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Maurice Ferrand Avec la collaboration de Liliane Brunet Le P’tit Bouquiniste

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Maurice Ferrand Avec la collaboration de Liliane Brunet

Le P’tit Bouquiniste

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Dans sa quête de sens et d’accomplissement, Maurice Ferrand affronte ses conflits passés et actuels pour

passer de l’enfance à l’adolescence. Vous découvrirez l’histoire passionnante d'un

aveugle qui se bat pour s'imposer dans la vie ; rien ne lui sera épargné !

Un très beau parcours avec de nombreux thèmes

abordés : Les moments difficiles de la guerre, La séparation avec sa grand-mère qui le chérissait

d'un amour fou, Les difficultés scolaires pour un malvoyant, L'amour des livres en particulier « Le Feu »

d'Henri Barbusse... Son travail de « Petit bouquiniste » à l'âge de neuf

ans, déballage sur des places publiques, Rencontre avec un vieux prêtre défroqué, Son orientation idéologique et politique en dépit

d'une propension pour une spiritualité personnelle,

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Cécité totale et hospitalisation, S'adapter à l'enseignement spécialisé pour non-

voyant, Vivre son homosexualité, Drame psychologique d'une confession obligatoire, Admission dans la clinique du professeur Wévé en

Hollande, une petite lueur retrouvée... La Hollande : les souvenirs de ce petit peuple au

grand cœur, Retour à Montpellier, études médiocres, manque de

motivation, Affection pour une religieuse, Promesse pour un avenir professionnel gratifiant :

la masso-kinésithérapie, Départ pour Clermont-Ferrand où devait-être

affectée la religieuse de son cœur, Engouement pour les études, obtention des diplômes, Cécité totale et définitive, Premières histoires d'amour vécues et consommées, Premiers contacts avec le Parti communiste, premier

meeting, Protestation pour le départ armé en Algérie,

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manifestation, interpellation par la police, Problème de l'objection de conscience et de la non-

violence, transport à la préfecture de police... Ce livre est le roman d'une histoire vécue, de

l’enfance à l’adolescence, écrit avec beaucoup d'humour, de sincérité et de simplicité ; c'est un bel exemple de courage et de volonté !

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DÉDICACE

À mes parents, à ma grand-mère Albertine Robert, aux religieuses de Saint-Vincent de Paul, à Gene Ovéjéro, tout particulièrement à ma femme Colette, enfin à tous ceux et à toutes celles qui m'ont donné l'espérance, une raison de vivre et la foi en l'humanité et en moi-même. Ils sont légion et dépassent la capacité de ma mémoire pour les nommer tous.

Qu'ils sachent se retrouver dans ce récit, qu'ils soient

tous bénis. À ma demeure « Albelysor » dans mon sanctuaire

privé « Colysor »

Lautrec, le 15 janvier 1993

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PROLOGUE

ue le Dieu de mon cœur, le Dieu de ma foi, le Christ avec la très haute intercession de Marie me donnent la lumière, l'humilité et l'authenticité tout

au long du récit de ce qui est le périple de ma vie.

Que ce modeste journal de route soit l'occasion de rendre un témoignage de gratitude à tous ceux qui m'ont aimé et aidé à porter le bagage du voyage : ils sont nombreux.

Enfin, que tous ceux que j'ai offensés, blessés, mal

aimés m'accordent, s’ils le peuvent, le pardon pour ma paix et la leur.

J’atteste que tous les faits ici rapportés sont réels. Il

peut cependant se glisser quelques erreurs quant à la chronologie des évènements.

Au cours de ce récit, certains noms de famille et lieux

ont été volontairement changés quand je le jugeais nécessaire et opportun.

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PREMIÈRE PARTIE

L'ENFANCE

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n l'an de grâce, mais aussi de guerre 1941, je vis le jour le 8 septembre à la bonne ville d'Albi rue de La Berchère et devins le fils de Lisette et Roger.

Mon baptême se déroula quelques heures après ma naissance et ma mère me consacra à Marie, en cette journée de fête dédiée à sa nativité. Malgré la santé fragile de maman, le temps des couches fut des plus courts. Quarante-huit heures après, elle travaillait derrière le comptoir de la cave à vin, ouverte par mes parents à Albi grâce à l'héritage assez important que venait de réaliser mon père en provenance de ses parents. On me confia à une jeune fille qui devait s'occuper de moi. Elle s'acquitta fort mal de sa tâche, je fus alors remis aux bons soins de ma grand-mère maternelle, Albertine Robert. Elle vivait à cinq kilomètres d'Albi, à Fonvialane. Ses conditions matérielles étant des plus précaires, veuve d'un petit artisan-cordonnier, elle avait pris en pension un vieux retraité, monsieur Estivalèse, pour arrondir maigrement ses fins de mois. Mes parents assuraient les frais de mon entretien. Mon aïeule était locataire d'une vieille maisonnette de trois pièces comprenant une cuisine, la chambre du vieux pensionnaire et l'autre chambre où nous couchions grand-mère et moi en partageant le même lit. Le mobilier était des plus rudimentaires, pas d'eau courante, pas d'électricité. Nous nous éclairions à la lampe à pétrole et à la chandelle. La maison se trouvait en bordure d'un petit chemin, la façade donnait sur un petit jardinet comprenant un puits, un magnifique lilas, quelques arbres fruitiers, un petit potager et un clapier-poulailler. Nous vivions plutôt

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isolés avec pour horizon des étendues de céréales et de tabac qui avaient laissé place aux topinambours en ces temps de disette. Mémé m'entourait de tous les soins qu'elle savait et qu'elle pouvait. Je constituais le but essentiel de son existence. Elle comptera à jamais parmi les êtres les plus chers jusqu'à mon dernier souffle. Ma vie de petit garçon se déroulait dans l'affection, la paix de l'innocence en dépit des circonstances. Dans cette ambiance campagnarde et un peu sauvageonne, je me trouvais parfaitement heureux.

Les souvenirs de la guerre demeurent des plus vagues, ne pouvant démêler aujourd'hui de ce qui m'avait été raconté avec quelques miettes de clichés des années 1944-1945. Peut-être le souvenir très confus d'uniformes verdâtres, de quelques voix gutturales. Je me rappelle cependant, avec une certaine précision, l'envahissement soudain d'un grand nombre de cyclistes avec de petits drapeaux flottant aux guidons. Ils avaient l'air très gentil avec moi, tout en me posant beaucoup de questions auxquelles je ne savais pas répondre. Je n'avais pas encore quatre ans, toutefois je ne me sentais pas très rassuré. Quelques jours avant cette intrusion, vivait chez nous, une dame. Elle couchait à la cuisine sur une sorte de paillasse. Ces messieurs à vélo l'entourèrent, mémé était très agitée, elle pleurait. La dame fut finalement violemment juchée sur l’un des cadres d'un bicycliste et ils s'en furent. Je ne sus jamais exactement le pourquoi de cet épisode.

Plus tard, ma grand-mère me raconta qu'une rafale de

balles troua de part en part un arbre du jardin. Je me

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trouvais juste à proximité et je fus miraculeusement épargné. À ce qu'il paraît, cette formidable déflagration engendra de ma part une explosion de rires.

Mes premiers balbutiements évoluaient en patois ou plus exactement en notre belle et riche langue occitane, ce qui faisait l'objet de réprobations de la part de mes parents lorsqu'ils venaient nous voir. Leurs petits reproches étaient bien légitimes. Ils désiraient que leur fils s’exprime comme tous les enfants de la ville.

« A pla laisé dé parla coumo oun moussu » (il a bien le temps de parler comme un monsieur), rétorquait mémé.

Finalement, papa et maman désarmés, soupaient avec

indulgence, ravis de me trouver aussi épanoui et en bonne santé, relativement bien nourri en ces temps où les citadins connaissaient la famine.

