le mode de vie d'hippolyte dans - tristan grellet

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Université de Paris IV-Sorbonne UFR de grec Tristan GRELLET Le mode de vie dHippolyte dans Euripide : la recherche dune impossible pureté ? Mémoire pour le master 1 de lettres classiques Directeur : M me D. ARNOULD année universitaire 2011-2012

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Le Mode de Vie d'Hippolyte Dans - Tristan Grellet

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  • Universit de Paris IV-Sorbonne

    UFR de grec

    Tristan GRELLET

    Le mode de vie dHippolyte dans Euripide :

    la recherche dune impossible puret ?

    Mmoire pour le master 1 de lettres classiques

    Directeur : Mme

    D. ARNOULD

    anne universitaire 2011-2012

  • 2

    Avertissement

    Toutes les fois que nous parlerons de la pice ou de notre pice , sans plus de

    prcisions, il sera question de lHippolyte porte-couronne dEuripide. Les vers grecs qui en

    sont extraits appartiennent ldition de James Diggle (1984). Les passages traduits

    appartiennent ldition de Louis Mridier (1989), sauf mention contraire.

  • 3

    INTRODUCTION

  • 4

    Contrairement son pre, Thse, Hippolyte est peu prsent dans la posie lyrique

    (mlique) et pique de lpoque archaque. Suivant le Pseudo-Apollodore1, il figurerait

    dans les Chants de Naupacte (VIe-V

    e sicle av. J.-C.). Mimnerme de Colophon, selon une

    scholie Lycophron (vol. II, p. 206, l. 23 sqq. Scheer), aurait galement mentionn

    Hippolyte, faisant de lui un des amants dgiale. Mais, depuis Eduard Scheer, il est

    admis que le texte a t corrompu ; a ainsi t remplac par , ce que

    W. S. Barrett justifie notamment par une confrontation avec la scholie du vers 412, chant V

    lIliade (vol. I, p. 262 Heyne), qui ne mentionne pas Hippolyte (BARRETT 2001, p. 6,

    n. 3). Daprs Louis Schan, la lgende dHippolyte et de Phdre est plus tardive. Le fait

    que Pindare ait rapport lhistoire en donnant au hros le nom de Dmophon et non celui

    dHippolyte est pour lui la preuve que la figure de ce dernier ne stait pas encore impose

    (SCHAN 1911, p. 109). Quoi quil en soit, cest Euripide qui popularise lhistoire

    dHippolyte et de Phdre, travers les pices Hippolyte se voilant, dont il ne reste que des

    fragments, et Hippolyte porte-couronne, qui sera la base de notre tude2. Entre les deux

    se situe peut-tre la Phdre de Sophocle, presque entirement perdue.

    Si le nom dHippolyte est gnralement reli son triste destin, sa signification nest

    pas claire. Le dictionnaire de mythologie de Roscher juge quil est correct de le traduire

    par celui qui dlie les chevaux3 . Salomon Reinach, reconnaissant quil sappuie

    essentiellement sur le texte de Snque, opte pour dchir par les chevaux (REINACH

    1908, p. 54-57). Walter Burkert ne se satisfait daucune de ces tymologies : il note que le

    suffixe - tait essentiellement compris comme un passif4 et que Hippolyte nest donc

    pas lquivalent de Lysippe. Quant lexplication de Reinach, il lcarte en soulignant que

    signifie dissoudre et non mettre en pices . Finalement, partir dun rappro-

    chement avec le terme , Burkert met lhypothse dun rituel dans lequel les

    1. , (Bibliothque, III, X, 3).

    2. Le scandale suscit par le premier Hippolyte est probablement lorigine de la composition du second.

    3. Der Name, welcher im Altertum auf den Untergang des H. bezogen wurde [], ist richtiger mit

    Rosseausspanner zu bersetzen (ALGRM, p. 2683, l. 40-44).

    4. Tout en concdant que la signification libr par des chevaux naurait pas de sens.

  • 5

    chevaux taient dtels pour tre sacrifis Posidon (BURKERT 1982, p. 112-113 et 199,

    n. 10).

    Les deux premires hypothses ont ceci de sduisant quelles entrent directement en

    rsonance avec luvre et le sort du hros. Dun ct, nous avons affaire une ironie

    tragique : celui qui dlie les chevaux ne peut dtacher les siens au moment dcisif et en

    meurt. De lautre, par une sorte de cratylisme, le nom vient rsumer le sort du hros : mis

    en pices par ses chevaux. Quelle que soit ltymologie de Hippolyte, tous y reconnaissent

    la prsence de , cheval , et le rle que joue cet animal dans la pice. Ce nom

    pourrait dailleurs bien provenir de la mre du jeune homme, soit quelle sappelt comme

    lui5, soit quelle choist de le nommer ainsi par amour des chevaux. LAmazone reste en

    effet anonyme dans la pice dEuripide. Cest le cheval6 outre certains traits de

    caractre qui la relie directement Hippolyte. Elle est ainsi mentionne comme

    (v. 307) et [] (v. 581).

    Si son nom, son temprament, les dieux peuvent tre lorigine du funeste destin

    dHippolyte, ce qui est certain cest que celui-ci est un personnage tout fait atypique dans

    le paysage de la Grce antique. Nous nous attacherons donc dabord tudier le caractre

    et le comportement du jeune homme, puis son rapport lamour, qui fixera son destin. Des

    contradictions surgiront le chasseur Hippolyte serait vgtarien, voire orphique

    conduisant des interrogations : est-ce que tout cela est compatible ? Hippolyte est-il

    5. Hippolyt est le nom que lui donne Clidme selon Plutarque ( Vie de Thse , XXVII, 5), et cest

    aussi celui de largument de la pice. Mais la tradition a gnralement retenu Antiope. K. A. Bttiger rsout

    le problme en supposant quil ny a quune Amazone, qui sappelait Antiope tant quelle combattit Thse

    puis Hippolyt lorsquelle fit la paix avec lui (BTTIGER 1797, p. 168).

    6. Le cheval, cet animal si intimement li Hippolyte, a un statut ambigu dans la Grce antique, notam-

    ment jusqu Xnophon, o lquitation est alors leve au rang dart. Ce dernier affirme pourtant encore que

    le vrai coursier, nerveux, imptueux, [est] la fois agrable et terrible [] regarder (XNOPHON,

    De lart questre, X, 17, trad. Delebecque). Il y a dans ce ( lorigine du nom des redoutables

    Gorgones) un lment monstrueux qui apparat dans les mythes des chevaux anthropophages (Cf. DEVEREUX

    1975, p. 203-205). Euripide lui-mme rapporte dans Hracls lhistoire des cavales de Diomde (v. 380

    sqq.). Les vers 1223-1226 dHippolyte mettent particulirement en relief laspect incontrlable et inquitant

    des chevaux.

  • 6

    vraiment un orphique ? En tentant de rpondre ces questions, nous parviendrons finale-

    ment ce qui constitue la qute dHippolyte, la puret, et nous verrons en quoi il a pu ou

    non y parvenir.

  • 7

    PREMIRE PARTIE :

    CARACTRE ET COMPORTEMENT

    DHIPPOLYTE

  • 8

    Chapitre premier :

    Hippolyte vu par les dieux et par les hommes

    Aphrodite, dans lexposition de la pice, est la premire nous offrir un portrait

    dHippolyte. Si les informations sur ses origines sont objectives, celles qui concernent son

    caractre sont charge, encore quelles se rvlent plutt justes mesure que lhistoire se

    droule. Comme nous lobserverons dans le chapitre III, Hippolyte se rend coupable dune

    triple faute lgard dAphrodite et plus gnralement de la religion grecque. Cette erreur

    montre l de celui-ci dans toutes ses caractristiques :

    orgueil (Hippolyte imagine que sa puret le dispense dhonorer Aphrodite) ;

    dmesure (il vit dans la compagnie dune desse, lui qui nest quun mortel) ;

    aveuglement (un serviteur lui fait remarquer son erreur, mais il nen tient pas

    compte).

    Ce nest pas simplement dans son attitude envers Aphrodite quHippolyte fait preuve

    d mais dans son comportement gnral. Il se montre menaant ou mprisant envers

    les personnes dune condition infrieure la sienne. Au serviteur qui tente de le ramener

    plus de raison, il rpond : Garde que ta langue ne sgare ! (v. 100). la nourrice, qui

    lui avoue que Phdre laime, il crie deffroyables injures (v. 581 sq.). Il refuse que des

    esclaves puissent le toucher (v. 606, 1086) ou y consent contrecur (v. 1358). Pourtant,

    les humbles chez Euripide sont souvent porteurs dune sagesse1 que les dieux ne possdent

    pas toujours ! Assez sages pour scarter des tres qui se croient suprieurs, ils trouvent

    leur bonheur accueillir les biens que le dieu met leur porte (VERNANT 2007,

    p. 1262).

    1. Cf. le de la nourrice (v. 265) ou la vaine prire du serviteur qui demande Aphrodite

    dtre plus raisonnable que son matre (v. 114-120).

  • 9

    Ce sentiment de supriorit dHippolyte ferait presque oublier ses qualits (qui ne sont

    vraiment montres et apprcies que par le messager et Artmis) et accentue au contraire

    ses dfauts. Cest un btard aux prtentions de fils lgitime (v. 309) pour la nourrice, ce

    que lintress confirme au vers 1455. Si, dans notre pice, laccent est mis sur la btardise

    dHippolyte, celle-ci pourrait sappliquer certains de ses ascendants. Plutarque, dans sa

    Vie de Thse , XIII, 1, considre ge comme simple fils adoptif de Pandion, et qui

    ne tenait en rien la famille des rechthides2 (trad. Flacelire et al.). Pourtant, chez

    Euripide, Mde sadresse ge en tant que fils du sage Pandion (Mde, 665, trad.

    Mridier). Sur Thse, les deux auteurs semblent se rejoindre, bien que le dialogue entre

    Mde et ge ne nous donne quune partie de lhistoire (EURIPIDE, Mde, 663-688).

    Thse est conu hors mariage, ce qui fait de lui un btard3. Dans Hippolyte, laccent est

    mis sur sa double filiation (fils dge et de Posidon). Celui-ci revendique Posidon pour

    pre au vers 887 sans en tre certain ; cest aux vers 1169 sq. quil en a la confirmation,

    une fois que le dieu de la Mer a exauc son vu. Au moment mme o il rpudie son fils

    et le condamne la mort, il perd son propre pre, ge, en se reconnaissant vraiment

    comme fils de Posidon (KAPSAMBELIS 2008, p. 998). Hippolyte admet cette filiation

    divine au vers 1411. la fin de la pice, toutefois, Artmis se charge de rappeler Thse

    quge reste son pre (v. 1283 et 1431), ce qui est une faon de lui dire quil est un mortel

    et quil ne doit pas invoquer inconsidrment les dieux. Enfin, comme le remarquent

    Michael Halleran et Mary Ebbott4, selon les standards athniens de lpoque dEuripide,

    les enfants de Thse et de Phdre devraient tre considrs comme puisque celle-ci

    nest pas dorigine athnienne mais crtoise5. Nous voyons donc que le problme de la

    lgitimit est loin de toucher uniquement Hippolyte ; pourtant, dans la pice dEuripide, il

    est le seul porter le poids de sa btardise et en outre celui de lventuelle btardise de ses

    2. Le Pseudo-Apollodore est moins affirmatif (Bibliothque, III, XV, 5-6).

    3. Il est doublement un btard selon Claude Calame : dune part parce quil est conu hors mariage ;

    dautre part parce que thra est encore une jeune fille lorsquelle rencontre ge (CALAME 1996, p. 70).

    4. HALLERAN 1991, p. 117, n. 49 et EBBOTT 2003, p. 87.

    5. En 451 av. J.-C., sur linitiative de Pricls, une loi limite la citoyennet aux seuls enfants ns de deux

    parents athniens.

