les nouveaux habits de l évolution des carrières

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Les nouveaux habits de l’évolution des carrières Les prérequis pour faire progresser sa carrière en entreprise ont changé à mesure que les missions de la fonction juridique, toujours plus orientée business, ont évolué. Désormais, l’expertise et l’expé- rience ne suffisent plus pour gravir les échelons. Mobilité géographique et sectorielle, curiosité et créativité sont quelques-uns des atouts que les juristes d’aujourd’hui doivent faire valoir pour évoluer. « I l n’y a qu’une tête en haut de la pyramide, et le manage- ment d’une direction juridique doit travailler avec cette réalité ». Directeur juridique de CGI France, Jean- Charles Henry concentre dans cette formule la principale dif- ficulté rencontrée par les juristes d’entreprise qui entendent un jour accéder à des fonctions de direction : peu de places à prendre, et donc peu d’élus. Une difficulté qui se répercute, en miroir, sur les managers, confrontés à une possible démotiva- tion de leurs équipes face à ce manque de perspectives d’évolu- tion de carrière. « C’est un marché compliqué, exigeant et assez fermé, observe Catherine Bunod, consultante chez Arthur 10 L e m a g a z i n e LJA MAGAZINE - JUILLET / AOÛT 2015 À LA LOUPE Par Bruno Walter Juristes d’entreprise Hunt. Depuis treize ans que je recrute des juristes, j’ai le senti- ment de rencontrer un certain nombre de gens pas totalement satisfaits dans leur vie professionnelle. Ils ont l’impression d’avoir fait le tour de l’entreprise et se sentent bloqués en termes d’évolution de carrière. » À NOUVELLES ATTENTES, NOUVEAUX TALENTS Mais la structure en pyramide, voire en râteau quand il n’y a pas de postes intermédiaires, n’explique pas tout. Le métier ne se pratique plus aujourd’hui comme hier et certains se voient © OLIVIER LE MOAL

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Page 1: Les nouveaux habits de l évolution des carrières

Les nouveaux habits de l’évolutiondes carrièresLes prérequis pour faire progresser sa carrière en entreprise ont changé à mesure que les missions de

la fonction juridique, toujours plus orientée business, ont évolué. Désormais, l’expertise et l’expé-

rience ne suffisent plus pour gravir les échelons. Mobilité géographique et sectorielle, curiosité et

créativité sont quelques-uns des atouts que les juristes d’aujourd’hui doivent faire valoir pour évoluer.

«

Il n’y a qu’une tête en haut de la pyramide, et le manage-

ment d’une direction juridique doit travailler avec cette

réalité ». Directeur juridique de CGI France, Jean-

Charles Henry concentre dans cette formule la principale dif-

ficulté rencontrée par les juristes d’entreprise qui entendent un

jour accéder à des fonctions de direction : peu de places à

prendre, et donc peu d’élus. Une difficulté qui se répercute, en

miroir, sur les managers, confrontés à une possible démotiva-

tion de leurs équipes face à ce manque de perspectives d’évolu-

tion de carrière. « C’est un marché compliqué, exigeant et assez

fermé, observe Catherine Bunod, consultante chez Arthur

10 LLee mmaaggaazziinnee

LJA MAGAZINE - JUILLET / AOÛT 2015

À LA LOUPE

Par Bruno Walter

Juristes d’entreprise

Hunt. Depuis treize ans que je recrute des juristes, j’ai le senti-

ment de rencontrer un certain nombre de gens pas totalement

satisfaits dans leur vie professionnelle. Ils ont l’impression

d’avoir fait le tour de l’entreprise et se sentent bloqués en termes

d’évolution de carrière. »

À NOUVELLES ATTENTES, NOUVEAUX TALENTS

Mais la structure en pyramide, voire en râteau quand il n’y a

pas de postes intermédiaires, n’explique pas tout. Le métier ne

se pratique plus aujourd’hui comme hier et certains se voient

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À LA LOUPE

LJA MAGAZINE - JUILLET / AOÛT 2015

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« IL FAUT ACCEPTER QUE VOS COLLABORATEURS VOUS QUITTENT AU BOUT D’UN MOMENT. C’EST FRUSTRANT, MAIS D’UN AUTRE CÔTÉ, ÇA ÉTOFFE VOTRE RÉSEAU.