Le Noël 1944 demeura le plus émouvant mais aussi le

plus périlleux pour ma mère. Après la fermeture de la cave à vin, au soir du 24 décembre, maman entreprit de se rendre à Fonvialane à pied. Elle tenait à bout de bras un magnifique cheval à bascule presque aussi lourd qu'elle. Or, le couvre-feu avait sonné depuis déjà un bon moment. Elle se fit vertement arrêter par une patrouille allemande armée jusqu'aux dents. L'un d'eux lui réclama les papiers, entre autres un « ausweis » (laisser-passer). Bien entendu, maman emportait sur elle que les tickets d'alimentation. On procéda à sa fouille. Le grand papier intrigua l'officier. Il sembla totalement décontenancé quand il en vit le contenu. La compassion et une profonde tristesse traversèrent son regard. Sa grosse main caressa la tête et

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la crinière du jouet. « Quel ââge a fotre péti karsson?

– Un peu plus de trois ans, Monsieur ! – Le mien a le même ââge, Madame ! » Il écrivit quelque chose qu'il tendit à ma mère, puis lui

tapota l'épaule. « Allez-y, mais c'est très danchereux de zirguler gar

z'est interdit, j'espère que vous ne rengontrerez pas d'autres patrouilles. »

Heureusement, il ne restait pas un long parcours à faire. Maman arriva fourbue, frigorifiée et tremblante chez nous.

Aujourd'hui, je paierais bien cher pour retrouver ce cheval à bascule dépenaillé par mon jeune âge.

Mon jouet préféré consistait en des poupées que ma grand-mère confectionnait avec des chiffons rembourrés de son. Je les traînais partout, les embrassais et leur tenais de longs discours. Je les appelais mes « mounines » (poupées en occitan). C'était le grand désespoir de mon père qui me voulait viril. Un jour, il vint me voir seul, sur sa grande moto et m'offrit une splendide boîte de peintures qui m'amusa beaucoup. Quand il décida de m'installer sur sa machine toute pétaradante et fumante, je me mis à pousser des hurlements de terreur, si bien que, très mécontent, il me fit descendre de sa pétoire en reprochant à sa belle-mère de faire de moi une véritable fillette et dès qu'il le pourrait, il me reprendrait définitivement. Mémé et moi demeurions épouvantés.

Puis la vie reprit son cours, douce et quiète. Ma grand-

mère n'avait rien d'une bigote, mais remplie d'une foi

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simple, naïve où se mêlaient quelques superstitions. Elle fut mon initiatrice à la prière. Pour la circonstance, elle employait le français. Je lui dois mon premier « Je vous salue Marie », « Le Notre Père », ainsi que de vieux cantiques : « Jésus doux et humble de cœur », « La voir un jour » sans oublier le cantique de Lourdes. Je me souviens également du fameux : « Le petit Jésus s'en va-t-à l'école... »

Aux coins sombres de ma vie, combien de fois j'ai chanté en moi-même de ces vieilles rengaines quelque peu mièvres, inspirées d'un culte sulpicien d'un autre temps. Toutefois, elles m'ont aidé, peut-être pas par leur aspect de religiosité, mais comme repère affectif à mes moments de solitude.

Avec le recul du temps, je me rends bien compte que

dès mon plus jeune âge, je voyais très peu et très mal. Ce serait la plus absurde ineptie de faire l'apologie du handicap. Cependant, comme en toute chose, il faut savoir retirer les aspects positifs de toute situation. Un myope très prononcé, qui aime la nature, communie intimement et très étroitement avec elle, presque d'une façon physique. Il semble qu'il baise les fleurs, les couleurs et leurs multiples nuances, tellement son regard se pose pratiquement à même ce qu'il désire voir. Ses yeux paraissent en état de contemplation. C'est avec une tendre et nostalgique émotion que je me souviens d'une douce soirée du printemps 1946. C'était à l'heure du crépuscule. L'air embaumait la senteur de notre grand lilas blanc. Les pétales multicolores des arbres se répandaient en un épais tapis. Sur le sol du jardin, je me mettais à plat ventre, les lèvres et les yeux à même cette

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odorante pellicule comme si je voulais la boire, l'absorber. Tout mon jeune être s'emplissait d'une profonde jubilation. De la porte ouverte de la cuisine, j'apercevais le halo de la lampe à pétrole allumée et j'entendais mémé, de sa voix très harmonieuse, chanter tout en préparant la soupe :

« Bonsoir Madame la Lune, bonsoir ! » Ce furent-là mes premières impressions poétiques. Financièrement, les choses allaient mal pour ma grand-

mère, de surcroit son pensionnaire disparut en emportant le peu d'argent qu'elle possédait. Mon père avait fait de mauvaises affaires. Son héritage grand-maternel, investi dans la cave à vin, se trouva dilapidé ou plus exactement bu, car il était son meilleur client. De plus, il avait eu de gros ennuis à la Libération. Mes parents ruinés ne pouvaient plus payer la pension de mon entretien et partirent habiter Castres en quête d'un hypothétique emploi. Pour faire face, mon aïeule trouva à se faire engager comme bonne au pair, avec la condition qu'elle pouvait me garder avec elle, chez un vieux retraité, monsieur Trouan à Albi. Elle réunit nos menus objets et pauvres vêtements dans une vieille poussette dans laquelle elle m'installa craignant mes petites jambes de cinq ans. Et en route pour la capitale des cathares ! Adieu Fonvialane !

La maison de monsieur Trouan ne ressemblait pas à un

palace. Elle possédait, comme à Fonvialane, deux pièces, sa chambre et une assez vaste cuisine. Dans un coin, un vieux sommier comportant un matelas des plus minces, c'est à cet endroit où mémé et moi devions dormir.

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Au fond du couloir se trouvait une grande cour commune à plusieurs locataires de ce petit immeuble vétuste. L'autre extrémité du couloir donnait sur un largetrottoir bordant une rue flanquée de-ci de-là, de gros platanes. En sortant, à droite, à une cinquantaine de mètres, il y avait un passage à niveau. Encore aujourd'hui j'ignore le nom de cette rue, je ne sais pas si elle existe toujours.

Notre logeur et nourricier se comportait comme un vieux célibataire ni bon ni méchant, assez original et plutôt pingre. Il faut dire, à sa décharge, qu’il percevait une maigre retraite en tant qu’ancien travailleur des mines de Carmaux. Il me tolérait à condition que je me fasse le plus discret possible. Qu'importait ! J'étais avec mémé et cela suffisait à mon bonheur. Il ne fallait pas avoir un grand appétit, monsieur Trouan comptait les morceaux de sucre et tout à l'avenant. Aussi, en plus du travail de la maison, ma grand-mère accomplissait quelques lessives chez les voisins afin d'augmenter en cachette mon ordinaire.

La maison, la cour et tout l'environnement étaient

habités par des personnes âgées. Cependant, je ne souffrais pas du manque d'enfants de mon âge. Jouant seul dans la cour avec des riens et ma mounine à qui je faisais la conversation. J'avais la permission de rester sur le devant de la porte. En plein milieu du trottoir, il y avait un platane, j'en aimais les belles grandes feuilles et ces sortes de pompons bourrus qui tombaient des branches. J'étais émerveillé par les roucoulades d'un couple de tourterelles dont la cage se trouvait suspendue au-dessus

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d'une fenêtre voisine. Le passage à niveau représentait un grand pôle d'attraction, en particulier le trafic des trains de marchandises et celui du transport du charbon en provenance des mines de Carmaux et de Saint- Salvy. À l'époque, les barrières n'étaient pas automatiques mais actionnées à la main. Je fus un des témoins de ce qui aurait pu se terminer par un drame épouvantable. Un de ces trains allait passer quand un homme assez jeune, l'air hagard, se trouvait au milieu de la voie. Le garde-barrière lui cria énergiquement de sortir de là. L'homme ne bougea pas ! Le cheminot l'empoigna par les épaules et le fit dégager. Le suicidaire se débattait avec fureur :

« Lâchez-moi, je veux mourir, je veux mourir ! » Il fallut le concours d'un voiturier pour emporter ce

pauvre désespéré, il était temps, le train, crachant sa vapeur, arrivait quelques secondes plus tard. L'individu fut amené par les gendarmes appelés par l'employé de la S.N.C.F. Je fus très impressionné de cet évènement de la folie, de la désespérance.

