les seigneurs du crime

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LES SEIGNEURS DU CRIME JEAN ZIEGLER en collaboration avec Uwe Mhlhoff Les nouvelles mafias contre la dmocratie EDITIONS DU SEUIL Chacun de nous est responsable de tout devant tous. FIODOR DOSTOIEVSKI. Jean Ziegler, 1998 Ce livre est ddi la mmoire de: Luiz Carlos Perreira, mon filleul, assassin le mardi 14 mai 1991, l'ge de 21 ans, au carrefour des rues Santa Rodriguez et Mzifa Lacerda (Moro de Santa Tereza) par un tueur des escadrons de la mort de la police militaire de Rio de Janeiro; mes amis Jean Garcia, mort en 1997, et Gilbert Baechtold, dcd en 1996. Remerciements

Ce livre est le fruit d'un travail collectif de recherche de plus de quatre ans que j'ai men principalement avec un jeune juriste allemand, Uwe Mhlhoff. Je lui dois des suggestions thoriques, des indications bibliographiques et documentaires nombreuses. La permanente discussion avec lui, le contrle mutuel des connaissances m'ont t extrmement prcieux. Il a men les entretiens avec notamment des collaborateurs de la division criminalit organise des Landeskriminalmter (offices de police judiciaire) de Nordrhein-Westphalie, de Brandebourg, de Hambourg, de Hesse, des Polizeipraesidien (prfectures de police) de Francfort-sur-le-Main et de Cologne, ainsi que des parquets de Dortmund, Francfort-surl'Oder et Leipzig. Les experts des Nations unies Islamabad, Vienne et Genve m'ont donn accs des enqutes de terrain non encore publies. En Italie, ce sont avant tout Carlo Carbone et Marco Maglioli qui ont recueilli une importante documentation et m'ont ouvert de nombreuses portes en Calabre, en Sicile, Milan, Turin et Rome. Hans See, du Business Crime Control Center de Maintal (Allemagne), m'a fait bnficier de son rudition, de ses relations et de ses conseils. N. Z. m'a assist d'une faon comptente pour l'exploitation et la traduction des sources russes. 9

LES SEIGNEURS DU CRIME Juan Gasparini m'a assist pour les sources ibriques. Grce sa connaissance intime d'Intemet, Raoul Oudraogo m'a donn accs des documents essentiels. J'ai pu compter galement sur la coopration des responsables de la Bibliothque et du Centre de documentation des Nations unies, au Palais des Nations, Genve. J'ai reu des avis comptents de la part de Christian-Nils Robert, professeur de droit pnal l'universit de Genve, et du conseiller national Ernst Mhlemann, rapporteur du Conseil de l'Europe pour l'admission de la Fdration de Russie. Dans cinq pays diffrents, mes collaborateurs et moi-mme avons men des entretiens non directifs approfondis avec des procureurs, des juges, des responsables de services secrets et de diffrentes organisations de police. Leurs noms figurent dans le texte lorsque nous avons reu l'autorisation expresse de les citer. Pour d'videntes raisons, beaucoup ont prfr garder l'anonymat. Mais toutes et tous nous ont fait bnficier avec une grande gnrosit humaine de leur savoir impressionnant et de leur critique de nos thses et de nos rsultats d'enqutes. La mise au net du manuscrit a t effectue par Catherine Lorenz, Arlette Sallin et, au stade ultime, par Dominique Miollan et Mireille Demaria. Sabine Ibach et l'Agence littraire Mohrbooks ont ds le premier jour soutenu notre projet. J'ai reu des conseils aviss d'Erica Deuber-Pauli, de Richard Labvire et df,- Jean-Claude Guillebaud. Que toutes et tous soient ici chaleureusement remercis. J. Z. Genve, janvier 1998. Avant-propos

Un spectre hante l'Europe: celui du crime organis. Depuis plus de deux sicles, des socits dmocratiques, rgies par des normes librement acceptes, vivent sur notre continent. Aujourd'hui, elles sont menaces de ruine par les seigneurs du crime organis. Les cartels du crime constituent le stade suprme et l'essence mme du mode de production capitaliste. Ils bnficient grandement de la dficience immunitaire des dirigeants de la socit capitaliste contemporaine. La globalisation des marchs financiers affaiblit l'tat de droit, sa souverainet, sa capacit de riposte. L'idologie no-librale qui lgitime - pire: qui naturalise - les marchs unifis, diffame la loi, dbilite la volont collective et prive les hommes de la libre disposition de leur destin. Les grands parrains avancent masqus. Ils dtestent s'exposer la lumire du jour. Le crpuscule est leur monde. Ils n'apparaissent que rarement dans un prtoire. Peu de juges recueillent leurs mensonges. A part quelques rares initis, per-

sonne ne connocit leur nom vritable. Ils sont sans visage. Bnficiant d'identits nombreuses et varies, ils mnent les existences en apparence les plus honorables, parfois les plus prestigieuses. Ils ne tuent jamais de leurs propres mains, ni n'adressent directement la parole aux milliers de soldats qu'ils commanLES SEIGNEURS DU CRIME dent. Ils dirigent d'immenses empires dans l'ombre. Ils sont des nigmes drapes de mystre. Et pourtant ils existent! Leurs traces sont releves sur le sol ensanglant quand on emporte les cadavres. Leur prsence se lit dans les yeux paniqus du suspect ou dans la nervosit extrme de l'accus qui, devant le juge, refuse presque toujours de nommer la divinit suprme. Comment les approcher? Comment mesurer leurs pas ? Comment connECitre leurs obsessions nocturnes, leurs faons de frapper ? Comment deviner leurs mthodes, leurs stratgies ? Mes collaborateurs et moi avons pu accder nombre de sources policires d'Europe, mais aussi d'Asie (Pakistan) et des tats-Unis et consulter beaucoup de rapports de synthse - notamment du Bundeskriminalamt allemand, des Landeskriminalmter, de la police fdrale suisse, du TRACFINI franais, de la Guardia di Finanza italienne. Plusieurs des plus grands policiers d'Europe nous ont fait bnficier de leur exprience, de leur savoir impressionnant, de leurs craintes et de leurs espoirs. Des revues spcialises de criminologie, des centres universitaires de droit pnal et des associations de magistrats ou de policiers organisent rgulirement des colloques internationaux, accessibles sur invitation, o des commissaires divisionnaires franais, des constables de Scotland Yard, des colonels des carabiniers, des fonctionnaires du FBI ou des Oberkriminalkommissare allemands rendent compte, avec une franchise souvent tonnante, de leur difficile travail. Pour les documents judiciaires, des problmes diffrents se sont poss: en France, en Allemagne, en Suisse, en Autriche, 1. Traitement des renseignements et action contre les circuits financie rs clandestins. 12 AVANT-PROPOS nous avons souvent d dposer par voie hirarchique des demandes d'accs ces documents. En Italie, par contre, o un mme procuratore pubblico mne l'instruction et soutient l'accusation devant le juge du sige, il suffisait d'une autorisation crite du greffier pour pouvoir photocopier les pices annexes du procs. Ma qualit de parlementaire m'a aid. Le Parlement europen et diffrentes assembles lgislatives nationales mnent des travaux d'investigation et d'analyse souvent passionnants.

Il existe en leur sein des commissions spcialises, dotes d'enquteurs et d'experts comptents; par exemple, la commission anti-mafia de la Chambre des dputs italienne. Les documents que publient ces commissions sont souvent d'une grande richesse. Le rapport de la commission de l'Assemble nationale franaise de janvier 1993 est un modle du genre. Des organismes de communication de dimension continentale grant des archives informatises - Time Magazine Incorporated, les socits ditrices de la Sddeutsche Zeitung, du magazine Der Spiegel, du journal Le Monde, d'El Pais et du Times de Londres - disposent d'un matriel documentaire riche et intressant. Notre quipe s'est abonne ces archives et les a exploites. Mes collaborateurs et moi-mme ne sommes que de modestes sociologues, au courage limit, et non de grands et meraires jou t ' ' ' rnalistes d'investigation. Tenter d'interviewer les Buyuk-baba2 turcs, les seigneurs pathans du Khyber, les Vor v zakone russeS3? Rencontrer leurs soldats, diffuser au sein de leurs organisations nos questionnaires ou, pis, tenter une observation participante en nous fondant dans le milieu ? Exclu! Nous ne pouvions mener les classiques enqutes sociologiques sur le terrain. Nous voulions rester en vie. 2. Buyuk-baba : littralement, Grand-pre ; titre des dirigeants suprmes des cartels turcs de la criminalit organise. 3. Vor v zakone : Voleurs dans la loi , titre officiel des parrains de l a plus ancienne organisation criminelle russe. 13 LES SEIGNEURS DU CRIME La premire partie de notre livre est consacre l'exploration des rapports entre la globalisation des marchs et le dclin de l'tat national d'une part et le dveloppement du crime organis d'autre part. Les deuxime et troisime parties s'attachent aux analyses empiriques des modes de fonctionnement et d'agression des cartels criminels qui sont ns sur les dcombres du monde communiste de l'Est. Pour les socits dmocratiques d'Europe, les seigneurs russes, ukrainiens, tchtchnes, roumains, kazakhs et autres constituent aujourd'hui la menace la plus immdiate. Je te frapperai sans colre et sans haine, comme un boucher , clame Baudelaire dans l'un de ses plus clbres pomes. La plupart des boyards que nous croiserons dans ces pages sont de grands bouchers. La subversion de l'univers de la finance internationale par le crime organis est explore dans la quatrime partie par le biais de la dfunte BCCI (Banque de crdit et de commerce international) d'Agha Hasan Abedi, que Time Magazine appelle the sleaziest bank of all 4 ( la banque la plus pounie du monde ). Dans la cinquime partie sera dress l'inventaire de celles d'entre les armes judiciaires et policires qui, aujourd'hui, me semblent les plus aptes assurer la survie de la socit dmocratique dans sa guerre mortelle contre le crime organis.

Pourquoi ce livre? La lgende d'Hercule, hros mythique des Grecs, fournit une rponse : Hercule s'tait charg d'abattre le lion de Nme, bte froce et rpute invulnrable. L'affaire faillit mal tourner: Hercule, la recherche de son ennemi, l'avait trouv sans s'en apercevoir. Il avait pris la crinire de la bte pour les poils de sa propre barbe. Rveill in extremis, le hros tua le monstre. 4. Time Magazine, New York, 29 juillet 199 1. 14 AVANT-PROPOS Avec le crime organis les socits dmocratiques d'Occident procdent frquemment de la mme faon: la prsence en leur sein du monstre est si vidente qu'elles ne s'en rendent pas compte. Elles continuent de dormir en caressant doucement leur ennemi. Le rveil aura-t-il lieu ? Le prsent livre veut aider ce sursaut. PREMIERE PARTIE Les barbares arrivent Le premier trait de la corruption des moeurs, c'est le barrissement de la vrit. MONTAIGNE. La banalit du crime

Saint-Just crit: Entre le peuple et ses ennemis, il n'y a rien de commun, rien que le glaive 1. Aujourd'hui, dans les dmocraties occidentales, le glaive s'est mouss. Le crime organis progresse. Sa victoire sur les peuples menace. Eckart Werthebach, ancien chef du contre-espionnage allemand, constate: Par sa puissance financire gigantesque, la criminalit organise influence secrtement toute notre vie conomique, l'ordre social, l'administration publique et la justice. Dans certains cas, elle dicte sa loi, ses valeurs, la politique. De cette faon disparaissent graduellement l'indpendance de la justice, la crdibilit de l'action politique et finalement la fonction protectrice de l'tat de droit. La corruption devient un phnomne accept. Le rsultat est l'iristitutionnalisation progressive du crime organis. Si cette volution devait se poursuivre, l'tat se verrait bientt incapable d'assurer les droits et liberts civiques des citoyens 2.