  • 10

    parents. Tout cela, ajout son exil et sa mort injustes, montre quil est un bouc-

    missaire, un (cf. chap. XIV). la fin de la pice, Thse qualifie Hippolyte de

    (v. 1452), terme que lon peut traduire comme le fait Mridier par gnreux ,

    mais qui dit plus : en lui donnant son sens premier, qui convient une race , on voit se

    dessiner une signification implicite, suggre par MITCHELL-BOYASK 1999, p. 55, celle de

    lgitime , faisant directement cho au du vers suivant6. Tout est dans le non-dit.

    Avec le mot , Thse reconnat son fils une certaine lgitimit ; laquelle est

    aussitt revendique par Hippolyte, qui, sans se lattribuer directement, estime que son

    pardon final len rend digne.

    Loutrance dHippolyte se manifeste particulirement dans sa misogynie. Sa diatribe

    contre les femmes (v. 616-668) est lune des plus longues tirades de la pice. Le fils de

    Thse offre cette occasion un visage bien diffrent de celui quil prsentait quand il

    honorait Artmis. Loin du , il ne met aucune limite sa haine contre le sexe

    fminin (v. 664 sqq.), choquante mme pour la socit grecque de lpoque (JOUAN 2001,

    p. 175-176). Il sattire donc fort logiquement le courroux dAphrodite mais aussi les

    sarcasmes de son pre, qui connat ses sentiments et son discours sur la question mme sil

    na pas entendu la discussion avec la nourrice : Diras-tu que la folie damour est

    inconnue des hommes et naturelle aux femmes. Je sais, moi, que les jeunes gens ne sont

    pas plus srs que les femmes, quand Cypris trouble leur cur bouillant de sve. Mais leur

    sexe est un attribut qui les sert (v. 966-970).

    Excessif en de nombreux domaines, Hippolyte lest aussi dans la pratique de la chasse,

    quasi exclusive de toute autre occupation. Dans LIntelligence des animaux, Autoboulos

    fait part de ses craintes sur cette monoactivit : Eh bien, mes chers amis, je crains que

    lloge de la chasse quon nous a lu hier nenflamme outre mesure lesprit de nos jeunes

    amateurs de plaisirs cyngtiques : je les sens prts ne plus voir dans tout le reste que

    hors-duvre sans importance, force de ne penser qu cela ! (959 B, trad. Gondicas).

    En fait, l guette le chasseur dans sa pratique cyngtique et plus largement dans son

    mode de vie. Lexemple type est Orion, qui selon les versions se vante de vouloir extermi-

    ner toutes les btes froces dans le monde, tente de violer la vierge hyperborenne Opis,

    6. Les deux mots sont drivs de . Cf. CHANTRAINE 1980, art. .

  • 11

    poursuit les Pliades, fait violence Artmis et ose mme la dfier (PELLIZER 1981, p. 20).

    Mais l chez le chasseur peut sexprimer inversement par un repli sur soi qui confine

    au narcissisme, un vitement des femmes allant parfois jusqu la misogynie. Cest le cas

    de Mlanion7, le chasseur noir , et dHippolyte. Deux vers de lHippolyte se voilant

    soulignent bien le passage dune forme d une autre : Ceux des humains qui fuient

    par trop Cypris ont lesprit aussi malade que ceux qui la poursuivent [] par

    trop (fr. 428 Nauck, trad. Jouan et Van Looy). Adresss Hippolyte, ils viennent

    probablement de Phdre. Lemploi de fait allusion lexcessive passion du

    jeune homme. Fulgence le Mythographe (III, II) nous conte lhistoire de quelquun qui

    ressemble Hippolyte : le chasseur Perdix, dit-on, tomba amoureux de sa propre mre et,

    consum de honte, finit par dprir. Mais, en vrit, ctait un chasseur de btes sauvages

    qui en eut assez des massacres sanguinaires et des courses solitaires, dautant plus que ses

    compagnons de chasse, Acton, Adonis et Hippolyte, taient morts misrablement. Il

    devint alors agriculteur. Cest le travail de la Terre, quil aimait comme sa propre mre, qui

    le fit dprir.

    Il y a parfois un dcalage entre la faon dont Hippolyte se peroit et la faon dont les

    autres le peroivent, particulirement en ce qui concerne lge. Lui-mme se dfinit

    comme (v. 994, 1031, 1075, 1100, 1191 et 1242). L, cependant, Athnes

    passe par certaines rgles quHippolyte ne respecte pas. Si ce dernier clame son , ni

    sa btardise ni son mode de vie marginal ne la lui confrent. Dailleurs, son entourage le

    qualifie plutt de , , et 8. Il nemploie le mot que dans des

    contextes bien particuliers. Pour Phdre (v. 312) et la nourrice (v. 491), cest une faon de

    ne pas mentionner Hippolyte, dont la prononciation du nom reviendrait reconnatre

    lamour coupable de la premire. Ce jeu de non-dits commence au vers 312 et culmine

    avec lchange des vers 351-352. Malgr les efforts acharns de Phdre pour ne pas

    7. tonnamment, le chasseur Mlanion, ayant les femmes en horreur chez Aristophane (Lysistrata,

    795, trad. Van Daele), tombe amoureux dAtalante et sunit elle chez Palaiphatos (Histoires incroyables,

    XIII). Selon des auteurs postrieurs, les deux amants font mme lamour dans un sanctuaire et se voient ainsi

    transforms en lions.

    8. Pour le nombre exact doccurrences et leur rfrence, cf. MITCHELL-BOYASK 1999, p. 64, n. 39.

  • 12

    prononcer le nom fatal ( , ), celui-ci est lch par la

    nourrice. Devenu tabou, le nom dHippolyte ne sera plus voqu par Phdre quau vers 582

    sous le coup de la surprise. Lorsque Thse dsigne son fils comme , cest en

    mauvaise part : est ironiquement accompagn de (v. 948) ou pjorativement

    de (v. 1047 et 1050). Sil reconnat son fils une certaine maturit, cest celle du

    violeur ! Il sagit dune maturit frelate. Au vers 1257, Thse substitue .

    Son fils nest plus son fils ( , v. 1259). En revanche, la fin de la

    pice, Artmis tmoigne du passage dHippolyte de ladolescence lge adulte (v. 1333),

    ce qui est ratifi par Thse : (v. 1460). La desse courotrophe

    a finalement jou son rle, et Thse peut retrouver son fils ( : v. 1408, 1410, 1446

    et 1456).

    Tout place Hippolyte en dehors de la cit : ses origines (cest un btard, comme Ion9),

    son caractre (il aime les espaces sauvages, la chasse), ses aptitudes (parler en public lui

    est pnible, v. 986) et ses ambitions (ddaignant le pouvoir, il privilgie la gloire des jeux

    et ne revendique que le second rang dans la cit, v. 1017). Ce dernier point, une fois

    encore, le rapproche dIon. Tous deux manifestent le dsir de sloigner de la vie politique.

    Si Xouthos ragit vivement au souhait de son fils adoptif (EURIPIDE, Ion, 650), on ignore la

    raction de Thse, lgislateur et citoyen par excellence, envers Hippolyte. Il faut dire que

    celui-ci est accus par son gniteur dune faute autrement grave : le viol de sa belle-mre.

    9. Cf. EURIPIDE, Ion, 592.

  • 13

    Chapitre II :

    Hippolyte et ses parents

    La mre dHippolyte, grande absente de luvre, est paradoxalement prsente : par le

    nom de son fils quelle lui a ou non transmis (cf. Introduction), mais qui contient de

    toute faon llment quin caractrisant les deux personnages et le caractre de celui-

    ci, farouche et indomptable ; par les occurrences rptes du nom (v. 10, 307, 351

    et 581). Comme le signale Barrett, le fait quelle ne soit pas prcisment nomme nest

    peut-tre pas d lincertitude qui plane sur son identit, mais des raisons mtriques ou

    un souci defficacit (BARRETT 2001, p. 157). Ce procd permet en effet dinsister sur la

    lourde et terrible ascendance dHippolyte ainsi que sur sa btardise. Au vers 10,

    prcde : est alors mise en relief la sauvagerie de lAmazone, qui nen pas

    douter aurait offert Hippolyte une ducation diamtralement oppose celle du chaste

    Pitthe . En ngligeant Aphrodite au profit dArtmis, Hippolyte semble plutt suivre les

    traces de sa mre et du peuple auquel elle appartient, les Amazones, qui rvraient Artmis

    phsienne (CALLIMAQUE, Hymne Artmis , 237 sqq. ; PAUSANIAS, Description de la

    Grce, VII, II, 7-8) et Ars, dont elles descendent (APOLLONIOS DE RHODES, Argonau-

    tiques, II, 989 sqq.). Les fils dAmazones nourrissent parfois une aversion plus prononce

    que leurs mres pour Aphrodite1. Le Pseudo-Plutarque rapporte ainsi une histoire assez

    proche de celle dHippolyte : Tanas, fils de Lysippe, nhonore quArs, mprise les

    femmes et refuse le mariage. Aphrodite lui inspire alors un dsir pour sa mre. Tanas,

    1. Les Amazones, gnralement, ne vouent pas de haine Aphrodite, une scholie lIliade (III, 189) les

    faisant mme filles de la desse (p. 166, Heyne). Dans les rcits homriques et posthomriques, toutes

    combattent aux cts des Troyens. Les Lemniennes, au contraire, affichent un ddain, ou tout le moins de la

    ngligence, envers Aphrodite, qui les punira. Celles-ci sensauvageront et adopteront un mode de vie

    semblable celui des Amazones (APOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques, I, 609 sqq.).

  • 14

    dsespr, se jette dans le fleuve qui portera son nom (Nommer le monde, XIV, 1). Tandis

    que certains personnages comme Hypermnestre (ESCHYLE, Promthe enchan, 865 sqq. ;

    Pindare, Xe Nmenne, I) ou Hypsipyle (APOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques, I, 620

    sqq.), laquelle Euripide consacre une pice, se dtachent ostensiblement de la sauvagerie

    de leurs parents ou de leur entourage, Hippolyte endosse plus ou moins consciemment le

    caractre de sa gnitrice. Christina Gieseler qualifie ainsi le fils de Thse d homme

    Amazone2 . la fin de son face--face avec son pre, Hippolyte invoque sa mre

    (v. 1081). Cest dailleurs la seule fois quil la mentionne dans la pice. J. E. Harry croit

    quil sagit dune manuvre pour exasprer Thse (HARRY 1899, p. 114), mais on peut

    penser quHippolyte le fait naturellement parce que linjustice quil subit lui rappelle celle

    qua subie sa mre de la part du mme homme3. Des interprtations psychanalytiques ont,

    du reste, fait dArtmis une mre de substitution pour Hippolyte, qui dans sa volont de

    fusion avec la desse chercherait ainsi retrouver sa gnitrice, absente (RANKIN 1968,

    p. 338). Pourtant cette substitution reste incomplte : tandis que le visage de lAmazone lui

    est inconnu, celui dArtmis lui est invisible. Hippolyte demeure donc dans labsence

    dimage maternelle.

