le rôle des artistes dans les post-dictatures ipsa...

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Approche comparée des politiques mémorielles, IPSA 23-28 juillet 2016, Poznań 1 Dr. Caterina Preda, Lectrice, Faculté de Sciences Politiques, Université de Bucarest [email protected] Le rôle des artistes dans les post-dictatures Une comparaison de l’Europe de l’Est et du Cône Sud de l’Amérique du Sud [DRAFT] L’articulation des politiques mémorielles a été organisée de manière différenciée dans les deux régions analysées dans cette présentation, le Cône sud de l’Amérique du sud (Argentine, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay) 1 et l’Europe de l’Est (Allemagne, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, République Tchèque, Slovaquie) 23 . Si en Amérique du sud, c’est surtout à travers des commissions de vérité qu’on a géré le passé traumatique, en Europe de l’Est l’accent a été mis sur la décommunisation par l’accès aux archives, les lois de lustration et a été moins ancré sur les aspects symboliques. Les effets de ces politiques comparativement sont intéressants car ils couvrent la même période historique dans deux contextes idéologiques opposés. Cependant, la présentation se concentre sur la comparaison entre le cas chilien et celui roumain en essayant de placer ces deux exemples dans les deux ensembles de régions. Il est utile de comparer ces deux ensembles de pays et leur approches car, dans les deux contextes, les artistes visuels, les metteurs en scène, ou les dramaturges réfléchissent sur le passé et font voir (Rancière) ce qu’était vu d’un seul point de vue, ou invisible. L’art de mémoire questionne les politiques mémorielles officielles réalisées soit par les gouvernements, des commissions nationales, ou des organisations non gouvernementales mais idéologisées. Il constitue aussi une source supplémentaire d’information sur le passé dictatorial, et une possible manière de se distancer de ce passé qui ne passe pas. Un exemple évocateur dans ce sens est le travail récent d’un artiste chilien, Francisco Papas Fritas (pseudonyme) qui, dans son œuvre Déclassification populaire (2015) montre comment les rapports émis par les commissions de vérité chiliennes se sont basés sur un pacte de silence qui rends les noms des tortionnaires secrets pendant 50 ans, donc limitant l‘action de justice. Son projet artistique fait appel aux citoyens à utiliser une des mentions légales qui permet aux victimes à lever le secret sur leur témoignage et donc sur les tortionnaires. Cette présentation se propose de montrer le rôle joué par les artistes dans la construction d’un rapport plus compréhensif au passé et de documenter les accents, les perspectives des artistes et les sujets choisis par eux. La vue d’ensemble que je propose n’est d’aucune manière exhaustive, mais se base, au contraire sur des grandes tendances qu’on peut observer. Si au sud des Amériques les régimes post-dictatoriaux se sont proposés d’organiser un processus de gestion du passé qui a laissé de coté ou a oublié certains, ce qui 1 Les dictatures en Argentine (1966-1973 et 1976-1983), au Brésil (1964-1985), Chili (1973-1989), Paraguay (1954-1989) et Uruguay (1973-1985). 2 Les dictatures communistes en Bulgarie (1944-1989), Roumanie (1948-1989), Hongrie (1944-1989), Allemagne de l’Est (1949-1990), Pologne (1945-1989) et Tchécoslovaquie (1948-1989).

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Approche comparée des politiques mémorielles, IPSA 23-28 juillet 2016, Poznań

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Dr. Caterina Preda, Lectrice, Faculté de Sciences Politiques, Université de Bucarest [email protected]

Le rôle des artistes dans les post-dictatures Une comparaison de l’Europe de l’Est et du Cône Sud de l’Amérique du Sud

[DRAFT]

L’articulation des politiques mémorielles a été organisée de manière différenciée dans les deux régions analysées dans cette présentation, le Cône sud de l’Amérique du sud (Argentine, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay) 1 et l’Europe de l’Est (Allemagne, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, République Tchèque, Slovaquie)23. Si en Amérique du sud, c’est surtout à travers des commissions de vérité qu’on a géré le passé traumatique, en Europe de l’Est l’accent a été mis sur la décommunisation par l’accès aux archives, les lois de lustration et a été moins ancré sur les aspects symboliques. Les effets de ces politiques comparativement sont intéressants car ils couvrent la même période historique dans deux contextes idéologiques opposés. Cependant, la présentation se concentre sur la comparaison entre le cas chilien et celui roumain en essayant de placer ces deux exemples dans les deux ensembles de régions. Il est utile de comparer ces deux ensembles de pays et leur approches car, dans les deux contextes, les artistes visuels, les metteurs en scène, ou les dramaturges réfléchissent sur le passé et font voir (Rancière) ce qu’était vu d’un seul point de vue, ou invisible. L’art de mémoire questionne les politiques mémorielles officielles réalisées soit par les gouvernements, des commissions nationales, ou des organisations non gouvernementales mais idéologisées. Il constitue aussi une source supplémentaire d’information sur le passé dictatorial, et une possible manière de se distancer de ce passé qui ne passe pas. Un exemple évocateur dans ce sens est le travail récent d’un artiste chilien, Francisco Papas Fritas (pseudonyme) qui, dans son œuvre Déclassification populaire (2015) montre comment les rapports émis par les commissions de vérité chiliennes se sont basés sur un pacte de silence qui rends les noms des tortionnaires secrets pendant 50 ans, donc limitant l‘action de justice. Son projet artistique fait appel aux citoyens à utiliser une des mentions légales qui permet aux victimes à lever le secret sur leur témoignage et donc sur les tortionnaires. Cette présentation se propose de montrer le rôle joué par les artistes dans la construction d’un rapport plus compréhensif au passé et de documenter les accents, les perspectives des artistes et les sujets choisis par eux. La vue d’ensemble que je propose n’est d’aucune manière exhaustive, mais se base, au contraire sur des grandes tendances qu’on peut observer. Si au sud des Amériques les régimes post-dictatoriaux se sont proposés d’organiser un processus de gestion du passé qui a laissé de coté ou a oublié certains, ce qui 1 Les dictatures en Argentine (1966-1973 et 1976-1983), au Brésil (1964-1985), Chili (1973-1989), Paraguay (1954-1989) et Uruguay (1973-1985). 2 Les dictatures communistes en Bulgarie (1944-1989), Roumanie (1948-1989), Hongrie (1944-1989), Allemagne de l’Est (1949-1990), Pologne (1945-1989) et Tchécoslovaquie (1948-1989).

