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LES « BOUCHONS GRAS » DANS LA VILLE. LES PERSONNELS DES MACHINES DE NAVIRE À VAPEUR AU HAVRE AU XIX E SIÈCLE Nicolas Cochard Association Les Annales de Normandie | « Annales de Normandie » 2011/1 61e année | pages 155 à 179 ISSN 0003-4134 ISBN 9782902239252 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2011-1-page-155.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Nicolas Cochard, « Les « bouchons gras » dans la ville. Les personnels des machines de navire à vapeur au Havre au XIX e siècle », Annales de Normandie 2011/1 (61e année), p. 155-179. DOI 10.3917/annor.611.0155 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association Les Annales de Normandie. © Association Les Annales de Normandie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 80.11.88.178 - 23/09/2017 20h47. © Association Les Annales de Normandie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 80.11.88.178 - 23/09/2017 20h47. © Association Les Annales de Normandie

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LES « BOUCHONS GRAS » DANS LA VILLE. LES PERSONNELS DESMACHINES DE NAVIRE À VAPEUR AU HAVRE AU XIXE SIÈCLENicolas Cochard

Association Les Annales de Normandie | « Annales de Normandie »

2011/1 61e année | pages 155 à 179 ISSN 0003-4134ISBN 9782902239252

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2011-1-page-155.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Nicolas Cochard, « Les « bouchons gras » dans la ville. Les personnels des machinesde navire à vapeur au Havre au XIXe siècle », Annales de Normandie 2011/1 (61eannée), p. 155-179.DOI 10.3917/annor.611.0155--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Annales de Normandie, 61e année, n° 1, janvier-juin 2011

Les « bouchons gras » dans la ville. Les personnels des machines de navire à vapeur

au Havre au XIXe siècle

NICOLAS COCHARD*

L’histoire du Havre est intrinsèquement maritime. Le seul nom de la ville évoque la nature littorale du site, destinant la ville à une hypertro-phie presque naturelle de la fonction portuaire1. La mémoire collective

retient essentiellement du Havre sa fonction industrialo-portuaire et l’aventure transatlantique qui fi t les heures de gloire de la ville de la fi n du xixe siècle et jusqu’aux années 1960. Juste mais réductrice, cette image du Havre souligne le fait que les activités maritimes contemporaines du Havre n’ont pu prendre une telle ampleur qu’avec l’exploitation des progrès techniques de la navigation à l’heure industrielle, vapeur et métal essentiellement.

Ces mutations techniques ont restructuré en profondeur la nature des équi-pages, puisque la propulsion éolienne a été remise en cause par la mécanisation, à bord de navires d’abord mixtes, puis à vapeur seule. C’est donc le profi l des marins qui a changé au xixe siècle : les gabiers, travaillant dans la mâture sous le commandement direct d’offi ciers de pont, ont cédé progressivement la place aux chauff eurs (aidés de soutiers), placés sous l’autorité de mécaniciens. Il n’est pas question ici de dresser l’historique des mutations techniques qui ont concerné le Havre. Des ouvrages de référence existent sur le sujet et on n’hésitera pas à les consulter pour des informations précises2. Dans le présent article, nous nous pencherons sur les personnels des machines afi n d’étudier les modalités de leur insertion dans le paysage socio-professionnel local, mais également de leur inscription dans la société et l’espace urbains havrais. En toile

* Certifi é en histoire-géographie, enseignant dans l’académie de Versailles et chargé de cours en histoire contemporaine à l’Université de Caen Basse-Normandie ; doctorant à l’UCBN, rattaché au Centre de Recherche d’Histoire Quantitative (UMR CNRS 6583), et membre associé du CIRTAI-Université du Havre.

1 A. Corvisier (dir.), Histoire du Havre et de l ’estuaire de la Seine, Toulouse, Privat, 1987, p. 9.2 On peut débuter par A. Guillerm, La marine à vapeur (1800-1920), Paris, coll. « Que Sais-Je ? »,

1996, et poursuivre avec M. Mollat, Les origines de la navigation à vapeur, Paris, PUF, 1970. On trou-vera également une belle étude très pointue, notamment pour ce qui est des aspects techniques, dans S. Orlowski, Les révolutions de la vapeur dans les marines du XIXe siècle, Le Touvet, MDV, 2001. Par ailleurs, dans un souci de synthèse concernant la transition voile-vapeur, on lira des chapitres sur la question dans J.-L. Lenhof, Les hommes en mer, de Trafalgar au Vendée Globe, Paris, Armand Colin, 2005.

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de fond, il y aura une question fondamentale de l’histoire maritime contempo-raine à l’heure de la modernisation. En eff et, il s’agira, au moyen de plusieurs indices, de mesurer la distance entre l’identité de ces « bouchons gras » et celle de l’ensemble des gens de mer, de leur introduction à leur affi rmation dans les mondes de la mer locaux.

Les données fournies dans cet article ont été obtenues selon la méthode retenue dans le cadre de notre recherche doctorale. Il s’agit de bases de données élaborées au moyen des registres matricules de l’Inscription Maritime du Havre (Série 6 P 5 aux Archives départementales de la Seine-Maritime) – registres matricules où était consignée toute la carrière des personnels navigants (civils), population cible d’un système de service militaire dans la marine de guerre. Nous avons reconstitué les parcours professionnels et privés de 450 de ces marins, à raison de 150 par génération, sur trois générations formées d’indi-vidus nés, pour la première génération, entre 1805 et 1815, pour la deuxième entre 1840 et 1850, et pour la troisième entre 1865 et 1875. Dans ces cohortes, précisons-le, toutes les activités maritimes sont représentées : dès lors, si les échantillons sont constitués principalement de marins du commerce (contexte havrais oblige), 19 % des 450 marins suivis ont passé leur vie professionnelle à travailler dans la petite pêche côtière (à voile), tandis que 2 % d’entre eux ont fait carrière essentiellement « à l’État » (c’est-à-dire dans la marine de guerre). En revanche, les « agents du service général » (service hôtelier à bord) n’entrent pas dans ce sondage-là, car non soumis à la tutelle de l’Inscription Maritime.

INTRODUCTION ET AFFIRMATION DES MÉTIERS DE LA VAPEUR DANS LE PAYSAGE MARITIME

Si, au début de notre période, les marins du Havre naviguaient à la voile et sur des navires en bois, adonnés aux tâches traditionnelles dédiées à la manœu-vre, le personnel s’est ensuite progressivement diversifi é, avec une part crois-sante des eff ectifs composée de personnels des machines. Le navire devenait, au regard des détracteurs de l’innovation, une usine fl ottante dans laquelle coexistaient des marins liés à la manœuvre et de nouvelles professions attachées à la machine. C’est un décret du 28 janvier 1857 qui introduisit les nouvelles spécialisations liées au fonctionnement des machines (mécaniciens, chauff eurs), plus précisément dans le cadre de l’Inscription Maritime, pour pourvoir au recrutement d’une marine de guerre dont la mécanisation systématique avait été décidée. Ces hommes devenaient alors statutairement « marins », parce qu’inscrits maritimes, avec les privilèges et contraintes que cela impliquait. Le Havre fut, durant notre période, un espace propice au développement de la nouveauté technique, si bien que c’est l’ensemble du visage du port qui s’est trouvé modifi é.