    Cette image tant recherche influe sur le caractre et sur le comportement du jeune

    homme, tantt masculin, tantt fminin, souvent par-del les genres. Schlegel la bien

    dcrit : On peut remarquer, dans plusieurs beauts idales de lantique, que les anciens,

    voulant crer une image perfectionne de la nature humaine, ont fondu des nuances du

    caractre dun sexe avec celui de lautre : que Junon, Pallas, Diane ont une majest, une

    svrit mle ; quApollon, Mercure, Bacchus, au contraire, ont quelque chose de la grce

    et de la douceur des femmes. De mme nous voyons dans la beaut hroque et vierge

    dHippolyte limage de sa mre lAmazone et le reflet de Diane dans un mortel (SCHLE-

    GEL 1807, p. 44). La chastet dHippolyte le place du ct des femmes. Elle nest pas virile

    et presque anti-hroque4. Elle ne prend une certaine valeur que parce quelle est un attribut

    2. Amazon man et male Amazon (GIESELER 2010, p. 11-12).

    3. Cf. OVIDE, Hrodes, IV, 117 sqq. ; PLUTARQUE, Vie de Romulus , XXXV, 1.

    4. Lide que les hauts faits du hros rachtent ses adultres sera ainsi rsume dans ces vers de Racine

    prononcs par Hippolyte : Dans mes lches soupirs dautant plus mprisable, / Quun long amas

  • 15

    significatif de trois grandes desses du panthon grec, Artmis, Athna et Hestia5, le jeune

    homme tant plac sous lgide de la premire.

    Les rapports entre Thse et Hippolyte sont distants. cause de sa btardise, celui-ci

    ne vit dailleurs pas Athnes avec son gniteur, mais Trzne, o Pitthe la lev.

    Thse ne se prive pas de lui rappeler son illgitimit : Elle te hassait, diras-tu, et le

    btard est lennemi-n des fils lgitimes (v. 962 sq.). Ds quil voit son fils, aprs la

    pendaison de Phdre, il se montre trs agressif envers lui, sans mme avoir entendu sa

    version des faits, ce qui conduit Andr Rivier crire : Entre le pre et le fils la msen-

    tente est totale, et sans doute prexistait-elle la crise (RIVIER 1975, p. 56). Thse na

    jamais voulu comprendre Hippolyte ; pis, il sen est loign :

    gographiquement. Thse a envoy Hippolyte Trzne pour se dbarrasser dun

    gneur. Selon la version que les Trzniens ont livre Pausanias, il a fait cela pour viter

    la fois quHippolyte ne soit soumis aux enfants quil a eus avec Phdre et quil ne soit roi

    leur prjudice (Description de la Grce, I, XXII, 2). Dans notre pice, la dfiance semble

    lemporter sur la bienveillance ;

    moralement. Ds sa naissance, Hippolyte a constitu un problme : fils dune en-

    nemie dAthnes peut-tre tue par Thse. En grandissant, il a dvelopp des valeurs bien

    diffrentes de celles de son pre : lun rejette la cit, lautre sinscrit parfaitement dedans ;

    lun demeure chaste, lautre accumule les relations avec la gent fminine, etc.

    Thse na sans doute pas vu dun bon il le contre-modle quil devenait pour son

    fils, quand bien mme celui-ci lui conservait respect, voire admiration. Dans leur face--

    face, il prend un malin plaisir balayer la puret dHippolyte (v. 948 sqq.) : elle tait donc

    factice ! Suit une longue srie de propos calomnieux et dinsultes. Pour le souverain

    dAthnes, le crime dont il pense Hippolyte coupable est abominable. Mais il se double

    dune mascarade, ce qui augmente sa colre. Les reproches de Thse son fils sont aussi

    violents que laspiration la vertu de ce dernier est grande. Thse accuse Hippolyte dtre

    dhonneurs rend Thse excusable, / Quaucuns Monstres par moi dompts jusquaujourdhui / Ne mont

    acquis le droit de faillir comme lui (RACINE 1677, v. 91-100).

    5. Cf. Hymne homrique Aphrodite , I, 7.

  • 16

    un chasseur par la parole (v. 957), un de ces sophistes que dnonce Xnophon (LArt de la

    chasse, XIII), un chasseur de femmes plus quun chasseur de gibier. Il souponne son fils

    dutiliser sa virginit et sa qute de puret comme un paravent pour cacher de plus sombres

    desseins, linstar des Danades6. Les vers 1080-1081 sont terribles, car dans son erreur

    Thse dit pourtant une vrit : Hippolyte sest centr sur lui-mme, ce qui, dfaut de

    provoquer le drame, le prcipite. Son pre nignore certes pas le culte de la personne et

    lentretient ; or ce culte vient des autres tandis que celui dHippolyte se droule entre soi

    et soi (KAPSAMBELIS 2008, p. 1000).

    Lentretien na pas vocation claircir les circonstances de la mort de Phdre, mais

    condamner irrmdiablement Hippolyte. Les questions de Thse sont rhtoriques. De

    toute manire, son fils lui est odieux : (v. 1054). Dans sa colre,

    le souverain dAthnes fait montre dimpit en ngligeant les prsages des oiseaux :

    quant aux oiseaux qui circulent sur nos ttes, je leur donne bien le bonjour (v. 1058

    sq.). La formulation mme nest pas anodine puisquelle reprend mot pour mot les propos

    dHippolyte lgard dAphrodite : (v. 113 et 1059). Cela

    prouve que Thse peut aussi faire preuve d lgard des dieux7 et quil a des points

    communs avec Hippolyte, quoi quil en dise.

    Aprs la mort de son fils et les derniers mots du messager, qui le rhabilite, Thse a

    des sentiments mls : Ma haine pour celui qui a subi ce sort ma fait prendre dabord

    plaisir ces nouvelles ; maintenant, par gard pour les dieux et pour lui il est sorti de

    moi je nai de ces malheurs joie non plus que tristesse (v. 1257-1260). Mais cest avec

    lintervention dArtmis quil se rend compte de son erreur et recouvre (ou dcouvre ?) des

    sentiments pour son fils (v. 1408 sqq.). Thse a dj :

    6. Quant aux Danades, fuyant le mariage comme de craintives colombes chappent aux milans qui les

    veulent dvorer, le roi dArgos leur premire rencontre les compare des Amazones mangeuses de chair

    crue, et la comparaison prend toute sa valeur quand on voque le traitement quelles feront subir leurs

    poux, proprement gorgs la nuit mme de leurs noces (VERNANT 2007, p. 749).

    7. Hracls (EURIPIDE, Hracls, 596 sq.) et Tirsias (ID., Les Phniciennes, 838-840) sont plus respec-

    tueux des .

  • 17

    caus la mort dge par ngligence, bien que le rcit de cet pisode semble tardif

    (Ier

    s. av. J.-C.) ;

    massacr les Pallantides (v. 35) ;

    peut-tre tu son pouse lAmazone. Si cela est expressment dit chez Snque

    (Phdre, v. 227 et 927), rien ne le laisse supposer chez Euripide8. Or le premier ne propose

    pas de face--face entre Thse et Hippolyte, au contraire du second. Sil lavait fait, nul

    doute que le meurtre de lAmazone aurait t un sujet de discussion entre le pre et le fils.

    Euripide nous offre cet affrontement, mais Hippolyte ny voque sa mre quincidemment

    (v. 1082). Soit il ne sait pas que Thse la tue, soit, plus vraisemblablement, ce dernier

    nest pas responsable de sa mort. Le souverain athnien, quoiquil fasse la morale son

    fils, est lui-mme loin dtre irrprochable. Coupable dun tel crime, il naurait pu tre

    crdible dans la dispute, dont le but nest pas dopposer un Hippolyte parfaitement

    innocent un Thse odieux.

    Il se voit enfin responsable de la triste mort dHippolyte. Et, bien quArtmis lui con-

    cde quil a agi sous la volont dAphrodite, elle lui reproche sa prcipitation : sans

    attendre ni preuve, ni parole des devins, sans enqute, sans permettre au temps de faire la

    lumire, en ta hte coupable tu as lanc limprcation contre ton fils, et tu las tu

    (v. 1321-1324). Le pardon dHippolyte lavera nanmoins Thse de cette faute, la plus

    grave.

    8. Deux traditions sopposent. Selon Diodore de Sicile (Bibliothque historique, IV, XXVIII, 4) et Plu-

    tarque ( Vie de Thse , XXVII, 6), Antiope-Hippolyt, rallie au camp de Thse, fut tue par une autre

    Amazone. Mais, selon Ovide (Hrodes, IV, 117-120) et le Pseudo-Apollodore (Bibliothque, pitom , I,

    17), Thse apparat comme le meurtrier de sa femme. Chez Hygin (Fables, CCXLI), il fait partie de la liste de

    ceux qui turent leur pouse .

  • 18

    Chapitre III :

    entre Artmis et Aphrodite

    Ds les premiers vers de la pice, on apprend de la bouche dAphrodite quHippolyte

    ne quitte pas la compagnie dArtmis. Il participe avec elle des parties de chasse et, le

    reste du temps, lhonore. Il sent sa prsence auprs de lui, converse avec elle (v. 85),

    entend sa voix (v. 86), sent son parfum (v. 1391), mais ne peut la voir1 (v. 86). Lorsque

    Oppien dApame compose sa Cyngtique, cest parce quil a entendu la voix dArtmis

    (I, 18 sqq.). Lui aussi, en tant que vates, peut dialoguer avec la desse. Celle-ci, vierge,

    chasseresse, hostile Aphrodite, a toutes les caractristiques de la divinit que vnre

    Hippolyte. Le jeune homme se voit prfr par la desse tous les autres hommes

    (v. 1333), ce qui courrouce Aphrodite : il ne sied pas quun mortel ctoie de si prs une

    desse (v. 19). Ainsi, selon Istros le Callimachen, Diane serait tombe amoureuse dOrion

    au point de songer lpouser. Apollon fit en sorte que le fcheux ft limin. sa mort,

    Diane le pleura et le plaa au nombre des constellations (HYGIN, LAstronomie, II, XXXIV,

    3). Dans cette histoire, tonnamment, la jalousie ne vient pas dune divinit ennemie mais

    du frre de la desse, peut-tre en raison de limportance de lenjeu : Diane envisageait de

    se marier. Hippolyte, bien que proche dArtmis, ne menace pas ses attributs. Il se

    comporte au contraire comme une sorte de pardre. Sa grande faute est surtout de mpriser

    Aphrodite. Un tel ddain, aucune desse ne peut le tolrer ; pas mme Artmis, qui frappa

    Brotas de folie parce quil refusait de lhonorer alors quil tait chasseur (PSEUDO-

    APOLLODORE, Bibliothque, pitom , II, 2). Dune certaine faon, Artmis prend le

    relais de Pitthe dans lducation dHippolyte. Les activits extra-urbaines du jeune

    1. En cela, il ne risque pas de subir le mme sort quActon, qui a surpris la desse au bain bien malgr

    lui selon Callimaque ( Hymne pour le bain de Pallas , 113) ou en savourant le spectacle pour Nonnos de

    Panopolis (Les Dionysiaques, V, 305).

  • 19

    homme refltent la condition des phbes, placs aux frontires de la cit et menant une vie

    solitaire, mais correspondent galement aux attributions dArtmis, desse de toutes les

    montagnes qui ne frquente gure les cits (CALLIMAQUE, Hymne Artmis , v. 18

    sqq.). Plutt que despace de complte sauvagerie, reprsentant, par rapport aux terres

    cultives de la cit, une altrit radicale, le monde dArtmis est celui des confins, des

    zones limitrophes (VERNANT 2007, p. 1478). Cette position liminale est celle du jeune

    dont lidentit sexuelle nest pas encore fixe (VERNANT 2007, p. 1480). Des cinq grands

    domaines de la desse que Jean-Pierre Vernant distingue (chasse, courotrophie, accouche-

    ment, guerre et bataille : VERNANT 2007, p. 1479-1483), Hippolyte ne semble sinscrire

    que dans le premier, rejetant les autres ou semblant les ignorer. Robin Mitchell-Boyask va

    jusqu crire : Indeed, almost every part of Hippolytus identity violates Artemis

    normal functions (MITCHELL-BOYASK 1999, p. 45). La responsabilit nincombe pas

    entirement Hippolyte, car la desse saccommode trs bien de leur complicit et, comme

    le concde Mitchell-Boyask, ne cherche pas sortir le fils de Thse de son mode de vie

    dnique (ibid., p. 56) et le faire entrer dans lge dAphrodite. La mort dHippolyte

    signe la fois lchec de lphbe (cf. infra) et son passage lge adulte, valid par

    Artmis. Aphrodite et Hippolyte se voient finalement associs par la prsence du tombeau

    funraire du second prs du sanctuaire de la premire ( , v. 32) sur lAcropole.