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provoque la réaction des artistes qui participent par l’art de mémoire à la création d’une mémoire plus inclusive, à l’est de l’Europe il n’y a pas un processus de gestion du passé qui soit assumé complètement par plusieurs des pays (sauf pour l’Allemagne de l’Est) et cela se traduit artistiquement dans un accent mis sur les résidus du passé entendus comme symboles de la nostalgie qui se cristallise dans ces sociétés. En ce qui suit, on verra en premier lieu comment se sont articulées de façon comparative les politiques de gestion du passé dans le Cône sud et en Europe de l’Est. La présentation continue avec un rappel des repères théoriques de l’étude du rôle de l’art dans les post-dictatures à l’aide des études de Transitional Justice (TJ) et de mémoire culturelle. Enfin, dans une troisième partie, on se concentre sur trois rôles joués par l’art de mémoire, celui de rendre visibles les victimes et les coupables, de se constituer dans une source documentaire supplémentaire et d’essayer de transformer le trauma par la performance. Ces trois rôles font en même temps références à tout au moins deux types de mémoires du passé : une mémoire traumatique marquée par la souffrance, et une mémoire apaisée, de la vie normale. La gestion du passé et les politiques mémorielles

« Il n’y a pas un seul passé » (…) en conséquence, « s’assumer le passé » signifie des choses différentes pour des générations différentes et pour des segments différents de la société ».4

Après la fin des régimes communistes en Europe de l’Est en 1989, on est confronté de plus en plus à une mémoire qui divise, tandis que dans le Cône Sud la vérité concernant les dictatures militaires a était proclamée et la justice reste plutôt un désir. Confrontées avec une décommunisation partielle et parfois tardive, les sociétés est-européennes voient les thèmes de division par rapport aux mémoires du communisme qui incluent la confrontation des aspects positifs du communisme (mémoire apaisée) versus ses manques évidents. La gestion du passé en Europe centrale et orientale a inclut tant l’accès aux archives, la lustration, les procès de justice, et dans une moindre mesure qu’au sud, des politiques symboliques tels la construction de musées de mémoire, et les mémoriels. La lustration a été assumée différemment par les pays d’Europe centrale et orientale et à des moments distincts : en République Fédérale de la Tchéquie et de la Slovaquie en 1991, en Allemagne en 1990/2, en Bulgarie en 1992, en Hongrie 1994/2002, en Pologne en 1997/2006 et en Roumanie en 2012. Les procès de justice contre les coupables ont aussi été organisés différemment et à des moments distincts durant la transformation des régimes. Une justice inégale a néanmoins accompagnée la transformation à l’Est. L’accès aux archives secrètes des anciennes polices secrètes a été permis inégalement et à des moments différents : très tôt en Allemagne, avec la Loi Stasi de 1990, et puis la République Tchèque a vu un accès partiel dès les années 1990 (1996) renforcé dans les années 2000 ; en Pologne en 2000 (l’Institut de Remémoration nationale, IPN), (2005), en 2002 en Slovaquie (Institut de la Mémoire nationale), plus tardivement en Bulgarie (2007) et Roumanie (2006). Finalement, les

4 Nadya Nedelsky, “Cehia si Slovacia” in Lavinia Stan (ed.), Prezentul trecutului communist, Bucuresti: IICCMER, 2010, pp. 80-145, pp. 138, 139.

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gouvernements ont assumé leur culpabilité en différents moments : en République Tchèque (1993), Slovaquie (1996), Pologne (1998) et en Roumanie le président a assumé en face du Parlement la faute de l’Etat en décembre 2006. Enfin, on a crée des espaces officiels, publics (Budapest, Berlin), ou privés (Prague, Berlin, Bulgarie) pour construire la mémoire du communisme. On a également vu la construction de mémoriels pour les victimes des régimes communistes. Les musées en Europe centrale et orientale incluent : en Hongrie la Maison de la Terreur (l’ancien siège de l’AVH Allamvedelmi Hatosag en 1956) et le parc des statues Memento Park (1993), en Bulgarie le Musée d’Art Socialiste (2011)5, en République Tchèque, le Musée du communisme (2001), en Allemagne, le Musée de la Stasi (1990), le Musée de la DDR (2006), enfin, le Mémoriel des Victimes du Communisme et de la Résistance (1992) de Sighet en Roumanie. Dans le Cône Sud on a vu l’organisation de plusieurs commissions de vérité, avec un succès moins important pour le procès de justice, et l’absence de la réconciliation désirée par les gouvernements. Les commissions de vérité dans le Cône Sud incluent, en Argentine, la CONADEP (Commission Nationale sur la Disparition des personnes 1983) et son rapport Nunca más, au Chili les commissions Rettig (Commission nationale pour la Vérité et la réconciliation, 1990) et Valech (Commission nationale sur les prisonniers politiques et la réconciliation, 2003), en Uruguay il y a eu plusieurs commissions non-officielles comme la Commission pour l’Investigation sur la situation des personnes disparues et les faits responsable (1985) ou la Commission pour la Paix (2000), la Commission pour la vérité et la justice au Paraguay (2000). Leurs travaux ont constitué une étape importante pour documenter ce qui c’est passé pendant les régimes dictatoriaux et identifier les coupables, récompenser les victimes ou leurs proches. Dans ces pays on a aussi adopté des lois d’amnistie pour les crimes commis par les militaires (et parfois les guérilleros) pendant la transition, en 1986 en Argentine et en Uruguay, pendant le régime dictatorial au Chili en 1978, au Brésil en 1979, ce qui a contribué à bloquer ou attarder la justice de transition. Les politiques mémorielles ont inclut l’organisation de mémoriels et de musées de mémoire. Les musées de mémoire sont organisés en Amérique du sud par des ONG ou les gouvernements. En Argentine il y a plusieurs exemples, comme à Buenos Aires, le Parc pour la mémoire (1998), et l’ex-ESMA, El Espacio Memoria y Derechos Humanos (2004)6. A Santiago de Chile, il y a un des plus complets musées, le Musée de mémoire et des droits de l’homme (2010)7, en Uruguay le Musée de la