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Il nous faut cependant, et pour rattacher les remarques précédentes à nos recherches3, préciser le positionnement des marins du Havre par rapport à ces mutations. Pour ce faire, nous pouvons retenir la fonction exercée à bord, précisée dans les registres matricules de l’Inscription Maritime, moyennant une case dédiée à leur spécialité (principale). En l’absence de cette donnée, chose assez fréquente dans les registres, on trouve à chaque ligne relative aux engagements successivement contractés la fonction du marin à bord, ce qui permet de déduire sa spécialité principale. Le tableau suivant récapitule le nombre d’inscrits chargés de la marche des machines :

Mécaniciens Chauff eurs Total% de l’eff ectif de chaque génération

Première génération (150 inscrits nés entre 1805 et 1815)

4 7 11 10,8

Deuxième génération (150 inscrits nés entre 1840 et 1850)

23 20 43 28,7

Troisième génération (150 inscrits nés entre 1865 et 1875)

16 20 44 24,0

Présentes dans l’eff ectif de la première génération, les professions de la vapeur faisaient donc partie du paysage professionnel du port du Havre dès les années 1820 et 1830 : la confrontation à l’innovation était une réalité déjà prononcée à l’époque. L’accélération de la mécanisation et de l’entrée des acti-vités maritimes havraises dans la modernité ont eu des puissants eff ets par la suite, puisqu’entre la première et la deuxième génération, le nombre des marins employés à la marche des machines a quadruplé, restant à peu près à ce niveau par la suite. Certes, on constate un léger tassement du nombre d’hommes des machines entre la deuxième et la troisième génération (tassement un peu plus accentué en pourcentage – du fait d’une plus grande présence des pêcheurs dans la troisième génération de marins étudiée). Mais, il ne reste pas moins qu’à par-tir du milieu du xixe siècle, selon ce sondage, la proportion de marins havrais travaillant aux machines a oscillé entre le quart et le tiers des eff ectifs.

3 N. Cochard, Les marins dans la ville. Populations maritimes et société urbaine au Havre, 1830-1914, thèse de doctorat en histoire, en cours à l’Université de Caen-Basse-Normandie sous la direction d’André Zysberg et de John Barzman.

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Il faut aussi savoir que le nombre total de « gens de mer » recensés au Havre a connu une forte hausse entre le début de la monarchie de Juillet et la fi n du Second Empire, passant de 2 400 en 1830 à 2 976 en 1856, puis à 4 900 en 1872. Ensuite, ce fut la décrue, jusqu’à retomber, pratiquement, au niveau des années 1850 : 3 055 en 1891, 2 993 en 19114. Sous le Second Empire, l’essor des activités maritimes à la voile, surtout pour les marchandises, a coïncidé avec le développement des grandes lignes de paquebots à vapeur (ayant encore une voilure auxiliaire), ce qui a provoqué une hausse de la demande de personnel. Par la suite, en dépit d’un regain de la voile à la fi n du siècle (à l’époque des grands voiliers de charge en acier), la marche irrésistible de la mécanisation a eu un eff et dépressif sur cette même demande, en raison de la hausse de la pro-ductivité, aussi bien à la voile qu’à la vapeur : les navires étaient de plus en plus grands et, en dépit des eff ectifs croissants à bord de chaque navire (à vapeur, en tout cas), chaque homme employé contribuait à transporter plus d’unités de tonnage et de passagers que précédemment (et, de plus, à des vitesses en hausse, ce qui accélérait la rotation des navires). On estime qu’en France, le passage à la propulsion mécanique a fi nalement réduit les eff ectifs de marins de 12 000 postes5.

Cela étant, l’aventure transatlantique (à vapeur) a entraîné l’apparition, en mer, de grandes concentrations de personnels des trois types (pont, machine, service)6, donc de grands collectifs de travail, réunis de manière régulière, au service de dessertes cadencées. Et, dans ces collectifs, les personnels de la machine ont occupé une place de plus en plus importante, y compris à bord de navires à vapeur de moindre importance que ceux aff ectés à la grande ligne de l’Atlantique Nord, comme le montrent les graphiques ci-après, confection-nés à partir des rôles d’équipage et qui, choisis pour leur représentativité, per-mettent de saisir les évolutions au cours du siècle, selon les activités, long cours7 pour les deux premiers graphiques, grand cabotage pour les deux suivants8.

4 Données quantitatives tirées des recensements de la population, et issues de : J. Legoy, Le peuple du Havre et son histoire, t. 2 : Du négoce à l' industrie, 1800-1914. Le cadre de vie, Le Havre, La Ville, 1982.

5 C. Briot, « Les grands voiliers havrais du nickel », Cahiers Havrais de Recherche Historique, 54, 1995, p. 39.

6 En eff et, l’étude du rôle d’équipage du paquebot (à vapeur) Lorraine de la Compagnie Générale Transatlantique (plus connue sous le diminutif de « Transat ») fait apparaître, en 1911, pour ce navire assurant la ligne Le Havre - New York, un eff ectif de 310 personnes aff ectées au « service général » (intendance, hôtellerie, restauration) et de 1 029 marins (pont et machine confondus).

7 Archives départementales de la Seine-Maritime, 6 P 6 / 598, pour le premier graphique : Rôles des bâtiments de commerce de l’année 1898, rôle 90 (Vapeur Ville-de-Rosario, immatriculé au Havre et allant au Brésil. Vapeur de 1 000 CV et de 1.184 tonneaux, construit à La Seyne-sur-Mer en 1881, appar-tenant à la Compagnie des Chargeurs Réunis ; armé sous le commandement du capitaine Baillemont, du 6 mars 1898 au 9 juin de la même année. 36 marins embarqués). Et, pour le deuxième graphique, même dépôt, 6 P 6 / 627 : Rôles des bâtiments de commerce de l’année 1912, rôle 138 (Vapeur Guatemala immatriculé au Havre, allant à la Nouvelle-Orléans. Vapeur de la Transat construit à Rouen en 1908, capitaine Rinet. Armement (au long cours) du 14 avril 1911 au 20 mai 1912. 97 marins embarqués).

8 Arch. dép. Seine-Maritime, 6 P 6 / 117, pour le troisième graphique : Rôles des bâtiments de commerce de l’année 1844, rôle 552 (Vapeur Neptune, navire de 1 817 tonneaux construit en 1844 à Paris

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et armé au Havre, allant au cabotage. 24 marins embarqués). Et, pour le quatrième graphique, même dépôt, 6 P 6 / 598 : Rôle des bâtiments de commerce de l’année 1897, rôle 259 (Vapeur Finistère imma-triculé au Havre, construit en 1875 à Dundee, de 218 tonneaux et possédant une machine de 400 CV ; appartenant à la Compagnie Maritime des Paquebots du Finistère et armé par elle pour aller au cabotage sous le commandement du capitaine Le Dugue. 20 marins embarqués).

L’équipage du Ville-de-Rosario en 1898.

L’équipage du Guatemala en 1912.

L’équipage du Neptune en 1844.

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Les mutations dans la nature des équipages qui apparaissent ici ont conduit à une opposition spatiale (mais également mentale) de plus en plus marquée entre des hommes du pont dont la place s’est trouvée amoindrie et des hommes des machines devenus désormais indispensables. Pour autant, ces deux mondes a priori antagonistes malgré leur complémentarité, n’étaient pas si cloisonnés, puisqu’à terre, nous aurons l’occasion de le constater à de multiples reprises, des liens sociaux existaient entre les deux « corps de métier » considérés. Les graphi-ques ci-dessus nous permettent de percevoir, en tout cas, que les mondes de la navigation ont adapté leur structure professionnelle aux exigences des mutations technico-économiques, et ce aussi bien au cabotage qu’au long cours.

La fonction exercée à bord n’était pas exclusive, ainsi un mécanicien, enre-gistré comme tel par l’Inscription Maritime, pouvait-il être parfois embar-qué comme simple chauffeur ou exercer ces deux fonctions durant le même embarquement. Par ailleurs, dans la deuxième génération, deux chauffeurs sont employés à un certain moment comme chauffeurs-graisseurs (le graisseur étant un aide-mécanicien, affecté à la surveillance de l’appareil moteur propre-ment dit). Dans la troisième génération, quatre mécaniciens ont eu à exercer la fonction de chauffeur-graisseur-mécanicien, et vingt chauffeurs sont portés à un rôle avec une autre fonction, graisseur ou soutier par exemple. Du fait de la concurrence pour l’emploi au sein du vivier de personnel navigant, certains marins acceptaient des fonctions multiples et parfois inférieures à leurs qua-lifi cations, un chauffeur pouvant alors contracter un engagement de soutier. En outre les compagnies avaient un intérêt certain à engager des personnels capables de remplir des tâches de divers niveaux ou, à tout le moins, polyva-lents. Du reste, la polyvalence faisait alors partie des obligations contractuelles des personnels, notamment à bord des paquebots transatlantiques des gran-des compagnies. Celles-ci y voyaient une commodité quant à la gestion des ressources humaines, rendue beaucoup plus complexe du fait de l’importance des effectifs à bord. Nous avons trouvé un document contenant les conditions d’engagement des marins à bord des navires de la Compagnie des Chargeurs

L’équipage du Finistère en 1897.

