l'antipoÉsie dans les Œuvres de tristan corbiÈre

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1 COLLEGE UNIVERSITAIRE FRANCAIS DE MOSCOU ФРАНЦУЗСКИЙ УНИВЕРСИТЕТСКИЙ КОЛЛЕДЖ ПРИ М.Г.У ИМ. ЛОМОНОСОВА L'ANTIPOÉSIE DANS LES ŒUVRES DE TRISTAN CORBIÈRE Alfiya ENIKEEVA Mémoire de recherche en littérature dirigé par Monsieur Gerard DESSONS, professeur de l’Université Paris – VIII, et encadré par Monsieur David RAVET, enseignant de littérature au CUF de Moscou 2015

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Page 1: L'ANTIPOÉSIE DANS LES ŒUVRES DE TRISTAN CORBIÈRE

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COLLEGE UNIVERSITAIRE FRANCAIS DE MOSCOU

ФРАНЦУЗСКИЙ УНИВЕРСИТЕТСКИЙ КОЛЛЕДЖ ПРИ М.Г.У ИМ. ЛОМОНОСОВА

L'ANTIPOÉSIE DANS LES ŒUVRES DE TRISTAN CORBIÈRE

Alfiya ENIKEEVA

Mémoire de recherche en littérature

dirigé par Monsieur Gerard DESSONS, professeur de l’Université Paris – VIII,

et encadré par Monsieur David RAVET, enseignant de littérature au CUF de Moscou

2015

Page 2: L'ANTIPOÉSIE DANS LES ŒUVRES DE TRISTAN CORBIÈRE

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Je tiens à remercier chaleureusement mon Directeur de recherche, Monsieur Gérard

Dessons, Professeur à l’Université Paris VIII Vincennes – Saint Denis d'avoir accepté de suivre

mon mémoire. C’est un grand honneur pour moi d’avoir pu travailler et rédiger ce mémoire sous

sa direction. Je le remercie pour son aide inestimable et pour toute l’attention qu’il a apportée à

mon travail et au sujet que j’ai choisi. Je remercie Monsieur David Ravet, mon professeur de

littérature au CUF, qui a encadré ma recherche au cours de cette année. Il a dès le début exprimé

un vif intérêt pour mon sujet de recherche, a été trés attentif à mon mode de réflexion, et a

toujours soutenu et respecté mes approches du sujet.

Je tiens beaucoup à remercier Madame Galina Choumilova et Monsieur David Novarina,

mes professeurs au CUF, pour leurs cours, pour leur soutien et pour leur passion de la littérature

et de la langue française.

J’adresse mes très sincères remerciements aux directeur du Collège Universitaire

Français de Moscou, Monsieur Olivier Kachler, pour son aide dans la redaction de mon

mémoire, pour ses conseils précieux et remarques de grande utilité.

Enfin, je dis un grand merci à mon mari, à mes filles et à mes amis qui m’ont accordé un

soutien incomparable, qui ont su être infiniment patients et aussi proches qu’il le fallait.

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3

SOMMAIRE

INTRODUCTION...................................................................................................................................4

1.La réception critique............................................................................................................................4

2.L’Art ne me connaît pas, je ne connais pas l’Art................................................................................6

CHAPITREI.Delapoésieàl’antipoésie.....................................................................................................9

I.1. L’amateur fictif : Mélange adultère de tout.....................................................................................9

I.2. Au lieu de manifeste d’antipoésie : Tu ris jaune et tousses...........................................................15

CHAPITREII.Lastructuredesversantipoétiques....................................................................................20

II.1. L’antimusicalité des vers corbiériens : « déchanson ».................................................................20

II.2. L’expérimentation du langage......................................................................................................27

II.3. La visualisation des vers...............................................................................................................32

CHAPITREIII.Lapoésiecommerebus.......................................................................................................36

III. 1. L’ironie et la caricature..............................................................................................................36

III. 2. La polyphonie et l’intertextualité des Amours jaunes...............................................................43

CONCLUSION.............................................................................................................................................48

BIBLIOGRAPHIE..................................................................................................................................52

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INTRODUCTION 1. La réception critique

Treize ans avant le manifeste du symbolisme de Moréas, un poète inconnu a publié son

unique recueil qui est resté presque inaperçu. Il y avait seulement trois articles critiques dans les

journaux mal connus. Ce poète Tristan Corbière et son recueil Les Amours jaunes ont commencé

à revendiquer sa place dans la littérature française seulement onze ans après sa publication. En

1884, Paul Verlaine lui a réservé la première place dans ses Poètes maudits, ayant écrit sur lui:

« les plus illustres d’entre les vrais poètes contemporains un maître à leur [de Villon et de Piron]

taille, au moins! »1. Après un demi-siècle Ezra Pound a aussi écrit que Corbière a rendu au vers

français « la vigueur de Villon ainsi qu'une intensité à laquelle aucun Français n'avait atteint

pendant les quatre siècles qui séparent dans le temps ces deux poètes »2.

Les frères-poètes ont pu d'emblée apprécier la force anti-intellectuelle et la liberté

prosodique de la poèsie corbiérienne. Mais les critiques littéraires préféraient garder le silence et

d’éviter l’auteur qui n’a pas théorisé sa position en dehors de ses vers. C’est pourquoi dans un

premier temps l’histoire de la réception critique de Corbière correspondait en partie à son

influence sur les poètes suivants. Il est devenu reconnu dans le monde littéraire à titre posthume

d'abord par Verlaine, puis par Huysmans (dans l’élitiste bibliothèque du héros d’À Rebours il y a

Les Amours jaunes)3, Laforgue (qui a avec lui certains points communs)4, et enfin par les

surréalistes. En 1940, André Breton a mis Corbière dans son Anthologie de l’humour noir et a

fait de l’auteur des Amours jaunes le premier ancêtre de l’écriture automatique :

« Corbière doit être le premier en date à s’être laissé porter par la vague des mots qui, en dehors de toute direction consciente, expire chaque seconde à notre oreille et à laquelle le commun des hommes oppose la digue du sens immédiat. »5

Tristan Tzara, Max Jacob, Blaise Cendrars, Henri Thomas voyaient en Corbière l’un des

pères de la poésie moderne qui a su donner un nouvel élan à l’écriture poétique. Nombreux

étaient ceux chez qui on peut trouver une influence corbiérienne : Supervielle, Fargue, Prévert...

1VERLAINE, Paul: Les Poètes maudits, Paris, Léon Vanier, 1888, p. 8 2POUND, Ezra, Comment lire, dans le Cahier de l’Herne qui lui est consacré, Paris, 1966, p.33 3HUYSMANS, J.-K., A Rebours, Gallimard Folio, 2005, pp.305-306. 4Mais Laforgue affirmait qu’il n’a lu le broché de Verlaine qu’après la création des Complaintes et soulignait la différence entre Corbière et lui-même: "Corbière a du chic et j’ai de l’humour; Corbière papillote et je ronronne;je vis d’une philosophie absolue et non de tics" (LAFORGUE, Jules, "Lettre" Lutèce, 4 (4-11 Oct.1885. Repr. in LUNN-ROCKLIFFE, Katherine, Tristan Corbière and the Poetics of Irony, Oxford: OUP, 2006)). 5BRETON, André, Anthologie de l'humour noir, Le Livre de Poche, 2002, pp.202-203

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Avec T.S. Eliot et Ezra Pound, grands admirateurs de Corbière, la littérature anglo-saxonne a

reçu également son empreinte.6

Malgré cette reconnaissance professionnelle les universitaires et les historiens de la

littérature s’intéressent à l’œuvre de Corbière et à ses trouvailles poétiques seulement dans la

deuxième moitié du XX siècle.

Dans le premier travail critique important, consacré à ce poète, Albert Sonnefeld analyse

la structure des Amours jaunes, sa psychologie, le rapport entre la tradition et l’innovation dans

l’œuvre corbiérienne7. Quatre ans après, Pauline Newman-Gordon, faisant l’analyse de la

psychologie de rieur souffrant corbiérien, examine le problème de l’ironie comme stratégie

esthétique8. Un autre critique, Jean-Marie Gleize, perçoit les poèmes de Corbière avec la lecture

metapoétique et indique que Les Amours jaunes sont l’exploration de la condition du poète qui

relève de l’impossibilité de communication9. Son collègue Serge Meitinger montre comment un

usage corbiérien de l'ironie tente de promouvoir une poétique nouvelle à partir des éléments

presque « déconstruits »10. En 1990, Elisabeth Aragon fait l’analyse de la polyphonie

corbiérienne en termes bakhtiniens11. Hugues Laroche montre que dans Les Amours jaunes le

narrateur disparait graduellement au cours du livre12. Son collègue Christian Angelet voit dans le

recueil de Corbière la tentation de dépoétisation et désidéalisation de la tradition poétique et le

mouvement vers une nouvelle poétique. En 1960, dans son livre La Poétique de Tristan Corbière

il a écrit sur l’auteur des Amours jaunes qu’il « offre l’assemblage verbal le plus composite qui

6Sur les rapports de T.S. Eliot et Ezra Pound à Tristan Corbière: SONNENFELD, Albert, L'Oeuvre poétique de Tristan Corbière, Paris, Presses Universitaires de France, pp.188-195, et BURCH, Francis, Tristan Corbière, l'originalité des "Amours jaunes" et leur influence sur T.S. Eliot, Paris, Nizet, 1970. 7SONNENFELD, Albert, L’Œuvre poétique de Tristan Corbière, Paris, Presses Universitaires de France, 1960 8NEWMAN-GORDON,Pauline, Corbière, Laforgue, Apollinaire ou le rire en pleurs, Paris : Nouvelles Editions Debresse, 1964 9GLEIZE, Jean-Marie, Poésie et figuration, Paris, Seuil, 1983 10MEITINGER, Serge. « L'ironie antiromantique de Tristan Corbière ». In:Littérature, N°51, 1983. Poésie, pp.41-58

11ARAGON, Elisabeth, « Tristan Corbière et ses voix ». In: Voix de l’écrivain : Mélanges offerts à G uySagnes,textesrecueillis par Jean-Louis Cabanès, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Les cahiers deLittératures » , pp.179-200 12LAROCHE, Hugues, Tristan Corbière, ou les voix de la corbière, Paris : Presses Universitaires de Vincennes, 1997

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se soit jusqu’alors rencontré dans un recueil de poèmes »13. Et après, déjà en 2003, dans la

préface des Amours jaunes14 il a utilisé la notion d’« antipoésie » à propos du vers corbiérien.

2. L’Art ne me connaît pas, je ne connais pas l’Art

En effet, l’antipoésie, entendue tout d’abord comme dépoétisation et désidéalisation, est

la notion qui peut décrire presque parfaitement l’œuvre de Corbière. Cette notion permet

d’envisager indissociablement poéticité et criticité comme activités de l’œuvre. Corbière a

activement participé à la révolution poétique de son siècle en faisant de son œuvre un

« laboratoire poétique » où il jouait avec les valeurs et les normes poétiques, linguistiques,

sociales, politiques. Sa poésie est un travail contre les formes et les idées traditionnelles héritées.

De plus, Corbière est « un partisan d’une politique expérimentale »15. Ses poèmes, « étant le

discours où s’expérimentent, à travers le langage d’un sujet, des modes de signification

particulière»16, défient la compétence littéraire et linguistique de ses lecteurs-auditeurs. La poésie

corbiérienne problématise la représentation poétique et transforme la syntaxe de manière

audacieuse.

Si l’on croit la formule impertinente du poème liminaire des Amours jaunes, l’auteur veut

faire « tabula rasa » du passé poétique : « L’Art ne me connaît pas, je ne connais pas l’Art. »17

Dans son autre poème, Épitaphe, il précise cette formule :

« Poète, en dépit de ses vers ; Artiste sans art, - à l’envers »18. Corbière refuse chaque idéalisme et oppose son œuvre à la « littérature » et à l’art

institutionnel qui le conduit « au refus du drapé, du léché, de l’éloquence classique, au profit du

prosaïsme et de l’oralité. »19 Il crée la nouvelle poétique à travers une dépoétisation et une

13ANGELET, Christian, La Poétique de Tristan Corbière, Bruxelles, Académie Royale de langue et de littérature française, 1961, p.22 14 ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.7-32 15 BURCH, Francis, Tristan Corbière, l’originalité des Amours jaunes et leur influence sur Thomas-Stearns Eliot, Paris, Rennes Editions A.G.Nizet, 1970 16 DESSONS, Gérard, Introduction à l’analyse du poème, Nathan, Paris, 2000, p.5 17CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.4218CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.5119ARAGON, Elisabeth et BONNIN, Claude, « Introduction», CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, texte établi et commenté par Elisabeth Aragon et Claude Bonnin, Presses Universitaires du Mirail, 1992

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désidéalisation. Christian Angelet écrit ainsi : « Combattre cette littérature, la tuer par le ridicule

et opposer à la poésie admise une poésie nouvelle, voilà où tendent ses efforts. »20

Ces efforts corbiériens et les modalités antipoétiques de son œuvre sont les points

principaux d’intérêt de notre étude. En partant de la notion de l’antipoésie, proposée par

Christian Angelet, nous essayerons d’éclairer le sens d’antipoésie corbiérienne par rapport à la

poésie de son époque et analyser ses facettes dans Les Amours jaunes. Par l’analyse de quelques

poèmes de Corbière qui seront présentés dans notre travail nous nous appuierons sur la méthode

de Gérard Dessons. Cette méthode a été décrite par lui dans l’Introduction à l’analyse du

poème21.

Notre étude se divisera en trois parties. La première concerna la question de la formation

de Corbière et de sa voie littéraire de la poésie à l’antipoésie. Nous considérerons le contexte

littéraire contemporain et la tradition poétique, les rapports ambigus de Corbière au Romantisme

et à son siècle, l'étonnante multiplicité des influences poétiques (de François Villon et certains

poètes baroques à Musset, Baudelaire et ses contemporains). Nous tenterons de démontrer qu’il y

a peu de chance pour que certains aspects dominants des Amours jaunes soient dus à une

méconnaissance des grandes œuvres ou des règles de la prosodie. Corbière a une formation aussi

sérieuse que celle de ses contemporains Verlaine ou Rimbaud : il débattait et entendait débattre

depuis longtemps des problèmes de poétique. Par conséquent, Les Amours jaunes ne se

représentent plus comme le livre étrange publié dans l’édition douteuse22 à compte d’auteur mais

comme le manifeste corbiérien de l’antipoésie. Dans cette partie nous étudierons trois poèmes :

« La pipe au poète », « Un jeune qui s’en va », « Paria ».

La seconde partie s’articulera autour de la question de la structure des vers antipoétiques

chez Corbière. Ici, tout d’abord nous étudierons l’antimusicalité du vers corbièrien. Tristan

Corbière a la volonté de rompre avec la musicalité, l’harmonie à laquelle il oppose le discordant,

le grinçant. C’est une autre musique: notre poète transforme la structure du vers, mélange des

mètres différents dans le poème, les renverse, s’intéresse à la tonalité et à la prosodie. D’un autre

côté, Corbière expérimente beaucoup avec le langage. Dans ses poèmes il y a le multilinguisme,

l’assemblage des registres et des mots étrangers. Nous analyserons la gamme lexicologique et

verrons, combien l'emploi de jeux de mots, de calembours, poussant jusqu'à créer une langue 20ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.2621DESSONS, Gérard, l’Introduction à l’analyse du poème,sous la direction de Daniel Bergez, Paris, Nathan, 200022Corbière a publié son recueil chez les frères Glady qui avaient une réputation sulfureuse d’éditeurs pornographiques.