Un autre spectacle moins sinistre, mais au contraire

empli de sérénité, s'offrit à moi une fois encore grâce au passage à niveau. Devant la barrière abaissée stationna une camionnette bâchée, mais ouverte à l'arrière. À l'intérieur, un lit où gisait une très jeune femme d'une grande pâleur. Franchissant le trottoir et en même temps l'interdit, j'allai jusqu'à la camionnette distante de quelques dizaines de mètres de la maison. D'un naturel timide mais habité par la curiosité, je m'enhardis.

Dans un français proche du patois : « Vous êtes malade, Madame ? » Elle répondit, son visage diaphane animé d'un rayon-

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nant sourire : « Oui, très malade, j'ai la tuberculose, mais je suis sûre

que je vais guérir, mon mari m'emmène à Lourdes ! » Lourdes ! C’était pour moi aux antipodes. Cependant

mémé m'en parlait beaucoup, nous chantions ensemble : « Avé, Avé Maria ». Le rêve de sa vie, c'était qu'un jour, quand nous aurions un peu plus de sous, nous irions en pèlerinage. Ce modeste projet ne resta que dans ses rêves.

Un après-midi d'été où j'allais avec ma grand-mère

dans la demeure des gens chez qui elle faisait la lessive moyennant quelques piécettes, nous trouvâmes le grand-père de cette maison installé dans un fauteuil de leur jardin, l’air assoupi.

« Il est mort ! » dis-je sans savoir pourquoi, car je n'avais jamais vu de défunt. Je reçus une petite gifle de ma grand-mère, ce qui n'était pas dans ses habitudes.

« On ne dit pas ça Nénou ! » Nénou était le petit nom occitan par lequel elle

m'appelait. Cela signifiait approximativement petit enfant. « On ne dit pas ça Nénou ! Tu n'y penses pas ! » Ce n'était pas une pensée, mais comme une sorte

d'inexprimable prémonition. Tout le monde était persuadé que le vieil homme faisait sa sieste, comme il avait coutume de la faire.

Le lendemain, ma grand-mère apprit que le vieillard était bel et bien décédé la veille durant sa dernière sieste.

La fête foraine place du Vigan ayant lieu, maman, à cette occasion, vint nous voir. Il fut décidé qu'elle m'emmènerait pour monter sur les manèges. Je n'avais aucune idée de ce que c'était les manèges. Je fus émerveillé

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par les lampions multicolores et par le kiosque à musique construit de branchages feuillus d'un joli vert. Le son de l'accordéon m'enchantait. Maman m'acheta de la « pâte à mâcher ». Le mot chewing-gum importé par les Américains lors de la dernière guerre n'était pas encore passé dans le langage courant. Je trouvai délicieuse cette friandise. Nous arrivâmes devant les manèges. Le fracas des autos tamponneuses, le tournoiement des chenilles, en avant, en arrière, m'étourdissaient et m'effrayaient tout à la fois. Nous parvînmes à un manège fait de chevaux de bois au son de l'orgue de barbarie. Ce spectacle seul de musique et le tourbillon gracieux de ces montures auraient suffi à mon ravissement. Maman décida que j'allais chevaucher. Elle me jucha sur un de ces beaux chevaux peinturlurés. Tous les gamins de mon âge, et de plus jeunes, riaient et braillaient de joie. Quant à moi, je me mis à hurler de terreur tant et si bien que l'on dut arrêter et interrompre le tour de manège à la grande honte et à la colère de ma mère :

« Tu es un petit couillon, une vraie poule mouillée. » Nous rentrâmes. Maman se fâcha très fort auprès de

mémé : « Tu fais de ce gosse un abruti, un froussard, à force

de l'envelopper dans du coton il a peur de tout, il ne parle presque pas le français et ne sait ni lire ni écrire à six ans ! Si tu ne l'inscris pas immédiatement à l'école, dans huit jours, je viendrai le chercher. D'ailleurs, il ne nous connaît pratiquement pas Roger et moi, nous nous organiserons comme nous le pourrons, mais tôt ou tard, le plus tôt sera le mieux, il devra vivre avec nous à Castres. »

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Il s'ensuivit une dispute entre elles, l'une reprochant à l'autre son ingratitude. Ma mère à bout d'arguments, porta un coup dur à ma grand-mère :

« Tout ce que tu fais pour le petit, c'est pour le garder tout à toi, voilà la vérité ! »

Mémé se mit à pleurer, j'éclatai en sanglots, maman claqua la porte et s'en retourna en criant :

« Attention ! Je veux, et Roger l'exige aussi, qu'il soit scolarisé, sinon… »

Quelques jours après, mémé me conduisit à l'école du

quartier. Voyant l'extrême précarité de mon niveau, je fus admis en classe maternelle. Le plus âgé de mes camarades avait à peu près deux ans de moins que moi. Tous ces gamins avaient l'air très éveillé, ce qui eut pour effet de me rétracter davantage. Malgré la grande douceur de l'institutrice, je me trouvais perdu et désemparé au milieu de ces bambins épanouis. Toutes les larmes de mon corps y passèrent :

« Boli ana amé ma ménine » (je veux aller avec ma mémé).

Voilà ma première et ma dernière matinée d'école albigeoise. À midi, mémé vint me chercher :

« Téï pla languit Nénou touto aquesto matinado et tu ? (Je me suis bien ennuyée de toi mon petitou ce matin et toi ?)

– Yo tabé ménino » (moi aussi mémé). Nous étions bien d'accord à ce sujet et donc tendrement

complices. Il fut convenu naïvement que l'on ferait croire à mes parents que je suivais désormais régulièrement l'école. Ce fut certainement le seul mensonge de ma grand-mère. Cependant, la directrice de l'établissement scolaire, lorsque

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nous nous présentâmes à son bureau, demanda à ma grand-mère une foule de renseignements et notamment l'adresse exacte de mes parents nécessaire pour le dossier d'inscription. Ma grand-mère, sans aucune méfiance, donna toutes les informations qu'elle put à la fonctionnaire de l'éducation publique. Cette dernière, remarquant au bout de quelques jours mon absence à l'école, écrivit une longue lettre à mes parents les informant, entre autres, que j'étais dépourvu de tout certificat de vaccination obligatoire et l'institutrice de la classe maternelle avait constaté en cette unique matinée de ma présence que ma vision lui paraissait très faible et qu'enfin j'étais complètement inadapté à la vie collective… etc., etc.

Octobre 1948, j'avais donc sept ans et quelques

semaines. Je me trouvais sur le pas de la porte, il devait être environ quinze heures. Par cet après-midi d'automne particulièrement doux, je contemplais les grandes feuilles de platane jonchant le trottoir comme de grandes et fines jolies mains. Une camionnette s'arrêta devant la maison, le chauffeur resta au volant et son passager descendit : c’était papa. Il m'embrassa, me passa les mains dans les cheveux abondants et frisés.

D'une main, il tenait une valise en carton. Semi-affectueux, semi-grondeur, le regard plutôt sévère :

« Que fais-tu là ? L'école a commencé depuis une bonne quinzaine de jours, ne bouge pas ! Je vais voir ta grand-mère. »

Il pénétra dans la cuisine. La fenêtre ouverte donnait sur la rue, je pouvais tout entendre. En guise de salutation, mon père sortit une grande feuille de sa poche et la lut à mémé qui, affairée à ses travaux ménagers,

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l'écoutait. C'était la lettre de la directrice d'école. Si je ne parlais pas bien le français, je le comprenais toutefois. Au fur et à mesure que le paternel lisait, ma grand-mère passait par toutes les couleurs. Elle en lâcha son balai et se mit à trembler de tout son corps.

