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LA RÉVOLUTION EN LIGNE 124 COMMENT TOMBENT LES DICTATURES ? ADRIEN JAULMES U ne révolution naît dans les esprits. Avant d’être un événement politique, elle commence par un phénomène psychologique simple mais mystérieux. Lorsque chaque individu réalise qu’il n’est plus seul, et s’aperçoit que les autres pensent la même chose que lui, c’est tout un univers mental qui bascule. Un rassemblement d’individus devient une foule. Et quand cette foule n’a plus peur et réalise sa force, un tournant irréversible est pris. Lorsque ce moment se produit, c’est l’initiative qui change de camp, et le pouvoir de mains. Pour les autocrates et les dictateurs, c’est le début de la fin. Le reste n’est plus que l’affrontement de deux volontés. Le régime peut s’accrocher, tuer, résister même un certain temps, car rien n’est jamais gagné ni écrit d’avance. Mais une fois franchi ce cap psycho- logique, plus rien n’est pareil. Même si les institutions demeurent en place, elles ne sont plus qu’une apparence. « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libre », écrivait voici plusieurs siècles Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire. Ce moment s’est-il produit en Égypte le mardi 25 février ? Ce jour-là a lieu la première manifestation qui va déclencher la révolution. Les organisateurs sont un petit groupe de blogueurs.

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COMMENT TOMBENT LES DICTATURES ?

■ ADRIEN JAULMES ■

Une révolution naît dans les esprits. Avant d’être un événement politique, elle commence par un phénomène psychologique simple mais mystérieux. Lorsque chaque individu réalise qu’il

n’est plus seul, et s’aperçoit que les autres pensent la même chose que lui, c’est tout un univers mental qui bascule. Un rassemblement d’individus devient une foule. Et quand cette foule n’a plus peur et réalise sa force, un tournant irréversible est pris. Lorsque ce moment se produit, c’est l’initiative qui change de camp, et le pouvoir de mains. Pour les autocrates et les dictateurs, c’est le début de la fi n. Le reste n’est plus que l’affrontement de deux volontés. Le régime peut s’accrocher, tuer, résister même un certain temps, car rien n’est jamais gagné ni écrit d’avance. Mais une fois franchi ce cap psycho-logique, plus rien n’est pareil. Même si les institutions demeurent en place, elles ne sont plus qu’une apparence.

« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libre », écrivait voici plusieurs siècles Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire.

Ce moment s’est-il produit en Égypte le mardi 25 février ? Ce jour-là a lieu la première manifestation qui va déclencher la révolution. Les organisateurs sont un petit groupe de blogueurs.

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Ils choisissent cette date un peu par hasard, un peu par ironie. Le 25 février a été décrété par les autorités égyptiennes Jour de la police. La date commémore le siège par les Britanniques en 1952 d’un poste de police à Ismaïliya, sur le canal de Suez, où 50 policiers révoltés sont tués.

Le mouvement se rassemble autour du personnage de Khaled Saïd, un jeune étudiant battu à mort par la police à Alexandrie. L’un des cerveaux de la contestation est Wael Gonhim. Ce jeune cadre supérieur de bonne famille, représentant de Google au Moyen-Orient a créé une page sur Facebook « Nous sommes tous Khaled Saïd », qui sert de ralliement à cette fronde de la jeunesse égyptienne.

Mais les objectifs de la manifestation ne sont pas un change-ment de régime. Pas encore. Les organisateurs espèrent tout au plus un rassemblement symbolique. Les plus ambitieux n’excluent pas de parvenir à obtenir la démission du ministre de l’Intérieur, Habib al-Adli, fi gure haïe, symbole de cette Égypte policière et mous-tachue, étouffante, bornée et corrompue.

Relayé par Facebook, et par le site de microblogging Twitter, qui permet de diffuser des messages instantanés à des milliers de correspondants anonymes, le rassemblement attire plus de monde que prévu. Beaucoup plus de monde. Les manifestants comptaient sur quelques milliers, ce qui aurait déjà été une belle réussite. Ils sont plus de dix mille ce jour-là.

C’est que depuis qu’a été lancé l’appel à manifester, l’impensable s’est produit dans un pays arabe. En Tunisie, le président Ben Ali a été chassé du pouvoir après un mois de manifestations. Pour la première fois dans l’histoire du Moyen-Orient contemporain, un potentat local tombe sous la pression de la rue. L’exemple tunisien montre que la fatalité n’existe pas plus qu’ailleurs en terre d’islam. Le Moyen-Orient entre en ébullition. Le « printemps arabe » a commencé.

L’événement donne au mardi 25 janvier une force imprévue. Les manifestants, qui se découvrent plus nombreux que prévu, appli-quent les méthodes théorisées par Gene Sharp. Dans son ouvrage intitulé De la dictature à la démocratie, cet intellectuel américain théorise les règles et les méthodes de la résistance non violente aux dictatures. Il a servi de bréviaire aux « révolutions en couleurs » qui ont renversé les uns après les autres les régimes autoritaires des ex-Républiques soviétiques. Les mouvements Otpor en Serbie,

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Kmara en Géorgie, Pora en Ukraine et Kelkel au Kirghizistan s’en sont inspirés.

Les manifestants du Caire appliquent les règles du livre. Ils ont prévu des oignons pour contrer les effets des gaz lacrymogènes, et certains ont matelassé leurs vêtements avec des épaisseurs de journaux contre les coups de matraque. Plus effi cace est la tactique consistant à se rassembler par groupes réduits pour déjouer le dispositif policier, et à converger par des itinéraires distincts vers un lieu symbolique.

Leur nombre ne cesse de croître au fur et à mesure de la jour-née. La police égyptienne est prise de court, et le pouvoir vacille soudain pour la première fois. Dans la soirée, la police réalise qu’elle a sous-estimé le mouvement, et tente de le réprimer par la violence. En vain, car les manifestants ne se débandent pas comme c’est d’ha-bitude le cas. Le mouvement qui va aboutir à la chute du président Hosni Moubarak est lancé ce jour-là.

Le jour de la colère

Mais le vrai tournant, celui qui va transformer des manifestations en une révolution, a sans doute lieu quelques jours plus tard. Devant le succès du mardi, un nouvel appel à manifester a été lancé pour le ven-dredi suivant, à la sortie de la prière. Le 28 janvier a été baptisé jour de la colère. Les contestataires de bonne famille qui ont pris par surprise les autorités égyptiennes sont cette fois rejoints par d’autres catégories de la population. Les Frères musulmans, les jeunes défavorisés, des femmes et des hommes ordinaires sont aussi dans la rue.