5 Auquel peuvent s’ajouter le monument du Parti Communiste à Buzludzha et des initiatives privées de musées tels le Musée du Socialisme du village Garvan. Un lieu de contre-mémoire est à Sofia le monument de l’Armée soviétique qui est souvent transformé par des artistes anonymes. 6 D’autres institutions importantes sont: Casa por la Memoria y la Cultura Popular (Mendoza - Argentina), Museo de la Memoria de Rosario (Santa Fe Province - Argentina), Centro Cultural por la Memoria (Trelew- Argentina), Comisión de homenaje a las víctimas de los CCD El Vesubio y Protobanco (Buenos Aires Province - Argentina), Dirección de Derechos Humanos de la Municipalidad de Morón (Buenos Aires Province - Argentina), Memoria Abierta (Buenos Aires City - Argentina), Archivo Provincial de la Memoria (Córdoba Province - Argentina). 7 D’autres institutions importantes sont: Estadio Nacional, Corporación Parque por la Paz Villa Grimaldi, Londres 38, Agrupación de Familiares de Detenidos Desaparecidos de Paine.

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mémoire de Montevideo (MUME) (2006-7)8, et au Paraguay El Museo de las Memorias: Dictadura y Derechos Humanos (2005) dans l’ancien siège de la Direction Nationale d’objets techniques du Ministère de l’Intérieur9. Au Brésil il y a des initiatives pour préserver la mémoire telles le Memorial da Resistência, ou le Núcleo da Preservação da Memória Política de São Paulo. Le rôle des artistes dans le processus de gestion du passé : art de la justice de transition et art de mémoire Pour aborder le rôle de l’art dans la période qui suit le changement de régime, il y a plusieurs approches, parmi lesquelles se distinguent les études de justice transitionnelle (Transitional Justice) qui discutent le rôle joué par l’art dans la transition et les études de mémoire culturelle qui analysent le rôle joué spécifiquement par l’art dans la construction de la mémoire, ou ce que j’appelle l’art de mémoire. Le rôle de l’art dans le processus de transition, tel qu’il est investigué par les études de justice transitionnelle (transitional justice, TJ) a des repères comme les études de Diana Taylor (2003), Rebecca J. Atencio and Nancy Gates-Madsen (2013) ou Sanja Bahun (2015). Rebecca J. Atencio & Nancy Gates-Madsen (2013) ont observé les qualités uniques de l’art dans le processus de transition et sa capacité de remplir les vides institutionnels du processus de transition parce que l’art peut témoigner et faciliter le dépassement des expériences traumatiques, car les artistes sont libres d’explorer tout aspect du passé, même s’il est très sensible.10 De plus, l’art peut, dans le contexte de la transition attirer l’attention sur l’échec de l’ancien régime et sur les mécanismes de la transition elle même.11 Ainsi, comme on peut le constater en Argentine ou au Brésil (que les auteurs ne mentionnent pas), là où les mécanismes formels sont partiels ou insatisfaisants, l’art de guérilla ou de performance peut servir comme un appel pour la justice et la condamnation des coupables.12 Sanja Bahun (2015) considère que l’art joue un rôle dans la reconnaissance des injustices du passé, leur mémorialisation et les réparations psychologiques, en témoignant des difficultés de la transition.13 Les œuvres d’art documentent les atrocités commises d’une manière qui est inaccessible aux gouvernements et aux ONG, les arts peuvent donc donner voix aux victimes pour raconter leur histoire. 14 De plus, la production artistique peut offrir des actes moraux et de réparation symboliques aux participants pour pouvoir se repositionner dans leurs

8 Le musée inclut plusieurs salles thématiques : La Instauración de la Dictadura.; La Resistencia Popular.; Las Cárceles.; El Exilio.; Los Desaparecidos.; La Recuperación Democrática y la Lucha por Verdad y Justicia.; Historias Inconclusas y Nuevos Desafíos. http://mume.montevideo.gub.uy/museo/centro-cultural-y-museo-de-la-memoria 9 Auquel s’ajoute Dirección de Verdad, Justicia y Reparación-Defensoría del Pueblo. 10 Rebecca J. Atencio and Nancy Gates-Madsen, “Art and Transitional Justice,” in Encyclopedia of Transitional Justice, eds. Lavinia Stan and Nadya Nedelsky (New York: Cambridge University Press, 2013), 1:117-123, 117. 11 Ibid. 120. 12 Ibid. 121. 13 Sanja Bahun, “Transitional Justice and the Arts: Reflections on the Field,” in Theorizing Transitional Justice, eds. Claudio Corradetti, Nir Eisikovits and Jack Volpe Rotondi (London: Routledge, 2015), 153-167, 156. 14 Ibidem