« Et maintenant pas d'histoires, je suis pressé, mettez dans la valise les affaires du gosse, je l'emmène sur le champ ! »

Mémé piqua une véritable crise de nerfs : elle pleura, hurla, fit valser tout ce qui se trouvait à sa portée, fit voltiger la valise qui s'écula un peu plus.

« D'abord, vous ne pouvez pas le prendre le petit, il est malade !

– Ah oui ! Et bien on va le soigner ! » coupa mon père. J'étais terrorisé, paradoxalement, par la grand-mère :

jamais je ne l'avais vue aussi déchaînée. Mon père, par contre, se montrait relativement calme, il était tout simplement déterminé à m'emmener avec lui. La nature humaine est très fluctuante, en particulier chez les enfants. L'air assuré de papa me rassura moi-même. Je perdis momentanément ma crainte de toutes les situations nouvelles. La perspective de monter dans la camionnette et de faire mon premier grand voyage (Albi-Castres : 40 Kms) me plaisait beaucoup. Comme ma grand-mère s'obstinait dans son refus de faire ma valise, mon père parvint à rassembler comme il le put, pêle-mêle, mes quelques effets. Il refoula cependant ma « mounine ». Dans mon excitation du départ, je n'en conçus aucun chagrin.

« Maurice, viens embrasser ta grand-mère, dépêche-toi, nous partons ! »

Mémé m'étreignit frénétiquement à m'étouffer. Je me

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débattis pour lui faire lâcher prise, mon père m'aida en me tirant par les bras. Nous sortîmes, grimpâmes dans le véhicule qui nous attendait et papa m'installa sur ses genoux. Monsieur Pradelles, le chauffeur, donna de grands coups de manivelle pour allumer le moteur. Nous entendions mémé qui continuait de pleurer et de m'appeler :

« Nénou, Nénou, mon Nénou ! » Le moteur se mit à cracher, à hoqueter, mais il ne

parvint pas à couvrir les appels désespérés de mon aïeule. Enfin, nous démarrâmes. Pauvre mémé, j'entendrai toujours tes appels déchirants. Je retrouve aussi ta douce voix qui chantait par un beau soir de printemps : « Bonsoir Madame la Lune, bonsoir. »

Le voyage dura environ une heure et demie pendant

laquelle papa m'interrogeait sur ce que je voyais le long de la route, voulant ainsi se faire une idée de l'état de mes yeux. Mes réponses le rendaient soucieux, ne sachant pas exactement s'il s'agissait d'un manque d'observation de ma part ou d’une réelle malvoyance. J'aperçus des maisons, des immeubles, des terrains vagues, des rails.

« Nous arrivons à Castres, tu vas voir c'est une belle ville, bien moins belle qu'Albi tout de même ! »

Nous parvînmes à un carrefour. À droite, j'aperçus le clocher d'une église, nous tournâmes à gauche. À notre droite, une belle place au milieu de laquelle se trouvait un grand bâtiment aux murs couverts d'affiches. Nous virâmes encore une fois à gauche et nous prîmes une rue sur la droite : rue Croix de Fournès. La camionnette stoppa au numéro 9 d'une petite maison attenante à d'autres du même genre, c'était le domicile de mes

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parents. Après avoir réglé monsieur Pradelles, papa me fit entrer. La porte se referma sur un étroit couloir encombré de deux bicyclettes. À droite, à l'angle de la cage d'un vieil escalier, la porte donnait sur deux minuscules pièces séparées par un paravent. À droite, notre chambre, à gauche, la cuisine dans laquelle maman m'accueillit affectueusement mais très affairée.

Je me trouvais un peu étourdi par les évènements précipités de cet après-midi. L'euphorie du départ en voyage s'estompa, je me mis fortement à penser à mémé. J'entendais ses appels :

« Nénou, Nénou, mon petit Nénoul ! » Je fondis en larmes. « Qu'est-ce que tu as ? Tu as faim ? – Nou, mé languissi dé la ménino, boli tourna à l'oustal

sul cop ! (Non, je m'ennuie de mémé, je veux revenir à la maison tout de suite !)

– Commence à parler comme tout le monde, ensuite, c'est ici ta maison, avec papa et maman ! Tu ne nous aimes donc pas ? C'est vrai que nous ne nous connaissons pas beaucoup, mais tout ça va s'arranger si tu te conduis comme un garçon raisonnable de ton âge. Mémé viendra nous voir dès qu'elle le pourra. Ici, c'est trop petit pour la prendre avec nous trois. Tu vas goûter, après, on va te montrer toute la maison, la visite sera vite faite. »

Le ton était affectueux, mais ferme. Je me calmais un peu tout en continuant de renifler, en avalant mes tartines de confiture préparées par maman.

La cuisine et la chambre représentaient un véritable tohubohu formé par un empilement de meubles, d’un sommier, de livres, d'objets des plus hétéroclites. Il y

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avait à peine la place d'une petite table où s'enfonçaient quatre chaises, une cuisinière, un buffet et l'évier. La partie chambre connaissait le même entassement, vieille vaisselle dans des cartons, cuivres, fourneaux... Nous disposions d'un lit des plus rudimentaires pour mes parents le long duquel était posé un matelas pour moi. Nous avions de bons édredons de plumes qui tenaient bien chaud l'hiver. Une petite armoire et deux chaises. La fenêtre de la chambre s'orientait du côté de la rue très bruyante tandis que celle de la cuisine donnait sur la cour. En sortant dans le couloir se trouvait l'escalier déjà cité, très étroit et raide. Il aboutissait à un petit palier où faisaient face deux portes dont celle montant au galetas. Les deux pièces de l'étage constituaient un appartement loué comme le nôtre. Le locataire était presque toujours absent, à tel point que je pense l'avoir entr'aperçu deux ou trois fois. Il vivait là, seul. Le galetas nous était commun, mais surtout occupé par un monticule d'objets, de vieilles malles entreposées par mes parents. En bas des escaliers, à droite, une porte basse donnait accès au cagibi à bois et charbon. Au fond du couloir, une porte s'ouvrait sur une cour assez grande, bordée par les murs des maisons environnantes. Face à la fenêtre de la cuisine s'épanouis-sait une belle treille qui donnait des raisins succulents. À gauche, il y avait un clapier où vivait une demi-douzaine de lapins soyeux et dodus, qu'élevaient mes parents. À droite, la cabane des W.C. avec tout simplement un trou, un cagibi contenant de la ferraille, des fils et des tuyaux de plomb, de zinc et de cuivre. Au fond, une assez grande remise louée à un dénommé Patarro s’occupant de primeurs. Tôt le matin, il faisait du vacarme en déménageant et en transportant ses cageots de fruits et

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légumes. Voilà notre domaine. Nous n'avions pas l'eau courante, nous devions aller la chercher à la fontaine située au milieu du carrefour de la rue.

La soirée s'écoula tant bien que mal. J’avais le cœur

bien gros sans mémé et sans ma mounine. Je sentais que mes parents étaient à la fois navrés de mon chagrin, mais aussi agacés par mon attitude geignarde. Les quelques mots que je prononçais ce soir-là en occitan étaient repris surtout par mon père, afin que je les exprime en bon français.

« C’est une très belle langue que tu emploies, il ne faut surtout pas l'oublier, mais tu dois absolument parler comme tout le monde ! »

Je soupai d'un bon tourin, sorte de soupe régionale à base d'oignons roussis et d'un coulis de tomates, puis, des pommes frites aillées et persillées à la poêle recouverte, dont maman avait le secret, et comme dessert des raisins de la treille.