La manifestation est enfi n prise au sérieux par la police. Le régime a senti que l’affaire était plus importante qu’il n’y paraissait au début de la semaine. Cette fois-ci, pas question de laisser les manifestants se rassembler où que ce soit. Les policiers appliquent les méthodes clas-siques de la lutte antiémeute : cloisonnement, répression, dispersion.

Une atmosphère électrique règne ce matin-là au Caire. Le régime a sorti tous ses Playmobil. Casqués, bottés, les policiers anti-émeutes débarquent de leurs camions bleus et s’alignent derrière leurs boucliers en plastique transparent, matraque à la main.

Dans le quartier populaire et commerçant de Boulaq, dans le centre-ville, les commerçants rentrent précipitamment leurs étalages

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et les portants de vêtements. Dans les cafés, des groupes se forment devant les téléviseurs branchés sur Al-Jazeera, en tirant furieusement sur les narguilés. Quelque chose va se passer.

Dès le début de la matinée, Internet et tous les réseaux télé-phoniques ont été coupés. Plus de signal sur Mobinil, Etisalat ou Vodaphone, les trois grands opérateurs de téléphones portables égyptiens. L’Égypte est en black-out. Le régime égyptien ne veut prendre aucun risque.

Les opposants n’ont plus aucun moyen pour communiquer, exit Facebook et Twitter. Mais il est trop tard. Le mouvement est lancé. « C’est très facile de couper Internet. Tous les réseaux passent par des serveurs nationaux, me dit Asser Hassan, un jeune manifes-tant ingénieur chez Vodaphone. Mais le résultat a été ce jour-là para-doxalement l’inverse de ce qu’espérait le régime. Ne pouvant plus communiquer par téléphone ni par Internet, des milliers de gens sont descendus dans la rue. Tout s’est passé comme si apparaissait soudain une sorte de conscience collective. Comme si soudain nous pensions tous la même chose en même temps. »

Les manifestants n’ont plus besoin de communiquer entre eux. La police se heurte dans plusieurs quartiers du centre-ville à des foules résolues. Les grenades lacrymogènes pleuvent avec des sillages de fumée, et dispersent les gens. Mais les rangs se reforment aussitôt. Les yeux rougis, les manifestants sont plus déterminés que jamais à atteindre la place Tahrir. La bataille continue tout l’après-midi. Sur les ponts du Nil, celui du 6-Octobre et le Qasr al-Nil avec ses lions de bronze, les manifestants sont repoussés par les policiers. Mais ils reviennent sans cesse à la charge. Les blessés sont évacués vers l’arrière, d’autres prennent leur place.

L’issue de la bataille est incertaine jusqu’à la fi n de la journée. Et là, inexplicablement, la police disparaît. À la tombée de la nuit, les manifestants sont sur la place Tahrir. On annonce un discours de Moubarak dans la soirée. Tout le monde comprend qu’un é vé nement exceptionnel vient de se produire. La police honnie a été vaincue. Sur la corniche du Nil, le siège du Parti national démocratique, le parti unique, responsable de toutes les élections outrageusement truquées et symbole du blocage absolu du système égyptien, est en fl ammes. Des manifestants commencent à saccager l’immeuble circulaire de la radio et télévision d’État.

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Un monde qui semblait fi gé à jamais vient de basculer. À la nuit tombée, les cliquetis des chenilles des chars retentissent dans les grandes avenues désertes du centre du Caire. L’armée, la dernière ins-titution égyptienne en place, a reçu l’ordre de se déployer dans la ville. Vers minuit, Moubarak fi nit par intervenir à la télévision. Il annonce la démission du gouvernement, et des réformes. Mais le vieux raïs n’a rien compris à ce qui vient de se passer. Ces mesures, qui auraient encore la veille satisfait tout le monde, tombent à plat. Le tournant psychologique de la révolution a été pris. Le régime a perdu la main.

La place Tahrir, riche de symboles

La révolution égyptienne a commencé. Mais il va falloir encore quinze jours pour que le vieux dictateur fi nisse par tomber. L’instrument de sa chute se met en place dans un lieu hautement symbolique :la place Tahrir, l’ancienne place Ismailya, rebaptisée par Nasser place de la Libération, qui va devenir pendant deux semaines l’épicentre d’un mouvement totalement nouveau, qui va révolution-ner l’Égypte, mais aussi résonner dans tout le monde arabe.

Toutes les révolutions ont besoin d’un symbole. La place Tahrir, place circulaire du centre du Caire, sur la rive droite du Nil, d’habi-tude congestionnée par les embouteillages, ne présente aucun intérêt esthétique. Elle se trouve en revanche entourée par des bâtiments qui à eux tous résument presque l’histoire de l’Égypte ancienne et contemporaine. Côté nord, le musée Égyptien, gros bâtiment saumon pensé par Auguste Mariette et conçu par Gaston Maspéro, les deux grands égyptologues français. Il regorge de tous les trésors de l’Égypte ancienne. L’intérieur est digne de Blake et Mortimer, avec un bric-à-brac de statues et de sarcophages, de trésors empilés dans des vitrines de bois avec des étiquettes tracées à la plume en français, devant des momies poussiéreuses. Dans ce musée éminemment poétique, l’on s’attend à voir l’ombre du colonel Olrik se glisser entre les statues.

Sur la corniche du Nil, à l’emplacement des anciennes casernes de l’occupation britannique, s’élèvent trois constructions plus récentes. Réplique du siège des Nations unies à New York, l’immeuble du Parti national démocratique, qui brûlera pendant deux jours dans l’indiffé-rence générale, empuantissant l’air des émanations de ses moquettes et

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fauteuils de skaï brûlant avec les dossiers et fi ches de cette institution honnie et désormais inutile. À côté, l’hôtel Hilton Nile, en réfection depuis dix ans, symbolise le tourisme et l’affairisme du régime. Puis le bâtiment de la Ligue arabe, vaisseau vide des espoirs panarabes, héri-tage de l’époque du nassérisme triomphant où l’Égypte donnait le ton des révolutions anticoloniales dans tout le Moyen-Orient.