ET PUIS NOUS AUSSI, NOUS ALLONS DÉBAUCHER DES TALENTS AILLEURS… »

Alain Curtet, Directeur juridique Groupe MMA

aujourd’hui empêchés dans leur progression faute de pos-

séder les talents désormais exigés pour grimper les éche-

lons. « Le métier a changé, et ceux qui ne changent pas

resteront sur le bord du chemin ! poursuit le directeur juri-

dique de CGI France. Le juriste qui disait non à tout et

freinait le business, le “mister no” de l’entreprise,

c’est fini, même si c’est encore l’image que l’on en a

parfois. » « Avant, on allait à la direction juridique

comme chez le dentiste : à reculons, et souvent trop

tard, témoigne Alain Curtet, directeur juridique

adjoint chez MMA/Covea. Aujourd’hui, notre

métier consiste à accompagner le business, en éclai-

rant les dirigeants et les opérationnels sur les risques

réels et prévisibles. Il faut être à la fois très bon tech-

niquement et très pédagogue, en intégrant toute une

dimension de communication. » Experts dans leur

domaine, orientés business, bons communicants…

mais aussi créatifs : « Je recherche avant tout des

talents, explique Béatrice Bihr, directrice juridique

exécutif de Teva Pharmaceutical France. Avant

même l’expertise, qui s’acquiert, je cherche des gens

créatifs, imaginatifs, capables de s’interroger et de

trouver des solutions, de s’adapter et de sortir de leur

zone de confort, car lorsque l’on fait les choses par

habitude, on finit par faire prendre des risques à l’en-

treprise. »

L’EXPÉRIENCE EN CABINET,

UN POINT FORT

Du côté des juniors, « il y a sur le marché de nom-

breux profils qui correspondent parfaitement à ces

attentes, nous avons une véritable élite de juniors »,

estime la consultante Catherine Bunod. Selon

Marc Bartel, managing partner du cabinet de

recrutement Heidrick & Struggles, « le chemin

royal, c’est quelqu’un qui a débuté dans un beau

cabinet d’avocats, avec une expérience de quelques

années à l’étranger. » Le passage en cabinet « ouvre

des portes, reprend Catherine Bunod, les directeurs

juridiques y sont sensibles car le cabinet est réputé

apporter une structuration, une formation. » Ils y

sont d’autant plus sensibles qu’une bonne partie

d’entre eux sont d’anciens avocats. Avant de rejoin-

dre l’entreprise, Jean-Charles a ainsi exercé dans

des cabinets anglo-saxons ; après ses études universitaires,

Alain Curtet a débuté au sein d’un cabinet lyonnais où il a

passé une dizaine d’années ; elle aussi ancienne avocate,

Béatrice Bihr reconnaît que recruter un ex-avocat « est

plus facile, car c’est une culture dans laquelle je me retrouve ».

Selon le chasseur de têtes Marc Bartel (passé par Linklaters

et Lovells), « les entreprises savent la difficulté qu’il y a pour

les jeunes avocats à intégrer ces cabinets, elles connaissent

le volume de travail exigé et apprécient l’expérience de ces

jeunes collaborateurs, qui interviennent très tôt sur

des dossiers pointus ».