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absconse, un « à peine français »23, relève effectivement du refus volontaire de l’art

conventionnel. Et après, à la fin de la deuxième partie nous examinerons « la visualisation » du

vers corbièrien : l’orthographe et la ponctuation spécifiques, les juxtapositions des mots

semblables que le poète utilise dans ses poèmes. Ici nous analyserons les poèmes suivants :

« Ça », « Le poète contumace », « I Sonnet », « Paris », « Crapaud », « Litanie du sommeil »,

« Bonne fortune et fortune »

Dans la troisième partie de notre étude nous analyserons le problème des relations entre

le poète qui crée l’antipoésie et ses lecteurs. Corbière fait de ses poèmes des rébus et défie ainsi

la compétence littéraire de ses lecteurs par l’utilisation de l’ironie et d’un grand nombre des

références littéraires. Nous considérerons le rôle de l’ironie dans la démythification de l’art

traditionnel et démontrerons comment l’intensité des références intertextuelles dans ses poèmes

et la polyphonie de ses textes font du lecteur le coauteur du poète. Ainsi l’intertextualité

fondatrice et la réflexion métalittéraire de la poésie corbiérienne illustrent une importante

recherche d’innovations poétiques du poète. Dans cette partie nous nous baserons sur les

poèmes : « Le Bossu Bitor », « Paris », « La Fin », « Matelots », « Féminin singulier »,

« Femme », « Rapsodie du sourd ».

23HUYSMANS, J.-K., A Rebours, Gallimard Folio, 2005, pp.305-306

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CHAPITRE I. De la poésie à l’antipoésie

I.1. L’amateur fictif : Mélange adultère de tout

Le recueil unique de Tristan Corbière Les Amours jaunes est de la même année (1873)

qu’Une saison en enfer de Rimbaud. Quatre ans plus tôt Les Chants de Maldoror de

Lautréamont ont été publiés. Ces événements littéraires passés presque inaperçus par les

contemporains ne sont pour les uns que les manifestations de la révolution poétique qui s’est

produite en France après la mort de Baudelaire. Stéphane Mallarmé décrit ce temps comme le

« moment à un spectacle vraiment extraordinaire, unique, dans toute l’histoire de la poésie :

chaque poëte allant, dans son coin, jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu’il lui plaît »24.

Mallarmé ne donne pas par hasard une flûte à ses contemporains-poètes. La flûte était

l’instrument musical des satyres (faunes) qui accompagnaient le dieu grec Dionysos et

participaient aux fêtes dionisiaques. Leur musique discordante s’opposait aux chants harmonieux

et réglés des « vrais » poètes comme Orphée dont l’instrument était la lyre. Les poètes-

expérimentateurs de la fin du XIX siècle qui mettent en question la poésie conventionnelle et

introduisent le langage et la culture populaire dans un genre trop raffiné ne peuvent jouer que sur

une flûte.

Chez Corbière qui « dans son coin » crée une nouvelle poétique il y a aussi cette image

d’une flûte. Au commencement des Amours jaunes dans « Ça » il dit qu’il a « lavé [sa] lyre ».

Ainsi il marque son refus de l’art conventionnel. Et après, à la fin du recueil, dans « Rondels

pour après » qui sont la description du paradis poétique retrouvé il nomme le poème

« Mirliton ». Un mirliton est une petite flûte d’enfant formée d’un roseau fermé à ses deux

extrémités par une pelure d’oignon. Son héros a atteint le monde idéal, son rêve poétique après la

mort (la mort de la poésie, peut-être). Dans ce paradis il joue sur une flûte et fait de « mauvais

vers » du point de vue de la poésie traditionnelle. Il écrit l’antipoésie.

Mais si dans le monde rêvé l’antipoésie est la forme idéale de la poésie, dans le monde

réel (c’est-à-dire aux yeux des critiques littéraires) les poèmes grinçants de Corbière étaient

considerés comme les créations d’un dilettante. Leur liberté prosodique et la force anti-

intellectuelle ont donné à leur auteur la réputation d’amateur. Cependant les faits biograpiques

(surtout son milieu familial et les renseignements sur ses études) et la présence des influences

24MALLARMÉ, Stéphane, « Sur l’évolution littéraire » (1891), Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard, 2003 (Coll.Poésie), p.370

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poétiques représentées abondamment dans Les Amours jaunes indiquent que Corbière avait une

formation sérieuse. Son recueil n’était pas un simple « mélange adultère de tout » mais l’acte

d’écriture volontaire, la tentation consciente de construire le système antipoétique, sa réponse

aux recherches d’innovations poétiques de la fin du XIX siècle. Un dilettante ne pourrait pas

répondre de cette manière.

Les lettres écrites par Corbière à sa famille pendant ses études dans les lycées à Morlaix

puis à Saint-Brieuc et Nantes indiquent à « son plus grand soin à se distinguer dans les langues

mortes, dans les littératures anciennes mais aussi dans la littérature française, conçue alors

comme une prolongation de la tradition classique »25. La prosodie latine l’attirait, il composait

des vers latins. Mais pour des raisons de santé, il a dû interrompre définitivement ses études en

1862. À ce temps, comme écrit Francis Burch, « il a derrière lui six ans de latin et près de cinq

ans de grec… Il a fait de l’analyse grammaticale et littéraire, de la prosodie, des traductions, et

composé dans les deux langues aussi bien en vers qu’en prose. »26

D’autre part, les lettres de Corbière témoignent que son père, le romancier maritime

Édouard Corbière, eut beaucoup d’influence sur lui. « J’ai aussi dans la tête que je serai un jour

un grand homme, que je ferai un Négrier [le roman d’Édouard Corbière]… »27 - écrit le poète à son

père de Saint-Brieuc. En quelque sens, Corbière considérait son œuvre future comme la tentation

de prolonger l’activité de son père. Et il semble naturel qu’un de son premier mouvement est de

s’approprier les textes dont il se nourrissait, afin de pouvoir aller plus loin. En ce qui concerne

les images et les figures des héros de ses poèmes, le poète les a rencontrées dans les romans

paternels. L’influence du père se fait sentir dans l’image de marin et dans le type du marginal

que Tristan exalte dans les meilleurs poèmes de la section « Gens de mer » : « Matelots », « Le

Bossu Bitor », « La Fin » et « Le Renégat ». Par exemple, la figure du héros du dernier poème

est le double du personnage du renégat des Pilotes de l’Iroise, un des romans de Corbière

l’Ancien. Il est celui qui a consenti au pire : homme de tous les vices, en dehors de l’humain,

avec, en fin de parcours, l’infamie qui se renverse en noblesse, comme si l’oubli de toute morale

promettait une humanité nouvelle. C’est bien ce que dit ce dernier :

25MARTINELLI, Lorella, « Tristan Corbière : poète en dépit ses vers » in CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Lorella Martinelli, L’Harmattan, Paris, 2007, p.9 26BURCH, Francis,Tristan Corbière, l’originalité des Amours jaunes et leur influence sur Thomas-Stearns Eliot, Paris, Rennes Editions A.G.Nizet, 1970, p.24 27CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.7

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« Pur, à force d'avoir purgé tous les dégoûts ».28

Christian Angelet écrit que « les poèmes marins de Tristan [Corbière] sont, dans une

large mesure, des retombées thématiques, voire des relectures des fictions du père »29.

Cette appropriation des textes littéraires, leur réécriture ne concernent pas seulement les

livres de son père mais aussi les œuvres d’autres auteurs. C’est une méthode par laquelle

Corbière construit sa propre poétique. Écrire, pour lui, c’est toujours plus ou moins récrire.

Angelet compare Corbière à un compositeur qui « produit ses trente-six variations sur un thème

du répertoire, en passant par diverses transpositions et modulations, du pathétique au bouffon. Le

thème initial se fragmente, se métamorphose et se pluralise ; le résultat est toujours le fait de

deux auteurs »30. C’est pourquoi Les Amours jaunes peuvent être considérés comme le résultat

d’un travail, né de ce qu’il a lu chez les autres.

Dans le poème « Un jeune qui s’en va » Corbière lui-même en parle avec son ironie

particulière :

« À moi le pompon d’immortelle Des grands poètes que j’ai lus »31

Certes, le premier de ces « grand poètes » est Charles Baudelaire qui avait une grande

influence sur notre poète. Chez Corbière le thème baudelairien de l’amour-haine rencontre

d’abondants développements (« Duel aux camélias », « Féminin singulier »). Corbière comme

son grand prédécesseur a le goût de déguisement et la tentation de l’échange des roles sexuels.

Dans « Épitaphe », Corbière s’est dit :

«Très male... et quelquefois très fille »32. Et dans le même poème :

« Son seul regret fut de n’etre pas sa maîtresse »33.

Mais reprenant Baudelaire, Corbière ne devient pas un banal disciple de l’auteur des

Fleurs du Mal. Il développe et élabore ses thèmes sous un autre angle et par d’autres outils. Il 28Ibid., p.21229ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.19 30Ibid., p.2131CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.79 32 Ibid., p.51 33 Ibid., p. 50

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use du dévoiement intentionnel des textes initiaux pour produire ce qui lui est propre. Et en se

sens, « La pipe au poète » est un exemple frappant.

C’est une reécriture du sonnet baudelairien « La Pipe ». Dans ce poème Corbière

s’approprie le thème du spleen baudelairien, le développe, en ironisant.

« Je suis la pipe d’un auteur ; […] Quand il est comblé de douleur, Je fume comme la chaumine Où se prépare la cuisine Pour le retour du laboureur.

Charles Baudelaire « La Pipe »34 « Je suis la Pipe d’un poète, Sa nourrice, et : j’endors sa Bête. Quand ses chimères éborgnées Viennent se heurter à son front, Je fume… Et lui, dans son plafond, Ne peut plus voir les araignées »

Tristan Corbière « La Pipe au poète »35.

Dans sa version, Corbière nomme le spleen baudelairien la Bête et attribue à la pipe une

double fonction : nourrir le poète, comme chez Baudelaire, mais aussi le délivrer du spleen

(« j’endors sa Bête »). Là, où Baudelaire se borne à « il est comblé de douleur », Corbière fait

des précisions sur la nature de cette douleur. Il la décrit comme une force non définie car elle est

l'indicible et l'incontrôlable. Cette force est suggérée simplement par les « chimères éborgnées ».

Les chimères sont toujours des représentations folles, fruits d’une imagination excessive. Ils

peuplent l’inconscient du poète. L’adjectif familier « éborgnées » ajoute de l’angoisse. Le même

rôle dans la déscription de la condition du poète est joué par « les araignées » par lesquelles

Corbière fait référence à l’expression « avoir une araignée dans le plafond » (« être fou ») et au

vers du poème baudelairien « Spleen » : « Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées vient tendre

ses filets au fond de nos cerveaux. »36. Un autre référence à « Spleen » est faite par le procédé de

construction du poème corbiérien autour de temporelles « quand ses chimères », « quand

lourde » prolongées par la coordination « et lui… » « et quand lourde ». Ce procédé fait songer

34BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du mal (1857), Paris, Le Livre de Poche, 1972, p.88 35CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.8436BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du mal (1857), Paris, Le Livre de Poche, 1972, p.92

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des vers baudelairiens : « Quand le ciel bas et lourd »37… « Et que de l’horizon embrassant tout

le cercle »38.

Mais Corbière déplace les accents du drame du poète. Il écrit le mot « pipe » au

majuscule et ainsi toute la parole, le pouvoir de toute action est dévolu à la Pipe. Par opposition,

l'emploi de la minuscule pour le poète le présente comme un être passif et presque absent. Peut-

être que c’est une raison pour laquelle Corbière décide d’exclure de son texte la déscription du

poète et transforme le premier quatrain baudlairien au distique.

Chez Corbière, à la différence de Baudelaire, le poète s'abandonne tout entier et transfert

tout pouvoir à la Pipe. Mais ce transfert est plein de pudeur et d'humour.Corbière emploie à

dessein des expressions familières et apitoyées « Mon pauvre », « dors encore » (Baudelaire

utilise les expressions « mon maître » et « grand fumeur »). Ces expressions connotent en

psychanalyse un retour à un état d'enfance. Il mord le tuyau de la pipe (« Et je sens mon tuyau

qu'il mord... »39) comme le nourrisson suce le sein maternel. La pipe devient une sorte de

nourrice.

De plus, l’accent parodique s’y rajoute grâce à l’indication de la localisation et du date

(« Paris. – Janvier.) Ils renvoient au cadre et à la saison du spleen baudelairien. Mais en rélation

avec la formule finale « tout est fumée », ces indications prennent aisément une teinte

humoristique. En effet, le spectacle des toits en hiver, à Paris, à la fin du XIX siècle, fait penser

que « tout est fumée » en un sens plus prosaȉque que l’entendait la Pipe.

Ainsi, la voix corbiérienne est bien entendue à travers les sujets baudelairiens. Et le trait

important de l’œuvre corbiérienne se présente : l’indissolubilité de criticité et poéticité. Elisabeth

Aragon note que les poèmes de Corbière font « résonner fortement aux oreilles du lecteur des

textes antérieurs : voix ironisées, parodiées, de Lamartine, Musset, Hugo, Baudelaire etc. Leur

textes, expressions ou points de vue cités sont l’objet d’une adhésion feinte et d’une

moquerie »40.

37Ibid.38Ibid.39CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.84

40ARAGON, Elisabeth, « Tristan Corbière et ses voix », In:Voix de l’écrivain : Mélanges offerts à Guy Sagnes, textes recueillis par Jean-Louis Cabanès,Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Les cahiers de Littératures », p.186

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Corbière tente de faire de ses grands prédécesseurs poétiques, non seulement de

Baudelaire, un point de départ pour la conception des Amours jaunes. Cette tentation est bien vue

dans le poème « Un jeune qui s’en va » dont il fait sa propre « lettre du voyant »: par la liste

d'auteurs il essaye d’éclairer sa position littéraire et de situer ses œuvres par rapport à eux.

Ce poème chargé d’allusions aux œuvres des poètes contemporains se compose de vingt-

six quatrains d’octosyllabes. Il dramatise les hésitations d’un jeune poète qui se chante « face à la

mort ». Chargé tout au long d’une ironie féroce, ce texte parodie puis fustige violemment la

« pose » du poète romantique éternellement mourant. Cette pose est montrée ridicule : mourant

« en poésie », le poète peut se permettre de mourir souvent :

« C’est drôle, est-ce pas : les mourants Font toujours ouvrir leur fenêtre, […] Métier! Métier de mourir... Assez, j'ai fini mon étude. Métier : se rimer finir!... C’est une affaire d’habitude»41.