Un ancien ministre de la Dfense des tats-Unis, codirecteur d'une puissante banque multinationale, spcialise dans 1. Louis Antoine de Saint-Just, Fragments d'institutions rpublicaines, prface et notes de Robert Mandron, Paris, UGE,1988. 2. Eckart Werthebach a prsid jusqu'en 1997 le Bundesamtfr Verfassungsschutz, la DST allemande. Cf. Eckart Werthebach, en collaboration avec Bernadette Droste-Lehnen, Organisierte Kriminalitt , Zeitschrift fr Rechtsvolitik, n' 2, 1994. 19 LES BARBARES ARRIVENT le trafic d'armes et grant les fonds du terroriste Abou Nidal; Giulio Andreotti, sept fois Premier ministre d'Italie, quatorze fois ministre, accus par le procureur de Palerme d'association avec la Cosa Nostra3; Emesto Samper, prsident en exercice de la Rpublique de Colombie, priv de visa amricain sous l'accusation d'tre un agent des cartels de la drogue : voil qui tonne et inquite. On aurait tort de ne voir, dans la criminalit transcontinentale organise, que l'expression d'une pathologie sociale, que cette part de dviance et d'obscure folie que recle, intimement, toute socit civilise. Il s'agit de plus et d'autre chose. D'o vient l'tat ? D'o vient sa force? Qu'est-ce qui fait vivre une dmocratie ? Qu'est-ce qui fait qu'un agrgat d'individus isols devient une socit structure, civilise, rsistant aux passions centrifuges ? Quelle est l'origine de la loi ? Kant dfinissait l'tat comme une communaut de volonts impures sous une rgle commune 4 . Comment dfinir les volonts impures ? Tout homme est habit par les pires passions, des nergies destructrices, la jalousie, l'instinct de puissance. Mais dans de rares instants de lucidit, il abdique une partie de sa libert au bnfice de la volont gnrale et du bien public. Avec ses semblables, il fonde la rgle commune , l'tat, la loi. La libert la plus totale prside cette fondation. Kant dit encore: Malheur au lgislateur qui vou3. Snateur vie, Giulio Andreotti a vu son immunit leve le 27 mars 1993. Le procs de Palerme s'est ouvert le 26 septembre 1996. Il a donn lieu une avalanche de livres. Je n'en citerai que deux: Emanuele Macaluso, Giulio Andreotti, tra Stato e Mafia. Messine, Rubbettino, 1996 (l'auteur, snateur communiste, est l'ancie.-i dirigeant de la Confdration gnrale italienne du travail, lui-mme rescap de plusieurs attentats mafieux); Giulio Andreotti, Cosa loro. Mai visti da vicino, Milan, Rizzoli, 1995 (il s'agit d'une sorte de joumal o Andreotti rfute point par point les accusations portes contre lui). Au moment o je termine ces pages Uanvier 1998), le procs est en cours. 4. Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, Paris, Alcan, 1913. 20 LA BANALIT DU CRIME drait tablir par la contrainte une Constitution des fins thiques; non seulement il ferait ainsi le contraire de cette

Constitution, mais de plus il saperait sa Constitution politique et lui Oterait toute solidit. Kant connaissait mieux que quiconque l'extrme fragilit de la rgle commune, du tissu social nou par les volonts impures, l'abme qui, constamment, menace sous les institutions apparemment les plus solides. La criminalit transnationale en Europe, dote d'une technologie avance, est assurment inquitante. Mais non au premier chef parce qu'elle s'attaque aux institutions, la loi, l'tat; si ce n'tait que cela, le renforcement de l'action rpressive de la socit dmocratique, de sa magistrature, de ses lois, de sa police suffirait pour la mater. Le danger mortel du crime organis est ailleurs. Par l'appt du gain rapide, la corruption endmique, la menace physique, le chantage, il dbilite les volonts des citoyens. Le reste suit comme par ncessit : une socit qui ne se meut plus de son propre chef et dont l'harmonie n'obit plus des volonts singulires et libres est une socit condamne. Aucun tat, aucune loi, aucune force rpressive, si dterrnins et svres soient-ils, ne peuvent plus la protger. D'o vient la formidable efficacit des cartels du crime organis ? La rponse est complexe: ces cartels combinent trois modes d'organisation qui, jusqu'ici, s'excluaient mutuellement. Un cartel criminel est d'abord une organisation conomique, financire, de type capitaliste, structure selon les mmes paramtres de maximalisation du profit, de contrle vertical et de productivit que n'importe quelle socit multinationale industrielle, commerciale ou bancaire lgale ordinaire. 2 1 LES BARBARES ARRIVENT En mme temps, le cartel est une hirarchie militaire. La violence est au fondement de toute association criminelle. Une violence souvent extrme, entirement soumise la volont d'accumulation montaire, de domination territoriale et de conqute des marchs. Entre la rationalit de l'accumulation capitaliste et l'ordre militaire, il existait jusqu'ici une contradiction: quel que soit son secteur d'activit (industriel, commercial, bancaire ou autre), une socit multinationale qui russit prospre par l'initiative personnelle, le libre jeu, l'intrieur de structures souples, de la volont accumulatrice de chacun de ses ' membres. Une structure militaire, par contre, fonctionne sur le mode autoritaire. La hirarchie militaire se dfinit par la relation commandement/obissance. Obir aveuglment, jusqu' la mort, aux ordres de ses chefs constitue le premier devoir du soldat. Le troisime mode d'organisation auquel fait appel le cartel criminel est la parent clanique, la structure ethnique. Ce troisime mode, la formation sociale ethnocentrique, est en principe exclusif des deux autres sociabilits mentionnes, la hirarchie militaire et la formation capitaliste.

Or, ici aussi, le cartel criminel surmonte la contradiction, cre la symbiose. Chacun des trois modes d'organisation - capitaliste, militaire et ethnique - possde sa propre et redoutable efficacit. J'insiste sur ce point: dans la vie ordinaire, les trois formations s'excluent mutuellement, s'opposent entre elles ou, du moins, vivent des existences autonomes, parallles, fermes les unes aux autres. En les combinant, le cartel criminel par-vient additionner les efficacits propres chacune d'entre elles. D'o sa force victorieuse et l'immunit qu'il oppose gnralement toute tentative de pntration policire.

22 LA BANALIT DU CRIME Kant appelle mal radical la force qui fait dvier les volonts singulires des citoyens, et les conduit affaiblir, pervertir, au pire annuler la rgle commune. Myriam Revault d'Allonnes, exgte de Kant, crit: Il y a la grandeur inoubliable du signe historique qui rvle la disposition morale de l'humanit. Mais il y a aussi ce mal radical comme penchant de la nature humaine, penchant non extirpable et insondable abme d'un pouvoir originaire susceptible de s'orienter vers le bien ou vers le mal... Et plus loin: Dans la mesure o il n'est pas par nature tourn vers des fins stables, l'homme est mallable L'espce humaine est ce que nous voulons la faire 1. Il y a du Mphisto chez la plupart des seigneurs du crime que nous rencontrerons dans ce livre. Ils connaissent par intuition ou par exprience le caract' ere ambigu, quivoque, frapp d'une fragilit consubstantielle, de toutes ces volonts impures qu'ils tentent de sduire avec une mortelle efficacit. Ils travaillent une pte mallable et ils le savent. Selon le ministre de l'intrieur de la Fdration de Russie, environ 5 700 bandes mafieuses contrlent 70 % du secteur bancaire du pays et la majeure partie de ses exportations de ptrole, de gaz naturel, de minerais stratgiques et de matires premires forestires. En Allemagne, en Italie, en Turquie et aux tats-Unis, le crime organis subvertit des secteurs entiers de l'conomie de march. Il est chaque jour plus puissant en France. Les conomies nationales de plusieurs pays d'Afrique noire sont totalement criminalises. Comment un tel malheur est-il devenu possible? Les raisons sont multiples. 5. Myriam Revault d'Allonnes, Ce que l'Hommefait l'Homme, Paris, Ed. du Seuil, 1995. 23 LES BARBARES ARRIVENT La premire : la banalisation en notre sicle de l'acte criminel.

Dirigs par Milosevic, Karadjic et Mladic, les troupes rgulires et les miliciens serbes envahissent la valle et la petite ville de Srebrenica, en Bosnie orientale, l'aube du 13 juillet 1995. Srebrenica est une zone de scurit des Nations unies. Le gnral Bernard Janvier, au nom des Nations unies, refuse de bombarder les agresseurs. Indiffrence complaisante des Casques bleus hollandais sur place. Silence des gouvernements europens. Les Serbes runissent tous les hommes entre quinze et soixante-dix ans dans le stade de football, sur la place publique, sur un terrain vague, puis, systmatiquement, l'un aprs l'autre, ils les gorgent, leur arrachent les yeux, les tuent d'un coup de hache, rarement d'une balle dans la tte. Les supplicis se chiffrent 8 000. Jacques Julliard pose la question: Faut-il juger Janvier 6? Question lgitime. Avril-juin 1994: sur les collines du Rwanda, dans la rgion des Grands Lacs, en Afrique centrale, les milices Interahamwe, sous le commandement du gnral Thoneste Bagosora et des ministres du dfunt prsident Juvnal Habyarimana, organisent l'assassinat - la machette, de prfrence de centaines de milliers d'habitants tutsis et d'opposants hutus. Les Casques bleus prsents sur place n'interviennent pas. Les gouvernements europens semblent indiffrents. Nombre probable des victimes : entre 500 000 et 800 000. Au Cambodge, de 1975 1979, en thiopie, de 1974 1989, sous les bombes amricaines au Vietnam, de 1969 1974, durant trois gnrations dans les goulags sibriens et durant six ans dans les camps d'extermination nazis, des dizaines de millions de femmes, d'hommes et d'enfants ont t massacrs. Auschwitz, Srebrenica, la Kolyma, les camps cambodgiens et les cachots thiopiens sont devenus le baromtre de la folie 6. Jacques Julliard, in Le Nouvel Observateur, 9 octobre 1996; pour l'ensemble de la problmatique de cette guerre, cf. Georges-M@e Chenu, Jean Cot et al., Dernire Guerre balkanique ? Ex-Yougoslavie: tmoignages, analyses, perspectives, Paris, L'Harmattan, 1996. 24 LA BANALIT DU CRIME criminelle des hommes. Or, Eichmann, Karadjic, Beria, PolPot, Mengistu et tous leurs collgues en monstruosit ont plac la barre trs haut. Tout mfait, tout massacre se situant en dessous de cette barre sont donc ncessairement perus comme des crimes mineurs, un moindre mal. L'hr6ine chinoise, ou nord-corenne, qui passant par Vladivostok, puis par le Nigeria, inonde les villes d'Amrique et d'Europe et tue chaque anne des dizaines de milliers de gosses ? La pntration du march inunobilier de la Cte d'Azur par les bandes russes qui assassinent leurs concurrents et enlvent les enfants de vendeurs rcalcitrants ? Des secteurs entiers du petit commerce de Berlin soumis au racket ? Des dizaines de milliers de jeunes femmes vendues comme du btail, trompes, contraintes la prostitution dans toute l'Europe ? Compars aux horreurs perptres par les nazis, les Khmers rouges, les fascistes des Balkans, tous ces crimes paraissent relever du dlit vniel. Ainsi l'activit quotidienne des seigneurs du crime organis ne suscite-t-elle pas dans l'opinion publique des socits libres