EXPÉRIENCES ET CAPACITÉS

PERSONNELLES

Aussi apprécié soit-il, le passage par un cabinet de

renom n’est toutefois pas indispensable. À compé-

tences égales, Jean-Charles Henry, chez CGI, met

ainsi « sur le même niveau » un jeune qui sort d’un

cabinet réputé et dispose d’une double formation

(LL.M, master en commerce) et celui « qui aura

fait un tour du monde à la voile ou marché dix mille

kilomètres à la découverte des aborigènes d’Austra-

lie… » À ses yeux, « l’important est de démontrer

une capacité d’ouverture, une volonté de se confron-

ter à d’autres contextes ». La dimension comporte-

mentale tient en effet une place devenue centrale

dans le recrutement et l’évolution de carrière des

collaborateurs. « Mener les équipes à l’excellence

dans l’expertise, ce n’est pas nouveau, et c’est le plus

simple car les juristes aiment, par nature, se plonger

dans l’expertise, témoigne Alain Curtet, chez

MMA. Il est d’ailleurs très facile pour la direction

juridique de décrocher des budgets pour des forma-

tions techniques, d’autant qu’une bonne partie est

dispensée gratuitement par d’excellents cabinets

d’avocats ! En revanche, il faut convaincre la direc-

tion de l’intérêt de financer des formations compor-

tementales et de communication, alors que c’est de

celles-ci dont on a le plus besoin. » Ainsi, même si

l’aspect technique reste primordial pour les juniors

car les savoirs ne sont que théoriques à la sortie des

études, « après, il faut vite passer à autre chose »,

confirme Béatrice Bihr.

MOBILITÉ : BOUGER

POUR NE PAS STAGNER

Autre chose ? « Soit une spécialisation, soit une

expérience à l’international », conseille la consultante Cathe-

rine Bunod. Et plutôt l’international si l’on vise une carrière

dans une multinationale : « Les marchés se développent à

l’étranger, que ce soit par le développement de l’activité ou

Catherine Bunod

Jean-Charles Henry

Alain Curtet

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LE CHOIX DE L’HYPER-EXPERTISE

Longtemps, les juristes d’entreprise sont “montés” à l’ancien-

neté, « parce qu’ils étaient supposés êtres les plus compétentes

techniquement », et « devenaient managers sans forcément en

avoir la fibre », relève Alain Curtet. Dès lors que l’époque est

révolue, quelle autre perspective proposer aujourd’hui aux

plus confirmés et aux seniors ? La montée en expertise dans

certaines spécialités qui ont le vent en poupe, telles que « le

droit boursier, la compliance, le corporate, le M&A », suggère le

consultant Marc Bartel : « Dans ces secteurs, les entreprises

veulent les meilleurs en interne, pour des raisons de coûts :

autant avoir l’expert sous la main que payer 500

euros l’heure d’avocat. » De super-experts, parfois

débauchés dans les cabinets. Mais attention, « il y a

un risque à s’enfermer dans l’hyper-expertise, pré-

vient Béatrice Bihr. Pour évoluer, il est essentiel de

développer une vision panoramique de l’entreprise. Le

juriste doit toujours élargir son spectre sous peine de

voir ses perspectives d’avenir se réduire. » Reste une

difficulté à gérer pour la direction juridique : faire

accepter à ces collaborateurs pointus et expérimen-

tés le fait de travailler sous l’autorité de personnes

plus jeunes, moins expertes, mais disposant de meil-

leures aptitudes au management.

