était fini pour moi. Je l'ai jetée dehors et j'ai lavé trois fois son verre. Ça m'écœurait. J'ai des belles histoires d'amour, non?

Léo haussa les épaules. — Bien sûr, dit Michel, toi, tu as Sarah.

Les invités se connaissaient déjà et se mélangeaient aisément. Léo allait de l'un à l'autre, et Sarah les pour- chassait, une assiette à la main, elle voulait les gaver. Un homme plus vieux que les autres restait à l'écart. Il

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avait peu mangé, peu bu, il se contentait d'être un spectateur ennuyé. Il hochait la tête et fronçait les sourcils. Il tordait fréquemment sa cravate entre ses doigts fébriles.

Léo fut aimanté par le professeur. — Alors Schneider, vous avez bien réussi. — Je n'en ai pas honte, répondit Léo. Le professeur était petit et musclé. Des cheveux gris

coupés courts. Un œil malicieux, obscurci par les sou- cis.

— Ça n'est pas vous que j'aurais imaginé dans cet emploi.

— Il faut savoir tenir tous les rôles. — Celui du traître est un rôle de choix, en effet. — Vous me peinez, professeur, j'ai tenu à votre pré-

sence, parce que je vous admire. — Pas de pommade, Schneider. Vous m'avez ad-

miré, mais je crois comprendre que vous avez à pré- sent d'autres cultes que la littérature et la morale.

— Je n'ai plus de culte du tout. Votre enseignement était précieux, je m'en souviens comme d'un bon film. Mais il ne m'a pas aidé.

— Je me souviens de vous à ce premier cours. Vous étiez discret et rêveur. Et vos dissertations transpi- raient l'idéalisme, vous aviez des chimères.

— Oui ? J'ai une épouse. Je vais avoir un enfant. J'ai vu Katmandou et la Mosquée Bleue. Je n'y ai pas trouvé de philosophie, non, juste un décor pour mes bouquins.

— Parlons-en. Vos bouquins. Je me souviens de ce petit manuscrit que vous m'aviez présenté. L'écriture était nerveuse, et si délicate, pudique. Et les person- nages, assez mal dessinés, il faut le reconnaître, avaient d'autres ambitions que de coucher avec les quarante filles du grand calife.

— Ils ont peut-être encore d'autres ambitions. Mais je leur laisse. J'ai eu moi aussi d'autres ambitions. Je les garde et elles ne font de mal à personne. Joignez- vous aux autres, je vous en prie, nous ne sommes pas des bandits.

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— Je ne vous reconnais plus. Oh, physiquement, vous êtes bien le même. Mais je vous voyais plutôt comme un chercheur. Du moins je le croyais, je l'ai cru. Je me suis trompé.

— Vous m'en voulez de maltraiter la littérature, c'est cela ? Vous êtes un naïf, professeur.

— Je n'aime pas votre cynisme, Schneider. — Cessons cette discussion. Venez. — Je dois voir ma fille à cinq heures. Je ne voulais

pas rester. — Pourquoi êtes-vous venu ? — Un ancien étudiant que j'aimais bien m'avait

invité. Au revoir, Schneider.

Léo était assis près de la petite rivière. Il lançait des cailloux dans l'eau. Sarah le trouva ainsi, les yeux dans le vague.

— Quelque chose qui ne va pas ? J'ai vu le profes- seur partir.

— Coup sur coup le professeur et Michel, ça fait deux nuages, mais ça passe déjà.

— Ils sont jaloux. — Je n'ai pas eu le choix. Non. De rien. — De moi ? — Toi, je t'ai toujours connue. Je t'ai rencontrée il y

a dix ans, mais ça ne pouvait être personne d'autre. J'ai tout fait pour toi.

Léo embrassa Sarah. Il oublia le professeur. — Alors les amoureux, je vous y prends. Je croyais

pourtant que vous étiez mariés. Ignorez-vous donc que le livret de famille interdit de telles démonstrations obscènes ?

— Charlie, assois-toi. Charlie posa ses fesses d'athlète sur une souche. — Je vais te dire, pépère, affirma-t-il, ceux-là qui

t'importunent, tu me le dis et je leur fais la tête comme un steak tartare. Non mais. On ne va pas se laisser faire. Tu as vu ce ciel ? Tu les ignores, tous ces ratés. On est là, bien, on boit bien, on mange bien, je sens

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qu'on va déboucher quelques bouteilles de cham- pagne. Alors l'émancipation des pauvres et le grand soir des prolos, on verra ça à la Courneuve une autre fois, non ? Moi je te dis, je suis bien, et je suis content pour vous.

Il fut quatre heures. Il restait beaucoup à manger et à boire. Léo avait vu grand. Il ne pensait plus au pro- fesseur ni aux jaloux. Le soleil était intact, un cadeau, en ce mois de mars. Charlie marchait sur les mains entre les invités. Michel, qui avait trop bu, se confiait à Marie.

— Je suis content pour Léo, bien sûr. On ne peut pas tous échouer. Les solutions sont individuelles. Je vois encore Léo au lycée, pataud et timide. Regarde-le. On ne voit que lui. Il n'avait même pas cent balles à glisser dans un flipper, à l'époque. Et j'était sûr qu'il ferait quelque chose.

— On fait tous quelque chose, murmura Marie, de sa voix douce, il ne faut avoir honte de rien.

— Moi j'ai tout raté. Tout avorté. Les études, les amours. J'ai rétréci à plaisir mes chances, et aujour- d'hui je perds mes dents et mes pantalons.

— Ça s'arrangera. — Va me chercher une coupe. Marc, adossé à un arbre, regardait Marie. Elle

n'avait guère passé plus de dix minutes avec lui. Il ne disait rien. Il jouait le méprisant, l'incompris. Elle frôla la table et le seau à champagne, et pénétra dans la maison. Vieille maison. Elle monta à l'étage. Chambre d'enfant. Elle donnait sur le terrain, cette prairie. Léo et Sarah plaisantaient avec le toubib et sa femme. Charlie faisait rire une journaliste, une ancienne de Libé qui s'était rapprochée du centre de Paris. Marie pensa qu'il faudrait raccompagner Michel quand Charlie s'occuperait de la journaliste. Elle aurait bien noyé Marc dans la rivière, petit amour, comme un chat nouveau-né. Les gens étaient gais, diserts. De quoi parlaient-ils donc? Musique, leurs paroles n'étaient

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mais Léo lui expliqua qu'il n'y avait pas de cinquième, à la belote. Sarah insista pour que Jeanne puisse jouer. Ils jouèrent au poker.