    Trzne, un temple dHippolyte se situe ct de celui dAphrodite Kataskopia, parce

    que cest de l que Phdre observait le jeune homme en train de sexercer la gymnastique

    (PAUSANIAS, II, XXXII, 3). Enfin, le rite de la conscration de leur chevelure par les jeunes

    filles avant leurs noces marque le passage de la juridiction dArtmis celle de Cypris

    que refusait Hippolyte en sidentifiant follement lune delles (CALAME 1996, p. 168).

    Si la desse de lAmour ne se manifeste que le temps dun monologue initial, son

    ombre va planer sur la pice et son rle tre capital puisque cest elle qui est lorigine de

    la tragdie. Son nom apparat ainsi vingt-huit reprises2, presque deux fois plus que celui

    dArtmis. Il est prsent tout au long de la pice tandis que celui de sa rivale figure

    2. (v. 2, 31, 101, 113, 117, 359, 372, 401, 415, 443, 448, 465, 522, 553, 557, 642, 725, 969, 1269,

    1281, 1304, 1327, 1400, 1417 et 1461) ; (v. 532, 539 et 765).

  • 20

    principalement au dbut et la fin. Le pouvoir dAphrodite est reconnu : plus quune

    desse (v. 359-360), elle tend seule son empire sur btes, hommes et dieux3 (v. 1268-

    1281). Artmis est impuissante contrer les desseins de la desse de lAmour et ne semble

    pouvoir intervenir que lorsque le mal est fait4. Malgr tout, Aphrodite na pas de prise sur

    Hippolyte (RIVIER 1975, p. 61) : peut-tre parce quil est sous la protection dArtmis,

    mais surtout parce quil a une force de caractre hors du commun. Dautres rcits montrent

    en effet que des personnages dans la mme situation quHippolyte sont directement

    touchs. Cest le cas de Polyphonte, qui, ddaigneuse des uvres dAphrodite et compagne

    dArtmis, fut frappe de folie par la desse de lAmour et sprit dun ours (ANTONINUS

    LIBERALIS, Mtamorphoses, XXI, 2). En ce qui concerne Hippolyte, Aphrodite doit trouver

    des intermdiaires (Phdre, Thse) pour se venger du jeune homme. Qua-t-elle donc lui

    reprocher ? trois fautes, de celle qui la concerne le moins directement celle qui la

    concerne le plus directement.

    1. Hippolyte, en nhonorant quune desse, pratique le monothisme, ce qui contre-

    vient aux rgles de la cit. Dans ses Mtamorphoses, XV, Antoninus Liberalis rapporte

    lhistoire dune famille qui ne vnrait aucun dieu sinon la Terre. Le fils dtestait Athna

    cause de la chouette, Artmis parce que cest une desse qui court la nuit5 (trad.

    Papathomopoulos) et Herms parce que cest un dieu voleur. Les trois divinits dcidrent

    dprouver la famille, mais, face sa violence et son incorrigible monothisme, elles

    transformrent tous ses membres en oiseaux.

    2. Hippolyte voue un culte excessif Artmis (v. 16) et partage sa compagnie, ce qui

    est inappropri un mortel (v. 19, 1092 sq.). En outre, depuis quenfant Artmis a

    demand son pre, Zeus, et a obtenu de lui la virginit ternelle (CALLIMAQUE, Hymne

    3. La suprmatie quasi totale dAphrodite et dros est atteste chez beaucoup dauteurs grecs. Claude

    Calame en fournit un certain nombre dexemples (CALAME 1996, p. 201).

    4. Cest aussi en vertu dune loi divine expose par Artmis : Or, telle est la loi des dieux : aux dsirs

    qua forms la volont dun autre, nul ne consent faire obstacle ; toujours nous lui laissons le champ libre

    (v. 1328-1330).

    5. Artmis se confond ici avec Hcate et Sln. On notera la ressemblance du propos avec celui

    dHippolyte : Je naime point les dieux quon adore la nuit (v. 106).

  • 21

    Artmis , v. 6 sqq.), elle est une farouche ennemie dAphrodite. Celle-ci na de cesse

    quelle ne convertisse les suivant(e)s dArtmis. Cest cause dAphrodite et de son

    prsent (trois pommes dor) Mlanion que la chasseresse Atalante, dvoue Artmis,

    doit renoncer la virginit et pouser le jeune homme (PSEUDO-APOLLODORE, Biblio-

    thque, III, IX, 2).

    3. Hippolyte aggrave son cas en affichant ouvertement sa haine et son mpris pour

    Aphrodite, qui le rapporte elle-mme (v. 13). Nous en avons la confirmation dans les vers

    suivants. Un serviteur, inquiet de lattitude de son matre, tente de le ramener plus de

    raison. Hippolyte lui rpond ironiquement :

    (v. 113). Il insiste dans sa diatribe contre les femmes : Cypris fait natre la perversit

    surtout chez les femmes desprit (v. 642 sq.). Cette disposition est conforte par le propre

    discours dArtmis, qui reconnat quAphrodite est particulirement dteste des trois

    desses vierges (v. 1301 sq.). Si la fille de Lto, par sa nature divine, peut se permettre une

    telle haine, elle aurait d imaginer que celle-ci serait fatale un mortel, ft-il son protg.

    En outre, malgr certaines prrogatives viriles, Artmis nest pas forcment de taille

    rivaliser avec une desse ; en tmoigne un passage de lIliade o Hra insulte, frappe et

    humilie son adversaire : La desse baisse la tte en pleurant et senfuit (XXI, 493).

  • 22

    DEUXIME PARTIE :

    HIPPOLYTE ET LAMOUR

  • 23

    Chapitre IV :

    face Aphrodite

    Aphrodite, au dbut de la pice, nous donne les premires informations sur les rapports

    dHippolyte lamour. Elle commence par le plus grave : une attaque du jeune homme

    contre sa propre personne, expose par le biais du discours indirect :

    . Cette haine et ce mpris sont confirms par Hippolyte respective-

    ment aux vers 106 ( ) et 113 (

    ). Alors que chez Euripide lattitude dHippolyte entrane

    la vengeance dAphrodite son gard, chez Snque cest au contraire la faute du Soleil,

    aeul de Phdre, qui vaut celle-ci le ressentiment de Vnus. Les consquences tragiques

    sont bien les mmes, mais la situation de dpart est radicalement diffrente. De mme,

    chez le premier la prsence dAphrodite-Vnus est physique, tandis que chez le second elle

    est symbolique. LAphrodite dEuripide rpond donc une attaque contre sa personne puis

    contre ses attributs : lunion charnelle ( ) et lunion conjugale

    ( 1 , v. 14). Aphrodite reproche Hippolyte de ngliger lamour sous

    toutes ses formes et dans ses diffrentes tapes. Comme le souligne Michael R. Halleran,

    remarkably what Aphrodite demands from Hippolytus is not simply ritual observance,

    but his participation in her realm, the world of sex and marriage (HALLERAN 2002,

    p. 94). Hippolyte, par son comportement, nuit lquilibre de la socit et bouleverse

    lordre cosmique. Dans le Banquet de Platon (180 d-182 a), Pausanias distingue deux

    Aphrodites : lune, fille de Cronos, est appele ; lautre, fille de Zeus et de Dion,

    est appele . Cette dernire, qui se rattache lAphrodite dHomre, est la plus

    jeune et soccupe de lamour pour les femmes et les hommes. Or donc, celui qui relve

    1. Si lon peut distinguer et , le seul , spcialement au pluriel, dsigne le mariage,

    lunion sexuelle, la vie conjugale et mme la marie (WEBSTER 1853, p. 41).

  • 24

    de lAphrodite Pandmienne est vritablement, comme elle, populaire, et il ralise ce qui

    se trouve : cet amour-l est celui des hommes de basse espce. Lamour de ces sortes de

    gens, en premier lieu, ne va pas moins aux femmes quaux jeunes garons ; en second lieu,

    au corps de ceux quils aiment plutt qu leur me ; enfin, autant que faire se peut, ceux

    qui ont le moins dintelligence : ils ne regardent en effet qu la ralisation de lacte, sans

    se soucier que ce soit ou non de la belle manire ; do il rsulte quils sen acquittent au

    petit bonheur, en bien pareillement comme pareillement le contraire. Cest quaussi un tel

    amour se rattache celle des deux desses qui de beaucoup est la plus jeune, et que sa

    naissance fait participer de la femelle en mme temps que du mle (ibid., 181 a-c, trad.

    Robin). Cette Aphrodite-l ne peut videmment convenir Hippolyte. Pour autant, est-elle

    celle que met en scne Euripide ? Lorigine de la desse nest pas mentionne dans

    Hippolyte, mais dans un fragment dune tragdie perdue dEuripide, Phathon, o elle

    savre tre la fille de Zeus (fr. 781 Nauck, 14-17). Selon Jean de Lydie, Euripide aurait

    mme estim quAphrodite devait son nom au fait quelle rendait fous (2) les

    amants. Cette tymologie ne correspond pas celle que suggre Hsiode (Thogonie, 190-

    198). En outre le tragdien emploie principalement le surnom homrique Cypris3. Tout

    porte donc croire que cest la mauvaise Aphrodite qui perscute Hippolyte, tandis que

    la bonne semble absente, laquelle est ainsi dcrite par Pausanias : Voyez au contraire

    celui qui se rattache lAphrodite Uranienne, laquelle, premirement, ne participe pas de

    la femelle, mais du mle seulement (et voici lamour des jeunes garons) ; laquelle, en

    second lieu, est plus vieille et, par suite, exempte demportement : do vient prcisment

    que le sexe mle est lobjet vers lequel se tournent ceux quinspire cet Amour-l, et quils

    chrissent ainsi le sexe dont par nature la vigueur est plus grande et lintelligence sup-

    rieure (PLATON, Le Banquet, 181 c, trad. Robin). Aux vers 59-60, Hippolyte voque

    pourtant / . Comme le souligne Vinciane Pirenne-Delforge,

    dans la tradition cultuelle partage par le public athnien, lOurania par excellence ce

    2. (De

    mensibus, IV, LXIV).

    3. L encore, daprs Chrysippe, Cypris ne signifierait pas la desse ne Chypre , comme lindique

    Hsiode, mais celle qui a la capacit de faire concevoir ( , ibid.)

  • 25

    nest pas Artmis, mais bien Aphrodite. Et Euripide le sait plus que tout autre []

    (PIRENNE-DELFORGE 2006-2007, p. 155). Hippolyte revtirait donc Artmis des attributs

    dAphrodite Ouranienne. Est-il pour autant un adepte des amours masculines ?

  • 26

    Chapitre V :

    homosexualit et pdrastie

    Si Artmis est dote dune piclse propre Aphrodite, celle qui sadresse aux gar-

    ons prcisment, elle nen est pas pour autant une desse de la pdrastie1. Elle est mme

    voque par le chur comme (v. 166, le terme figurant juste ct de ).

    ros, en revanche, prside en premier lieu lattachement passionn dun homme pour

    un garon (Robert Flacelire dans sa notice au Dialogue sur lamour, p. 22). Cest ainsi

    quil apparat dans une pigramme de Mlagre2 ou dans Les Amours (XI et XXX), du

    Pseudo-Lucien. Cela dit, cette spcialisation dros est loin dtre toujours effective. Trs

    prsent dans les traits de pche et de chasse3, activits masculines par excellence, il est

    clbr comme le dieu de toutes les amours. Cest aussi le cas dans Hippolyte4 (v. 525

    sqq.). Le fils de Thse ne le vnre pas, mais ne lui voue pas non plus de haine particu-

    lire, probablement parce quil est prsent dans la pice comme un simple servant

    dAphrodite5.