Côté sud, écrasant de son énorme façade stalinienne toute la place, le Mogamma est le symbole de la bureaucratie ineffi cace et cor-rompue. Orson Welles aurait pu y tourner son adaptation du Procès de Kafka. Dans le labyrinthe des couloirs et des milliers de bureaux, on brasse de la paperasse, on extorque des prébendes et fait valoir des passe-droits, dans un absurde ballet d’une administration visant plus à rappeler qui détient le pouvoir qu’à faire fonctionner quoi que ce soit.

Plus loin, c’est l’ambassade des États-Unis, le parrain du régime égyptien depuis qu’il a signé les accords de Camp David avec Israël. Les accès sont défendus contre les voitures piégées par des obstacles de béton, comme toutes les représentations américaines au Proche-Orient. La façade orientalisante de l’Université américaine du Caire, et les entrées du métro, station Sadate, complètent le tableau.Mais c’est sur l’herbe pelée du terre-plein central que la place Tahrir va acquérir son nouveau poids symbolique.

Dès les premiers jours, les manifestants s’y installent, rou-lés dans des couvertures synthétiques, dormant à même le sol, se relayant pour maintenir une présence permanente.

Ils vont petit à petit monter des tentes, de plus en plus nom-breuses, qui vont vite former un village joyeux et chaotique. On y trouve bien sûr les jeunes diplômés qui ont lancé le mouvement. Mais aussi des gens du commun. Des paysans aux talons fendillés par le port des sandales. Des Frères musulmans aussi, disciplinés, barbe taillée en éventail et petit calot.

Mais personne ne dirige cette république autogérée. Le seul lien entre tous les gens qui vont se presser sur la place Tahrir au fi l des jours tient en un mot. C’est le plus simple qui soit, et il s’adresse directement à Moubarak : « Dégage ! »

Le pharaon, déjà momifi é vivant, que la plupart ont toujours connu comme président depuis qu’il a succédé à Sadate, après son assassinat en 1981, est désormais leur cible. Le mot d’ordre leur tien-dra lieu de programme politique jusqu’à la fi n.

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Mais Moubarak ne part pas, et il va lui falloir deux semaines pour comprendre, ou plutôt pour qu’on lui fasse comprendre, qu’il est le problème, et non plus la solution. Les épisodes de cet affronte-ment de volontés vont être les plus extraordinaires que l’on ait vécus dans le Proche-Orient contemporain.

Rien ne semble acquis au début. Et rien ne l’était sans doute. Les analystes et spécialistes en tout genre, continuant d’appliquer leurs vieilles grilles de lecture à un monde nouveau, persistent dans leurs antiennes, le danger des Frères musulmans et le scénario ira-nien d’une révolution islamique, Moubarak comme rempart contre le chaos qui ne va pas manquer de suivre, Mohammed el-Baradei, la prima donna de l’opposition égyptienne, pérorant sur les chaînes de télévisions étrangères. La république de la place Tahrir va faire voler en éclats tous ces paradigmes.

“Une fois que la peur disparaît, c’est tout le système qui s’effondre”

Les écrivains sont parfois plus clairvoyants que les analystes politiques, qui ne font que tenter de faire entrer la réalité dans des grilles du passé, et les premiers à prendre conscience de la nou-veauté radicale.

« Le dictateur ne peut pas mettre tout le monde en prison, ni tuer tout le monde », me dit Alaa al-Aswany, l’auteur de l’Immeuble Yacoubian, ce merveilleux roman balzacien du Caire des années deux mille, où vivent dans un vieil immeuble du centre-ville des représentants de toutes les classes sociales égyptiennes, avec leurs espoirs frustrés et leur impuissance dans un monde sclérosé.

Nous sommes assis dans son cabinet de dentiste, dans une rue calme de Garden City. Al-Aswany y tient salon tous les matins, avant de se rendre sur la place Tahrir. On y discute des événements, de cet extraordinaire soulèvement populaire d’un genre nouveau. « On s’est un peu moqué de moi pour avoir écrit un essai intitulé Pourquoi le peuple égyptien ne se révolte-t-il pas », rit Al-Aswany. Il a une voix de contrebasse, et fume dès le matin en buvant son café dans un petit verre. « Je suis en train de revoir la préface, et peut-être de changer le titre. »

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Al-Aswany est fasciné par le phénomène en train de se dérou-ler. Le mouvement révolutionnaire vient à peine de commencer. Moubarak s’accroche encore au pouvoir. Et personne ne sait encore comment les choses vont tourner. Les événements se succèdent à toute vitesse. Chaque jour est différent du précédent. Ce qui semble acquis le matin est déjà périmé l’après-midi, comme dans un fi lm projeté en accéléré, ou plutôt une série télévisée, avec une équipe de scénaristes imaginatifs écrivant au fur et à mesure les rebondisse-ments et déjouant les attentes du spectateur.

Al-Aswany observe autant qu’il participe aux événements, « comme romancier et comme égyptien », dit-il. Il prend la parole sur la place Tahrir, répond aux questions des manifestants. Mais il analyse aussi ce qui se déroule sous ses yeux. Et réfl échit sur les ressorts ultimes de la dictature.

« Le système du dictateur repose sur la peur. Cette peur est l’im-puissance que chacun ressent, la certitude qu’on sera jeté en prison à la moindre protestation. Une fois que la peur disparaît, c’est tout le système qui s’effondre. Et c’est irréversible. Dès les premiers jours, la chute de Mou-barak lui semble acquise. Ce n’est plus qu’une question de temps. »

« Relisez l’Automne d’un patriarche de García Márquez. Tout se passe comme dans le livre. Comme si les derniers moments d’un dictateur étaient toujours les mêmes, de Ceaucescu à Ben Ali. Les phases de la chute sont toujours à peu près identiques…

La première phase est le déni total. Le dictateur a perdu tout contact avec la réalité. Il se considère lui-même comme un héros national. Il ne peut pas concevoir l’idée même de contestation.

La deuxième phase est lorsqu’il voit le mouvement comme un com-plot de l’étranger, destiné à déstabiliser le pays.

Lors de la troisième phase, il teste la révolution, et fait des compromis de dernière minute. Il change le gouvernement, mais c’est sans objet. Le gou-vernement n’est en fait composé que de secrétaires, qui ne gouvernent pas. Le pouvoir appartient à un seul homme. Le régime est le dictateur.

La quatrième phase est celle dans laquelle nous nous trouvons. C’est aussi la plus dangereuse. Le dictateur est comme un tigre blessé. Il a le sentiment d’être trahi et est capable des pires choses.