Ils jouaient depuis une heure, dans la grande salle, en descendant du vin rouge en brocs. Roland avait dépassé la dose. Léo ne dosait plus. Jeanne gagnait bien, Sarah perdait peu, Marie gardait sa mise, Roland gagnait sans flamber, et Léo n'avait plus que dix allu- mettes, l'équivalent de dix francs. Sur le coup, il avait une double paire servie. Deux as et deux huit. Jeanne n'avait pas suivi. Marie non plus. Sarah demanda trois cartes, et Roland deux. Paire pour Sarah, brelan pour Roland, au maximum. Léo demanda une carte. Sans voir, il misa son tapis et emprunta cent allumettes à la banque. Sarah emprunta cinquante allumettes. Léo regarda sa carte, une dame. Il versa du vin à Roland. En retirant la carafe d'un geste trop brusque, il renversa du vin sur le T-shirt de Jeanne. Il fut désolé. On continua à jouer, vite, Roland sentait les cartes lui brûler les doigts. Léo regarda ses cartes. Maintenant, il avait un full aux as par les huit. Il misa vingt. Sarah suivit. Puis Roland. On surenchérit durant deux tours. Léo demanda d'autres allumettes. A cet instant, Sarah abandonna la partie. Quand il y eut environ six cents francs sur le tapis, Roland demanda à voir.

Léo montra trois as. Roland montra trois rois. Léo montra deux huit. Roland montra un sept. — L'autre, demanda Léo. Roland montra un roi. Léo se servit un verre de rouge. Il regarda le T-shirt

de Jeanne, la tache de vin. Il se gratta la tête. — Moi je ne joue plus, dit Sarah. Non. — Je suis riche! cria Roland. — Vous, dit Sarah, en se tournant vers Léo, vous

avez lamentablement triché. Vous avez taché un vête- ment et vous avez perdu. Vous perdez tout, il me semble. Vous perdez même votre dignité.

— Hola, petite dame, de quelle dignité parlez-vous ?

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— Je ne vous parle plus. Vous n'êtes pas un gentle- man. Allez cuver votre vin.

Léo ramassa par terre la dame de cœur, et la tendit à Roland.

— J'ai triché, admit-il. — J'ai trop bu, dit Roland, je vais aller me coucher.

Viens, Sarah. — Non, dit Sarah, enfin, viens, il faut que te parle. — Reste, dit Léo, on boit un dernier verre. Demain,

on fait la Noire, n'oublie pas. Sarah sortit. Elle éclata en sanglots dans l'entrée.

Marie courut la rejoindre. Léo se servit un verre de vin.

— Ne bois pas tant, dit Jeanne. — Ferme-la, dit Léo. Roland sortit vomir, précipitamment. Léo resta seul

avec Jeanne. Elle avait une tache rouge sur son T-shirt, un T-shirt amusant, avec le dessin d'un Mickey. Il passa le doigt sur la tache, puis y posa ses lèvres. Puis serra le corps chaud de Jeanne contre lui. Elle le guida vers la chambre.

Un matin froid, trop tôt, trop silencieux, Léo quitta la chambre en chaussettes de laine, sur la pointe des pieds. Jeanne dormait en émettant un petit bruit de la bouche, comme si elle tétait. Le couloir était sombre, et la quatrième marche de l'escalier craqua. Léo enfila de grosses chaussures de montagne. Dans la grande salle, devant un café, Roland était déjà prêt, la mèche en bataille, la moustache piquante ; il sembla heureux de voir Léo. Il le salua d'une claque sur l'épaule, franche, forte. Léo but un litre de café. Les mots ne lui venaient pas. Il grommelait en réponse aux questions ineptes de Roland sur les différents moyens à utiliser pour arriver à la Noire, sur l'équipement, la prudence, et les vivres.

— Remplis toujours une gourde de vin, dit Léo. Roland grimaça, une expression spontanée du foie.

Il reprit un café. Il agita les clés de la Renault du

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permanent. Il fallait se rendre en voiture au pied de la noire, pour ne pas gaspiller ses forces avant la montée.

— Sarah t'a laissé dormir, au moins ? — Hon ! grogna Roland. Les deux hommes se levèrent. Dans ses grosses

chaussures, Léo se faisait l'effet d'un cosmonaute. Il fit deux fois le tour de la salle. Son orteil le faisait souffrir.

— Nous avons de la chance, dit Roland, pas un nuage, nous pourrons voir l'Italie.

— L'Italie ? Et si le vent est favorable, nous aurons la fin du spectacle à la Scala de Milan. C'est une très belle journée.

— On ne sait jamais si tu es sérieux. — Je suis très sérieux, dit Léo gravement.

Le paysage devait être plaisant, avec la verdure et les torrents, et Roland s'était dévoué pour porter le premier le sac à dos. Léo ne voyait que son soulier, à l'intérieur duquel il avait enfermé un orteil doulou- reux. Il voyait des cailloux, aussi, et des mottes de terre, et il sentait le soleil sur sa nuque. La première partie de la montée, en pente douce, aurait pu être agréable, un prélude, une mise en jambes. Mais Léo avait envie de crier tant ce foutu orteil le blessait. Roland marchait devant, d'un pas égal et lourd. Léo clopinait derrière les fesses de ce Roland agile. Il avait un paquet de cigarettes à la place de chaque poumon, une bouteille de scotch à la place du foie, un steak tartare dans la chaussure, de la purée dans les mollets, un escargot dans la culotte. A la place du cœur, il avait un cœur, et ce fut ce cœur qui changea de braquet pour aborder la montée abrupte. Léo chanta.

— Ne reviens jamais, horrible tango, toi qui sens le mégot, et la pompe funèbre...

— Qu'est-ce que tu dis ? Garde ton souffle. — Je chante. Ne ramène pas, tango des cimetières,

Tes gigolos froids et tes folles rombières...

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Roland prenait de l'avance. Il attendait Léo. Cela coupait le rythme. Le sommet était loin, à trois heures de marche.