la rvulsion horrifie, la dtermination angoisse qui seraient ncessaires son limination. Une seconde raison qui explique les progrs de la criminalit transnationale organise est sa faible visibilit. Les seigneurs - comme les appelle un commissaire divisionnaire franais - sont peu visibles. Leurs crimes, ils les commettent dans la pnombre. Ils avancent cachs, ils hiiissent la lumire du jour. Ils craignent comme la peste le regard des peuples. Ici, point de tonitruantes confrences de presse annonant les prochaines purations ethniques, les prochaines attaques de reprsailles sur des villages sans dfense. Point de communiqus de victoire triomphants au bord des fosses communes. 25 LES BARBARES ARRIVENT Les cartels du crime organis travaillent dans la clandestinit. Ici, point de quartiers qui flambent, de cortges de survivants hagards ou de monceaux de cadavres pourrissant au soleil. Les tueurs de Monseigneur , les radicateurs russes, les Buyuk-baba turcs ou les sicaires colombiens gorgent de prfrence la nuit. Sans annonce pralable et sans bruit. Loin des camras. Quant l'infiltration des principaux marchs financiers par le moyen de banques multinationales caractre entirement criminel - par exemple, la BCCI, Banque du commerce et du crdit international -, elle se fait dans le silence, dans l'ombre, l'abri de toute curiosit dplace. Circonstance aggravante: Toto Riina, dit la Bte , chef suprme de la Cosa Nostra sur les deux rives de l'Atlantique, Giovanni Brusca, surnomm le Porc , ou les seigneurs tchtchnes, les parrains russes dtestent les interviews. Le gros plan leur fait horreur. Mme une simple photo peut valoir un nez ou une oreille coups au tmraire reporter. Qui, dans ces circonstances, voudrait parler des cartels du crime organis? Mobiliser l'opinion publique? Sonner l'alarme ? La socit mdiatique a mieux faire. Et de toute faon la matire premire est mdiocre, le nombre des cadavres insuffisant. il La dficience immunitaire

Pour rsister la violence, au chantage, l'agression quotidienne des cartels du crime organis, une socit a besoin de valeurs; seuls des citoyens solidaires, attachs un bien public commun, unis dans la dfense de la dmocratie, pratiquant entre eux des relations de complmentarit et de rciprocit et dsirant la justice sociale rsistent la corruption, la sduction

mises en oeuvre par les agents de la criminalit transnationale. Or, face la criminalit transcontinentale organise, les socits dmocratiques d'Occident souffrent d'une vidente dficience immunitaire. Quelles en sont les causes ? La premire: la globalisation de l'conomie mondiale. Pourquoi la globalisation ? Pourquoi maintenant? Deux rponses: 1. La tendance la monopolisation et la multinationalisation du capital est consubstantielle au mode de production capitaliste; partir d'un certain niveau de dveloppement des forces productives, cette tendance devient imprieuse, s'impose comme par ncessit. 2. Pendant tout le temps de la division du monde en deux blocs apparemment antagonistes, la globalisation se trouvait entrave. A l'Est, un empire militairement puissant se rclamait (faussement) d'une idologie de la dfense de tous les travailleurs. Les oligarchies capitalistes de l'Ouest se sentaient obliges de sauvegarder un minimum de protection sociale, de libert syndicale, de ngociation salariale et de contrle dmo27 LES BARBARES ARRIVENT cratique de l'conomie. Il fallait viter le vote communiste en Occident. En d'autres termes : les partis sociaux-dmocrates occidentaux ont agi comme des alchimistes du Moyen Age qui, du plomb, tentaient de faire de l'or. Ces partis (ces centrales syndicales) ont transform en avantages sociaux pour leurs clients la peur des capitalistes devant l'expansion communiste. Avec la chute du mur de Berlin, la dsintgration de l'URSS et la criminalisation partielle de l'appareil bureaucratique de la Chine, la globalisation de l'conomie capitaliste a pris son envol. Et avec elle la prcarisation du travail, le dmantlement de la protection sociale. Nombre de partis sociaux-dmocrates - par exemple, le Parti socialiste italien - se sont liqufis. D'autres se sont terriblement affaiblis, ont perdu toute crdibilit. Tous subissent de plein fouet le dterminisme du march globalis. L'Intemationale socialiste a implos. Les syndicats sont confronts une perte dramatique de leur pouvoir. Le mode de production capitaliste se rpand travers la terre, sans dsormais rencontrer sur sa route des contre-pouvoirs dignes de ce nom. Evoquant, dans une lettre, le capital financier et le capital industriel, Marx utilise l'expression curieuse defremde Mchte ( puissances trangres ). Comme des armes occupantes, trangres au pays qu'elles asservissent, ces puissances dnaturent, plus frquenunent annulent, la libre volont des hommes agresss. La maximalisation du profit, l'accumulation acclre de la plus-value, la monopolisation de la dcision conomique sont contraires aux aspirations profondes, aux intrts singuliers du plus grand nombre. La rationalit marchande ravage les consciences, elle aline l'homme et dtourne la multitude d'un destin librement dbattu, dmocratiquement choisi. Le dterminisme de la marchandise touffe la libert irrductible, imprvisible, jamais nigmatique de l'individu. L'tre humain est rduit sa pure fonctionnalit marchande. Les 1

28 LA DFICIENCE IMMUNITAIRE puissances trangres sont ennemies du pays, du peuple qu'elles occupent. Qu'est-ce que la globalisation ? La ralisation de la loi des cots comparatifs de production et de distribution, formule par le spculateur boursier et professeur d'conomie David Ricardo au dbut du XIXE sicle, se gnralise. Tout bien, tout service sera produit l o ses cots seront les plus bas. La plante entire devient ainsi un gigantesque march o entrent en comptition les peuples, les classes sociales, les pays. Dans un march globalis, les pays europens - avec leurs coteux systmes de scurit sociale, leur libert syndicale, leurs salaires relativement levs - sont rapidement perdants. L'angoisse du lendemain, le chmage, puis la misre s'installent. Mais dans un march globalis, ce que perdent les uns - la stabilit de l'emploi, le niveau salarial, la scurit sociale, le pouvoir d'achat - n'est pas automatiquement gagn par les autres. La mre de famille de Pusan, en Core du Sud, qui exerce un travail sous-pay, le proltaire indonsien qui, pour un salaire de misre, s'puise dans la halle de montage d'une zone franche de Djakarta n'amliorent que mdiocrement leur situation, alors que l'ouvrier mcanicien de Lille ou le travailleur du textile de Saint-Gall verse dans le chmage permanent. L'intgration progressive, dans un march plantaire unique, de toutes les conomies autrefois nationales, singulires, gouvemes par des mentalits, un hritage culturel, des modes de faire et d'imaginer particuliers, est un processus complexe. Des conomistes allemands ont forg un concept explicite Killerkapitalismus ( capitalisme de tueurs ). Voici comment fonctionne concrtement le Killerkapitalismus: 29 LES BARBARES ARRIVENT 1. Les tats du tiers monde se battent entre eux pour attirer des investissements productifs effectus par des industries et entreprises de services trangres. Pour gagner cette bataille, ils n'hsitent pas rduire encore les dj faibles protections sociales, les liberts syndicales, le pouvoir de ngociation des salaris autochtones. 2. En Europe, en particulier, les entreprises industrielles, de gestion, etc., procdent de plus en plus la dlocalisation de leurs installations de production et - depuis quelques annes galement de leurs laboratoires et centres de recherche. Par un effet en retour singulirement pervers, la simple menace d'une dlocalisation induit l'tat cder de plus en plus'aux exigences du capital, consentir une rduction de la protection sociale (licenciements, drglementations, etc.), bref, prca-

riser, fluidifier le march autochtone du travail. 3. Les travailleurs de tous les pays entrent soudain en comptition les uns avec les autres. Il s'agit pour chacun et chacune de s'assurer un emploi, un revenu pour sa famille. Cette situation provoque la dsolidarisation entre les catgories de travailleurs, la dmobilisation de l'esprit de lutte, la mort du syndicalisme - bref, le consentement honteux, souvent dsespr du travailleur la destruction de sa propre dignit. 4. A l'intrieur des dmocraties europennes, une bance s'ouvre: ceux qui ont du travail tentent par tous les moyens de le conserver et se battent contre ceux qui n'en ont plus et qui probablement n'en auront plus jamais. La solidarit salariale est rompue. Autre phnomne: entre la fonction publique et le secteur priv, une antinomie s'installe. Dernier phnomne, le plus grave de tous : le travailleur autochtone, frquemment, se met har l'ouvrier immigr. Le serpent raciste dresse sa tte hideuse. Dans les tats industriels occidentaux, il y avait 25 millions de chmeurs de longue dure en 1990. Ils sont 37 millions en 30 LA DFICIENCE IMMUNITAIRE 1997. Quant la prcarisation, en Grande-Bretagne, en 1997, seul un travailleur sur six a un travail stable, rgulier et plein temps. Aux tats-Unis, les travailleurs dits dpendants ( l'exclusion des cadres dirigeants), qui forment 80 % de la population active en 1996, ont subi une perte de leur pouvoir d'achat de 14 % entre 1973 et 1995. En France, le chmage frappe aujourd'hui 12,6 % de toute la population active : un Franais sur huit en ge de travailler est au chmage. Alors que la croissance reste insuffisante, un Franais sur trois n'a qu'un travail prcaire. L'Allemagne compte 4,5 millions de chmeurs. Environ 30 % des entreprises paient des salaires infrieurs au minimum syndical 1. Le rapport dit du dveloppement humain du PNUD (Programme des Nations unies pour le dveloppement) dresse le constat 2: dans les pays du tiers monde, 1,3 milliard d'tres humains disposent de moins d'un dollar par jour pour survivre. 500 millions de personnes mourront avant d'avoir atteint l'ge de quarante ans. La distribution de la proprit, notamment celle de la terre arable, est scandaleuse. Au Brsil, par exemple, en 1997, 1 % des propritaires contrle 43 % des terres arables. 153 millions d'hectares restent en friche. Et, pendant ce temps, 5 millions de paysans spolis errent avec leurs familles famliques sur les routes de cet immense pays. Les pays industrialiss, organiss dans l'OCDE, ne sont pas pargns: 100 millions de personnes y vivent en dessous du seuil de pauvret. En 1997, dans ces mmes pays, 37 millions ne disposent que de l'allocation-chmage pour vivre; tendanciellement, cette allocation se rduit dans le temps et en quantit. 15 % des enfants d'ge scolaire ne vont pas l'cole. La France compte des miliers et des milliers de sans-abri; Londres, 1. Chiffres de l'OCDE. 2. Le PNUD utilise - outre les paramtres conomiques classiques tels que le pouvoir d'achat, le revenu par habitant, le volume du produit national brut, etc. - des critres qualitatifs complmentaires. Exemples : le degr de scolarisation d'une socit, la situation des droits de l'homme,