Et il énumère les auteurs qui ont vécu et écrit sous le signe de « métier de mourir »

utilisant la formule: « J'en ai lu mourir! »42 (parodiant un vers de Hugo dans Les Orientales :

« Hélas! que j'en ai vu mourir de jeunes filles! »43). Les poètes évoqués par Corbière sont tous

liés à la mort, soit par leurs œuvres (Musset, Lamartine, Baudelaire, Byron…) soit par leur vie

(Henry Murger, Hégésippe Moreau, tous deux morts de maladie liée à la misère; Lacenaire et

André Chénier, tous deux guillotinés, etc.) . Dans « Un jeune qui s’en va », Corbière s’attaque

nommément aux auteurs romantiques et à la fascination morbide qu’ils exercent :

« – Décès : Rolla : – l’Académie. Murger, Baudelaire : – hôpital, – Lamartine : – en perdant la vie De sa fille, en strophes pas mal... »44

Corbière reproche aux romantiques leur exploitation du malheur et de la mort, comme

Musset qui entre à l’Académie en narrant la déchéance et le suicide de Jacques Rolla, ou

41CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.77-81 42Ibid., p.81 43 HUGO, Victor, « Fantômes », Les Orientales, Œuvres complètes, Volume 1, p.135 44CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.79

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Lamartine qui évoque dans son œuvre le décès de sa fille. Corbière qualifie ce dernier d’

«Inventeur de la larme écrite » et mentionne qu’en quête d’argent il avait ouvert une souscription

à ses Œuvres complètes, ainsi que des abonnements à son Cours familier de littérature qui parut

de 1856 à 1859 : « Harmonieueux tronc des moissonnés ». Comme l’indique Angelet, «

les moissonnés sont les lecteurs dont Lamartine recueillait les offrandes »45.

Ainsi Corbière désidéalise, dépoétise et démythifie successivement la poésie

conventionnelle et plus précisément la poésie romantique. Mais selon Christian Angelet, dans le

cas de Corbière, il s’agit de la « dépoétisation concrète »46. C'est-à-dire que Corbière visant à

désarçonner toutes les outrances et conventions poétiques propres au mouvement littéraire

romantique ramène de force aux éléments les plus concrets, les plus triviaux du langage : argot

des marins ou du milieu parisien des prostituées et proxénètes. Et le burlesque se révèle aussi un

excellent moyen de désidéalisation et dépoétisation ; en particulier les jeux de mots souvent

proches du calembour qui visent à dissoudre la valeur référentielle univoque du langage.

Corbière est très attentif aux mots. Le lecteur rencontre le premier calembour à la

couverture du recueil – à l’écriture du nom de poète qui est un pseudonyme. L’auteur s’appelait

Edouard comme son père. Corbière a probablement joué sur l’association du prénom et du nom,

pour, comme l’indique Elisabeth Aragon, y loger ce qu’il estimait être son destin, present et

futur : « la souffrance et la mort incluses dans Triste en [son] corps, bière... Triste corps en

bière »47. Ainsi il implique une sorte de familiarité avec la mort qui marque Les Amours jaunes à

l’ensemble.

Autres traits principaux de l’œuvre corbiérienne (sa marginalité, son refus de l’effusion

tendre tenue à distance par le sarcasme, la dérision, l’humour grinçant, la parodie,

l’indissolubilité de la criticité et poéticité, sa modernité ) peuvent aussi retrouvés non seulement

dans les poèmes-mêmes, mais aussi dans la composition du recueil, sa couverture et son titre.

I.2. Au lieu de manifeste d’antipoésie : Tu ris jaune et tousses Tristan Corbière a publié Les Amours jaunes à compte d’auteur et chez les frères Glady.

Le choix d’édition n’était pas hasardeux. Les Glady se sont fait une réputation douteuse

d’éditeurs pornographiques. D’un coté, cette démarche pouvait flatter l’esprit provocateur du

poète. Mais d’un autre côté, la publication du livre dans une telle édition devait souligner la

45Ibid.46ANGELET, Christian, La poétique de Tristan Corbière, Bruxelles, Palais des Académies, 1961, p. 82.47ARAGON, Elisabeth et BONNIN, Claude, « Introduction», CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, texte établi et commenté par Elisabeth Aragon et Claude Bonnin, Presses Universitaires du Mirail, 1992 , p.17

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nature de la muse poétique que dénonçait Corbière : la « Muse vénale »48 en termes

baudelairiens. Dans Les Amours jaunes nous pouvons retrouver tant les comparaisons directes de

la muse avec la prostituée : « Là, sa pauvre Muse pucelle/Fit le trottoir en

demoiselle »49(« Paris ») où « il vivait en concubinage avec des Muses !... »50 (« Le poète

contumace ») que les phrases obliques sur l’essence de l’œuvre poétique : « Métier de

mourir… »51 (« Un jeune qui s’en va »).

De plus, la couverture de livre était parcheminée de jaune52. Cela pouvait aussi indiquer

au lecteur, et très puissamment, un type de livre (surtout s'il était publié chez les éditeurs

pornographiques). Il est possible que Corbière ait choisi la couverture jaune et ait mis le mot

« jaune » dans le titre pour la même raison pour laquelle Aubrey Beardsley a appelé sa revue The

Yellow Book53. Cette raison est bien décrite par Gérard Genette dans son travail Seuils. Il note

qu’en ce temps, les livres avec les couvertures jaunes étaient synonymes de livres français

licencieux. Il cite l'histoire de M.Butor : « Je me souviens de l’air scandalisé avec lequel un

clergyman interpellait, dans un chemin de fer britannique, une de mes amies :"Madame, vous ne

savez donc pas que Dieu vous voit tandis que vous lisez ce livre jaune !" »54. Cette signification

maudite, indécente, peut être une des raisons pour laquelle Tristan Corbière a décidé de nommer

son recueil Les Amours jaunes – le livre des amours vénales.

Mais l’adjectif « jaunes » dans le titre du livre peut avoir d’autres significations. Tout

d’abord, il fait référence à l’expression « rire jaune » qui signifie « rire d’une manière contrainte

en dissimulant mal son dépit »55. En ce sens, le rire apparait implicitement dans « Bohème du

chic » (« Drôle en ma sauce jaune/De chic et de mépris »56) et dans « Le Poète contumace »

(« … Et je ris… parce que ça fait un peu mal. »57), explicitement dans « À l’Etna » (« Tu ris

48 L'appel à Muse vénale est un écho de Baudelaire dont le recuil Les Fleurs du Mal contient le sonnet Muse vénale 49CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.4350Ibid., p.93 51Ibid.,p.8152 La copie des Amours jaunes, presentée sur le site de la bibliothèque numérique Gallica, a la couverture jaune. Mais aussi Manuel de l’amateur de livres du XIX siècle de Georges Vicaire indique que le recueil de Corbière avait la couverture parcheminée jaune (VICAIRE, Georges, Manuel de l’amateur de livres du XIX siècle, Editions F. Douin, Les livres anciens numerisés, p.1004) 53Le Livre Jaune 54GENETTE, Gérard, Seuils, Éditions du Seuil, la collection « Poétique », Paris, (1987) 2002, p. 29 55Larousse, consuté le 4 mai, http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/jaune/44801/locution?q=rire+jaune#173145 56CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.57 57Ibid., p.98

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jaune et tousses »58). Ainsi le « rire jaune », rire sans vraie gaieté, c’est-à-dire faux et

douloureux, place le livre corbiérien sous le signe de la dérision et la raillerie. L’adjectif

« jaunes » brouille les repères et fait vaciller le premier signifiant « amours » qui fait référence à

une tradition poétique lyrique et sentimentale. Le recueil ne s'adresse qu'à une femme, une

actrice italienne que le poète a appelé Marcelle (le poème liminaire est dedié « À Marcelle »). On

peut également y voir une allusion aux Amours de Ronsard qui célèbrent Hélène. Mais les

amours de Corbière sont jaunes comme « rire jaune ». Ce ricanement masque une gêne, une

souffrance, les amours jaunes sont liés au cocuage et de l'exclusion dont la couleur est jaune.

Chez Corbière, poète au physique contrefait et gâté par la maladie (rhumastisme articulaire ou

tuberculose), l'amour est malheureux, sordide, honteux. L’expression « les amours jaunes » place

donc le recueil sous les auspices de la disharmonie, de la dissonance. Et c’est un élément clé

pour l’ensemble de l’ouvrage.

Aussi, l’adhérence du mot « amours » qui fait référence à la tradition poétique des «

Amours » initiée par Pétrarque et réanimée au cours du XVIe siècle par Ronsard et de la couleur

jaune témoigne d’une remise en question de la poésie-même. Le poète exprime donc de manière

implicite une réflexion relative à l’écriture poétique et à la dimension intertextuelle que comporte

toute œuvre littéraire. Et par cette réflexion il cherche sa voie poétique. Ainsi le recueil de

Corbière est un livre sur les recherches d’innovations poétiques. Ce point de vue peut expliquer

la structure un peu étrange des Amours jaunes.

Elle a deux particularités : l’absence d’ordre chronologique et la division en deux grandes

parties très dissemblables : la dualité Paris/Bretagne. La première partie couvre les quatre

premières sections « Ça », « Les Amours jaunes », « Sérénade des sérénades » et « Raccrocs ».

Les poèmes de ces sections ressortissent à la poésie personnelle et au genre lyrique. C’est la

poésie de la première personne. La deuxième partie est composée d’« Armor » et « Gens de

mer » qui présentent la poésie narrative et impersonnelle. Comme remarque Henri Thomas59, à

partir du milieu du recueil, ce que Rimbaud nommait la « poésie subjective », disparaît peu à

peu, pour laisser place à une autre poésie: celle d'une terre, d'un peuple et d'un mode de vie. À la

fin du livre, dans la section « Rondels pour après » la poésie personnelle du début revient.

Mais il ne s’agit pas de la structure circulaire du livre. C’est une histoire renversée de vie

d’un poète, une quête de l’identité du sujet poétique par le retour aux origines. Le recueil

58Ibid., p.155 59 THOMAS, Henri, Tristan le Dépossedé (1972), Paris, Éditions Gallimard, 1999

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commence par « Épitaphe » qui présente l’identité ruinée du mort-vivant. Il passe à travers le

cynisme de l’amour échoué à Paris et la tristesse existentielle à Bretagne et finit par l'intégrité

retrouvée dans l’éternelle vie-après-la-mort du poète-enfant (« Rondels pour après »).

En même temps, selon Hugues Laroche60, la structure des Amours jaunes est construite

sur une symétrie directe. La section-introduction « Ça » correspond à la section-conclusion

« Rondels pour après ». La première transforme la vie en mort (l’identité ruinée du mort-vivant)

et la dernière - la mort en vie (l’identité retrouvée du vivant-mort). Les deux sections laissent une

grande place à l’autoportrait mais la dérision de soi présente dans « Ça » se transforme en une

certaine tendresse dans « Rondels pour après ». La mort seule peut réconcilier le poète avec lui-

même, lui permettre de mieux accepter, malgré les moqueries, son talent. Comme écrit Christian

Angelet, « le moi se délie dans l’univers, il entre en conformité amoureuse avec lui. L’arlequin-

ragoût d’« Épitaphe » se nomme à présent chevaucheur de rayons, ferreur de cigale, peigneur

de comètes... Et la division intestine a fait place au dialogue. Voici enfin Tristan à tu et à toi avec

lui-même »61:

« Va vite, léger peigneur de comètes ! Les herbes au vent seront tes cheveux... »62 Là, par-delà la mort, l’amour est atteint, l’antipoésie comme l’idéal poétique, est devenue

réalité, la vérité enfin est possédée.

On peut remarquer aussi un relatif équilibre entre deux sous-ensembles « Les amours

jaunes »-« Sérénade des sérénades » et « Armor »-« Gens de mer ». Ils représentent les dualités

Paris/Bretagne et la poésie personnelle/la poésie impersonnelle. Comme l’indique Katherine

Lunn-Rockliff63, la disposition des poèmes bretons plus harmonieux après les poèmes cyniques

parisiens permet à Corbière, d’un côté, de jouer sur l'un des grands topos littéraires du XIXe

siècle : le mouvement des provinces à Paris et ainsi placer tout le recueil sous le signe du

désillusionnement déjà éprouvé. Corbière ne décrit pas chronologiquement l’histoire de la perte

des illusions comme expérience vécue. Il préfère l’exprimer par la structure du livre. D’un autre

60 LAROCHE, Hugues, Tristan Corbière ou les voix de la Corbière, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. L'Imaginaire du texte, 1997, p.95-100 61ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.16 62CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.244 63 LUNN-ROCKLIFFE, Katherine, Tristan Corbière and the poetics of irony, Oxford, Oxford Modern Languages Monographs, 2006

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côté, cette structure lui permet de définir le recueil comme le développement du négatif vers le

positif.

Au centre du recueil se situe « Raccrocs » qui réunit des pièces diverses, inclassables

ailleurs et raccrochées à l’ensemble par leur ton. Cette section contraste avec la profonde

cohérence thématique des parties précédentes et suivantes et juxtapose des thèmes amoureux,

oniriques et exotiques poursuivant « la quête du bonheur pour constater dans le dernier poème de

cette section, qu’il n’est qu’un Paria »64. « Paria », en quelque sens, est le point-zéro, où rien ne

lie le poète à la poésie conventionnelle et où la nouvelle identité poétique peut commencer à se

former :

« Mon passé : c’est ce que j’oublie. Mon souvenir – Rien – C’est ma trace.»65 Ainsi la structure du recueil indique la trajectoire de la quête de l’identité du sujet

poétique : à partir du refus total des clichés et poncifs romantiques au début du livre jusqu’au

rêve d'expression lyrique réalisé à la fin des Amours jaunes. Et l’instrument principal de cette

quête est l’ironie qui se présente sous des masques différents chez Corbière : les parodies, les

pastiches et les sarcasmes. Et par ces sarcasmes et réécritures, Corbière entreprend

d'expérimenter une nouvelle relation au langage et au réel - et il réalise à sa manière ce que

Mallarmé appellera la « disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots... »66. En

effet, Corbière a la passion des mots : mots d’argot, mots anciens, termes spéciaux, vocables

créés par lui de toutes pièces. Pour lui, la langue est un orgue dont il savoure et adopte tous les

registres, de bas en haut.

Sa poésie puise sa force dans une sorte d’élan cahotique qui la caractérise. Une abondante

ponctuation, à grand renfort de tirets et de points de suspension, bouscule le rythme et crée une

respiration singulière. Les témoignages de contemporains ou l’examen des brouillons et

manuscrits de Corbière révèlent que cet apparent désordre est le fruit d’un minutieux travail. Et

dans la deuxième partie de notre étude nous tenterons démontrer comment le poète atteind cet

désordre fictif.