— Le mauvais goût Qui frise l'indécence Et fait de nous Des parapluies qui dansent Doit limiter ses sinistres dégâts Et au tango qu'on veut r'lancer je dis hait' là !

— Tu n'arriveras jamais en haut. — Roland, il fait beau. A nice day to-day, dit-on en

Angleterre. Et en Australie on prononce A nice day to die. Tu aimes l'Australie?

Léo s'arrêta quatre fois avant la neige. Derrière lui, Saint-Véran, la vallée, d'autres sommets. Presque palpables, de la main, comme au peep-show, un bonheur tout proche. La Noire, on ne la voyait pas. On croyait voir un sommet, mais ça n'était qu'une escale, après il y en aurait une autre, et une autre. Et le cul de Roland, toujours devant, fesses musclées, saillantes dans l'effort. A-t-il le même cul quand il baise Sarah, ce Roland ? Les deux hommes repartirent. Léo avait ce que les journalistes sportifs appellent un masque de douleur. L'orteil partait en charpie. Dans la neige, c'était pire. Il fallait marcher régulier, mais parfois on s'enfonçait jusqu'à la ceinture, d'un coup. Roland glis- sait, volait, ne touchait pas la neige où Léo s'enfonçait. Il y avait peut-être vingt kilos d'écart entre les deux hommes. Léo avisa le sommet, le premier, cette blan- cheur, avec le bleu du ciel qui le coiffait. Il voulut courir et s'enfonça dans la neige jusqu'à la taille; il était pris. Il appela Roland. Toujours prêt, le scout- coco. Il arriva.

— J'arrête, dit Léo, j'en ai marre. — Mais tu ne peux pas rester là. On est encore loin. — Justement, je reste là, et loin. Ce sommet, je

m'en fous. Léo était ridicule, enfoncé jusqu'à la taille. Roland,

plutôt nabot, était ici plus grand que lui. Léo avait l'orteil en feu, dans la neige. Il leva les yeux, des yeux tristes.

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— Roland, dit Léo, tu n'aurais pas dû coucher avec Sarah.

— Pourquoi ? C'est elle qui... — Tais-toi. Ton lacet est défait, laisse-moi le

renouer.

Trois heures de montée, c'était écrit, en bas, sur un panneau de bois. Léo avait mis presque cinq heures. Enfin, il y était. Quel air pur. Un lac, de l'autre côté, petit lac, mais tout bleu, un bleu dur. Léo sortit du sac à dos un sandwich au pâté, avec de la moutarde, comme au café du Cafard. Il but une gorgée de vin frais, qui, à cette altitude, était un nectar. Choses simples, mots simples, un petit bonheur. Le cul calé entre deux roches, la neige, le ciel. Aucun bruit. Une solitude inhabituelle, différente. Il aurait fallu vivre là, peut-être, loin du cloaque, respirer, vivre dans ce chalet à tiroirs, comme une ville entière dans une maison, avec ses noctambules, ses opiniâtres et ses danseurs, ses raisonneux et ses pin up. La neige était froide. Herbe, fougères, plus bas, arbres, chloro- phylle, et le joli miracle de la photosynthèse.

Un millier de cafards dans le corps, cancers qui fourmillent. Dans la tête, mille misères. L'orteil, dans la chaussure; il faudra l'amputer, quitter le corps à petits coups de bistouri. Léo regarda sa main. Une main, qu'y a-t-il à l'intérieur d'une main? Des lignes à peines visibles, plates. Léo mangea de la neige. Il paraît que ça donne la colique, oui. Mais qu'importe de souiller la neige ? Personne ne vient jamais là-haut, rarement. On reste en bas, sur des pelouses, à des terrasses. On sirote. Marie et Sarah devaient bronzer, pour rentrer brunies. Où êtes-vous allées ? Marrakech ? Bermudes ?

J'ai réussi, pensa Léo. Je suis là-haut, malgré l'orteil. Je suis seul. Je gagne. Sarah appréciera.

Il redescendit par le même chemin. Grandes enjambées de sauteur de triple. Il mit une heure et demie. Il s'arrêta, au retour à Saint-Véran, une

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terrasse du Grand-Tétras, il prit une bière belge. La savoura. Puis une autre. Une vieille Américaine lui demanda où il avait acheté ses chaussures. Il lui assura que c'était les mêmes qui avaient conduit Alice au pays des Merveilles. Elle fut ravie de le croire.

Quand Léo fut de retour au chalet, on s'étonna qu'il fût seul.

— J'ai décroché. Roland a continué seul. Je lui ai laissé la voiture, je suis rentré en stop.

Sarah et Marie regardèrent Léo. Léo répéta sa phrase d'une autre façon, puis monta, ses souliers à la main, se reposer dans sa chambre. On pouvait voir le sang traverser la chaussette. Il prit une douche, et dormit jusqu'à l'heure du dîner.

Roland n'était toujours pas rentré, et, à table, on s'inquiétait.

— Il était beaucoup plus fort que moi, expliqua Léo, je le ralentissais, on s'est séparés. Je ne pense pas qu'il ait pu lui arriver quoi que ce soit.

Sarah et Marie s'étaient réfugiées à un bout de la table, elles ne mangeaient pas. Le permanent laissait apparaître sa nervosité, il passait sa colère sur les enfants. Les mamans des enfants ripostaient. Des discussions théoriques sur l'éducation permissive s'ensuivaient. La tension, et le ton, montaient. Léo était blême, son orteil lui remontait dans la gorge. On questionnait Léo sur ce qui s'était passé, et comment.

— Nous avons monté ensemble, et quand il a fallu marcher dans la neige, j'ai craqué, je n'avançais plus, comme dans des sables mouvants. Je lui ai dit que je redescendais, il a continué seul, ça n'est pas sorcier.

Après les palabres, les explications, les discussions, vint le silence. Épais. Le moindre gosse qui l'ouvrait écopait de la giroflée à cinq feuilles. Le permanent se désagrégeait à vue d'œil. Sarah était blanche comme un linge, et Marie regardait Sarah, puis Léo. Léo regar- dait Sarah, puis son orteil. Les yeux de Marie faisaient un va-et-vient, comme si elle assistait à un match de

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tennis, et cela n'échappa pas aux commensaux. Le permanent se leva, il trépignait.