la puret de l'eau, la qualit des soins mdicaux, celle des aliments, etc. 3 1 LES BARBARES ARRIVENT elle seule, plus de 40 000. Aux tats-Unis, 47 millions de personnes - dont la majorit appartenant aux classes les plus pauvres - ne disposent d'aucune assurance-maladie. Bref, loin de faire clore la richesse gnralise et partage sur les cinq continents, le march unifi cre le dsordre ingalitaire, l'injustice et frquemment la misre. Mais la main invisible de ce march globalis ne dtruit pas que les socits, elle massacre aussi la nature. Il suffit d'observer l'volution des forts vierges de la plante. Les forts tropicales ne couvrent qu'environ 2 % de la surface de la Terre, mais abritent prs de 70 % de toutes les espces vgtales et animales. En moins de quarante ans (1950-1990), la surface globale des forts vierges s'est rtrcie de plus de 350 millions d'hectares: 18 % de la fort africaine, 30 % des forts ocanique et asiatique, 18 % des forts latino-amricaine et carabe ont t dtruits. En 1997, d'autres millions d'hectares disparaissent. Au rythme actuel, on estime que plus de 3 millions d'hectares sont dtruits par an. La biodiversit : chaque jour, des espces (vgtales, animales, etc.) sont ananties de faon dfinitive, plus de 50 000 espces entre 1990 et 1996. Les hommes: lors du dernier dcompte censitaire, en 1992, il restait dans la fort amazonienne moins de 200 000 habitants autochtones (compars aux 9 millions d'avant l'agression coloniale). La savane, elle aussi, subit les ravages de la surexploitation. En 1996, sur 300 millions d'hectares, les arbres et arbustes ont t totalement dtruits, gnralement par le feu '. En 1997, 37 000 socits transnationales d'origine europenne, amricaine ou japonaise - qui, ensemble, possdent 170 000 filiales l'tranger - dominent l'conomie mondiale. 3. Rapport d'Arba Diallo, chef du secrtariat des Nations unies charg de la lutte contre la dsertification, Genve, 1997. 32 LA DFICIENCE IMMUNITAIRE Cinq pays capitalistes avancs (tats-Unis, Japon, France, Allemagne et Royaume-Uni) se partagent eux seuls 172 des 200 plus grosses socits transnationales. De 1982 1992, leurs ventes sont passes de 3 000 5 900 milliards de dollars et leur part du produit mondial brut de 24,2 26,8 %. Aujourd'hui, aucune force sociale ou politique ne semble plus en mesure de contrecarrer leurs ambitions. Sous les coups de la globalisation des marchs, l'tat national europen, la dmocratie occidentale, produits de la lente volution des communes du Moyen Age, des principes de la Renaissance et des conqutes de la Rvolution franaise, subissent des dommages irrversibles.

Un autre phnomne est considrer: la rupture radicale entre l'conomie relle et l'conomie virtuelle. Autrefois, l'argent exprimait la valeur des choses. C'tait le moyen de paiement pour les marchandises, les services et autres biens produits par les hommes. Plus maintenant. Dans la jungle o nous vivons circulent dsormais des sommes astronomiques qui ne correspondent plus rien, au sens littral du terme. Et en tout cas pas un gain de productivit, une augmentation relle des richesses conomiques. Je prends l'exemple de mon pays, la Suisse. En 1997, pour la cinquime anne conscutive, le produit national brut n'a augment que trs faiblement: moins de 1 % en chiffres rels. Alors que le Swiss Index (l'index des principales actions suisses cotes en Bourse) a fait - durant les six premiers mois de 1997 - un bond de plus de 40 %. Le capital financier s'est graduellement autonomis. Des milliards de dollars flottent sans amarres, en toute libert. Le processus ne date pas d'aujourd'hui, mais il s'acclre un rythme tonnant. Un exemple: le march de l'eurodollar est pass de 80 milliards de dollars en 1973 plus de 4 000 milliards en 1998. La rvolution de la tlphonie, la transmission entre spcula33 LES BARBARES ARRIVENT teurs des donnes la vitesse de la lumire (300000 km/ seconde), la numrisation des textes, des sons et des images, la miniaturisation extrme des ordinateurs et la gnralisation de l'informatique rendent toute surveillance de ces mouvements de capitaux flottants - plus de 1 000 milliards de dollars par jour - pratiquement impossible. Aucun tat, si puissant soit-il9 aucune loi et aucune assemble de citoyens ne peuvent lutter contre un tel ennemi. La vitalit, l'inventivit des marchs financiers forcent l'admiration. De nouveaux produits, tous plus sophistiqus, plus complexes, plus novateurs les uns que les autres, se succdent un rythme poustouflant. Prenons la galaxie des produits financiers dits drivs . En 1997, ils s'lvent plus de 1 700 milliards de dollars. Tout peut faire objet de spculation drive aujourd'hui: je conclus un contrat pour l'achat date fixe et prix fixe d'une cargaison de ptrole, d'un lot de monnaie, d'une rcolte de bl, etc. Si, cette date, la Bourse indique un prix infrieur au mien, je perds. Dans le cas inverse, je gagne. La folie rside en ceci: je peux monter une spculation sur des produits dits drivs en n'y investissant que 5 % de mon propre argent. Le reste, c'est du crdit. Or, on peut spculer sur des produits drivs d'autres produits drivs, et ainsi de suite. Extrme fragilit donc d'une interminable pyramide de crdits qui enfle sans cesse et pousse vers le ciel. Ces jeunes gnies (hommes et femmes) qui, grce leurs modles mathmatiques labors sur ordinateur, tentent d'anticiper les mouvements du march, de mcitriser le hasard et de minimiser les risques travaillent comme des pilotes de formule 1. Ils doivent ragir en une fraction de seconde. Toute dcision errone peut entraner une catastrophe. La tension est norme : les Bourses crent un march qui fonctionne

vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quand Tokyo ferme, New York ouvre, et quand les traders amricains s'effondrent dans leur lit, la guerre se dplace Francfort, Londres et Paris. 34 LA DFICIENCE IMMUNITAIRE Les traders sont la quintessence du capitalisme financier: une passion insense, dmentielle du pouvoir, du prestige, du profit, une volont inpuisable d'craser le concurrent les dvorent. Les amphtamines les tiennent veills. Ils produisent de l'or avec du vent. Dans pratiquement toutes les grandes banques multinationales du monde, ces jeunes gnies gagnent le double ou le triple du prsident de la banque. Ils encaissent des gratifications, des participations au bnfice astronomique. Ils sont les Crsus des temps prsents. Leur folie est rentable 4. Mais des catastrophes surviennent. En mars 1995, un Anglais de vingt-huit ans, au visage poupin et au cerveau enfivr, fait perdre ses patrons en l'espace de quarante-huit heures la modique somme de 1 milliard de dollars. Nick Leeson tait un des traders de la Barings Bank de Londres la Bourse de Singapour. Sa spcialit: les drivs de papiers valeurs japonais. Or, Leeson n'avait pas prvu le tremblement de terre de Kob, ni l'effondrement conscutif des actions japonaises. Plus vaniteux qu'un coq, Leeson refusa d'admettre sa dfaite. Il falsifia les documents. Il croupit actuellement (pour six ans) dans un sordide cachot de Singapour. Quant sa banque, la plus ancienne et la plus prestigieuse des banques prives anglaises, fonde en 1762, elle a t engloutie par la tempte. D'autres exemples? Leur liste est longue: en avril 1994, la puissante Deutsche Metallgesellschaft de Munich se fait gruger, par spculateurs interposs, sur les drivs de 1,4 milliard de dollars. Aux tats-Unis, Orange County et d'autres entits publiques de l'tat de Califomie perdent, en spculant sur des drivs, des centaines de millions de dollars. Le contribuable amricain doit rparer les dgts. 4. A la Deutsche Bank, vingt-quatre jeunes traders gagnent plus que le prsident de la banque, dont le revenu annuel dpasse 2 millions de Deutschmarks (chiffres de 1996, cits in Der Spiegel, no 41, 1996). 35 LES BARBARES ARRIVENT Un cauchemar hante les responsables des banques centrales des Etats : que le systme capitaliste lui-mme puisse un matin tre balay par la raction en chane, les effondrements successifs des pyramides de crdits, provoqus par des traders malchanceux ou criminels. En aot 1996, le gouvernement de Washington annonce une srie d'excellentes nouvelles: le chmage baisse massivement, l'conomie amricaine reprend sa croissance, la productivit industrielle augmente, la consommation suit, les exportations progressent. Comment ragit la Bourse de Wall Street? Par la panique! Les principaux titres industriels amorcent une des-

cente significative. Car pour les spculateurs, la cration de centaines de milliers d'emplois tient du cauchemar. L'augmentation de la consommation interne aussi. Elles annoncent une possible reprise de l'inflation et donc une probable augmentation des taux d'intrt sur la monnaie. Et, par l, un dplacement massif des capitaux spculatifs (et d'investissement) du march des actions vers les marchs montaires, vers les obligations et les municipal bonds. Dans nos dmocraties occidentales pratiquant le suffrage universel secret, nous votons priodiquement pour lire des dputs, des prsidents. Rarement pour des stratgies politiques. Largement dpossds de nos droits effectifs de citoyens, incapables d'influer sur les conditions concrtes de nos existences, dpouills de notre qualit d'tres historiques, nos destins individuels et collectifs sont pour l'essentiel dtermins par les principaux oprateurs des Bourses de Chicago, de Tokyo, de Paris, de Francfort, de Zurich et de Londres. Aujourd'hui, pour les banques centrales des principaux tats du globe, les seuls moyens de rguler le march financier sont la fixation des taux de change et celle des taux d'intrt. Armes totalement insuffisantes, comme le montre la baisse des cours de la Bourse de Wall Street en aot 1996. Ce qui gou36 LA DFICIENCE IMMUNITAIRE veme le monde, ce sont les obscures angoisses, les intuitions , les dsirs, les certitudes , le got effrn du jeu et du profit des oprateurs de Bourse. La bulle spculative enfle sans cesse, hors de tout contrle public. L'conomie virtuelle prend le pas sur l'conomie relle. La globalisation des marchs produit sa propre idologie: l'idologie no-librale. Le mouvement qui la met au monde tant potentiellement tout-puissant, cette idologie se donne voir comme une pense unique, comme l'idologie de la fin de l'Histoire . Elle lgitime la globalisation et l'autonomisation des capitaux. Elle poursuit sa voie triomphante de bradage du bien public sous le couvert de quelques slogans tels que privatisation , drgulation , flexibilit , puration des structures . Idologie noble! Elle opre en se servant du mot libert . Foin des barrires, des sparations entre les peuples, les pays et les hommes! Libert totale pour tous, galit des chances et perspectives de bonheur pour chacun. Qui n'y adhrerait? Qui ne serait sduit par d'aussi heureuses perspectives ? Or, l'idologie no-librale est l'ennemie jure de l'tat et de la rgle commune. Elle diffame la loi et glorifie la libert sans entraves. Libert meurtrire quand il s'agit des relations entre les peuples dominateurs du nord et les peuples proltaires du sud de la plante. Libert gnratrice d'injustices, d'ingalits et de nouvelles pauvrets l'intrieur mme des socits industrielles du Nord. Dramatique augmentation de l'ingalit dans le Sud. La justice sociale, la fraternit, la libert, la complmentarit