64 BURCH, Francis, Tristan Corbière : l’originalité des Amours jaunes et leur influence sur T.S.Eliot, Paris, Nizet, 1970, p.15565CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p 165 66 MALLARMÉ, Stéphane, Crise de vers (1895), Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard, 2003 (Coll.Poésie), p.256

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CHAPITRE II. La structure des vers antipoétiques

II.1. L’antimusicalité des vers corbiériens : « déchanson » Dans Une Étude sur Corbière, Jules Laforgue écrit : « Corbière ne s'occupe ni de la

strophe ni des rimes (sauf comme tremplin à confetti) et jamais de rythmes… – j’ai voulu faire

de la symphonie et de la mélodie, et Corbière joue de l’éternel crin-crin… »67. Mais le cousin de

Corbière, Pol Kalig qui pouvait le voir travailler, note que l’auteur des Amours jaunes élaborait

« ses petites pièces jusqu’à la minutie pour obtenir un maximum de condensation. »68

Ainsi, Corbière cultive volontairement dans son œuvre la discordance et la disharmonie et

joue de « l’éternel crin-crin» presque sur le mode du manifeste poétique : « Ce fut un vrai poète :

il n’avait pas de chant », « Il pleura, chanta juste faux » (« Épitaphe »), « En écorchant le chant

du cygne » (« Paris »). Pour lui, comme l’indique Christian Angelet, « le chant c’est le beau vers

tel qu’il a cours en France : fluide et harmonieux…»69. Et en même temps, il symbolise l’art

conventionnel que Corbière dénonce dans « Ça »:

« L’Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’Art. »70

Cette position poétique s’exprime dans son refus d’écrire français quand il intitule son

poème : « À peine est-ce français » et définit ainsi l’activité poétique : le poète ne chante pas

mais « déchante » :

« Le poète ayant chanté,/Déchanté »71

Selon le dictionnaire de français « Littré »72, déchanter a deux définitions : « Changer de

ton, rabattre de ses prétentions, de ses espérances » et « Chanter en partie ; exécuter le déchant ».

Pour Corbière, l’activité du poète réunit ces deux définitions. D’un côté, le poète déchante parce

qu’en récrivant un texte d'autrui, il change son ton et renverse la signification de la poésie

conventionnelle dans le sens défini par Angelet : « Chanter [pour Corbière], c’est donner dans

67 LAFORGUE, Jules "Une Etude sur Corbière", Entretiens poétiques et littéraires, III, (juillet 1891), p.11 68 Lettre de Pol Kalig, dans Les Marches de Provence. Fascicule spécial sur Tristan Corbière, août-septembre 1912, p. 27, repr. in CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 200369ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.2670CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p. 4271Ibid.,p.24772DictionnaireLittré,[enligne],consultéle4mai2015,http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/

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l’amour du beau idéal »73. De l’autre côté, le poète déchante parce qu’il constitue une voix

singulière, négative dans le chant polyphonique. C’est la stratégie de l’artiste que Jean-Marie

Gleize appelle « déchanson »74 et dont Corbière est l’adepte. La « déchanson » est la parole

propre au poète maudit, déchu, méchant – « méchant ferreur de cigales »75 comme le dit le

quatrième poème des « Rondels pour après », « Mirliton ». L’expression « ferre des cigales » est

un équivalent de « tirer des plans sur la comète ». Comme note Doriane Bier, « c’est l’écriture de

qui s’est trop bercé d’illusions et ne peut plus que déchanter.

De plus, Bier développe la succession associative de Gleize : « déchanter » – la

« déchanson » – le « déchant ». Le déchant (discantus) désigne la partie supérieure d’un chant

polyphonique : il se construit en contrepoint et au-dessus de l’ancienne mélodie grégorienne

(cantus firmus), cette dernière étant reléguée au rang secondaire. L’arrivée du déchant, et donc

de la polyphonie, dans l’histoire de la musique, correspond à l’avènement d’une nouvelle liberté

d’invention musicale, hors des seules mélodies figées du répertoire d’église. En reprenant la

métaphore appliquée à notre poète, nous pourrions dire que son « déchant », sa manière de

chanter dissonant est un gage d’inventivité, en dehors des canons et des académismes,

quoiqu’elle se situe en regard, en se moque d’eux « point contre point » (punctus contra punctus

– note contre note, selon l’étymologie du mot « contrepoint »).

En effet, Corbière, caractérisé par le style « heurté » et par l’ironie constante et grinçante,

retourne sans cesse à ses prédécesseurs et rend hommage aux règles de la versification

traditionnelle. Pour les formes, en particulier mètre et strophe, son classicisme est remarqué : il

utilise une grande variété de mètres répertoriés (quatre à douze syllabes) comme l’ont fait

nombre de célèbres prédécesseurs (par exemple, Hugo). Mais il préfère confondre et varier les

formes et les types strophiques dans le même poème. Parmi les exemples les plus frappants

notons « La pipe au poète », « Grand opéra », « Litanie du sommeil » et « Le poète

contumace » :

« Sur la côte d’ARMOR. – Un ancien vieux couvent, Les vents se croyaient là dans un moulin-à-vent, Et les ânes de la contrée, Au lierre râpé venaient râper leurs dents Contre un mur si troué que, pour entrer dedans,

73ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.2674 GLEIZE, Jean-Marie, Poésie et figuration, coll. « Pierres vives », éditions du Seuil, Paris, 1983 75CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p. 243

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On n’aurait pu trouver l’entrée. (le sizain hétérométrique) […] - Aujourd’hui l’hôte était, de la borgne tourelle, Un Poète sauvage, avec un plomb dans l’aile, Et tombé là parmi les antiques hiboux

Qui l’estimaient d’en haut. – Il respectait leurs trous, - Lui, seul hibou payant, comme son bail le porte : Pour vingt-cinq écus l’an dont : remettre une porte. – (le sizain isométrique) […] Faisant, d’un à peu près d’artiste, Un philosophe d’à peu près, Râleur de soleil ou de frais, En dehors de l’humaine piste. »76 (le quatrain isométrique) « Le poète contumace » Ce mélange permet à Corbière d’introduire un rythme heurté et saccadé en respectant les

règles de versification classique. Grâce à ce rythme, le poète prend ses distances avec le hèros

qu’il a été et change sans cesse la focalisation de son histoire. Il distingue le jugement de chaque

personnage par son propre type strophique. De plus, pour les extraits distincts de l’écriture de

son héros, Corbière utilise aussi des types strophiques différents. Ainsi, notre auteur constitue le

« déchanson » du « poète contumace » et présente sa voix singulière dans la foule polyphonique.

Corbière cherche une adéquation entre le mètre et le message que le poète souhaite

communiquer. Mais il ne pense pas que la meilleure voie est la soumission aux règles rigides.

D’où son attitude à l’égard des normes poétiques qui est révélées dans « I Sonnet » qui a pour

sujet sa propre composition:

« Vers/fi/lés/à/la /main//et/d’un/pied/u/ni/forme, 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Em/boî/tant/bien/le/pas,//par/ qua/tre en/ pe/lo/ton, 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Qu’en/ mar/quant/la/cé/sure/ /, un/des/qua/tre /s’en/dorme… 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Ça/ peut/ dor/mir/ de/bout//co/mme/sol/dats/de/plomb »77 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Les procédés techniques tel l’enjambement à la césure au premier vers, témoignent de sa

maîtrise de la versification. Le e instable (schwa) interconsonantique est scrupuleusement 76CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p. 92-9377Ibid., p.62-63

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compté. Sauf l'usage de vers impairs (8,9,11,12), Corbière suit les règles traditionnelles avec

scrupule. Il construit la forme du sonnet avec virtuosité mais là, il n’y pas de fond. Robert L.

Mitchell déclare à propos de « I Sonnet » qu’il s’agit d’un : « ars impoetica, un poème sur la

manière de ne pas écrire un poème. »78 Ainsi, Corbière s’attaque aux normes dures de la

métrique de manière narquoise :

« – Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède En posant 3 et 3 ! – Tenons Pégase raide : « Ô lyre ! Ô délire : Ô … » – Sonnet – Attention ! »79

L’usage des chiffres arabes que la poésie conventionnelle exile, contribue tout d’abord à

la critique des principes poétiques parnassiens. Les Parnassiens vouaient un culte à la Beauté. Ils

ont travaillé la forme dans ses moindres détails. Ils croyaient que ce qui prime, ce n’est donc pas

l’inspiration, mais le travail sur la forme. À travers ce travail, ils souhaitaient atteindre une sorte

de beauté objective. Ils comparaient souvent le poète à un sculpteur ou un ciseleur, préoccupé

par la plastique plus que par l'Esprit :

« Quand sa chasse est finie Le poëte oiseleur Manie L’outil du ciseleur. »80 Théodore de Banville, « À Théophile Gautier »

C’est contre ce culte du travail et de la forme que Corbière s’attaque. Les Parnassiens

croyaient que le poète devait transformer une matière difficile, le langage, en beauté, grâce à un

patient labeur, qu’il devait respecter des formes fixes et des règles de la poésie classique.

Corbière démontre que le respect aveugle des formes et des règles de versification conduit au

résultat absurd. « I Sonnet », c’est le poème avec la forme perfecte et sans aucun message

poétique, sans l'Esprit. En outre, dans les vers « – Sonnet – Attention ! » il se moque de l'opinion

des Parnasiens que la poésie réclame l’apprentissage d’une technique.

De plus, dans ce poème, sauf les moments proprement techniques, Corbière dénature les

grands thèmes de la poésie classique: « le railway du Pinde », « chloroforme, télégramme

78 Texte original: « Taken literally ( and not as a pose), « I Sonnet » is most obviously an ars impoetica, a poem literally about how not to write poetry » de Robert L. Mitchell, Tristan Corbière, Twaine Publishers, coll. Twayne’s world authors series, Boston, Etats Unis, 1979, p. 73 79 CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p. 6380DE BANVILLE, Théodore, Stalactites, Odelettes – Améthysetes, Alphonse Lemerre, Éditeur, Paris, 1873, p. 194

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sacré », « ô Muse d'Archimède », « la preuve d'un sonnet est par l'addition ». Il ne renouvèle la

poésie que dans la contestation des œuvres de ses prédécesseurs.

En effet, en respectant nominalement les formes poétiques traditionnelles, en réalité, il les

transforme. Un exemple particulier est la séquence de huit sonnets regroupés sous le

titre « Paris ». À première vue, cette suite semble écrite dans les règles de l’art. Comme note

Gleize, « [c]es huit sonnets consécutifs sont octosyllabiques, la séquence se présente donc de

façon tout à fait compacte : un huitain de sonnets octosyllabiques. »81 Mais ce travail formel est

trompeur : une lecture attentive des sonnets montre que l’harmonie n’est qu’illusion et que les

poèmes fonctionnent sur six systèmes de rimes différents, ne correspondant pas au schéma

classique pour ce type de poème.82 Jean-Marie Gleize écrit :

« Tout se passe comme si, dans cette séquence si courte et d’apparence si homogène, tant sur le plan thématique-narratif que sur le plan prosodique, Corbière entreprenait un travail de variation systématique à partir des composantes du sonnet : quatrains embrassés ou croisés, croisés de la même façon ou une fois à l’endroit une fois à l’envers, tercets composés d’un distique plus un quatrain (lui-même croisé ou embrassé) ou de trois distiques, etc »83

Cette maladresse poétique volontaire signale que Corbière joue délibérément à imiter

mal, qu’il se pose en « potache » alors que ce ratage formel est pensé et étudié. Le vers semble

négligé alors qu’il est en fait surtravaillé.

En ce qui concerne les règles de la prosodie, Corbière démontre aussi son négligence

fausse de ces règles. Macfarlane écrit sur son « grand mépris de ce qu’on appelle les règles de la

prosodie » et d’« entorses aux conventions prosodiques auxquelles il n’accorde une place dans

ses vers que pour les y bafouer »84.

La plupart des poèmes corbiériens témoignent de sa maîtrise des règles de la prosodie.

Corbière compte le e instable (schwa) interconsonantique, proscrit soigneusement les mots

terminés en voyelle plus schwa, à moins d’une élision dans les poèmes « Messie et Souvenir »,

« Vraie ou fausse », « De la copie ? — Hélas non », etc. Les formes populaires utilisées dans

quelques pièces de « Gens de mer » sont naturellement traitées comme telles, l’apostrophe

indiquant l’apocope (« un peu d’ gomme », « fair’ plier », « l’chérubin… »), de même que dans

les nombreuses syncopes (« r’lâchés », « g’noux… »). Le recours à la syncope, l’apocope et 81GLEIZE, Jean-Marie, Poésie et figuration, coll. « Pierres vives », éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 108. 82 C’est-à-dire le modèle classique hérité de Pétrarque et repris par Ronsard, et dont les rimes se suivent dans l’ordre suivant : abba abba ccd ede. 83GLEIZE, Jean-Marie, Poésie et figuration, coll. « Pierres vives », éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 109. 84 MACFARLANE, K. H., Tristan Corbière dans Les Amours jaunes, Paris : Minard. 1974, p. 265

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l’élision lui permet d’obtenir le nombre de syllabes requis et introduire à l’intérieur du poème les

formes de la langue parlée.

Mais Corbière utilise de manière très libre des diérèses et synérèses, la plupart du temps

avec des effets expressifs, d’ironie en particulier. Paul Espitallier remarque que chez Corbière

« une diérèse appelle une synérèse, ou inversement, à l’intérieur d’un même mot qui revient dans

le même vers ou dans le proche contexte »85. Par exemple, dans le troisième sonnet de « Paris »

Corbière utilise la synérèse pour le mot « rosier » dans l’épigraphe et au vers 8, car « rosier »

compte pour deux syllabes :

« Dondé ! fût encore rosier ! »86

Mais au vers 9, la diérèse ironique qu’il répète à deux reprises (vers 11 et 12) dans le

même syntagme (tiré d’une chansonnette À la claire fontaine citée en exergue et au vers 8 ) fait

de « rosier » un trisyllabe :

« La rose au rosier, Dondaine ! »87

Cela permet de tourner en dérision la prétention souvent déçue du poète qui est décrit aux

quatrains précédents :

« Poète. – Après ! Il faut la chose : Le Parnasse en escalier, Les Dégoûteux, et la Chrolose, Les Bedeaux, les Fous à lier...»88

Corbière ironise sur les particularités des mouvements poétiques qu’elles paraissent

devenues les clichés et tombées dans l’absurdité. Par exemple, les Parnassiens croient

aveuglément à leur culte de la forme et l’idée de l’apprentissage téchnique. « Le Parnasse en

escalier » est une périphrase parodique89 du Grandus ad Parnassum, titre des anciens manuels de

rhétorique utilisés dans les collèges. Les dégoûteux, mot crée par Corbière, signifie les éternels

dégoûtés de la vie, c’est-à-dire les poètes du spleen. La Chrolose, c’est « la poésie des

85 La citation de Paul Espitallier est tirée de ARAGON, Elisabeth et BONNIN, Claude, « Introduction», CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, texte établi et commenté par Elisabeth Aragon et Claude Bonnin, Presses Universitaires du Mirail, 1992, p.1786CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.4587Ibid., p.45 88 Ibid., p.4489Selon les notes dans CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.44

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chroloses », l’art de l’hôpital dont les thèmes principaux sont la maladie et la mort. Les Bedeaux

qui signifient les employés préposés à l’ordre dans une église, sont les auteurs de poésies

religieuses. Pour Corbière, le bedeau par excellence est Lamartine. Toutes ces particularités notre

poète appelle la pose et les considère comme quelque chose artificielle. Il les oppose à la

tradition et l’art orals, populaires, parlés. La diérèse ironique au vers 9, 11 et 12 souligne la

méprise de la poésie conventionnele au chant populaire, heurté et inharmonieux. La diérèse

élonge la pronociation du « rosier » et le dépourvoit la légèreté et la spontanéité qu’il avait dans

le chant populaire.