Je me couchai et m'endormis avec toujours dans les oreilles de mon cœur, l'appel de mémé :

« Nénou ! » Mon arrivée au foyer parental avait été planifiée et le

programme débuta dès le lendemain matin. Consultation chez l’ophtalmologue, monsieur Barrioulet, de grande notoriété dans tout le département, nanti de plus d’une grande qualité de cœur. C'était la première fois que j'avais affaire à un médecin. Je restais sur mes gardes, ma mère m'accompagnait. Elle rougit un peu quand l'oculiste voulut me faire déchiffrer le tableau pour tester ma vue. Elle dut avouer mon analphabétisme tout en essayant d'en

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expliquer la cause. Très gentiment, le docteur me montra des images de tailles décroissantes. Il diagnostiqua une importante myopie aux deux yeux et prescrivit des lunettes que nous allâmes commander immédiatement chez l'opticien. Cela représentait une grosse dépense. Il n'y avait pas à cette époque une si grande couverture sociale et les finances de mes parents n'étaient pas au mieux de leur forme.

« Tu feras bien attention de ne pas les casser, on ne pourrait pas t'en acheter d'autres ».

De là nous nous rendîmes chez un médecin généraliste, le docteur Rouanet. Il fut procédé à la série de vaccinations obligatoires. Ce ne fut pas sans mal ni pleurnicheries de ma part.

Le médecin me trouva un peu trop maigrichon, il prescrivit comme fortifiant de l'huile de foie de morue. Le goût et le prix en étaient détestables. Il ordonna enfin des séances de rayons ultraviolets pour mes jambes qui tremblotaient plus de frayeur que de faiblesse. L'après-midi fut consacré à mon inscription à l'école communale de notre quartier avenue des Lices, près de la place de l'Albinque. Je devais rentrer après les vacances de Toussaint. On termina, toujours avec maman, par quelques menues emplettes : des vêtements, une ardoise, des crayons, une éponge à effacer, un cahier et des crayons de couleur, un petit sac en toile pour contenir le nécessaire de l'écolier débutant. Le porte-monnaie était bien plus éreinté que nous-mêmes.

Je faisais des progrès dans ma façon de m'exprimer, à

la grande satisfaction de mes parents. Le soir, mon père m'initiait à l'écriture des premières lettres de l'alphabet :

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« Il faut que tu saches écrire au père Noël si tu veux qu’il t'apporte quelque chose.

– Mais surtout, n'en demande pas trop, car cette année il est très pauvre ! s’exclama maman.

– Qu’il ne m’apporte rien que la mounine de chez mémé ! dis-je.

– D'abord, ça s'appelle une poupée et puis les poupées c'est fait pour les filles, pas pour les garçons » gronda mon père.

De fait, il me trouvait mou, peureux de tout. Il me voulait énergique, costaud et viril. Pour cela, il me faisait grimper sur les chaises, monter sur la table et en sauter. Je tremblais comme une feuille, pleurnichant devant tout acte d'exercice physique. Mon père se fâchait, me bousculait pour que je me décide à sauter. Maman venait timidement à ma rescousse, il s'ensuivait alors des disputes entre mes parents. Il est vrai que j'étais particulièrement froussard. Il y avait cependant une part d'excuse. Lorsque j'étais au-dessus du sol, celui-ci me paraissait très incliné et me donnait une sensation de vertige. Cela provenait d'une anomalie d'optique, mais on ne l'a su que bien plus tard.

Au-dessus de notre porte d'entrée se trouvait une

grande pancarte « Brocanteur, achète et vend tout objet d'occasion ». De l'autre côté de la rue, contre la muraille, un grand charriot appartenant à mes parents. D'où, tout ce bric-à-brac contenu chez nous. Le matin, mon père attendait la clientèle qui, au début, ne se bousculait pas au portillon. Les après-midis, mon père partait, poussant son charriot en quête de marchandises qu'il rapportait le soir. Ma mère devait aider à faire bouillir la marmite. Tôt le matin, elle partait à une usine de textile, industrie

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florissante alors à Castres. Mais les salaires ne l'étaient pas autant. Les après-midis, elle allait faire des ménages. Ainsi, nous ne manquions pas de l'indispensable, sans être riches, bien loin de là. Le soir, ma mère exécutait tout le travail de la maison. Le tout la fatiguait beaucoup. Elle était de corpulence menue, d'un joli visage très fin, un peu trop pâle, des cheveux très frisés d'un noir de geai, j'avais hérité de sa chevelure, mais maman avait surtout une santé fragile. Mon père, de taille moyenne aux mains très fines, possédait un regard très énergique et était pourvu d'une vive intelligence. Il portait lui aussi des lunettes. Quant à moi, je représentais, comme il se doit, la composante des deux.

J'avais pour tâche d'aller chercher l'eau à la fontaine,

un seau d'une main, un broc de l'autre, ce qui faisait pas mal de poids pour le mien pas très lourd. Ces sortes d'ustensiles n'étaient pas en plastique à cette période, mais en métal comme les poubelles d'ailleurs. Je faisais les courses, mettais et retirais le couvert, j’exécutais toutes les occupations de beaucoup d'enfants de mon âge en ces temps-là. Mon existence sur ce plan n'avait rien de tyrannique. Le dimanche, seul jour de repos pour les adultes, nous suivions mon père à la pêche. Nous pique-niquions souvent d'une délicieuse friture quand la chance n'était pas pour le poisson. Nous ramassions de l'herbe pour nos lapins, maman et moi. Au retour, mes parents chantaient les succès de la vedette de l’époque : Tino Rossi. Maman m'apprenait « Petit Papa Noël » qui n'a pas encore tout à fait disparu des lèvres enfantines. Nous formions un trio simple et heureux comme des millions de foyers de notre sorte.

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Le jour de ma rentrée scolaire arriva. La veille au soir, maman m'expliqua comment faire chauffer mon petit déjeuner, mes parents n'ayant pas le temps de s'occuper de moi, maman partant tôt pour l'usine et mon père vaquant à ses occupations commerciales. Il n'était d'ailleurs pas fait pour les tâches ménagères. Il remontait des meubles, les décapait, les cirait. Ainsi, je me débrouillais moi-même le matin. Levé à sept heures, je devais vite faire une rapide toilette, baptiser le lit, approvisionner la maison en eau. L'école communale commençait à huit heures, je ne devais pas flâner. Cependant, il n'y avait qu'un très petit trajet entre le domicile et l'établissement. La veille de ce grand jour, je fis la grande toilette dans la lessiveuse placée devant la cuisinière. C'était là notre baignoire familiale, activité réservée en principe le samedi soir. Donc, le premier matin de ma rentrée en classe, je n'étais pas très fiérot ne sachant pas comment cette matinée allait se passer. Je parvins au grand portail qui s'ouvrait sur la cour de récréation. Je n'étais pas en retard, d'autres gamins arrivèrent, les premiers jouant déjà sous le préau. Il pleuvait, le temps était au diapason de mes états d'âme. Je ne connaissais personne, n'ayant encore pas eu le temps de fréquenter les garçons du voisinage, à part les gamins des maisons attenantes. Je fus assailli de questions par mes congénères à l'air plein d'assurance, car pour eux, ce n'était pas la première rentrée et l'école avait déjà commencé depuis un mois. La cloche sonna suivie d'un strident coup de sifflet. On se mit en rang et en silence. Nous pénétrâmes dans la salle de classe. On me plaça devant à cause de ma mauvaise vue. Nous devions tous, en blouse bleu-marine, nous tenir debout face à notre

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pupitre jusqu'à ce que nous ayons reçu l'autorisation de nous asseoir. L'institutrice écrivit au tableau, nous l'appelions maîtresse.

« Ferrand, lis à haute voix ! » Surpris par cette inattendue interpellation, je sursautai

sur mon banc. « On se lève pour lire et on se dépêche ! » Je me levai, les jambes flageolantes. À la précarité de

ma vue déjà faible derrière mes grosses lunettes, s'ajoutait l'émotion. Je fus incapable de déchiffrer le moindre mot. Pourtant, grâce à mon père et à la relative rapidité de mon esprit, je possédais dans les quelques semaines qui précédaient ma scolarité, les rudiments de lecture et d'écriture nécessaires afin de ne pas être complètement ignare. Tout en écorchant encore un peu les mots en français, je parvenais à m'exprimer d'une façon intelligible. Mes parents se montraient plutôt satisfaits de mes progrès.