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Réunis (dont le Havre était le principal port d’attache). Ce feuillet était placé avant le rôle d’équipage d’un des navires de la compagnie. On y trouve ce qui suit :

« - […] Les matelots pourront être requis pour le service de la machine et recevront dans ce cas un supplément de 0,50 centimes par jour et la ration allouée aux chauffeurs devant les feux.

« - Les chauffeurs feront le service de chauffeurs ou de soutiers, suivant les besoins du service, videront les escarbilles et donneront la main à la manœuvre du pont, aux entrées et aux sorties du port quand ils ne seront pas de service dans la machine »9.

Il ne faut pas oublier que les compagnies imposaient aux personnels des machines des cadences qui pouvaient être infernales. Heide Gerstenberger a souligné que sur la ligne Hambourg-New York au début du xxe siècle, les sou-tiers se suicidaient douze fois plus que l’ensemble de la population masculine en âge de travailler10.

L’analyse de l’introduction des personnels de la vapeur dans le paysage socio-professionnel local permet d’en percevoir le caractère chronologique-ment progressif et de mesurer qu’ainsi les évolutions n’ont pas tout de suite changé radicalement la nature des équipages. Néanmoins, le fait marquant reste bien l’arrivée à bord de professionnels destinés à reproduire en mer les tâches eff ectuées sur des machines à terre (alors que les gabiers n’avaient pas d’équivalent « terrien »). La cohabitation de ces deux groupes bien distincts, le pont et la machine, soulève la question du profi l sociologique des nouveaux « marins » amenés par la révolution des transports et de leur intégration dans la société locale.

LES ORIGINES SOCIALES ET GÉOGRAPHIQUES DES PERSONNELS DES MACHINES

Les origines sociales et géographiques sont de bons éléments d’identifi ca-tion du profi l des individus appelés à travailler dans la machinerie de navires à vapeur. La comparaison avec l’ensemble des marins permet de percevoir les singularités de leur profi l, mais aussi les similitudes avec celui des autres. Nous trouverons ci-dessous (p. 163), en premier lieu, une carte présentant les lieux de naissance de ces personnels de machine pour l’ensemble de notre période d’étude, puis une seconde, reportant les lieux de naissance de l’ensemble des marins de la troisième génération.

9 Arch. dép. Seine-Maritime, 6 P 6 / 598. Rôles des bâtiments de commerce, année 1898 (feuillet volant).

10 H. Gerstenberger, « Culture et travail maritime : rupture décisive à la fi n du xxe siècle » dans C. Boutin, J.-L. Lenhof et É. Ridel (dir.), « Gens de mer au travail », Cahiers de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de Caen, 47, avril, 2007, p. 103.

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Il apparaît nettement que les espaces de recrutement des personnels de la vapeur présentent une particularité signifi cative puisque, si la Bretagne et la Normandie restent les premières régions contributrices, nombre de départe-ments non littoraux sont représentés. Le dynamisme et l’attractivité des acti-vités maritimes est alors déterminant pour expliquer ce point : si des individus qui n’avaient a priori aucun vécu en lien avec la mer se sont destinés à la naviga-tion, c’est qu’un intérêt fi nancier était bien en jeu. Quoi qu’il en soit, l’apparition puis l’affi rmation de la vapeur dans la navigation ont sensiblement diversifi é les secteurs de recrutement de la marine et ont par conséquent infl ué sur la composition « géographique » (sinon ethnique) des équipages, dans lesquels un Havrais pouvait cohabiter avec un Alsacien, un Breton ou un Champenois. En affi nant l’analyse des origines géographiques de ces personnels de machine, on s’aperçoit qu’ils sont issus principalement de petites villes de province, voire d’espaces ruraux dont la proximité avec des régions industrielles était très fré-quente. L’enracinement de ces individus dans la région du Havre, survenu pour des raisons professionnelles, a ainsi contribué à donner une population de la ville singulièrement hétérogène, ce qui a été salué par l’écrivain René Labruyère. Ce dernier voyait dans les nouveaux arrivants un facteur de redy-namisation des professions maritimes, en comparant, marins natifs des côtes et marins natifs de l’intérieur :

« Ils [les marins natifs des côtes] accomplissent passivement les gestes qu’on leur ordonne comme des rites sacrés. Ils ne cherchent pas assez souvent à en com-prendre la signifi cation. Au contraire, les jeunes gens qui ont embrassé librement le métier de la mer et qui sont choisis dans une élite industrielle, arrivent sur les navi-res, impatients de naviguer. Ils s’adaptent en peu de temps à ce métier nouveau et ils font preuve d’une bonne volonté et d’un enthousiasme dont on peut profi ter »11.

Cependant, si ces apports de l’intérieur du pays sont à remarquer, il n’en reste pas moins que les marins bretons et normands (de naissance) constituaient la majorité des personnels des machines, avec une forte représentation des espaces littoraux de ces deux régions. Le département de la Seine-Inférieure est particulièrement représenté, avec pour les trois générations, respectivement 48 %, 46,6 % et 63,3 % de natifs, dont 23,3 %, 21,3 % et 49,3 % pour la seule commune du Havre, et 6 %, 15,3 % et 3,3 % pour les communes directement limitrophes. Ces pourcentages permettent de noter une évolution majeure puis-que le recrutement départemental, spécialement havrais, est en forte croissance et révèle un intérêt sans cesse approfondi pour les métiers de la machine, signe d’une grande adaptation des populations locales à la modernité maritime. Les marins (d’extraction « maritime »), malgré les réticences des nostalgiques de la voile et du bois, se sont rapidement accoutumés aux mutations techniques, aussi bien par nécessité que par carriérisme puisque les qualifi cations qu’imposait le

11 R. Labruyère, Notre marine marchande pendant la guerre, Paris, Payot, 1920, p. 21-22, cité dans : E. Tulet, La législation des gens de mer et l ’adaptation nécessaire du droit ouvrier maritime aux exigences de la marine marchande moderne, thèse de doctorat de sciences économiques et politiques (Université de Montpellier), Montpellier, Imprimerie Firmin, 1924, p. 91.

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Comparaison des lieux de naissance des personnels des machines et de l’ensemble des marins du Havre (3e génération).

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maniement des machines étaient très honnêtement rétribuées. Par ailleurs, si la ville-port, à l’heure de la modernisation, a attiré des « horsains », ces derniers se sont enracinés et ont procréé, contribuant à former un nouveau vivier local pour le type de professions qui étaient les leurs, tandis que la carrière maritime, désormais plus proche de métiers « terriens » quant aux savoir-faire, recrutait dans les couches ouvrières d’une agglomération en plein essor.

Du reste, nos recherches nous ont révélé que les origines sociales des marins du Havre étaient loin d’être marquées par une infl uence exclusive des métiers de la navigation. En comparant les métiers des pères des personnels des machi-nes à ceux des pères de tous les marins étudiés, on peut mesurer les nuances et les écarts. Voici les résultats issus des actes de naissance des marins pour nos trois générations :

Pour l’ensemble des marins havrais, la principale origine sociale s’est trouvée parmi les populations maritimes. En revanche, chez les pères des personnels de machine à vapeur, les professions maritimes étaient moitié moins nombreuses, et la première place était tenue par la catégorie « ouvriers et artisans », suivie

Professions des pères des personnels des machines (%).

Professions des pères des marins havrais, sur l’ensemble de la période (%).