De plus, il ne nous semble pas hasardeux que Corbière cite le chanson populaire À la

claire fontaine. Les mots « fontaine » et « source » sont les synonymes et signifient l’eau sortant

naturellement du sol. La fontaine est le commencement de la fleuve et l’art populaire est celui de

la vrai poésie.

En outre, par l’utilisation des diérèses et synérèses, Corbière introduit souvent dans le

texte les formes parlées du langage et les archaïsmes. D’un côté, cela permet à notre poète de

donner une portée caricaturale à ses œuvres. Par exemple, dans « Le Crapaud », la synérèse de

« poète » donne à ce mot un caractère archaïque emprunt d’un burlesque s’inscrivant dans un

contexte péjoratif :

« Vois-le, poète tondu, sans aile, Rossignol de la boue… — Horreur ! – »90

D’autre côté, cette pratique crée une dissonance dans les poémes corbiériens et permet de

subvertir les conventions, les normes poétiques et saboter les règles de la prosodie française.

Charles le Goffic note que « par esprit de contradiction, Corbière pratique la diérèse partout où

les autres poètes se l’interdisent [...] et, réciproquement, qu’il fait exprès de se l’interdire là où ils

se la permettent. [...] Corbière rompait là, délibérément, avec la prosodie romantique pour en

adopter une autre, plus proche de sa nature, plus répondante à ses secrets instincts, et qui était la

prosodie même des chansons populaires. »91

Ainsi, l’abondance des archaïsmes, des mots étrangers, des jeux de mots et des

calembours indique que Corbière est très attentif aux mots, aux expressions toutes faites de la

90Ibid., p.8591LE GOFFIC, Charles, Préface à CORBIERE, Tristan, Les Amours jaunes, Albert Massein, éditeur, Paris, 1926, p.7

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langue. Dans son œuvre il les emprunte pour les transformer, les subvertir, poussant jusqu'à créer

une langue absconse, un « à peine français ». De ce point de vue, il fut considéré par les

surréalistes comme un de leurs précurseurs.

II.2. L’expérimentation du langage

« C'est sans doute avec Les Amours jaunes que l'automatisme verbal s'installe dans la

poésie française »92 dit André Breton dans son Anthologie de l'humour noir. Pour Breton, cet

automatisme est une « dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en

dehors de toute préoccupation esthétique ou morale »93. C’est un « monologue de débit aussi

rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne

s’embarrasse, par suite d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée

parlée »94. Le produit de cette écriture automatique est un « texte automatique », écrit réputé

sans intervention consciente. Breton fait de Corbière le premier ancêtre de l’écriture

automatique : « Corbière doit être le premier en date à s’être laissé porter par la vague des mots

qui, en dehors de toute direction consciente, expire chaque seconde à notre oreille et à laquelle le

commun des hommes oppose la digue du sens immédiat. »95

En effet, parfois il semble que pour Corbière, écrire, c’est aller où le mènent les mots. Il

pousse le jeu verbal extrêmement loin, jusqu'à écrire des vers obscurs dont l'analyse ne peut

parvenir à distinguer que la richesse linguistique. Le calembour peut déclencher le poème dans

son entier, par un simple jeu d’associations sonores, homonymies, polysémies, de telle sorte que

nous croirions voir la langue se dérouler toute seule dans un esprit qui ne chercherait plus à la

maîtriser, ou qui la maîtriserait absolument.

C’est le cas du « Poète contumace ». Les derniers vers de ce poème est un exemple

d'intrusion de la citation au sein de la poésie, comme par le fait d'un mécanisme incontrôlé :

« Ce sera drôle… Viens jouer à la misère, D'après nature: - Un cœur avec une chaumière. - … Il pleut dans mon foyer, il pleut dans mon cœur feu. Viens! Ma chandelle est morte et je n'ai plus de feu… »96

92 BRETON, André, Anthologie de l'humour noir, Le Livre de Poche, 2002, p.203 93 BRETON, André, Manifeste du surréalisme,Œuvres complètes, t.I, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 326 94Ibid., p. 32895BRETON, André, Anthologie de l'humour noir, Le Livre de Poche, 2002, p.20396CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.98

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Deux citations se glissent dans ce quatrain. La première, en italique, reprend, en la

déformant, la locution adverbiale « une cheminée et un cœur », synonyme de bonheur simple. La

seconde, au dernier vers, parvient à mettre un bout de chanson populaire (« Au clair de la lune »)

au service de l'élégie corbiérienne. Mais, d’un autre côté, il semble qu’elle est mise en bout du

quatrain par automatisme, association spontanée avec le vers précédent.

La même « vague des mots », où se libère de manière éclatante la parole libre de

Corbière, est représentée dans « Litanie du sommeil ». Tout au long de ce poème, le poète,

rêveur éveillé, s'adresse au sommeil, qu'il qualifie par des formules tour à tour oniriques,

cocasses, mythologiques, hallucinées, jouant là encore sur les antithèses, les associations, les

oxymores…

L'épigraphe est déjà un calembour très chargé de sens : « J'ai scié le sommeil » (attribué à

Macbeth). Ainsi, Corbière fait référence à un passage de l’acte II, scène 2 de la tragédie de

Shakespeare :

« Macbeth assassine le sommeil, l’innocent sommeil, le sommeil qui débrouille l’écheveau confus de nos soucis ; le sommeil, mort de la vie de chaque jour, bain accordé à l’âpre travail, baume des âmes blessées, loi tutélaire de la nature … »97

Macbeth y clame avoir « assassiné le sommeil » : « murdered sleep ».

Mais le verbe « scier » est polysémique: il peut se référer à la « scie », terme musical,

rengaine, autant qu'à l'instrument de travail. « Scier le sommeil » signifie donc à la fois le

trancher (comme pour en voir l'intérieur) et le mettre en musique.

La « Litanie du sommeil » fonctionne comme une parole ininterrompue et jubilatoire.

C’est pourquoi il est très difficile de détacher des extraits de ce long poème divisé en laisses

d'une rime unique. Mais pour montrer la variété des procédés, son mélange des langages et des

plans de la réalité, nous en citerons une assez longue partie. Après nous analyserons plus

précisément quelques uns de ses aspects.

« [ …] SOMMEIL! écoute-moi: je parlerai bien bas: Sommeil. - Ciel-de-lit de ceux qui n'en ont pas!

97 SHAKESPEARE, William, Macbeth, traduit par François-Victor Hugo, Édité par Guy Fontaine, Andrew Piasecki, Hachette, p.41

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Toi qui planes avec l'Albatros des tempêtes, Et qui t'assieds sur les casques-à-mèche honnêtes! SOMMEIL! - Oreiller blanc des vierges assez bêtes! Et soupape à secret des vierges assez faites! […] Voix mortelle qui vibre aux immortelles ondes! Réveil des échos morts et des choses profondes! - Journal du soir: TEMPS, SIÈCLE et REVUE DES DEUX MONDES! […] Garde-manger où l'Ogre encor va s'assouvir! Tourelle où ma sœur Anne allait voir rien venir! Tour où Dame Malbrouck voyait page courir!… Où Femme Barbe-Bleue oyait l'heure mourir!… […] Boulet des forcenés, Liberté des captifs! Sabbat du somnambule et Relais des poussifs! – SOMME! Actif du Passif et Passif de l'actif! Pavillon de la Folle et Folle du poncif!… - Ô viens changer de patte au cormoran pensif! […] Temps qui porte un chibouck à la place de faux! Parque qui met un peu d'huile dans ses ciseaux! Parque qui met un peu de chanvre à ses fuseaux! […] LE SOMMEIL S'ÉVEILLANT ME DIT: TU M'AS SCIÉ. […]»98 Le poème comporte très peu d'enjambements. Certains vers sont d'une régularité

approximative (lu correctement, le vers « Et qui t'assieds sur les casques-à-mèche honnête » fait

treize pieds, compte tenu du hiatus; profitons-en pour signaler que « casque-à- èche » est une

appellation plaisante du bonnet de nuit). Il existe bien des associations mais aussi un jeu comique

avec les contes ; Barbe bleue, Malbrouk, la référence à la mythologie grecque : les Parques.

Dans ce poème, le trivial, même le grivois (les «vierges assez faites ») y cohabitent avec

les « immortelles ondes ». Le quotidien y paraît sublimé. Par exemple, les titres de journaux

prennent un sens onirique, mystique, « Café de la vie » devient une métaphore. « Pavillon de la

Folle » est généralement lu comme une reprise de l'expression « folle du logis », désignant

l'imagination. Ainsi, le sommeil se présente comme le lieu par excellence de l'imagination et

« Folle du poncif » impliquerait un renouvellement des clichés, un réamorçage de leur potentiel

poétique par le rêve.

L'image inattendue du « cormoran pensif » peut rappeler la phrase de Rimbaud dans sa

lettre « du voyant » à propos du poète: « Il est chargé de l'humanité, des animaux même »99. Il y 98CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, pp.136-140

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aurait aussi une parodie de l’Albatros de Baudelaire. Et le sommeil de Corbière semble en effet

relier le monde animal au monde humain, comme en témoigne ce vers où s'exprime une

identification avec le comportement de l'oiseau aquatique. L'allusion mythologique est

également présente avec les Parques, tisseuses de destin. Le rêve comme du chanvre mêlé à leurs

fuseaux, adoucissant la brutalité du réel.

Mais l’extrait le plus frappant du poème est le vers dans lequel l’auteur donne soudain la

parole au sommeil :

« LE SOMMEIL S'ÉVEILLANT ME DIT: TU M'AS SCIÉ. »100

André Le Milinaire écrit à propos de ce vers :

« L’Insomnie est le supplice du poète, le supplice du créateur de mots puisque [...] à peine Tristan est-il sur le point de s’endormir que se met en route leur litanie. Naît alors le supplice de Tristan soudain interdit de sommeil : vertigineux, incontrôlable, le tournoiement des mots. Car telle est bien la souffrance à laquelle, en voulant devenir écrivain, Tristan s’est exposé : que les mots, à jamais, ne le laisse plus en paix »101.

Mais Corbière ne les laisse pas en paix aussi. Le poème naît d’une avalanche de mots qui

s’engendrent les uns les autres. Mais cette avalanche de mots est bien calculée et maîtrisée.

Corbière travaillait très fortement ses textes, dont les moindres incongruités doivent être

considérées comme intentionnelles.

Il fait un important travail sur les expressions dans ses poèmes. Dans ses œuvres, chaque

mot a son propre place, strictement définit par l’auteur. Il crée des substitutions quasi

homonymiques comme dans le titre du poème « Petit mort pour rire » (ici, la déformation de

l’expression « petit mot pour rire ») et les adjonctions de quelque élément comme dans le vers du

même poème :

« Et les myosotis, ces fleurs d’oubliettes »102

C’est le jeu de mots oxymorique avec oubliettes, qui désigne le caveau parce que le

myosotis s’appelle aussi « ne-m’oubliez-pas ».

99RIMBAUD, Arthur 100CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.140101LE MILINAIRE, André, Tristan Corbière : la paresse et le génie, p.86102CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.245

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La densité des calembours et des jeux des mots dans l’œuvre corbiérienne est le signe de

la position antipoétique de son auteur. Christian Angelet note que « le calembour est le moyen le

plus voyant de l’antipoésie de Corbière. C’est lui qui permet à l’auteur de démystifier les lieux

communs de la poésie romantique. »103 C’est ce qui se passe dans « Bonne fortune et fortune »,

où Corbière ironise le cliché poétique de la première rencontre des amants, ingrédient obligé de

toute histoire d’amour en la réduisant à une question d’argent.

Dans ce poème, le titre-même implique déjà un double sens. La « bonne fortune » fait

référence au succès « galant » de la fin, à un destin heureux. Le seconde terme « fortune » qui en

découle, ce sont les « deux sous ». En outre, tout au long de « Bonne fortune et fortune »,

Corbière mélange les expressions qui font référence à la tradition poétique de l’amour et les

locutions du monde des prostituées et proxénètes parisiens. Il use à la fois des expressions qui

exploitent le cliché de la rencontre amoureuse (« la nature est belle », « La Passante », le mot

« Elle » avec majuscule etc.) et celles qui désignent la prostitution (« faire le trottoir », par

exemple). Mais de plus, le poème convoque l’inversion des rôles sexuels : c’est l’homme qui

« fait son trottoir » et à qui son interlocuteur invisible rappelle son activité :

« Un beau jour – quel métier ! – je faisais, comme ça, Ma croisière. – Métier !... – Enfin, Elle passa. »104 Selon Le Trésor de la Langue Française, « Métier ! » (définissant « je sais ... ma

croisière » - sur le trottoir) désigne ironiquement une « activité malhonnête, dégradante, exercée

habituellement et réprouvée par la société : métier de voleur, de proxénète. »105 Ici, il s’agit

d’une forme de prostitution.

Dans ce poème, Corbière déplace la perception de l'amour envisagé sous un aspect

idéaliste et quasi mystique pour la jeter en quelque sorte sur le trottoir, pour ravaler toute

rencontre entre deux êtres humains de sexe opposé à une inutile et cruelle méprise.

En effet, l’utilisation des expressions parlées, non seulement liées au monde parisien de la

prostitution mais aussi à celui des marins et contrebandiers, du peuple, rendent les poèmes

corbiériens ancrés dans la réalité et introduisent l’oralité, les régionalismes et la culture populaire

dans le champ sacré de la poétique. Nous pouvons retrouver un vocabulaire fleuri et inédit dans

103ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.28104CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.75105 Trésor de la Langue Française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, consulté 4 mai

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la poésie de Corbière (en particulier, « Gens de mer » et « Armor »), venue des ports bretons, de

ses légendes et de son peuple : « maturin », « garcettes », « fignolure », « noroî »... Corbière fait

de ses poèmes des concentrés de vie dans lesquels l’usage intensif de la ponctuation crée autant

de voix sonantes et résonnantes.

De la même manière en introduisant des jeux d’italique, Corbière fait de la typographie et

de la mise en page un élément essentiel de l’interprétation de ses vers.