« Alors, j'attends Ferrand ! » Bondissant de son estrade, la règle à la main,

l'institutrice vint vers moi : « Lève tes mains, rapproche tes doigts. » Je reçus un bon coup de règle sur mes extrémités

digitales. La douleur fut cinglante, mais ma honte l'était bien davantage.

« Alors, vas-tu lire oui ou non ? » Dans mon extrême confusion, je me mis à patoiser : « Ni bézi pas rès. » (Je n'y vois rien). J'éclatai en sanglots et me mis à appeler mémé de

toutes mes forces. « Espèce de crétin », hurla l'enseignante hors d'elle. Puis, abdiquant, elle rejoignit son bureau surélevé

comme un trône. Je sentais tous les regards de mes

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condisciples portés sur moi, accompagnés de quelques ricanements.

« Marraval, lis ! – Le dimanche, je me promène dans les bois avec ma

famille », ânonna fièrement mon camarade. Bien, assieds-toi ! » Ce fut ensuite la leçon de calcul. La récitation en

commun de la table de multiplication par deux. La table, c'était vraiment ma bête noire, mon père, dans ce domaine aussi, avait essayé de me donner les rudiments nécessaires d’arithmétique, mais sans succès. Je bougeais silencieusement les lèvres faisant semblant de réciter. Dans la masse de voix, mon ignorance me paraissait inaperçue. Il y eut ensuite le cours de morale. Madame Benoît, c'était le nom de l'institutrice, nous lut la fable de la Cigale et la Fourmi, puis la commenta à peu près dans ces termes : « Il ne fallait mépriser ni l'une ni l'autre nous expliqua-t-elle, mais que chaque homme doit être à la fois les deux. Dans la vie, il y a place pour le chant, la danse, la contemplation de la nature, le dimanche par exemple, ou pendant les vacances, mais il faut aussi qu'il y ait le moment du travail, de l'ordre et de la discipline. » Je reconsidérai ses propos intéressants et clairs et j'adhérai pleinement à son discours.

« Ferrand, as-tu compris ou faut-il que je le dise en patois ? Quand peux-tu devenir cigale et quand faut-il être fourmi ? »

Elle voulait à tout prix tester le nouveau. Tous, dans la classe, étaient à l'affût de mes réponses, l'air goguenard. Transpirant de trouille, je me levai, la bouche sèche, mais je décidai à tout prix de me montrer un peu moins crétin que tout à l'heure.

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« Je suis la cigale quand je regarde les fleurs dans la campagne, je suis la fourmi quand je vais chercher l'eau à la fontaine, maîtresse ! »

J'avais parlé d'un seul trait dans un français presque parfait. Madame Benoît, un instant déconcertée, persuadée de mon hébétude, me regarda avec attention :

« C'est pas mal ce que tu as répondu, tu n'es pas aussi nigaud que tu le parais. Alors, tout à l'heure, il s'agissait bien d'un caprice ! Sache qu'il est bien de rendre service à tes parents, mais savoir et vouloir lire, c'est aussi être la fourmi de la fable. Très bien, tu peux t'asseoir ! »

Mes compagnons de classe se trouvèrent quelque peu dépités. Ils allaient me le faire payer cher.

Quant à moi, je me sentis plus assuré, je compris qu'il n'y avait pas un terrain d'hostilité entre la maîtresse et moi. La cloche de la récréation de dix heures retentit. Dans la cour, je fus immédiatement assailli et pris à partie. Mon nom et mes lunettes me valurent des surnoms et des quolibets :

« Alors, binoclard, on se goure ou on ne se goure pas ? m'apostropha un gros costaud tout en muscles.

– II appelle sa grand-mère pour le faire téter, railla un rouquin aux taches de rousseur sur le visage.

– Si on lui enlevait ses binocles, proposa un grand maigre aux cheveux hirsutes, pour voir s'il aperçoit la fourmi qui va chercher l'eau à la fontaine, ce serait marrant ! »

Ce projet n'eut pas le temps de passer à exécution. À mon grand soulagement, la cloche rythmant le cours de notre existence d'écolier marquait la fin de la récréation et ma délivrance.

« Prenez votre ardoise et copiez ce qui est inscrit au

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tableau. » Étais-je affranchi de ma timidité, je pus lire et

déchiffrer sans difficulté le petit texte inscrit à la craie blanche. La France comprend 90 départements, son fleuve le plus long se nomme la Loire, il a 1020 Kms de long. Les massifs : le Jura, les Vosges, les Pyrénées, les Alpes où se trouve le point culminant nommé le Mont Blanc, 4807m.

Tous ces noms m'étaient parfaitement inconnus. Il y avait aussi les lettres majuscules que j'avais à peine ébauchées par les soins paternels. Qu'importait, il n'y avait qu'à copier le texte. J'y mis toute mon attention. Nous devions chacun porter notre ardoise auprès de madame Benoît pour le contrôle de l'exercice. Elle donnait son appréciation, puis ordonnait d'effacer. Je fus l'avant-dernier à lui apporter mon travail. Comme je l'ai dit, mon apprentissage de l'écriture et de la lecture ne datait que de quelques semaines.

« Tu es lent, mais très appliqué, efface ! » J'épongeai les fruits de mon labeur avec regret. J'aurai

bien aimé les montrer à mes parents, surtout à papa qui avait fait preuve de tant de patience pour m'apprendre. La matinée se termina, c'était l'heure de la sortie.

« Alors, on les lui pique ses lorgnons ? » Aussitôt dit, aussitôt fait, je ne savais pas me battre, ne

m'en sentais pas de taille surtout devant le nombre d'énergumènes. Je me mis à crier en essayant, maladroi-tement, de récupérer mon bien. Je reçus des coups accompagnés de vociférations. Il y eut un tel vacarme dans la cour, que l'institutrice sortit. Elle vit la situation et intervint :

« Tu rends immédiatement les lunettes à Ferrand et

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rentrez tous chez vous. Attention, je vous surveille ! Filez dans le calme sinon les retenues vont pleuvoir ce soir ! »

« T'en fait pas la fourmi, on t'aura » marmonna le rouquin. Sans demander mon reste, je rentrai à la maison.

Je fis un récit détaillé de ma première matinée d'école à mes parents en omettant toutefois l'épisode de la lecture et du coup de règle sur les doigts qui n'avait pas laissé de trace, heureusement. Je fus félicité et encouragé à continuer de la sorte.

Après le repas, je desservis le couvert et aidai maman

pour la vaisselle. Ce fut vite l'heure de retourner en classe. Ma mère me mit mon goûter dans le petit sac de toile. Je ne voulais pas rentrer en retard, mais craignais d'être trop en avance, avec le risque de subir les mauvaises intentions de mes jeunes assaillants. Par chance, je calculai bien mon temps, juste pour le coup de sifflet de la mise en rang, pendant la pause de midi, mes camarades avaient parlé du nouveau à leurs familles. On leur demanda mon nom dont ils se rappelaient parfaitement, sans se « gourer ».

Mon père avait eu de grands ennuis à la Libération. Castres n'était pas une grande ville et tout se savait. Il n'était pas en odeur de sainteté parmi une certaine population de la ville.

« Ah, mais c'est le gosse du milicien ! » dirent la plupart des parents.

Certainement que leurs progénitures ne savaient pas très bien ce que cela signifiait, mais ils en perçurent un ton de mépris, ça leur suffisait à alimenter leurs hostilités et leurs taquineries à mon égard.

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L'après-midi, jusqu'à l'heure de la récréation de quatre heures, fut consacrée à l'histoire de France.

« La Gaule » commença madame Benoît. « Ta gueule milicien » murmura entre ses dents le

dénommé Chappal en me pinçant violemment le bras. Il se trouvait à ma gauche. L'institutrice s'aperçut du manège :

« Debout Chappal ! Tu es retenu, tu me copieras vingt fois, je ne dois pas me dissiper ni dissiper mes camarades pendant la classe ; qu'est-ce que tu murmurais à Ferrand ?