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de près par la catégorie « autres », très diverse, mais incluant des employés, des commerçants, des métiers agricoles. Cela tenait aux origines géographiques, en partie « intérieures », des personnels des machines. Les populations maritimes, confrontées à la mécanisation, ont vu leur structure reconfi gurée. Néanmoins, on voit que le recrutement plus proprement maritime, concernant les personnels des machines, n’était pas négligeable. Cependant, il est clair que cela ne suffi sait pas à assurer des eff ectifs suffi sants et la navigation havraise a eu besoin d’ap-ports extérieurs, dans un premier temps pour recruter des personnels qualifi és, localement trop peu nombreux ; ensuite pour en assurer le renouvellement, étant donné la proportion tout de même relative de jeunes désireux de faire une car-rière maritime comme leur père. Pourtant, les salaires off erts pour les hommes de la vapeur restaient globalement attractifs, d’autant que ces hommes étaient nourris et logés à bord, et jouissaient d’un pouvoir d’achat plutôt confortable. C’est ce que révèlent deux des rôles d’équipage des bâtiments cités précédem-ment, le premier pour le long cours, le second pour le cabotage12 :

Fonction Guatemala (1912) Neptune (1844)

Capitaine 400 100

Chef mécanicien 400 100

Second 300 -

Matelot 80 45

Chauff eur 110 50

Soutier 80 -

Mécanicien 150 -

Novice 50 40

Mousse 35 20

Salaires mensuels des marins du commerce (en Francs-or)

Les gains engendrés par les métiers liés au fonctionnement des machines étaient, à deux périodes différentes, assez substantiels. Deux faits majeurs sont à retenir afi n de nous rapprocher de notre questionnement et du rapport entre anciens et nouveaux métiers de la navigation. Premièrement, on constate que le chef mécanicien bénéfi cie d’une rémunération similaire à celle du maître du bord « après Dieu » : on mesure bien la concurrence évidente entre le pont et la machine, commandés par des hommes aux profi ls bien différents. L’un dirige la manœuvre, l’autre la permet. Ainsi on mesure nettement la distance qui existait entre l’offi cier du pont et les hommes des machines, le « vrai » supérieur hié-rarchique de ces derniers étant bien le chef mécanicien. Deuxièmement, nous remarquons que les soutiers du Guatemala ont des soldes identiques à celles des matelots du pont. Cela révèle un aspect majeur de l’évolution des rôles à bord,

12 Par ailleurs on trouvera des informations précises sur les revenus à bord des paquebots transat-lantiques dans : L. Lescène, Évolution de la navigation à vapeur. Étude portant sur la fl otte de la ligne de New-York de la Compagnie Générale Transatlantique, des origines à la veille de la Première Guerre mondiale, mémoire de maîtrise d’histoire, sous la direction de J.-L. Lenhof, Université de Caen Basse-Normandie, 2004, p. 257 et suivantes.

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puisque les premiers, pour lesquels aucune qualifi cation ou technicité n’est requise mais seulement une remarquable endurance physique, gagnent autant que des marins aguerris et dont le savoir-faire est le fruit de l’expérience. L’in-troduction de la vapeur a bien remis en question l’importance des spécialistes de la manœuvre à bord du navire.

Ainsi, la constitution de ces nouveaux groupes socio-professionnels a permis de renouveler la structure des populations maritimes locales en y intégrant une identité terrienne et ouvrière. D’essence non maritime au départ, les person-nels des machines se sont progressivement identifi és à leur nouveau milieu. En effet, lorsque nous avons consulté les recensements de population, nous avons constaté que quelques hommes des machines issus de nos échantillons mentionnaient seulement une qualité de marin, et non de chauffeur ou de mécanicien, le statut général (authentifi é par la tutelle de l’Inscription Mari-time) l’emportant donc parfois sur la fonction effective, l’identité maritime sur le métier « de machine ».

ASPECTS DE L’INSERTION DES PERSONNELS DE LA VAPEUR DANS LA SOCIÉTÉ ET L’ESPACE URBAINS

En attendant l’achèvement de notre recherche doctorale, nous évoquerons ici quelques pistes qui nous permettront d’entrevoir la place des personnels de la vapeur dans la société et dans l’espace urbains havrais, nous souciant toujours de la comparaison avec l’ensemble des gens de mer. Nous aborderons successivement les domiciles, les mariages et la santé de ces individus. Les marins étaient, dans les grandes villes portuaires, particulièrement visibles dans l’espace public, ne serait-ce que par leur nombre, leurs comportements parfois singuliers ou leur langage. Mais au-delà de ces généralités qui nous condui-raient à évoquer de manière globale les gens de mer, il nous faut précisément mesurer le particularisme des « pieds noirs ». Ce sobriquet forgé sur le pont, comme celui de « bouchon gras » (visant plus particulièrement les mécaniciens), désignait les personnels de la vapeur adonnés à la chauffe (au charbon), qui eux-mêmes qualifi aient de « culs goudronnés » les hommes du pont13. Il y a donc ici le signe d’un langage propre aux hommes des machines.

Nous commencerons par l’étude des domiciles, élément fondamental pour l’analyse de l’inscription de ces groupes dans l’espace urbain havrais. Bien que plus souvent originaires de régions extérieures à la Seine-Inférieure que l’ensemble des gens de mer, ces marins, dans leur grande majorité, avaient leur résidence principale au Havre. En effet, au sein de nos trois générations, 100 %, 77,6 % et 82,6 % des personnels des machines habitaient au Havre (ou dans la périphérie immédiate pour certains d’entre eux), avec une répartition dans l’espace que l’on découvrira ci-dessous :

13 P. Sizaire, Traité du parler des gens de mer, Chauray, Patrimoine et Médias, 1996, p. 407.

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Les domiciles des personnels de machine14.

Les domiciles de l’ensemble des marins de la troisième génération15.

14 Les points rouges correspondent ici à la première génération, les points verts à la seconde, les bleus à la troisième.

15 La troisième génération a été choisie ici, dans la mesure où elle est révélatrice d’un peuplement en fi n de période. Les points rouges symbolisent les marins du commerce, les points verts les pêcheurs.

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L’occupation de l’espace urbain par des personnels des machines a connu des dynamiques largement similaires à celles constatées pour l’ensemble des inscrits que nous avons étudiés. La première génération est celle des débuts de la vapeur, avec des personnels de machine encore peu nombreux. Nous observons une densité forte dans les quartiers du Sud, Saint-François et Notre-Dame, ce qui révèle très clairement une fusion spatiale entre marins de la voile et marins de la vapeur. En ce sens, il n’y avait guère de ségrégation en fonction du poste occupé à bord, à l’air libre ou au fond du navire : le mécanicien ou le chauff eur étaient voisins, à terre, du gabier ou du timonier. La logique de domiciliation près des bassins, qui avait certes des ressorts pratiques, accentue l’idée que, très précocement, les personnels des machines se sont rapprochés des marins de « souche ». Alors qu’en mer le « bouchon gras » était loin d’être perçu comme un marin par l’homme de la voile, la fusion s’est opérée à terre dès la première génération. Les deuxième et troisième générations confi rment la tendance observée en accentuant numériquement la présence des « bouchons gras » dans les espaces méridionaux du Havre, du simple fait de la part crois-sante des besoins en main-d’œuvre. Mais, de la même manière que l’ensemble des marins étudiés, ces catégories professionnelles ont opéré une occupation d’espaces davantage périphériques et certains ont quitté la pression démogra-phique et l’insalubrité des quartiers cités pour des zones plus confortables. Il y a donc eu une appropriation progressive de l’ensemble du territoire urbain : c’est d’une importance capitale pour l’ensemble de notre problématique. Les populations maritimes, à l’heure de la modernisation, se sont restructurées en profondeur et la question de la plus ou moins grande proximité entre nouvelles et anciennes professions est une question majeure. Les gens de mer du Havre ont connu des mutations à travers lesquelles une identité renouvelée s’est expri-mée spatialement par la fusion des catégories professionnelles.

Les aspects matrimoniaux sont un second thème que nous pouvons aborder afi n de déceler si de nettes diff érences existaient entre les personnels des machi-nes et l’ensemble des marins. 41 % des hommes des machines étaient mariés, proportion presque identique à l’ensemble des marins (pour lesquels c’était 40 %). Quant aux agents du service général des paquebots transatlantiques, ils étaient mariés à hauteur de 42 %. Pour près des deux tiers des hommes des machines qui étaient mariés, l’acte de mariage a été établi au Havre même, et ce souvent en dépit d’une origine spatiale extérieure. Ces hommes non originai-res du Havre sont donc arrivés célibataires, et ont eu la volonté de s’implanter durablement, voire défi nitivement, dans la société locale.