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communautés. 15 Pour Sanja Bahun, la controverse et l’invitation de poser des questions qui dérangent c’est le rôle de l’art de la justice de transition qui doit encourager et meme forcer la culture du dialogue.16 Enfin, Bahun distingue aussi entre plusieurs types d’art, des expressions artistiques qui fonctionnent à l’ouvert et celles qui le font dans un espace fermé. Pour Diane Taylor qui discute les pratiques des Madres et Abuelas de la Plaza de Mayo et HIJOS en Argentine, l’art et surtout la performance peuvent jouer un rôle fondamental dans le maintien du passé dans le présent. 17 A travers leurs performances, ils font voir ce que les dictatures voulaient rendre invisible – les disparus, les crimes et les coupables.18 Ceci est surtout vrai de la pratique des HIJOS et de leurs escraches qui sont des actes d’humiliation publique, une sorte de « guerrilla performance » pratiquée par les fils des disparus pour cibler les criminels associés à la Guerre Sale.19 En fait, pour Taylor, les performances des HIJOS plus que de visibiliser, ils refont le trauma collectif. Les actions des ces ONGs utilisent le trauma pour animer leur activisme politique et ils ont réussi de contribuer aux efforts pour les droits de l’homme par ce maintien du trauma dans le discours public car, “Performance protest helps survivors cope with individual and collective trauma by using it to animate political denunciation.”20 L’art joue un rôle non seulement au moment du changement de régime et pendant la période de transition lorsque la gestion du passé, par le nouveau pouvoir, est aménagée, mais aussi dans les décennies qui suivent. Pour étudier cet aspect, l’art de mémoire (Preda), comme une des multiples pratiques culturelles mémorielles (Erll, Huyssen, Gomez-Barris, Jelin, Ricoeur, Young, Nora, Halbwachs) est une lentille utile. Il n’y a pas une unique version du passé, mais plusieurs et cette mémoire n’est pas fixe ou définitive (Jelin). C’est pour cela que les arts jouent un rôle fondamental pour les sciences sociales et en particulier pour la science politique qui s’intéresse au changement de régimes non-démocratiques vers des régimes démocratiques. Les expressions artistiques permettent de mieux rendre compte de cette diversité des mémoires et des expériences, comme de montrer les limites des processus de transition. Des formes spécifiques de mémoire culturelle se cristallisent dans les sociétés qui ont un passé traumatique, soit sous la forme d’une dictature, ou d’une guerre civile, ou bien d’un génocide. Les us symboliques jouent un rôle important dans la construction de la mémoire et les arts visuels sont parmi les formes prises par ces pratiques (Gomez-Barris). Ils ont la capacité de questionner les discours institutionnels et de fournir des alternatives pour comprendre les effets des traumas collectifs. 21 Pour 15 Bahun,157. 16 Bahun, 161. 17 Nieto & Droguett, 9. 18 Diane Taylor, “El espectaculo de la memoria: trauma, performance y politica”, 7 quoted by Nieto & Droguett, 9. 19 Diane Taylor “’You are here HIJOS and The DNA of Performance” in The Archive and the Repertoire Performing Cultural Memory in the Americas (Duke University Press, 2003), 164. 20 Diane Taylor, 165. 21 Macarena Gomez-Barris, Where memory dwells, London, Berkley, Los Angeles: University of California Press, 2009, p. 78, 22, 130-131.

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Andreas Huyssen “the focus on human rights in a transnational realm has also opened up new avenues for a political and public role of the visual arts, of installations, monuments, memorials, and museums”.22 Huyssen a discuté le rôle de certaines interventions et surtout de la photographie comme une forme d’art de mémoire telle qu’elle est utilisée par Marcel Brodsky dans son travail sur la dictature en Argentine.23 L’art de mémoire évoque ces expressions artistiques qui, en regardant le passé, abordent des thèmes en relation avec le passé qui n’ont pas été résolus dans le contexte démocratique. L’art de mémoire questionne la démocratisation par la présence des sujets liés au passé et rends visibles des thèmes qui sont autrement marginaux ou marginalisés par les médias dominants. En accord avec le concept de dissensus de Jacques Rancière, cet art fais voir des sujets lorsque là absents, ou les fait visibles d’une nouvelle perspective.24 Le rôle de l’art et donc des artistes et celui de rendre visible ses victimes et les artisans de la terreur, de fournir une sorte de justice poétique. L’art constitue aussi une source documentaire supplémentaire sur le passé et inclut la nostalgie pour ce passé et ses aspects positifs. De plus, l’art peut transformer le trauma par la performance (Taylor) comme le montre le cas de l’Association HIJOS en Argentine. L’art de mémoire est pluriel et est vu dans les arts visuels, le cinéma, le théâtre, ou la littérature et s’articule dans des découpages temporels différents, immédiatement après la transition à la démocratie ou plusieurs décennies après ; en fonction de cette distinction les accents mis par les artistes sont différents. Et ainsi sont les thèmes abordés par les artistes des deux régions. Dans le Cône Sud il y a une mémoire de la souffrance et de la récupération de la dignité des victimes (les disparus surtout), il y aussi une mémoire apaisée qui rappelle la « vie normale » durant les dictatures. Il y aussi des spécificités nationales : comme la mémoire démocratique du gouvernement de l’Unité Populaire et de Salvador Allende au Chili25. Ensuite il y a aussi une mémoire transnationale notamment celle qui discute la coopération comme partie de l’Opération Condor ou l’interventionnisme nord-américain. Justice poétique : rendre visible les victimes et les coupables L’art peut être donc conceptualisé comme une forme de justice, de justice poétique, ou peut bien être une source documentaire supplémentaire. Dans le film documentaire Fernando ha vuelto (Silvio Caiozzi, 1997) qui présente le cas d’un des disparus de la dictature chilienne, Fernando Olivares Mori et le procès par lequel la famille pense avoir identifié ses restes et peut enfin faire son deuil, un des docteurs de l’équipe médico-légale nous dit que même si l’identification ne servira pas pour la justice : « ceci restera, au moins pour l’histoire, si pas pour la justice ». Le film agit donc