II.3. La visualisation des vers

Comme écrit André Le Milinaire, les poèmes corbiériens sont oraux, pour une grande

partie. Souvent, dès le premier mot, Corbière introduit au texte les voix totalement inconnues du

lecteur sans le moindre travail de présentation des personnages qui parlent, voire sans les

guillemets traditionnels. Tel est, par exemple, le cas de « Pauvre garçon » :

« Lui, qui sifflait si haut, son petit air de tête »106

Le Milinaire indique que « projeté en avant du texte, le pronom indique immédiatement

quel type des relations peuvent avoir la femme qui parle et l’homme dont elle parle. En ne

donnant pas le moindre renseignement sur l’identité du personnage, sur les circonstances dans

lesquelles il se met à parler, en faisant surgir ces voix du noir, de l’inconnu, Corbière dit

l’étrangeté radicale du langage et, dans le cas présent, sa violence, son agressivité. Jeux,

confrontations, conflits de voix, aucune autre forme mieux que la forme orale ne pourrait

restituer cette mise à nu des mots.»107

De plus, Corbière transmet avec virtuosité l’oralité au papier, à l’écrit sans perdre sa

spécificité. Il remplace l’intonation qui joue le rôle majeur dans l’oralité par la ponctuation

surabondante, l’italique, les fautes orthographiques et la syntaxe modifiée. Le trait particulier de

l’œuvre corbiérienne est sa visualisation. Dans notre travail, nous nous baserons sur la définition

de la visualisation tirée de Larousse : « Action de rendre visible d'une façon matérielle l'action et

les effets d'un phénomène.»108

106CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.90 107 LE MILINAIRE, André, Tristan Corbière : la paresse et le génie, p.108-109 108Dictionnaire Larousse, consulté le 4 mai 2015, http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/visualisation/82228?q=visualisation#81260

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Dans la visualisation des poèmes corbiériens, tous les signes de la ponctuation n’ont

évidemment pas la même valeur, ni le même intérêt. Chez Corbière, seulement le tiret, les points

d’exclamation et de suspension jouent vraiment un rôle original.

Le point de suspension, en général, permet à Corbière de créer l’atmosphère hostile et

macabre de ses poèmes aussi bien que transmettre l’effet de la parole coupée. Par exemple, dans

le « Crapaud » le point de suspension fait entrer dans le poème non seulement le silence

inhumain des choses et du monde mais leur pesanteur hostile :

« Enterre, là, sous le massif... »

Ici, le silence – et c’est aussi le drame – n’est pas une absence de bruit et de l’éclatement

de la voix. C’est le silence du monde qui rejette l’homme.

En outre, dans les poèmes corbiériens, les points de suspension introduisent aussi le

moment où soudain la parole cesse de fonctionner. Il s’agit parfois de gens qui ont du mal à dire

ce qu’ils veulent dire (marins de « Gens de mer »), mais bien souvent ces points de suspension

servent avant tout à restituer les arrêts brutaux de langage : hésitations, rêveries, réticences, excès

d’émotion qui bloquent l’expression :

« – Ah ! pour où partez-vous ? – Ah ! pour notre voyage... Des pays mauvais ? – pas meilleurs... Pourquoi ? – Pour faire un tour, démoisir l’équipage... Pour quelque part, et par ailleurs : New-York... Saint-Malo... – Que partout Dieu vous garde ! »109

« Le novice en partance et sentimental »

Parfois Corbière alterne les points d’interrogation et d’exclamation pour renfoncer l’effet

d’oralité. C’est le cas du poème liminaire « Ça » où l’alternance de ces points intensifie l’oralité

des paroles du narrateur-personnage et de ses interlocuteur présentée dans les trois premières

strophes :

« Des essais ? – Allons donc, je n’ai pas essayé ! Etude ? – Fainéant, je n’ai jamais pillé. Volume ? – Trop broché pour être relié… De la copie ? – Hélas non, ce n’est pas payé ! Un poème ? – Merci, mais j’ai lavé ma lyre.

109CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.217

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Un livre ? – …Un livre, encore, est une chose à lire !... Des papiers ? – Non, non, Dieu merci, c’est cousu ! Album ? – Ce n’est pas blanc, et c’est trop décousu. Bouts-rimés ? – Par quel bout ?...Et ce n’est pas joli ! Un ouvrage ? – Ce n’est poli ni repoli. »110 Le dedoublement de la voix du poète permet à lui de définir sa position poétique. Ces

vers parodient les poèmes liminaires où les poètes contemporains s’adressent au lecteur pour

justifier leur ouvrage : tels Baudelaire et Hugo. Corbière joue à dénigrer son livre en le qualifiant

de pose et de raccroc. D’une part, il récuse ainsi le dogme de la sincérité qui fonde la poésie

romantique ; de l’autre, il fait du hasard la source de la poésie : elle n’a pas de raison d’être

absolue.

Il semble que dans ce poème, Corbière rime les points de la ponctuation ( !/././! ./ !/ !/.

etc.). en créant l’image du rhytme graphique. L’omniprésence des tirets crée un effet de dialogue

tandis que les points de suspension font un effet d’inachèvement. Les points de suspension

miment l’effacement et portent le lecteur à s’interroger à propos de la signification de cet

inachèvement. Au cœur de la parole poétique cela marque les limites du silence qui témoignent

de l’indécision de Corbière quant au choix des mots.

Les poèmes corbiériens offrent une abondance d’exemples à ce sujet. Il utilise tour à tour

un vocabulaire typiquement régional, quitte à l’expliciter par une note de bas de page, puis se

débarrasser d’une règle de grammaire encombrante pour appuyer sa poétique sautillante : « Aux

bornes que je voi : [...] Fille, priape ou roi ! »111

Il sacrifie les accords au désir de créer un vers simple et léger. Le poète rend ainsi le

caractère oral à ses vers et le souligne.

Un autre exemple d’ignorance des règles de la grammaire et de l’orthographe est

« Cap’taine Ledoux » tiré de la section « Gens de mer » :

« À LA BONNE RELÂCHE DES CABOTEURS VEUVE-CAP’TAINE GALMICHE CHAUDIÈRE POUR LES MARINS – COOK-HOUSE BRANDY – LIQŒUR – POULIAGE. Tiens, c’est l’cap’taine’ Ledoux !... Eh ! quel bon vent [vous pousse ? – Un bon frais, m’am’Galmiche, à fair’plier mon pouce : R’lâchés en avarie, en rade, avec mon lougre...

110 Ibid., p.41 111 Ibid., p.59

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– Auguss’ ! on se hiss’ pas comm’ ça desur les g’noux Des cap’tain’s !... – Eh, laissez, l’cherubin ! c’est à vous ? – Mon portrait craché, hein ?... – Ah... Ah ! l’vilain p’tit [bougre ! »112 Ici, il y a le vocabulaire des marins, les héros principaux de « Gens de mer »

(« cabouteurs », « cook-house », « pouillage », « bon frais », « lougre »), ainsi que quelques

fautes d’orthographe de rigueur (LIQŒUR, desur). Mais avant tout, ce poème se caractérise par

la quasi-mutilation que le poète fait subir à son lexique pour le plier à sa langue, celle de son

pays et celle que parle son cœur. Le lecteur n’aura pas d’autre choix que d’entendre les voix d’un

vieux marin et d’une aubergiste farouche que la vie n’a pas épargnée. Le poète comme dans

l’exemple précédent, tente de retranscrire tel quel un langage oral.

Ce poème s’avère être aussi un excellent exemple des timides tentatives

d’expérimentations typographiques auxquelles a pu se livrer Corbière. Le chaos visible des

signes indicateurs de discours direct rend immédiatement compte de la vivacité de l’échange, et

indique exclamations et changements d’intonations avant même que l’on ne pénètre réellement

dans le corps du texte.

Le recours à l’erreur grammaticale permet à Corbière de pasticher le parler du milieu

qu’il dépeint. En outre, le poète réitère de manière similaire le mimétisme des enseignes dans ce

poème. Son titre même tend à être l’imitation d’une enseigne du fait qu’il interfère avec le texte

mis en épigraphe. Les erreurs orthographiques manifestes dans les mots « liqœur » et « déçente »

invitent le lecteur à s’interroger à propos de leurs significations. Ces pseudo-erreurs participent à

l’effet de vraisemblance que le poète souhaite mettre en œuvre.

En effet, Tristan Corbière offre au fil des pages des Amours jaunes d’audacieux élans

typographiques d’une efficacité redoutable. Le poème « Rapsodie du sourde » rappelle ainsi avec

une ironie un peu forcée car douloureuse que la vue reste après tout le sens le plus important

chez l’être humain, et qu’un poète – tout aussi sourd qu’il puisse être – crée de la musique

silencieuse, et donc visuelle :

« À l’œil. – Mais gare à l’œil jaloux, gardant la place De l’oreille au clou !... – Non. – À quoi sert de braver ? »113

Tristan Corbière se définissait comme « Pittore-poëta », peintre avant d’être poète, si l’on

en croit la signature qu’il apposa au bas du registre de l’Hôtel Pagano lors d’un séjour à Capri, en

112Ibid., p.219-220113Ibid., p.132

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36

1869. Selon les témoignages de ses contemporains, sa mère semble aussi avoir considéré son

fils-poète avant tout comme un peintre, donnant dans ce domaine les plus vifs espoirs et

encouragé par certains des peintres les plus renommés de son temps. Cependant, en réalité,

comme note Jean-Luc Steinmetz, Corbière est un artiste qui se refuse à choisir une pratique plus

qu’une autre (la poésie ou la peinture) et, avec le poème, il concilie la pensée écrite et le pouvoir

de l’image.

La mise en italique « À l’œil » interpelle le lecteur, et lui fait prendre conscience de

l’aspect visuel du texte, par ailleurs si riche en ponctuation que cette dernière tient plus lieu

d’enluminure que de réelle source d’indication grammaticale. On retrouve à nouveau cette

impression de mouvement torturé, perturbé, heurté, si reconnaissable dans la poésie de Corbière.

Ainsi, Corbière par l’antimusicalité, l’expérimentation avec le langage et l’utilisation

particulière de la ponctuation et des effets typographiques crée une structure particulière du vers

antipoétique. De plus, les ruptures que Corbière introduit dans la syntaxe, l’orthographe et le

rythme, de même que le changement brusque du registre de langue et l’alternance des

focalisations, créent une poésie qui fait des correspondances avec l’art de la caricature.

L’esthétique de l’inachevé qu’offre la poésie des Amours jaunes, permet d’entrevoir des

ressemblances avec la technique de la caricature. Cette esthétique de l’esquisse que produisent

les différentes formes de rupture, contribue à renforcer les traits de similarité avec l’art de la

caricature.

CHAPITRE III. La poésie comme rebus

III. 1. L’ironie et la caricature Tristan Corbière se définissait comme « Pittore-poëta », peintre avant d’être poète, si l’on

en croit la signature qu’il apposa au bas du registre de l’Hôtel Pagano lors d’un séjour à Capri, en

1869. Selon les témoignages de ses contemporains, sa mère semble aussi avoir considéré son

fils-poète avant tout comme un peintre, donnant dans ce domaine les plus vifs espoirs et

encouragé par certains des peintres les plus renommés de son temps. Cependant, en réalité,

comme note Jean-Luc Steinmetz, Corbière est un artiste qui se refuse à choisir une pratique plus

qu’une autre (la poésie ou la peinture) et, avec le poème, il concilie la pensée écrite et le pouvoir

de l’image.

« [Pour lui], les deux démarches sont complémentaires et s’accordent, au point qu’une

même page peut les manifester côte à côte. Corbière trouve un égal plaisir dans ces deux moyens

Page 37: L'ANTIPOÉSIE DANS LES ŒUVRES DE TRISTAN CORBIÈRE

37

par lesquels il exprime son originalité certaine, de sorte que son graphisme peut servir à

commenter son écriture, et vice-versa »114, - précise Steinmetz.

L’œuvre graphique corbiérienne est assez fournie et elle a un caractère proprement

caricatural. Comme l’indique Anne Sophie Kutyla, chez Corbière, l’idée du dessin correspond

aux ambitions carnavalesques de certains caricaturistes de son époque : Monnier, Daumier,

Gavarni, Grandville, Traviès. « Sans les connaître personnellement, Tristan a également

fréquenté de très grands caricaturistes dans les journaux, les albums, les almanachs, le

rayonnement de la caricature devenant de plus en plus important au fil du siècle. »115 - précise

cette critique.

L’influence de ces grands dessinateurs se retrouve aussi sous une forme ou une autre dans

les poèmes de Corbière qui transpose leur humour graphique dans sa poésie, en empruntant un

thème, un symbole, un procédé. Par exemple, Mayeux, le célebre bossu à la face grimaçante des

« Facéties » de Charles Traviès que Daumier et Grandville introduisent aussi dans certaines de

leurs satires, se trouve mentionné dans « Le Bossu Bitor » :

« ... Un vrai bossu : cou tors et retors, très madré, Dans sa coque il gardait sa petite influence... »116 Mayeux est un bon personnage pour « Gens de mer » dont les héros se caractérisent par la

marginalité délibérée, et autant morale que sociale. Par exemple, Émile Bayard, cité par Anne

Sophie Kutyla, écrit ceci sur la figure de Mayeux : « ... il est menteur, licencieux, gourmand ; ses

gestes sont inconvenants : c’est le personnage osé jusqu’à l’impudence et l’impudeur »117.

114 LAIR, Samuel, STEINMETZ, Jean-Luc, « À propos d’une biographie », in Fortunes littéraires de Tristan Corbière, sous la direction de Samuel Lair, l’Harmattan, Paris, 2012, p.27 115 KUTYLA, Anne-Sophie, Tristan Corbière : une curiosité esthétique, Eurédit, Paris, 2010, p. 26 116 CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.201117KUTYLA, Anne-Sophie, Tristan Corbière : une curiosité esthétique, Eurédit, Paris, 2010, p. 27

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Charles-Joseph Traviès, La confrontation entre Mayeux et un bourgeois, Lithographie en

chine collé, 1832, publié dans la revue La caricature, taille 277 mm x 197 mm, Le Musée

britannique (The British Museum)

La figure du bossu Bitor dépeinte par Corbière constitue une représentation caricaturale

des marginaux de l’univers maritime. L’animalisation utilisée tout au long du poème renforce le

portrait caricatural de ce personnage :

« Il remplaçait le coq, le mousse et le chien ; [...] De loin en loin, répond le jappement hagard, Intermittent, d’un chien de bord qui fait le quart, Oublié sur le pont… [...] Se repassant l’oreille avec ses doigts poilus,»118 L’évocation du chien introduit de manière humoristique un jeu de correspondances avec

le bossu décrit comme un « maître et gardien à bord » au vers 42. Les expressions « chien de

118CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.

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bord » et « gardien à bord » accentuent les traits de ressemblance entre le matelot bossu et le

chien.

Quant au plan de la technique, Corbière ne se borne pas à des procédés courants comme

la disproportion des corps ou l’hypertrophie de la tête. Il préfère d’imiter un peu la manière de

Daumier dans sa façon de détruire les formes en pétrissant les visages. Dans les poèmes

corbiériens, cette manière surgit dans l'adhérence des oppositions, le rythme heurté, la

polyphonie des voix dans laquelle il est souvent difficile d’entendre la voix du poète-narrateur

comme, par exemple, dans « Le crapaud ». Cela est semblable aux traits griffonnés qui ne créent

aucun contour régulier de l’image poétique.

Cette manière est bien dans l’œuvre littéraire aussi bien que dans l’œuvre graphique.