Lorsque l’on s’attarde, en étudiant les actes de mariage16, sur le profi l des épouses des marins « de la vapeur », la similitude est évidente avec l’ensemble des marins et dans ce domaine il n’existe guère de diff érence entre les marins de

16 Arch. dép. Seine-Maritime, 3E et 4E : Registres d’État Civil de la ville du Havre (fonds numérisé).

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la machine et ceux du pont. Il s’agit, à hauteur de 54 %, de jeunes fi lles origi-naires de l’agglomération du Havre. Si on y rajoute les 22 % de natives du reste du département, on mesure le caractère local de ces épouses. Les professions des épouses de marins sont identiques, pour ceux de la machine comme pour ceux du pont : on retrouve au premier rang les professions du linge (couturières, repasseuses, lingères), ensuite les journalières et enfi n les services à domicile (domestiques, ménagères).

Une diff érence existe cependant lorsque l’on regarde, toujours dans les actes de mariage, le profi l des témoins, qui révèle le réseau social immédiat des individus. On observe, pour l’ensemble des marins, une logique d’affi nités privées issues de l’environnement professionnel ; mais, alors que ceux du pont trouvent fréquemment des témoins eux-mêmes marins du pont, les marins des machines ont des témoins davantage issus d’un univers ouvrier à terre et, quand ces témoins sont des personnels maritimes, ce sont eux aussi des marins des machines. Il y avait donc, à cet égard, une certaine partition entre les deux corps. Cela étant, ce n’était sans doute pas par ignorance ou dédain récipro-que. On peut en eff et interpréter cela comme une logique plutôt banale : les collègues de travail sont ceux que l’on fréquente et par conséquent, ils forment le tissu social dans lequel on va chercher ses témoins de mariage.

Une dernière dimension, celle de la santé, permet de relever une particula-rité chez les personnels de la vapeur, par rapport à l’ensemble des marins. La modernisation de la navigation s’est accompagnée d’un recul des pathologies maritimes « traditionnelles », mais de nouvelles sont apparues avec les machi-nes à vapeur et les « bouchons gras » ont alors été confrontés à de nombreux maux liés à l’exercice de leur métier, si bien qu’à terre, ces hommes paraissaient physiquement et durablement atteints. Les problèmes pulmonaires, spécia-lement la tuberculose, étaient très répandus. De telles pathologies étaient si répandues chez les marins de la vapeur que des ouvrages entiers y ont été consacrés. Le docteur Tartarin livre les chiff res concernant deux compagnies maritimes du Havre17, qui employaient, au moment de l’étude, respectivement 2 057 et 1 500 hommes. L’auteur a observé l’impact de la tuberculose sur les personnels, de 1898 à 1905 pour la première compagnie, de 1897 à 1905 pour la deuxième18. C’est le détail des malades par rapport à la fonction exercée qui nous intéressera ici, sur respectivement 99 et 62 entrées dues à la tuberculose pour chacune des deux compagnies19 :

17 Il ne donne pas le nom des deux compagnies, mais au vu des eff ectifs, il devait sans doute s’agir de la Transat pour la première, et, peut-être, des Chargeurs Réunis pour la seconde.

18 L’auteur précise que, pour la première compagnie, les eff ectifs se répartissaient ainsi : 441 hom-mes pour le pont, 925 pour les machines et 691 pour le personnel du service général. Pour la deuxième une telle répartition n’est pas livrée.

19 A.-C. Tartarin, Études sur la tuberculose dans les milieux maritimes en Allemagne et chez les marins du commerce en France, Paris, Imprimerie Nationale, 1906, p. 50.

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Première compagnie (1898-1905)

Deuxième compagnie (1897-1905)

Nombre de victimes

% des eff ectifs

de la compagnie

Nombre de victimes

% des eff ectifs

de la compagnie

Malades

Machine 61 2,9 33 2,2

Pont 17 0,8 19 1,2

Personnel « civil » 21 1 10 0,66

Décès

Machines 19 0,9 7 0,46

Personnel « civil » 4 0,2 2 0,13

Pont 1 0,05 5 0,3

La tuberculose chez les marins du pont et des machines (fi n XIXe-début XXe siècle)

Beaucoup de malades provenaient donc des machines, où l’humidité et les poussières de charbon en suspension, mais surtout la chaleur (jusqu’à 75° dans une salle de chauff e sous les tropiques), participaient à la détérioration de la santé pulmonaire. À cela il fallait ajouter les brûlures20, les chocs, la dés-hydratation21, les coliques saturnines liées à la forte présence de plomb dans les joints des machines (sous l’eff et de la chaleur, ces joints dégageaient des poussières toxiques). Certes, des mesures furent mises en place pour améliorer les conditions de travail : doublage des chaudières pour limiter la température ; remplacement du plomb par du mastic ; révision des aérations ; aspiration plus effi cace des eaux de la cale ; baignoires pour se laver après son quart22. Cepen-dant les conditions demeuraient diffi ciles et la modernisation de la navigation devait également infl uencer les comportements :

« Les mécaniciens et chauffeurs qui sont sans cesse en contact, non seulement avec l'huile et le charbon, mais encore avec des mastics et des peintures toxiques, doivent être très attentifs à mettre leur corps en parfait état de propreté dès que le travail est terminé : ils éviteront ainsi des empoisonnements et d'horribles souffrances. Ces hommes seraient d'autant plus coupables de ne pas donner à leur personne physique les soins nécessaires, que leur genre d'existence est fertile en causes morbides et qu'ils jouissent à bord de moyens de propreté très déve-loppés : douches, lavabos, baignoires, qui font presque absolument défaut aux

20 Le cas de Jules Boisles, par exemple, illustre ces nouvelles souff rances à bord : « Suivant certifi cat de l’offi cier de santé du 21 mai 1859, ce chauff eur est impropre au service de la Flotte suite à une brûlure aux jambes. Il est resté atteint d’une cicatrice diff orme et d’un suintement purulent avec des croûtes ». Arch. dép. Seine-Maritime, 6 P 5 / 15. Registres matricules des mécaniciens et chauff eurs inscrits défi nitifs, 1850-1865, folio 19.

21 Ordinairement 4 à 6 litres d’eau transpirés par jour, jusqu’à 8 dans les régions tropicales. 22 B. Broussolle, « Navigation à vapeur et conditions de vie des équipages à bord », Chronique

d’Histoire Maritime, 48, septembre 2002, p. 17.

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autres marins. Beaucoup de chauffeurs ignorent qu'en faisant soigneusement la propreté de leur corps tout entier après un quart passé devant les feux, ils perdront sans doute un quart d'heure de repos, mais ils y gagneront un sommeil profond et réparateur, tandis que si, cédant à la fatigue, ils se laissent aller à dormir sans avoir rendu à leur peau la plénitude de ses moyens d'élimination et de respiration, ils n'obtiendront qu'un sommeil lourd et agité et une réparation médiocre. Ah ! Si les hommes étaient convaincus de l'infl uence bienfaisante de la propreté corpo-relle sur la santé, que n'obtiendrait-on pas d'eux à cet égard ! La propreté indivi-duelle comprend aussi celle des vêtements et, plus particulièrement, de ceux qui sont directement en contact avec le corps, c'est-à-dire du linge. Le corps humain devrait constamment être recouvert de tissus propres de toile ou de coton, faciles à laver et ne retenant pas, lors du blanchiment, les produits de la transpiration comme le fait la laine. Le sac de nos marins est très suffi samment pourvu de linge pour qu'on puisse exiger d'eux les plus grands soins à cet égard, surtout pendant les fortes chaleurs »23.

Ce propos d’un ancien offi cier de la marine d’État, au ton volontiers pater-naliste et prescriptif (et optimiste sur les moyens dont les marins disposaient à bord), est fortement marqué par les théories hygiénistes de l’époque. Selon lui et à juste titre, la diminution des atteintes pathologiques telles que la tuber-culose passait avant tout par la multiplication des gestes simples et préventifs. Concernant les marins, il s’agissait alors de revenir sur des comportements particulièrement pathogènes et d’engager une lutte contre l’humidité qui restait le principal facteur de développement de la maladie à bord des navires mais également à terre, du fait des conditions de logement de nombreux Havrais. Au début du xxe siècle, l’hygiène à bord du navire fut au cœur des préoccupations, et, bien que l’on ait connu les méfaits de l’humidité depuis un certain temps, l’Instruction du 22 mai 1902 revenait encore sur la nécessité de sécher la cale et les soutes avant le chargement24.