– Son père est un milicien, c'est mon père qui me l’a dit !

– Et toi, tu es un imbécile, c'est moi qui te le dis ! Assieds-toi, n'oublie pas ta punition. »

Madame Benoît garda quelques secondes le silence tout en me regardant curieusement avec une sorte de tristesse et de commisération. Elle ne connaissait le passé d'aucun parent de ses élèves. Elle aussi était toute nouvelle à Castres où elle avait pris son poste à la rentrée d'octobre. De nous, elle ne connaissait que notre nom de famille mentionné sur la liste par la directrice de l'établissement : elle-même enseignante dans la classe du certificat d'études. Notre maîtresse reprit sa leçon d'histoire en ces termes :

« Chappal, sans le vouloir, me donne l'occasion de vous dire quelques mots de la guerre que nous venons de traverser, dont certains d'entre vous ont peut-être quelques vagues souvenirs. Nous parlerons de La Gaule demain. La guerre, vos parents en ont souffert et en souffrent encore d'une certaine façon. Il y a peut-être aussi parmi vous des pères qui ne sont jamais revenus à la maison. Vous pouvez lever le doigt.

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– Mon papa, maîtresse'' Celui qui venait de parler se trouvait au fond de la

classe. Très mince, avec un visage allongé particulièrement fin et de grands yeux noirs. Je l'avais déjà remarqué et me sentais ému par son aspect physique et sa timidité. C'était la première fois de la journée que j'entendais le son de sa voix très cristalline. Personne n'avait l'air de s'occuper de lui, pas plus que l'institutrice. Sa propre timidité, sa frêle silhouette le rendaient comme absent de tout le monde et quelque peu retardé, si j'en juge aujourd'hui la seule appréciation verbale de madame Benoît quand, le dernier, juste après moi, il apporta son ardoise le matin devant l'estrade :

« Toujours aussi nul mon pauvre Starn ! »– Mon papa maîtresse, il est mort tué en Allemagne

parce qu'il est juif. » Starn se rassit. Toutes les jeunes têtes se tournèrent vers lui dans un

silence absolu. Madame Benoît observa le silence quelques instants comme dans une attitude de respect et de pitié, avec ce même regard qu'elle avait eu à mon encontre lors de l'intervention de Chappal ; puis, elle reprit :

« La guerre, quelle ignominie ! Votre camarade Starn en est une des victimes ; Ferrand aussi pour des raisons différentes. Nous tous sommes des victimes dans nos corps, dans nos cœurs et pour très longtemps. L'histoire des hommes a tranché, a jugé, nous n'avons pas à le faire nous-mêmes, mais nous devons tous nous respecter pour essayer de reconstruire sur des ruines un monde meilleur, plus fraternel. »

Il s'agissait finalement beaucoup plus d'une leçon de

civisme, d'humanité, que d'histoire. Je ne suis pas sûr des

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mots exacts employés par notre institutrice, car il y a l'érosion du temps, mais je demeure certain quant au sens de ses propos. Madame Benoît se révéla une enseignante sans complaisance, assez dure parfois, mais dotée d'un grand sens de l'équité, de discernement et non dépourvue de sensibilité. Ces leçons de morale faisaient partie du programme de l'enseignement laïque et public, elle les donnait à l'issue de circonstances ponctuelles de notre vie quotidienne d'écoliers. N'hésitant pas à interrompre un cours et à le remettre si nécessaire par exemple l'étude de la Gaule en ce début de novembre 1948. Ainsi se créa dans notre classe, une ambiance des plus favorables à notre épanouissement.

À mon plus grand avantage et à celui de tout le monde,

la vie à l'école dans la classe et la cour de récréation se déroulait dans une bonne harmonie. Je garderai à jamais un souvenir de profond respect et de gratitude pour celle qui fut « ma première maîtresse ». Elle a pris une place de choix dans mon existence.

Pardon à ceux qui me font l'amabilité de me lire, cet

épisode de ma première journée d'écolier dans mon cher quartier de l'Albinque paraît un peu trop long et fastidieux, mais il est ainsi des passages qui marquent un itinéraire. Que ces quelques pages en soient un témoignage et un hommage de reconnaissance à notre institutrice.

Mes commentaires de la guerre 1939-1945 peuvent

également sembler trop déliés, mais si on se rapporte près d'un demi-siècle en arrière, l'aimable lecteur comprendra

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aussi, l'impact pratiquement indélébile que cette sinistre période a creusé et taraudé toute l'existence de tous ceux qui, adulte ou enfant, l'ont vécu et souffert de multiples façons. Que ces quelques lignes soient, malgré la faiblesse de leur contribution, un argument, une raison, une ardente invitation afin que le monde se bâtisse en pierres précieuses d'amour sur une terre et pour une terre de paix. Voilà un vœu bien pieux en cette période de tensions et de conflits. Tout notre hexagone en ces temps d'Europe dite unifiée où des larmes de sang et de feu jaillissent de la Yougoslavie et de tous les états Serbes.

Le soir de cette mémorable journée, je racontai ce que

j'avais fait et surtout vécu pendant l'après-midi. Sans vouloir contredire l'adage, j'avais bien compris l'essentiel de la grande leçon d'histoire de madame Benoît, mais vraiment les mots pour l'exprimer, ne venaient pas aisément.

« Tu as, ainsi que tes camarades, beaucoup de chance d'avoir une telle institutrice. Il faut la mériter en écoutant et en faisant bien tout ce qu'elle te dit. » Je m'enhardis :

« Pourquoi tu es milichien papa ? Qu'est-ce que ça veut dire milichien ? »

Mon père s'assombrit. Ma mère, agacée : « Ça ne te regarde pas et d'où tu sors ça ? – Chappal l'a dit ! – N'écoute pas ces imbéciles » répondit maman très

énervée. Mon père fit un geste de la main invitant ma mère à se calmer.

« Je ne suis pas milichien, ni milichat, pas plus que milicien ou autre chose. La guerre est très méchante, elle rend tous les hommes fous. Je t'expliquerai plus tard.

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Mais rappelle-toi déjà ce que vous a dit votre maîtresse : Ne juge jamais personne, surtout ne juge jamais tes parents, ne me juge jamais Maurice ! »

J'allai me coucher, les images et les idées se bousculant dans ma jeune tête. Je m'endormis avec les paroles de madame Benoît et le joli visage de Salomon Starn.

Il restait encore une démarche à accomplir, celle de

mon inscription au catéchisme. Après la messe dominicale dans notre paroisse Saint-Jean Saint-Louis, maman et moi allâmes à la sacristie pour y rencontrer monsieur le curé Armingaud. C'était un vieillard empli de mansuétude et de bonté. Il me caressa longuement mon épaisse toison. Il fut convenu que j'irai au patronage tous les jeudis matin pour y suivre mon instruction religieuse, donnée par un jeune vicaire, dès janvier après les vacances de Noël. Le bon curé m'embrassa, dit des paroles aimables à ma mère.

Noël avançait à grands pas. Je préparai ma fameuse lettre. Papa me fit le brouillon. Nous nous dîmes préalablement d'accord et convînmes que le père Noël était particulièrement pauvre cette année-là, il fallait être modeste dans ses desiderata. Un camion en bois et quelques friandises comblèrent presque mes désirs. Presque !

« On ne pourrait pas lui demander qu'il m'apporte ma mounine de chez mémé ?

– Si tu recommences avec cette histoire de poupée de chiffon, il ne t'apportera rien du tout. Pour la dernière fois, je te répète que les poupées sont pour les filles. Toi, tu es un garçon, n'y reviens pas, c'est inutile ! »

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Cette missive enfantine fut l'occasion de m'enseigner l'écriture au crayon. Heureusement, on pouvait compter sur l'indulgence et la science à déchiffrer de ce bon magicien.