    Les dieux ne nous renseignent donc pas sur les inclinations sexuelles dHippolyte.

    Peut-tre ses propos peuvent-ils nous donner un indice. Georges Devereux affirme contre

    Barrett que les vers 996 999 ne peuvent se rapporter qu des pratiques homosexuelles et

    1. Tout au plus peut-on la souponner de lesbianisme, comme le fait Georges Devereux (DEVEREUX

    1979, p. 236).

    2. Femme, Cypris lance le feu des passions fminines ; le dsir masculin, ros lui-mme le conduit. O

    donc me tourner ? Vers lenfant ou vers la mre ? Je laffirme, Cypris elle-mme dira : Au hardi bambin la

    victoire ! (Anthologie Palatine, XII, LXXXVI).

    3. OPPIEN DANAZARBE, Halieutique, IV, 11 sqq. ; OPPIEN DAPAME, Cyngtique, II, 410 sqq.

    4. Dans le premier Hippolyte, Phdre le revendique mme comme matre (fr. 430 Nauck).

    5. La littrature grecque subordonne gnralement ros Aphrodite. Dans le Dialogue sur lamour

    (756 E), Plutarque fera nanmoins le contraire.

  • 27

    la prostitution homosexuelle en change de services rendus. Hippolyte se dfinirait ainsi

    comme un homosexuel inhib (DEVEREUX 1985, p. 75). En dehors de ces vers, quels

    lments de la pice dEuripide permettent de penser quHippolyte est homosexuel ou a

    des tendances homosexuelles ? Probablement le fait quil frquente quasi exclusivement

    des hommes, ses compagnons de chasse et de repas, et quil nourrisse une haine farouche

    lgard des femmes.

    Le caractre dHippolyte peut tre rapproch de celui dun des protagonistes du Dia-

    logue sur lamour, de Plutarque : Protogne, qui dfend lunion pdrastique. Ce dernier

    oppose un conjugal un masculin dsexualis (suivant ainsi le sillage de

    Pausanias et sen cartant la fois). Pour lui, lamour vise l amiti ainsi qu

    l excellence morale (Dialogue sur lamour, 750 E, trad. Gotteland et Oudot) et proscrit

    les sensations langoureuses , les plaisirs trangers au monde des hommes , bref la

    simple union physique (ibid., 751 B). Protogne recommande la frquentation des

    gymnases et des palestres pour partir en chasse des jeunes gens (ibid., 751 A). Une telle

    conception renvoie la doctrine des stociens. Cest que, daprs eux, lamour est une

    sorte de chasse, qui recherche le jeune homme imparfait, mais dou pour la vertu

    (PLUTARQUE, Sur les notions communes, contre les stociens, 1073 B6). Si Hippolyte ne

    peut tre considr comme un prcurseur du stocisme7, cest un chasseur passionn qui a

    une haute opinion de son activit. En cela, la vise morale de la pourrait lui

    convenir. Protogne partage aussi avec Hippolyte lide que lamour htrosexuel nest

    bon que pour assurer la reproduction et donc la survie de lespce (ID., Dialogue sur

    lamour, 750 C, trad. Gotteland et Oudot). Mais, contrairement Diotime (PLATON, Le

    Banquet, 206 c), aucun des deux hommes ne voit dans la procration la possibilit

    datteindre limmortalit pour ltre vivant mortel. Pis encore, Hippolyte remet en

    question la seule prrogative de lhtrosexualit en regrettant que les mortels ne puissent

    se reproduire en achetant de la semence denfants, chacun suivant la valeur du don offert,

    6. Cf. aussi STOBE, Anthologie, II, VII, 66.

    7. Hippolyte change de personnalit en fonction des auteurs qui le mettent en scne et de leur poque.

    Celui dEuripide est un mystique tendance orphique tandis que celui de Snque semble observer une

    philosophie et une sagesse stociennes.

  • 28

    et habiter des maisons affranchies de lengeance femelle8 (v. 622-624). Callicratidas

    citera ainsi les propos dHippolyte dans sa dfense de la pdrastie, toute une partie de son

    discours ntant quune surenchre celui du hros dEuripide (PSEUDO-LUCIEN, Les

    Amours, XXXVIII-XLIII, trad. Marchaux). Deux arguments sont utiliss par Daphne contre

    Protogne, savoir que lamour pour les garons est une erreur de jeunesse, due au trop-

    plein dabondante semence (PLUTARQUE, Dialogue sur lamour, 751 E, trad. Gotteland

    et Oudot), et quil nest pas inn mais btard , un fils de lombre n sur le tard et hors

    saison dans la vie9 (Dialogue sur lamour, 751 F, trad. Gotteland et Oudot). Si lon

    applique ce raisonnement Hippolyte, celui-ci ne ferait que suivre un mode de vie qui

    dcoule la fois de la fougue de sa jeunesse et de sa btardise originelle.

    Malgr tous les points communs quil prsente avec Protogne, certaines des caract-

    ristiques du fils de Thse ne nous laissent pas envisager le fait quil puisse tre engag

    dans une simple relation pdrastique. En effet, la pdrastie ntait pas lexpression

    dune inclination sexuelle particulire (MOSS 1998, p. 502). Elle nexcluait pas la

    compagnie des femmes ni le mariage. Au contraire, lpoque classique, la plupart des

    hommes engags dans une telle relation taient maris (BREMMER 1991, p. 21). Outre

    quaucun rcit mythologique, ancien ou rcent, nattribue draste Hippolyte, celui-ci ne

    saurait rsoudre le dilemme de lromne : violent, il prouve de la haine et, consen-

    tant, il suscite le mpris (FOUCAULT 1992, p. 238). En effet, la relation purement

    spirituelle que vise la pdrastie socratique ne semble pas correspondre la ralit selon le

    Charicls du Pseudo-Lucien : [] les disciples de Socrate ressuscitent une admirable

    thorie qui dupe les oreilles des jeunes gens encore dpourvus de la pleine facult de

    8. Il ne faut pas ngliger pour autant le poids du topos dans les propos dHippolyte. Limage du sduisant

    flau fminin vient dHsiode (Thogonie, 585 sqq.). Quant au discours sur la procration sans laide des

    femmes, il est galement tenu par Jason (EURIPIDE, Mde, 573-575) alors quil vient de se remarier ! La

    protase (v. 618), absente chez Jason, vient nuancer la dclaration

    dHippolyte : souhaite-t-il vraiment la perptuation de lhumanit ? A fortiori sil sinscrit dans le sillage

    orphique, la rponse est non.

    9. Toutefois, ce dernier argument est aussi employ par Protogne (ibid., 751 A) ; selon ce dernier, cest

    lamour pour les femmes qui est btard !

  • 29

    raisonner, mais quiconque est parvenu une certaine maturit desprit ne pourrait en tre

    abus. Ils feignent, en effet, dtre pris de lme et, comme ils rougissent daimer la

    beaut du corps, ils sappellent eux-mmes amants de la vertu (Les Amours, XXII, trad.

    Marchaux). Celui-ci ajoute que, dans la relation pdrastique, lamant actif sen va

    aprs avoir got, ce quil croit, des volupts incomparables, mais celui quil a violent

    commence par la douleur et les larmes et, lorsque avec le temps la souffrance est devenue

    moins cuisante, vous ne lui causerez, dit-on, que de la gne, mais il ne prendra jamais son

    plaisir (ibid., XXVII). Avec ses compagnons, Hippolyte a tabli une relation de

    narcissique, ceux-ci lui renvoyant sa propre image (DELCOURT-CURVERS 1978, p. 203). La

    nest pas a priori exclusive de l. Elle le devient si elle concerne des individus

    tous semblables, comme cest le cas ici : ces semblables dans le sublime seraient, aux

    yeux dHippolyte, incompatibles avec la relation de lraste et de lromne qui suppose

    distinction des rles, diffrence dge, et surtout [] intgration civique (ALAUX 1995,

    p. 168). Hippolyte ne pourrait pas davantage tre lromne dune femme, linstar du

    Protogne de Plutarque : Une femme qui dclare son amour, on devrait la fuir et lavoir

    en horreur, en tout cas ne pas fonder un mariage sur un tel manque de retenue (Dialogue

    sur lamour, 753 B, trad. Gotteland et Oudot). Que Phdre puisse se conduire en raste est

    pour le jeune homme un facteur de haine et de mpris son gard. David Konstan le

    souligne juste titre : When Phaedra, in her lovesickness, expresses her passion (eramai)

    to call to the hounds, let down her hair, and brandish javelin and spear (219-22), her wish

    is, of course, to share the activities of Hippolytus, but by taking on an identity as a hunter

    she may also be assuming the masculine role of pursuer, thereby implicitly casting

    Hippolytus in the role of ermenos (KONSTAN 2002, p. 362). Hippolyte correspond sur

    bien des points au jeune garon idal du pdraste : fortification de lme, dressage des

    chevaux, frquentation de la palestre ; mais il sen chappe par ailleurs : tude auprs dun

    pdagogue, pratique de la lyre, alimentation frugale (PSEUDO-LUCIEN, Les Amours, XLIV-

    XLV, trad. Marchaux). Adepte dune activit virile comme la chasse, il se comporte

    pourtant comme une jeune fille entirement dvoue Artmis (CALAME 1996, p. 18).

    Dans Le Banquet de Platon, Phdre affirme : Et il en va de mme pour laim

    [] : cest devant ses amants [] quil prouve le plus de honte, quand il est

  • 30

    surpris faire quelque chose de honteux (178 e, trad. Brisson). Artmis, invisible mais

    susceptible dtre tout moment aux cts du jeune homme, nautorise ainsi Hippolyte

    aucune action honteuse. Se retrouvant dans la position apparente de lromne devant la

    seule desse, le jeune homme nen est pourtant pas un. Certes, sa nature mortelle le met en

    infriorit dans sa relation avec Artmis, mais, contrairement un romne, il porte de

    lamour sa compagne. Linfriorit quil a vis--vis de celle-ci se transforme mme en

    supriorit par rapport aux autres hommes puisquil est l lu .

    Si lon est tent dattribuer Hippolyte des amours masculines, cest moins par des

    propos ou des faits avrs de la pice que par des suppositions, lies son dgot des

    femmes, ses amitis viriles, etc. Au final demeure seule une inapptence sexuelle.

    Dailleurs, dans Les Amours du Pseudo-Lucien, Thomneste, enflamm dun amour

    permanent envers lun et lautre sexe au point quil se demande sil nest pas lobjet du

    courroux dAphrodite, affirme quil est loin dafficher la rusticit farouche dHippolyte,

    pour avoir attis limplacable colre de la desse (Les Amours, II, trad. Marchaux).

    Selon lui, la dmesure de son apptit amoureux serait moins grave que linapptence

    dHippolyte.

  • 31

    Chapitre VI :

    Hippolyte, amoureux dArtmis ?