Anne Sophie Kutyla l’indique en analysant le portrait-charge à l’eau-forte créé par Corbiere qui

servit de frontispice à l’édition des Amours jaunes :

« Bien que, sur le plan technique, la gravure ne soit pas un chef-d’œuvre, on pourrait la rapprocher de ces portraits en surimpression que fit Giacometti de lui-même ou de son frère, par leur même force expressive, leurs mêmes fantômes, figures indécises, comme griffonnées dans tous les sens, et flottantes dans un chaos de traits. Ces particularités plastiques, on les retrouve dans « l’impatience verbale » de Corbière, dans le style poétique violent et heurté qu’il évoque dans « Fleur d’art » : « Des traits de canif à coups de stylet » dit-il, invitant à rapprocher la poésie et le dessin. Ce dessin où le regard ne parvient à suivre aucun contour régulier, mais scrute un amas confus de traits dispersés, n’identifie pas, il fait apparaitre. »119

En effet, Corbière se perçoit et perçoit les autres à travers le

prisme déformant de la caricature. Si nous nous appuyons sur

l’étymologie de mot (la caricature vient de l’italien

caricatura, de caricare – charger), nous devons tout avant définir la caricature comme une

charge que l’on fait peser sur le réel en accentuant ou en déformant certains traits dans une

intention satirique. Et dans les poèmes de Corbière, les facteurs de la caricature deviennent

l’ironie et la réécriture.

Par elles, Corbière crée de ses poèmes des portraits caricaturaux et des autoportraits en

charge ainsi que des caricatures de situation. Les premiers utilisent la déformation physique

comme métaphore d’une idée (, : dans « Le Bossu Bitor » et le poème « Cris d’aveugle ». Quant

119KUTYLA, Anne-Sophie, Tristan Corbière : une curiosité esthétique, Eurédit, Paris, 2010, p. 9

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aux secondes, elles concernent des groupes humains, dont les mœurs, les comportements sont

critiqués à partir de l’illustration d’événements et de situations jugées exemplaires comme dans

« Un jeune qui s’en va ». Ainsi, par exemple, dans « Un jeune qui s’en va » ou dans le troisième

sonnet de « Paris », notre poète se moque des excès de la poésie romantique et parnassienne de

même qu’il dénonce les travers de ses contemporains d’une manière comparable aux procédés de

la caricature :

« Poète – Après !... Il faut la chose : Le Parnasse en escalier, Les Dégoûteux, et la Chrolose, Les Bedeaux, les Fous à lier L’Incompris couche avec sa pose... »120 Ici, Corbière se moque des clichés principaux de la poésie romantique : le dégoût

poétique de la vie (les dégoûteux, un mot crée par Corbière, sont les poètes du spleen, les

éternels dégoûtés de la vie), le sujet lié à la mort et à la maladie (la chrolose est une forme

d’anémie qui mentionne souvent dans les poèmes romantiques ; Baudelaire raille « la poésie des

chroloses » dans le sonnet intitulé « L’Idéal »), le thème de la religion (les bedeaux sont pour

Corbière les auteurs de poésies religieuses).

Dans « Un jeune qui s’en va », Corbière procède par petites touches et crée la série de

portraits des poètes contemporains. Par exemple, le portrait de Lamartine qu’il croque en la

métaphore péjorative « Lacrymatoire d’abonnés ! », retranscrit les traits essentiels qui permettent

d’identifier de manière caricaturale le personnage célèbre qu’il veut ricaner.

Tel recours à l’ironie dans Les Amours jaunes peut être éclairé par la réflexion de

Philippe Hamon relative au message que délivre la caricature : « La caricature, discours moral et

ironique, sera donc doublement double ; où le sous-entendu permet d’éviter la censure »121

La remise en question des valeurs morales transparaît aussi à titre d’exemple dans les

sonnets consacrés à Paris où règne la Muse vénale. Corbière dénonce dans le deuxième sonnet de

ce cycle le règne de l’argent et le mercantilisme littéraire :

« Pauvre : remuer l’or à la pelle ; Obscur : un nom à tout casser !... Le coller chez les mastroquets,

120CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.45 121 HAMON, Philippe, L’ironie littéraire : Essai sur les formes de l’écriture oblique, Hachette Université, Recherches littéraires, Hachette Livre, Paris, 1996, p.75.

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Et l’apprendre à des perroquets Qui le chantent ou qui le sifflent... »122 Les ruptures que Corbière introduit dans le rythme, la syntaxe et l’orthographe, le

changement soudain du registre de langue et l’alternance des focalisations, créent une poésie

heurtée qui a des correspondances avec l’art de la caricature. L’esthétique de l’inachevé qu’offre

la poésie des Amours jaunes, permet d’entrevoir des ressemblances avec la technique de la

caricature.

D'un autre coté, chez Corbière, la caricature littéraire est souvent liée à la réécriture. Et le

résultat de la réécriture peut être le portrait caricatural aussi bien que l’auto-caricature. Par

exemple, le lien unissant Corbière et Baudelaire, du point de vue de la caricature, n’est pas du

tout le même que celui qu’on peut établir entre Corbière et Hugo. La réécriture corbiérienne de

Hugo est proprement parodique. Il réalise non seulement le portrait de Hugo qu’il croque en la

métaphore péjorative « L’Homme-ceci-tûra-cela,/Meurt, gardenational épique », retranscrit les

traits essentiels qui permettent d’identifier de manière caricaturale le personnage célèbre dont il

veut se moquer. Aussi, il se moque de ses poèmes maritimes en le qualifiant de faux poète de

mer. Dans « La Fin » l’épigraphe est l’extrait du poème hugolien « Oceano Nox ». Contre Hugo,

chantre des marins et des capitaines d’« Oceano Nox », poète d’ « Une Nuit qu’on entendait la

mer sans la voir », Corbière croit qu’il connaît ceux dont il parle. Il n’est que de lire les deux

versions de « La Fin », celle de Hugo et celle de Corbière pour s’apercevoir que Hugo, dont on

dit qu’il a le sens de la « chose vue », ne voit pas le marin comme il est vraiment. Son image est

magnifiée, son alexandrin est déclamatoire et quand Corbière le reprend à son compte, il le

ramène au naturel de la langue parlée :

« – Voyez à l’horizon se soulever la houle ; On dirait le ventre amoureux D’une fille de joie en rut, à moitié soûle... Ils sont là ! – La houle a du creux. – »123 Il s’adresse ensuite à Hugo :

« Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle »124

122 CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.44 123 Ibid., p.238 124 Ibid., p.238

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42

Le péritexte indique ceci : « À bord. – 11 février », ce qui renforce l’idée de la chose vue

et de l’expérience. L’image donnée par Corbière, au contraire de celle de Hugo, joue sur un

sociolecte, sur l’argot et sur le vocabulaire technique, ainsi que sur l’imaginaire du marin, sur la

pornographie dans l’exemple cité, avec cette précision que la pornographie, à cette époque,

renvoie aux maisons closes, à la prostitution.

Le portrait-charge des gens de mer se caractérise également par le recours fréquent à

l’animalisation. Par exemple, dans « Le Naufrageur » est un « oiseau de malheur à poil roux »,

« oiseau d’épave », métaphore dégradée, caricature des oiseaux de grande envergure, symbole de

la poésie que sont l’albatros et le cygne de Baudelaire.

Impossible non plus de ne pas reconnaître Baudelaire dans les poèmes de la mer, qu’il

s’agisse de « Steam-Boat » croisant « Le Beau Navire » et « L’invitation au voyage, dont on

trouve un intertexte lexical dans « L’Albatros » de Baudelaire :

« - On ne les connaît pas, ces gens à rudes nœuds. Ils ont le mal de mer sur vos planchers à bœufs ; À terre – oiseaux palmés – ils sont gauches et veules. Ils sont mal culottés comme leurs brûle-gueules. »125 « Matelots » On pourrait en citer d’autres, d’inspiration diverse : mentionnés plus haut « La Pipe au

poète. » Les poèmes « Toit » et « Elizir d’amor » surtout, reprennent explicitement le thème

sadomasochiste de « L’Héautontimorouménos » et les futurs à tournure sacramentelle, et

implicitement, la « vorace Ironie qui [les] secoue et qui [les] mord » tous les deux. L’ironie est

bien entendu un facteur de la charge et de la caricature dans les poèmes de Corbière. D’autre

part, on peut remarquer que la réécriture n’est pas parodique, quand il y a caricature au sujet d’un

poème (comme La Pipe au poète) empruntant à Baudelaire, c’est une caricature de soi, le

caricaturiste est caricaturé. Corbière pousse au noir les poèmes de Baudelaire ; l’âme dans

devient « sa bête », et « Bonne Fortune et fortune », est, dans sa chute surtout, une moquerie à

l’égard de soi-même. La postulation vers le Bien qui accompagnait l’attirance vers le Mal,

l’Idéal qui succédait au Spleen disparaissent dans la poésie de Corbière non plus ascendante mais

descendante, décadente. Il y a caricature en ce sens qu’il y a dégradation, mais une dégradation

qui n’affecte que le caricaturiste et non celui dont il s’inspire.

125Ibid., p.197

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Ainsi, chez Corbière, la réécriture du texte de l’autre est toujours la caricature de son

auteur ou celle de soi-même. Ainsi, Corbière Il crée ces caricatures par un usage particulier de

l'ironie, plus strictement intertextuel que les exemples qui précèdent et avec une moindre

prétention à la « pensée », mais qui dissolvant une tradition littéraire - la tradition romantique

française avec ses « mythes » et ses « rituels » -, tente de promouvoir une poétique nouvelle à

partir des éléments ainsi « déconstruits », rendus hétérogènes, redevenus presque neufs.

La pratique caricaturale et ironique lui permet à lui de rapprocher les procédés

techniques de la poésie et du dessin. En fait, la caricature apparaît, parmi toutes les

manifestations artistiques, comme la plus voisine de l’œuvre littéraire, ainsi que l’a si justement

remarqué Henri Bergson dans son ouvrage Le Rire 126. La technique littéraire s’apparente

souvent à la technique du dessin. Elle lui emprunte au besoin certains procédés. D’autre part,

l’œuvre littéraire, grâce aux rapports d’imagination, permet d’exploiter un champ singulièrement

plus grand que la caricature-dessin parce que le domaine de l’association d’idées offre une

richesse presque illimitée grâce à l’intertextualité littéraire et culturelle.

III. 2. La polyphonie et l’intertextualité des Amours jaunes Dans son ouvrage « Tristan Corbière et ses voix » Elisabeth Aragon indique que « lire la

poésie de Corbière, c’est entendre un bruissement de voix multiples »127. En effet, les poèmes

corbiériens affectent souvent des formes extrêmement variées : les monologues, les dialogues,

les citations et les mentions. Et il est rare que le discours s’y exprime purement et simplement.

De plus, dans les textes du poète il est souvent difficile de distinguer la voix du locuteur parmi

les autres. Par exemple, dans « Le Crapaud » Corbière ne fait aucune indication à qui appartient

la voix du narrateur et si le narrateur est l’homme participant au dialogue. Le poète forme sa

propre voix, sa déchanson dans la polyphonie très dense mais il préfère ne pas préciser quelle

voix lui appartient.

Selon Aragon, cette pluralité de voix « se met tout naturellement en relation avec la

subjectivité complexe, dédoublée, contradictoire, qui dans Les Amours jaunes pratique la

distance à soi et l’autodérision. Ce sont les voix d’un Tristan aliéné, écartelé, d’un Tristan qui a

« trop de noms pour avoir un nom », qui « répète tous [ses] rôles »… »128.

126 BERGSON, Henri, Le Rire, Essai sur signification du comique, Quadridge, numéro 11, PUF, Paris, 2012 127ARAGON, Elisabeth, « Tristan Corbière et ses voix » dans Voix de l'écrivain: mélanges offerts à Guy Sagnes Par Jean-Louis Cabanès,Guy Sagnes, Presses Univ. du Mirail, 1996, p. 179128Ibid., 180

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Mais notre auteur ne change pas les voix et les rôles en allant d’un poème à l’autre. Il

mélange dans un texte les voix différentes ainsi que son jeu polyphonique crée un effet de

dédoublement de la voix narratrice. C’est le cas de « La rapsode foraine et le pardon de Saint-

Anne » où Corbière parodie les prières traditionnelles et dépeint de manière euphorique

l’assemblée des fidèles venus assister au Pardon. Le poète introduit dans son texte les vingt deux

extraits de prières des hommes différents. Il projette sur la scène des personnages dont les rôles

sont antagonistes et décrit ainsi un syncrétisme religieux qui réunit les croyances populaires et le

catholicisme traditionnel.

En effet, « La rapsode foraine et le pardon de Saint-Anne » fait une grande place aux

paroles rapportées et le discours y est tendu vers l’interlocuteur. Mais aussi Corbière crée les

poèmes polyphoniques d’une autre manière – comme la conversation : « Cap’taine Ledoux »,

« Le Mousse » ou le soliloque : « Femme », « Le Novice en partance et sentimental ». Dans ces

textes, les voix multiples qui questionnent, répondent, interrompent, argumentent sont entendues.

Dans ce mélange vocal, la voix du locuteur inclut de manière plus ou moins directe les mots, les

réactions, les points de vue d’autrui en un échange de conversation. Cet autrui peut se situer à

l’extérieur, comme la femme dans le dialogue du « Crapaud », ou se profiler comme un

interlocuteur qui se voit et se juge en adoptant un point de vue extérieur sur soi : le dialogue avec

soi-même, par exemple, dans « À une camarade ».

Corbière souligne cette interaction des voix entendues comme l’opposition d’attitudes et

de points de vue par la ponctuation abondante, les interjections, les parenthèses, par les ruptures

de syntaxe, l’arythmie, l’usage des blancs. Ainsi, par exemple, dans « Féminin singulier », le

discours adressé à la femme juxtapose les points de vue de deux amants sur l’un et l’autre sans

privilégier particulièrement celui du locuteur. :

« … Ah tu ne comprends pas ? – Moi non plus – Fais la belle, Tourne : nous sommes soûls ! Et plats : Fais la cruelle ! Cravache ton pacha, ton humble serviteur !... »129 Ici, l’homme stigmatise les perversités de l’ « Eternel Féminin », il épouse également le

point de vue de la femme sur son propre personnage d’ « éternel Jocrisse » complice du jeu qui

l’asservit. De plus, il semble que ce poème dialogue avec « A l'éternel Madame » et « Féminin

singulier ».

129CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.56

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Par exemple, dans certains vers de « Femme » la parole est prêtée à la maîtresse du

poète:

« Lui, cet être faussé, mal aimé, mal souffert, Mal haï - mauvais livre… et pire : il m'intéresse. – S'il est vide, après tout… Oh! mon Dieu, je le laisse, Comme un roman pauvre - entr'ouvert. […] Aurais-je ris pourtant! si, comme un galant homme, Il avait rallumé ses feux… Comme Eve - femme aussi - qui n'aimait pas la Pomme, Je ne l'aime pas - et j'en veux! »130 Ici, nous voyons la femme qui est censée s'exprimer. Cependant, ces paroles ne sont pas

rapportées, mais bien plus issues du seul fantasme de Corbière qui, en lui donnant la parole, se

venge indirectement d'elle et de sa cruauté à son égard. Les jeux de langage employés sont

d'ailleurs typiquement corbiériens : l'étrange prosaïsme de l'expression « allumer ses feux », qui

parodie l'image romantique du feu amoureux, en est un exemple. Mettre en scène la femme

aimée permet à Corbière d'interpréter les sentiments qu’elle doit éprouver à son avis. C’est un

amour malsain (« Songe creux et malsain, repoussant… qui m'attire », dit-elle plus loin), dû à

une nature féminine maléfique.