UNE DEMANDE DE PROFILS HYBRIDES

Autre tendance : l’émergence de profils hybrides, à

forte dimension juridique. Chez MMA, par exem-

ple, Alain Curtet n’hésite pas à confier à des non-

juristes des missions de nature juridique. Il a ainsi

préféré confier le poste de correspondant Informa-

tique et Libertés (CIL) à une collaboratrice en pro-

venance de la direction informatique, parce qu’il est

plus simple de former une informaticienne à cette

loi qu’un juriste à la maîtrise des différents systèmes

d’information. « Pour des raisons de langage, de

reconnaissance mutuelle et de non travestissement de la réalité,

c’est une greffe très pertinente, souligne-t-il. Amener des gens

de culture différente perturbe les juristes mais la différence enri-

chit. Un recrutement éclectique permet de créer de la dyna-

mique. Et la nouvelle génération de directeurs juridiques est

portée à ne pas recruter des gens qui se ressemblent. » Du côté

des cabinets de recrutement, Catherine Bunod observe égale-

ment une nette progression de la demande pour des profils de

contract managers, « avec un profil mixte entre juriste et ingé-

nieur », une fonction prisée dans les entreprises anglo-

saxonnes et qui a désormais le vent en poupe en France. L’an

dernier, Thalès a d’ailleurs créé avec quelques autres multina-

tionales – dont Areva, GdF Suez, Alstom, Atos… – l’Associa-

tion française du contract management. Le développement de

la demande pour ces profils hybrides peut offrir aux juristes de

nouvelles opportunités de développement de carrière. o

par le biais de fusions-acquisitions, le chiffre se fait avec

l’étranger, observe Marc Bartel. Et un juriste aura beaucoup

de mal à décrocher les meilleurs postes s’il n’a qu’une compé-

tence purement domestique. Ce n’est pas un hasard si treize

des directeurs juridiques du CAC 40 sont étrangers. » Et,

selon lui, la seule expérience du droit international ne suffit

pas : pour rester dans la compétition, il faut avoir vécu à

l’étranger, connaître les codes… Cette expérience peut s’ac-

quérir au sein des grands groupes qui offrent à leurs juristes

des opportunités en termes de mobilité internationale. Teva,

par exemple, propose à ses collaborateurs européens un pro-

gramme LIMO – Legal Internal Mobility Opportunity – qui

permet aux juristes qui le souhaitent d’aller, tem-

porairement, travailler dans un autre pays. Chez

France Télécom/Orange, le programme Talent

Sharing permet chaque année à une dizaine de

juristes sélectionnés par l’entreprise de rejoindre,

pendant un temps donné – d’un jour par semaine

à un an – un autre département juridique du

groupe, en France ou dans un autre pays. Mais

peu d’entreprises ont la taille suffisante pour

offrir de telles possibilités en interne.

CHANGER DE SPÉCIALITÉ

OU DE SECTEUR

La mobilité n’est pas qu’un concept géogra-

phique : il peut s’agir de changer d’entreprise

et/ou de secteur. « Si vous ne le faites pas, vous

êtes catalogué, enfermé, prévient Catherine

Bunod. Ceci dit, il est beaucoup plus facile de

changer de domaine juridique que de secteur d’ac-

tivité car on s’adapte plus facilement à un nouveau

pan de droit qu’à une nouvelle culture secto-

rielle. » Son conseil : « Ne pas hésiter à bouger et

éviter de rester plus de six ans sur le même poste

dans la même entreprise. » Un phénomène dont

les directeurs juridiques ont d’ailleurs bien pris

conscience ces dernières années : les équipes stables dans le

temps, c’est fini. « Il faut accepter que vos collaborateurs vous

quittent au bout d’un moment, estime Alain Curtet. C’est

frustrant, mais d’un autre côté, ça étoffe votre réseau. Et puis

nous aussi, nous allons débaucher des talents ailleurs… »

Pour Jean-Charles Henry, les managers doivent toujours

tenir un « langage de vérité », notamment avec les jeunes

issus de la génération Y, « qui n’ont plus aucune naïveté sur le

sujet » : « Moi, j’offre des lignes sur le CV en permettant à

chacun de monter en compétences et en proposant une forma-

tion intellectuelle avec une approche ouverte sur le business,

poursuit-il. De leur côté, ils apportent leur contribution à

l’entreprise pendant quatre ou cinq ans. Les carrières de

trente ans dans un groupe, ça n’existe plus, et rester trop long-

temps au même endroit est suspect, c’est un signe d’inadapta-

tion au marché. Les jeunes le savent parfaitement. »

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LJA MAGAZINE - JUILLET / AOÛT 2015

À LA LOUPE

Marc Bartel

Béatrice Bihr

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