22 Andreas Huyssen in Nexo by Marcelo Brodsky, Buenos Aires: Asunto impreso, 1997, p. 9. Cité par Arruti (2007), 111. 23 Andreas Huyssen in Nerea Arruti, “Tracing the past: Marcelo Brodsky’s Photography as Memory Art”, Paragraph, Vol 30, No 1, 2007, pp. 101-120. 24 Jacques Rancière, Le spectateur emancipé (La Fabrique, Paris, 2008). 25 Voir par exemple l’œuvre de Carlos Altamirano, No tiene nombre (2007) qui reproduit une des lentilles du président mais avec des dimensions énormes et en la positionnant en face du palais présidentiel de La Moneda où celui ci est mort le jour du coup d’État chilien, le 11 septembre 1973.

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comme une forme de justice, parce qu’il insiste sur la justice qui manque, et en même temps, fournit des détails sur le sort des disparus, ce qui nous montre les limites de la réconciliation nationale désirée par les autorités.

Rush et Simić ont discuté cela comme “justice affective” ou “justice mélancolique” qui est pour toujours poussée dans un futur indéfini.26 Pour Cynthia Milton, l’art peut témoigner, mais cela crée des problèmes “Can we ‘trust’ art and images to recount the past? Yes and no. (…) Art does not necessarily result in a singular narrative or even a coherent one. Rather, art may inscribe and promote multiple memories and meanings and implicitly counters the homogenizing tendencies of institutional memories.” 27 Vikki Bell et Mario Di Paolantonio (2009) “suggested that justice work extends beyond the political, ultimately claiming that the aesthetic cannot be separated from the juridical…because it is impossible to attain justice in the Argentine legal sphere, the aesthetic realm can produce a sensibility that somehow seeks to experience this impossible justice.” 28 Tandis que Bahun parle d’une forme de réparation transformative ou d’une justice réparatrice.29 L’art peut participer à créer une contre-histoire, car il expose les sentiments présents dans la société et qui ne sont pas exprimés par les rapports officiels. Un exemple intéressant dans ce sens est le film documentaire La famille (Stefan Weinert, 2013) qui raconte les histoires des familles de ceux tués à la frontière entre l’Allemagne de l’Ouest et de l’Est. On découvre donc comment une mère recherche toujours le corps de son fils, on voit une épouse qui ne comprends pas comment son mari s’est noyé à la frontière, et puis un fils qui découvre dans les dossiers de la Stasi les images du corps de son père qui était fusillé. On y découvre l’envers de l’histoire officielle, les crimes commis par l’Etat est-allemand, l’impunité, la souffrance des proches et on est donc confronté à une contre-histoire à celle officielle qui voit l’Allemagne comme un des meuliers exemples de transformation démocratique après 1990. Il y a deux types de mémoire culturelle qu’on peut identifier dans les deux régions. Il y a d’une part la mémoire traumatisée, de la souffrance et des victimes qui a ses spécificités dans les deux régions. Il y a ensuite la mémoire apaisée, de la vie normale pendant les dictatures qui se traduit maintenant dans l’accent mis sur les expériences positives, ce qui se traduit dans la nostalgie en Europe post-communiste. En ce qui suit on essaiera de voir les deux types de mémoire ensemble avec les trois rôles que l’art joue dans les post-dictatures : rendre visible et agir comme une sorte de justice poétique, documenter le passé et transformer ce passé par la performance (Taylor). Il y a plusieurs thèmes ou perspectives pour parler des victimes de la dictature dans le Cône sud : la clandestinité, les bébés enlevés par la dictature argentine, l’exil, le retour des familles. Le plus souvent les artistes choisissent le thème des disparus qui est aussi présenté de plusieurs façons.

26 Peter D. Rush, Olivera Simić (eds.), The Arts of Transitional Justice (New York: Springer, 2014), vi, vii. 27 Cynthia Milton (ed.), Art from a fractured past: Memory and truth-telling in post-Shining Path Peru (Durham: Duke University Press, 2014), 17, 18. 28 Vikki Bell, and Mario Di Paolantonio, “The Haunted Nomos: Activist-Artists and the (Im)possible Politics of Memory in Transitional Argentina, Cultural Politics, 5 (2): 149-178. Quoted by Atencio & Gates-Madsen (2013), 118. 29 Bahun, 161.

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Les disparus : faire voir la permanence de l’absence En Argentine une des plus importantes œuvres d’art participatif est El Siluetazo (1983) par Rodolfo Aguerreberry, Julio Flores, Guillermo Kexel qui, juste avant la fin de la dernière dictature argentine (1976-1983) a vu les artistes, se joindre aux organisations non-gouvernementales telle, las Madres de la Plaza de Mayo pour faire remarquer l’absence des 30.000 disparus de la dictature. Des anonymes ont prêté leurs silhouettes aux artistes et activistes qui ont tracé leurs contours et ont ensuite collé ces différentes silhouettes sur les murs de Buenos Aires.