Au Havre, de nombreux observateurs, médecins pour la plupart, ont rendu compte dans des rapports de l’importance de la tuberculose dans les quartiers populaires, mais force est de constater que les théories hygiénistes se sont dif-fi cilement imposées à terre, et encore plus diffi cilement en mer. Il y avait par conséquent des atteintes pathologiques spécifi ques aux personnels des machi-nes et c’est précisément en cela que nous pouvons distinguer les hommes des machines de ceux du pont, y compris à terre puisque les stigmates des blessures ou des maladies restaient bien visibles. On imagine alors que par ces maux, on pouvait reconnaître, à terre, l’homme ayant passé nombre de mois dans des « rues de chauff e ».

23 L.-C.-D. Leconte de Roujou, Éducation morale, patriotique et militaire des équipages de la fl otte, Paris, Armand Colin, 1899, p. 38.

24 Bulletin Offi ciel de la Marine, 1902, 16, 1er semestre, p. 930 : cité dans J. Captier, Étude historique et économique sur l ’Inscription Maritime, Paris, Éditions Girard et Brière, 1907, p. 313.

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En dépit de cette spécifi cité d’ordre sanitaire, les autres éléments que nous venons d’évoquer ont permis de constater une forme d’intégration des nouveaux personnels de la navigation, qui ont adopté des comportements très proches de ceux de l’ensemble des marins. Il aurait été stérile d’évoquer des aspects du quotidien en ville, puisqu’il était généralement identique. Les marins, quels qu’ils aient été, avaient des modes de vie similaires à terre.

LES MARINS DANS L’ESPACE POLITIQUE À LA BELLE ÉPOQUE : L’AFFIRMATION D’UNE IDENTITÉ NOUVELLE

Les grèves de marins sont des événements qui ont beaucoup marqué l’his-toire de ports tels que Le Havre ou Marseille, dans les années précédant la Première Guerre mondiale, en perturbant les activités maritimes et portuai-res de manière récurrente25. Le climat d’agitation sociale caractéristique de la période est un des facteurs explicatifs des mouvements dont les marins ont été acteurs, alors que le statut militaire d’inscrit maritime semblait proscrire par nature toute tentative de contestation de l’ordre établi. Dès 1864, les grèves furent autorisées à terre, comme moyen d’exprimer une revendication quel-conque ; mais, en mer, le gréviste restait assimilé à un déserteur. L’Inscription Maritime, institution d’origine militaire, imposait aux marins une discipline de même inspiration, y compris à bord de navires civils, dont les armateurs recevaient de la sorte une compensation aux contraintes que le système faisait peser sur eux. Le marin (« du commerce ») français de la fi n du xixe siècle, étroitement contrôlé par une structure administrative pluriséculaire, s’inter-rogeait donc sur la considération dont il faisait l’objet dans les hautes sphères décisionnelles. Il comparait ses acquis à ceux de l’ensemble des travailleurs : « Le mouvement [de grève d’inscrits maritimes] qui éclate au Havre pose le problème de l’articulation entre le régime de l’Inscription Maritime et celui de l’entreprise privée d’armement26 ».

Cela étant, l’Inscription Maritime protégeait aussi le marin des excès de l’exploitation économique. Elle était un effi cace gage de maintien de la pré-férence nationale en matière de recrutement des équipages (depuis une loi de 1793), ainsi qu’une structure unique de protection sociale et de pension de retraite. Quoiqu’insérant l’individu dans un cadre strict27, l’Inscription Mari-time permettait, à la fi n de notre période, de toucher une « demi-solde » au bout de 300 mois de navigation (à l’âge de 50 ans), mais aussi de bénéfi cier

25 Les remarques qui suivent sont en partie inspirées de : J.-L. Lenhof, Les hommes en mer…, op. cit., p. 313-332.

26 A. Cabantous. A. Lespagnol et F. Peron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIe-XXe siècles, Paris, Fayard, 2005, p. 531.

27 Rappelons que le « Code pénal de la marine marchande » de 1852, encore en vigueur à la Belle Époque, prévoyait des sanctions en cas de désertion, même sur des navires civils.

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de la Caisse de prévoyance instituée en 1898 et par conséquent de la prise en charge des accidents du travail. En tout état de cause, le marin du début du xxe siècle jouissait d’un statut relativement protecteur, en dépit de contrain-tes sur le temps et les conditions de travail qui échappaient, milieu maritime oblige, aux critères terriens.

L’année 1900 a marqué une rupture dans cet équilibre entre contraintes et avantages, avec une remise en cause des premières. Dès 1894, pourtant, une grève avait eu lieu simultanément au Havre et à Saint-Nazaire, afi n de protester contre la médiocrité de la nourriture à bord. Mais c’est en 1900 que l’agitation sociale a touché le Havre de plein fouet, les inscrits maritimes jouant leur partition dans un mouvement qui a vu, successivement puis conjointe-ment, des corps de métiers divers entrer en lutte, toujours unis dans l’objectif de paralyser autant que faire se pouvait l’activité de la ville et du port. Les mouvements de contestation ont débuté au mois de mai avec les charbonniers et les bourreliers, mais ni la durée ni l’impact de ces mouvements n’ont égalé les grèves de l’été.

En 1900, le port du Havre était en travaux. Étaient en cours des aména-gements portuaires, programmés dès 1895 et destinés à modifi er l’entrée du port ainsi que l’avant-port. La main-d’œuvre embauchée, en partie bretonne, était contrainte à un travail pénible. Les ouvriers travaillant en dessous du niveau de la mer étaient rémunérés à raison de 38 centimes de l’heure pour ceux qui étaient à l’air libre et 48 pour les autres, travaillant dans des caissons28. Les revendications salariales de ces terrassiers ont été à l’origine de l’ensemble des contestations havraises de l’été 1900. Ils réclamaient respectivement 50 et 60 centimes de salaire horaire en substitution des tarifs précédemment évoqués. Ils furent rejoints par les ouvriers charpentiers du 25 mai au 24 juin29, puis par leurs femmes le 21 juin. Le 5 juillet fut une journée d’aff rontements entre terrassiers et forces de l’ordre, faisant prendre conscience de l’implication de ces ouvriers à bon nombre de Havrais, jusque-là restés peu curieux des événements. Le 20 juillet, un accord fut trouvé, revoyant à la hausse les salaires, à raison de 5 centimes supplémentaires par heure. Mais le 20 juillet fut également le jour du début de la grève des 64 éboueurs de la ville, six jours avant que le mouve-ment ne gagne plus directement le monde de la navigation.

Cela s’est passé de la manière suivante. Le 26 juillet 1900, les charbonniers occupés à charger les navires de la Compagnie Générale Transatlantique ces-sèrent le travail, réclamant une harmonisation de leur temps de travail entre le matin et l’après-midi, et aussi une pause par demi-journée. La journée du 31 juillet fi t basculer les événements puisque Boyer, agent de la Transat, vou-

28 J. Legoy, Le peuple du Havre et son histoire…, op. cit., p. 332.29 Le 24 juin, les charpentiers ont mis un terme à leur mouvement, en partie satisfaits par l’aug-

mentation de salaires qui leur avait été accordée.

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lut imposer le remplacement de ces charbonniers en grève par les soutiers du paquebot à vapeur Bretagne. Ces derniers, refusant pour la plupart, furent déférés devant le tribunal maritime spécial pour insubordination, et écopèrent de quinze jours de prison, le maximum prévu par la loi. Le 1er août, la Transat donna l’ordre aux soutiers du paquebot Lorraine d’embarquer sur le paquebot Bretagne. À nouveau, la compagnie trahit une certaine incapacité à faire face aux mouvements contestataires : la solidarité entre soutiers a empêché tout rem-placement à bord du Bretagne. La Transat tenta d’apaiser les esprits en faisant commuer les quinze jours de prison en 16 francs d’amende, ce qui n’eff açait en aucun cas la culpabilité des soutiers. Jusque-là, les inscrits maritimes avaient été spectateurs du mouvement entretenu par les travailleurs portuaires, mais ils avaient très largement approuvé les revendications des grévistes. Les décisions de la Transat les ont conduits à être plus actifs.