— Je vais y aller. — Pas la peine, dit Sarah, je sais qu'il est mort. Elle avait énoncé cela d'une voix atone. Tous les

regards convergèrent sur elle, qui fixait Léo. Léo soutint ce regard. Les enfants, les mouches, les four- mis, quittèrent la pièce pour se réfugier dans l'entrée, l'oreille tendue quand même.

— Il l'a tué, dit Sarah, je sais que tu l'as tué. Tu es fou. Tu es devenu fou. Tu es capable du pire.

Léo sourit. Les regards sur lui. Il se mordit la lèvre. — Je l'ai tué ? dit Léo, mais allons donc. Oui, je l'ai

tué. J'avais justement emmené mon 22 long rifle, je l'ai tiré comme un chamois, une marmotte.

— Tu n'es pas drôle; tu l'as tué. Marie et moi savons que tu l'as tué.

— Marie ? Marie baissa la tête. Remua ses poireaux dans sa

vinaigrette. — On n'est plus au poker, Léo, dit-elle, il est temps

d'abaisser tes cartes, sans tricher. Dis tout, et depuis le début.

— Mais qui ça regarde ? — Tout le monde s'inquiète, reprit Marie, dis tout.

Puis, après un silence, et un long soupir: Léo est le mari de Sarah. Depuis sept ans. Léo n'est pas ouvreuse de porno. Il est célèbre. A présent, il va peut- être nous dire ce qui s'est passé.

— C'est un procès ? — Non. — Un interrogatoire, quand même, et vous allez me

torturer, pour me faire avouer, je vais devoir manger des poireaux tièdes jusqu'à ce que j'avoue, c'est ça? C'est grotesque, votre guignol, allez chercher ailleurs vos émotions.

— Mais pourquoi tu n'as pas dit que tu étais marié avec Sarah ? demanda une fille revêche, sans aménité.

— Et toi, bibiche, il est où, ton mari ? Je te demande quel doigt le remplace, le soir?

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— Il l'a tué! Tu l'as tué! hurla Sarah en se jetant sur Léo. Léo la retint par les épaules et lui planta ses yeux dans les siens.

— Ne te donne pas en spectacle; je t'aime; va t'asseoir.

— Mais il est ignoble, votre Léo, il est fasciste ! dit un moraliste dont la barbe s'électrisait.

— Appelle les flics, dit une autre au permanent. — Taisez-vous, dit Jeanne, il ne l'a pas tué. Ça vous

plairait, cette distraction. Vous bavez d'envie. Le sang dans la neige, la tête écrasée par un rocher, le pauvre Roland est tombé sous les coups de ce néo-Sarrasin. Mon Dieu. Quel souvenir à narrer, aux collègue du SNES, en septembre.

— Toi, fous-lui la paix, interrompit Sarah, occupe- toi de ton cul. Tu ne le connais pas. Tu n'as pas vécu avec lui. Tu ne sais pas ce que c'est qu'endurer un détraqué comme lui.

— Tu vas leur raconter comment on s'est connus ? Moi je peux le faire, si tu veux, je raconte bien les histoires. Il était une fois...

— Tais-toi, je t'en supplie, tais-toi. — ...et enfin, messieurs les jurés, avant de rendre

l'âme à Dieu, le vaillant Roland prononça ces mots déchirants : « Va saluer maman, dis-lui que je l'aimais, et que papa aurait été fier de moi. Quant à Sarah, offre-lui ce petit edelweiss que j'avais cueilli pour elle. Puisse-t-il ne jamais perdre sa blancheur ! »

Léo se leva, arrogant, il renifla sans élégance, et fouilla dans sa poche. En boitant, il s'écarta de la table. Il sortit de sa poche un edelweiss, qu'il posa dans l'assiette de Sarah. Puis il se retourna, et on vit tout son corps tressaillir, s'agiter, gigoter, comme s'il sanglotait. Il se retourna, le visage crispé, et saisi d'un tremblement de toute sa personne. Il était blafard. Des gouttes de sueur apparurent sur son front et sous son nez. Ses yeux morts fixaient l'assemblée. Il eut un curieux petit sourire, une mimique. Il ouvrit la bouche, puis écarta les bras. Il avait l'air navré. Il dési- gna sa bouche. Plus rien. Il eut encore cette mimique,

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et sa bouche ouverte comme un poisson, les mêmes veux ronds, aussi. Il semblait navré. Il eut un rire si- lencieux. Roland entra dans la salle, en knickers et chaussettes de laine roulées sur la cheville, gêné.

— Vous en faites des têtes. Médusée, l'assemblée. Le revenant allait-il hanter le

chalet ? — Où étais-tu ? demanda rudement Marie. — Au Grand-Tétras, j'ai dîné seul. — C'était bien, la Noire ? — Je n'y suis pas allé. J'ai eu une discussion avec

Léo. Il est le mari de Sarah. Je ne pouvais pas savoir. — Qu'est-ce qu'il t 'a encore dit? demanda Sarah. — Ça n'a plus d'importance, dit Roland, je pars

demain pour l'Italie. Qu'est-ce qui se passe, ici? — Rien, dit le permanent, rien du tout. Léo s'effondra sur un siège. Il alluma une cigarette,

les yeux rivés au sol. — C'est un cauchemar, dit Sarah, je dois rêver, je

vais me réveiller. Il faisait nuit noire derrière les vitres. Un voisin,

avec son chien, un bob-tell jeune et fou, fit irruption dans la pièce.

— Je venais voir s'il restait un canon à boire. Léo lui offrit son siège, et clopina jusqu'à l'entrée. Il

disparut. Quant il redescendit, c'était un brou- haha dans la pièce, que sa présence calma. Il avait enfilé son blouson. Il demanda au permanent combien il devait, et il régla par chèque, en arron- dissant. Le permanent lui fit remarquer qu'à cette heure il n'y avait plus ni bus à Molines, ni train à Guillestre, ni de voitures sur la route. Léo haussa les épaules.