El Siluetazo (1983)

L’œuvre de Marcelo Brodsky réalisée 21 ans plus tard, Buena memoria (2004) documente le cas de son frère, Fernando un des disparus de la dictature argentine. A partir du cas de Fernando, Brodsky élargit son investigation au cas de leurs collègues d’école en utilisant une photographie de classe de 1967. La photo a été élargie par Brodsky et utilisée pour marquer le destin de chacun(e), certains se sont mariés, certains sont partis en exil, tandis que d’autres sont des disparus. La série de photographies de Gustavo Germano, Ausencias (20006/12) en Argentine et au Brésil part aussi d’un exemple personnel, celui de l’artiste qui utilise un photographie avec ses frères et puis recrée la même photographie sans son frère disparu pendant la dictature argentine. Il continue ensuite cette série d’absences avec 25 autres familles en présentant, l’une à coté de l’autre la photographie originelle et celle récente, recrée avec la personne qui manque. Ces trois exemples d’art de mémoire documentent l’absence, le vide laissé par la disparition, en fait l’assassinat par le régime dictatorial des proches des artistes et plus largement de milliers d’Argentins. Les exemples argentins incluent de plus les œuvres de Leon Ferrari, Nosotros no sabiamos, Nunca más et des films de fiction comme La Historia oficial (1985), Infancia Clandestina (Benjamin Avila, 2011) ou des nombreux documentaires.

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Au Chili le travail de Carlos Altamirano, Retratos (2007) est un exemple similaire à ceux déjà cités pour le cas argentin. L’œuvre est formée d’une série de photographies de la période de la dictature chilienne (1973-1989), sur lesquelles il superpose les portraits en blanc et noir que les proches des disparus portent d’habitude pour réclamer la vérité sur leur destin. On voit donc les Portraits (retratos) de ceux qui restent disparus, même si la vie, comme nous le montre les photographies de la vie pendant la dictature, continue. Il s’agit ici non de montrer l’absence, mais au contraire de faire voire les visages de ces personnes toujours disparues et de les individualiser. Un autre exemple chilien est celui de Claudio Perez, qui dans son travail Despedidas. El amor antes el olvido (2008) nous montre les proches des disparus qui tiennent dans leurs mains des photographies des disparus, mais des photographies plus intimes, de famille, de jeunesse, différentes des photographies d’identité en blanc et noir utilisées pour les protestes ou pour les identifier. On est donc confrontés tant aux visages de ceux qui les ont perdu et les attendent toujours qu’aux portraits intimes des disparus, cette personnalisation de l’expérience de la disparition réussit à nous faire voir les personnes au delà des statistiques et des séries des noms que les rapports des commissions de vérité déploient. D’une autre perspective, au Chili, l’œuvre de l’artiste Gonzalo Diaz, Lonquén 10 años (1989) (avec une autre version Lonquén en 2003) aborde un des massacres réalisés par les militaires en 1973 et la découverte en 1978 des restes calcinés des 15 paysans disparus.

Claudio Perez, Despedidas. El amor antes el olvido (2008)

Enfin, il y plusieurs films documentaires importants qui abordent la question des disparus au Chili à part celui déjà mentionné par Silvio Caiozzi, Fernando ha vuelto (1997), les films de Patricio Guzmán, Nostalgia de la Luz (2010), El boton de nácar (2015). Dans les autres pays du Cône sud il y a aussi des films documentaires qui abordent la question des disparus comme au Paraguay, Desaparecidos (2014) de Paz Encina, et au Brésil, on peut évoquer aussi les films de fiction ou docu-fiction L’année mes parents s’en furent pour des vacations (Cao Hamburger, 2006), Avanti Popolo (Michael Wahrmann, 2012), Memoria para uso diario (Beth Formaggini, 2010).

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Les victimes ne sont pas trop souvent le thème des travaux de artistes à l’Est de l’Europe si on se réfère à l’art de mémoire. Une exception est l’œuvre de l’artiste roumain Stefan Constantinescu Archive de la douleur (2000). Réalisée avec Cristi Puiu et le designer Arina Stoenescu elle inclut une installation vidéo, un livre avec des documents et des photographies et une page web. Le film inclut des images d’archive, du matériel de propagande et 12 monologues (3 interviews, 4 projections de 540 minutes). Ce projet examine la Roumanie pendant la période 1945-1965 avec un accent sur l’expérience traumatique des anciens prisonniers politiques. La mémoire transnationale de la souffrance partagée Dans le cas des pays de l’Amérique du sud on voit apparaître par l’intermède de la mémoire de l’Opération Condor une mémoire transnationale, régionale des dictatures. L’Opération Condor désigne une alliance occulte entre les services de police secrète en Argentine, au Chili, au Paraguay, au Brésil et en Uruguay, auxquels s’ajoutent plus tard celles en Equateur, Bolivie et Pérou dans les années 1970 et 1980 formalisée à la fin de 1975 à Santiago. Par cette coopération secrète les dictatures ont réussi à éliminer leurs ennemis sur le territoire de leurs voisins en constituant une zone de répression transnationale et en mettant en commun leurs ressources. Cette mémoire transnationale de Condor est possible grâce à plusieurs types de supports artistiques comme la série de photographies réalisées par Joao Pina, Condor (2005-2012) ou le film documentaire par le chilien Pedro Chaskel, De vida y de muerte, testimonios de Operación Condor (2000-2015). Documenter le passé : le rôle des archives Les archives sont une source importante pour le travail de plusieurs artistes contemporains, et en même temps certaines œuvres d’art se transforment elles-mêmes, en incluant par exemple des témoignages, dans des sources documentaires supplémentaires pour comprendre le passé. L’artiste chilienne Voluspa Jarpa a inclut dans son travail les documents de l’ancienne archive de la CIA sur le cas chilien. Dans son œuvre Biblioteca de la No historia (2010) elle produit des livres qui incluent ces documents qui ne sont pas pris en compte officiellement, mais qui offrent des détails importants sur l’histoire chilienne et qui montrent l’implication de la CIA dans le coup d’Etat du 11 septembre 1973. L’artiste chilien Francisco Papas Fritas (pseudonyme) a récemment réalisé un travail similaire à partir des documents officiels mais qui appartiennent cette fois ci à la période de la transition. Dans son oeuvre Desclasificacion popular (2015), il incite les citoyens à participer à la révélation des coupables. Les rapports des commissions de vérité chiliennes ont institué un pacte de silence de 50 ans qui peut être défait en prenant en compte une mention légale qui donne le droit aux victimes de lever le secret sur leur témoignage et donc de révéler aussi les noms de leurs agresseurs.