Mais aussi la polyphonie peut être intérieure à notre auteur. Dans sa poésie se retrouvent

toutes sortes de voix, de langages qui se répondent dans sa tête. Il s’agit tout d’abord des jeux de

question-réponse ou d'antithèse qui sont retrouvés dans plusieurs poèmes, en particulier dans les

autoportraits. Par exemple, dans le poème « Ça », la voix qui interroge le poète au sujet du

recueil, n'est-elle pas aussi celle du poète, se posant la question de la qualité, de l'intérêt, de

l'identité de son œuvre?

La mention humoristique, en fin de poème, du lieu d’écriture : « Préfecture de police »,

au-delà de l'amusement qu'elle provoque, fait penser au lecteur qu'une certaine mauvaise

conscience est attachée à l'écriture, et au fait de ne pas pouvoir la définir. Il en va alors comme

d'un « surmoi » du poète, d'un scrupule à ne pas savoir exactement ni ce qu'il écrit, ni sa valeur,

ce qui l'amène à dialoguer avec lui-même, à se protéger par l'humour, jongler avec les mots,

comme pour éviter une condamnation hypothétique de l'écriture, puisque écrire serait mentir,

contourner la vraie vie, résulterait d'un échec dans le monde réel. Ainsi, une étude plus

psychanalytique verrait peut-être dans la polyphonie corbiérienne un échange entre différentes

instances de sa conscience. 130 Ibid., p.86

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Mais dans Les Amours jaunes, sauf le dialogisme, la forme particulière de la polyphonie

est celle qui tient à l’intertextualité comme l’indiquent les exemples mentionnés plus haut. Nous

employons ce terme dans le sens que lui donne Gérard Genette dans son ouvrage Palimpsestes :

« la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes […] Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat […], qui est un emprunt non déclaré mais encore littéral...»131

En effet, dans les poèmes corbiériens, il y a des citations en langue étrangère (en général,

en exergue, les citations de Dante ou de Virgile) aussi bien qu’en français : les citations de

Lamartine et de Hugo. Aussi Corbière n’évite pas l'intervention de chansons populaires dans ses

textes, ce qui n'est pas la même chose que l'utilisation de la chanson comme forme poétique. Par

exemple, dans « Un jeune qui s'en va » le « chant de berceau » vient s'intercaler au cœur même

des vers suivants :

« J'entends - bourdon de la fièvre – Un chant de berceau me monter: "J'entends le renard, le lièvre, Le lièvre, le loup chanter." »132

Cette intertextualité par « allusion » est la plus fréquente dans la poésie corbiérienne. Elle

se manifeste sous la forme de citations non signalées comme telles : pas de mention d’une source

culturelle ou littéraire. Leur identification fondée sur une intercompréhension entre lecteur et

auteur, implique donc le recours à un savoir commun. L’effet en est encore accentué lorsque, et

c’est presque toujours le cas, les citations sont déformées.

Ainsi, par exemple, le premier vers de « Recueillement » de Baudelaire « Sois sage, ô ma

douleur, et tiens-toi plus tranquille » devient dans « Rapsodie du sourd » de Corbière « Va te

coucher, mon cœur ! et ne bats plus de l’aile ». L’injonction marquant chaque hémistiche, la

virgule suivie, dans le premier, d’une apostrophe comprenant le déterminant possessif de la

première personne, le seconde débutant par « et » le [œR] en sixième position, la même

consonne finale [l], créent trop de parentés entre les deux vers pour que l’intention parodique

puisse être mise en doute.

131GENETTE, Gérard, Palimpsestes, Seuil, Paris, p.8132CORBIÈRE, Tristan, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.

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La transformation du texte d’autrui participe à l’accentuation de la confusion des

frontières entre le propre et l’étranger. Ils ne passent plus entre deux énoncés mais à l’intérieur

même de l’énoncé. Cela démultiplie l’altérité comme en un jeu perpétuel de miroirs.

L’intertextualité et, par conséquent, l’hétérogénéité propre à la poésie de Corbière lui

permet de développer le trait essentiel de son attitude poétique : la réunion de la criticité et de la

poéticité dans l’activité de l’œuvre poétique. Ils sont les instruments privilégiés d’une pratique

iconoclaste de destruction de la poésie conventionnelle et de la poésie romantique en particulier.

Cette pratique iconoclaste prend pour l’objet de dérision les grandes figures du

Romantisme, Lamartine, Hugo, Musset, sous l’angle de l’intertextualité. Le texte le plus illustre

de ce point de vue est « Le Fils de Lamartine et de Graziella ».

Dans le premier poème, la référence intertextuelle, déjà présente dans le titre, est

explicitement marquée par la citation des dernières vers de « Graziella » de Lamartine,

caractérisées par leur lyrisme « sentimental ». Cette citation est placée en exergue et finit par :

« (Lamartine-Graziella-1fr.25 le vol.) ». La mention du prix du volume manifeste d’entrée de jeu

une ironie mordante face à l’utilisation des larmes aux propres intérêts et à l’exploitation

mercantile d’une poésie qui se donne pour expression d’un lyrisme intime.

Mais à travers Lamartine et les autres poètes cités, Corbière met en question l’idée même

du Poète et du Poème. L’intertextualité de ses textes est toujours liée au pastiche et à la parodie.

Chez Corbière, chaque référence intertextuelle est le résultat de l’usage particulier de l'ironie,

plus strictement intertextuelle que les exemples qui lui précèdent et avec une moindre

prétention à la « pensée », mais qui dissolvant une tradition littéraire - la tradition

romantique française avec ses « mythes » et ses « rituels », tente de promouvoir une

poétique nouvelle à partir des éléments ainsi « déconstruits », rendus hétérogènes,

redevenus presque neufs.

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CONCLUSION

Les Amours jaunes est un recueil de poésie rude, amère, sarcastique, bien peu conforme

aux canons poétiques de l’époque (romantisme finissant, Parnasse, symbolisme naissant). Jean-

Marie Gleize le nomme « notre dernier recueil romantique »133. Cependant, en réalité, Corbière

était un ennemi du romantisme et de toute la poésie conventionnelle de son époque. Il est un

poète en rupture avec une culture contre laquelle il se situait. Il détruit la poésie conventionnelle

et, sur ses ruines, il crée l’antipoésie.

Il produit cette nouvelle poétique à travers une dépoétisation et une désidéalisation. Il

combat dans la poésie la plus prisée de son époque ce qui tend à se figer en cliché, en stéréotype.

Il n'accepte pas les images poétiques et clichés romantiques, il se moque d’eux. C'est ce qu'il fait

avec les moyens de l'ironie et de la caricature littéraire qui lui sont propres.

Corbière appelle tous les clichés poétiques la pose et les considère comme quelque chose

d’artificielle. Il croit que la vraie poésie ne peut être fondée que sur la tradition orale et populaire

avec leur style disharmonieux et un rythme heurté. Elle est possible après la mort de la poésie

conventionnelle et le souci de l’art a été de tout temps la mort de cette poésie. Christian Angelet

écrit:

« L’art, il le nomme aussi le chant. Chanter, c’est donner dans l’amour du beau idéal. Le chant, c’est le beau vers [...] : fluide et harmonieux. Cette poésie-là a manqué son but, qui est de dire la vérité de l’être dans sa sauvagerie foncière »134.

De ce point de vue, il n’est pas hasardeux que la dernière partie des Amours jaunes est

« Rondels pour après ». Corbière y crée un monde surréel dont la douceur contraste avec la

musique discordante du recueil. Dans l’après-décès et funérailles, ce sera l’amour atteint au-delà

de la mort, l’enfance retrouvée, la poésie devenue réelle. « Rondels pour après », c’est le monde

après la mort, la mort de la poésie avant tout.

D’après Jean-Marie Gleize, nous pouvons appeler les poèmes corbiériens déchansons.

Corbière lui-même préfère utiliser le verbe « déchanter » (par exemple, dans le poéme liminaire

« À Marcelle »). Le déchanson, c’est le contraire de la chanson – voire l’antichant qui construit

l’antipoésie.

133GLEIZE, Jean-Marie, Poésie et figuration, coll. « Pierres vives », éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 23 134 ANGELET, Christian, Préface à Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie, présentée et annotée par Christian Angelet, Paris, LGF, Le Livre de Poche, collection "Classiques", 2003, p.26

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Mais la déchanson, c’est aussi la partie musicale du poète, sa voix qui est bien entendue

dans la polyphonie. Sa voix peut démontrer sa force et sa puissance seulement face à celles des

autres. En effet, la poésie corbiérienne se caractérise par l'étonnante multiplicité des influences

poétiques : de François Villon à Musset, Baudelaire et ses contemporains. Le poète recourt à un

jeu de correspondances littéraires qui jette un pont entre Les Amours jaunes et les œuvres

auxquelles il fait allusion. Mais ce sont des allusions ironiques et Corbière réécrit toujours les

œuvres d’autres poètes de la manière parodique. À travers l’intertextualité, il forme sa position

critique par rapport à la tradition poétique. Le rire et l’ironie lui permettent de détruire les

normes et les clichés de la poésie conventionnelle.

En effet, la particularité principale de l’intertextualité dans les textes corbiériens est son

caractère absolutement volontaire. Roland Barthes dans l’article « Texte (théorie du) »135 écrit

que dans l’intertexte il y a toujours quelque citations inconcientes ou automatiques, donné sans

guillemets. Il semble que dans les poèmes corbiériens, il n’y a pas d’allusion de ce type. Chez

notre poète, chaque référence littéraire ou culturelle n’est pas hasardeuse. Pour lui,

l’intertextualité est l’instrument du combat contre la littérature conventionnelle.

De plus, Corbière souhaite rénover la poésie afin de tenter de remédier aux défaillances

du langage. Son écriture poétique est inspirée du regard qu’il porte sur la réalité dont il dépeint la

part d’indicible et les non-dits. Ses poèmes, étant le discours où s’expérimentent, à travers le

langage d’un sujet, des modes de signification particulière, défient la compétence littéraire et

linguistique de ses lecteurs-auditeurs. La poésie corbiérienne problématise la représentation

poétique et transforme la syntaxe de manière audacieuse.

Corbière se situe à ce moment critique où l'on tue une poésie de l'intérieur pour mieux la

métamorphoser. La rupture avec le souffle romantique est faite. Dans ses poèmes, de

nombreuses voix prennent la parole, histoire de briser un peu plus encore la monodie du poète

lyrique solitaire. Son discours devient multiple parce que regardé de l'intérieur avec ironie ou

cynisme, il constate que les poètes, gens de lettres forment bien leurs lettres mais pour rien.

Corbière vide la poésie par son ironie pour l'enrichir.

Mais cette ironie n'est pas que destructrice, elle ne se contente pas tout à fait de

camper sur des ruines; extrêmement consciente du jeu de l'intertextualité, elle use du

dévoiement intentionnel des textes hérités pour produire ce qui lui est propre.

135BARTHES,Roland,«Texte»,Encyclopaediauniversalis,[enligne],consultéle4mai2015,http://www.universalis.fr/encyclopedie/theorie-du-texte/

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Corbière expérimente beaucoup avec le langage et parfois il peut sembler, que pour lui, la

langue est première comme l’affirmait André Breton. Il arrive souvent qu’un mot déclenche un

poème dans son entier, par un simple jeu d’association par exemple dans « Poète contumace ».

Mais cette manœuvre est toujours bien calculée et maîtrisée. Dans ses poèmes, il y a le

multilinguisme, l’assemblage des mots français et des mots étrangers. Il mélange volontairement

les différents registres de langue, les dialectes et les argots. Il introduit dans son œuvre l’oralité

de la chanson populaire et la langue parlée. De plus, Corbière visualise cette oralité par

l’orthographe et la ponctuation spécifiques.

Les Amours jaunes peuvent être considérés comme la première partie de l’expérience

poétique de Tristan Corbière. Il y nie et détruit tout ce qui était si cher à la poésie

conventionnelle. Mais ce sont sur ces ruines qu’il construit sa propre poétique. Son recueil est

aussi la quête des trouvailles poétiques. Selon les témoignages des contemporains et sa

correspondance, il voulait publier le recueil Mirliton. Mais sa mort à l’âge de trente ans a détruit

ces plans.

Les Amours jaunes apparaissent aujourd’hui comme une étape importante dans la

libération de la poésie française. Corbière a créé le renversement de la poésie. Il a remplacé la

musicalité par l’antimusicalité. Il a démontré qu’il est possible d’utiliser l’assemblage des

registres et des langues. L’essentiel de l’entreprise corbièrienne a été de rendre au langage

poétique une énergie et une efficacité nouvelles. Son usage innovant de l’ironie, la polyphonie,

l’intertextualité ont permis aux lecteurs de devenir les coauteurs de ses poèmes et ont fondé son

esthétique qui se caractèrise par la dépoétisation, la désidéalisation et la démythification des

formes et des idées traditionnelles héritées. C’est pourquoi Corbière a pu écrire sur lui-même:

« L’Art ne me connaît pas, je ne connais pas l’Art ».

Plus que les poètes français, les poètes anglo-saxons ont été sensibles à ce que cette

œuvre introduisait de rupture et de renouveau. Ezra Pound l’appellait « the greatest poet of the

period »136 et T.S. Eliot écrivait que « Rimbaud, Corbiere and Laforgue were for us the

masters »137.

En 1921, dans son fameux article The Metaphysical Poets (Les poètes metaphysiques),

T.S.Eliot a noté que l’union harmonieuse d'élement intellectuel et d’élement émotionel dans un

image poétique était la caractéristique la plus importante du symbolisme français et de la poésie

136 « Le plus grand poète de son époque » 137 « Pour nous, Rimbaud, Corbière et Laforgue ont été des maîtres »

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elle-même. Plus tard, il a tenté réaliser ce prinipe dans son poème The Waste Land (La Terre

vaine) qui sera créé sur la grande influence de Corbière.

En 1914, en Russie, un autre poète, Benedicte Livchits, admirateur de Rimbaud et

Corbière, a publié son deuxième receuil «Волчье солнце» (Le soleil des loups). Le titre de ce

livre est la phrase du poème corbièrien Le paysage mauvais (Livchits aussi que T.S.Eliot,

traduisait les poèmes de Corbière et vouait à lui une grande admiration). Dans ce receuil Livchits

a réalisé les principes poétiques qu’il dévéloppé dans son article «Освобождение слова» (La

libération du parole). Beaucoup de ces principes étaient élaborés aussi sur l’influence de la

poésie corbiérienne.

Сhaque de ces poétes ont adapté les principes sur lesquels est fondé le système

antipoétique corbiérienne pour construire leurs propres poétiques. Et chaque d’eux a pu

transmettre les trouvailles poétiques de Corbière à leur tradition littéraire nationale.

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BIBLIOGRAPHIE

Corpus principal :

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8. Dictionnaire Littré, [en ligne], consulté le 4 mai 2015,

http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/