Il sortit. Il y avait tant d'étoiles dans le ciel. Il alluma une cigarette, pour briller un peu, à sa manière. Il se mit en marche, très doucement. Derrière lui, des pas. Marie. Il n'éclata pas en sanglots à ce moment-là, il serra Marie dans ses bras, leurs lèvres se touchèrent, se caressèrent. Puis il partit. C'est plus loin, quand les lumières du chalet ne furent qu'un

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mirage, qu'il s'assit sur une souche en bord de route et pleura en finissant sa cigarette. Deux Italiens ivres et en manque d'affection de ce côté de la frontière l'emmenèrent dans leur Fiat.

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X I V

Paris, gare de Lyon. Cette horloge, le plus beau monument de Paris, et derrière ces tours, ces cubes de verre, un paysage froid. Le café-crème d'usage, au comptoir d'un grand café. Le 91, qui traverse la Seine, on croit qu'il va visiter le jardin des Plantes, mais il remonte sur Italie, il bifurque vers les Gobelins. Paris, où il ne pleuvait plus. Restait l'eau des flaques, des caniveaux, comme des miroirs anciens de ce qu'on avait pu être. Et dans les caniveaux, les flaques, des petits objets étonnants, des jouets cassés, des bris de verres, ce qu'on avait pu vivre. Léo rentra chez lui à cloche-pied. Les marronniers de l 'Observatoire n'étaient plus si verts, leur vert était moins dense. Et les murs, les murs des immeubles, après ces chaleurs et cette pluie, semblaient s'être reconstruits. L'Inde avait déserté. Une certaine sagesse semblait avoir gagné la ville, dans l'agencement parfait de ses maisons, dans ses avenues, ses arbres, ses perspec- tives. Léo rentra chez lui, dans une aube fraîche. La cour, les pavés, trois paillassons, plus qu'il n'en faut à un bipède. La clé dans la serrure.

Dedans. Sombre. Cette vieille tanière. Mais Ange, l'Indien de nulle part, était dans le lit conjugal avec une jeune fille. Léo resta dans l'embrasure de la porte, Ange dormait la joue sur le ventre de cette jeune fille, une fausse blonde, très jeune, aux très petits seins. Il y avait du rouge à lèvres sur les oreillers, sur Ange, et sur tout le pourtour des lèvres de cette petite. Ça

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sentait l 'amour et le renfermé, le tabac et le mauvais parfum. Léo partit à la cuisine. Était-il vraiment chez lui ? Pas si propriétaire, non. Une photo de Sarah, dans le salon, Léo la tourna contre le mur. Non. Il regarda la photo, et la renversa, la mise en plis tenait toujours.

Le bruit de l'eau tombant dans le filtre à café réveilla la petite. Elle apparut, torse nu, et les fesses couvertes par un caleçon de Léo, ces caleçons indé- cents qui s'ouvrent sur le devant. Léo regarda les petits seins, presque plats, aux tétons turgescents.

— J'avais une impression d'automne, et voilà le printemps, dit Léo, quel âge as-tu ?

— Dix-sept ans, dit la petite. — Tu fais moins. Je suis Léo. — René m'a parlé de vous. — Qui est René ? — Et bien, c'est lui, là-bas. — Il s'appelle René, à présent? — Il m'a dit qu'il s'appelait René. Je n'aime pas

beaucoup ce prénom, en fait. J'ai eu un ami qui s'appe- lait Stéphane, c'était mieux.

— Tu veux du café? — Il paraît que vous êtes un drôle de numéro. René

dit toujours qu'il ne vous comprend pas, mais que moins il comprend, plus il vous aime.

— Il m'aime? Lui, le petit con ? — Il n'est pas con. — Combien de sucres dans ton café ? — Il a des idées d'artiste. Il ne veut pas vivre

comme tout le monde; moi non plus. — Ça ne te gêne pas, qu'il soit si noir ? — Je ne suis pas raciste. J'aime mieux les Noirs, les

Français sont tous des pédales et des menteurs. Ils causent.

— Sûr que lui n'est pas bavard. — Avec ses poings nus, il a fait fuir trois brutes qui

me traitaient. — Un héros. — Je suis chez vous, n'est-ce pas? Peut-être est-ce

compliqué, avec votre dame ?

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— Non. Mais ça sera compliqué avec tes seins. Il m'en faudra un, je crois, celui-là, le droit, j'ai envie de le sucer.

— Vite, alors, parce que René ne voudrait peut-être pas, malgré qu'il vous respecte.

— Non. Pas maintenant. Je voudrais d'abord savoir si je deviens fou, ou si c'est ma vie qui devient folle. Il y a des cas où un malfaiteur arrive, effraction, il vous braque, vous ripostez, vous êtes devenu un héros, un criminel, vous avez tué. Non. Moi, je rentre d'un chalet qui pue le livre neuf et la neuve odeur des cartables pleins de résolutions, je rentre des cimes où tout est propre et définitif, où le Bon Dieu est à portée de voix, et on me braque ces petits seins. Je ne suis pas libéré, moi. Je ne peux pas faire celui qui n'a rien vu. J'ai envie de toi dans cette cuisine, je te mets un sucre entre les dents, et je goûte.

— Chut. Si René entendait, il serait fâché. Moi je veux bien, mais je ne veux pas faire de peine à René. Il m'a défendu contre trois brutes.

Léo passa sa main dans l'ouverture du caleçon. Une moiteur savoureuse.

— Comment tu te prénommes ? — On m'appelle Daisy. — Daisy ? Ça n'est pas ton nom de baptême, ça. — Non. Mais je n'ai pas été baptisée. Mes parents

sont communistes. — Qu'est-ce que tu penses de mon café ? — Je suis contente que vous soyiez là, on va

s'amuser. Je suis très libre, en fait. Vous êtes mignon. Je trouve.

— Veux-tu une biscotte ?

Le lendemain, Léo téléphona au chalet. Sarah raccrocha aussitôt. Léo tourna dans la maison. Il se coucha. La petite vint l'observer. Ange-René était sorti ! Léo se planta devant la télé.

La petite Daisy n'était pas très bavarde, ou bien elle redoutait Léo. Sur l'écran, des cyclistes en bavaient.

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Léo et Daisy regardaient dans la même direction, ces mollets vifs, aux muscles saillants, comme écorchés par l'effort.