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des tres ? Le lien universel entre les peuples, le bien public, l'ordre librement accept, la loi qui libre, les volonts impures transfigures par la rgle commune ? Des vieilles lunes! D'arch@iques balbutiements qui font sourire avec condescendance 37 LES BARBARES ARRIVENT les jeunes et efficaces managers des banques multinationales et entreprises globalises et les spcialistes en drivs en tout genre! Le despotisme le plus froce est celui qui remet au jeu du libre march le souci de rgler les rapports entre les hommes et entre les peuples. Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social, rsume mon propos : Entre le faible et le fort, c'est la libert qui opprime et c'est la loi qui libre 5. Dans nos socits d'Occident, une conviction avait surgi avec la Rvolution franaise. la libre dcision de la volont collective est en mesure de rsoudre toutes les questions existentielles se posant aux hommes. Un seul hros : le peuple. Un seul sujet de l'Histoire: l'homme devenu propritaire de sa libre raison. Une seule lgitimit: celle qui dcoule du contrat social. Traduit en juillet 1794 devant les membres du comit de Salut public, qui seront ses juges, Saint-Just s'exclame: Je mprise la poussire qui me compose et qui vous parle: on pourra me perscuter et faire taire cette poussire. Mais je dfie qu'on m'arrache cette vie indpendante que je me suis donne dans les sicles et dans les cieux. Qui ne sourit aujourd'hui en relisant cette proclamation de foi en la capacit de l'homme faonner son propre destin ? Tant de rvolutions avortes ou perverties dans ce sicle ont profondment, et peut-tre dfinitivement, discrdit toute politique volontariste. Elles ont ridiculis aux yeux des survivants toute tentative de mobilisation collective. Un discrdit violent est aujourd'hui jet sur toute lutte volontaire pour la justice, sur tout combat collectif tentant d'imposer un ordre humain au chaos des choses. 5. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, in OEuvres compltes, 111, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 1964. 38 LA DFICIENCE IMMUNITAIRE Il n'empche: avec la diffamation de la loi, la dcrpitude de l'tat et le triomphe de la rationalit marchande sur la libre dtermination de la volont collective, c'est tout un pan de la civilisation occidentale qui s'effondre. A y regarder de plus prs, l'idologie no-librale s'abolit elle-mme en tant qu'idologie. Parlez un banquier priv genevois de la misre, de la faim des peuples d'Afrique cen-

trale ! Parlez-lui de l'effroyable pillage de l'conomie du Za:fre par le truand Mobutu! Il vous assurera de sa totale compassion. Il sera sincrement dsol des progrs du Kwashiorkor Kinshasa, des enfants au ventre gonfl, aux cheveux devenus roux. Mais, hlas, monsieur, que voulez-vous que je fasse ? Le flux des capitaux Sud-Nord est excdentaire par rapport au flux Nord-Sud. C'est ainsi. Je n'y peux rien. Les circuits de migration des capitaux ? La distribution plantaire des biens ? La succession dans le temps des rvolutions technologiques et des modes de production ? On peut les observer, on ne peut pas en changer le cours. Car tout cela tient de la nature de l'conomie. Comme l'astronome qui observe, mesure, analyse les mouvements des astres, les dimensions changeantes des champs magntiques, la naissance et la destruction des galaxies, le banquier no-libral regarde, commente, soupse les migrations compliques des capitaux et des biens. Intervenir dans le champ conomique, social ou politique? Vous n'y pensez pas, monsieur! L'intervention n'aboutirait au mieux qu' la perversion du libre panouissement des forces conomiques, au pis leur blocage. La naturalisation de l'conomie est l'ultime ruse de l'idologie no-librale. La naturalisation de l'vnementialit conomique par l'idologie no-librale produit des mfaits nombreux. Notamment la naissance des mouvements identitaires . De quoi s'agit-il ? De tous les mouvements dont les acteurs ne se dfinissent que 39 LES BARBARES ARRIVENT par certaines qualits objectives partages : l'ethnie, le clan, la religion, etc. Le SDS (Serpska Demokratska Stranka), parti des Serbes de Bosnie, l'Opus Dei d'origine espagnole, le mouvement cne de l'extrme droite catholique, les Frres musulmans d'gypte, le FIS algrien, le mouvement du dfunt rabbin Meir Kahane en fournissent des illustrations. Le cumul des appartenances culturelles singulires constitue la grande richesse des socits dmocratiques. Je tiens la terreur identitaire pour h;iissable. Or, comme l'homme refuse d'tre une simple information envoye sur un quelconque circuit, il se cabre, se dresse, se rvolte. Avec les dbris de ce qui lui reste d'Histoire, de croyances anciennes, de dsirs prsents, il bricole une identit o s'abriter, se protger de la destruction totale. Une identit forcment groupusculaire, parfois ethnique, parfois religieuse, mais presque toujours o nat le racisme. Elle est l'exact contraire d'une nation, d'une socit dmocratique, d'un tre social vivant, n du cumul des appartenances et des hritages culturels divers, librement assums. Grce la constitution du march plantaire unifi et l'idologie no-librale qui la lgitime, la mort de la socit est proche. Alain Touraine utilise cette image saisissante: Entre le march plantaire et globalis et les myriades de mouvements identitaires naissant sur ses marges, il existe un grand trou noir. Dans ce trou risquent de tomber la volont gnrale, la nation, l'tat, les valeurs, la morale publique, les relations intersubjectives, en bref : la Socit 6.

La consquence de tout cela? Une baisse rapide des dfenses immunitaires qu'une socit civilise opposait autrefois la criminalit transfrontalire organise. Je n'en donnerai qu'un exemple: le rdacteur conomique 6. Alain Touraine, conversation avec l'auteur, 1996. 40 LA DFICIENCE IMMUNITAIRE de la revue Facts de Zurich a test les convictions morales, l'thique professionnelle de dix des plus prestigieux cabinets d'avocats zurichois. Il a choisi ses interlocuteurs au hasard dans le Whos Who international des avocats d'affaires, publi annuellement par les ditions Martindale-Hubbel, New York. Install dans la chambre 309 d'un palace des rives du lac de Zurich, l'htel den-au-Lac, le journaliste se fait passer pour un certain Alexe Scholomicki, homme d'affaires tchque, reprsentant de la socit Trading and Consulting de Prague. Puis il appelle les uns aprs les autres les dix cabinets. Chaque fois, il sollicite un rendez-vous urgent, dans la journe. A ses interlocuteurs il raconte l'histoire suivante : de l'osmium (matire hautement toxique) doit tre vendu par une entreprise de Tcheliabinsk (Russie) une entreprise tchque Ostrava, sans que les autorits russes en aient connaissance, la commercialisation d'osmium tant interdite par la Russie. Neuf des dix cabinets appels reoivent immdiatement le faux trafiquant tchque. Personne ne vrifie srieusement ses papiers d'identit. Le trafiquant ne possde pas non plus de certificat d'origine de l'osmium; les avocats doivent donc conclure qu'il s'agit de matriel vol. Le trafiquant demande l'aide des avocats pour la premire phase de la transaction: 1 kilo d'osmium doit immdiatement tre transfr pour le prix de 5,1 millions de dollars, payables comptant. Qu' cela ne tienne! Les minents avocats zurichois sont prts tout. Et ils savent y faire: la plupart d'entre eux proposent la cration d'une socit off shore aux les Ca7imans, mthode infaillible pour laver l'argent et effacer les traces de la transaction. Un des avocats consults opterait plutt pour le Liechtenstein. Un deuxime suggre une solution plus simple encore: les sommes transiteront sur le propre compte bancaire du cabinet zurichois. Il est loquace: si le client avait du plutonium vendre, il proposerait Dub;if, o il possde de discrets et efficaces correspondants. Un troisime n'a pas confiance 41 LES BARBARES ARRIVENT dans les les Camans; pour le trafic d'osmium, il conseille le Panama. Tous les cabinets contacts se font payer aux tarifs habituels : entre 350 et 500 francs suisses l'heure de consultation. Le journaliste et faux trafiquant tchque en conclut qu'il s'agit, pour eux, d'une affaire tout fait ordinaire, de celles

que leurs cabinets traitent rgulirement. L'un demande une avance de 10000 dollars, le deuxime veut encaisser une somme correspondant 1 % des sommes transfres, le troisime, enfin, exige une prime de risque de 50 OM dollars 7.

7. Anwaltsbros saubere Geschfte , Facts, Zurich, n' 28, 1996; Aufruhr in der Anwaltsbranche , ibid., n' 29, 1996; Die Bilanz, mensuel, Zurich, aot 1996. Le, crime organis, stade suprme du capitalisme

Nabuchodonosor il, roi de Babylone, qui crasa l'insurrection de la Jude, dtruisit Jrusalem et dporta les survivants juifs, fit ce rve: Et il y aura un quatrime royaume, dur comme le fer, comme le fer qui rduit tout en poudre et crase tout; comme le fer qui brise, il rduira en poudre et brisera tous ceux-l. Ces pieds que tu as vus, partie terre cuite et partie fer, c'est un royaume qui sera divis; il aura part la force du fer, selon que tu as vu le fer ml l'argile de la terre cuite. Les pieds, partie de fer et partie d'argile de potier: le royaume sera partie forte et partie fragile. Selon que tu as vu le fer ml l'argile de la terre cuite, ils se mleront en semence d'homme, mais ils ne tiendront pas ensemble, de mme que le fer ne se mle pas l'argile 1. Le capitalisme rencontre son essence dans le crime organis. Plus prcisment, le crime organis constitue la phase paroxystique du dveloppement du mode de production et de l'idologie capitalistes. Au royaume de l'argile succde le royaume du fer. Le crime organis fonctionne hors de toute transparence et dans une clandestinit presque parfaite. Il ralise la maximal. Ancien Testament, Daniel 2, Le songe de Nabuchodonosor ; texte cit par Jean-Marie Guhenno, in La Fin de la dmocratie, Paris, Flammarion, coll. Champs , 199-5. 43 LES BARBARES ARRIVENT lisation maximale du profit. Il accumule sa plus-value une vitesse vertigineuse. Il opre la cartellisation optimale de ses activits : dans les territoires qu'ils se partagent, les cartels ralisent leur profit une domination monopolistique. Mieux, ils