    Contrairement Adonis avec Aphrodite, Hippolyte nentretient pas de commerce

    charnel avec Artmis ; pourtant certains vers de la pice dEuripide suggrent une relation

    amoureuse entre le fils de Thse et la desse. A. V. Rankin note que les mots employs

    par Aphrodite pour dcrire leurs rapports (v. 17 19) reclent une connotation sexuelle :

    1 (v. 17) peut signifier avoir des relations sexuelles ; (v. 19), se

    jeter sur quelquun pour lembrasser ; , commerce intime . Un autre passage

    suggestif est celui du (v. 73 87). a aussi le sens de sexe

    fminin . Dans cette plnitude des , les Grecs ont souvent apprhend les

    modles divins de l fminin, les saintes matrices de la vie vgtale, animale et

    humaine (MOTTE 1973, p. 84). Empdocle, dans un langage allgorique, parle ainsi des

    prairies fendues dAphrodite ( , fr. 66 Diels-Kranz).

    la lueur de cette nouvelle acception, lpisode peut tre considr de faon plus crue : le

    serait le sexe vierge dArtmis, qui ne connat pas la souillure du phallus

    (ici , compris mtaphoriquement)2. Hippolyte semble bien loin de ces considra-

    tions. Pourtant, en tant quiniti aux mystres dleusis, il a peut-tre t au contact

    dobjets et de rites sexuels en croire ses propos sibyllins Thse3 ainsi que les tmoi-

    1. is ordinarily used in a sexual sense ; the sense is not ignored here, but

    contradicts it in a kind of oxymoron. The result is not insinuation (Wilamowitz) but a contemptuous

    stressing of Hipp.s unnatural asceticism (BARRETT 2001, p. 157).

    2. Pour une lecture entirement mtaphorique de ce passage, cf. RANKIN 1968, p. 342 sqq.

    3. [] des plaisirs amoureux jusqu ce jour mon corps est rest pur ; je nen connais les pratiques que

    par ou-dire et pour les voir en peinture ; et ces spectacles ont peu dattraits pour moi, car mon me est

    vierge (v. 1003-1006).

  • 32

    gnages tardifs de Clment dAlexandrie et dArnobe. Si cest le cas, connaissait-il leur

    signification ? La raison dtre de lemploi d associant des figurations anthropo-

    morphiques la reproduction matrielle des organes sexuels humains (PICARD 1927,

    p. 234) ntait probablement plus comprise ds le VIe sicle av. J.-C. Peut-tre en allait-il

    de mme de la formule daccompagnement, cit par nos deux auteurs chrtiens. Cepen-

    dant, pour S. S. Uvarov, les Mystres auraient t frapps par une corruption dj effective

    sous Ise et Dmosthne (UVAROV 1816, p. 50). Quoi quil en soit, point nest besoin de

    chercher des mtaphores sexuelles pour confrer un caractre rotique lpisode de la

    prairie. Celle-ci est en effet le lieu type de lespace rotique. Elle constitue le cadre fminin

    du prlude et de linitiation lamour (CALAME 1996, p. 189-190). Ses fleurs incarnent

    beaut, jeunesse et fminit. Cueillir des fleurs et en tresser des couronnes sont des

    coutumes rituelles anciennement associes aux crmonies qui commmorent les mariages

    divins ou hroques (MOTTE 1973, p. 41). Hippolyte, par son action, marque donc son

    union spirituelle avec Artmis4. De Platon Plutarque

    5 est voqu le motif de la fusion

    dans lamour. Comme le soulignent Sophie Gotteland et Estelle Oudot, le terme de

    lamour nest donc plus simplement lamiti (philots ou philia), [] mais aussi la

    communion spirituelle, la fusion (sunkrasis) (n. 187 au Dialogue sur lamour). Parvenir

    la fusion ncessite un haut degr de conscience, une initiation, comme des mystres. Pour

    Plutarque, lamour peut ainsi tre assimil aux mystres. Ce dernier estime mme que le

    myste de lamour est suprieur au myste dleusis. Aussi, quoiquil soit bon, mon ami,

    de se faire initier leusis, je constate que les sectateurs des mystres de lAmour

    obtiennent chez Hads un meilleur partage (Dialogue sur lamour, 761 F, trad. Flace-

    lire). Cest vers cet amour le plus lev quHippolyte parat se tourner, et non celui qui,

    plus lger, ne fait pas mme lobjet dun serment que les dieux coutent : on dit bien vrai,

    4. Lorsque Phdre se reprsentera le (v. 211), celui-ci sera limage de son amour : chevel.

    5. [] chacun estimerait tout bonnement quil vient dentendre exprimer un souhait quil avait depuis

    longtemps : celui de sunir avec ltre aim et se fondre en lui, de faon ne faire quun seul tre au lieu de

    deux (PLATON, Le Banquet, 192 e, trad. Brisson). Car un commerce sans amour, quon assouvit comme la

    faim et la soif, naboutit rien de beau. En revanche, grce lamour, la desse carte du plaisir la satit

    pour engendrer amiti et fusion (PLUTARQUE, Dialogue sur lamour, 756 E, trad. Gotteland et Oudot).

  • 33

    que serments damour nentrent pas dans loreille des Dieux6 (CALLIMAQUE, pi-

    gramme XXV, trad. Cahen).

    La question de la position dHippolyte par rapport lamour et aux femmes voluera

    avec Snque puis Racine. Chez le premier, Hippolyte est chaste moins par vnration

    mystique pour Artmis que par aspiration stocienne (KNIGHT 1950, p. 336). Il ne sait do

    lui vient sa haine des femmes : peut-tre dun dirus furor (Phdre, 567). Chez le

    second, Hippolyte ne dteste plus les femmes et nourrit mme un amour coupable pour

    Aricie. Thramne est dabord choqu : Pourriez-vous ntre plus ce superbe Hippolyte, /

    Implacable ennemi des amoureuses lois [] ? (Phdre, 58-59). Puis il rectifie : Enfin

    dun chaste amour pourquoi vous effrayer ? (ibid., 119). Malgr son amour pour Aricie,

    le fils de Thse sera chaste, restant sur ce point seulement conforme au personnage dcrit

    par Euripide. la critique quon lui fit dun Hippolyte amoureux, Racine aurait rtorqu :

    Quauraient pens les petits-matres dun Hippolyte ennemi de toutes les femmes ?7

    Rponse que Roland Barthes explicite : Quant Hippolyte, Racine la fait amoureux

    dAricie, de peur que le public ne le prt pour un inverti (BARTHES, Sur Racine, p. 24,

    n. 1).

    6. Plutarque, qui a une haute vision de lamour, affirme par contre, en citant les vers 7 et 8 dHippolyte,

    que lAmour, de toutes les divinits, est la plus prompte chtier celui qui le repousse ou exaucer lamant

    maltrait (Dialogue sur lamour, 766 C, trad. Gotteland et Oudot).

    7. Pour Georges Forestier, cette phrase est apocryphe. Elle a t rpandue par Louis Racine partir dune

    anecdote ancienne recueillie dans le Fureteriana (FORESTIER 2006, p. 570).

  • 34

    TROISIME PARTIE :

    HIPPOLYTE, UN CHASSEUR VGTARIEN ?

  • 35

    Chapitre VII :

    lalimentation dHippolyte

    Deux passages font rfrence aux rapports quHippolyte entretient avec la nourriture.

    Le premier met en scne le jeune homme avec ses compagnons de retour de la chasse (

    , v. 109). Hippolyte invite ceux-ci soccuper du repas. Son ton est pressant :

    1 (v. 108). Il veut une table pleine ( , v. 110), tre rassasi

    (, v. 112). Pourtant, daprs le Cyrus de Xnophon, la pratique cyngtique

    entrane la modration (), lendurcissement la faim et la soif (Cyropdie,

    VIII, I, 36). Sa passion pour la chasse situerait-elle Hippolyte du ct des viandards2 ?

    Car lexcs cyngtique comporte le risque de faire basculer les jeunes gens de lunivers

    aristocratique de la bonne chasse dans linflation perverse des viandes (SCHNAPP 1997,

    p. 29). Un mot employ par Hippolyte tend accrditer cette hypothse : (v. 112).

    Prs de la moiti des attestations de chez Euripide proviennent du Cyclope, ce terme

    dsignant la nourriture du monstre mais aussi, par contagion, les vivres que lui rclame

    Ulysse3. Toutefois, le dramaturge la galement employ pour qualifier une alimentation

    excessive. Dans Les Suppliantes, Adraste loue la vertu de Capane,

    / / ,

    (v. 864-866). Il emploie le vocabulaire dHippolyte (,

    ), mais de faon pjorative. Plus quune nourriture inhumaine, le fils de lAmazone

    semble dsirer une nourriture abondante. Il veut exercer ses chevaux, une fois rassasi de

    nourriture ( , v. 112). Lide de gloutonnerie contenue dans est

    renforce par le participe aoriste de . Souvent pjoratif, ce verbe est lui aussi

    1. J. E. Harry fait justement remarquer quil sagit dun terme militaire (HARRY 1899, p. 18).

    2. Le vocable est emprunt Alain Schnapp (SCHNAPP 1997, p. 29).

    3. Charles Segal y voit un autre sens de , celui dune nourriture lie la survie (SEGAL 1969, p. 297).

  • 36

    rattach lide dexcs et peut qualifier des animaux ou des btes de proie dvorant des

    cadavres humains (SEGAL 1969, p. 298). De tels propos et de tels actes sont plus suscep-

    tibles dmaner de personnages de basse condition que dun jeune homme fils du roi

    Thse et en qute perptuelle de puret.

    ce stade, il nest pas inutile de rappeler quHippolyte est ()

    (passim). Hrodote dit que les Amazones vivent de la chasse (Histoires, IV, CXII) ; Eschyle

    les qualifie mme de (Suppliantes, 287). Plus tard, Hrodien le Grammairien

    suggrera que de cette pratique alimentaire vient peut-tre leur nom : [] elles

    nutilisaient pas de pain pour nourriture, mais des serpents, des scorpions, des lzards et

    des tortues4. Elles seraient donc celles qui ne mangent pas de pain (-), tout

    comme le Cyclope Polyphme chez Homre : (Odysse,

    IX, 190-191). Les Cyclopes, les Amazones se distinguent des Grecs mangeurs de pain,

    ainsi quils ont t dfinis par Homre et Hsiode. Le pur Hippolyte aurait-il les mmes

    murs alimentaires que sa gnitrice et, de faon plus gnrale, la mme sauvagerie sous

    des dehors plus avenants ? Pour Segal, lexpression trahit cette sauvagerie

    qui le mnera sa perte (SEGAL 1969, p. 299).

    Le second passage qui traite de lalimentation dHippolyte complte le premier autant

    quil sy oppose. Les informations viennent cette fois de la bouche de Thse, mais il

    emploie le mme mot que son fils, (v. 952), quil fait suivre de (v. 953), tandis

    quHippolyte utilisait dabord (v. 109) avant demployer (v. 112). Ce chiasme

    montre que, si Thse reprend les mots dHippolyte, il inverse le discours de ce dernier

    comme un miroir le fait dune image. avait chez Hippolyte une connotation positive ;

    elle est ngative et ironique chez Thse. En outre, le souverain athnien accompagne ce

    substantif de ladjectif , supplment dinformation capital qui pourrait nous clairer

    sur la personnalit et les pratiques de son fils. est un mot assez peu employ par

    Euripide. Il peut qualifier un objet (Ion, 883 ; Protsilas, fr. 655 Nauck), un cadavre (Les

    Troyennes, 623), le reflet dune personne (Mde, 1162) ou, dans lextrait qui nous

    4. [] , (De prosodia catho-

    lica, 28, 15-16). Prcisons quil ne sagit que dune des tymologies avances par Hrodien. Michel Tichit ne

    relve pas moins de douze tentatives dinterprtation du nom (neuf antiques et trois modernes).