Dix-sept ans. Daisy avait une petite frimousse fabri- quée, comme une poupée Barbie, avec sa bouche large et rouge, son fond de teint, son petit nez retroussé, ses cheveux blonds et ses joues rondes. Elle portait un blue-jean délavé et un grand sweat-shirt, elle marchait pieds nus. Robert Chapatte commentait l'émission. Sa voix dans cet appartement était déplacée, un souvenir de S port-Dimanche à la télé, une émission familiale. Léo baissa le son, mais ça n'était pas suffisant. Il étei- gnit le poste. La petite resta dans la même position, les yeux collés à l'écran. Léo sortit.

Mois d'août, Paris désert. Léo retrouva Ange dans les jardins de l'Observatoire, il nourrissait des oiseaux. Il concurrençait une vieille, avec un certain bonheur. La vieille n'avait que du vieux pain; Ange avait un demi-croissant.

— Du croissant! s'étonna Léo. — Je l'avais acheté pour moi. Mais je n'ai pas faim. — Ça ne va pas ? Ange s'éloigna de deux pas, les oiseaux autour de

lui. Léo enfonça ses mains dans ses poches de panta- lon, profondément, les bras raides, les épaules rele- vées. Ange lui tournait le dos.

— Qu'est-ce qui ne va pas? — Rien, répondit Ange très vite. Petits, petits ! — Des soucis ? insista Léo, soudain plein de sollici-

tude. — J'aime mieux que tu ne t'occupes pas de ça. Je

n'ai aucune confiance en toi. Je préfère que tu reste mon ami.

— Je ne suis pas vraiment ton ami. Tu es mon squatter. Tu vis sur mon dos.

— Tu vois. Je n'aime pas trop voir Daisy tourner autour de toi.

— Tu tiens à elle ? Toi? Tu tiens à quelqu'un? — Ça ne te regarde pas. Avec Daisy... — On mettrait Paris en bouteille, oui, mais encore ?

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— Tu vois. Tu veux me faire parler. Petits, petits ! — Laisse ces oiseaux tranquilles et finis ton crois-

sant. Je crois que tu maigris. Il faudrait que tu reprennes du poil de la bête.

— Laisse-moi, et laisse Daisy. Pense plutôt à récupérer Sarah. Je m'ennuie d'elle. Qu'est-ce qu'elle fabrique? Tu l'as complètement dégoûtée, hein ? Tu n'y a pas été avec le dos de la cuiller, encore.

— Laisse Sarah. N'oublie pas non plus qui t'héberge, morbac. Le droit de cuissage, tu connais ?

— Je te tuerai si tu touches à Daisy. Tu est trop vieux pour elle, trop pourri. Tu es trop pourri pour Sarah. Tu es pourri. Va te soulager chez les putes, il y en a des belles avec des fesses qui tremblent.

Léo ramassa un caillou et le jeta sur les oiseaux, au ras de la tête d'Ange, qui ne bougea pas.

— Raté, dit Ange. — Je t'ai ramassé dans le ruisseau. Tu pleurais

presque. Et ton séjour dans le sac ? Tu l'as oublié ? Tu regimbes, à présent, parce que tu fais l'homme avec une petite pute.

— Ne traite pas Daisy. J'ai corrigé des types plus forts que toi.

— Demi-portion ! — Double portion ! — Tu me trouves gros? — Ne te donne pas en spectacle. Les oiseaux nous

regardent. Tu dévalorises le genre humain. Tu pollues l'oxygène.

Léo s'assit sur un banc vert. Il alluma une cigarette. Ange était à dix mètres, avec quelques oiseaux maigres. Une maman passa, qui poussait un landau. Dedans, un petit joufflu babillard. Léo suivit le landau, mains dans les poches. Cigarette au bec, il traversa le passage piéton, et rentra chez lui. Daisy bâillait devant le poste éteint. Léo se déshabilla et fit couler un bain. Il considéra le triste état du bonsaï. Léo but une gorgée de lait dans la cuisine, à même le berlingot. Ça lui coula sur le menton, le torse.

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Il revint dans le salon, près de Daisy. Il alluma le téléviseur. Du sport.

— Tu me trouves gros? demanda Léo. — Pas trop, non. — Je n'ai pas très envie de toi, tu sais ? — Moi non plus. — Et pourtant tu vas t'asseoir là, sur mes cuisses,

mes grosses cuisses, pendant que je regarde le sport.

Ange rentra. Il entendit la voix de Robert Chapatte, puis les soupirs de Daisy. Ensuite, de la porte, il vit le visage de Daisy, les yeux de Daisy, il crut même voir des larmes. Elle gigotait contre Léo.

— René, pardonne-moi, pardon. Je ne voulais pas. — René, mon petit, je suis le maître de céans, et de

ces hanches. Vois-tu? Ange n'exprima aucun sentiment. Il sortit de sa

poche un petit couteau à manche de corne, dont il éjecta la lame. Il passa derrière Léo et lui coupa une mèche de cheveux. Léo amena sa main à son crâne.

— Un souvenir, murmura Ange, avant de sortir. Deux jours passèrent. Daisy n'était pas sotte. Elle

racontait des histoires incohérentes, puis s'abandon- nait par paresse aux désirs brutaux de son seigneur. Elle jouait avec le chien, qui s'en lassait. L'air était tiède dans la maison. Dehors, par intermittence, un petit crachin. Un grain, une ondée. Et Daisy parlait au chien, en langage bébé. Léo mangeait peu, ne buvait que de l'eau du robinet. Daisy demandait parfois si Ange reviendrait bientôt. Léo affirmait que bien sûr, il nourrissait les oiseaux et revenait. Léo téléphona deux fois au chalet. Sarah ne voulut pas répondre. Il eut cependant Marie, qui rapporta le retour de Roland, qui n'avait pas aimé le musée des Offices, ni les égoûts du grand Canal, ni les pâtes aldente. Il était gentil, Roland, et tout le monde au chalet était gentil, sous un ciel parfaitement bleu. Tout se passait bien. C'est éton- nant comme tout se passe bien. Marie demanda des nouvelles de l'orteil. Léo ricana. Mais Sarah? Elle

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marchait dans la montagne, elle communiquait avec les marmottes. Elle avait même fait la Noire, avec Roland et un autre couple.