crent des oligopoles. Ixs Buyuk-baba turcs, les dirigeants de la BCCI, les boyards kleptocrates russes, les seigneurs tchtchnes chappent presque compltement au contrle de la puissance publique, de son tat, de ses lois. Leurs fabuleuses richesses chappent l'impt. Ils ne craignent ni les sanctions judiciaires ni les commissions de contrle des Bourses. La notion de contrat social leur est trangre. Ils agissent dans l'immdiatet et dans une libert quasi totale. Leurs capitaux traversent les cyberfrontires de la plante sans aucun obstacle. Quel capitaliste, en son for intrieur, ne rve-t-il pas d'une telle libert, d'une telle vitesse d'accumulation, d'une telle absence de transparence et d'un tel profit? Qu'est-ce qui fait que le royaume capitaliste, le royaume pos sur des pieds d'argile, rsiste aujourd'hui encore et malgr tout au royaume de fer du crime organis ? Les managers allemands et franais d'une socit multinationale ou transcontinentale, le banquier priv genevois, le spculateur amricain ou anglais qui ravage les marchs financiers ou les quartiers d'une ville sont des tres de chair et d'os. Ils ont un pass d'enfant, d'adolescent, des rves de mari, d'amant ou de pre. Comme tous les tres humains, ils sont le produit d'une socialisation complexe, familiale, rgionale, nationale. Ils portent en eux des valeurs. L'Histoire les a faonns. Or, comme c'est le cas pour tous les autres tres humains sur cette plante, leur thorie est constamment en retard sur leur pratique. Ou, comme le dit Rgis Debray, les hommes ne sont pas ce qu'ils croient tre 2 . Leurs structures mentales voluent 2. Rgis Debray et Jean Ziegler, Il s'agit de ne pas se rendre, Paris, Arla, 1994, p. 28. 44 LE CRIME ORGANIS, STADE SUPREME DU CAPITALISME bien plus lentement que l'instrumentalit matrielle du quotidien. Le mode de production capitaliste est n, s'est dvelopp, es encore pr s'est panoui dans des socit' ofondment mar-

ques par l'hritage chrtien, juif, thiste ou simplement humaniste. Ces socits sont habites par des valeurs de dcence, de justice, de respect d'autrui, d'honntet, de sauvegarde de la vie. Elles ne tolrent ni 1 assassinat ni l'crasement sans compensation du faible. Le pch leur fait horreur. Cet hritage complexe se retrouve, des degrs divers, tapis au fond de la conscience ou de l'inconscient du banquier, du PDG d'une entreprise transcontinentale ou du spculateur boursier. Il freine leurs actions et censure constamment leurs rves 3. Mais rien n'est simple. Face Ayoub Afridi, seigneur de la passe du Khyber au Pakistan et accus d'tre le matre de la route de l'hrisine, Agha Hasan Abedi, fondateur de la Banque du crdit et du commerce international, Toto Riina, chef suprme de la commission de la mafia sicilienne, K. A., proconsul des Voleurs dans la loi

russes aux tats-Unis, le banquier genevois, le manager franais ou le spculateur de la City de Londres prouvent une rvulsion spontane. En mme temps, ils jalousent secrtement leur libert, la taille de leurs profits, le rythme effrn de leur accumulation. Ils prouvent leur endroit une brlante et irrpressible envie. Une complicit secrte et inavoue s'installe ainsi entre les deux royaumes. Et cela, sans que les capitalistes s'en rendent rellement compte. Leur immunit contre les sductions des seigneurs du crime s'affaiblit en consquence. 3. L'historien britannique Eric John Hobsbawm montre d'une faon convaincante - pour une phase prcise du devenir du capitalisme industriel anglais du xixe sicle - ce dphasage entre la matrice sociale et la pratique des capitalistes. Eric John Hobsbawm, Histoire conomique et sociale de la Grande-Bretagne, Paris, Ed. du Seuil, 1977, 2 vol. 45 LES BARBARES ARRIVENT Or, l'efficacit de toute rglementation des marchs financiers, des marchs d'investissement, des oprations boursires, etc., dpend en dernier lieu de l'autosurveillance et de la coopration des acteurs. Cette autosurveillance et cette coopration sont aujourd'hui dfaillantes. Le commissaire principal Schwerdtfeger a t pendant de longues annes directeur de la division Criminalit organise de la police judiciaire du plus grand Land allemand, la Rhnanie-Westphalie. Aujourd'hui conseiller spcial du prfet de police de Dsseldorf, il rsume mon propos: La criminalit organise, c'est du capitalisme aggrav [ver@chrfter KapitaliSMUSI 4.

4. Kriminaloberrat Schwerdtfeger, conversation avec Uwe Mhlhoff. IV Comment dfinir la criminalit organise? e

coutons les experts du Fonds national suisse de la recherche scientifique : Il y a crime organis [transcontinental] lorsqu'une organisation, dont le fonctionnement est proche de celui d'une entreprise internationale, pratique une division trs pousse des tches, dispose de structures hermtiquement cloisonnes, conues de faon mthodique et durable, et qu'elle s'efforce de raliser des profits aussi levs que possible en commettant des infractions et en participant l'conomie lgale. Pour ce faire, l'organisation a recours la violence,

l'intimidation et cherche exercer son influence sur la politique et l'conomie. Elle prsente gnralement une structure fortement hirarchise et dispose de mcanismes efficaces pour imposer ses rgles internes. Ses protagonistes sont en outre largement interchangeables 1. Les Nations unies sont plus laconiques encore. Le groupe d'experts chargs de prparer le plan mondial d'action contre la criminalit transnationale organise , adopt lors de la confrence de Naples 2@ tablit les caractristiques suivantes : L'organisation de groupes aux fins d'activits criminelles; les liens hirarchiques ou les relations personnelles 1. Fonds national suisse de la recherche scientifique, programme de recherche, Violence au quotidien et Crime organis, Berne, 1995, expos des motifs, p. 6, direction Marc Pieth. 2. Confrence des Nations unies: Le crime organis et le trafic de la drogue , Naples, 21-23 novembre 1994. 47 LES BARBARES ARRIVENT qui permettent certains individus de diriger le groupe; le recours la violence, l'intimidation et la corruption; le blanchiment de profits illicites. La bibliothque du palais des Nations Genve, fonde en 1920 par James D. Rockefeller, est, de loin, la plus grande bibliothque de sciences sociales en Europe. Pour le concept de criminalit transnationale organise , son ordinateur central ne suggre pas moins de vingt-sept dfinitions diffrentes. Aucun cartel du crime organis ne tombe du ciel. Chaque cartel possde une histoire, une sociogense, des valeurs qui le lgitiment et des conduites collectives rcurrentes qui lui donnent sa structure. Nous ne pouvons ici dresser la sociogense de chacun des cartels voqus dans ce livre. Nous nous contenterons d'un seul exemple : celui de la mafia sicilienne. Driv de l'arabe, le mot mafia apparat pour la premire fois dans la partie mridionale de la Sicile vers la fin du XVIE sicle. Il signifie vaillance , courage , mais aussi sret de soi et arrogance . La structure agraire de la Sicile, qui date des Normands, est bouleverse en 1812 par un dcret du roi de Naples: il s'agit de briser les forces centrifuges d'un royaume qui englobe des civilisations et des populations aussi diverses que celles de la Campanie, des Pouilles, de la Sicile, de la Calabre, de la Basilicate, etc., de rduire les privilges fodaux et de limiter, notamment en Sicile, le pouvoir des princes. Les fodaux engagent des hommes d'honneur et crent des socits secrtes pour rsister au dcret de Naples. Ces socits prennent le nom de mafia. Mais l'histoire est complexe, contradictoire : 1865 est la date de l'unification force de l'Italie sous le rgne de la Maison de Savoie. Le royaume de Naples disparcit. Or, les dynasties (espagnoles, franaises) qui s'taient succd au cours des 48

COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE ? sicles sur le trne de Naples avaient toujours t perues, dans l'inconscient collectif, comme des dynasties autochtones . L'tranger, c'est l'homme du Nord, le conqurant pimontais, celui qui, par les armes, provoque la destruction de l'indpendance napolitaine. La mafia se transforme : de socit secrte au service des princes, elle devient force de rsistance l'envahisseur. Elle acquiert une crdibilit populaire, une autorit patriotique. Du moins en Sicile. En 1893, plus de 100 000 paysans siciliens se dressent contre Rome. Dans les documents officiels romains apparat le mot mafia pour dsigner les paysans insurgs. Nouvelle mutation la fin du XIXE et au dbut du XXe sicle: la misre force des dizaines et des dizaines de milliers de familles pouillranes, calabraises, siciliennes ou autres migrer outre-mer. Sur les bateaux voyage la mafia. Elle devient rseau transcontinental. Refusant la loi de l'tat d'accueil, elle s'autonomise et devient l'organisation d'autodfense des immigrs victimes de discriminations. Elle se criminalise. Il existe dsormais une vieille et une nouvelle mafia. La nouvelle mafia s'tend de l'autre ct de l'Atlantique, la vieille renforce son implantation en Italie mridionale 3.

3. Je dois mes amis de l'universit de Cosenza, notamment Carlo Carbone et Luigi Gallo, des indications prcieuses. Une maison d'dition surtout, Rubbettino (Cosenza et Messine), joue pour la rflexion historique sur le phnomne mafieux un rle important en publiant soit des traductions, soit des travaux autochtones. Cf., par exemple: Christopher Duggan, La Mafia durante ilfascismo, 1986; Jane et Peter Schneider, Classi sociale, economia epolitica in Sicilia, prface de Pino Arlacchi, 1989; Mario Centorrino, Economia assistita da mafia, 1995. Parmi les travaux sociologiques, cf. notamment Umberto Santino, La Mafia interpretata, dilemme, stereotipi, paradigmi, 1995; Renate Siebert, La Mafia, la morte e il ricordo, 1995. Nous en viendrons plus tard l'oeuvre fondamentale de Pino Arlacchi. 49 LES BARBARES ARRIVENT En 1943, la mafia reoit une lgitimit internationale. L'arme, la marine amricaines prparent l'invasion de la Sicile. L'Office for Strategic Services (OSS, anctre de la CIA) est charg de mettre sur pied une cinquime colonne; celle-ci doit accueillir et guider les troupes de dbarquement. L'OSS prend contact avec Lucky Luciano et d'autres parrains de la mafia d'origine sicilienne New York. Rsultat: disposant de renseignements sans faille, de cartes prcises - tablies par les mafieux locaux - des emplacements des garnisons allemandes, le dbarquement est un plein succs. Les troupes amricaines sont accueillies par un petit homme sec, don Calogero Vizzini, principal parrain de l'le. Au commandement amricain, il remet une liste d' hommes d'honneur . Le commandement

US nomme ces mafieux maires des diffrentes villes et villages de l'le et confere don Calogero le grade de colonel honoraire de l'arme amricaine. Durant la Premire Rpublique italienne, la mafia sicilienne jouit d'une immunit tonnante: violemment anticommunistes, les parrains sont pour les gouvernements successifs de Rome des personnages mnager: la guerre froide fait d'eux des allis. De plus, la Dmocratie chrtienne, parti constamment dominant de 1945 1992, obtient, grce aux parrains, des majorits lectorales confortables dans tout le sud du pays 4. Fortement marqus par la rationalit capitaliste amricaine, les nouveaux parrains surgis durant l'aprs-guerre ne s'attachent plus - en premier lieu - au contrle de la population ou celui de la terre. Ce qui les intresse dsormais, ce sont les marchs : immobilier, transport maritime, import-export, banque. Les mthodes aussi changent: finie, la coexistence ngocie entre familles enracines chacune dans une terre particulire. Commence alors la lutte fratricide pour la domination des marchs. 4. Alexander Stille, Excellent Cadavers. The Mafia and the Death of the First Italian Republic, New York, Random House, Pantheon Books, 1995. 50 COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE? En juillet 1997, le parquet de Palerme annonce le dmantlement d'un rseau criminel contrlant presque tous les appels d'offre publics de la ville. Le rseau fonctionnait sous la direction de Toto Riina, arrt en 1993 et condamn la prison vie. Un de ses correspondants, Angelo Siino, assura pendant des annes la coordination entre des fonctionnaires municipaux vreux et les grandes entreprises de travaux publics du nord de l'Italie. La mafia contrlait en particulier les chantiers du vlodrome, de l'hpital Petraglia, du dpt des transports publics, de l'universit... et du nouveau palais de justice 5. Aujourd'hui la mafia italienne est une des grandes puissances financires de la plante. Son chiffre d'affaires annuel s'lve quelque 50 milliards de dollars. Son patrimoine immobilier dpasse 100 milliards de dollars 6. Ce n'est nullement une organisation homogne, mais plutt un enchevtrement complexe de rseaux, de familles biologiques ou associations conjoncturelles qui se combattent, s'allient, collaborent ou se concurrencent. On peut nanmoins distinguer quatre grandes aires culturelles mafieuses. La Cosa Nostra de Sicile, dirige par une coupole (runion des principaux chefs de clan), est la plus puissante, regroupant environ 180 clans, 5 500 hommes d'honneur et 3 500 soldats (affilis). La Camorra gouverne la Campanie, l'immense rgion agricole et industrielle de l'arrire-pays de Naples; elle compte plus de 7 000 membres, organiss en 145 clans. Dans les Pouilles, sur la cte adriatique, rgne la Sacra Corona Unita, forte d'un millier d'hommes; elle a t cre, implante au xixe sicle par des transfuges de clans siciliens et de Campanie. La Calabre est la rgion qui a t le plus longtemps dlaisse,