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Francisco Papas Fritas, Desclasificación popular (2015)

La cinéaste paraguayenne Paz Encina a réalisé des courts métrages sur les disparus du Paraguay comme Notas de memoria (2012), ou Viento Sur (2014) et un film documentaire de long métrage, Ejercicios de memoria (2015). Ce dernier discute le cas d’Agustin Goriburu, oppositeur du dictateur Alfredo Stroessner (1954-1989) et qui est disparu depuis 1977 quand il était détenu illégalement dans le cadre de l’Opération Condor. Tous ces projets utilisent les archives de la dictature pour parler de sa mémoire et pour montrer les problèmes qui celle-ci provoque encore. Une autre façon d’utiliser les archives, ou les sources directes pour questionner le passé dans l’art de mémoire est celle du théâtre documentaire. De exemples importants sont au sud, les œuvres Villa + Discurso (2011)du chilien Guillermo Calderón, , et les pièces de théâtre de Lola Arias, My life after (2009) sur l’Argentine ou El año en que naci (2012) sur le cas chilien, dans laquelle 11 chiliens racontent leurs histoires. En Roumanie Gianina Cărbunariu, dans deux œuvres Xmm from Ykm (2011) et Typographique Majuscule (2013) utilise les archives de l’ancienne police secrète, la Securitate pour évoquer la surveillance et le courage de certains. En même temps elle questionne la vérité des documents officiels produits par la Securitate. La deuxième pièce, Typographique Majuscule a été partie d’un festival européen qui s’est appelé Parallel lives – 20th century through the Eyes of Secret Police (2013) et qui s’est proposé de créer dans 6 pays de l’Europe de l’est des pièces de théâtre documentaire qui discute des problèmes du passé récent.30 La pièce de Cărbunariu, Typographique Majuscule nous presente le cas de Mugur Călinescu, un adolescent poursuivi par la Securitate pour avoir écrit des messages antisystème sur les murs de Botoşani, une ville au nord de la Roumanie. En utilisant les dossiers de la Securitate, Cărbunariu recrée sur scène la surveillance par la Securitate et ses effets sur les personnages réels de sa pièce. Un autre exemple récent roumain est la pièce de théâtre créée à parti de la transcription du procès du couple Ceausescu de décembre 1989, Les dernières heures

30 A part la pièce de Cărbunariu, il y a avait, Mon dossier et moi (Théâtre d’Etat de Dresde), Suis moi (Nouveau Théâtre de Cracovie), Toufar – Les jeux de la torture (Théâtre National de l’Opéra de Prague), Reflex/Meltdown (Sputnik Shipping Company, Budapest), The inside of the inside (SkRAT Theatre, Bratislava).

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de la vie de Ceausescu (Milo Rau, Simone Eisenring, 2009) qui fait aussi partie d’un projet plus ample, International Institute of Political Murder qui se propose de créer une nouvelle forme d’art politique, souvent par la recréation sur la scène d’évènements marquants tel le procès des Ceausescu, le génocide rwandais, etc.31 Transformer le trauma par la performance (Taylor) Moins présents que les victimes dans les discours de l’art de mémoire, les tortionnaires et les coupables de crimes, les agents de la police secrète et la surveillance qu’ils déploient sont aussi le sujet privilégié pour certains artistes. On a déjà mentionné les pratiques des groupes comme HIJOS en Argentine, auxquels s’ajoutent les Escraches par le Collectif Situations, et Levante Popular da Juventude et Aparecidos politicos au Brésil. Ces pratiques qui voient la performance, le graffiti, la musique s’allier au moment de révélation d’un tortionnaire en liberté constituent la pratique de l’escrache. Au Chili l’artiste contemporain Ivan Navarro a plusieurs œuvres qui investiguent le sort des tortionnaires comme Donde están? (2008) ou Criminal ladder (2005). Dans Donde están ? (Où-sont-ils?) Navarro utilise la question d’habitude présente pour demander la vérité sur les disparus mais cette fois ci pour les tortionnaires. Son travail a consisté à placer dans une sorte de puzzle les noms des tortionnaires chiliens dans une salle sombre ; les visiteurs recevaient des lanternes avec lesquelles ils pouvaient essayer de découvrir les noms des coupables. Un autre exemple est celui déjà cité de Francisco Papas Fritas, Déclassification populaire (2015). De façon similaire on peut évoquer les portraits des tortionnires tels qu’ils apparaissent dans les films de fiction Carne de perro (Fernando Guzzoni, 2012) ou Tony Manero (Pablo Larrain, 2008). Les portraits des agents secrets des polices de l’Europe de l’est sont à comparer à ceux du sud. Les exemples européens incluent le film documentaire qui utilise le matériel produit par la police hongroise pour entrainer leurs agents, The life of an agent Secret Police training films from the communist era (Gabor Zsigmond Papp, 2004), ou La petite rose (Jan Kidawa-Blonski, 2010), un film polonais qui nous montre comment une agente secrete envoyée pour épier un écrivain dissident tombe amoureuse de celui ci et qu’est que cela veut dire pour la police secrète. Un exemple similaire est le film La vie des autres (Florian Henckel, 2006) qui fait le portrait d’un agent de la Stasi qui doit surveiller un écrivain célèbre et sa compagne et est proie à des conflits moraux. En Roumanie les films de Lucian Pintilie Balanța/Le Chêne (1992) et l’Après-midi d’un tortionnaire (2001) abordent le sujet des tortionnaires et des agents de la Securitate ; de plus, le court métrage Half shaved (2013) de Bogdan Mureșanu évoque les effets de l’absence de la justice de transition lorsque un barbier se croit face à son tortionnaire et veut se faire justice par lui-même. Le sujet de la collaboration avec la police secrète est abordé par l’artiste bulgare, Nedko Solakov qui dans Top Secret (1989-1990) expose son archive sur sa propre collaboration avec les agents de l’Etat. A part cette mémoire traumatisée, de la souffrance et de la collaboration, on peut constater dans la multitude de discours mémoriels, une mémoire apaisée qui rappelle la vie normale, celle qui n’était pas touchée par la violence, la répression, la mort ou