La cinquième et dernière phase intervient lorsqu’il fait enfi n face à la réalité. Et généralement il s’enfuit. »

Je note soigneusement ce que m’explique Al-Aswany. Il aura eu raison jusqu’à la fi n.

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Le déni de la réalité

Le régime égyptien n’a rien vu venir. Trente ans d’état d’urgence, d’élections truquées et de vieilles méthodes de répression policière semblent avoir fait face à toute forme de contestation intérieure. La dictature de Moubarak, héritière de la révolution des « offi ciers libres », qui renverse la monarchie en 1952, est en apparence aussi solide que les pyramides. Dans ce pays administré pratiquement sans interruption depuis sept mille ans, la passivité populaire est légen-daire. Le pouvoir tient l’Égypte dans une main de fer. Tout est permis, l’affairisme le plus débridé a remplacé le socialisme arabe, mais les méthodes demeurent.

Les dernières élections ont été outrageusement manipulées, au-delà même de toutes les habitudes. Le nouveau Parlement est une chambre d’enregistrement dominée par le parti unique, le Parti national démocratique. L’opposition égyptienne est inexistante. Quelques fi gures, comme Mohammed al-Baradei, l’ancien chef de l’Agence internationale pour l’énergie atomique, sont célèbres à l’étranger. Mais Al-Baradei ne dispose d’aucune base populaire en Égypte, où on le considère au mieux comme une danseuse.

Les Frères musulmans, le plus ancien mouvement islamiste contemporain, sont les mieux organisés. Mais ils ont été traqués depuis une cinquantaine d’années par la police, emprisonnés et tor-turés. Al-Qaida, son lointain héritier, et la dérive totalitaire iranienne ont largement discrédité l’islamisme radical, et l’opinion ne consi-dère plus l’islam politique comme un recours. Les opposants libé-raux sont des marionnettes, souvent manipulées par le régime. Tout va bien au pays des pharaons, et Moubarak, qui n’a encore jamais nommé de vice-président, ne devait avoir aucun problème à être réélu pour un cinquième mandat en septembre prochain.

Et puis l’Égypte est un pays tellement différent, tellement plus grand et plus stable que la petite Tunisie... Moubarak et la nomen-klatura d’anciens généraux aux cheveux teints pensent n’avoir rien à craindre, et surtout pas d’une bande de blogueurs et d’activistes. Le président, ancien aviateur sans charisme, besogneux et têtu, est tou-jours persuadé de constituer le seul rempart contre le chaos. Il ne voit rien, n’entend rien, ne comprend rien. La pauvreté et les inégalités sont là, mais son régime pourvoit aux besoins de base de la popula-

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tion, en subventionnant largement les produits de première nécessité. Il n’a aucune perception du ridicule de son régime, ni de l’immense sentiment d’injustice et de frustration qui touche presque toutes les classes de la population égyptienne.

Dans son monde d’espions et de policiers à matraque, il est inconcevable que l’on manifeste sans être payé par une puissance étrangère, que l’on puisse se soulever pour des idées, et prendre des risques gratuitement.

Le complot de l’étranger

Moubarak et son vice-président, Omar Souleymane, sorte d’Abbé Dubois, ancien chef des renseignements militaires, qu’il a fi ni par nommer après la dissolution du Parlement, sont persuadés qu’ils font face à un mouvement séditieux ourdi par des puissances étrangères.

Après l’effondrement de sa police, Moubarak envoie l’ar-mée. Mais les soldats sont diffi ciles à utiliser face à des manifestants pacifi ques, et ne sont pas entraînés ni équipés pour le maintien de l’ordre. Soit ils tirent, comme à Tian’anmen. Soit ils ne tirent pas. Le test a lieu très vite. Une colonne de tanks beiges roule le dimanche matin, deux jours après la prise de la place Tahrir, vers le centre névralgique de la contestation. L’incertitude est totale quand à l’atti-tude que va adopter l’armée. La foule se masse devant les énormes engins. Personne ne sait ce que vont faire les soldats. Un jeune offi -cier sort du char de tête.

Debout sur la tourelle de son énorme tank Abrams, ce jeune capitaine égyptien se trouve soudain acteur involontaire de l’un de ces moments historiques où la moindre erreur d’appréciation, le moindre incident peuvent tout faire basculer : déclencher un bain de sang ou faire tomber un régime. Ses ordres sont d’avancer.

« L’armée avec nous ! », lui hurlent les manifestants. Devant les grilles du Musée égyptien, sous le regard de granit des statues des dieux de l’Égypte antique dressées dans le jardin, des centaines de personnes se sont assises en rangs serrés devant les chenilles du monstre. L’armée ne tirera pas. La colonne de tanks qui roulait vers la place de la Libération est stoppée. Ensuite, c’est la liesse. Les

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manifestants hurlent des slogans, serrent la main des soldats. « Vous êtes nos frères ! », crie un jeune homme à un soldat. « Nous n’avons rien contre vous ! », lui répond le militaire. Le capitaine reste calme, et saute à terre pour aller aux ordres. Les chars bloqués par la foule ne cherchent pas à forcer le passage. Leurs mitrailleuses ne sont pas approvisionnées et les bouches des canons sont couvertes de capuchons.

La tension monte cependant d’un cran lorsque deux avions de chasse F16 viennent faire hurler leurs réacteurs au ras des immeubles pour tenter d’impressionner les manifestants. « Moubarak lâche ! Valet des Américains ! », hurlent les gens en tendant le poing vers le ciel. Mais ce sera la dernière démonstration de force du régime. Les chars se positionnent dans les rues qui mènent à la place, les soldats se contenteront jusqu’à la fi n de fi ltrer les accès, et d’assister en spectateurs à ce qui va suivre. L’armée, devenue neutre, a déjà décidé de ne pas soutenir le régime.

Les soldats ont garé leurs engins devant les bâtiments offi ciels, et établi des barrages fi ltrants dans les rues qui mènent à la place de la Libération. Les manifestants sont autorisés à accéder à la place, mais après avoir été fouillés. L’ambiance est bon enfant, l’armée reste relativement épargnée par le rejet du régime Moubarak.

Un raïs à bonnet d’âne

Sa police s’est débandée face aux manifestants, son armée a refusé de tirer sur la foule, mais Moubarak ne s’avoue toujours pas vaincu. Il joue son va-tout. Vieille méthode de contre-manifestation, le régime lance ses nervis dans la rue. Les baltagiya, gros bras rom-pus à toutes les basses besognes, policiers en civil et voyous payés par le régime vont tenter de balayer les manifestants, là où la police a échoué et où l’armée a renâclé.