— Marie, ne me parle pas de couple ! Il n'y avait plus personne au soleil pour se soucier

de Léo. Sous la montagne il y avait un tas de fumier, et dans le fumier, l'horrible Léo. La tanière était un souk; une vaisselle empilée dans l'évier, des cafards dans les placards et les sucriers, les bas de Daisy suspendus au lampadaire. Elle passait ses journées en peignoir acrylique.

Léo et Daisy ne vivaient pas vraiment ensemble, mais plutôt l'un à côté de l'autre. Elle se faisait parfois aimer, pour prouver qu'elle existait. Puis elle déambu- lait du lit à la baignoire, du lavabo au canapé. La télé restait constamment allumée. Ange, ce René, ne don- nait pas signe de vie.

Léo fuyait parfois l'étouffement pour respirer dans les jardins de l'Observatoire, il pouvait même pousser jusqu'au Luxembourg et observer une fillette au cerceau, une vieille tricoteuse, des joueurs de cartes vociférants, des joueurs de longue, des tennismen aux corps bronzés. Léo était un convalescent, il s'emmitou- flait plus qu'il ne l'aurait fallu. C'était comme à la télé- vision ou au peep-show, il pouvait voir sans être vu, aller à la piscine et ne jamais se baigner. Léo enviait les baigneurs et les gens simples, les gens normaux, il rêvait parfois d'une rentrée des classes d'un gamin, il étudiait la qualité d'un cartable; il se souciait des premières dents d'un bébé.

Si Sarah avait toujours été expressive, de mimiques joyeuses en plissements du front, Daisy n'était rien. Elle n'aimait pas Léo, et n'avait rien contre lui.

Elle avait inventé sa vie à partir de diverses lectures. Elle n'était pas fille de roi, non, mais venue d'une autre galaxie.

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— Sur terre, la vie c'est du bidon, disait-elle fréquemment. Bientôt je repartirai dans ma planète.

— Quand tu veux, répondait Léo, tu sais que je ne t'aime pas.

Le soir pourtant, il lui arrivait de coucher avec la fille. La télévision et le transistor restaient allumés. On captait des nouvelles, des échos du vaste monde. Ça n'était pas vraiment la solitude.

Léo appela Michel à sa boîte, mais le grand maigre n'y avait pas mis les pieds depuis belle lurette. Le télé- phone sonna chez Michel.

Michel regarda le téléphone sonner. Il était allongé sur son lit, tout nu. Des pantalons

s'entassaient sur la moquette. Parfois il enfilait un pantalon, puis un autre, puis un troisième, et grossis- sait ainsi, très facilement. Puis il enlevait tous ces pantalons et allait à la fenêtre. Il se penchait de plus en plus et y voyait de moins en moins. Alors il allait dans la salle de bains et avalait quelques pilules au hasard, qui le faisaient dormir ou trembler. Il arrivait qu'il sorte, mais rarement, et si peu. Il avait perdu son emploi.

Il était fermement décidé à retourner en Finlande. Il étudiait at home les moyens stratégiques de

reconquérir ce pays. Le téléphone le dérangea dans cette occupation.

Le téléphone cessa à la septième sonnerie.

Léo reposa le combiné. Il se sentit vieux, soudain, des guerres qu'il n'avait pas livrées. Il s'ennuyait de Morris Queen et des combats. Quel silence, ce Paris désert. Il fallait virer Daisy, pas besoin d'une dinde avant le réveillon. Léo déambula dans des petites rues autour du Panthéon. Il se retourna quatre fois, se sentant suivi, et quatre fois il crut voir le visage de l'Indien, sous un porche ou dans le reflet d'une vitrine, ou derrière un platane. Léo entra au Panthéon.

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Temple vide. Des touristes en pénitence sous les explications du guide. La coupole et des fresques très laides. On y vantait l'honneur et le courage. Léo se figea devant un tableau représentant la patronne de Paris repoussant les Huns. Les couleurs étaient hideuses. Il entendit un souffle court derrière lui, se retourna: Ange.

— Tu me suis ? — Aux Grands Hommes la Patrie Reconnaissante!

Je voulais savoir ce que signifiait Reconnaissance. — Cela signifie connaître à nouveau. Ange sortit son couteau de sa poche, et éjecta la

lame. Léo resta médusé. — Tu veux me scalper par petites mèches ? — Prends-ça. Ange avança le couteau, Léo fit un geste désordonné

et le couteau pénétra le gras du flanc pour ressortir aussitôt. Léo porta la main à sa blessure. Ange avait les yeux exorbités. Il lâcha le couteau.

— Pourquoi ? demanda Léo. Pour Daisy ? — Pour toi. — Mais le sang coule ! — Ça t'apprendra. Ange pivota sur ses talons et s'esquiva entre les

colonnes. Léo appliqua un mouchoir sur la blessure et sortit.

Au médecin du service des urgences, il expliqua que le couteau avait ripé sur un os de gigot, quelle mala- dresse. Un sparadrap et une piqûre anti-tétanique firent l'affaire. Dehors, c'était gris.

Quand Léo fut rentré, Daisy n'était plus là. Elle avait laissé une basket trouée, un slip, du vernis à ongles, mais pas la moindre explication. Léo s'étendit sur le canapé. Il téléphona à Londres et finit par avoir le cousin Jack.

— Hello, cousin, quelles nouvelles de France ? — Ça va. Sarah se repose à la montagne, et moi je

travaille sur un projet. Mais je pense à toi.

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— Tu es au courant, donc. Ça t'intéresserait? — Et comment! Mais il faut voir si je peux faire

l'affaire. — Je viens à Paris à la fin du mois. Si tu peux, tu

repars avec moi. Tu comprendras mieux de quoi il s'agit. Tu te ronges toujours les ongles ?

— Heu, oui. — Laisse-les pousser. C'est une question de

volonté. — Il faut aussi que je m'achète des cravates. — Attends d'être à Londres, c'est moins cher. Nous

réglerons tout ça. A la semaine prochaine. Bye. Bigre. Les choses allaient vite. Léo soupira. Il se

vêtit du mieux qu'il put et se força à rester une journée entière étranglé par une cravate. Londres. C'était juste un souvenir de Carnaby, des longues filles rousses en mini sous des manteaux maxi. Les Beatles. Léo dîna d'un Mac Donald.