Le 2 août, un syndicat des marins fut recréé au Havre afi n de coordonner les actions à mener30. Le même jour, tous les soutiers et chauff eurs de la Transat du Havre votèrent la grève afi n de dénoncer de manière globale les conditions de travail, que les autorités de la Transat pensaient jusque-là comme admises et acceptées. Le 4 août, la branche « service » de la Transat était touchée à son tour, par le refus de travailler des garçons de salle et de cabine qui revendi-quaient un droit à de meilleures conditions de travail et de restauration, tout en se sentant menacés d’une réorientation de leurs aff ectations vers les soutes défi citaires en personnel. Après une journée du 5 août marquée par des heurts entre grévistes et forces de l’ordre, c’est le 6 que la grève générale de tous les matelots de la Transat fut votée, ainsi que le débarquement par la force des personnels navigants opposés au mouvement. L’ampleur des revendications a marqué le début de la grève générale. En eff et, à des revendications concernant les conditions de travail et les salaires, s’ajoutaient celles liées à la structure même de l’Inscription Maritime et du cadre législatif des métiers de la mer. Si la première catégorie révélait une grande variété, les revendications étaient largement partagées par l’ensemble des marins. Le député du Havre Jules Sie-gfried écrivait déjà, dans un article du journal Le Havre, le 14 février 189331 :

« (…) Notre démocratie, toujours avide de bien-être pour les classes labo-rieuses, s’est montrée bienfaisante envers l’ouvrier ; mais moins en contact avec l’artisan de la mer, elle paraissait oublier celui-ci. La condition sociale du marin est encore aujourd’hui ce qu’elle était avant l’introduction de la vapeur dans la marine ; le progrès n’a pas eu d’amélioration pour elle. Je l’ai fait ressortir de mon mieux, j’ai plaidé la cause au Parlement et ailleurs »32.

30 Le droit syndical pour les marins ayant été admis en 1896.31 Archives municipales du Havre, Fonds Contemporain, Série Q2, Carton 3, Liasse 8.32 C. Lebigre, Aspects de la vie des Bretons au Havre (1870-1914), mémoire de maîtrise d’histoire,

Université de Bretagne Occidentale, Brest, 2000, p. 201.

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En février 1906, sous l’impulsion du ministre de la Marine Camille Pelle-tan33, un projet de loi « relatif à la réglementation du travail à bord des navires de commerce » fut adopté par la Chambre. Cette loi, fi nalement promulguée en avril 1907, est venue contenter beaucoup d’inscrits désireux de changements profonds et ayant fait grève à plusieurs reprises dans ce sens. Les armateurs se voyaient en eff et contraints de recruter les équipages à des conditions fi xées de manière précise par le cadre législatif ; ainsi le roulement des équipes passait obligatoirement de deux à trois « quarts » pour les personnels de la machine, obligeant les compagnies à recruter plus de personnel. Du fait de cette mesure, le temps de travail quotidien des hommes des machines se trouvait réduit à neuf heures (dont huit « devant les feux », et une de nettoyage). Par ailleurs, les marins se voyaient octroyer un jour de congé hebdomadaire, au même titre que l’ensemble des travailleurs de France.

Ces avancées sociales notables n’ont cependant pas sonné le glas des mouve-ments sociaux des marins de la Belle Époque. Et c’est au Havre que les esprits restèrent les plus mobilisés. L’été 1912 a vu leur retour dans la grogne sociale. En eff et, cet été fut marqué par de nouvelles contestations, qui débutèrent le 9 juin avec la grève simultanée de 300 chauff eurs et soutiers du paquebot France. Ces hommes des machines furent suivis dans leur mouvement par de nombreux marins du Havre, de Bordeaux et de Marseille. Mais les nouvelles demandes d’augmentation de salaires ne furent pas satisfaites, en raison de la fermeté du ministre de la Marine de l’époque, Th éophile Delcassé, peu convaincu par cette surenchère régulière. La grève de l’été 1912 n’a pas eu les résultats escomptés, malgré une forte mobilisation. La répétition des grèves fut l’une des faiblesses des mouvements d’inscrits maritimes, qui auraient dû rester exceptionnels afi n de garder leur crédibilité, comme en témoigne ce propos :

« Le syndicat concourt au bien commun par la pression qu’il exerce sur la poli-tique (…), par la valeur professionnelle des solutions qu’il suggère. […] Mais le bien commun sera impossible si le syndicalisme du personnel (…) est revendicatif par principe et tellement exigeant qu’il ne sort jamais satisfait. Un syndicalisme de lutte des classes est plus néfaste qu’ailleurs dans ce domaine »34.

La multiplication des grèves, à la Belle Époque, a paralysé à de nombreuses reprises les activités des principaux ports français et certains observateurs n’ont pas hésité à évoquer le danger que représentaient les grèves sur l’activité du port, puisqu’elles pouvaient facilement contraindre le trafi c à se détourner vers les structures portuaires concurrentes, à l’étranger35.

33 Ministre de juin 1902 à janvier 1905.34 R. Moreux et L.-J. Lebret, Les professions maritimes à la recherche du bien commun, Orléans,

Dunod, 1939, p. 134.35 Pour une histoire complète de la naissance du syndicalisme maritime français, on se reportera

à l’excellent travail de R. Viaud, Le syndicalisme maritime français. Les organisations, les hommes, les luttes (1890-1950), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

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À la faveur de ces mouvements récurrents, les syndicats ont dressé des pas-serelles entre les milieux ouvriers et les marins. Mais les marins se sont réunis, en amont, en organisations indépendantes, signe de l’activisme grandissant des acteurs de la mer et du port, à l’époque où la mécanisation l’emportait. En 1879, quatre « chambres syndicales »36 virent le jour au Havre autour des activités du port et, quelques années avant la loi de 1884 autorisant les syndicats proprement dits, le port était déjà imprégné de solidarités professionnelles, pas forcément marquées politiquement mais désireuses de représenter un poids dans un éventuel dialogue social. Cela dit, la proximité des professions de la machine à vapeur en mer et à terre a nourri l’adoption de mécontentements communs, liés bien souvent à des conditions de travail similairement pénibles en mer ou à terre. Ces mécontentements ont largement été exploités par les syndicats, qui ont très vite perçu le poids que pouvaient constituer les person-nels des machines à bord des navires, comme à terre (et même plus). En eff et, les « bouchons gras » fréquentaient les ouvriers de la ville, et ce sont donc des milliers d’ouvriers qui se passaient le mot dans les périodes de tension sociale. Malgré la diversité des revendications, l’unité restait souvent de mise, surtout lorsqu’il s’agissait d’attaques envers les armateurs dépourvus d’organisme de concertation avant 1903, date à laquelle fut créé le Comité Central des Arma-teurs de France.

Cela étant, l’ambition syndicale était clairement de tenter de rassembler dans une même structure l’ensemble des personnels maritimes. Cependant, certains corps de métiers ont fondé des organisations spécifi ques, séparées des grandes organisations, tout en les rejoignant éventuellement dans les moments de lutte. Ainsi trouvons-nous une Chambre syndicale des mécaniciens navi-gateurs du Havre, qui a fait paraître ses statuts et règlements en 1881, dont on lira ci-dessous deux articles concernant les objectifs (les autres articles étant relatifs au fonctionnement du syndicat à proprement parler)37. Le premier arti-cle cité affi che clairement l’ambition de structurer un groupe solidaire parmi les mécaniciens, afi n que l’entraide soit une règle établie ; le second matérialise cette idée en imposant aux adhérents une cotisation servant aux frais généraux du syndicat, ainsi qu’à une éventuelle aide fi nancière destinée aux adhérents temporairement nécessiteux. Le syndicalisme « de métier » se veut ici pragma-tique (il est vrai qu’il s’agissait, en fait, d’une association créée par des sortes d’offi ciers, travaillant tout de même de leurs mains) :

36 Il s’agit de celle des ouvriers calfats, de celle des ouvriers du port, de celle des ouvriers voiliers et de celle des charpentiers de marine : J.-N. Chopard, Le fi l rouge du corporatisme. Solidarités et corporations ouvrières havraises au XIXe siècle, Paris, Mutualité Française, 1991, p. 129.