Leur cortège se rassemble, comme les manifestants avant eux, dans les rues avoisinantes, avant de marcher vers la place. Il avance dans une grande clameur. Les contre-manifestants brandissent eux aussi des drapeaux égyptiens et des portraits de Moubarak. Seule différence : le raïs n’a pas d’oreilles d’âne ou de moustache hitlé-rienne comme sur ceux des manifestants de l’opposition.

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Ils crient : « Moubarak, nous t’aimons. » Ils sont plusieurs mil-liers, et remplissent l’avenue qui passe devant le Musée égyptien. Personne ne semble pouvoir les arrêter.

Les chars garés le long des grilles du musée restent immobiles. Des soldats tentent un instant de former un cordon pour séparer les deux camps. Mais ils doivent vite renoncer. Ils sont trop peu nom-breux, ils n’ont pas d’ordres, et la pression de la foule est irrésistible. Anti- et pro-Moubarak se font face. Les insultes fusent. « Il ne part pas ! », hurlent les pro-Moubarak. L’avance de ces derniers est irré-sistible. Ils parviennent pratiquement au centre de la place, hurlant, triomphants. C’est la fi n de la révolution.

Soudain, c’est la contre-attaque. Les anti-Moubarak ont fait sau-ter les pavés du centre de la place et font pleuvoir une grêle de pierre sur les partisans du régime, qui perdent pied et refl uent en désordre. Les affrontements font rage au coin de la rue Champollion et la rue du Nil. Les pierres volent et claquent comme de la grêle sur la chaussée, ou ricochent avec des bruits métalliques sur le blindage des chars. Le crâne en sang, des blessés sont emmenés en hâte vers l’arrière. Des femmes voilées apportent sur des cartons des pierres aux jeunes gens qui sont en première ligne.

Pendant toute la journée va se livrer une bataille rangée pour le contrôle de la place. Les pro-Moubarak attaquent de tous les côtés. Tout l’après-midi, leurs assauts se répètent. Près du musée, le plus violent est mené par une charge de cavalerie. Des chameaux et des chevaux foncent au galop en tête des militants, bousculent un moment les défenseurs de la place et passent drapeaux au vent dans les rangs qui s’écartent devant eux. Mais ils perdent vite leur élan, sont encer-clés, certains désarçonnés, et cette cavalerie improvisée refl ue en hâte.

Les anti-Moubarak s’organisent avec une effi cacité étonnante pour un mouvement dépourvu de chefs et de structures. Ils se ras-semblent, s’arment de pierres, et chargent en lançant leurs projec-tiles sur leurs adversaires, qui se replient chaque fois en désordre. Les combats s’étendent en fi n d’après-midi à l’ouest de la place, à l’entrée du pont Qasr El-Nil. Les pierres tombent dru. Des cocktails Molotov sont lancés par les pro-Moubarak, qui gagnent du terrain.

Les anti-Moubarak ne peuvent pas recevoir de renforts. La place est assiégée de tous les côtés. Mais ils tiennent bon. À la nuit tombée, le sort bascule enfi n en leur faveur. Par une ultime poussée,

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ils fi nissent par dégager l’entrée du pont, et dressent des barricades pour empêcher leurs adversaires de revenir. La dernière tentative de Moubarak de chasser par la force les manifestants a échoué.

Après l’assaut des baltagiya, la place Tahrir devient un camp retranché. Les accès à la place ont été fortifi és. Des barricades ont été édifi ées avec tout ce qui tombe sous la main, carcasses de voitures, barrières de chantier d’un hôtel en construction, et toutes sortes de matériaux divers. En avant de ces remparts, des tas d’ordures sont alignés en travers de la chaussée et aspergés d’essence, prêts à être enfl ammés. Plusieurs lignes de défense sont aménagées. Derrière ces remparts, de jeunes gens montent la garde, prêts à repousser de nouvelles attaques, des tas de pierres comme réserves de munitions. À la moindre alerte, on tape furieusement sur les barrières métalliques et sur des pan-neaux pour battre le rappel et appeler des renforts. Des femmes ont confectionné de curieux casques en carton, et les terre-pleins de la place ont été transformés en carrières d’où on extrait des gravats qui serviront de projectiles.

Un service médical d’urgence s’est mis en place. Une petite mosquée coincée dans une allée qui mène à la place sert d’hôpital principal. Des antennes médicales avancées sont installées près des lignes de défense, quelques chaises et des bâches sur lesquelles on allonge les blessés. Les médecins et les infi rmiers sont des béné-voles, souvent des étudiants en médecine.

La chasse aux policiers en civil infi ltrés est générale. Des groupes passent en entraînant avec eux des agents provocateurs démasqués. On les interroge dans une agence de voyages de la place. Une petite exposition a été installée sur le trottoir, montrant des cartes d’identité de policiers, un cocktail Molotov, des couteaux, des coups-de-poing américains et des étuis de cartouches de tout calibre ; une pancarte écrite au stylo indique qu’ils ont été saisis sur des policiers.

Loin d’avoir découragé les protestataires, l’attaque des par-tisans de Moubarak a développé leur détermination. « Le dernier discours de Moubarak m’avait convaincue, dit Hanna Mohammed, une toute petite dame au visage entouré d’un foulard rouge, je me disais qu’après tout, on pouvait bien attendre six mois avant qu’il ne s’en aille, au bout de trente ans ce n’est pas grand-chose. Mais en

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envoyant hier des Égyptiens contre d’autres Égyptiens, il a commis quelque chose de terrible. Ce qui s’est passé ici mercredi m’a fait revenir sur la place de la Libération, et je vais y rester. »

Quand les manifestants inventent un monde nouveau

Sur la place Tahrir va se développer un mouvement qui prend à contre-pied toutes ses conceptions. Comme si les manifestants inventaient un monde nouveau dans cette petite enclave, et don-naient vie à une Égypte rêvée, presque onirique.

Après la disparition de la police, la place devient l’épicentre d’un mouvement inédit, qui d’un « sit-in de manifestants va se trans-former en une sorte d’université de sciences politiques à ciel ouvert, dans une ambiance fouriériste d’utopie sociale et de kermesse.