  • 37

    intresse, de la nourriture vgtale, littralement inanime . Platon et Aristote ne

    classaient pas les plantes parmi les mais les 5. En revanche, dans un contexte

    non philosophique, les vgtaux sont considrs comme des . Cest ainsi quun

    rgime vgtarien est qualifi d6 (URMSON 1990, p. 30). est un

    hapax. Cela tend prouver quil ne sagit pas dune formule consacre pour dsigner une

    alimentation vgtarienne7, mais peut-tre dun dtournement de lexpression

    8. Dailleurs, Thse ninverse pas juste les mots et leur connotation : il bouleverse

    les valeurs dHippolyte et, si lon en croit Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, cre

    un monstrueux oxymore o, donnant le sens de nourriture constitue de chair

    humaine , il suggre clairement que, sous ses allures de vgtarien, [son fils] tait

    5. Damascius, commentant le Time, crit ainsi : Car Platon nous dit que les plantes [] sont elles

    aussi des tres anims []. Or que les pierres, les mtaux, la terre tout entire et chacun des autres lments

    ne soient pas compltement privs dmes [], ce qui le montre cest dune part la zoogonie des vivants

    envelopps en eux, et cest dautre part la perfection de leur nature spcifique (Des premiers principes,

    R 184, trad. Galprine). Platon lui-mme, dans cette uvre, nemploie pas le terme , mais il le fait dans

    Le Sophiste (265 c), distinguant et .

    Aristote est plus explicite encore : Disons donc et tel est le principe de notre recherche , que ce qui

    distingue lanim [ ] de linanim [ ], cest la vie. Or il y a plusieurs manires

    dentendre la vie, et il suffit quune seule dentre elles se trouve ralise dans un sujet pour quon le dise

    vivant : que ce soit lintellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement

    quimplique la nutrition, enfin le dprissement et la croissance. Cest pour cette raison que toutes les plantes

    mmes sont considres comme des vivants [] (De lme, 413 a, trad. Barbotin).

    Il faut noter que, dans le Time, Platon range au sein des les plantes, qui en sont exclues dans le

    Phdon (70 d), le Banquet (188 a), La Rpublique (VII, 532 b ; X, 596 e), Le Sophiste (265 c). Comme le

    souligne J. O. Urmson, tandis que plantes et animaux ont une , seuls les animaux sont des (URMSON

    1990, p. 173).

    6. Lhumanit dalors se rejetait sur tout ce qui na pas vie [] et sabstenait, au contraire, de tout

    ce qui a vie [] (PLATON, Lois, 782 c).

    7. Le scholiaste lui donne pour synonyme (p. 107, l. 12 Schwartz).

    8. Encore que celle-ci soit tardive et peu frquente. On la trouve chez Porphyre (De labstinence, I, XLVII,

    2), dans les Papyri magicae (PGM, VII, 441) ou, conjecture, chez Plutarque (Propos de table, 660 F).

  • 38

    cannibale et incestueux (VERNANT et VIDAL-NAQUET 2001, p. 148, n. 73). Une autre

    tragdie dEuripide, proche dHippolyte, associe cannibalisme et inceste : Les Bacchantes.

    La pice sachve avec le meurtre symboliquement incestueux et quasi cannibalesque

    (VIDAL-NAQUET 2005, p. 367) de Penthe par sa mre, Agav, prise du dlire de Dionysos.

    Outre le dionysisme, un second courant pratique cette association, le cynisme, qui met

    deux revendications essentielles, dont lune est labolition de la prohibition de linceste et

    lautre la pratique de lendocannibalisme (DETIENNE 1998, p. 154). Cependant, alors que

    dionysisme et cynisme proposent de renverser le systme politico-religieux de la cit par le

    bas, Hippolyte tenterait de le faire par le haut. En fait, parce quil transgresse les normes de

    la socit, le vgtarien est aussi inhumain que le cannibale (VIDAL-NAQUET 2005,

    p. 53). Ainsi, chez Homre (Od., IX), le vgtarisme est le rgime ordinaire de Polyphme,

    qui devient loccasion de la venue dUlysse et de ses compagnons dans

    lantre du Cyclope. Le vgtarisme implicite de lge dor hsiodique, lge de Cronos (qui

    a pourtant aval ses enfants), est galement pour une partie de la tradition lge de

    lanthropophagie et du sacrifice humain (VIDAL-NAQUET 2005, p. 43). Vgtarisme,

    omophagie et anthropophagie sont ainsi entremls dans Les Crtois9.

    Quoi quil en soit, cette scne claire dun jour nouveau les vers 108 110. Une con-

    tradiction entre les vers 109-110 et 952-953, releve par Wilamowitz, semble se dessiner.

    Mais o est la contradiction ? Pour la dcouvrir, il faut attribuer lindication trs vague

    des vers 109-110 une valeur quelle na pas ncessairement (MRIDIER 1928, p. 17). La

    nourriture dont parle Hippolyte nest-elle pas alors vgtarienne ? Dans Iphignie Aulis,

    Euripide emploie pour dsigner lherbe broute par les cavales de Clytemnestre et

    Iphignie10

    . Certes, le terme est appliqu des animaux, mais, si lon y ajoute le sme

    d abondance , il conviendrait bien au jeune homme :

    9. Alors que Carl Robert a postul, dans luvre dEuripide, un Minos devenu vgtarien aprs avoir

    adopt les rites des mystes de Zeus Iden (ROBERT 1890, p. 22), la dcouverte dun nouveau fragment de la

    tragdie, publi en 1907, a plutt mis au jour les pulsions cannibales du souverain crtois.

    10. [] , (v. 422-423).

  • 39

    parce quil est en pleine sant et que son grand apptit offre un contraste saisissant

    avec le jene de Phdre, dont il est fait mention trois reprises dans le texte11

    ;

    parce quil revient dune chasse pied certainement puisante12.

    De plus, il nest jamais explicitement dit que la nourriture prpare sera celle de la

    chasse. [] de mme, quand le jeune prince invite ses compagnons au repas si agrable

    aprs la chasse (v. 109-130), rien ne lempche de leur abandonner le gibier pour se

    restaurer la manire vgtarienne (DES PLACES 1969, p. 201). Barrett ny voit pas un

    argument en faveur du vgtarisme dHippolyte, bien au contraire. Are we seriously to

    believe that when the passionate hunter sits down after his hunting to a

    (110), that table is laden not with venison but with bread and cheese ? (BARRETT 1964,

    p. 343). De mme, le lien entre les animaux tus la chasse et le repas qui sensuit est

    formellement tabli par Jean-Pierre Vernant : Mais, trange vgtarien, il [Hippolyte]

    apparat aussi bien tout proche des btes sauvages quil passe son temps poursuivre et

    massacrer pour en faire, au terme de ses parties de chasse, la pitance quil partage du

    meilleur apptit avec ses compagnons masculins (VERNANT 2007, p. 749). Dans la

    Phdre de Snque, quun certain nombre dauteurs ont dite inspire du premier Hippolyte

    dEuripide13, Hippolyte fait un loge de lhomme qui se tient lcart de la cit, donc

    (entre autres) de lui-mme, et dcrit ainsi son rgime : Excussa silvis poma compescunt

    famem / et fraga parvis vulsa dumetis cibos / faciles ministrant (v. 515-517). Un autre

    argument en faveur du vgtarisme dHippolyte est quEuripide en personne aurait t

    vgtarien14

    et quil aurait transfr cette caractristique, par identification, son hros.

    11. [] depuis deux jours, me dit-on, sa bouche divine na pas touch au fruit de Dmter []

    (v. 135-138), Quoi dtonnant ? depuis deux jours elle est jeun (v. 275), Elle jene pour abandonner la

    vie (v. 277).

    12. Mahaffy et Bury soulignent en effet que (v. 112) implique que les chevaux

    nont pas t de sortie et quHippolyte a chass pied avec ses chiens (MAHAFFY et BURY 1881, p. 60).

    13. Cette analyse est aujourdhui conteste. Voir la notice dHippolyte se voilant (dans Fragments.

    Bellrophon-Protsilas, Les Belles Lettres, 2000).

    14. La scholie au vers 953 dit de manire sibylline : .

    (p. 107, l. 20-21 Schwartz). Ren Nnlist met donc lhypothse

  • 40

    Mais, pour plusieurs commentateurs15

    , le fait quHippolyte chasse interdit toute possibilit

    quil soit vgtarien.

    suivante : Regrettably, the commentator does not specify in what way Euripides is alluding to himself. Did

    the notorious trade of Euripides mother as a greengrocer (test. 2432 Kannicht) lead to the assumption that

    Euripides was a vegetarian ? (NNLIST 2009, p. 229).

    15. LUCAS 1946, p. 66 (n. 5) ; BARRETT 1964, p. 343 ; SCHNAPP 1997, p. 109.

  • 41

    Chapitre VIII :

    quel chasseur est Hippolyte ?

    Ds le dbut de la pice, Hippolyte est prsent comme un chasseur, dvot dArtmis,

    dans le monologue dAphrodite (v. 15-19). Celle-ci sinterrompt prcisment parce que

    Hippolyte rentre de la chasse (v. 51-53). Lui-mme voque ses activits cyngtiques au

    vers 109. Lorsque Phdre, brlant damour pour le jeune homme, sidentifie lui, cest par

    le biais de la chasse (v. 215-222) ; quand Thse fustige les bonimenteurs, auxquels il

    associe son fils, il utilise le lexique de la chasse1. Au moment o Hippolyte sapprte fuir

    Athnes, il invoque la desse compagne de ses chasses (, v. 1093), et, mourant,

    il dit cette dernire : [] (v. 1397). La chasse est donc omni-

    prsente dans la pice et dans la vie dHippolyte.

    Quel type de chasse Hippolyte pratique-t-il ? Tous les exemples de la chasse exerce

    par le jeune homme (rellement ou telle quelle est imagine par Phdre) mentionnent la

    prsence de chiens2. Sa pratique se distingue ainsi de celle, plus fruste, dHracls ou de

    Thse. Seul le dlire de Phdre nous renseigne sur le type danimaux traqus par Hippo-

    lyte ( , v. 218). Comme , , en vnerie, peut dsigner le mle ou

    la femelle malgr le genre fminin du terme. Si lon imagine Phdre poursuivant des

    biches, on se reprsente plutt Hippolyte chassant des cerfs. En outre, Artmis est souvent

    1. [] / , (v. 956-957).

    2. Vers 18, 217, 219 et 1127. Lemploi du fminin au vers 18 ( ) nous laisserait supposer

    quil sagit de chiennes ; mais, dans le domaine de la chasse, le mot au fminin dsigne le mle comme la

    femelle (cf. XNOPHON, LArt de la chasse). Selon Arrien, les chiennes de valeur sont plus nombreuses que

    les mles ; elles sont plus rapides queux, mais conservent leur vitesse moins longtemps et sont moins fortes

    (ARRIEN, Cyngtique, XXXII). Cf. aussi PLUTARQUE, Dialogue sur lamour, 767 A.

  • 42

    qualifie de tueuse de cervids3. Xnophon nous apprend que la chasse aux cerfs se

    pratique de deux faons : par la pose de chausse-trapes ou par une poursuite laide de

    javelots (LArt de la chasse, IX, 20). moins de dduire du simple choix dHippolyte

    dune prairie o le fer na jamais pass (v. 76) pour son offrande Artmis quil

    prfre les filets aux lances (MITCHELL-BOYASK 1999, p. 43), tous les lments dont nous

    disposons suggrent que le jeune homme se livre au second type de chasse : sa fatigue

    (voir ci-dessous) ; la mention par Phdre de l et du ; son temprament

    intransigeant ; le fait quil chasse pour le plaisir4. Une uvre tardive nous dit pourtant

    qu Hippolyte fut le premier rvler aux chasseurs les bourses livres ainsi que les

    collets et les longs filets recourbs (OPPIEN, Cyngtique, II, 24-25). Ces deux derniers

    accessoires font dailleurs partie de lquipement des chasses dHippolyte dans la Phdre

    de Snque (v. 43-47).

    Chasse mre ou chasse juvnile ? Hippolyte prfigure la nouvelle chasse5 , ce qui

    apparatra plus nettement chez Snque. Il sinscrit ou veut sinscrire dans la ligne des

    hros cyngtiques ; chez lui cependant, la chasse devient un art de vivre, l o elle

    appartenait la prhistoire avec Hracls et la protohistoire avec Thse.