31  Voir  le  site  web  du  IIPM  http://international-­‐institute.de/  

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la disparition. Cette mémoire est constituée par ces instants de paix, ou même de bonheur et d’ennui. Tel un exemple est offert au Chili par les photographies de Leonora Vicuna qui documentent les instants d’une vie paisible pendant la dictature, dans les bars de Santiago, au théâtre ou celles de familles aisées. La nostalgie à l’Est de l’Europe comme effet de l’oubli institutionnalisé A l’Est de l’Europe se cristallise graduellement au long de la démocratisation qui enregistre ses perdants (« les perdants de la transition »), une nostalgie pour le passé communiste, pour la jeunesse passée pendant cette période, pour ses objets, pour la camaraderie, etc. En Bulgarie la nostalgie est questionnée par le même artiste visuel Nedko Solakov qui dans son œuvre I miss socialism, maybe (2010) évoque ce sentiment de nostalgie mais de façon ironique. En Roumanie ce phénomène est tardif est peut être résumé sous le syntagme de « la partie agréable du communisme » le nom donné par un blog (et page Facebook) à la collection de souvenirs communistes constituée surtout des cartes postales de propagande réalisées par le régime. Cette formule reprend donc cette nostalgie pour la vie normale pendant le régime de Ceausescu qui se décline dans la revalorisation des objets de tous les jours comme les bouteilles pour le lait ou les jouets de l’époque. Plusieurs artistes contemporains et cinéastes ont retravaillé cette nostalgie dans leurs œuvres. Un exemple intéressant est celui qui voit la Dacia, la voiture typique du communisme roumain reprise comme symbole de la vie pendant le communisme dans le travail de deux artistes, Stefan Constantinescu avec My beautiful Dacia (2009), et Vlad Nancã avec Dacia 30 years of social history (2003), Boulevard Renault 12 (2007), et Dream of Bucharest (2007) etc.

Vlad Nancã, Dacia 30 years of social history (2003)

Les particularités nationales sont vues aussi dans le cas roumain : les artistes roumains qui discutent le passé incluent aussi le moment de la fin du régime (la révolution) et l’absence de la justice et donc la justice poétique, les tortionnaires et la surveillance de la police secrète, l’infâme Securitate. Les dangers de la mémoire apaisée sont l’oubli et le surgissement du « communisme pop » ou du « communisme cool », c’est à dire d’un phénomène commercial aussi qui

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utilise les symboles du passé communiste comme stratégie de marketing et qui est tres prisé souvent par des jeunes nés après 1990. L’œuvre de l’artiste contemporain roumain Ciprian Mureșan, Communism never happened (2006) est le meilleur exemple d’art qui questionne le parcours des sociétés post-communistes. Le titre de l’œuvre affirme que le communisme n’a pas existé, tandis que le support des lettres qui forment le titre et l’œuvre elle-même contredisent cette affirmation. L’œuvre d’art est faite de disques de musique de propagande de l’époque communiste qui donc contredisent l’affirmation que cela n’a pas eu lieu.

Ciprian Mureșan, Communism never happened (2006)

“En Pologne, l’ancien premier ministre démocrate Mazowiecki a donné le ton du mode par lequel la Pologne (n’a) pas essayé de s’assumer le passé récent, Mazowiecki a annoncé qu’une « ligne grosse » (gruba kreska) sera tracée entre le passé et le présent ».32 Cette politique de la ligne grosse qui rappelle le modèle espagnol explique comment l’oubli a été pensé politiquement par les gouvernements démocratiques post-communistes. L’artiste bulgare Nikola Mihov documente les effets de cette politique de l’oubli dans sa série de photographies, Forget your Past (2009-2015) qui inclut la photographie de l’entrée de l’ancien siège du Parti Communiste Bulgare de Buzludzha (1981) où quelqu’un a écrit « Forget your past » ou Oublie ton passé. Les monuments que Mihov a photographiés sont représentatifs du communisme dans ce pays, car ces reliques témoignent de l’effort massif déployé pour exprimer la fierté nationale.

32 Lavinia Stan, “Polonia” in Lavinia Stan (ed.), Prezentul trecutului communist (Bucuresti: IICCMER, 2010), 146-194, 153.

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Nikola Mihov, Forget your past.

Cet oubli va de pair avec un discours sur le changement absent, sur la somme des continuités entre le communisme et la démocratie. Le questionnement du changement en 1989 est vu dans les œuvres des artistes, en principal à travers l’usage de la statue de Lénine : Krzysztof Wodiczko, Leninplatz-projection (1990), Projet 1990 (2010-2014) en Roumanie coordonné par Ioana Ciocan, Deimantas Narkevicius, Once in the XX Century (2004), ou bien les films Goodbye Lenin (Wolfgang Becker, 2003) et Le regard d’Ulysse (Theo Angelópoulos, 1995). Lénine est ainsi victime du marché (Wodiczko), coloré en rose, en train de couler sur son socle (Projet 1990), revient sur son socle (Narkevicius), repris en hélicoptère et vole sur Berlin (Becker), ou endormi sur le dos traverse le Danube (Angelópoulos).