5. Dpches d'agences, in La Tribune de Genve, Genve, il juillet 1997. 6. Alexander Stille, Excellent Cadavers, op. cit. 5 1 LES BARBARES ARRIVENT par le royaume de Naples d'abord, par l'Italie unifie ensuite. Dans ses montagnes splendides, mais difficilement accessibles, se sont rfugis aux cours des sicles des Albanais fuyant l'occupation ottomane, des Sarrasins convertis, des juifs sfarades, des protestants perscuts du Nord. Une ancestrale tradition de banditisme, vivant du pillage des voyageurs qui se rendent du nord au sud ou du sud au nord, a donn naissance la N'Dranghetta. Ses 80 clans rassemblent aujourd'hui environ 5 000 membres. Le ten-ne mme de mafia s'est rcemment universalis. Dans les rpubliques surgies des ruines de la dfunte Union sovitique, par exemple, les bandes criminelles s'intitulent elles-mmes mafyia, leurs soldats mafiosniki. C'est galement les termes que leur appliquent les documents officiels (et par extension les autorits policires qui combattent ces bandes en Europe occidentale). Aujourd'hui, le terme de mafia est devenu synonyme, partout dans le monde, de crime organis . Pour s'en convaincre, il suffit de consulter cet tonnant document qu'est le CD-Rom Krim-Dok, quilcontient en 1997 plus de 100 000 entres provenant des 177 Etats membres de l'Organisation internationale de police criminelle (OPIC, appele familirement Interpol ) 7. Entre les diffrentes mafias agissantes sur notre plante, il existe une concurrence froce. Des guerres frquentes entre mafias d'origines gographiques, sociales, nationales, culturelles diffrentes font chaque anne des centaines de morts. Des collaborations ont lieu. Des collaborations toujours fragiles, ponctuelles. Ou, comme le dit Robert Putnain, at bestjoint-ventures : au 7. Krim-Dok, CD-Rom dit par la Fachhochschule fr Polizei, Villingen-Schwenningen, Allemagne. 8. Robert Putnam, en collaboration avec Robert Leonardi et Raffaela Nanetti, Making Democracy Work. Civic Traditions in Modern Italy, Princeton University Press, 1993. 52 COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE? mieux des cooprations conjoncturelles, contingentes, durant un temps rduit. En ce qui concerne les joint-ventures voqus par Futnam, il convient de nuancer: de grands cartels criminels d'origine russe, italienne, caucasienne, colombienne, nord-amricaine, chinoise ou japonaise dominent aujourd'hui dans le monde les principaux secteurs conomiques o s'accumulent des capitaux criminels. Ce sont ces organisations multinationales qui, entre elles, concluent des accords de collaboration occasionnelle, signent des conventions de partage temporaire des mar-

chs, se concdent mutuellement des aides logistiques. Par contre, entre ces grands cartels et les bandes criminelles plus entre le crime organis

traditionnelles, plus locales - bref, transcontinental et le milieu proprement dit -, il n'y a ni accords ni partages. Un cartel multinational dcide-t-il de conquenr un secteur conomique, un march spcifique? De prendre en main une rgion donne ? Ses soldats liminent la Kalachnikov les truands locaux. Un exemple: au dbut des annes 90, la Cosa Nostra sicilienne dcida de prendre en main la rgion du Dauphin. La prostitution, l'escroquerie l'assurance, les machines sous, le racket de commerants, notamment de restaurateurs, taient traditionnellement entre les mains d'un milieu grenoblois bien structur et somme toute assez paisible. Le dcret de la Cosa Nostra changea tout cela. Les truands locaux qui refusaient d'vacuer le terrain furent abattus les uns aprs les autres. La mthode tait toujours la mme: deux hommes moto, cagouls et casqus; l'un conduit, l'autre tue. Vite et bien. En pleine rue gnralement. Pendant la phase paroxystique de cette campagne d'limination (dcembre 1995-mai 1996), sept Grenoblois mordirent ainsi la poussire. Un truand de trente-deux ans fut excut de deux dcharges de chevrotine sur un parking de la ville, le 17 mai 1996. Avant lui, deux autres dirigeants locaux importants avaient t assassins : Jean-Pierre Zolotas et Antonio 53 LES BARBARES ARRIVENT Sapone. Trois autres victimes possdaient des casiers judiciaires vierges 9. Le dernier tmoin potentiel des policiers du SRPJ de Lyon est actuellement immobilis sur un lit d'hpital, les poumons perfors, la langue coupe, la mchoire dtruite, les os du bas sin et des paules briss. Il tente de tapoter ses rponses aux questions des policiers avec ses derniers doigts valides sur une machine spcialement amnage. Tout l'immense champ de la criminalit conomique est pratiquement absent de notre livre. Je ne l'voque ici que pour bien montrer la frontire qui le spare du crime organis. Interpol value 500 milliards de dollars les dommages causs en 1996 aux pays d'Europe occidentale par cette criminalit conomique. Francfort-sur-le-Main est la premire place financire du continent. Les crimes qui s'y commettent relvent de la comptence de la police judiciaire (Landeskriminalamt) du Land de Hesse. Le commissaire principal Fach, directeur adjoint de la division Criminalit organise du Landeskriminalamt et ses collgues Hofer et Krieg disposent d'une exprience pratique d'une richesse exceptionnelle. Krieg constate: En matire de criminalit conomique, les acteurs sont connus

dans 99 % des cas. Mais il est extrmement difficile de les poursuivre : plus le dlinquant est haut plac dans la hirarchie de l'entreprise, plus il est couvert par cette hirarchie. Le caissier d'une banque qui commet des escroqueries est dnonc la police. Un chef de division de la mme banque chappe la dnonciation; il est chass discrtement. Si l'escroc est un membre de la haute direction, la hirarchie ngocie son 9. Les policiers du SRPJ (service rgional de la police judiciaire) de Lyon ne les considrent pas comme des truands, mais comme des victimes annexes . 54 COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE? silence, suggre son dpart et s'arrange l'amiable : remboursement ventuel, retraite dore, etc. En matire de criminalit conomique, les entreprises qui en sont victimes donnent toujours la prfrence la sauvegarde de leur renom et la protection de la confiance que le public leur accorde 10. Je cite la distinction entre criminalit transcontinentale organise et criminalit conomique tablie par Winfred Hassemer" qui, comme professeur de droit pnal l'universit de Francfort-sur-le-Main, est une autorit en la matire: pour lui, la criminalit organise se caractrise essentiellement par sa capacit terroriser, paralyser, ventuellement corrompre l'appareil judiciaire et l'appareil politique. Les criminels conomiques ne disposent pas de tels pouvoirs. Autrement dit, seules les organisations criminelles qui sont assez puissantes pour infiltrer des gouvernements, des parlements, des administrations policires et des palais de justice - bref, pour paralyser le bras qui thoriquement doit les frapper obtiennent une impunit relle et permanente. Elles crent une contre-socit capable de ngocier avec l'tat de droit. Elles s'assurent un rechtsfreier Raum, un espace o aucune norme sociale, aucune loi, aucune sanction judiciaire ne vient gner leurs affaires. La thorie de Hassemer est pleinement opratoire dans des pays comme la Russie, la Colombie, ventuellement l'Italie. Elle ne peut s'appliquer qu'avec des rserves aux cas de la France, de l'Allemagne ou de la Suisse.

10. Commissaires principaux Fach, Hofer et Krieg; conversation avec Uwe Mhlhoff. Il. Winfried Hassemer, Innere Sicherheit im Rechtsstaat , in revue Der Strafverteidiger, n' 12, 1993. 55 LES BARBARES ARRIVENT Explorons plus avant la diffrence entre criminalit organise et criminalit conomique. Les micitres du crime organis

acquirent leur capital de faon illgale; ils l'augmentent de la mme manire; pour le faire fructifier, multiplier et prosprer, ils utilisent galement des stratagmes criminels. L'agent de la criminalit conomique procde diffremment: son capital - entreprise industrielle, commerce, banque, terres, etc. -, il l'a achet, hrit ou cr de la manire la plus lgale. Mais si en cours de route des obstacles se dressent, si une crise menace de dtruire les profits, ou mme le ca ital, il recourt, pour les dfendre, des moyens criminels. p A titre d'illustration, j'voque deux cas antinomiques : K. A., dit le MoCitre , que nous rencontrerons plus loin dans ce livre, rgne sur un des principaux empires de la mafia russe et commande une arme de raketiri. Tous ses immenses capitaux ont t accumuls par des moyens entirement criminels. K. A. pratique la criminalit organise. Voici maintenant l'illustration de la criminalit conomique: un grand avocat zurichois avait fond une socit d'investissement, runissant par voie d'annonces des capitaux lgaux. A la suite d'investissements malheureux, la socit se trouva en difficult. L'avocat procda alors une augmentation du capital. Il fabriqua un prospectus mensonger et induit en erreur les nouveaux bailleurs de fonds. L'avocat fut condamn pour escroquerie et ray du barreau. La violence prend elle aussi des significations diffrentes selon qu'elle s'applique au service du crime organis ou celui de la simple criminalit conomique. Certains tueurs professionnels la solde des seigneurs du crime russes circulent avec une totale libert dans les palaces des tats-Unis, de Russie et d'Europe. Munis de leurs attachs-cases, dots de l'armement le plus moderne, ils gorgent, excutent, empoisonnent toute personne, quels que soient sa nationalit, son ge, son statut social ou sa fonction, que leur 56 COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE? dsignent leurs mzcitres. La violence des seigneurs russes sert acqurir du capital, protger celui-ci contre la concurrence, l'accumuler, le faire voyager ou le cacher. Prenons maintenant l'exemple d'un tueur au service de criminels conomiques: Joo Lelo, gant brun d'une cinquantaine d'annes, qui a sur la conscience, si j'ose dire, la mort de centaines de posseiros, de journaliers agricoles, de syndicalistes paysans, est un pistolero employ par les latifundiaires de Rondonopolis, tat du Mato Grosso (Brsil). Le 3 dcembre 1995, il commet une erreur fatale. A la fin d'une fte populaire, accompagn de deux jeunes beauts locales, il monte dans sa voiture, une Toyota 4 x 4 rouge. Il renvoie ses cinq gardes du corps. L'aube se lve sur le Mato Grosso. Un inconnu, cheveux longs, blue-jean, s'approche de la voiture et excute Joo de six coups tirs bout portant avec un revolver muni d'un silencieux. Les capacits professionnelles, l'nergie criminelle, la cruaut personnelle des tueurs russes et de Joo Lelo sont les mmes. Mais les premiers agissent au service et au nom des plus puissants cartels de la criminalit transnationale organise, l'autre au service de latifundiaires, dont les droits de proprit sont

certifis, dans certains cas, depuis le temps de Joo 11, roi du Portugal, au xviie sicle. J'insiste: Je ne tiens pas la criminalit conomique pour un phnomne mineur. Les ravages qu'elle fait dans les conomies d'Europe occidentale et les torts qu'elle porte chacun d'entre nous sont terribles. Mais notre livre est consacr un ennemi plus dangereux encore: le crime organis transfrontalier. C'est lui qu'il s'agit de dmasquer, de comprendre, de combattre en priorit. v Tuer pour rgner