Jour après jour, les gens affl uent sur cette place, en militants, mais aussi en curieux. Le langage politique du monde arabe en est transformé. Plus rien n’est pareil. Comme si la foule créait sur cet espace libéré la société idéale dont elle avait été privée pendant tant d’années. On y respecte les femmes, phénomène inouï dans une ville réputée pour ses habitudes de harcèlement sexuel permanent. Des femmes dorment sur la place, entre les hommes, sans qu’aucun incident, manque de respect ou comportement déplacé se produise. On fait la queue en fi le indienne, autre nouveauté dans un pays où l’on double en permanence tout le monde, et où vingt personnes passent la tête par le même guichet, vingt voitures tentent en même temps de s’engouffrer dans la même rue sans se soucier d’autrui.

On balaye spontanément la place tous les matins. Des volon-taires ramassent les papiers, on fait la queue pour utiliser les toilettes de la mosquée voisine, avant que l’on ne fi nisse par construire des toilettes sur la place. Nouveau souci de propreté de l’espace public, inédit dans une région où, si l’on garde l’intérieur de sa maison d’une propreté impeccable, la rue et les espaces publics sont utilisés comme des dépôts d’ordures.

On y pratique la tolérance religieuse. Les Frères musulmans assurent l’ordre autour de la messe copte, les concerts de rock reten-tissent à côté des discours religieux de dignitaires musulmans, sans

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que personne n’empiète sur l’espace de l’autre, ni ne dérange son voisin. Comme pour faire mentir la propagande de tous les régimes en place, habitués à brandir l’épouvantail de la violence interconfes-sionnelle pour justifi er leur répression.

On y cherche en vain un slogan anti-occidental, alors même que la foule conspue un tyran vendu à la stabilité de la région voulue par les Américains et fi nancé par eux. Pas de slogans anti-israélien non plus, ni de drapeaux à l’étoile de David brûlés, vieux classique de toutes les manifestations égyptiennes. Comme si le paradigme de l’affrontement inéluctable entre l’État juif et le monde arabe, qui a dominé la région depuis 1948 et sert depuis à justifi er toutes les dicta-tures, au nom d’une lutte contre Israël devenue purement rhétorique, et que l’on se garde bien de relancer, notamment en Égypte, après les cuisantes défaites de 1948, 1956, 1967 et 1973. Il serait exagéré de dire que la foule manifeste beaucoup d’affection pour l’État d’Israël, mais cette indifférence est déjà un phénomène nouveau.

On est poli. « Bienvenue en Égypte », répètent les gens dès qu’ils croisent un étranger. Les drapeaux fl eurissent partout. « C’est comme si on était tout à coup redevenus fi ers d’être égyptiens, après des années à avoir été humiliés par notre propre régime », dit une jeune fi lle.

Et surtout, partout, en permanence, la place Tahrir va être le symbole d’une immense libération du langage. On s’exprime enfi n. Tout le monde en est grisé, dans un univers de slogans orwelliens et de télévision d’État. Les posters sont d’abord des morceaux de car-ton, où l’on écrit au stylo-bille des slogans très simples. « Dégage » Hirhal. Mais très vite, l’expression se libère. On voit fl eurir des cari-catures, des blagues, des slogans plus élaborés. À même le sol, sur les trottoirs, les étudiants et les gens éduqués écrivent des panneaux pour les illettrés. Certains ont tellement de choses à dire que leur pancarte ne suffi t pas. Ils recopient des liasses de feuilles remplies de revendications écrites au stylo-bille, essayant de tout faire tenir sur leur panneau.

On s’entraide. On apporte de la nourriture, des boissons. On vous offre gratuitement des biscuits, de l’eau, du thé, des dattes, on vous les colle dans les mains si vous refusez.

On installe des antennes médicales, où des médecins et des pharmaciens se relayent bénévolement jour et nuit.

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Et surtout, on se fi lme, on se photographie avec les téléphones portables. Dans un pays où photographier une cabine téléphonique pouvait vous faire suspecter d’espionnage, chacun immortalise à présent l’événement qu’il est en train de vivre. Des gens passent, le téléphone brandi, l’œil fi xé sur l’écran, comme si enregistrer la réalité devenait plus important que tout le reste. Et contribuait à la rendre encore plus réelle.

J’ai cherché en vain un organe directeur, quelques fi gures responsables de l’organisation de ce curieux village. Dans un pays incarné depuis toujours par une fi gure unique du chef, du raïs, le mouvement de la place Tahrir est resté jusqu’au bout singulièrement dépourvu de la moindre fi gure un peu connue. Personne n’est le chef, ce qui rend diffi cile de corrompre ou décapiter. Tout le monde semble savoir ce qu’il a à faire.

Le plus étonnant est que cette expérience autogérée se déve-loppe et se déroule pendant des jours d’une tension incroyable, alors que personne n’est sûr que tout ne va pas s’achever dans le sang. L’ambiance est inimaginable. Les haut-parleurs hurlent jour et nuit. D’un côté les Frères musulmans scandent des « Allah est grand » toutes les trois phrases. De l’autre, le guitariste Romi Essam fait cracher à ses amplis un rock humoristique sur Moubarak, guitare à la hanche, un bandage sous sa casquette.

Sur le terre-plein central, des gens dorment pêle-mêle à même le sol, enroulés dans des couvertures. Un groupe de jeunes fi lles a monté une tente baptisée « Hôtel de la Liberté ». Les barbus sont aussi présents sur la place. Longtemps réprimés, les Frères musul-mans ont parfaitement saisi l’occasion qui se présentait, et partici-pent activement à la défense de la place de la Libération, sans pour autant diriger l’ensemble.

En attendant la démission...

Moubarak tente alors de jouer la carte du pourrissement du mouvement. Son vice-président, Omar Souleymane, annonce des concessions en série. Il engage un dialogue avec des représentants de la contestation, dont les redoutés Frères musulmans. Le gouver-nement table sur un retour à la normale et un essouffl ement pro-

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gressif de la mobilisation sur la place Tahrir. Au Caire, les policiers sont de retour dans les commissariats, et des agents de la sécurité en civil ont rejoint le dispositif de l’armée. La télévision d’État présente la manifestation de la place Tahrir comme le fait d’un petit groupe d’agitateurs agissant sur ordre de mystérieuses puissances étrangères et ne refl étant pas le pays réel.

La méthode est habile. Mais elle ne fonctionne pas. Des cen-taines de milliers de personnes continuent d’affl uer en bon ordre sur la place Tahrir, faisant sagement la queue devant les barrages de l’armée. Les curieux viennent presque aussi nombreux que les militants. Des vendeurs ambulants ont installé leurs étalages entre le village de tentes et de bâches plastique qui s’est formé sur les terre-pleins de la place. On y vend des drapeaux égyptiens, du pop-corn et des sandwiches. Des cortèges se forment et fendent la foule en chantant des slogans qui continuent de réclamer la démission de Moubarak.