37 Chambre syndicale des mécaniciens navigateurs du Havre, Statuts et règlements, Le Havre, Imprimerie du Journal du Havre, 1881, 15 p. Arch. dép. Seine-Maritime, BHSM 653.

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« Article premier :

« La Chambre Syndicale, formée sous le nom de Chambre Syndicale des Mécaniciens Navigateurs du Havre, a pour but de fournir à ses membres les moyens d’établir entre eux un lien de confraternité, et de réunir leurs efforts pour sauvegarder leurs intérêts par tous les moyens que la loi leur accorde. (…)

« Article 17 :

« L’avoir de la Société sera affecté aux frais de loyer, d’éclairage, de chauf-fage, de correspondance, d’impression et enfi n aux secours pécuniaires de ses membres ».

Les mouvements sociaux des marins havrais de la Belle Époque offrent à l’historien l’occasion de mettre en exergue deux aspects importants. Pre-mièrement, il s’est agi là d’une première dans l’histoire des inscrits maritimes français, qui étaient soumis à un statut militaire : toute contestation, organisée qui plus est, leur était (en principe) proscrite. Pourtant, ces luttes sociales ont conduit le pouvoir à réagir assez mollement, et à faire pression sur les arma-teurs pour qu’ils lâchent du lest : il fallait satisfaire le plus gros des revendica-tions, tant les personnels de la navigation étaient indispensables, aussi bien à la marine marchande (essentielle pour les communications du pays, spécialement dans le domaine colonial) qu’à la marine de guerre. À l’échelle du Havre et pour rejoindre directement notre propos, les personnels des machines ont été des acteurs majeurs de ces épisodes contestataires : la mécanisation leur avait donné une arme stratégique que n’avaient pas eu les matelots de la voile. Et, artisans d’une nouvelle conscience ouvrière, ils ont entraîné l’ensemble des inscrits, contribuant, par leur lutte, à la communion de tous les marins sur des positions anti-parternalistes. Au Havre, les chauffeurs, soutiers et autres méca-niciens ont, par conséquent, fait entrer les mondes de la mer dans des logiques politiques beaucoup plus proches de celles des milieux ouvriers terriens. En ce sens ils ont conduit à mener les marins vers la modernité sociale, notamment par la syndicalisation.

CONCLUSION

Si la littérature maritime a le plus souvent off ert ses mots à la « grande marine », celle du claquement des voiles et du grincement des coques en bois, l’objet de notre étude est tout autre et a tenté de faire la lumière sur les hommes de l’ombre. À bien des égards, les individus embarqués à bord des vapeurs peu-vent être considérés comme ayant été des « marins », malgré certaines réticences des nostalgiques d’une navigation traditionnelle. La question posée était de mesurer, à terre, le degré de proximité ou d’éloignement des deux groupes de métiers qu’étaient le pont et la machine. Le contenu de cet article n’est qu’une

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étape dans une recherche en cours. Néanmoins, les indices que nous avons choisis permettent d’éclairer notre questionnement et de livrer déjà quelques résultats. Si, en eff et, au travail, en mer, la ségrégation spatiale était de mise, ne serait-ce que pour des raisons pratiques (notamment à bord des grands paque-bots, où l’on restait dans une logique de l’entre-soi), à terre, par comparaison avec la société environnante, un marin était avant tout un marin, qu’il ait été habitué à travailler à l’air libre ou, à fond de cale, dans une « rue de chauff e ». Tous les personnels de la navigation vivaient dans les mêmes quartiers et, au-delà d’une simple cohabitation, leurs pratiques et leurs comportements étaient largement similaires. Mais, en même temps, à l’heure de la mécanisation du transport maritime, le marin havrais, employé de manière plus régulière par des armateurs en charge de lignes de navigation à desserte cadencée, se fondait de plus en plus dans une identité « maritimo-ouvrière », élément clef de l’identité de la grande ville-port à l’heure de la vapeur. Les « bouchons gras », tout en revendiquant haut et fort leur appartenance au groupe des « gens de mer », ont engagé, spécialement par leur activisme syndical et gréviste, un processus de rapprochement voire de fusion entre les mondes de la mer et de ceux de la terre. Ainsi, souvent ignorés ou méconnus de la mémoire maritime collective38, les personnels de la machine des navires à vapeur ont été à la fois les agents du renouvellement de la structure socio-professionnelle du grand port normand et des constructeurs majeurs de son identité moderne.

Résumé

Les « bouchons gras » dans la ville. les personnels des machines de navire à vapeur au Havre au XIXe siècle. – Au Havre, tout au long du XIXe siècle, les activités maritimes ont connu d’amples mutations qui ont reconfi guré le paysage socio-professionnel de la vil-le-port et l’identité d’une agglomération devenue un lieu nodal d’échelle mondiale. La modernisation de la navigation est passée par l’introduction de nouvelles professions liées au fonctionnement des machines à vapeur alimentées au charbon (mécaniciens, graisseurs, chauffeurs, soutiers). Alors que la ségrégation spatiale et professionnelle entre personnel du pont et personnel de la machine était la règle à bord des navires, il est intéressant de mesurer l’impact de cette reconfi guration des mondes de la mer à terre, dans l’espace et la société urbaine havrais de 1830 à 1914. Les hommes des

38 Il faut tout de même citer le long métrage Titanic, réalisé par James Cameron et dans lequel les plans off rant une vue des rues de chauff e sont assez nombreux, bénéfi ciant, grâce aux « eff ets spéciaux » actuels, d’une restitution remarquable de l’univers des « bouchons gras », à bord d’un géant des mers de la Belle Époque.

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Les personnels des machines de navire à vapeur au Havre au XIXe siècle 179

machines, ayant obtenu le statut d’« inscrits maritimes » en 1857, ont gardé jusqu’à la fi n du XIXe siècle des particularités les distinguant de l’ensemble des marins habitant la ville : des pathologies spécifi ques, une origine géographique et sociale plus « ter-rienne », une sociabilité propre. Mais ces particularités ne les ont pas empêchés de se fondre dans le groupe des « gens de mer » dont ils ont revendiqué l’identité. Ils en ont partagé les comportements en matière de logement et les pratiques matrimoniales. Néanmoins, en raison de la nature de leurs métiers, ces « bouchons gras » et autres « pieds noirs » ont, particulièrement à la faveur des mouvements de grève dont ils ont été le fer de lance à la Belle Époque, contribué à jeter des ponts entre le monde des travailleurs la mer et celui des autres travailleurs manuels de la ville-port. Ils ont donc apporté leur pierre à la construction d’une identité maritimo-ouvrière havraise.

Mots clefs : Marins, vapeur, personnel « machine », XIXe siècle, Le Havre, ville-port, société urbaine, intégration.

Abstract

« Boiler makers » in the city. Steamship workers in Le Havre in the nineteenth cen-tury. – Throughout the nineteenth century, seafaring work changed dramatically in Le Havre which became an important crossroads in international trade. New trades were introduced by the transition to steam (mechanics, lubricators, boiler men, coal heavers). Whereas spatial and professional segregation were the rule on board, in town this was not necessarily the case. In the city between 1830 and 1914, registered boiler men (after 1857) maintained certain traits which distinguished them from other seamen: specifi c pathologies, a more rural socio-geographic origin and distinctive social interaction. Nevertheless, these traits did not prevent them from integrating the category of seamen through lodgings and marriage patterns. Yet, because of their mechanical trades and their participation in strikes at the end of the century, they formed a link between seamen and other workers in the port contributing to forge a workers identity in the port city.

Key words : Seamen, steam, boiler makers, nineteenth century, Le Havre, urban society, social integration.

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