Marie rentra de la montagne. Elle téléphona à Léo ; ils se virent. Un samedi, Fontainebleau. Pique-nique. Jambon, coca, fromage et pêches qui dégoulinent. Rires. Bronzette sur un rocher plat. Léo se rapprocha de Marie et la serra dans ses bras. Il pleurait douce- ment, et Marie l'embrassa. Puis elle se dégagea, hon- teuse.

— Nous reconstruisons Sarah, avec l'amour qu'on lui porte, et celui qu'on se porte, cette grosse tendresse, expliqua Léo.

Un couple de promeneurs égarés les prit pour des amoureux.

— Ça sera bien, Londres, pour toi. Et ce travail. Dans six mois, peut-être, tu seras un businessman.

Léo regarda le ciel, la roche, les oiseaux et les arbres.

— Jack a une Rolls, à présent, dit Léo. — C'est bien, une Rolls. — Ange a disparu. — N'y pense plus.

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— Rentrons. Ils rentrèrent avant le soir par l 'autoroute

encombrée. Dans les voitures, des poussettes, des feuillages, des jouets. Ils dînèrent ensemble, chez Marie, et parlèrent longuement de Sarah, en termes mesurés. Finalement Léo éclata en sanglots et Marie le coucha dans son lit. Elle se coucha près de lui. Ils firent l'amour avec beaucoup de bonheur, l'amour à trois, mais la troisième était absente.

Un matin, chez Léo, coup de fil d'Ange. — Où étais-tu? Je t'ai appelé toute la nuit. — Que veux-tu ? — Je pensais à toi, sans raison. Je voulais savoir ce

que tu mijotes. — Je pars à Londres bientôt. — Il y a beaucoup d'Indiens, là-bas. Et des Pakistanais. — Et alors ? — Tu m'y retrouveras peut-être. Comment va la

blessure ? — Ça va. — Bien. Moi aussi j'ai un projet. Je ne peux t'en

dire plus pour l'instant. — C'est ça. — Tu seras surpris. — Merci. — Tu comprends, tu es blanc, je suis noir. Nous ne

pouvons avoir les mêmes projets. Qu'est-ce que tu vas faire, à Londres ?

— Je vais poser des perruques sur des têtes célèbres.

— Une sorte de domestique ? — C'est ça. — C'est curieux, cette lâcheté, ces compromis. Tu

faisais autre chose, avant, c'était toi, le célèbre. — Je ne m'en souviens pas. — Juste un conseil, bwana, sois méchant. Sois un

héros, un tueur de lions, un chasseur. Ne retourne plus ton fusil contre toi. Rappelle-toi ta blessure.

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Les mains sur le volant, Marie regarda Léo descendre la pente jusqu'à la maison. Elle n'avait pas ouvert sa vitre, elle voulait rester dans l'habitacle de la Coccinelle. Léo tourna autour de la maison, puis se perdit plus bas, sous les arbres, près de la petite rivière. Il entra ensuite dans la maison, par derrière. Il n'ouvrit pas les volets. Marie alluma une cigarette. Elle vit venir à elle, d'assez loin sur la route déserte, un homme qui titubait, ou peut-être, seulement, se déhanchait d'une façon grotesque. Machinalement, elle s'enferma dans la VW en poussant sur un bouton. Quand l'homme fut mieux visible, Marie eut peur. Il était atrocement défiguré par une maladie qu'elle n'aurait su identifier, et qui pouvait tout aussi bien être la lèpre, la syphilis, ou plus simplement une vieil- lesse brutale.

L'homme posa ses mains (longues, aux doigts recourbés) sur le capot de la voiture et Marie attendit. Elle regardait vers la maison. Léo ne revenait pas.

L'homme écrasa son nez sur la vitre, tout près du visage de Marie. Il tirait une langue violette et grima- çait. Il agitait ses bras. Puis il éclata de rire. Il désigna la maison du doigt. Il s'éloigna de la voiture, soudain, soucieux, le regard à l'affût. Il descendit vers la maison, d'où sortait Léo.

Les deux hommes se rencontrèrent à mi-chemin, sur le terrain. Ils restèrent assez longtemps, face à face, à palabrer. Marie klaxonna. Léo fit un signe, de la main, qu'imita immédiatement l'autre homme, le monstre. Puis ils reprirent leur discussion et l'homme s'agitait de plus en plus. Léo parlait par gestes, il écartait les bras. L'homme s'agenouilla et entoura de ses bras maigres les jambes de Léo. Léo attendit ainsi, les mains sur les épaules de l'homme. Puis il se dégagea et l'homme se coucha par terre, en chien de fusil, en se recroquevillant de plus en plus, pour ne plus former, de loin, qu'une boule de couleur terne.

Léo remonta sans plus un regard pour cet homme. Il monta dans la Coccinelle et regarda Marie, qui le prit

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dans ses bras et lui caressa la nuque. Ils s'embras- sèrent.

Plus tard, sur l'autoroute, comme ils étaient pressés de rentrer, Léo ne parla pas de l'incident.

Quand ils furent pris dans les embouteillages, près d'Alésia, Léo avoua qu'il avait déjà vu cet homme le soir de la fête, la dernière fête.

— Il m'a dit qu'il brûlerait la maison, un immense incendie, qu'on verrait de partout. Je lui ai dit que j'avais une bonne assurance, et qu'il pouvait brûler ce qu'il voulait, et lui avec. Il a dit qu'il avait déjà tout brûlé, en enfer, et qu'il ne souhaitait que mon bonheur, et le tien. Il croyait que tu étais ma femme, sans doute. Il a prétendu avoir tué, jadis, sa femme et son enfant, et qu'il était revenu sur terre pour boire le malheur, oui, il a eu ces mots. Il m'a supplié de le croire.

— Et tu l'as cru? — Bien sûr. Il n'a rien à perdre. Il brûlera peut-être

la maison. De toute façon, je n'en veux plus. Je pense qu'il y a des gens si malheureux, qu'ils font le bonheur des autres. J'ai cru être assez fort pour ça, mais il faut d'autres qualités, des remords plus intenses. J'ai du mal à vivre les tragédies, je ne trouve pas les mots ni les expressions, les grimaces. J'ai une bouche qui sou- rit.

Marie passa son index sur les lèvres de Léo. Le trafic fut moins dense et Léo ferma les yeux, il sou- riait.

Deux jours plus tard, il s'envolait pour Londres.

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