On expose les portraits géants des « martyrs » de la révolution, parfois des photos souriantes entourées de colombes, mais aussi des visages horriblement tuméfi és. « Venez voir les œuvres du grand artiste Hosni Moubarak », crie un homme devant les visages des vic-times de la répression policière et de la contre-manifestation lancée la semaine dernière à l’assaut de la place.

Le laboratoire politique de la place Tahrir continue aussi de se développer. Les slogans deviennent plus sophistiqués, on affi che les meilleures caricatures de Moubarak. Le mot d’ordre est de tenir bon. « D’abord ils vous ignorent. Ensuite ils vous ridiculisent. Ensuite ils vous combattent. Et à la fi n vous gagnez ! », dit une grande pancarte, reprenant une célèbre citation de Gandhi.

Certains sont là par crainte de voir les promesses de réformes abandonnées sitôt la manifestation terminée et le régime égyptien revenir à ses bonnes vieilles méthodes.

« Si nous quittons la place Tahrir, nous allons tous êtres arrêtés, dit maître Issam Shoby, un avocat en toge noire et lunettes de soleil. Continuer la mobilisation est notre seule garantie de sécurité. Notre seule protection est de rester ici. » Les gens n’ont aucune confi ance dans les annonces de réformes du vice-président Omar Souleymane. « Le gouvernement essaye de nous piéger. J’ai été très ému après le premier discours de Moubarak, quand il a annoncé qu’il ne voulait pas

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se représenter, mais son action stupide de mercredi dernier, quand il a lancé ses partisans contre la place Tahrir, m’a fait de nouveau chan-ger d’avis. On a déjà entendu tellement de promesses qu’on n’a plus confi ance en ce gouvernement. La véritable Égypte se trouve ici. »

« Une révolution, c’est une révolution, pas une petite réforme constitutionnelle, dit Am Moustapha, un professeur de journalisme à la soixantaine bien sonnée. On sait très bien que si nous partons d’ici, il nous sera impossible de revenir. Le masque du régime est tombé. On doit aller jusqu’au bout. »

Les Frères musulmans, qui ont le plus à craindre un retour de bâton sitôt la mobilisation terminée, sont particulièrement actifs. Leur quartier général est installé dans l’agence de voyages Safi r, avec ordinateurs portables et réunions permanentes entre les députés du mouvement interdit, élus sous l’étiquette « indépendants » aux der-nières élections législatives.

Entre un régime qui a jeté tout le lest possible pour désamor-cer la contestation et préserver la structure de l’État, et un mouve-ment qui, contre toute attente, ne donne aucun signe de fl échisse-ment, le bras de fer continue. Mais Omar Souleymane s’impatiente. Le vice-président égyptien continue de rejeter l’idée d’un départ immédiat de Moubarak, qui selon lui doit rester aux affaires pour mener à bien la transition. Comme un patriarche faisant les gros yeux à des enfants turbulents, il a prévenu que la manifestation permanente de la place Tahrir « ne pourrait pas être tolérée très longtemps ». Dans une menace à peine voilée, Souleymane met en garde contre « un coup », le terme arabe utilisé signifi ant aussi bien un coup d’État qu’une action contre le mouvement de contestation, si le dialogue engagé avec l’opposition n’aboutit pas. L’ancien maître espion reprend aussi son thème favori du complot étranger. Il dit que le régime ne « tolérera » pas d’appels à la désobéissance civile, « extrêmement dangereux pour la société ».

Le principal problème du régime égyptien est que la contesta-tion ne donne aucun signe de faiblesse. Les négociations ne mènent nulle part. Les manifestants réclament une seule chose : la démis-sion de Moubarak, ce que continue de refuser le régime. L’affl uence place Tahrir ne diminue pas, bien au contraire. Les contestataires s’installent même devant le Parlement et le siège du gouvernement, obligeant le conseil des ministres à se réunir dans un autre lieu. Ils

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envisagent aussi de marcher contre l’immeuble de la radio et télévi-sion, situé non loin de la place sur la corniche du Nil et gardé par un important dispositif militaire.

Le temps est à présent du côté des manifestants. Leurs reven-dications deviennent plus structurées. On commence à évoquer une nouvelle Constitution. Le départ de Moubarak peut sans doute encore permettre de désamorcer le mouvement, mais il n’est pas certain qu’il soit encore suffi sant. Les options dont dispose à présent Omar Souleymane, qui apparaît presque tous les jours à la télévision et incarne dans les fait le nouveau pouvoir égyptien, sont limitées.

La propagande présentant les contestataires comme des agents de l’étranger n’est prise au sérieux que par les nervis du régime, et est devenue un sujet de plaisanteries sur la place Tahrir. Surtout depuis l’émouvant témoignage du cybermilitant Wael Ghonim, qui a éclaté en sanglots à la télévision en évoquant les victimes de la répression, se présentant comme un patriote. La dernière méthode en date, tablant sur un essouffl ement du mouvement et sur la lassi-tude des manifestants et de l’opinion publique, est un échec patent.

La menace d’instauration de la loi martiale n’émeut pas grand-monde, dans un pays qui vit depuis trente ans en état d’urgence.

Reste la mise à la retraite de Moubarak, dont la personnalité est à présent plus encombrante qu’autre chose pour le régime égyp-tien, comme dernier moyen de calmer la contestation. Mais même si cette carte reste encore valide, elle doit être jouée vite.

L’acceptation de la vérité

La réalité est diffi cile à admettre. Le dictateur est un homme seul. Il n’est entouré que par des fl atteurs qui ne lui disent que ce qu’il veut entendre. Le monde entier le sait, c’est à présent une évi-dence, il doit partir.

Le jeudi après-midi, les rumeurs vont toutes dans le même sens. Les diplomates, la Maison-Blanche, les militaires le laissent tous entendre à demi-mot. Moubarak s’apprête à partir. Il va l’an-noncer dans son discours. Vers 11 heures du soir, un silence total tombe soudain sur la place Tahrir. Plus un cri, plus un slogan. La foule est debout, attentive. Tout le monde écoute une voix nasillarde

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retransmise par la radio. Moubarak s’adresse au peuple égyptien pour la troisième fois depuis le début de la révolte.