Le petit appartement était décoré de papier d'argent, de

branches de houx et de sapins que papa ramena de la campagne environnante. Près du trou du tuyau de la cuisinière, maman avait placé quelques légumes pour faire manger l'âne ailé transportant par-dessus les toits le père Noël, qui, en sa qualité, pouvait descendre même dans les tuyaux de la cuisinière. Il n'y avait plus moyen de circuler dans nos vingt-cinq mètres carrés. C'était mon premier Noël chez mes parents. Ils mettaient tous leurs efforts pour me le marquer, tout réjouis de ma crédulité. Leurs préparatifs furent couronnés d'un total succès. Avant de me coucher, ce 24 décembre 1948, je dû mettre mes galoches près de la cuisinière, réceptacle où devait être déposés les trésors de cette nuit de la nativité.

Je faisais semblant de dormir, m'efforçant au contraire, de rester éveillé afin d'attendre quelque chose : la descente et l'arrivée du distributeur des rêves de la naïveté enfantine. De fait, j'entendis bien des bruits comme des froissements, des pas. Mon père n'était pas dans la couche familiale, mais, dans ma demi-inconscience du sommeil qui m'écrasait, je n'avais pas fait le rapprochement. Pour moi, le miracle allait s'accomplir, il s'accomplissait.

Le matin du 25 décembre, je ne tardai pas à sauter du

lit. Sans prendre le temps d'embrasser mes parents, je courus vers mes galoches toutes débordantes d'oranges nichées dans du papier de soie, de fondants et autres

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chocolats. À côté de ces friandises trônait un magnifique camion de pompier rouge et jaune avec sa grande échelle. Près de lui, un beau cartable marron et dedans, un plumier en bois avec tout le nécessaire. Il n'y avait plus les grosses carottes ni l'oignon, l'âne ailé avait tout mangé. J'étais un petit garçon heureux d'émerveillement que savouraient mes parents. Le père Noël s'était ruiné pour moi, j'en avais oublié ma mounine et un peu mémé aussi. Que cette journée fut douce, tout illuminée de mille étoiles.

Nous franchîmes l'aube de l'année 1949. Avec elle, le

chemin vers l'école. Je ne me montrai pas peu fier d'arborer mon nouvel équipement d'écolier tout en fredonnant « Petit papa Noël », « Mon beau sapin ».

Le jeudi, jour de trêve pour les élèves, à cette époque

je me rendais au catéchisme dans mon quartier, puis au dispensaire dans les locaux de l'hôpital général pour les séances de rayons ultraviolets. Il y avait d'autres gamins accompagnés de leurs mères, la mienne était à l'usine. Je me débrouillais bien tout seul.

L'après-midi, retour au patronage sous la surveillance

et l'animation d'un jeune abbé. Nous retrouvions toute une ribambelle de gosses que les parents n'avaient pas le temps de garder, préférant nous savoir en sécurité plutôt que de traîner dans les rues. L'hiver, le séminariste projetait des films pieux comme sainte Bernadette de Lourdes ou la vie de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Quand il faisait beau, nous allions jouer au ballon au plateau Saint-Jean au bout de la rue portant le même nom. C'était, en ces temps-là, déjà la campagne.

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Le catéchisme me plaisait bien. Son enseignement était assez aride, mais les commentaires de l'abbé me touchaient beaucoup. Jésus nous aimait et Marie, notre deuxième et parfaite maman du ciel, nous aimait aussi. Que demander de plus ! Je rencontrais un ami au patronage, monsieur Bousquet, à la fois concierge du lieu et sacristain de la paroisse. C'était aussi le sonneur de cloches. Je m'arrangeais les jeudis après-midi pour arriver une bonne demi-heure avant l'ouverture de la salle du patronage, la porte de sa petite loge était toujours ouverte sur le couloir. Il m'invitait à entrer et nous nous prîmes d'une réciproque affection. Dans sa simplicité, il possédait un art extraordinaire pour raconter des histoires. Je ne saurais jamais s'il en était l'auteur, peu importe, il savait conter, m'entraîner dans le rêve, ce qui était dans ma nature. Ça ressemblait à la « Légende dorée » et aux « Mille et une nuits ».

Un certain jeudi de fin d'hiver 1949, il me proposa de

m'emmener à l'église Saint-Jean Saint-Louis pour le voir et l'entendre sonner l'Angélus de sept heures du soir. Je demandai et obtins la permission de mes parents. Nous partîmes donc ce jeudi soir de mars. L'escalier du clocher était abrupt, taillé dans du vieux chêne, à pas de vis. Dans l'ombre, des grosses cordes pendaient. Malgré son âge déjà avancé, monsieur Bousquet maniait ces cordes avec dextérité et énergie. De l'intérieur, le son paraissait plus ténu, plus voilé qu'au-dehors. Ça inspirait vraiment à la louange et la méditation. Je voulus à mon tour, tirer sur les cordons. Il me conseilla la plus petite et la plus légère des cordes, mais dans mon enthousiasme et mon élan, je me trouvai subitement suspendu au-dessus du plancher.

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Je me mis à gesticuler, à faire tintinnabuler une des cloches. En souriant, mon vieil ami me déposa à terre. Je pense que cet Angélus du soir perturba plus d'une âme pieuse du quartier de l'Albinque, mais après tout, ce n'était ni le glas ni le tocsin.

J’aimais beaucoup l'office du dimanche « la messe ».

Les cierges allumés, les musiques grandioses que faisait éclater l'orgue, les émanations d'encens, la grâce extrême des enfants de chœur flottant dans leurs aubes blanche et rouge, toute cette atmosphère me conférait une véritable émotion. Sans ne rien saisir du Saint Sacrifice qui se célébrait, j'en percevais cependant une certaine solennité et une paix profonde s'emparait de moi.

Moi aussi je voulais devenir enfant de chœur. J’en fis part à maman à la sortie de l'église.

« Arrange-toi pour en parler à monsieur l'abbé après le catéchisme, mais je crois que tu es trop jeune et que tu ne sais pas encore assez bien lire ; enfin, tu verras bien ! »

Je sentais que l'idée de me voir enfant de chœur ne déplairait pas à ma mère. J’avais mon petit plan en tête.

Quand arriva le jeudi suivant, je n'attendis pas l’arrivée du séminariste, mais c'est à monsieur Bousquet que je fis part de mon nouveau projet. Sachant qu'il côtoyait fréquemment le bon vieux curé Armingaud, je lui demandai de bien vouloir être mon intermédiaire et mon intercesseur pour exprimer ma requête. Le brave sacristain consentit de bonne grâce et s'assura qu'il m'aviserait le jeudi d'après. Je n'eus pas à attendre aussi longtemps. Le dimanche qui suivit, juste après l' « Ite Missa est », monsieur Bousquet vint me trouver en saluant tout d'abord ma mère.

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« Viens à la sacristie avec ta maman, monsieur le curé t'attend ».

Ma mère, inquiète, me demanda à l'oreille : « Tu as dû faire quelque bêtise ! – Non maman ! » Lorsque nous parvînmes à la sacristie, monsieur

Armingaud tout vêtu encore de ses habits sacerdotaux et entouré de ses servants qui reprenaient leur tenue civile, nous accueillit avec un large et rayonnant sourire.

« Défais ton manteau », me dit-il gentiment. Il prit sur la crédence une de ces belles robes avec le petit capuchon et m'en revêtit. J’étais aux anges à défaut d'en être un. Tout empêtré dans ce nouvel uniforme qui me ravissait, les mains et les pieds disparaissant, j'étais absolument heureux.

« Voilà ta chasuble, me dit monsieur le curé, je suis sûr, ajouta-t-il, qu'elle t'ira bien l'année prochaine quand tu auras grandi. L'abbé Arnaud est content de toi en classe de catéchisme, tu es un bon enfant de « cœur ! »

Il sourit de son jeu de mot en posant affectueusement sa main sur ma poitrine. Un peu dépité par le report de mon projet, mais consolé par le compliment du bon prêtre, je me trouvais assez satisfait. Ainsi, je vivais en parfaite harmonie avec l'enseignement laïque et religieux.