    Dune certaine faon, la chasse dHippolyte a quelque chose de juvnile, comme celle

    du jeune Cyrus. Mais, tandis que le second est labri dans la rserve dAstyage, le

    , cest la prsence dArtmis qui protge le premier. Encore quAlain Schnapp

    assimile la prairie o le jeune homme rend hommage la desse son domaine de chasse,

    celui dune nature prserve (SCHNAPP 1997, p. 108). Lphbe est cartel entre

    lidal de la guerre de front, de la chasse en face--face avec lanimal et les impratifs de la

    surprise, de laguet, du coup de main (SCHNAPP 1997, p. 155). Cela correspond bien

    Hippolyte, qui souhaiterait sans doute terrasser seul, lgal de son pre, de redoutables

    3. ou (EURIPIDE, Iphignie en Tauride, 1113).

    4. Arrien donne lexemple de Celtes qui, chassant pour le plaisir et non pour se nourrir, dlaissent les

    filets (LArt de la chasse, III, 1).

    5. Lexpression est emprunte Alain Schnapp, qui oppose une vision troite, encadre de la chasse, celle

    de Platon ou du Xnophon de la Cyropdie, une vision plus large et permissive, celle du Xnophon de

    LArt de la chasse (SCHNAPP 1997, p. 157-163).

  • 43

    cratures, mais doit se contenter dun plus petit gibier et bnficier de la tutelle rassurante

    dune desse. La chasse au cerf semble en effet prcder une chasse plus mre, celle au

    sanglier. La chasse adulte est une chasse de jour, collective, relevant de la morale de

    lhoplite, utilisant le filet et non lpieu tandis que la chasse du jeune homme est nocturne,

    individuelle, utilisant essentiellement les filets (VIDAL-NAQUET 2005, 170-171). Si lon

    suit ces catgories et que lon sen tienne au peu dindications donnes par Euripide,

    Hippolyte relve tonnamment plus de la chasse adulte que de celle du jeune homme. Cest

    le signe quil ne refuse pas le passage lge adulte, mais cest galement une illusion

    entretenue par Artmis. Hippolyte est, comme Mlanion, un phbe qui a chou, un

    chasseur noir6. Il na pas russi son initiation. Celle-ci consistait pour Ulysse en une chasse

    au sanglier (HOMRE, Od., IX, 388-468) et, un degr moindre, pour Oreste dans la

    poursuite dun faon (EURIPIDE, lectre, 573-574). Les deux hommes en ont dailleurs

    gard une cicatrice, qui atteste le succs de leur initiation et les identifie7. Hippolyte na

    probablement pas eu de gibier initiatique et, partant, de blessure de chasse8 avant

    sa rencontre avec le taureau envoy par Posidon. La mort dHippolyte survient sans mme

    un combat digne de ce nom, au moins amorc dans la Phdre de Snque. Ntant plus

    sous la juridiction dArtmis, se trouvant face un adversaire dmesur qui lattaque par

    surprise, le chasseur demeure impuissant dans lpreuve qui pouvait le conduire la

    maturit et le hisser la hauteur de son pre, fameux tueur de taureaux.

    6. Le chasseur noir cest, en somme, un phbe qui a chou, un phbe qui, chaque tournant, a la

    possibilit dchouer (VIDAL-NAQUET 2005, p. 173).

    7. Cest la cicatrice dUlysse qui permettra sa nourrice de le reconnatre. Quant Oreste, ce ne sont ni

    ses cheveux, ni lempreinte de ses pieds, ni son manteau signes de reconnaissance tourns en drision par

    lectre qui permettent sa sur de lidentifier, mais une blessure de jeunesse quil porte sur le visage.

    8. Le coryphe (v. 1342-1344) et Hippolyte lui-mme (v. 1351-1359) semblent en tmoigner. Leur

    raction pouvante est certes la mesure des blessures qua subies le jeune homme. Mais il y a plus. La

    scne exprime tout ce que la mutilation du corps dHippolyte a de rvoltant pour celui dont la puret

    corporelle refltait la puret spirituelle et qui se sentait souill au moindre contact physique.

  • 44

    Chapitre IX :

    pourquoi Hippolyte chasse-t-il ?

    Parce que cest un aristocrate. Il a donc les activits de la jeunesse dore athnienne

    de son temps, quIsocrate dcrit dans lAropagitique (45) : la chasse, lquitation Il

    chasse probablement lanimal noble par excellence, le cerf, et tente de satisfaire aux

    critres du bon chasseur que dfinira Platon : Il ne reste ainsi pour nos athltes que la

    chasse et la capture des animaux marcheurs ; une des formes est la chasse de nuit, par des

    gens qui dorment chacun leur tour, hommes paresseux, chasse qui ne mrite aucune

    louange ; aussi peu digne est une chasse o travail et pause alternent, o cest laide de

    filets et de piges, non par la victoire dune me vaillante quest dompte la force sauvage

    des btes. Seule demeure donc la plus excellente, celle que lon fait aux quadrupdes, en

    saidant de chevaux et de chiens et de son propre corps ; toutes les proies, soit quon les

    coure soit quon les frappe ou quon leur lance des traits, on ne les capture que de ses

    propres mains, si lon est de ceux qui cultivent la divine bravoure (Lois, 823 e-824 a,

    trad. Dis).

    Cette chasse aristocratique pratique par Hippolyte laisse supposer quelle ne vise pas

    lapprovisionnement en nourriture. Dune part, le fils de Thse, par sa situation, na pas

    besoin de chasser pour assurer sa survie alimentaire ; dautre part, une telle chasse semble

    faire fi de toute consquence culinaire. Le fait est que tout se passe comme si jamais le

    gibier ne devait paratre sur la table du chasseur : la chasse est pour la chasse, comme lart

    pour lart (DELEBECQUE, notice de Xnophon, LArt de la chasse). Dans son trait,

    Arrien prcise quun homme qui chasse par plaisir na pas se soucier de la viande de

    lanimal (Cyngtique, XXV, 9). Il nest donc pas absurde de penser que la table du

    chasseur Hippolyte est bien vgtarienne (voir supra).

  • 45

    Pour sentraner physiquement. Si lon suit la conjecture de Mahaffy et Bury (cf.

    chap. VII, n. 12), Hippolyte chasse pied. Cela expliquerait pourquoi cette activit est pour

    lui un (v. 52) selon Aphrodite, mais aussi pourquoi il est affam son retour.

    Cependant, il ngale pas la performance athltique dun Achille. Artmis ladmirait,

    ainsi que laudacieuse Athna, tandis quil tuait les daims, sans laide de chiens ni de filets

    trompeurs [ ] ; car il les dpassait la course (PINDARE,

    Nmennes, III, 50-52, trad. Puech). Cette performance ne peut sexpliquer par une

    mconnaissance de lart de la chasse puisque Achille a t form par le Centaure Chiron,

    matre en la matire.

    Pour saguerrir moralement. Hippolyte se veut . Or, selon Xnophon, la

    chasse va de pair avec la (LArt de la chasse, XIII, 15), qualit quil reconnat

    au fils de Thse dans son trait cyngtique (ibid., I, 11). Il conclut son ouvrage en

    affirmant que les jeunes gens qui pratiquent cette activit sont aims des dieux et pieux ;

    ils ont des chances dtre bons pour leurs parents, pour leur cit tout entire et pour chacun

    individuellement de leurs amis et de leurs concitoyens (ibid., XIII, 17, trad. Delebecque).

    Cyrus emmne son quipe la chasse afin de lprouver et de lentraner l

    (XNOPHON, Cyropdie, VIII, I, 36), qualit que lui-mme cultive (ibid., VIII, XXXVII).

    Chez Platon, le meilleur chasseur cultive la bravoure divine1. Si Hippolyte en fait montre

    face au taureau prodigieux envoy par Posidon, il ne semble pas quil en soit de mme

    dans ses activits de chasseur.

    Pour accompagner Artmis, dont il est un dvot. Selon Xnophon, cest la desse qui,

    avec son frre Apollon, cra lart de la chasse et le transmit au Centaure Chiron. Le jeune

    homme, en tant que suivant dArtmis, ne peut que prendre part ses activits cyng-

    tiques ; mais cest avant tout la vierge et la desse de la Nature sauvage, inviole quil

    semble vnrer. Cest ainsi que Phdre, dans la pice-monologue de Yannis Ritsos,

    suspectera les parties de chasse dHippolyte de ntre quun prtexte pour accompagner

    Artmis2. Lucas voit dans la relation entre Hippolyte et Artmis la reconstruction dun

    1. (Lois, VIII, 824 a).

    2. Au fait, comment la chasse a-t-elle march aujourdhui ? Jamais je nai pu savoir ce que tu chasses.

    Jamais tu ne mas ramen, comme font les autres, tes splendides trophes []. Jimagine que tu ne tues

  • 46

    mythe ancien (LUCAS 1946, p. 68). La desse, alors, ntait pas vierge et protgeait la

    faune au lieu de la chasser. Dans ces circonstances, Hippolyte devait tre le compagnon,

    humain ou semi-divin, dArtmis, comme Adonis lest dAphrodite. Avec la transforma-

    tion de la desse, Hippolyte a perdu son statut de compagnon au profit de celui de protec-

    teur de sa virginit, au mme titre que les nymphes qui lentourent. Chez Euripide, cela

    saccompagne dune participation lactivit dsormais principale dArtmis : la chasse.

    Pour purger la terre de ses flaux. Selon linterlocuteur de Socrate le Jeune, dans Le

    Politique, lge de Cronos voyait les hommes et les animaux vivre sous la gouvernance des

    dieux. Parmi les animaux, il ny en avait pas de sauvages, et ceux-ci ne sentre-dvoraient

    pas ni ne se faisaient la guerre. Mais les dieux se mirent en retrait : ainsi le monde fut

    boulevers. Les animaux sensauvagrent, devenant une menace pour les hommes,

    (PLATON, Le Politique, 274 c). Dans le Protagoras, le personnage

    ponyme explique que ces hommes vivaient disperss et se faisaient tuer par les animaux,

    plus forts queux. Il ntait alors pas question de chasse mais de guerre contre les ani-

    maux : (ID., Protagoras, 322 c). Les premiers hros sont donc

    chargs de purger la terre de ses cratures monstrueuses, tel un Hracls, qui, seulement

    arm de sa massue et protg de sa , sacquitte parfaitement de cette tche. Pour

    le type de hros quil incarne, avec sans doute Thse, la chasse est plus une guerre, un

    combat singulier, quune poursuite qui a recours aux entranements si particuliers des

    chasseurs et au dressage des chiens (SCHNAPP 1997, p. 34). Alors que le fils de Zeus

    extermine sans tats dme les flaux3, il apparat sous un autre jour chez les potes

    hellnistiques, en oprant une distinction entre animaux nuisibles et animaux inoffensifs,

    quil faut prserver. Il fait ainsi la leon Artmis. Allons, lance tes traits sur les btes

    sauvages, et les mortels te diront Secourable, tout comme ils font de moi. Laisse chevreuils

    et livres patre dans les collines ; chevreuils et livres, quel mal font-ils ? Ce sont les

    jamais de cerfs les animaux favoris de la desse. [] Que chasses-tu vraiment ? Offrirais-tu toutes tes

    pices Artmis ? (RITSOS 1979, p. 56-58).

    3. Le lion de Nme est qualifi de (HSIODE, Thogonie, 329), de

    (SOPHOCLE, Trachiniennes, 1092) ; la biche aux cornes dor, de (EURIPIDE, Hracls,

    377).

  • 47

    sangliers qui ravagent les champs, qui gtent les plantes ; ce sont les buffles qui sont un