« C’est un père qui s’adresse à ses fi ls et à ses fi lles », com-mence la voix. Tous les manifestants sont attentifs. Tous n’atten-dent qu’une seule chose : la démission du président. Mais la voix continue, comme si elle venait d’une autre planète. Ou plutôt d’un autre âge, sortie d’un poste à galène pour s’adresser à la génération Internet. Et elle ne dit pas ce que les gens attendent.

Le raïs ne lâche pas. Il annonce qu’il remet quelques pouvoirs supplémentaires à Omar Souleymane. Mais il reste. Les visages se décom-posent sur la place Tahrir. Et puis, silencieusement, un homme enlève sa chaussure. Il la tient en l’air, à bout de bras, le visage fermé. Un autre l’imite. Bientôt ils sont dix, cent, la chaussure tendue en l’air, geste de mépris suprême en Orient. Et puis soudain arrive comme une vague à la surface de la foule, une clameur immense. Des dizaines de milliers de personnes reprennent en chœur : « Va-t’en ! Va-t-en ! » La colère s’em-pare de la foule par vagues. Un homme dont le frère a été tué par la police devient fou et doit être maîtrisé. Des femmes pleurent. Les visages sont pleins de colère.

Le lendemain, personne ne sait encore ce qui va se passer. Mais les manifestants sont prêts à aller jusqu’au bout. La journée est électrique. On sent la fi n de règne. La place Tahrir est une fois de plus bondée, sans doute la plus grande foule rassemblée depuis le début de la contestation, pour le vendredi, jour de la prière. Juchés sur leurs tanks, les soldats n’essayent même plus de fi ltrer la foule, ils se conten-tent de la regarder s’écouler comme une rivière entre les blindés. Les manifestants sont aussi sortis de la place. Ils sont nombreux, face aux barbelés déroulés par les militaires devant l’immeuble rond de la radio et télévision, siège des chaînes d’État et du ministère de l’Information, surnommé le « ministère de la Vérité » par certains facétieux. Sentant le vent tourner, les présentateurs des chaînes d’État, qui ont au cours des semaines écoulées ridiculisé les manifestants et sous-entendu que leur mouvement était manipulé par l’étranger, expliquent piteusement dans l’après-midi qu’ils ont pu être désinformés.

Des manifestations se déroulent aussi dans la banlieue rési-dentielle d’Héliopolis, où se trouve le palais de Moubarak.

Dans l’après-midi, deux hélicoptères militaires décollent du palais présidentiel. Mais les manifestants sont circonspects depuis la

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déception causée par le discours de Moubarak la veille. Ils attendent une confi rmation offi cielle.

Vers 7 heures du soir, le vice-président Omar Souleymane apparaît à la télévision. L’ancien espion, le teint gris, annonce gra-vement :

« Au nom de Dieu le miséricordieux. Au regard des très diffi ciles circonstances que traverse actuellement l’Égypte, le président Moubarak a annoncé son intention de démissionner de son poste de président de la République, et de confi er au haut conseil des forces armées le soin d’administrer le pays. Que Dieu nous vienne en aide. »

Lorsque la nouvelle se répand sur la place Tahrir, la foule explose soudain en une immense clameur de joie. Comme depuis le début de l’étrange mouvement révolutionnaire égyptien, dépourvu de chef et de hiérarchie, l’information vient de partout à la fois, se répandant à toute vitesse. D’abord sur les messageries des téléphones portables, puis retransmise par les cris, l’annonce de la démission de Moubarak soulève la place comme une vague. Les hurlements de triomphe résonnent entre les immeubles, repris par la plus grande foule jamais rassemblée sur la place. L’ambiance est extraordinaire, jubilatoire. On s’embrasse, on agite les drapeaux égyptiens, l’atmos-phère est folle et joyeuse. On ne peut pas y croire. On fi nit par y croire. C’est fi ni. La foule a gagné. « Moubarak va-t-en », le slogan clamé depuis le 25 janvier par des gorges de plus en plus nom-breuses, a fi ni par atteindre les palais d’un pouvoir complètement coupé du monde réel. Et Moubarak, après trois discours paterna-listes et lénifi ants, trahissant son incompréhension totale d’une révo-lution démocratique, nationale et non violente, a fi ni par saisir qu’il représentait le problème, et non pas la solution. En moins de trois semaines, la plus étonnante révolte du monde arabe a fi ni par triom-pher dans le plus grand et le plus vieux pays de la région. Les mili-tants de la place Tahrir n’ont pas seulement fait tomber l’un des plus vieux dictateurs de la région, et fait vaciller un des régimes considé-rés comme les plus stables. Ils ont aussi fait voler en éclats toutes les analyses, et pris à contre-pied tous les paradigmes classiques de la politique au Moyen-Orient. Soudain libérés de la malédiction de la dictature ou de l’islamisme, les révolutionnaires égyptiens savourent leur victoire nouvelle, inédite, historique. La chute d’un président

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borné et honni. Mais aussi le sentiment, encore plus grisant, d’avoir ouvert pendant quelques semaines d’occupation de la place Tahrir une nouvelle ère politique. Hommes et femmes mélangés, laïques et religieux, chrétiens et musulmans ont soudain découvert collec-tivement que la fatalité n’existait pas. Qu’on pouvait faire la queue poliment, exprimer ses opinions politiques sans violence, respecter les femmes sans les cloîtrer, balayer les papiers sans y être obligé. Plus encore que la démission d’un président que plus personne ne respectait vraiment, les clameurs de la place Tahrir célèbrent surtout le triomphe d’un mouvement authentiquement arabe et démocra-tique, sans doute le premier de l’histoire.

L’esprit de la révolution du Nil a donné au cours des semaines une incroyable confi ance en eux à des manifestants qui ont décou-vert jour après jour leur capacité à s’organiser, à assurer leur sub-sistance et leur sécurité, et surtout, à faire entendre par des moyens non violents leur revendication démocratique. Beaucoup d’incerti-tudes demeurent, quand au rôle de l’armée notamment, et bien des choses peuvent encore mal tourner. Mais la révolution égyptienne a eu lieu, et plus rien ne sera pareil dans le monde arabe depuis la place Tahrir.

■ Adrien Jaulmes est né en 1970. Offi cier parachutiste dans la Légion étrangère, il devient reporter en 2000 pour le Figaro et couvre la plupart des confl its du monde contemporain, de l’Afghanistan à l’Irak. Il est l’auteur d’Amérak ( Éditions des Équateurs, 2009).

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