Lorsque, la fin du mois de mai 1453, les armes ottomanes de Mehmet le Grand, dont le but avou tait la destruction de la chrtient byzantine, se trouvrent sous les murs de Constantinople, les thologiens partisans de Gustiniani et ceux qui dfendaient les thories de Notaras continuaient s'puiser dans des discussions striles. Sur les murs brchs, l'empereur Constantin XI fit porter les icnes afin de faire reculer par la magie des images les forces de l'Antchrist 1. Aujourd'hui les seigneurs du crime organis assigent nos socits dmocratiques. Relisant les subtiles rsolutions des Nations unies, les procs-verbaux des interminables dbats du Parlement europen ou les actes des colloques que juges, policiers et universitaires consacrent rgulirement la criminalit transnationale organise, j'ai l'impression que nos autorits procdent de la mme faon que Constantin XI: la violence brutale de l'agresseur, ils tentent d'opposer la magie du verbe. Ils organisent des colloques et entassent des rapports. Victor Hugo crit: Le mot tient le globe sous ses pieds. Et l'asservit. Nos actuels gouvernants semblent partager cet avis. Grossire erreur! Les seigneurs du crime n'argumentent pas, ne parlent pas, ne ngocient pas: ils tuent. 1. Louis Brhier, Vie et Mort de Byzance, Paris, Albin Michel, 1946, rd. 1969. 58 TUER POUR RGNER

L'exercice de la violence est consubstantiel tous les cartels de la criminalit organise. Elle est exerce par des units indpendantes, spcialement quipes et entrECines cet effet. Ces units rpondent directement aux dirigeants suprmes de l'organisation. Leurs tches soni multiples: elles assurent la scurit phy-

sique des diffrents oprateurs de l'organisation. En deuxime lieu, elles garantissent la discipline interne, excutant sans piti les trcitres et les simples suspects. Enfin, lorsque les prposs la prospective et au marketing identifient un nouveau champ d'action, les units de scurit sont charges de l'limination systmatique des concurrents du secteur conomique concern. Une des raisons majeures des profits souvent astronomiques qu'accumulent les cartels rside dans le fait que ceux-ci jouissent d'une position de monopole dans le secteur o ils oprent. Monopole obtenu par la violence souvent la plus brutale. Tous les ans, Interpol publie une statistique des assassinats, meurtres et homicides volontaires, fonde sur la compilation des statistiques nationales. Elle permet de mesurer la violence criminelle dans chaque pays 2. La Colombie est ainsi le pays en tat de paix le plus violent du monde. Interpol a enregistr, en 1996, 25 723 assassinats, meurtres, homicides intentionnels pour une population globale de 36 millions d'habitants. Le meurtre est la premire cause de dcs en Colombie, se situant avant toute maladie connue et avant les accidents de la route. Taux de dcs par homicide volontaire en Colombie en 2. Une rserve : la statistique comporte des homicides qui ne sont pas directement le fait du crime organis; par exemple, les meurtres passionnels, les assassinats commis par des dlinquants isols, etc. 59 LES BARBARES ARRIVENT 1996: 77,4 victimes par 100 000 habitants. Les tats-Unis ont produit en 1996 un peu plus de 25 000 tus par homicide volontaire. La Chine arrive loin derrire: environ 16 000 personnes tues par des mains criminelles en 1996; cela dans un pays de plus de 1,2 milliard d'habitants. Les sicaires colombiens sont la plupart du temps de trs jeunes gens, sans aucune formation scolaire, confronts une vie de misre, de chmage permanent et qui, pour aider leurs familles, se sont engags comme tueurs. Nombre d'entre eux sont des catholiques fervents : avant chaque assassinat, ils se rendent l'glise, prient leur saint favori et brlent un cierge devant sa statue pour la russite de leur entreprise 3.

Au sein des cartels de la criminalit transcontinentale organise, la violence constitue le principal facteur de promotion. Elle assure la mobilit sociale verticale. Ce sont les qualits personnelles du soldat , son intelligence, sa ruse, sa micitrise de soi, mais surtout sa brutalit et son sang-froid qui dcident de son ascension. Prenons le cas de Giovanni Brusca, dit le Porc , successeur de Toto Riina la tte de la commission de la Cosa Nostra. N en 1964, il est venu au monde dans une famille mafieuse de San Giuseppe Jato, bourg montagneux, situ mi-chemin entre Palenne et Corleone. Cou de sanglier, barbe et cheveux noirs, petits yeux perants, Brusca est un tueur talentueux. Il doit sa

rapide accession au sommet quelques actes de violence particulirement russis. Le 23 mai 1992 est une journe radieuse: trois voitures blindes, transportant le juge Giovanni Falcone, sa femme et ses gardes du corps, foncent 160 km/heure sur l'autoroute Mes3. 1997. 60 TUER POUR RGNER sine-Palerme, qui longe la mer. Sur une colline surplombant un pont, Brusca et ses complices observent. Tout coup, les doigts de Brusca poussent une manette: plus bas, sur la route, une formidable explosion projette en l'air le convoi, dchiquetant Falcone, son pouse et trois jeunes policiers. Deux mois plus tard, le collgue, ami et successeur de Falcone, le procureur Paolo Borsellino - voiture blinde, gardes -, rend visite sa mre, Palerme. Son convoi saute sur une bombe, actionne par Brusca. Cette fois encore, il n'y a aucun survivant. Lors de l'attentat contre Falcone et les siens, un complice avait prt main-forte Brusca: Santino Di Matteo. Arrt, Santino dcide de collaborer avec la police. Le Porc, ayant fait enlever le fils de Santino, Giuseppe, onze ans, l'trangle de ses propres mains, puis jette le petit corps dans un bain d'acide. En mai 1993, Agrigente, le pape Jean-Paul Il condamne sans quivoque la criminalit organise, ses meurtres, la Cosa Nostra. En reprsailles, Brusca ordonne l'attentat la bombe contre la basilique Saint-Jean-de-Latran, aux portes de Rome, un des monuments chrtiens les plus anciens du monde occidental. Ces actes de bravoure valent au Porc une carrire foudroyante l'ge de 29 ans, il accde la tte de Cosa Nostra. VI La loi de la tribu Gabriel Garcia Marquez, Journal d'un enlvement, Paris, Grasset,

Dans la construction des organisations criminelles l'ethnocentrisme joue un rle dterminant. Il suffit pour s'en rendre compte d'couter les rcits de juges d'instruction franais, autrichiens, allemands, anglais aux prises avec des bandes kazakhes, tchtchnes, kosovares, cinghalaises, etc. Exasprs, les juges se heurtent rgulirement un mur. Une mme frustration afflige les enquteurs, les policiers : pntrer un cartel ethnique relve souvent de la mission impossible. Pour comprendre le fonctionnement, l'efficacit mortelle de la plupart des cartels, la prise en compte de la question ethnique parcit donc indispensable. J'ouvre une parenthse: je rcuse videmment tout critre raciste. Je ne veux pas donner l'impression ici qu'il suffit aux forces de police europennes de combattre les cartels ethno-

centriques du Caucase, des Balkans, de Russie et d'ailleurs. D'abord, il existe des organisations criminelles franaises, allemandes, etc., qui ne rpondent pas la dfinition de l'ethnocentricit. Ensuite, il y a des cartels multi-ethniques. Il n'empche: pour les procureurs, juges et policiers d'Europe occidentale, les formations criminelles ethnocentriques constituent aujourd'hui, et de loin, les adversaires les plus coriaces. Regardons de plus prs les problmes que posent ces cartels ethniques. Paul Valry crit: Les faits ne pntrent pas dans le monde 62 LA LOI DE LA TRIBU o vivent les croyances. Toute conscience collective fonde sur l'identit ethnique est habite par des croyances fortes. Faite d'une commune vision de l'Histoire, d'un territoire habit en commun, d'une langue commune et de structures de parent vastes et solides, l'identit ethnique apparat comme une donne objective. Or, vue de plus prs, l'identit ethnique tient avant tout de la subjectivit collective. Le sentiment d'appartenir un groupe qui se dfinit par une origine commune, ft-elle mythique, une destine collective sin ulire, des solidarits dites de sang, est avant tout nourri par des croyances - croyances forcment irraisonnes, apodictiques, axiomatiques. L'ethnie laquelle un homme se sent appartenir est ses yeux suprieure toutes les autres. Rien de plus puissant, de plus motivant et de plus aveuglant qu'une croyance. Dans son royaume, en effet, les faits ne pntrent pas. Les fantasmes, les rves, les angoisses, les affirmations apodictiques occupent le champ de la conscience. C'est pourquoi les formations sociales dont le ciment premier est l'ethnie sont si puissantes, mobilisatrices et pratiquement indestructibles. Ce qui est vrai pour les formations sociales en gnral l'est aussi et surtout pour les cartels du crime organis. Les hirarchies criminelles difies sur une base ethnique sont les plus efficaces de toutes. Pour illustrer cette ralit, je choisis des cas pris dans trois aires culturelles diffrentes. Le premier: celui de Hadji 1 Mohamed Ayoub Afridi, bel homme moustachu, au teint sombre, chef du clan pathan des Afridi, qui habitent depuis plus de deux mille ans les montagnes surplombant la route du col du Khyber, entre le Pakistan et 1. Hadji est le titre honorifique que portent les musulmans ayant effectu le plerinage La Mecque. 63 LES BARBARES ARRIVENT l'Afghanistan. Cette route relie l'Asie centrale l'Asie du Sud. Elle est un des axes stratgiques les plus importants de la plante : Alexandre le Grand, les lgions romaines, les basile

byzantins, les khans mongols, les rgiments de la reine Victoria l'ont parcourue. Quiconque tient I'troit dfil de 18 kilomtres de long, connu sous le nom de passe de Khyber, qui relie l'Hindu Kuch la plaine fertile de l'Indus et aux valles mridionales de l'Himalaya, est un homme puissant. Les Pathans ne sont pas des hommes banals : leur vitalit est lgendaire. Leur courage aussi. Afridi rgne sur un empire financier multinational dont les entreprises et les participations se situent en Asie, au Moyen-Orient et en Europe. Selon les autorits pakistanaises, la source premire de sa fortune serait l